"Il faut rendre sa face humaine à l`islam"

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"Il faut rendre sa face humaine à l`islam"
"Il faut rendre sa face humaine à l'islam"
Par Marie Lemonnier
http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20150218.OBS2852/il-faut-rendre-sa-face-humaine-a-lislam.html?cm_mmc=EMV-_-NO-_-20150224_NLNOACTU17H-_-il-faut-rendre-sa-facehumaine-a-l-islam
Lorsqu'il se réfère au Coran, Daech tronque les citations et
omet le contexte. Comment contrer le discours des
djihadistes? Entretien avec Jacqueline Chabbi, spécialiste
du monde musulman.
"Le Coran est un livre de vie", explique Jacqueline Chabbi. (©HARTMANN
CHRISTIAN/SIPA)
BIO EXPRESS
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Jacqueline Chabbi, née en 1943, est professeur honoraire des universités, spécialiste
de l'histoire médiévale du monde musulman. Elève de l'historien Claude Cahen et du
grand sémitisant André Caquot,elle a rénové l'approche des origines de l'islam par le
biais de l'anthropologie historique. Agrégée d'arabe et docteur ès lettres, elle est
notamment l'auteur des essais «le Seigneur des tribus. L'islam de Mahomet» (CNRS,
2010) et «le Coran décrypté. Figures bibliques en Arabie» (Le Cerf, 2014).
L'OBS Après la mort du pilote jordanien brûlé vif dans une cage en métal, le grand imam
de l'université Al-Azhar, au Caire, a appelé à appliquer aux terroristes de l'EI «la punition
prévue dans le Coran», affirme-t-il, pour ceux «qui combattent Dieu et son Prophète: la
mort, la crucifixion ou l'amputation de leurs mains et de leurs pieds». Qu'en pensez-vous?
Jacqueline Chabbi Répondre à la violence par la violence, c'est déjà absurde, mais utiliser ce
verset extrêmement agressif (V, 33) hors de son contexte, alors que c'est précisément celui
dont se servent les djihadistes, ça montre à quel point ces muftis n'ont aucune vision
historique sur le Coran. Sinon ils auraient compris que ce passage relève d'un effet
rédactionnel de surenchère.
Que des musulmans, aujourd'hui, prennent pour argent comptant un tel discours est
dramatique. En l'absence de recherche historique, les exégètes actuels oublient
malheureusement trop souvent la dimension rhétorique du texte, pourtant essentielle.
Les djihadistes prétendent justifier leur violence par les sources scripturaires de l'islam :
est-ce possible?
Tout est toujours possible quand on veut exercer une violence au nom d'une religion. L'Eglise
a bien réussi à trouver des justifications dans l'Evangile ! De même que l'Ancien Testament
est le reflet de plus deux mille ans de conflits, le Coran est celui de son époque.
La grande différence avec l'islam de Mahomet, c'est que les djihadistes privilégient la mort à
la vie, tandis que dans le monde tribal c'était tout le contraire: on ne cherche pas à aller au
paradis (auquel on ne croit pas encore vraiment), on cherche par tous les moyens à se
maintenir en vie.
Le Coran est un livre de vie. Alors que Daech exécute à tort et à travers, les premiers
musulmans vivent dans une société où l'on veut avant tout rallier les gens. Mais Daech ne fait
pas de l'islam, Daech fait de la politique ultraviolente.
(Extrait d'un Coran, le premier en écriture cursive, daté de 1001 et signé par Ibn al-Bawwab,
célèbre
calligraphe
et
enlumineur
arabe.
Crédit : Bibliothèque Chester Beatty, Dublin/CC)
Le christianisme, plus pacifique que l'islam?
Comment contrer le discours des idéologues djihadistes?
Les gens de Daech ne font pas d'exégèse coranique, ils font de la prédation sur le texte. Ils
prennent un verset à l'appui de leurs actions et omettent son contexte et la phase
rédactionnelle où sont créés des ajouts et des effets littéraires.
Il faut donc absolument que les musulmans connaissent l'histoire de leurs textes. Or les
manuels scolaires français sont indigents. On vous y parle encore de l'ange Gabriel comme
d'un personnage historique ! On vous rabâche les cinq piliers de l'islam. Il n'y a aucun recul.
Notre représentation de l'islam des origines est catastrophique, et les professeurs d'histoire
sont démunis. Il ne faut pas aborder l'islam par le biais du religieux (présenter un Dieu de paix
contre un Dieu de guerre n'a aucun intérêt) ni même par l'histoire du fait religieux, mais par
l'histoire des hommes, c'est-à-dire notamment par l'anthropologie quand l'histoire factuelle
reste insaisissable. Ça fait trente ans que je me bats là-dessus.
Sauf qu'à l'université, au lieu de voir arriver la relève, je constate que l'islamologie est presque
morte en France. A Paris-VIII, où j'ai si longtemps enseigné, il n'y a même plus actuellement
de professeur titulaire en histoire du Moyen Age !
Renforcer l'enseignement de la laïcité à l'école, est-ce une solution?
Pour résoudre les difficultés, on va balancer aux croyants la laïcité? Sauf que, pour eux, la
laïcité est une idéologie. Quel poids peut-elle avoir contre une histoire sacrée ? La seule
sortie, je le redis, c'est par l'histoire. Il faut historiciser, humaniser l'histoire sacrée, qui est en
soi une déshumanisation de l'histoire.
Il faut en somme «désislamiser» l'islam pour lui rendre sa face humaine. Dans le monde
musulman actuel, on ne peut pas faire ce travail. Mais en France, on peut tout de même
essayer !
Que répondre à ceux qui refusent les caricatures du Prophète?
J'ai envie de leur dire d'aller lire leur texte. Dans le Coran, Mahomet n'est pas du tout une
figure sacralisée. Au contraire, on se moque de lui sans arrêt. Il y a la caricature, la contrecaricature, ça fuse dans tous les sens. Le langage est même très cru dans ces milieux
pastoraux.
Dôme
du
Rocher
Crédit : Penn State University Library/Flickr CC)
LireReprésenter Mahomet: "l'islam a perdu de vue son histoire"
Comment s'est faite la sacralisation de la figure prophétique?
à
(Coupe
du
Jérusalem.
Le texte coranique semble être fixé à la fin du VIIe siècle sous les Omeyyades de Damas. Ces
califes qui construisent la coupole du Rocher à Jérusalem y inscrivent dans la mosaïque le
nom de Mahomet comme successeur de Jésus. C'est un islam politique qui s'affronte aux
Byzantins.
Le processus de sacralisation commence avec les Abbassides, descendants de Mahomet par
un oncle. Ils vont commander une Sîra, c'est-à-dire une vie du Prophète, qui va leur permettre
de se donner le beau rôle, à la fois contre les Omeyyades mais aussi contre leurs cousins
directs descendants des petits-fils de Mahomet. Le chiisme historique va naître de cette
rupture.
La tradition prophétique, soit le hadith (dits et faits de Mahomet supposés rapportés par ses
compagnons), est encore plus tardive. C'est là, entre la seconde moitié du IXe siècle et le
début du Xe, entre l'Irak et l'Iran, qu'apparaît le sunnisme comme «voie prophétique». On a
alors complètement changé de sociologie. C'est la grande hybridation sur le plan culturel et
religieux. Les convertis interprètent le Coran à partir de leurs ascendances antérieures,
chrétienne, juive, zoroastrienne. C'est aussi le début de la dogmatisation de l'islam.
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D’où vient la version hyperviolente de l’islam qui s’exprime aujourd’hui ?
Elle naît bien sûr à la faveur des conflits du monde contemporain. Mais d'un point de vue
idéologique, elle est issue de la tendance la plus littéraliste du sunnisme du IXe siècle, le
Hanbalisme, par l'intermédiaire de la pensée d'Ibn Taymiyya, idéologue du XIIIe siècle, qui
voulait revenir à ce qu'il considérait comme étant la lettre du texte, notamment contre les
mystiques.
Cette tendance a connu une étonnante résurgence à la fin du XVIIIe siècle en Arabie
orientale. La tribu des Saoud suivit alors le prédicateur Ibn Abd al Wahhab qui prônait
«l’excommunication», le takfir, soit le fait de déclarer impie et de pouvoir mettre à mort ceux
qui n'étaient pas d’accord avec eux. En 1801, les Saoud vont ainsi s’attaquer à l’Irak et
prendre la ville chiite de Kerbala en y perpétrant un massacre. Un peu plus tard, ils iront piller
La Mecque et Médine.
Les Ottomans vont alors mandater le khédive d’Egypte pour arrêter ces fous furieux. Les
villes saintes seront libérées et le chef des Saoud envoyé à Constantinople où il sera exécuté
en place publique. Je dirai donc que la phase Daech a déjà préexisté au XIXe siècle, avec une
idéologie aussi délirante.
Les salafistes disent imiter l'exemple de Mahomet. Mais que savons-nous de lui?
Presque rien. C'est seulement dans la tradition prophétique qu'on décrit sa barbe, comment il
se lavait les dents, etc. De même que l'histoire du pays du Sham, qui revient sans cesse dans le
discours de Daech, n'apparaît pas davantage dans le Coran. Tout cela appartient au champ
imaginaire du IXe siècle.
C'est pourquoi on pourrait dire aux salafistes qui prétendent imiter un Prophète fantomatique :
vous n'êtes pas les petits-fils de Mahomet, vous êtes les petits-fils du IXe siècle, et plus encore
les fils de votre époque, entièrement responsables de ce que vous perpétrez au nom d'un passé
fantasmé !
Propos recueillis par Marie Lemonnier