Notes de lecture - Cahiers du Genre

Transcription

Notes de lecture - Cahiers du Genre
Cahiers du Genre, n° 60/2016
Notes de lecture
Notes de lecture
Barbara Ehrenreich et Deirdre
English – Sorcières, sagesfemmes et infirmières : une
histoire des femmes et de la
médecine
(2005). 3e réimpression. Montréal, Remueménage (traduit de l’anglais [États-Unis]
par L. Lame), 99 p. Republié (2014).
Sorcières, sages-femmes & infirmières. Une
histoirE des femmes soignantes. Paris,
Cambourakis « Sorcières ».
Voici une lecture roborative !
Ce n’est pas tant la dénonciation
de l’extermination de milliers de
sorcières et l’expropriation des
femmes du champ médical qui
revigore que l’intelligence et
l’énergie militantes des auteures.
Barbara Ehrenreich et Deirdre
English, journalistes aujourd’hui
enseignantes universitaires, ont
écrit ce livre, réédité pour la troisième fois en français, en 1973.
Engagées dans le mouvement
auto-santé 1 féministe américain,
1
Le Mouvement auto-santé ou Mouvement
pour la santé des femmes, issu des mouvements féministes américains des années
1960, désigne la santé des femmes comme
le domaine d’aliénation où convergent les
assignations de la domination. L’ouvrage
collectif Our Bodies, Ourselves du Boston
Women’s Health Collective, publié en 1971,
elles y questionnent l’histoire
médicale et identifient les ruptures qui ont établi un système
sexiste : les auteures pointent
l’alliance des mâles blancs de la
classe dominante avec les Églises
et les États pour édifier une
médecine expurgée des femmes.
Elles dénoncent la dépossession
dont les femmes ont été l’objet
d’un savoir médical empirique et
participatif, au profit d’une norme
positiviste masculine.
La première partie de l’ouvrage dénonce l’extermination en
Europe « des travailleuses de la
santé au service de la population
paysanne » (p. 18). Cette extermination menée par les Églises
catholique et protestante avec la
caution de la classe dominante et
sa « nouvelle profession médicale
mâle » constitue « la première et
sanglante exclusion des femmes
d’une
pratique
médicale
autonome » (p. 20). Elle dura des
siècles et garda son « caractère
principal, celui d’une campagne
est représentatif du mouvement. Il questionne l’appareil médical et promeut de
nouvelles pratiques.
222
de terreur menée par la classe
dirigeante contre les paysannes »
(p. 21). Les persécutions étant
concomitantes des mouvements
sociaux, les auteures supposent
que « la sorcellerie représentait
en fait un mouvement de rébellion paysanne dirigé par des
femmes » (p. 23).
De quoi accusait-on les sorcières méthodiquement persécutées par les Églises et les États ?
La première accusation est
sexuelle et ostracise toutes les
femmes dont la nature est
corrompue selon le Malleus
Maleficarum 2 : « Toute sorcellerie provient du désir charnel qui
est insatiable chez les femmes… »
(p. 31). Les sorcières sont responsables de leur ignominie.
Puissantes d’avoir copulé avec le
diable, elles nuisent aux hommes
par la luxure, le sort d’impuissance, l’avortement ou les contraceptifs qu’elles donnent aux
femmes.
La seconde accusation prohibe
leur organisation collective. Les
censeurs imaginent des sabbats
orgiaques où d’autres, plus tard,
évoqueront des cérémonies païennes. Les auteures font l’hypothèse que ces rencontres étaient
l’occasion d’échanges de prati2
Le Malleus Maleficarum, en français
Marteau des sorcières, est un traité de
démonologie et de sorcellerie publié en
1486 par les dominicains Henry Institoris
et Jacques Sprenger. Code de la chasse aux
sorcières destiné aux inquisiteurs et aux
magistrats, il légitima et organisa la mort de
plusieurs dizaines de milliers de femmes
en Europe.
Notes de lecture
ques médicinales. Elles ont la
conviction que ces réunions paysannes avaient aussi une portée
politique.
La troisième accusation est
« la plus incroyable » : les sorcières aident à guérir ! Invraisemblable reproche qui associe
sages-femmes et sorcières dans la
malfaisance. L’Église, qui acceptait la médecine pour les puissants,
offrait au peuple la rédemption
par la souffrance et la prière. Si
elle croyait de bonne foi que la
magie était démoniaque, elle n’en
était pas moins garante des commandements qui stigmatisaient les
femmes et consacraient les puissants. Les guérisseuses contrecarraient les desseins de Dieu et
transgressaient l’ordre établi. Ces
femmes fondaient leurs connaissances sur leurs pratiques. Par
empirisme, elles construisaient
une médecine qui luttait contre la
souffrance et la mort. Elles
soignaient la chair face à une
Église qui dévalorisait la matérialité du monde et condamnait les
sens. La sorcière était une menace pour l’Église alors qu’« elle
représentait […], contrairement
au fatalisme répressif chrétien,
un espoir de changement et de
mieux-être dans ce monde »
(p. 37).
En Europe au Moyen Âge, la
collusion médecins/État/Église
assure aux médecins leur honorabilité, caution intellectuelle et
morale de l’extermination des
sorcières. La puissance de cette
normalisation leur donna plus
Cahiers du Genre, n° 60/2016
tard accès à l’obstétrique réservée
aux sages-femmes. Au XVIIIe
siècle, cette solidarité féminine
devint une activité masculine
lucrative. Les luttes des sagesfemmes, notamment anglaises,
n’enrayèrent pas cette dépossession.
La seconde partie du livre est
centrée sur les États-Unis et
s’intéresse à la catégorisation
ségrégationniste qui a exclu les
femmes du champ médical pour
le dédier aux hommes blancs de
la classe moyenne : « La question
n’est pas tant de savoir comment
les femmes ont été exclues des
fonctions médicales autonomes
pour être reléguées à celle
d’infirmière, mais plutôt de savoir
comment ces catégories ont vu le
jour » (p. 49).
En 1800, si les médecins européens avaient « le monopole de la
santé », aux États-Unis toute
personne pouvait sans discrimination raciste ou sexiste pratiquer
la médecine. L’apprentissage était
familial et l’exercice mixte, mais
la gynécologie et l’obstétrique
réservées aux femmes. Les médecins diplômés, les ‘réguliers’ se
différenciaient des ‘irréguliers’,
par leur condition d’homme blanc
(les femmes étaient exclues) de la
middle class et la lucrativité de
leur activité. Pour les connaissances et les savoir-faire,
irrégulier·e·s disposaient probablement de compétences moins
dangereuses pour la santé… En
1830, les réguliers en lien avec
l’establishment économique et
politique obtinrent de treize États
223
l’adoption de lois interdisant
l’exercice de la médecine aux
irrégulier·e·s. Cette législation de
classe se heurta à un mouvement
de défense populaire : le Mouvement pour la santé du peuple. De
1830 à 1840, ce mouvement fut
« en réalité, […] le front médical
d’une vague d’agitation sociale
soutenue par les mouvements
féministes et les mouvements
ouvriers » (p. 57). L’ampleur du
mouvement dépassa les médecins
réguliers et déboucha sur une
atomisation des doctrines médicales. La primauté de l’académisme disparut dans le foisonnement d’institutions dont les
écoles étaient ouvertes aux
femmes, aux pauvres et aux
noir·e·s. En 1840, la majorité des
États avaient abrogé les lois
réglementant la pratique médicale. Mais dès 1848, l’offensive
des réguliers reprit, elle s’organisa et s’opposa aux irrégulier·e·s
et même aux rares régulières (une
femme diplômée demeurait une
femme !).
À la fin du XIXe siècle, « les
femmes de la classe moyenne
abandonnèrent leur lutte autonome
contre la médecine chauvine et
acceptèrent les conditions de la
nouvelle profession médicale »
(p. 68). Les réguliers obtinrent le
monopole de la médecine à la
croisée des découvertes médicales européennes et de l’essor
industriel américain. Protégé et
financé par des œuvres philanthropiques, l’enseignement médical
se structura. Les petites écoles
224
fermèrent, incapables, sans soutien financier, de dispenser huit
années d’études conduites par des
professeurs. Le métier de médecin était devenu une profession,
ses protagonistes des ‘hommes de
science’ légitimés par la classe
dirigeante. En 1910, bien qu’une
formation médicale fût obligatoire pour pratiquer l’obstétrique,
50 % des accouchements étaient
réalisés par des sages-femmes, la
plupart noires ou immigrantes.
Les médecins attaquèrent cette
dernière concurrence arguant de
la dangerosité de leur manque
d’hygiène. « Les femmes avaient
finalement perdu pied en tant que
praticiennes indépendantes »
(p. 78).
Les femmes de la classe dirigeante créèrent un métier conforme aux préceptes sexistes de la
bourgeoisie victorienne : infirmière. Dévouées, obéissantes, ces
travailleuses valorisaient enfin les
instincts de l’épouse et de la mère.
Les médecins, conquis, purent se
consacrer à la prescription, définitivement débarrassés des basses
besognes du soin. Le mouvement
féministe acquiesça comme il avait
soutenu la médecine officielle,
mobilisé qu’il était à réclamer le
droit de vote au nom de l’honorabilité du rôle de la mère.
Les auteures concluent leur
ouvrage en rappelant l’intrication
des systèmes de classe et sexiste.
La lutte à poursuivre ne peut se
concevoir qu’à partir de la dualité
travailleuses/usager·e·s : « Notre
oppression en tant que travail-
Notes de lecture
leuses de la santé est étroitement
liée à notre oppression en tant
que femmes » (p. 96).
Outre la pertinence de son
propos, la qualité de ce livre tient
à la perspicacité des auteures et à
l’honnêteté de leur démarche.
Elles font une analyse historique
mais ne se revendiquent pas
historiennes. Elles identifient le
montage et les articulations d’un
système médical dominant et
sexiste et signalent des points
saillants qui gagneraient à être
renseignés par des chercheuses.
Engagées, elles le sont, aux plans
féministe et politique, tant pour
elles l’oppression des femmes est
constitutive de la domination de
classe. D’aucun·e·s regretteront
peut-être un flou chronologique
ou quelques déductions hâtives,
mais cette écriture académiquement incorrecte a le souffle de la
révolte. Il dit la violence subie et
la nécessité de la lutte.
Marie-Odile Muller
Doctorante, UTRPP Université Paris 13,
Villetaneuse Sorbonne Paris Cité
Delphine Gardey – Le linge du
Palais-Bourbon. Corps, matérialité et genre du politique à l’ère
démocratique
(2015). Lormont, Le Bord de l’eau, 260 p.
Traiter de l’histoire du PalaisBourbon par le linge, en d’autres
termes par tout ce qui sous-tend
le fonctionnement administratif et
la vie au quotidien de l’Assemblée
nationale française, de ses débuts
à la période contemporaine : tel
est le pari osé qu’a fait Delphine
Cahiers du Genre, n° 60/2016
Gardey. Il en résulte un récit
passionnant qui donne à voir
notamment : la solennité et surtout la stabilité du lieu ; le poids
des rituels ; l’intrication avec
d’autres corps étatiques – armée,
santé, poste, régie des tabacs… ;
l’influence pérenne de diverses
corporations (huissiers, sténographes…), témoignant de cultures professionnelles élitaires et de
hiérarchies statutaires ; l’esprit
‘maison’ et la priorité à l’embauche
conférée aux lignées familiales :
on travaille de père en fils au
Palais-Bourbon et, pour occuper
les très rares postes à profil féminin, les veuves ont la préférence.
Et surtout, quel que soit le régime
politique en vigueur, on note le
souci qu’ont les qu esteur s
– députés chargés de la gestion
de la Chambre, élus par leurs
pairs – de préserver, vis-à-vis des
autres entités politiques (à commencer par le gouvernement),
l’autonomie administrative et financière de ce territoire. Un territoire dont les femmes sont exclues à quelques exceptions près :
‘femmes de propreté’ (encore
moins bien payées que les
‘hommes de peine’) et rares
secrétaires pour la plupart et pour
longtemps, simples auxiliaires
(certaines d’entre elles accéderont au statut de ‘commis’, puis
de fonctionnaire, mais après-guerre
seulement).
Le Palais-Bourbon est en effet
un parangon de masculinité au
sein de la République, tant dans
son fonctionnement que dans sa
225
composition. L’accès des femmes
au droit de vote et à l’éligibilité
parlementaire au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale n’y
changera presque rien. Non seulement elles représenteront moins
de 5 % des élus jusqu’aux années
1980, mais leur pénétration dans
les emplois impliquant une
présence – et donc une visibilité –
dans l’hémicycle, « le cœur du
territoire de la Chambre », fera
l’objet de limitations infinies.
L’auteure illustre cet état de fait
tout au long de l’ouvrage, au travers de multiples exemples témoignant de l’âpre résistance à la
féminisation des personnels
administratifs et politiques de
l’Assemblée nationale.
L’objectif de la recherche,
nous dit Delphine Gardey, est de
« rendre compte des dimensions
matérielle et sociale, juridique
et technique par lesquelles
l’Assemblée prend forme et finalement se poursuit. L’objectif de
ce livre est ainsi de donner à voir
l’épaisseur historique et anthropologique que constitue l’espace
physique et politique de
l’Assemblée nationale, du début
du XIXe siècle aux années 1940 »
(p. 12). Avec la métaphore du
linge, précise-t-elle, « il n’est pas
tant question des ‘dessous’ que
des soubassements d’une institution dont il s’agit de raconter une
autre histoire » (p. 15). Autre que
celle des hommes politiques, de
leur carrière, de leurs activités et
de leurs interventions. L’objet de
ce livre « n’est pas à proprement
226
parler de proposer une histoire
de l’Assemblée comme administration. Il est plutôt d’envisager
comment l’administration soutient le projet politique et le rend
possible ».
Cet essai s’appuie sur une
connaissance déjà ancienne du
terrain – Delphine Gardey a été
assistante parlementaire dans les
années 1980 et elle est revenue
dans cette enceinte au cours de la
décennie suivante à l’occasion
d’une étude sur le rôle des sténographes dans la publicité des
débats. Et il est le fruit d’une
vaste recherche incluant plusieurs
facettes : dépouillement des archives de l’Assemblée nationale
réparties dans divers fonds ;
enquête auprès du service du
compte rendu intégral durant deux
périodes de six mois, assortie
d’un travail d’observation dans le
service et dans l’hémicycle, ainsi
que d’entretiens approfondis avec
certains agents.
L’un des très grands mérites
de cet ouvrage est à n’en pas
douter d’avoir réussi le pari de
montrer en quoi, dans le cas
français, la pérennité du cadre
matériel (le Palais-Bourbon)
dans lequel s’inscrit l’Assemblée
nationale, a pesé sur la continuité
et sur les règles de fonctionnement de cette institution politique. Il se subdivise en sept
parties. Le premier chapitre met
en évidence les règles d’accès au
théâtre parlementaire qu’est
l’hémicycle – lequel est aussi un
théâtre de genre, à l’époque où
Notes de lecture
les dames de la noblesse et les
épouses de députés sont admises
dans les rangs du public. Le
second porte sur l’importance
que revêt le bâtiment du PalaisBourbon pour l’assise même du
cadre politique français, tout au
long de deux siècles. Par-delà les
brèves périodes où la Chambre
s’est vue déplacée à Versailles,
Bordeaux, Vichy ou Alger, les
administrateurs ont eu le souci de
fabriquer une continuité qui en
fasse une entité durable, dotée de
sa propre tradition. Vient ensuite
un chapitre montrant que le
Palais-Bourbon est un territoire
en soi, une sorte de ville dans la
ville, où l’on travaille, mais où
l’on vit aussi : il importe donc
non seulement de réguler la
circulation de ses habitants, mais
de veiller à leur hygiène et à leur
santé pour mieux préserver celles
des parlementaires. Au cœur du
quatrième chapitre figure le thème
de l’inviolabilité de la Chambre,
dont le président exerce son autorité sur la force militaire qui en
assure la sécurité – y compris aux
dépens du ministre de la Guerre
et de l’exécutif. Puis vient une
partie centrée sur le rapport entre
ordre administratif et ordre politique. Tout en montrant les changements opérés quant aux services
mis en place avec le passage
d’une gestion aristocratique à une
administration républicaine, le
cinquième chapitre met en exergue la volonté, quelle que soit la
période politique examinée, de
préserver l’autonomie législative
Cahiers du Genre, n° 60/2016
grâce à des procédures stabilisées, voire ritualisées. Le sixième
chapitre, au travers de l’examen
du linge du Palais-Bourbon,
donne à voir, avec l’évolution des
équilibres entre ‘petit personnel’
et gradés ou fonctionnaires, ce
que Gardey nomme joliment une
« économie ménagère » de
l’Assemblée, qui illustre son
« ‘train de vie’ et les usages
‘domestiques’ » selon la période
considérée. Le port de l’uniforme
ou de tenues imposées y pèse tout
particulièrement, tant d’un point
de vue protocolaire que financier,
et la persistance des traditions,
tout comme l’intériorisation des
règles en disent long sur l’« éthos
de service » propre à cette
institution.
Enfin vient le chapitre montrant que « le politique a une
domesticité tributaire d’un certain rapport social et de genre »,
qui interroge « l’histoire singulière d’un territoire durablement vierge de toute présence
féminine ». Les femmes, on le
sait, ont eu énormément de peine
à s’imposer sur la scène politique
– en France plus encore que dans
les pays voisins. Or cette résistance s’est reflétée dans la rareté
durable des personnels féminins à
la Chambre des députés. La dérogation au droit et aux règles de la
fonction publique y est restée de
mise jusqu’aux années 1970 et
constituait alors une exception
– la tolérance s’arrêtant aux
‘filles de’ et aux ‘veuves de’. À
preuve, les multiples exemples
227
convoqués par l’auteure, dont les
arguments sur la ‘faible constitution’ des femmes, servis pour
récuser leur présence au poste de
sténographe. Certes, les femmes
ont, depuis lors, eu accès aux
postes de responsabilité qui leur
étaient jusque-là fermés. Mais
l’état d’esprit machiste qui prévaut à l’Assemblée, lui, n’a guère
régressé. L’auteure a eu l’occasion
de l’éprouver très directement à
son endroit, lorsqu’elle était
assistante parlementaire dans les
années 1980, mais aussi vingt ans
plus tard, lors de sa dernière
enquête à l’Assemblée, et ses
échanges avec de jeunes femmes
nouvellement embauchées n’ont
fait que confirmer sa propre
expérience.
Dans la conclusion, Delphine
Gardey s’interroge : « Que penser du fait que le ‘bien commun’
que devrait représenter une
‘Assemblée nationale’ se trouve
ainsi durablement placé entre les
mains de quelques-uns ? […]
Dans le cas français, [c’est]
l’ensemble du territoire du PalaisBourbon qui a été progressivement défini comme un espace
masculin imperméable à toute
pénétration féminine » (p. 24243). Et de répondre, en rappelant
l’épisode de Cécile Duflot, huée
en 2012 pour avoir osé porter une
robe à fleurs dans l’hémicycle,
alors qu’elle répondait, en tant
que ministre, aux questions
d’actualité : « Nous n’en avons
pas fini avec la question du
‘corps’ de la représentation et
228
Notes de lecture
des limites de l’universalité
républicaine dans un contexte
parlementaire » (p. 252).
Il faut lire cet ouvrage remarquable pour mieux saisir certains
des traits typiques de la démocratie à la française. La lenteur
des changements concernant les
pratiques et les attitudes à l’égard
du ‘sexe faible’, tant au sein du
corps politique que du corps
administratif de la Chambre,
éclaire on ne peut mieux les
résistances que toute velléité de
féminisation des postes impliquant un tant soit peu de pouvoir
et de prestige suscitent en France,
plus généralement.
Jacqueline Heinen
Sociologue
Professeure émérite
Université de Versailles
Saint-Quentin-en-Yvelines
Cynthia Cockburn – Des
femmes contre le militarisme et
la guerre
(2015). Paris, La Dispute « Le genre du
monde », 168 p. (traduit de l’anglais par
Séverine Sofio).
Dans son ouvrage, Des femmes
contre le militarisme et la guerre,
Cynthia Cockburn reprend des
chapitres ou articles publiés au
cours des dernières années, sur
une recherche qu’elle mène
depuis cinquante ans, en tant que
chercheure et militante féministe
antimilitariste, « convaincue depuis
longtemps que l’expérience et
l’action – que ce soient les nôtres
ou celles des autres – constituent
des sources fiables pour la
production théorique, à partir du
moment où elles font l’objet d’une
réflexion sincère et d’une analyse
prudente » (p. 18). Ce « partenariat intime et efficace qui lie le
militantisme féministe à la
recherche féministe » (p. 18)
l’incite à privilégier une analyse
politique et historique des mouvements féministes pacifiques
britanniques, puis du mouvement
des Femmes en noir de Belgrade.
À partir de l’expérience vécue par
ces femmes, en tant que membres
d’un sexe opprimé dans le cadre
d’un système patriarcal, elle propose une théorie féministe qui
fait du genre une « cause racine »
de la guerre, en interaction avec
d’autres rapports fondés sur la
classe et l’appartenance nationale.
Pour développer cette thèse,
Cynthia Cockburn retrace, dans
le premier chapitre de son
ouvrage, les dynamiques politiques et de genre du militantisme
pacifiste en Grande-Bretagne au
cours des deux derniers siècles,
marquées par la conception d’une
armée nationale composée non
plus de mercenaires, mais
d’hommes-citoyens-soldats qui
remplissent un devoir nouveau
envers la nation, faisant de la
guerre « un jeu d’homme, stupide
et sanglant, qui consiste à massacrer les fils des femmes » (p. 51).
En mettant en avant la symétrie entre la domination d’un sexe
sur l’autre, et celle des nations
puissantes sur des nations faibles,
30 000 femmes occupent, en
décembre 1982, la base militaire
de Greenham Common, en Grande-
229
Cahiers du Genre, n° 60/2016
Bretagne. Elles protestent contre
l’installation de missiles nucléaires américains et mettent en
place un espace d’action autonome dans lequel elles lient la
protestation contre le militarisme
et la guerre à la dénonciation du
virilisme de la société patriarcale,
et partent de leur expérience et de
leur perception des effets concrets
de la guerre sur leur existence.
Et, même si ce mouvement
privilégie l’oppression de genre
face à l’exploitation de classe, il
n’en reste pas moins que pour
bien des militantes pacifistes de
cette période, « c’est le capitalisme et non le patriarcat seul qui
est responsable de la militarisation et de la guerre » (p. 81).
Dans le second chapitre,
Cynthia Cockburn revient sur
l’expérience des Femmes en noir
de Belgrade 3. Elles sont apparues
en Serbie au début des années
1990, à partir d’une réflexion
propre, en tant que féministes,
dénonçant dans le réveil des
identités ethniques un objectif
pour les faiseurs de guerre. Ces
femmes ont maintenu une solidarité avec les autres communautés,
en refusant une violence extrême
3
L’auteure a donné une large place aux
Femmes en noir de Belgrade mais aussi
d’Israël dans un ouvrage qui porte sur un
grand nombre de mouvements féministes
pacifistes dans le monde : Cockburn Cynthia
(2007). From Where We Stand. War,
Women’s Activism and Feminist Analysis?
London, Zed Books. On peut aussi citer
son ouvrage : (1998). The Space between
Us: Negotiating Gender and National
Identities in Conflict. London, Zed Books.
justifiée par des « ethnicités
réinventées » (p. 99), comme
elles ont refusé les stéréotypes de
genre.
Il ne s’agissait pas, cependant,
de revendiquer une hypothétique
sororité entre femmes victimes de
la guerre, pas plus que de parler
de réconciliation entre des
ennemis, comme l’a démontré la
conférence de Zagreb, en 1996,
intitulée « Les femmes et les
politiques pour la paix » aux
lendemains des Accords de
Dayton 4. Une des intervenantes
serbes, à cette rencontre qui
réunissait les Femmes en noir de
nombreux pays (Italie, Espagne,
Israël, Yougoslavie…), souligne :
« Il y avait des femmes qui
avaient survécu aux viols, aux
tortures, à la mort de leurs
hommes. Et puis il y avait nous
– nous qui venions d’où étaient
venus leurs tortionnaires ». Ce
positionnement jouait un rôle important. Il valait reconnaissance
de la faute collective de leur
communauté d’appartenance,
même si, à titre individuel, les
femmes serbes étaient en droit de
rejeter une ethnicité imposée. À
l’opposé, parmi celles qui avaient
subi le nettoyage ethnique, nombreuses étaient celles qui revendiquaient cette appartenance qui
4
Les Accords de Dayton, signés en
décembre 1995, visaient à mettre fin à
trois ans de guerre sur le territoire de l’exYougoslavie, en officialisant une ségrégation selon l’appartenance ethno-nationale
et en accordant 49 % du territoire de
Bosnie- Herzégovine à l’agresseur serbe.
230
n’était jadis qu’une catégorie de
recensement et qui en faisaient
une identité choisie, une source
de fierté.
À partir de là, découle un
‘point de vue’ féministe sur la
guerre et sur le militarisme, que
développe Cynthia Cockburn
dans le troisième chapitre de son
livre, sous le titre : « Le genre fait
la guerre ».
Dans une approche plus globale du mouvement féministe
pacifiste, l’auteure se situe dans
la lignée des textes féministes sur
la théorie du ‘point de vue’
(stand point theory), en référence
à des auteures comme Nancy
Hartsock, dans son analyse de la
division sexuelle du travail, en
contradiction absolue avec la
vision hégémonique de l’économie politique 5, ou comme Donna
Haraway qui oppose des « savoirs
situés » au « point de vue universalisant du maître, Dieu unique,
pour produire une pensée utile aux
groupes dominés, car enracinés
dans la vie quotidienne » 6. Cette
vision depuis le bas de l’échelle
doit se combiner, pour les
chercheurs et chercheuses, avec
une « enquête réflexive, c’est-àdire qu’il leur faut se nommer et
se situer eux-mêmes et elles5
Hartsock Nancy C.M. (1983). Money,
Sex and Power: Toward a Feminist Historical Materialism. Boston, Northeastern
University Press.
6
Haraway Donna (1988). “Situated
Knowledges: The Science Question in
Feminism and the Privilege of Partial
Perspectiveˮ. Feminist studies, vol. 14, n° 3,
p. 193.
Notes de lecture
mêmes », ce que fait l’auteure en
précisant explicitement qu’elle
parle « en tant que féministe et
militante anti guerre de longue
date, en tant que ressortissante
d’un pays qui est à l’origine de
bien des conflits, et en tant que
chercheuse, c’est-à-dire en tant
que partie prenante du monde
académique blanc occidental »
(p. 129).
En fonction de la position
qu’on occupe (lointaine ou proche des conflits) et du contexte,
la perception que l’on a de la
guerre change. Du point de vue
des femmes qui la subissent, la
guerre apparaît bien comme une
agression et l’institution guerrière
comme « le résultat sans cesse
renouvelé et adapté aux circonstances d’une banalisation des
pratiques violentes » inscrites
dans un continuum que la guerre
renforce et autorise, mais qui préexistent à la guerre et la prolongent. S’opposer à la guerre en
tant que féministe, c’est donc
s’opposer à une vision essentialiste des différences entre les
sexes, dans le cadre des rapports
sociaux de domination, à travers
le système des classes sociales,
des États et des Empires comme
de l’institutionnalisation du
patriarcat.
Ainsi, pour Cynthia Cockburn,
à l’issue de ses recherches
empiriques auprès de réseaux de
femmes militant pour la paix, les
rapports de sexe, propres au
système patriarcal, constituent
bien des « causes racines » : si
Cahiers du Genre, n° 60/2016
aucune guerre n’est menée ‘pour’
des questions de genre, au sens
où l’on dirait qu’elles sont menées
‘pour’ les ressources en pétrole
ou ‘pour’ l’autonomie nationale,
« en réalité ce sont les rapports
de sexe qui génèrent le militarisme et la militarisation et qui,
par conséquent, font de la guerre
quelque chose de pensable et de
la paix quelque chose de fragile »
(p. 149). Mais si le genre est une
cause de la guerre, il est, en
partie, aussi la solution. Par la
remise en cause des différences
entre les sexes, les mouvements
féministes anti guerre proposent
un nouveau modèle, fondé sur le
partage d’un ensemble de valeurs,
dont le socle commun est l’engagement à « résoudre équitablement les conflits » (p. 115) 7. Pour
mettre fin à la guerre, ces
mouvements féministes lancent
un défi au patriarcat, en même
temps qu’au nationalisme et qu’au
capitalisme. Reste à faire entendre leur message à l’ensemble
des mouvements pacifistes, pour
que leurs militants s’opposent à
la guerre non seulement en tant
qu’êtres humains mais en tant
que femmes, en tant qu’hommes.
Marguerite Rollinde
Politologue,
associée au Cresppa-GTM
7
Ce thème est apparu dès 1992 au cours
d’un séminaire organisé à Bologne, sous
le titre « Plusieurs femmes, une seule
planète », où se retrouvèrent, aux côtés
des Européennes, des femmes venues de
régions déchirées par la guerre, comme en
Yougoslavie ou en Israël/Palestine.
231
Éliane Viennot – Non, le
masculin ne l’emporte pas sur le
féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française
(2014). Donnemarie-Dontilly, iXe « xx –
y – z », 128 p.
Le livre d’Éliane Viennot a le
mérite de mettre la langue
française au centre du débat plus
large concernant le genre social.
Il ne s’agit pas d’un essai de
linguistique, bien qu’il exploite
certaines notions empruntées à
cette discipline et qu’il puisse
être utile aux linguistes ; il ne se
revendique pas non plus explicitement des études de genre, quoique les spécialistes de ce domaine
puissent l’utiliser avec profit. Il
est, pour ainsi dire, un livre
d’histoire de la culture, dont la
langue constitue sans conteste
l’un des aspects fondamentaux.
Dès les premières pages,
l’auteure affirme que « le sexisme
de la langue française ne relèv[e]
pas de la langue elle-même, mais
des interventions effectuées sur
elle depuis le XVIIe siècle par des
intellectuels et des institutions
qui s’opposaient à l’égalité des
sexes » (p. 9-10). On pourrait
objecter qu’un certain sexisme
préexiste aux interventions des
grammairiens, sexisme que le
français, comme les autres langues
romanes, a hérité du latin. Ce
sexisme n’est pas consubstantiel
à la langue de manière transcendante, mais il reflète la domination masculine qui n’était pas
moindre dans l’Antiquité ou
au Moyen Âge qu’à l’époque
232
moderne, bien que celle-ci s’exprime dans des manières différentes d’une société à l’autre.
Avant les chapitres consacrés
à la véritable masculinisation de
la langue à l’époque moderne, on
trouve un chapitre qui traite de la
rime, particulièrement savoureux.
Viennot fait remarquer que « les
notions de ‘rimes féminines’ et de
‘rimes masculines’ » sont liées
aux « connotations que leur
sonorité induit dans des esprits
façonnés par le genre » (p. 19).
Les terminaisons en -e « sont
ressenties comme plus ‘douces’
que les autres, et assimilées aux
femmes ; tandis que les sons ‘durs’
sont assimilés aux hommes, le
tout par métonymie avec les
qualités que les hommes veulent
voir attachées aux unes et aux
autres » (p. 20). Et de citer des
propos émis au XVIe siècle qui
paraissent aujourd’hui absurdes,
sur la difficulté de maîtriser les
noms en -e à la fin des vers, tout
comme il est difficile de
« gouverner » les femmes.
L’auteure rappelle aussi que les
théoriciens de la poésie ont fini
par recommander l’alternance des
deux types de rimes, ce qui
« constitue une autre déclinaison
de cet anthropomorphisme »
(c’est-à-dire de la confusion entre
genre dans la langue et genre
social) et « traduit l’idéal hétérosexuel des rapports humains »
(p. 21).
Ces analyses subtiles se retrouvent aussi dans les chapitres
plus proprement consacrés au
Notes de lecture
sexisme dans la grammaire. Aux
pages 66-71, Éliane Viennot retrace la mise en place de l’accord
obligatoire au masculin des adjectifs épithètes en cas de deux noms
coordonnés de genre discordant,
accord qui s’est imposé petit à
petit entre le XVII e et le XIX e
siècle : possible déjà en français
préclassique, celui-ci préférait
néanmoins l’accord de proximité.
L’auteure cite à la page 70 une
remarque du célèbre grammairien
et lexicographe Louis-Nicolas
Bescherelle, selon lequel
« l’euphonie exige que l’on
énonce quelquefois le substantif
masculin avant le féminin, quand
l’adjectif n’a pas la même terminaison pour les deux genres », et
de donner l’exemple suivant :
« Cet acteur joue avec une noblesse et un goût parfaits ». Si ce
n’est que, dans l’exemple cité, le
masculin n’est pas énoncé avant
le féminin. Viennot a sans doute
parfaitement interprété la pensée
de Bescherelle, en suggérant que,
pour lui, « énoncer avant » devait
signifier « dominer » (ibid.).
Un peu plus loin, l’auteure fait
encore preuve de finesse quand
elle interprète comme sexistes
certains phénomènes que, dans
un premier temps, on pourrait
être tenté de ne pas considérer
comme tels. Dans les pages qui
traitent des règles d’accord des
participes présents (p. 71-74),
elle rappelle qu’au XVIe siècle,
ceux-ci pouvaient encore s’accorder en genre et en nombre. Peutêtre les grammairiens, en énon-
Cahiers du Genre, n° 60/2016
çant au XVIIe siècle la règle selon
laquelle le participe présent reste
« invariable », mais de fait est
accordé au masculin singulier, ne
pensaient-ils pas consciemment à
leur coqueluche « le masculin
l’emporte sur le féminin » et
croyaient simplement introduire
une règle qui leur paraissait tout à
fait logique ; mais, dans les faits,
la forme qu’ils imposent, c’est
bien la masculine, qui est toujours
employée comme une forme qui
englobe la féminine.
Dans le chapitre consacré au
genre des noms d’êtres inanimés
(p. 83-90), Éliane Viennot montre
la persistance des préjugés concernant la « douceur » et la « force »
qu’elle avait déjà évoqués à
propos des rimes : elle termine le
chapitre sur une citation de
Bescherelle (encore lui), selon
lequel certains noms auraient
peut-être reçu le genre masculin
« parce qu’ils présentaient des
caractères de force et de
puissance », alors que les noms
féminins « offraient des caractères de grâce et d’agréments »
(p. 90). Ces stéréotypes renforcent la division genrée du monde,
y compris non humain, ainsi que
l’hétérosexualité obligatoire :
Bescherelle suggère en effet auparavant que les noms masculins
ont peut-être été donnés par des
femmes, et les noms féminins par
des hommes ! En dernière
analyse, ces poncifs ont pour but
de justifier la domination masculine, celle des êtres « forts »
sur les êtres « doux ».
233
À propos des grammairiens du
passé, l’auteure cite tous ceux qui
ont le plus influencé la langue
française – de Malherbe à Vaugelas
à Bouhours à Bescherelle –, mais
elle se souvient également des
grammairiens moins connus, et
surtout de quelques grammairiennes, comme Marguerite Buffet :
leur intérêt ne réside pas nécessairement dans des visions moins
étroites de la langue, mais dans le
fait qu’elles ont été pour ainsi
dire frappées par le tabou qui
atteint souvent les intellectuelles
du passé et les voue à l’oubli. En
ce sens, la bibliographie est une
mine d’informations pour les spécialistes mais aussi pour toutes
les personnes qui voudraient
s’orienter dans la forêt des
grammaires anciennes.
Seules quelques petites modifications pourraient être apportées
lors d’une éventuelle deuxième
édition. Ici et là, Viennot définit
« linguistes » les grammairiens
du passé (p. 42, 46 et passim) :
or, on s’accorde généralement
pour réserver le terme de
« linguistique » à l’étude du langage telle qu’elle a été inaugurée
par Ferdinand de Saussure au
début du XXe siècle, ou tout au
plus par les néogrammairiens au
XIXe : pour les siècles antérieurs
on parle plutôt de « grammaire ».
Aux pages14-15, l’auteure
affirme que Christine de Pizan,
écrivaine qui vécut entre le XIVe
et le XVe siècle, aurait utilisé à
dessein la forme elles pour le
pronom de sixième personne,
234
s’opposant en cela à l’usage de
ses contemporains, qui parfois
utilisaient ils pour renvoyer à des
femmes ou à des noms féminins.
Comme l’auteure elle-même le
rappelle, toutefois, « [c]et emploi
du pronom personnel masculin
pour désigner un référent féminin
est alors assez courant » (p. 15)
et, quelle que soit l’explication
que l’on puisse donner de cette
habitude, ailleurs dans les textes
de Christine de Pizan – qui
étaient copiés par des scribes, des
hommes mais peut-être aussi des
femmes – ils pour elles est bien
présent, et l’intervention de
l’écrivaine dans le choix de la
forme est à exclure 8.
Viennot semble être opposée à
l’emploi du suffixe -eure, ou du
moins à celui du mot auteure
(auquel elle préfère autrice), qui
serait un « néologisme » contraire
à « l’histoire de la langue » et à
« la diction française ». Ce
suffixe a toutefois l’avantage de
permettre les accords aux féminins sans se faire entendre dans
un oral spontané, et va donc dans
le sens des revendications des
« partisan·e·s de ‘l’indifférence
des sexes’ », ce que Viennot ellemême affirme être, bien qu’elle
juge que la langue française « est
genrée. Inéluctablement » – ce
8
Voir Pizan (de) Christine (1999). Epistre
Othea (Parussa Gabriella, ed). Genève,
Droz, p. 140 ; Pizan (de) Christine (2001).
Le Livre de l’advision Cristine (Reno
Christine, Dulac Liliane, eds). Paris,
Champion, p. LXI ; Marchello-Nizia
Christiane (1997). La langue française aux
XIVe et XVe siècles. Paris, Nathan, p. 224.
Notes de lecture
qui serait peut-être aussi contestable (tout ceci à la page 110). De
plus, ce suffixe est en réalité très
ancien, car il est attesté depuis au
moins le début du XVe siècle 9.
Ces quelques critiques, minimes,
n’empêchent pas que l’on puisse
affirmer que l’ouvrage est remarquable, par la subtilité de ses
analyses, par le large éventail des
sujets examinés concernant la
langue – pas seulement la question souvent traitée des noms de
fonctions, métiers, etc., mais bien
d’autres domaines –, par les
pistes de réflexion qu’il suggère,
enfin par son style très agréable à
lire.
Andrea Valentini
Sciences du langage
Université Sorbonne nouvelle Paris 3,
CLESTHIA (EA 7345)
Kevin Floyd – La réification du
désir. Vers un marxisme queer
(2013). Paris, Éd. Amsterdam, 308 p.
(traduit de l’américain par Myriam
Dennehy, Marion Duval, Clémence Garrot
et Charlotte Nordmann).
Cet ouvrage tente de concilier
deux traditions théoriques qui
s’opposent habituellement : le
marxisme et le queer. Ce dernier
revient sur le caractère socialement construit des binarismes
sexué (homme/femme) et sexuel
(hétéro-/homosexuel) avec un intérêt majeur pour les ‘marginalités’
sexuelles qui subvertissent ces
ordres. L’enjeu est de palier aux
insuffisances respectives de ces
9
Voir : http://feministesentousgenres.blogs.
nouvelobs.com/andrea-valentini.
Cahiers du Genre, n° 60/2016
pensées à partir de rapports de
complémentarité que l’auteur propose de bâtir. Floyd considère
que la compréhension de la réalité sociale en termes de totalité
– soit l’ensemble des différenciations sociales soumis au mode de
production capitaliste – permet
au marxisme d’inclure les problématiques queer. Inversement, les
‘formations queer’ complexifient
leur critique de l’hétérosexualité
obligatoire en problématisant sa
contribution à la reproduction du
capital. À la suite de l’analyse de
Lukács, le théoricien propose de
questionner le positionnement
queer dans la totalité – situé à la
marge de l’ordre sexuel – à partir
de son « envers dialectique », la
réification. Ce concept désigne
l’ensemble des activités humaines
transformées et traitées en chose,
impulsé par l’économie capitaliste.
La réification traduit objectivement la constitution d’un monde
chosifié qui réalise ses propres
lois et qui s’impose aux travailleurs et aux travailleuses.
Subjectivement, ce monde modèle
la conscience des personnes de
sorte que leurs facultés lui
apparaissent comme des choses
extérieures et que les rapports
humains se résument à une médiation entre celles-ci. À partir
d’un point de vue queer, Floyd reprend la dialectique lukácsienne
et propose de montrer l’organisation dichotomique de la sexualité
comme une forme de réification
– celle du désir – invitant les personnes à se définir et à interagir
235
par rapport à une identification
sexuelle imposée (de l’extérieur).
Il suggère également de questionner la position queer sous la
forme d’une différenciation sociale par le biais duquel la totalité
apparaît. Le branchement opéré a
ceci d’original qu’il présente un
double intérêt. D’abord sur le
plan théorique avec le rapprochement du marxisme lukácsien
des canons théoriques du savoir
queer (chapitres 1 et 2) ; puis un
retour critique sur des courants
hétérodoxes du marxisme (Marcuse
puis Jameson) qui interrogeaient
déjà la sexualité comme forme de
praxis (chapitres 3 et 4). Sur le
plan historique, l’ouvrage retrace
une généalogie de l’homosexualité (en milieu urbain) dans
les États-Unis du siècle dernier à
travers les différentes phases du
capitalisme (le fordisme puis le
néolibéralisme). Il y montre à
quel point les questions sexuelles
et sociales sont indissociables et
que l’État comme la société civile
« haïssent les queers » (p. 301),
en contradiction avec l’actuelle
reconnaissance des gays dans
l’économie néolibérale (chapitres
5). Ces passages entre la théorie
et les faits historiques se réclament de la méthode marxienne,
invitant à conceptualiser le développement historique et inversement à historiciser les concepts
(p. 45).
Pour théoriser sa « réification
du désir », Floyd se tourne vers
deux philosophes incontournables
de la critique queer : Michel
236
Foucault et Judith Butler. Les
recherches du premier lui permettent de matérialiser cette généralisation de la forme marchande à
toutes les pratiques sociales qui
échappent à l’analyse économiciste de la réification lukácsienne.
L’auteur note que les dimensions
objective et subjective de la
réification s’étendent au-delà du
rapport de production et se répandent avec la multiplication
des marchés. Dans l’ère fordiste
de la production-consommation
de masse, les « schémas émotionnels de la vie » transitent également par le marché (p. 68) et
l’émergence de la psychanalyse
(freudienne) reflèterait cette tendance. Foucault problématise cette
science comme un discours de
vérité régulateur qui définit la
sexualité en deux catégories
(hétérosexualité ‘normale’et homosexualité ‘perverse’) assujettissant
les individu·e·s. Cette psychiatrisation de la société menée par
cette ‘science réifiante’ est une
réponse à l’anxiété sociale liée au
développement du capitalisme
industriel. Pour penser cette réification scientifique, des aménagements théoriques sont suggérés.
Ceux-ci traduisent une prise de
distance avec une réification
lukácsienne où le savoir domine
la conscience (du travailleur),
réduisant la subjectivité à un état
de ‘contemplation’ où l’homme
observe les choses passivement.
À travers la psychanalyse, qui
entendrait discipliner le corps
désirable selon une hiérarchi-
Notes de lecture
sation binaire, Floyd opte plutôt
pour un savoir assujettissant les
corps. Le détour par les analyses
foucaldiennes a le mérite d’élargir les analyses de la réification
en termes de domination, pour
examiner la réélaboration des
pratiques réifiantes par les sujets
eux-mêmes. C’est ainsi que
l’auteur montre la manière dont
les homosexuels ont su subvertir
leur pathologisation par la création
de toute une vie sociale autour de
leur stigmate, qui a émergé dans
l’ombre de la consommation de
masse. La compréhension de la
réification comme rapport de
pouvoir est un point marquant de
l’ouvrage. Cette relecture interroge
les ‘conditions de possibilité’ qui
s’offrent aux subjectivités sexuelles
minorisées et invisibilisées de se
développer, voire de contester
l’ordre capitaliste dans les termes
de leur assujettissement – comme
le suggérait déjà à son époque
Marcuse, discuté dans l’ouvrage.
Dans un second temps, Floyd
interroge une autre composante
de la théorie queer – celle de la
performativité de Butler – en
tentant de la raccorder avec le
développement du capital. Il rappelle que la philosophe considère
les identités de genre comme des
performances qui résultent d’un
ensemble d’« activités réitérées »
(performativité). L’effort continu
que ces dernières exigent des
individu·e·s assimile les performances de genre à du « travail
qualifié », c’est-à-dire la transformation de la subjectivité en sujet
Cahiers du Genre, n° 60/2016
genré. Cette performance, précise
Floyd, renvoie immanquablement
à une performance du désir. Le
genre agit en effet rétroactivement
sur celui-ci et le discipline de
sorte qu’il s’accorde in fine avec
l’ordre hétérosexuel. L’auteur
ajoute que la particularité de ce
‘travail’ est qu’il ne produirait
pas du capital. Au contraire, le
corps accumule les capitaux en
raison du fait que la masculinité
dépend, selon lui, de la consommation et découle des multiples
interpellations qu’elle dirige en
direction des hommes (comme la
presse masculine l’illustre). La
constitution par la société de
consommation d’un savoir social
autonome et indépendant situe la
masculinité dans le temps abstrait,
c’est-à-dire une temporalité
« uniforme, abstraite » qui « ne
dépend pas des événements mais
[…] les détermine » (p. 156).
Cette norme de genre, qui prétend canaliser les désirs, transite
par le capital et forme l’une des
modalités par laquelle le capitalisme assure sa reproduction. La
masculinité s’oppose ainsi au
temps concret de la virilité,
définie au XIXe siècle comme une
« ‘qualité interne’, une capacité
à […] la maîtrise de soi […] – en
particulier la maîtrise des pulsions sexuelles diffuses du corps
– que les hommes adolescents
sont supposés apprendre en
mûrissant » (p. 123). Si la consommation de masse œuvre en direction
de l’hétérosexualité obligatoire, il
237
importe cependant de montrer les
possibilités inattendues qu’elle
offrait : le détournement des représentations masculines pour stimuler le désir homosexuel. Bien
que prolongeant les réflexions de
Butler, ce deuxième temps de
rapprochement théorique laisse
un goût d’inachevé. On ne peut
que regretter l’absence de références aux travaux de Raewyn
Connell et son concept de
« masculinité hégémonique » qui
ont le mérite d’articuler les
questions de capital et de genre.
L’analyse en question aurait suggéré à l’auteur que les performances de genre constituent des
capitaux en soi à développer dans
des domaines professionnels
compétitifs. De même les femmes
et la déconstruction de la féminité
sont quasiment occultées tout au
long de l’analyse. Globalement,
l’ouvrage pèche surtout par son
manque d’analyses sociologiques.
La ville de New York et la société américaine sont les seules
convoquées, laissant une impression d’une théorisation ‘localisée’
et restreinte. Il présente néanmoins une originalité théorique
mais aussi un intérêt historique
indéniable, en exhumant des faits
autour d’un positionnement queer
que l’histoire, y compris celle des
luttes anticapitalistes, a trop tendance à oublier.
Franck Freitas
Doctorant en science politique,
Université Paris 8 – Cresppa-GTM
238
Collectif – Réflexions autour
d’un tabou : l’infanticide
(2015). Paris, Cambourakis « Sorcières »,
128 p.
Qu’il soit observé dans des
sociétés lointaines ou anciennes,
les sciences sociales ont généralement appréhendé l’infanticide
comme un ensemble homogène
de meurtres d’enfants, sans toujours y distinguer les meurtres de
nouveaux-nés. Sur ce sujet, la
sociologie française est restée assez
silencieuse face à l’importance
des recherches issues du champ
médical et psychologique, à l’exception notable des travaux menés
par une équipe pluridisciplinaire
de l’Inserm dans le cadre d’une
recherche sur les morts suspectes
infantiles : à partir des dossiers
recueillis auprès de tribunaux de
trois régions françaises, une
trentaine de cas d’homicides de
nouveaux-nés ont fait l’objet d’une
analyse sociodémographique qui
examine notamment les profils des
auteures et les caractéristiques de
leur traitement judiciaire 10. Mais
l’ouvrage présenté ici propose
une lecture originale des meurtres
de nouveaux-nés : en les situant
clairement en rapport avec la gestion de la fécondité, il réactualise
l’interprétation longtemps donnée
à ces crimes par les historiens ou
les anthropologues (et aujourd’hui
10
Voir par exemple : Simmat-Durand
Laurence, Vellut Natacha, Tursz Anne
(2012). « Les néonaticides devant la
justice : le reflet d’une ambivalence face à
ces crimes ? » Déviance et société, vol. 36,
n° 4.
Notes de lecture
comme tombée en désuétude),
celle d’un moyen de réguler les
naissances.
Réflexions autour d’un tabou :
l’infanticide est issu d’un travail
collectif et anonyme, dont les
auteures précisent cependant être
huit femmes de vingt-huit à
soixante-quatorze ans, avec et sans
enfants, partageant une activité
militante. Interpellées par l’histoire
d’une jeune femme incarcérée pour
un infanticide puis par la médiatisation de l’affaire Courjault en
2006, elles ont, au fil de discussions et d’ateliers d’écriture,
rédigé ce recueil de « réflexions »
dans l’espoir de « lever le tabou,
interroger cette société qui
encore aujourd’hui pousse des
femmes à vivre des infanticides et
qui pour cela les condamne et les
emprisonne » (p. 10). On entre
immédiatement dans le vif du
sujet avec le témoignage d’une
femme qui a connu « neuf avortements dont, j’ai du mal à le dire,
deux infanticides » (p. 19). En
quelques pages, elle raconte, à
une époque où la pilule n’est pas
accessible, son « incroyable »
fertilité, la honte qu’elle en tire,
le fardeau des tâches domestiques,
l’indifférence du mari, l’angoisse,
à chaque rapport, de retomber enceinte malgré tous les « remèdes »
essayés ; la voisine qui l’aide
pour ses premiers avortements,
puis le déménagement, les violences du conjoint, la solitude,
l’impossibilité d’en parler et l’extrémité à laquelle elle se trouve
conduite : cacher la grossesse,
Cahiers du Genre, n° 60/2016
accoucher sans bruit, se débarrasser du corps.
Une succession de textes courts
traite ensuite différentes questions soulevées par les homicides
de nouveaux-nés : les auteures
dénoncent d’abord le « jugement
médiatique » qui ressasse un
discours moralisateur sur ces
« mauvaises mères » ; elles constatent aussi l’hétérogénéité des
peines prononcées dans ces
affaires, qui tient en partie au
talent des avocats pour convaincre les jurys d’assises que leurs
clientes étaient atteintes d’un
« déni de grossesse », comme si
seule la maladie mentale pouvait
expliquer ces actes. Contre l’idée
communément admise que toutes
les femmes ont aujourd’hui les
moyens d’éviter de mettre au
monde des enfants non désirés,
l’ouvrage déploie son argumentaire : s’appuyant sur les productions de féministes matérialistes
et sur des documents du Planning
familial, les auteures rappellent
que la maternité est une construction sociale et retracent l’historique des luttes pour l’accès à la
contraception et à l’avortement,
soulignant les obstacles auxquels
les femmes se heurtent encore
pour éviter ou interrompre des
grossesses non voulues. Illustrés
par quelques témoignages, les
textes décrivent les limites de
l’accès à l’ IVG (interruption
volontaire de grossesse) ou à
l’IMG (interruption médicale de
la grossesse), la remise en cause
de l’accouchement sous X, les
239
insuffisances de l’éducation
sexuelle à l’école, la construction
sexuellement différenciée des
rôles vis-à-vis de la procréation
ou encore la place réduite
qu’occupent les hommes dans la
répartition des tâches domestiques et leurs rares mises en cause
dans les affaires d’infanticide.
Il serait vain de tenter de présenter ici toutes les idées développées dans ce recueil ; notons
qu’elles tendent à faire la démonstration d’un lien entre, d’une part
des normes sociales qui assignent
aux femmes un destin maternel
sans garantir à toutes une réelle
autonomie dans la gestion de
leurs capacités reproductives ;
d’autre part, les homicides de
nouveaux-nés que certaines
peuvent commettre. « Par cette
réflexion, nous voulons […] avoir
une lecture sociale ou politique et
non pas psy ou judiciaire… »
(p. 24). Cette ambition a le mérite
d’ouvrir une brèche dans les
discours habituellement produits
sur le sujet de l’infanticide, qui
renvoient toute explication de cet
acte à des causes pathologiques
ou à un trouble psychique ; les
auteures dénoncent ainsi un traitement pénal et médiatique stigmatisant, dominé par les normes
sociales encadrant la procréation,
depuis la sexualité jusqu’à l’élevage des enfants.
Cette fructueuse mise en perspective souffre cependant d’une
limite : le choix qui est fait tout
au long de l’ouvrage d’employer
le terme d’« infanticide » pour
240
désigner les homicides de
nouveaux-nés. Or, une tuerie en
milieu scolaire, le décès d’un
jeune enfant sous les coups de
son père ou l’étouffement d’un
nouveau-né par sa mère, aussi
différents qu’ils soient, sont tous
des actes infanticides. Le
néonaticide en revanche désigne
l’homicide du nouveau-né ; ce
terme a été proposé par le
psychiatre Philip Resnick en
1969 après avoir mis en évidence
les particularités de cette souscatégorie d’infanticide à partir
d’une méta-analyse de la littérature clinique : les néonaticides
se caractérisent selon lui par un
contexte de grossesse non voulue,
généralement dissimulée à l’entourage, un accouchement solitaire suivi de l’élimination du
nouveau-né, l’absence de pathologie mentale de l’auteure. On ne
peut que regretter le choix des
auteures de préférer au terme de
néonaticide, jugé trop « lourd »,
celui d’infanticide, qui malheureusement occulte la spécificité
de ces actes, alors que démontrer
cette spécificité est l’objet même
de l’ouvrage.
Mais au-delà de cette précision
terminologique, et outre le remarquable effort de penser le néonaticide dans le système de genre
qui organise le rapport des
femmes à la procréation, ce livre
présente un autre intérêt, celui de
stimuler la réflexion sur les
épistémologies féministes du ‘point
de vue’. « Nous ne sommes pas
des chercheuses, nous sommes
Notes de lecture
parties de nos vécus, de nos places de femmes. Nous nous sommes
nourries de nombreuses lectures
et notre analyse s’est consolidée
au fil de nos échanges. Nous
n’étions pas des spécialistes de
l’infanticide avant d’écrire ce
livre et n’en sommes pas plus
aujourd’hui. Nous avions simplement envie de partager notre
réflexion. » (p. 7). Et plus loin :
« Ce qui nous a rassemblées et
qui nous rassemble, ce n’est pas
le fait d’être mères ou pas, mais
le fait d’être, parce que femmes
dans cette société, toutes traversées par les questions de maternité. […] Or nous sommes de
celles qui pensent qu’il ne faut
pas laisser aux spécialistes le
monopole de la réflexion et de la
parole sur les sujets qui nous
concernent directement. » (p. 21).
Si le propos relève bien du
partage d’idées plutôt que d’une
analyse fondée sur une enquête
empirique, il présente tout de
même un réel intérêt d’un point
de vue scientifique puisqu’il offre
sur les homicides de nouveauxnés un contre-discours à la représentation dominante coproduite
par les experts du psychisme, les
professionnels de justice et les
médias à l’occasion de leur traitement judiciaire. En affirmant le
rôle de la subjectivité des femmes
dans la production de la connaissance sur les néonaticides, cet
ouvrage constitue donc une invitation à explorer l’expérience des
auteures de ces actes et à interroger l’éventualité de biais andro-
Cahiers du Genre, n° 60/2016
centriques dans le traitement
social qui leur est habituellement
réservé.
Julie Ancian
Doctorante en sociologie à l’EHESS
(Cermes3-Iris)
Catherine Ménabé – La criminalité féminine
(2014). Paris, L’Harmattan « BibliothèqueS
de droit », 424 p.
En France, les femmes représentent 15 % des personnes
mises en cause, 10 % des condamnées et 3 % des détenues, des
chiffres qui témoignent de la
marginalité de la criminalité des
femmes. Constatant que malgré
son existence, cette criminalité
demeure, en France, une thématique minoritaire, bénéficiant de
peu de visibilité tant dans les
débats que dans les travaux de
recherche, Catherine Ménabé considère que la recherche juridique
française ne peut plus ignorer ces
femmes criminelles. C’est donc
avec un regard de juriste que
celle-ci s’attèle à cette tâche.
Rappelant que le droit ne reconnaît pas le genre 11, l’auteure
fait le choix de n’utiliser que le
terme de sexe, en admettant cependant que l’objet de son étude
correspond davantage au sexe
social qu’au sexe biologique.
Aussi indique-t-elle que l’analyse
de la place accordée aux femmes
dans le traitement de la criminalité est intrinsèquement liée aux
représentations et à la place
11
Sauf exception en droit civil dans le cadre
de la modification de l’état civil.
241
qu’occupent les femmes dans la
société. La question centrale
consiste ainsi à se demander si le
traitement de la criminalité des
femmes en France n’est pas
conditionné par la place sociale
de ces dernières dans la société.
Un conditionnement ‘sexuel’ qui
viendrait expliquer la sousreprésentation de la criminalité
des femmes. Ainsi, l’objectif de
cette étude est de déconstruire les
mythes de la criminalité féminine
en se dégageant des stéréotypes,
et de mettre en lien égalité des
sexes et égalité pénale dans le
traitement de la criminalité.
Partant de l’hypothèse que le
conditionnement ‘sexuel’ de la
criminalité des femmes est à
l’origine d’une réaction pénale
différenciée, Catherine Ménabé
divise son étude en deux parties,
d’une part la déconstruction des
stéréotypes attachés à la nature
de la criminalité des femmes ;
d’autre part, la répression de la
criminalité, afin de déterminer les
inégalités sexuelles susceptibles
de découler d’un traitement pénal
différentiel.
Dans sa première partie, elle
s’intéresse aux représentations
traditionnelles de ‘la femme
criminelle’ : l’auteure aborde ici
les questions de conjugalité, de
maternité, de faiblesse physique,
psychologique, économique et de
sexualité. S’intéressant à l’adultère et à l’avortement, autrefois
considérés comme des infractions
typiquement féminines, ou encore
aux violences conjugales (où ‘la
242
femme’ est majoritairement dépeinte comme victime), Catherine
Ménabé démontre l’artificialité de
ces représentations criminelles.
Sur la question de la maternité,
elle développe une approche
originale puisqu’elle présente des
femmes face au refus d’enfant
(avortement, infanticide 12) et
d’autres face au désir d’enfant
(enlèvement, non-présentation ou
soustraction d’enfant). Ainsi,
l’auteure s’intéresse tant aux
femmes en opposition qu’à celles
en accord avec les attentes sociales dévolues aux rôles sociaux
féminins notamment celui, central,
pour accéder à la ‘normalité’, de
la maternité. La criminalité
‘maternelle’ ainsi abordée permet
de mettre en balance l’image de
la mère criminelle, puisque cette
dernière n’est plus uniquement
celle qui porte atteinte à la santé,
au bien-être et à la vie de ses
enfants, elle est aussi celle qui
désire de manière démesurée un
enfant. L’auteure souligne cependant la persistance de l’indulgence judiciaire à l’égard des
mères malgré la réalité de cette
délinquance ‘maternelle’.
Elle se penche, ensuite, sur les
infractions concernant les femmes
perçues comme appartenant au
‘sexe faible’ ou comme objet
12
NDLR : Sur l’utilisation du terme de
‘infanticide’, plutôt que celui de ‘néonaticide’
(ce dernier étant « une sous-catégorie
d’infanticide »), voir la note de lecture de
Julie Ancian sur l’ouvrage collectif
Réflexion autour d’un tabou : l’infanticide,
dans ce même numéro.
Notes de lecture
sexuel. Faisant référence à Cesare
Lombroso, Adolphe Quételet ou
encore Otto Pollack ou à diverses
affaires criminelles, l’auteure met
en lumière la construction littéraire et médiatique de la criminalité des femmes comme criminalité spécifique. Elle y décrit
l’influence du rôle social des
femmes, notamment du rôle
maternel, dans la construction de
cet imaginaire collectif, autour de
la faiblesse supposée des femmes.
Elle souligne que celles-ci sont
majoritairement perçues comme
objets sexuels, c’est-à-dire d’abord
comme victimes plutôt que
comme criminelles sexuelles.
Selon l’auteure, ce mythe de l’acriminalité sexuelle des femmes
est alimenté par des dispositions
légales imprécises et inégalitaires 13,
ainsi que par la persistance de
stéréotypes sexuels qui excluent
les femmes du champ des infractions sexuelles.
Selon l’auteure, ce mythe de
l’a-criminalité serait la conséquence d’une approche et d’un
traitement différentiel de la
criminalité des femmes. Cette
difficulté à se représenter les
femmes criminelles influerait sur
sa prise en compte et sa prise en
13
Comme la définition du viol que l’auteure
considère comme imprécise puisque que
le viol est défini comme « tout acte de
pénétration sexuelle de quelque nature qu’il
soit » (article 222-23 du Code pénal), il
n’est pas précisé s’il s’agit de pénétration
par le sexe ou dans le sexe. Ainsi, une
masturbation ou une fellation sous la
contrainte ne peuvent être légalement entendues comme un viol.
Cahiers du Genre, n° 60/2016
charge effective par le système
judiciaire. La criminalité des
femmes ne serait pas une criminalité stéréotypée car elle présenterait, malgré tout, des spécificités par rapport à la criminalité
masculine. Cette variable ‘sexe’ à
l’origine de ces spécificités jouerait un rôle dans la commission
d’infraction mais surtout dans la
répression de ces infractions.
Catherine Ménabé aborde ici la
seconde partie de son ouvrage,
consacrée à la répression de la
criminalité des femmes, qui est
étudiée en deux temps : les spécificités de la réaction sociale, puis
les spécificités de l’incarcération
des femmes.
L’auteure débute cette seconde
partie en rappelant que les
femmes représentent 15 % des
personnes mises en cause, pour
finir à 10 % des condamnées et à
3 % des détenues. Ainsi, non
seulement les femmes semblent
commettre moins d’infractions
mais elles sont aussi moins sanctionnées. Ce paradoxe s’expliquerait par l’existence d’un traitement judiciaire différentiel en
fonction du sexe. En effet, l’auteure revient sur les connaissances acquises et développées
par des auteurs comme Cesaere
Lombroso, Emile Durkheim,
Gabriel Tarde, Adolphe Quetelet,
ou plus récemment Maurice
Cusson, qu’elle transpose ensuite
aux femmes criminelles. Leur rôle
maternel (femme comme garante
du foyer), leur faiblesse physique
supposée, une socialisation
243
différentielle... sont autant d’éléments qui expliqueraient la moindre participation des femmes à la
criminalité, avec seulement 15 %
des personnes mises en cause.
Ainsi, le sexe féminin serait « un
atout dans la délinquance »
(p. 270), puisque d’une part, il
conditionnerait les femmes dans
une réalité sociale loin de la
criminalité ; d’autre part, il favoriserait la sortie du système
judiciaire. Cependant, pour celles
dont la culpabilité les a conduites
en prison, la prise en charge
pénale est différente de celle des
hommes.
Dans ce dernier chapitre,
l’auteure décrit les conditions de
détention des femmes en les
comparant à celles des hommes.
Plusieurs constats émergent : tout
d’abord, l’isolement des femmes
détenues en raison notamment du
principe de non-mixité et du faible
nombre de femmes incarcérées ;
ensuite, le fait que les hommes
surveillants ne peuvent entrer en
contact direct avec les femmes
détenues, tandis que les femmes
surveillantes peuvent le faire avec
les hommes détenus. Se dessine
ici, la persistance de certains
stéréotypes, comme celui de la
faiblesse des femmes, qui impose
aux femmes de ne pouvoir
bénéficier des mêmes conditions
d’emprisonnement que celles des
hommes. Par ailleurs, l’auteure
rend compte de différences de
salaire carcéral entre les femmes
et les hommes détenu·e·s et des
propositions d’emplois stéréotypés.
244
En effet, ces femmes, à l’instar
des femmes non détenues, bénéficieraient d’un salaire mensuel
de 13 % à 30 % inférieur à celui
des hommes pour un travail
identique. De plus, dans les
maisons de détention, soit les
établissements qui reçoivent les
condamné·e·s à de longues peines,
les activités professionnelles sont
largement stéréotypées tant pour
les hommes que pour les femmes.
On proposera aux femmes de la
couture ou un emploi en centre
d’appel, et aux hommes la
métallerie et l’imprimerie, soit
des métiers considérés comme
plus manuels. On constate ainsi
des conditions d’incarcération
différentes et inégalitaires entre
hommes et femmes, fondées sur
la survivance de stéréotypes
sexuels. Des inégalités qui se
retournent à la faveur des femmes
lorsqu’on se penche sur la maternité des détenues, ces dernières
pouvant, en effet, bénéficier d’une
prise en charge carcérale spécifique en raison de leur rôle
maternel. Une adaptation pénale
qui n’est pour le moment pas proposée aux pères.
Cet ouvrage, issu de la thèse
en droit de Catherine Ménabé, est
construit comme un manuel juridique qui cherche à dresser un
portrait de la délinquance des
femmes en France. Il met en
lumière la particularité ‘subie’ de
la criminalité des femmes, qui
apparaît comme conditionnée par
des stéréotypes de sexe. Une persistance de mythes et d’attentes
Notes de lecture
sociales qui témoignent d’un
rapport social de sexe, problématique dans l’accomplissement
de l’œuvre de justice. On peut
regretter cependant que l’auteure
n’entre pas suffisamment dans la
critique du système judiciaire
genré en France. Néanmoins, sans
pour autant combler le manque
notable de données en matière de
délinquance féminine, le grand
intérêt de l’ouvrage de Catherine
Ménabé est de présenter la réalité
de la délinquance des femmes
encore trop méconnue en France.
Céline Debruille
Doctorante en sociologie,
Université de Perpignan
Julie Lavigne – La traversée de
la pornographie. Politique et
érotisme dans l’art féministe
(2014). Montréal, Remue-ménage, 234 p.
Généralement, même si nous
sommes et nous avons un corps, il
reste que nous avons tendance à
oublier cette entité fondamentalement sociale qui nous permet
d’entrer en relation avec les autres,
de nous construire, d’appréhender
les normes sociales, voire de les
contester 14. De la même manière,
les discours sur la pornographie
et l’érotisme tendent à être plutôt
dichotomiques, divisant l’argumentaire entre une association de
l’explicite et du plaisir charnel
avec la pornographie et un lien
direct entre l’art et le mystère avec
l’érotisme, comme nous avons pu
14
Butler Judith (2009). Frames of War:
When is Life Grievable? London & New
York, Verso.
Cahiers du Genre, n° 60/2016
le voir sur les débats du film
50 nuances de gris paru
récemment 15. C’est justement
une reconstruction de sens autour
de l’érotisme et de la pornographie en proposant un retour à
« la problématique de la représentation du corps féminin »
(p. 18) qui devient la colonne
vertébrale de l’œuvre de Julie
Lavigne.
Composé de huit chapitres bien
fignolés et théoriquement très
solides, ce livre vient chambouler
nos perceptions et préjugés acquis
et répétitifs sur l’érotisme et la
pornographie. Cette œuvre, qui
sait harmoniser théorie féministe,
philosophie et histoire de l’art,
est le résultat de plus de quinze
ans de recherche sur le sujet et
suggère une réconciliation entre
l’érotisme et la pornographie à
partir de l’analyse de certaines
œuvres féministes parues dans les
années 1990. Signalant une brèche
claire dans la théorisation de la
pornographie et de l’érotisme en
rapport avec la théorie féministe
et l’art, l’auteure propose de
combler ce vide : « C’est donc la
problématique de la relation
érotisme/pornographie en conjonction avec la mutation au sein du
mouvement féministe que je
désire étudier dans cet ouvrage »
(p. 22). Pour ce faire, Lavigne
utilise une méthodologie centrée
sur quelques œuvres artistiques :
15
Bonnett Piedad (2015). “Sexo duro,
sexo rosa”. El Espectador. Extrait de
http://www.elespectador.com/opinion/sex
o-duro-sexo-rosa-columna-548117
245
elle préconise donc une approche
plutôt qualitative donnant priorité
aux artistes Carolee Schneemann,
Pipilotti Rist, Annie Sprinkle et
Marlene Dumas.
L’auteure a choisi des œuvres
artistiques qui représentent la
« sexualité de manière explicite »
(p. 16), signifiant que son objectif est de rendre compte des
« emprunts à la pornographie
dans le travail artistique féministe contemporain » (p. 21).
Pour ce faire, elle analyse dans
un premier temps le travail de
Schneemann : Eye Body: 36
Transformative Actions (1962) et
Interior Scroll (1975). Les deux
œuvres sont des performances : la
première donne la centralité au
propre corps nu de l’artiste comme
revendication politique et réappropriation de ce corps féminin,
abordant « l’épineuse question de
l’objectivation de la femme en
art » (p. 96) ; la seconde pièce
d’art « relativise le concept
d’érotisme et de femme érotique »
(p. 117), alors que Schneemann
lit un texte écrit sur un ruban
qu’elle extrait de son vagin durant
la performance, touchant ainsi la
problématique de l’essentialisme.
Dans un deuxième temps, Lavigne
explore une vidéo de l’artiste
suisse Pipilotti Rist, Pickelporno
(1992) : l’œuvre est une vidéo de
douze minutes qui montre les
relations corporelles entre deux
protagonistes où les images montrant les caresses se mêlent à des
captations visuelles de la nature
utilisant l’humour et « visant à
246
dédramatiser le discours autour
de la sexualité, de l’érotisme et
de la pornographie » (p. 144). La
troisième artiste analysée est
Annie Sprinkle avec sa vidéo The
Sluts and Goddesses Video
Workshop (1992) que Lavigne
qualifie d’hybride. Il s’agit d’une
vidéo artistique mais aussi didactique « d’éducation sexuelle pour
femmes et un manifeste féministe
prosexe » (p. 159) où Sprinkle
vise l’épanouissement et la transformation des pratiques sexuelles
féminines à partir de ses témoignages sur sa propre vie sexuelle.
Finalement, les dernières œuvres
étudiées sont celles de Marlene
Dumas, Porno Blues et Porno as
Collage (1993) : dans les deux
cas, ce sont six lavis d’encre sur
papier qui ont été peints à partir
de photographies existantes
(p. 183) et à partir desquelles
Lavigne travaille les notions
d’abjection, d’ambiguïté des sexes
et de transgression de la norme
identitaire.
Le livre est divisé en deux
sections : une première, plus
théorique, vient présenter les distinctions historiques entre pornographie et érotisme, où l’auteure
insiste sur les discours antipornographiques de certains courants féministes. Cette section
présente également les apports (et
limitations contextuelles) de
Georges Batailles à la compréhension de l’érotisme en plus
d’aborder, dans le chapitre 3,
l’importance de la notion de fantasme dans la conceptualisation
Notes de lecture
de la pornographie, se fondant
notamment sur des auteures
comme Judith Butler et Jessica
Benjamin. Finalement, cette section
s’achève avec une réarticulation
du binôme pornographie-érotisme
où l’auteure tente d’aborder la
pornographie sans jugement de
valeur et nous invite plutôt à la
comprendre comme faisant partie
de l’érotisme, comme étant de
« nature érotique » dans le
contexte occidental (p. 88).
La deuxième section fait
l’étude de quatre artistes qui,
selon Lavigne, ont su repousser
les limites de la pornographie en
déconstruisant le régime hétéronormatif des représentations
traditionnelles de celle-ci, qui
sont le plus souvent axées sur le
plaisir masculin extériorisé par
l’éjaculation. Elle plonge d’abord
dans l’univers de l’Américaine
Carolee Schneemann qu’elle
considère comme une pionnière
pour son étude sur l’art féministe
et le rapport au corps, puis elle
analyse aussi les bandes vidéo
d’Annie Sprinkle et Pipilotti Rist
et démontre que celles-ci imitent
« la norme sexuelle que représente la pornographie afin de la
subvertir » (p. 206). Finalement,
et je dirais de manière très
rigoureuse, Lavigne examine les
peintures, qui sont en fait réalisées
à partir de vraies photographies,
de la Sud-africaine Marlene
Dumas. À travers ces œuvres, elle
exprime une forte critique du
phallocentrisme de la pornographie et des inégalités qui la
Cahiers du Genre, n° 60/2016
composent en rapport avec les
luttes de pouvoir qui la façonnent
et perpétuent un érotisme féminin
restrictif. De là, elle établit l’importance de l’intersubjectivité :
en démontrant que Dumas réduit
« la distinction entre le sujet et
l’objet sexuel » (p. 209), elle met
l’accent sur les capacités de
transgression et affirme que « la
pornographie représente la limite
discursive ou une forme d’interdit
ou plutôt de limite sexuelle qui,
lorsque transgressée ou traversée,
fait chavirer la représentation
dans l’érotisme » (p. 210).
Dans sa réflexion critique sur
l’essentialisme et l’objectivation
du sexe féminin dans la pornographie, et face à une certaine
attitude généralisée de dépréciation de la pornographie par
rapport à l’érotisme, l’auteure
conclut avec une confrontation de
trois théoriciennes du genre très
importantes pour son argumentaire : Luce Irigaray, Judith
Butler et Rosi Braidotti. Afin de
soutenir son point sur la métapornographie, Lavigne souligne :
« Bien que ces trois dernières
féministes pensent l’imitation de
manières très diverses, elles
convergent sur un point : l’imitation est le seul moyen intelligible pour transformer la société
patriarcale et hétérosexiste »
(p. 206). En se basant sur l’imitation, Lavigne analyse comment
cette réitération vient opérer un
déplacement de ce dispositif traditionnel de la pornographie vers
une critique artistique et féministe.
247
Elle vient donc marquer le point
tournant de son œuvre, c’est-àdire la capacité des œuvres
présentées à subvertir la norme
patriarcale et phallocentrique de
la pornographie, par un excès de
représentation du corps et du
désir féminin.
L’auteure nous laisse un peu
sur notre faim : bien qu’elle explique clairement dans son analyse des œuvres d’art comment
celles-ci contestent le phallocentrisme de la pornographie, elle
ne délimite pas clairement ce
qu’elle entend par métapornographie mise à part les dernières
pages du livre. Bien qu’elle laisse
entrevoir une certaine réponse en
proposant une radicalisation de la
pornographie pour justement transformer les normes patriarcales en
vigueur en relation avec la représentation visuelle, à mon avis,
elle n’éclaire pas suffisamment ce
que pourrait être ce cadre théorique qui tente de se démarquer
de la post-pornographie. Peutêtre aussi nous laisse-t-elle tracer
notre propre traversée de la
pornographie car il ne fait pas de
doute que le livre nous permet de
réfléchir non seulement aux
cadres de formation, d’émergence
et de persistance de l’érotisme et
de la pornographie à travers des
normes, mais aussi nous propose
de repenser notre propre relation
avec le désir et la sexualité.
Même si l’auteure laisse délibérément un point interrogatif, elle
semble invoquer les lecteurs et
lectrices à une réflexion critique
248
Notes de lecture
de la pornographie à partir de la
pornographie elle-même ; par
l’excès pornographique visuel
que ces femmes artistes utilisent
dans leurs œuvres, Lavigne tente
de montrer qu’il est possible que
la pornographie ait « un discours
sur son medium » 16. Il s’agit
d’une sorte de radicalisation des
normes centrées sur le sexe
masculin pour revendiquer une
subversion de la norme, une
perception plus holistique de la
sexualité et du désir féminin.
Priscyll Anctil Avoine
Professeure et chercheure,
Universidad Santo Tomás
et Universidad Industriel
de Santander (Colombie)
Jacqueline Laufer – L’égalité
professionnelle entre les femmes
et les hommes
(2014). Paris, La Découverte « Repères.
Sociologie », 127 p.
Comme l’exige la collection,
ce livre est en même temps le
plus complet et le plus clair
possible, alliant, de la part de son
auteure, une écriture serrée et une
très grande amplitude de références. Une quinzaine d’encadrés
alimentant surtout les deux premiers chapitres aident le lecteur
et la lectrice par des mises au
point sur des sujets juridiques ou
16
Lavigne Julie (2007). « Érotisme féministe
en art ou métapornographie. Le sexe selon
Carolee Schneemann, Annie Sprinkle, et
Natacha Merritt ». Symposium: Canadian
Journal of Continental Philosophy, vol. 11,
n° 2.
sémantiques, rendant le livre
facile à utiliser, pédagogique.
L’ouvrage est divisé en quatre
chapitres, une introduction et une
conclusion.
L’introduction fait état de la
situation actuelle et rappelle les
écarts, en pourcentage et niveau
de rémunération, existants entre
hommes et femmes en France. Et
les stéréotypes et normes sociales
diffuses qui, aux yeux de certains,
les justifient.
Ceci posé, le premier chapitre
examine les évolutions législatives qui se sont produites depuis
1970 (gouvernement ChabanDelmas), avec une première loi
sur l’égalité de rémunération pour
des responsabilités similaires,
suivie par une série de lois portant sur le même thème, parfois
élargi (lois de 1983, de 2001, de
2006, de 2010, de 2012).
Cette succession de lois sur
l’égalité professionnelle donne
l’impression d’un schéma sartrien
avec un projet constant, celui de
l’égalité, mais un pratico-inerte
compact sur lequel il faut constamment revenir à la charge pour
espérer obtenir des résultats.
Modifier constamment la loi, pour
lui donner plus de force, d’étendue
et d’effectivité dans son effort de
transformer les mœurs.
Dans les trois chapitres suivants,
Jacqueline Laufer examine les
raisons de ce pratico-inerte en
analysant les principes juridiques
avancés pour faire évoluer les
lois dans le sens désiré, puis
l’attitude des acteurs majeurs
Cahiers du Genre, n° 60/2016
contribuant à créer des dynamiques de leur application (l’État,
l’entreprise, le syndicat). Enfin
elle se concentre sur un des acteurs,
l’entreprise, et analyse les accords
par lesquels elle se lie avec la
société pour plus d’égalité.
La mise en œuvre du cadre
juridique français, nous dit-elle,
doit beaucoup à la Communauté
européenne : durant un demisiècle qui va du traité de Rome de
1957 au traité de Lisbonne de
2007, les égalités de droit, économiques et sociales seront constamment présentées par elle comme
des buts à atteindre.
L’auteure juge d’importance le
déplacement de la charge de la
preuve en matière de discrimination ou de harcèlement : que ce
soit à l’employeur de faire la
preuve de l’inanité de l’accusation
par l’employée. Un autre élément
majeur pour elle, dans la dynamique de réduction de l’inégalité
entre les sexes, est le fait de
cesser de considérer les femmes
comme le ‘sexe faible’ en supprimant les lois protectrices du
familialisme de la seconde moitié
du XXe siècle, telle l’interdiction
du travail de nuit. Une bienveillance perverse au sens de
Machiavel qui nourrirait les
stéréotypes inégalitaires et mérite
de disparaître. Mais, disposition
légale longue et difficile à éradiquer, puisqu’inscrite dans les
conventions collectives.
Jacqueline Laufer insiste sur
l’importance du troisième programme d’action (1991-1999) de
249
la Communauté européenne, dite
de « Gender Mainstreaming »,
analysé dans le n° 44 de cette
revue, visant à ce que ni l’éducation, ni le recrutement, ni la formation permanente ou la promotion ne contiennent des traits
conduisant à l’inégalité professionnelle. Et que l’organisation
du temps de travail soit évaluée
au prisme de la relation sexuée.
Nous sommes, ensuite, invité·e·s
à suivre les déclinaisons de ces
principes dans le droit français.
Pour ce faire, nous devrions
accepter d’importantes distinctions
sémantiques dans les développements de l’action juridique,
comme la différence entre égalité,
parité, mixité et équité. Distinctions
qui semblent imposer la création
d’une expertise, nécessaire aux
yeux de l’auteure pour lutter avec
efficacité contre la discrimination
sexuée.
Le troisième chapitre étudie
l’action passée et présente des
principaux acteurs français pouvant intervenir dans le domaine
de l’égalité. L’État d’abord, dont
Jacqueline Laufer affirme qu’il
cautionne un féminisme d’État.
Féminisme qui se traduirait dans
la création d’instances comme le
Haut conseil à l’égalité. Elle nous
demande de nous souvenir de la
création, dès 1972, du Comité du
travail féminin où travailleront
les premières féministes universitaires comme Madeleine Guibert
ou Andrée Michel.
Elle remémore la naissance,
plus tard, de la HALDE (Haute auto-
250
rité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité) remplacée
désormais par le Défenseur des
droits. Puis, en parallèle de ce
dynamisme central, les attitudes
des deux autres acteurs institutionnels : les syndicats, dont elle
décrit à la fois la lente féminisation des dirigeants et la prise en
compte tout aussi progressive des
discriminations sexuées. Puis les
organisations économiques et
administratives. Elle réservera son
quatrième chapitre à l’analyse du
monde entrepreneurial, se contentant, dans celui-ci, de rappeler les
accords tripartites en vue de la
promotion des discriminé·e·s, ainsi
que la constitution de mesures
institutionnelles visant à créer
l’expertise qu’elle appelait de ses
vœux dans le chapitre précédent.
Le quatrième chapitre analyse
les différentes méthodes, mises
en place par les entreprises et le
secteur public, sous l’impulsion
des organisations mêmes ou d’un
régulateur-contrôleur extérieur,
pour atteindre l’objectif de
l’égalité. Les accords d’entreprise
ou de branche dans le domaine
privé, ou d’administration dans la
fonction publique, sont scrupulesement rappelés et commentés.
On passerait ici du pratico-inerte
sartrien au mythe de Sisyphe,
parfois avec quelques résultats
encourageants, quand on constate
qu’en 2009, 70 % des entreprises
du CAC 40 avaient un ‘accord
égalité’.
Bref, un livre très documenté,
clair et pédagogique, prêt à
Notes de lecture
nourrir de références et de faits
des générations d’étudiant·e·s en
études de genre et à rappeler au
public intéressé cette tendance
vers l’égalité qui reste, comme le
souligne Jacqueline Laufer dans
sa dernière phrase, l’enjeu d’un
perpétuel combat.
Pierre Tripier
Sociologue
Isabelle Attané, Carole
Brugeilles, Wilfried Rault (eds)
– Atlas mondial des femmes, les
paradoxes de l’émancipation.
(2015). Paris, Autrement « Atlas/Monde »,
96 p.
C’est un tout nouvel Atlas
mondial des femmes, tant sur la
forme que sur le fond, qu’ont
dirigé Isabelle Attané, Carole
Brugeilles et Wilfried Rault, en
partenariat avec l’Institut national
d’études démographiques (Ined).
Les auteur·e·s y ont pris le parti
de traiter moins de thématiques
que dans l’ouvrage précédent,
pour problématiser et condenser
davantage les sujets abordés. En
effet, la publication de 2003, traduction de l’ouvrage de la géographe états-unienne Joni Seager,
abordait des thématiques en
apparence plus diverses (l’Atlas
est passé de 128 à 96 pages),
mais offrait une approche chiffrée
assez brute et segmentée, où les
illustrations prenaient largement
le dessus sur les explications. Cet
ouvrage, qui n’est pas une réédition mais un travail collectif
original, dilue ainsi certains thèmes,
pour en aborder d’autres inédits,
Cahiers du Genre, n° 60/2016
mais offre surtout un panorama
actualisé, condensé et nécessaire,
suivant les évolutions conceptuelles et lexicales récentes. On
découvre ainsi un atlas où les
illustrations de Cécile Marin travaillent de concert avec les explications de vingt-cinq spécialistes,
dans un équilibre visuel qui
réussit le pari du graphisme sobre
mais coloré.
Chaque double-page est rédigée par une personne spécialiste,
souvent sociologue ou démographe, telle une multitude de
fiches approfondies et synthétiques, au plus près des interrogations contemporaines sur la
situation des femmes. Elle s’appuie
pour ce faire sur les données
statistiques et démographiques
nationales et internationales, tout
autant que sur des faits historiques
et juridiques. Loin des oppositions binaires simplificatrices, les
graphiques, cartes et chronologies
se répondent et se complètent,
comparant les situations entre
femmes et hommes, selon les
générations et les classes sociales,
et à différentes échelles (nationale,
avec certains zooms sur la France,
régionale, mondiale). Si l’on peut
constater des avancées pour les
femmes dans certains domaines
ou parties du monde (sur les droits
politiques ou l’indépendance
économique), les mêmes domaines
peuvent ailleurs être en recul ou
en stagnation. De nouveaux problèmes plus insidieux (orientation
dans l’enseignement supérieur,
reconnaissance sportive ou artis-
251
tique) apparaissent parfois là où
on croyait l’égalité atteinte, tandis
que les avancées globales obtenues jusqu’en 1995 avec la dernière grande conférence mondiale
des femmes de Beijing, ont depuis
lors laissé place à des réactions
conservatrices, ce que les courants
féministes appellent couramment
backlash. C’est à toutes ces
situations complexes et ambiguës
que fait écho le sous-titre, « Les
paradoxes de l’émancipation ».
L’ouvrage se divise en cinq
grands chapitres qui suivent une
logique transversale plutôt que
strictement thématique, ce qui
explique la limitation apparente
du nombre de sujets traités. La
première partie s’intitule ainsi
logiquement « Disposer de son
corps », puisque c’est là le
droit le plus fondamental des
individu·e·s, condition nécessaire
pour obtenir tous les autres. On y
débat de la composition générale
de la population à l’échelle
mondiale et de ses variations
régionales, telles que la surreprésentation des garçons en Asie,
due à la surmortalité des filles et
aux avortements sélectifs. Les
femmes vivent cependant en
moyenne plus longtemps que les
hommes, bien que cela soit généralement dans de moins bonnes
conditions, phénomène aggravé
dans les classes ouvrières. On
traite ensuite des questions reproductives, avec la contraception,
le droit à l’avortement, la mortalité maternelle et les soins pendant la grossesse et l’accouche-
252
ment. Le chapitre s’achève sur les
violences sexistes et sexuelles,
principalement analysées à
l’échelle européenne pour des
questions de définitions (viol,
fémicide) ou spécifiquement localisées en Afrique dans le cas des
mutilations génitales.
Continuant sur les questions
de droit à disposer de son corps,
le chapitre suivant sur la sphère
privée débute avec la sexualité
(notamment l’homosexualité
féminine, mais aussi la sexualité
des femmes ménopausées), puis
traite de la mise en union et de
ses conséquences (transmission du
nom de famille, prise en charge
de la dépendance des personnes
âgées). La troisième partie se
penche quant à elle sur la socialisation et les stéréotypes, en particulier les différenciations qui
sont faites dès l’enfance entre
garçons et filles. Ainsi, si la
scolarisation de ces dernières a
largement progressé et qu’elles
ont en moyenne de meilleurs
résultats que les garçons, elles
subissent encore des discriminations importantes concernant
leur orientation et la longueur de
leurs études. De manière universelle, les femmes sont reléguées à
quelques domaines professionnels, encore largement sousreprésentées dans les médias et la
production de films, alors qu’elles
sont davantage poussées à avoir
des activités culturelles. Ces
différences de socialisation sont
particulièrement évidentes lorsqu’on se penche sur les activités
Notes de lecture
sportives et la construction des
corps, où les idéaux esthétiques
sont totalement soumis à des
normes de genre.
Des stéréotypes ancrés, bien
que variables dans le temps et
l’espace, expliquent en grande
partie les inégalités flagrantes
encore présentes dans la sphère
économique à l’égard des femmes.
Cela nous amène ainsi au
chapitre 4, traitant de « Travail et
(in)dépendance économique ». Si
l’accès à l’emploi rémunéré
progresse partout, les femmes
perçoivent encore des salaires
moindres et sont davantage exposées à la précarité et à la pauvreté.
Il est notamment attendu d’elles
une articulation particulière avec
la vie familiale, qui contribue au
phénomène de ‘plafond de verre’.
Un intéressant calcul du coût du
travail domestique est ainsi proposé. D’autres phénomènes les
désavantagent, comme le moindre
droit à hériter et à accéder à la
propriété encore en place dans de
nombreux pays.
Le dernier chapitre explique
les avancées de la lutte contre les
inégalités. Retraçant l’histoire des
grands mouvements de femmes,
des conventions internationales,
des luttes pour les droits et des
acquis actuels, il offre une vision
un peu plus optimiste, bien qu’il
s’intéresse aussi au plafond de
verre politique. Enfin, il s’interroge sur la possibilité de mesurer
les inégalités de genre à travers
un indice synthétique, ce qui
reste encore complexe, malgré
Cahiers du Genre, n° 60/2016
des affinages successifs et récents
dans ce domaine.
Cet ouvrage pouvant être lu
d’un bout à l’autre ou feuilleté au
fil d’interrogations ponctuelles,
celles et ceux désirant aller plus
loin regretteront sans doute l’absence d’annexes, en particulier
d’une bibliographie véritablement
thématique détaillée et d’un index
qui serait plus qu’utile lorsqu’une
approche transversale est privilégiée. Un bémol important peut
aussi être apporté au fait que nulle
part ne sont discutées en profondeur les définitions de ‘genre’,
‘femme’ et ‘homme’, gardant ainsi
une approche des différences de
sexe qui peut sembler binaire
voire naturalisante, alors que les
études de genre cherchent justement à démontrer l’aspect socialement construit de ces concepts et
leur disposition sur un continuum
253
biologique (en incluant notamment
les personnes intersexuées). Enfin,
si la situation des femmes homosexuelles est abordée, évitant une
approche totalement hétérocentrée,
l’ouvrage traite cependant uniquement des femmes cisgenres,
passant complètement à côté de
la question des personnes trans.
On peut toutefois conclure que
les éditions Autrement proposent
encore une fois un atlas riche,
contemporain et plaisant à l’œil,
s’adressant à un public large,
comprenant toutes les personnes
qui s’intéressent aux questions
d’inégalités de genre, qu’elles
soient ou non spécialistes de ces
questions.
Lucile Biarrotte
Doctorante au Lab’Urba,
École doctorale Ville,
Transports et Territoires,
Université Paris-Est