Contractualiser la protection sociale pour la rendre plus efficace ?

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Contractualiser la protection sociale pour la rendre plus efficace ?
Contractualiser la protection sociale pour la rendre plus efficace ?
Au milieu du siècle dernier, nombreux étaient les privatistes à dénoncer la colonisation de
« leur » droit par le flot sans cesse croissant des réglementations intrusives émanant des
pouvoirs publics. En 1959, le grand civiliste français René Savatier disait ainsi craindre que
les progrès de « l’étatisation » n’engendrent « des hommes dûment préfabriqués, conditionnés
et standardisés » qui n’auraient plus « aucun besoin de droit civil »1. Depuis, la conjoncture
historique semble s’être retournée, puisqu’aujourd’hui, on le sait, ce sont à l’inverse les
publicistes qui en viennent à se poser la question existentielle : le droit public existe-t-il
(encore) ? Ebranlé dans ses fondements par l’importation des techniques (que l’on croyait)
propres au droit privé, le droit public verrait ses traits constitutifs originaires s’estomper peu à
peu. Au premier rang des basculements les plus symptomatiques, le contrat serait presque en
passe de supplanter l’acte unilatéral comme mode d’intervention de droit commun de
l’autorité publique.
Cette mutation de forme se double bien entendu d’enjeux politiques considérables. Pour le
dire en un mot, désormais ce n’est plus tant l’étatisme envahissant, l’excessive excroissance
de l’appareil public que l’on craint, que son reflux, voire sa capitulation, devant les forces du
marché. A ce jour, cette crainte s’est manifestée principalement dans le champ du droit
administratif de l’économie, où les publicistes observent avec quelque inquiétude feu nos
services publics monopolistiques se muer, généralement au nom de l’impératif d’efficacité, en
entreprises tenues à la fois d’affronter la concurrence de leurs nouveaux rivaux privés et de
continuer à accomplir certaines missions d’intérêt général. C’est que la généralisation du
recours au contrat qui matérialise cette évolution (contrats de gestion, marchés publics,
partenariats public-privé,…) est souvent suspectée d’encourager une forme de
« marchandisation » larvée des services publics, par l’introduction en leur sein d’une logique
de rentabilité étrangère à leur raison d’être.
Cette brève contribution entend attirer l’attention sur la montée en puissance de la figure du
contrat dans un champ particulier du droit public – souvent quelque peu délaissé par les
publicistes d’ailleurs – : le droit de la sécurité sociale2. Depuis une dizaine d’années, on
assiste en effet à une certaine contractualisation du service public de la sécurité sociale. Le
phénomène se manifeste dans deux directions bien distinctes. La première est la
contractualisation de la gestion des divers organismes publics de sécurité sociale : aux fins de
garantir la bonne exécution de leurs missions, ces organismes sont désormais amenés à
négocier avec l’Etat à échéances périodiques un contrat, dans lequel sont précisés les
engagements réciproques de chacune des parties en termes d’objectifs et de moyens. La
seconde direction dans laquelle opère la dynamique de contractualisation est la
contractualisation des prestations octroyées par les institutions de sécurité sociale, puisque le
bénéfice des allocations de remplacement tend à être conditionné à la conclusion d’une
convention individuelle entre l’usager et l’administration compétente.
1
R. SAVATIER, Les métamorphoses économiques et sociales du droit privé d’aujourd’hui, t. II, L’universalisme
renouvelé des disciplines juridiques, Paris, Dalloz, 1959, n° 25, p. 45.
2
Le rattachement de principe du droit de la sécurité sociale à la grande famille du droit public a suscité plus
d’attention dans la doctrine française que belge : voy. p. ex. R. DONNADIEU, « Droit public et droit social en
matière de sécurité sociale », Droit social, 1991, n° 3, dossier « Droit public et droit social », p. 231-240.
1
Nous laisserons ici de côté la première problématique, qui a déjà fait l’objet de plusieurs
études3, dans la mesure où elle ne présente sans doute guère de spécificités fondamentales au
regard des autres formes de contractualisation de la gestion des organismes publics. Les
quelques pages qui suivent sont donc exclusivement consacrées à la question de la
contractualisation des prestations sociales proprement dites. Nous commencerons d’abord par
décrire cette mutation des formes de l’action publique en matière de protection sociale (I).
Ensuite, nous passerons brièvement en revue les principales critiques qui lui sont adressées
(II). Enfin, tout en prenant pleinement acte de ces critiques, nous tenterons alors d’indiquer
les virtualités plus positives que n’en porte peut-être pas moins aussi la contractualisation des
prestations sociales, à côté des « dérives » possibles (III).
I. La contractualisation des prestations sociales – De l’Etat-providence à l’Etat social
actif
Deux réformes récentes du droit belge de la sécurité sociale témoignent particulièrement bien
de l’irruption de la technique contractuelle au cœur des dispositifs de protection sociale. La
première relève du champ de l’aide sociale, la seconde de celui de la sécurité sociale au sens
strict.
En 2002, tout d’abord, le droit au minimum de moyens d’existence, que l’on appelait
couramment « minimex », a été remplacé par le droit à l’intégration sociale4, qui consiste
principalement en l’octroi d’un revenu d’intégration, lequel peut être assorti – et c’est ceci la
(relative) nouveauté5 – d’un projet individualisé d’intégration sociale. Lorsque tel est le cas,
l’intéressé doit conclure avec le centre public d’aide sociale – entretemps rebaptisé, et c’est
évidemment révélateur, centre public d’action sociale6 – un contrat, aux termes duquel il
prend certains engagements : rechercher un emploi, suivre une formation, trouver un
logement, accomplir certaines démarches administratives, etc. Ce faisant, l’objectif
revendiqué par le législateur est de garantir aux bénéficiaires de l’aide sociale, au-delà d'une
indemnisation purement passive, le droit à une existence « responsable ». Le non-respect par
l’intéressé, « sans motifs légitimes », des obligations consignées dans le contrat contenant un
projet individualisé d’intégration sociale est susceptible d’entraîner la suspension totale ou
partielle du versement du revenu d’intégration pour une durée d’un mois.
3
Sur le cas belge, voy. P. QUERTAINMONT, « La technique du ‘contrat d’administration’ en vue de
‘responsabiliser’ les organismes de sécurité sociale : panacée ou placebo ? Commentaire de l’arrêté royal du 3
avril 1997 », A.P.T., 1998, p. 277-293 ; P. VAN DER VORST, « Les institutions publiques de sécurité sociale
(parastataux sociaux) et la réforme de la fonction publique belge – Modernisation-responsabilisation – De Nora à
Copernic », A.P.T., 2001, p. 177-195 ; R.B.S.S., 2005, n° 3, dossier « Contrats d’administration », p. 379-505.
4
Loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l’intégration sociale, M.B., 31 juillet 2002. Sur cette loi, voy., parmi
d’innombrables références, Vers le droit à l’intégration sociale (sous la dir. de M. Bodart), Bruxelles, La Charte,
coll. « Droit en mouvement », 2002.
5
« Relative » écrivons-nous, car le projet individualisé d’intégration sociale trouve en réalité son origine dans la
loi du 12 janvier 1993 contenant un programme d’urgence pour une société plus solidaire, mais peu importe ici.
6
Loi du 7 janvier 2002 modifiant la loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d’aide sociale en vue de
modifier la dénomination des centres publics d’aide sociale, M.B., 23 février 2002.
2
Deux ans plus tard, la réglementation du chômage à son tour a fait l’objet d’une importante
réforme7. Le gouvernement est parti du constat que l’Office national de l’emploi (ONEm)
avait dans les faits plus ou moins renoncé à vérifier la disponibilité des chômeurs pour le
marché de l’emploi, de telle sorte que ceux-ci, une fois admis au bénéfice des allocations,
n’étaient plus guère incités à chercher à sortir du chômage, pas plus qu’ils n’y étaient aidés.
Désormais, il est demandé au chômeur non plus uniquement de rester « disponible » pour le
marché du travail mais de « rechercher activement un emploi ». Le respect de cette obligation
nouvelle est vérifié au moyen d’une procédure de suivi relativement complexe. Après l’envoi
d’un avertissement écrit, l’ONEm convoque le chômeur pour un entretien lors duquel un
agent « facilitateur » évalue les efforts qu’il a fournis pour s’insérer sur le marché du travail.
En cas d’évaluation négative, l’intéressé est amené à consigner dans une convention
individuelle conclue avec l’ONEm un certain nombre d’engagements concrets, dont le respect
est évalué lors d’un entretien ultérieur. En cas de nouvelle évaluation négative, l’allocation de
chômage peut être temporairement réduite ou suspendue au titre de sanction.
Pour le moins controversées, ces deux réformes ont été l’une et l’autre explicitement inspirées
par le nouveau référentiel politico-idéologique de l’Etat social « actif »8. Qu’est-ce à dire ?
Comme le suggère la sémantique de l’expression, les promoteurs de l’Etat social actif
insistent sur l’importance d’« activer » la protection sociale, de « responsabiliser » davantage
les allocataires sociaux, de réarticuler « droits et devoirs », afin de sortir l’Etat-providence de
l’ornière assistancielle dans laquelle il se serait enlisé. Les pouvoirs publics, est-il avancé,
devraient adopter en matière de politique sociale un rôle moins résigné et plus « proactif » face
à la survenance des risques sociaux. Corrélativement, les allocataires sociaux ne pourraient
plus être réduits au seul statut de titulaires de droits subjectifs à opposer à la collectivité, mais
devraient en outre contribuer activement à la réalisation de leurs droits et se faire ainsi acteurs
de leur propre émancipation. Tous les pays industrialisés connaissent aujourd’hui des
réformes inspirées par ces lignes directrices, même si les modalités de mise en œuvre pratique
de celles-ci divergent parfois substantiellement d’un système de protection sociale à l’autre9.
Juridiquement, l’impératif de la responsabilisation des bénéficiaires opère par la
contractualisation des prestations de sécurité sociale : comme on le voit dans nos deux
exemples, l’allocataire social est amené à consigner un certain nombre d’engagements dans
une convention individuelle conclue avec l’administration, dont le non-respect est susceptible
d’entraîner la déchéance du bénéfice des prestations. Ainsi érigé en véritable « passeport pour
l’accès aux droits sociaux »10, c’est sans doute ce recours à la technique contractuelle qui
constitue le marqueur juridique le plus net de l’Etat social actif.
7
Arrêté royal du 4 juillet 2004 portant modification de la réglementation du chômage à l’égard des chômeurs
complets qui doivent rechercher activement un emploi, M.B., 9 juillet 2004, 2ème éd. Pour un commentaire, voy.
B. GRAULICH et P. PALSTERMAN, « Le ‘contrôle des chômeurs’ – Commentaire de l’arrêté royal du 4 juillet 2004
portant modification de la réglementation du chômage à l’égard des chômeurs complets qui doivent rechercher
activement un emploi », Chron. D.S., 2004, p. 489-499.
8
Pour une introduction critique au concept d’Etat social actif, je me permets de renvoyer à D. DUMONT, « Vers
un Etat social ‘actif’ ? », J.T., à paraître en février 2008, dont quelques éléments sont repris ici.
9
Pour un aperçu comparé, voy. notamment P. DUFOUR, G. BOISMENU et A. NOËL, L’aide au conditionnel – La
contrepartie dans les mesures envers les personnes sans emploi en Europe et en Amérique du Nord,
Bruxelles/Montréal, P.I.E.-Peter Lang/Presses de l’Université de Montréal, coll. « Travail & société », 2003.
10
Pour reprendre le titre du dernier ouvrage du centre Droits fondamentaux & lien social des Facultés
universitaires Notre-Dame de la Paix de Namur : Un nouveau passeport pour l’accès aux droits sociaux : le
contrat (sous la dir. de H.-O. Hubert), Bruxelles, La Charte, coll. « Droit en mouvement », 2006.
3
Sur le plan de la forme même des droits sociaux, alors que la logique indemnitaire et
réparatrice caractéristique de l’Etat-providence faisait principalement dépendre l’octroi des
prestations sociales de la seule appartenance antérieure à une méta-catégorie juridique – le
collectif des travailleurs cotisants dans le cas du chômage, la citoyenneté dans celui de l’aide
sociale résiduaire –, leur contractualisation a pour effet de les faire davantage dépendre de
contre-prestations individuelles attendues pour l’avenir11.
Le passage de l’acte unilatéral au contrat dans l’action sociale, pour pasticher le titre de
l’ouvrage bien connu de Michel Pâques12, marque ainsi l’amorce d’une inflexion notable des
techniques de l’Etat-providence : aux prestations indemnisatrices standardisées, succéderaient
les interventions négociées taillées sur mesure – ou du moins se présentant comme telles –
pour le bénéficiaire et ses caractéristiques personnelles. Autrefois ignoré dans ses spécificités
et subsumé dans les catégories homogénéisantes de l’administration, l’individu fait de la sorte
son entrée à proprement parler dans les politiques sociales. Pour le pire comme pour le
meilleur ?
II. Contractualisation, précarisation ?
Il faut se poser la question : que penser de cette intrusion des figures de l’individu et du
contrat dans le champ des politiques sociales ? A cet égard, la tonalité qui domine chez la
plupart des observateurs est plutôt l’inquiétude, voir la franche opposition13. Leurs mises en
garde et leurs arguments critiques à l’encontre du projet d’Etat social actif et de ses premières
réalisations méritent indéniablement un examen attentif.
D’abord, si la contractualisation des prestations poursuit l’objectif, a priori louable, de
remobiliser l’allocataire social, de l’amener à se départir de la posture d’assisté, sa mise en
œuvre n’en risque pas moins, en pratique, de faire dépendre le bénéfice des droits sociaux
fondamentaux de l’accomplissement d’engagements divers difficiles à honorer pour les
« bénéficiaires » les plus fragilisés par la disqualification sociale. Par la mise sous condition
accrue des allocations de remplacement, l’allocataire social serait paradoxalement sommé de
s’émanciper tout en n’étant plus assuré de bénéficier des moyens matériels élémentaires
d’assurer sa subsistance. Partant, alors que l’Etat-providence s’est construit sur la notion de
risque social, dont la survenance aléatoire est assumée solidairement, le projet d’Etat social
actif pourrait entraîner une hypertrophie de la responsabilité individuelle dans la prise en
charge du risque et un déclin corrélatif du principe de solidarité. Un tel glissement serait pour
le moins contestable, car il conduirait à imputer aux victimes de l’exclusion la responsabilité
d’une situation sur laquelle elles n’ont bien souvent que peu de prise.
Ensuite, si la personnalisation du service public de la sécurité sociale peut s’avérer bénéfique
par rapport à la distribution anonyme de prestations standardisées, elle n’en risque pas moins
d’engendrer un certain arbitraire. Aux droits catégoriels délivrés dès la réunion de certaines
conditions objectives se substitueraient des faveurs et des privilèges octroyés plus ou moins
discrétionnairement, en fonction de la capacité de l’allocataire social à convaincre son
interlocuteur-contrôleur qu’il mérite « vraiment » d’être admis au bénéfice de l’aide publique.
11
Sur ceci, voy. les fines analyses de R. LAFORE, « Le contrat dans la protection sociale », Droit social, 2003, n°
1, « Un nouveau droit social ? », p. 105-114, p. 111.
12
M. PAQUES, De l’acte unilatéral au contrat dans l’action administrative, Bruxelles, Story-Scientia, 1991.
13
Voy. notamment L’Etat social actif – Vers un changement de paradigme ? (sous la dir. de P. Vielle, P. Pochet
et I. Cassiers), Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, coll. « Travail & société », 2005.
4
A cet égard, la contractualisation des prestations pourrait donc encore accroître le différentiel
de ressources déjà présent ex ante, au sens où elle bénéficierait surtout aux individus les
mieux dotés en capital psycho-social, capables plus que les autres d’en tirer parti. A cela,
s’ajoutent encore les effets de stigmatisation et le redoublement du contrôle social que risque
de produire le ciblage des prestations, tant ajuster celles-ci aux spécificités des personnes
prises en charge sert trop souvent de prétexte pour justifier de substantielles immixtions dans
leur vie privée…
Enfin, dans le prolongement, c’est plus spécifiquement l’intrusion de la figure juridique du
contrat dans les droits sociaux qui est sérieusement questionnée. En effet, quel consentement
« libre et éclairé » est en mesure d’exprimer un allocataire social à l’évidence engagé dans
une relation foncièrement asymétrique avec les autorités publiques ? Puisque c’est justement
en raison de sa précarité qu’il est en situation de demandeur d’aide, l’allocataire risque d’être
de facto contraint d’accepter les diverses mesures qui lui sont soumises par ces « nouveaux
magistrats du social » que sont (forcés d’être) les travailleurs sociaux contemporains14. A
l’excessive conditionnalisation des droits sociaux et au danger de traitement arbitraire des
usagers, s’ajoute ainsi dans la liste des griefs opposés à la contractualisation de la sécurité
sociale le caractère pour le moins déséquilibré de la relation de soi-disant négociation.
On le voit, les questions politiques et juridiques que soulève l’irruption du médium
contractuel au sein des prestations de sécurité sociale diffèrent nettement de celles que suscite
en général la contractualisation des rapports entre les pouvoirs publics et leurs partenaires
privés. La crainte, ici, n’est pas tant que les premiers soient asservis aux exigences des
seconds que l’inverse, compte tenu de ce qu’en l’occurrence les « partenaires » privés dont il
est question ne sont pas de puissantes entreprises en quête de profit mais des allocataires
sociaux aux parcours de vie souvent chaotiques. Partant, la contractualisation des relations qui
se nouent entre les bénéficiaires de l’aide publique et les organismes de gestion de la précarité
augurerait-elle la résurgence d’un projet régressif de répression disciplinaire des plus
démunis ?
III. Prendre au sérieux le contrat
Tout en mesurant pleinement l’acuité des multiples objections opposées à la
contractualisation des droits sociaux, il nous semblerait un peu court de réduire le projet
d’Etat social actif à la vulgaire réactivation d’une conception autoritaire et méritocratique des
droits fondamentaux. Pour bien poser les termes du débat, il importe particulièrement à notre
sens, d’une part, de bien identifier le défi de société auquel la crise prolongée de l’Etatprovidence nous confronte, à peine de se complaire dans une forme de passéisme malvenu
(1), et, d’autre part, de dégager ce dont, en dépit des dérives possibles, le nouveau paradigme
de l’Etat social actif n’en est peut-être pas moins potentiellement porteur (2). Dans le cadre
restreint de la présente contribution, nous nous contenterons ici seulement de donner quelques
brèves indications à propos de chacun de ces deux aspects.
14
L’expression est de P. ROSANVALLON, La nouvelle question sociale – Repenser l’Etat-providence, Paris,
Seuil, coll. « Points », 1995, p. 214, qui prend lui-même appui sur les travaux d’Antoine Garapon relatifs au
juge.
5
1. En ce qui concerne le premier aspect, les critiques les plus virulentes opposées au projet
d’Etat social actif paraissent souvent alimentées, au moins en creux, par la nostalgie de l’Etatprovidence des Trente Glorieuses. Seul un retour aux prestations uniformes et quasiautomatiques de celui-ci serait en mesure de nous immuniser contre les dérives d’un Etat
social actif par trop dangereux pour ses usagers les plus vulnérables. Or, on n’est pas sûr que
les appels récurrents à un simple « retour » aux techniques de l’Etat-providence traditionnel
soient à la hauteur des attentes des exclus à terme indéfini du marché de l’emploi et, plus
largement, de la vie sociale. Car quel est cet âge d’or perdu évoqué avec tant d’insistance ?
Regrette-t-on la belle époque des bureaucraties opaques, de la file de pointage hebdomadaire
et du règne d’une logique de guichet qui constituait l’archétype d’une gestion bureaucratique
de la précarité ? Tout producteur de solidarité qu’il est, de par ses indéniables performances
redistributives, le service public de la sécurité sociale n’en tend pas moins à enfermer ses
usagers sous perfusion permanente dans l’exclusion, dans la mesure où l’indemnisation
(chiche) de l’inactivité contrainte se substitue trop souvent à toute perspective de réinsertion
sociale. En ce sens-là, on peut bien parler d’une crise d’efficacité de l’Etat-providence.
Pour ne pas se laisser piéger par les rétroprojections qui sont autant d’illusions d’optique, ni
se contenter de la seule invocation nostalgique de recettes qui ont mal tourné, il nous paraît
absolument capital d’identifier sans naïveté le redoutable défi que nous devons aujourd’hui
collectivement affronter. A cet égard, peut-être l’enjeu de société auquel nous sommes à
présent confrontés pourrait-il être résumé ainsi : comment parvenir à surmonter l’impasse de
l’abandon total des exclus à eux-mêmes – qui n’ont alors certes de comptes à rendre à
personne mais ne bénéficient pas non plus de la moindre aide dans leurs éventuelles
démarches de réinsertion, à qui l’on ne demande rien mais dont on n’attend rien non plus –
sans pour autant verser dans une forme d’activation excessivement soupçonneuse et
précarisante, qui exclut de facto les personnes déjà les plus marginalisées ? Comment,
autrement dit, surmonter l’assistanat qu’a pu générer le dévoiement de certains mécanismes
de solidarité collective sans remettre en question dans le même geste le principe redistributif
au fondement de l’Etat social ? Avant de multiplier les sèches condamnations de toutes les
velléités contemporaines de prise à bras-le-corps des difficultés structurelles éprouvées par
l’Etat-providence, commençons d’abord par mesurer lucidement l’extraordinaire complexité
de la tâche qui est aujourd’hui la nôtre.
2. Sur le terrain plus prospectif, ensuite, en dépit des pressions excessives que les premières
réalisations de l’Etat social actif risquent de faire peser sur les bénéficiaires les plus
vulnérables, nous serions pour notre part malgré tout enclin – mais peut-être est-ce trop naïf –
à voir dans le contrat un outil riche de virtualités positives, quand bien même celles-ci ne
seraient pour l’heure que fort imparfaitement actualisées par les pratiques à l’œuvre. On ne
voit en effet pas pourquoi l’idée même de contractualiser les droits à la protection sociale
devrait nécessairement se réduire à la percolation au sein des dispositifs institués de solidarité
de la logique linéaire des incitants économiques.
Nous voudrions plutôt suggérer que loin d’être unilatéralement régressive, l’activation des
prestations sociales par leur contractualisation charrie potentiellement le pire… comme le
meilleur. Le pire, c’est la pénalisation accrue de la fragilité et du manque, la forme
d’allégeance, de soumission consentante exigée des allocataires sociaux à des démarches dont
le sens leur échappe largement ; le meilleur – même si l’on ne peut guère qu’en deviner les
prémices, par la négative en quelque sorte –, ce serait une responsabilisation non plus par la
punition mais par l’implication, une authentique prise au sérieux de la parole et des difficultés
propres des usagers des dispositifs publics d’aide sociale.
6
Cette possible ambivalence n’invite-t-elle pas à penser que le véritable facteur de
précarisation des personnes les plus vulnérables n’est pas tant l’irruption à proprement parler
de la technique contractuelle au cœur des droits sociaux que sa fausse introduction ? Et qu’en
revanche réhabiliter l’allocataire social comme sujet de droit capable de peser sur sa propre
trajectoire pourrait constituer une indéniable plus-value au regard de la froide indifférence
manifestée par l’Etat-providence paternaliste à l’endroit des singularités biographiques des
abonnés à ses guichets ?
Car, en définitive, où se situe le véritable « problème » : dans l’idée même qu’il ne serait pas
complètement absurde de mettre enfin l’allocataire social au centre de la politique sociale ou
dans la contractualisation factice de dispositifs qui ne laissent en réalité aucune marge de
manœuvre aux acteurs locaux de l’insertion et à leurs usagers ? Si l’on considère que ce
second scénario ne révèle pas tant le vrai visage de l’Etat social actif que son dévoiement – au
regard du moins des ambitions affichées par ses promoteurs –, alors la perspective normative
change du tout au tout : à rebours de toutes les condamnations cinglantes du projet d’Etat
social actif et de ses premières mises en œuvre – et quoique ces condamnations ne manquent
pas d’arguments, on l’a dit –, il nous semble que le problème ne réside pas tant dans le
principe même de la contractualisation des prestations sociales que dans le fait qu’on ne le
prend pas encore suffisamment au sérieux. Si l’on suit cette lecture, l’enjeu de lege ferenda ne
serait donc plus tant, à notre estime du moins, de « s’accrocher » aux seules prestations
indemnisatrices uniformes d’un Etat-providence trop largement mythifié, que, à l’inverse, de
plaider pour une réelle contractualisation des prestations sociales.
Autrement dit, que l’on fasse en pratique trop souvent signer aux allocataires sociaux des
conventions écrites stéréotypées en déphasage total par rapport à leurs capacités et à leurs
aspirations personnelles n’invalide pas pour autant, nous semble-t-il, le projet de faire du
contrat un véritable outil de restauration de la qualité de sujet de droit. La reconfiguration des
droits à la protection sociale autour de la figure du contrat ne se réduit plus à la simple
résurgence d’un libéralisme dix-neuvièmiste aveugle à l’égard des rapports de force lorsque
cette reconfiguration vise non pas à conférer la force de la contrainte au produit d’une
discussion supposée libre et ouverte entre deux « partenaires » prétendument égaux, mais bien
plutôt à instituer des espaces bien balisés de négociation entre des parties dont on sait à
l’avance que de profonds déséquilibres cognitifs et de pouvoir les séparent. Prendre ainsi au
sérieux le contrat impliquerait que l’allocataire social reçoive son mot à dire sur sa situation et
qu’il en soit effectivement tenu compte dans l’élaboration de son projet de réinsertion.
En résumé, il nous semble que la prise au sérieux des potentialités de l’outil contractuel
pourrait peut-être être la voie d’avenir d’une action publique qui ambitionne de se faire plus
efficace en matière de protection sociale et de lutte contre l’insécurité sociale, à condition
bien sûr de ne pas réduire l’objectif d’efficacité à la simple réduction des dépenses publiques
affectées aux mécanismes de solidarité collective.
*
* *
7
En guise de très brève conclusion, nous nous permettrons seulement de dire notre espoir que,
dans leurs réflexions sur le devenir du droit public, les publicistes accordent également de
l’attention aux mutations de ce pilier central de notre « modèle social » qu’est le service
public de la sécurité sociale – dont l’importance dans la vie quotidienne contraste
singulièrement avec le peu de cas qui lui est réservé par la communauté des juristes dans son
ensemble –. C’est que, en dépit des spécificités qui distinguent l’interventionnisme social de
l’interventionnisme économique, l’évolution récente de l’un comme de l’autre est caractérisée
par le recours croissant à la technique du contrat et par le regain d’intérêt des préoccupations
d’efficacité. Or, la recomposition des rapports entre l’Etat et le marché qui se joue de la sorte
dans l’un et l’autre champs soulève en filigrane la même question de fond : que signifie et
implique la solidarité pour les pouvoirs publics à l’heure de la globalisation ?
Décembre 2007
Daniel DUMONT
Aspirant du F.N.R.S.
Facultés universitaires Saint-Louis
8