Le point sur : vieillissement, entrée en dialyse, entrée en dépendance
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Le point sur : vieillissement, entrée en dialyse, entrée en dépendance
Le point sur: vieillissement, entrée en dialyse, entrée en dépendance: répercussion sur le psychisme du patient dialysé très âgé V. Antoine1, T. Edy2, M. Souid3, F. Barthélémy2 et O. Saint-Jean4 1 Unité mobile de gériatrie ; 2Service de gériatrie ; 3Service de néphrologie et hémodialyse, Hôpital de Poissy, CHI de Poissy-Saint-Germain-en-Laye 4 Service de gériatrie, Hôpital Européen Georges Pompidou, Paris La prévalence des syndromes anxio-dépressifs est forte chez le sujet âgé dialysé, alors que son niveau de santé perceptuelle dans le domaine mental s’approche de celui d’une population non dialysée et même plus jeune. Si les pertes liées à l’avancée en âge, aux pathologies chroniques, puis à l’entrée en dialyse fragilisent l’équilibre thymique, elles ne s’additionnent pas forcément en termes négatifs dans le psychisme des patients : leurs ressources psychologiques, ou leur résignation, permettent souvent aux plus âgés de supporter la dialyse et ses contraintes. Cependant, le maintien de l’autonomie fonctionnelle (pour assurer les besoins fondamentaux et conserver ses loisirs) mais aussi de l’autonomie de décision (dans la gestion de ses moyens d’assistance) et la conservation d’un contexte relationnel solide apparaissent comme des déterminants majeurs de la qualité de vie des patients dialysés très âgés. Ajoutée à la dépendance liée à la dialyse, la perte d’autonomie dans ces domaines constitue alors bien souvent un tournant évolutif en réaménageant l’identité des patients, favorisant l’émergence de troubles relationnels, conduisant à la remise en question de l’estime de soi, voire à la dépendance psychique, altérant par là-même la qualité de vie. Ces mécanismes d’éclosion de troubles dysthymiques ne doivent pas faire oublier que des manifestations anxio-dépressives constituent un mode de révélation fréquent de syndrome démentiel. The incidence of psychopathology, particularly depression, is high in dialysed elderly patients whereas their perceived level of health in the mental domain is similar to that of a non-dialysed and, even younger, population. Although the losses associated with advancing years, chronic disease and then entry into dialysis renders the psyche of elderly people frail, they do not strictly add in negative terms : their psychological reserve or resignation helps very elderly people to tolerate dialysis and its constraints. However, maintaining functional autonomy (ability to provide for one’s fundamental needs and preserve leisure activities) while remaining independent to take decisions (particularly in controlling ways of receiving assistance) and preserving close relationships emerge as major determinant factors of the quality of life of very elderly dialysed patients. Added to the dependency due to dialysis, losses in these domains very often represent a turning point by changing the patient’s identity, predisposing to the development of relationship problems, leading the patient to question his self-esteem or even resulting in psychological dependency, which itself adversely affects the quality of life. These mechanisms of psychopathology may not hide the possibility of an underlying dementia. Mots-clés : Hémodialyse – Sujet âgé – Dépression – Qualité de vie – Démence. Key words: Haemodialysis – Elderly – Depression – Quality of life – Dementia. Parmi les patients entrant en hémodialyse, les patients âgés constituent aujourd’hui le groupe le plus important.1,2,3 Même dans le grand âge, avoir un « vieillissement réussi » reste un véritable projet de vie. Quand la guérison n’est plus possible, le défi médical, en plus de prolonger la vie, est de permettre la conservation d’une qualité de vie maximale. L’OMS définit la qualité de vie comme la perception qu’a un individu de sa place dans l’existence, dans le contexte de la culture et du système de valeur dans lequel il vit, en fonction de ses objec- tifs, ses attentes, ses normes et ses inquiétudes. Aussi, pour la majorité des auteurs, la notion de qualité de vie liée à la santé intègre quatre domaines de la santé (fonction physique et autonomie, symptômes, état psychologique, insertion sociale), mais aussi la perception par le sujet lui-même de sa propre existence, l’image et l’estime de soi, la satisfaction du chemin parcouru, et la dimension spirituelle.4 Or, ces domaines peuvent être bouleversés par le vieillissement, la maladie chronique, la dialyse, et l’entrée en dépendance. Néphrologie Vol. 25 n° 3 2004, pp. 83-88 83 articles originaux Résumé • Summary Dans le cadre d’une thérapeutique invasive, l’évaluation des besoins spécifiques des patients très âgés et la prise en compte de leur qualité de vie peut définir de nouvelles perspectives de soins, pour apaiser et accompagner, assurer aux patients un confort physique, mais aussi moral, social et spirituel, et réunir les conditions les autorisant à pouvoir développer un projet de vie. La prise en compte de leur état psychique est donc un axe particulier d’intervention. Dans la population générale, il est admis que les syndromes dépressifs concernent 15% des individus.5,6 Dans la population dialysée, des études récentes ont montré une forte prévalence des syndromes dépressifs, de 44% dès l’initiation de la dialyse,7 et proche de 20% en cours de dialyse.8,9 Dans la population âgée, la prévalence des syndromes dysthymiques va de 10 à 40%, celle des syndromes dépressifs de 2 à 20%, celle des épisodes dépressifs majeurs de 3 à 10%. Dans les institutions d’hébergement, des prévalences allant de 10 à 50% sont rapportées.5,6 La disparité de ces résultats épidémiologiques tient au moins en partie à l’hétérogénéité des populations étudiées (différence dans la limite d’âge fixée pour définir la population âgée, comorbidités associées, conditions de vie socio-environnementales, etc.), des outils et critères diagnostiques utilisés.5,6 Le « goldstandard » pour le diagnostic de dépression reste l’entretien psychiatrique dirigé à la recherche des critères énoncés dans le Diagnostic and Statistical Manual for Mental Disorders (DSM IV) pour le diagnostic de trouble dysthymique ou d’épisode dépressif majeur.5,10,11 Les échelles sont plus des outils d’évaluation de la sévérité de la dépression. Elles sont aussi utiles pour contrôler l’efficacité thérapeutique. Parmi les plus fréquemment utilisées, on peut citer la Geriatric Depression Scale de Brink et Yesavage5, 6,12,13 et la Beck Depression Inventory.7,14-16 Les syndromes anxio-dépressifs altèrent la qualité de vie par réduction des activités et du bien-être.7-9,17 Aussi, leur dépistage fait partie de la prise en charge du patient hémodialysé. Il implique la compréhension des mécanismes d’éclosion des troubles de l’humeur, dont certains sont plus particuliers aux sujets âgés, chez qui l’état thymique, mis à l’épreuve par les pertes liées à l’avancée en âge, à la maladie chronique, puis à l’entrée en dialyse, reste souvent en équilibre précaire. L’entrée en dépendance, par ses conséquences, constitue alors souvent un tournant évolutif vers la rupture et la majoration des manifestations dépressives. articles originaux ● Répercussion du vieillissement sur le psychisme L’avancée en âge fragilise l’état psychique du sujet âgé, par le vécu des pertes qui peuvent l’accompagner (transformation du corps et de son image, perte des capacités physiques, décès des proches ou du conjoint, perte du lieu de vie, perte du rôle social et arrêt de l’activité professionnelle, etc.), et par la présence en toile de fond de la mort, qui devient une éventualité personnelle. Habitée par la question de la mort, la personne âgée en parle allusivement ou très manifestement, mais elle s’interdit aussi d’y penser, ce qui est source de grande ambivalence. Des mécanismes de défense se développent en réaction, et l’on peut voir cohabiter : • L’évocation du désir de « partir » (pour retrouver ses chers disparus, par sentiment d’avoir trop vécu, parce qu’on n’attend plus rien de la vie, par sentiment d’être inutile, par oubli de ses rôles antérieurs, par sentiment de rupture avec les générations plus jeunes ou un monde qui se transforme trop rapidement, etc.), désir envi- 84 sagé comme « solution théorique », et même s’il n’y a pas toujours de véritable volonté ou projet suicidaire ni de demande d’arrêt des soins, ces éventualités ne doivent pas être négligées. • Une demande de soutien affectif, parfois expliquée par la réminiscence de carences affectives. • La mise en place de systèmes de défense, souvent à dominante phobique ou obsessionnelle, dans les rapports entretenus avec le corps, la médecine, les médicaments : l’attachement à des symptômes, particuliers car ne respectant pas la hiérarchie de gravité établie selon les critères médicaux. • Et même l’organisation de la vie quotidienne, dans sa totalité, autour de préoccupations de santé, le statut de malade constituant pour ces patients une preuve de leur existence et invitant à ce que l’on s’occupe d’eux.18-20 La mise en échec de ces mécanismes de défense provoque l’éclosion de symptômes anxio-dépressifs en réaction au narcissisme blessé, et face au rapprochement insupportable de l’éventualité de la fin. ● Les maladies somatiques chroniques et l’entrée en dialyse peuvent avoir un effet déstabilisant, se cumulant aux conséquences du vieillissement sur le psychisme du sujet âgé L’annonce de la nécessité de la dialyse comme moyen indispensable à la survie est en effet vécue comme un choc qui va affecter tous les domaines de la vie du patient, car elle le confronte aux conséquences d’une triple problématique : une défaillance organique irréversible, une maladie mortelle sans le secours de la dialyse, et une thérapeutique qui ne peut pas proposer la guérison mais un surplus de vie et qui place le patient dans la position d’un survivant. De plus, la confection de la fistule, l’effraction de l’enveloppe corporelle, la présence de la machine ne permettent pas au patient de dénier sa maladie. Des psychiatres ont décrit trois phases réactionnelles : 1. La période lune de miel durant laquelle le patient découvre que la dialyse lui permet de vivre une vie bien meilleure que celle éprouvée dans la période d’insuffisance rénale évoluée, il conserve donc de la dialyse une vision optimiste,17, 21-23 surtout qu’elle peut s’accompagner d’une réémergence du fantasme archaïque d’invincibilité (soi et la machine plus forts que la mort) ; cependant, l’entrée en dialyse peut être l’occasion de la prise de conscience de la maladie (surtout quand elle est débutée avant que l’insuffisance rénale n’ait entraîné de troubles ou d’inconforts marqués) ou des conséquences du vieillissement, plus ou moins déniées jusque-là, et retentir sur l’état thymique en réactivant la peur de la mort, les blessures narcissiques et les frustrations, et précipitant l’évolution vers la seconde phase, vécue émotionnellement comme une impossibilité de mener à bien un projet de vie, et obligeant à des deuils multiples. 2. Cette deuxième phase, de déception progressive, est liée à la prise de conscience de limitations physiques (le patient réalise qu’il doit souvent ralentir ses activités) mais aussi de la sidération du « Moi », de la découverte de fantasmes liés à l’intérieur du corps et du bouleversement de l’image de son corps, donc de son identité, par : Néphrologie Vol. 25 n° 3 2004 – réactivation de la fantasmatique de l’intérieur du corps et des organes, surtout que la fonction du rein est souvent méconnue, réduite à sa fonction d’objet (filtre), désignant une autre région anatomique (« se faire un tour de reins » …) ou associée à des connotations sexuelles (« donner un coup de reins », « aller entre les reins » …) ; – deuil de la fonction urinaire et de son symbolisme sexuel de virilité persistante chez l’homme, vécu comme une frustration, ou comme une régression par perte d’un acte volontaire que l’on a appris à maîtriser dans l’enfance au cours du développement psychomoteur ; – deuil de certaines sources de plaisir du corps par peur de provoquer la mort (écart de régime, vie sexuelle, activités physiques, etc.) ; – difficulté à accepter la présence dans le corps d’organes non fonctionnels ; – renversement des notions de « dehors » et de « dedans », rupture de l’intégrité corporelle donc des enveloppes somato-psychiques (le sang va circuler à l’extérieur du corps pour être purifié), fantasme d’effraction lié à la fistule, porte entre-ouverte sur l’intérieur du corps, dont le souffle et le frémissement sont rassurants car témoins de bon fonctionnement, mais aussi inquiétants car rappelant la maladie, faisant percevoir la circulation sanguine habituellement non perceptible, et réactivant d’autres fantasmes archaïques, en rappelant aussi que la fistule est le lieu par lequel le corps peut « se vider » ou « être contaminé » (par des produits injectés pendant la séance); – sentiment d’être dépossédé de son corps, contrôlé par la machine, mais qui contrôle la machine ?24-26 En effet, le patient découvre aussi un sentiment d’impuissance à se suffire pour vivre. Une relation de dépendance obligée s’établit par rapport au temps (largement amputé par la nécessité des soins), conduisant à une perte de liberté (astreinte dans le temps et dans l’espace limitant la possibilité d’activités non planifiées). Le sentiment de dépendance s’élargit aussi aux besoins fondamentaux (dont le nécessaire contrôle de la soif et les contraintes du régime), à l’équipe soignante (à laquelle il faut désormais confier sa vie avec confiance) induisant aussi une problématique de la dette à l’égard des soignants (« qui travaillent dur pour maintenir le patient en vie »). Ce sentiment de dépendance vis-à-vis de la machine, des soignants, et la crainte de devenir une charge vont exposer le patient à des sentiments ambigus en réactivant au niveau fantasmatique des figures de l’univers psycho-archaïque (mère toute puissante ou vampire dangereux).24-26 Alors, le patient peut ressentir de la répulsion envers une machine qui conditionne son existence, mais aussi de l’attirance voire de la gratitude car elle lui procure un surplus de vie tout en conservant l’angoisse que la machine ne fonctionne pas. Et si la prise en charge en centre est rassurante car médicalisée, elle majore aussi le sentiment de dépendance. Le patient doit alors développer des stratégies pour s’accommoder du traitement et des symptômes, et quand elles sont mises en échec, le risque d’éclosion d’un syndrome anxiodépressif est majoré.20,27 Néphrologie Vol. 25 n° 3 2004 3. Les psychiatres décrivent enfin une dernière phase d’adaptation progressive, où l’acceptation des limitations va s’avérer un facteur essentiel dans l’acceptation du traitement. C’est un phénomène essentiellement personnel, relevant de l’expérience de chacun, qui va plus ou moins bien s’adapter à son nouvel équilibre de vie.24 En effet, les séances de dialyse se répètent et ne permettent pas l’oubli qui appartient au travail de deuil. Le sujet doit alors mobiliser des défenses psychologiques importantes, inconscientes pour la plupart, et parfois extrêmement coûteuses pour son économie psychique, surtout qu’elles impliquent un processus d’ajustement continuel, le grand âge faisant souvent disparaître la perspective d’une transplantation possible, source de renaissance et d’ouverture sur l’avenir pour les patients plus jeunes. Cette adaptation implique donc pour le patient d’intégrer le caractère chronique et définitif de la maladie et de la dialyse, et un ajustement répété de ses mécanismes défensifs, expliquant une aléxithymie (difficulté à identifier et communiquer ses émotions), ou des rechutes de non acceptation de sa condition avec réémergence des manifestations anxio-dépressives (déni de la maladie, lutte anxieuse, vécu persécutif, régression favorisée par la passivité à laquelle est contraint le dialysé pour survivre, agressivité, mauvaise compliance aux séances, au régime ou aux examens demandés).24-26 ● Cependant, les nécessaires renoncements imposés par la maladie et la dialyse ne vont pas forcément s’additionner en termes négatifs dans le psychisme du sujet âgé Aux étapes imposées par l’altération de l’état de santé se succèdent de nouvelles formes d’évolution de la personnalité, pas toujours déficitaires. Le vécu de la perte peut s’inscrire dans un processus perçu depuis toujours comme inévitable, et a déjà été expérimenté, initiant le travail de deuil de la vie antérieure : les problèmes liés à l’image de soi pourraient être atténués par l’expérience du vieillissement et des pertes qui l’accompagnent, les problèmes liés à la perte d’activité peuvent être atténués par l’expérience de la retraite. Les patients peuvent alors, en fonction de leur personnalité : • Tendre à organiser leur vie autour des maux qu’ils vivent : le corps, la maladie, les traitements deviennent le centre de leur préoccupation car ils leur fournissent l’occasion de structurer leur univers : – ils leur donnent un statut (« dialysé », « grand malade pris en charge à 100%») ; – ils structurent leur temps avec les prises de médicaments et les séances de dialyse, qui peuvent être même ritualisées ; – ils offrent parfois l’opportunité de nouveaux échanges affectifs et contacts sociaux, avec le personnel soignant, des associations de dialysés ; – ils peuvent offrir la possibilité d’acquisitions nouvelles au travers de l’apprentissage de la méthode de dialyse à domicile, parfois poussées jusqu’à un activisme forcé pour oublier son présent et son avenir, ou à l’identification au médecin par la connaissance précise des techniques de la machine ;25-26 – s’adapter à ce déclin, en s’appuyant souvent sur la qualité des relations avec leur entourage ; 85 articles originaux – difficulté à supporter les déformations du corps (conséquences d’une corticothérapie, fistule, etc.); – développer une tolérance à la maladie chronique et à la souffrance, par acceptation de la vieillesse et adaptation à la perte de fonction. Alliée au fatalisme ambiant de l’entourage et même du médecin (« c’est le vieillissement...»), cette « résignation » peut expliquer que la plainte exprimée spontanément devienne quasi inexistante (d’où l’intérêt de la dépister pour améliorer la qualité de vie), et que les exigences de vie puissent être amoindries : aussi, à incapacité égale, la qualité de vie peut être perçue de manière moins négative chez un vieillard que chez un sujet jeune.28-30 Ces nouveaux mécanismes d’adaptation peuvent expliquer que le niveau de santé perceptuelle du patient âgé dialysé, dans le domaine mental, s’approche de celui d’une population âgée non dialysée et même plus jeune (tableau I).28-31 Tableau I: Qualité de vie de patients âgés dialysés : variation du score des composantes physique (PCS) et mentale (MCS) du questionnaire SF-36 de santé perceptuelle, par rapport à la population de référence. ↓ SF36 ↓ SF36 PCS MCS Etude Age (années) n Population de référence 28 > 70 174 Population générale > 70 ans Oui Non 29 > 75 19 Population générale > 75 ans Non Non 30 > 65 128 Population dialysée < 65 ans Non Non 31 > 75 33 Population générale Oui Non ● Cependant, l’équilibre psychique reste précaire. Chez les sujets les plus âgés, la fragilité des capacités d’adaptation face à un nouvel événement déstabilisant, quel qu’il soit, s’accompagne d’un risque de succession en cascade de nouveaux incidents articles originaux Ils peuvent conduire à une nouvelle dépendance par la perte de l’autonomie fonctionnelle (pour assurer les besoins fondamentaux et conserver ses loisirs), de l’autonomie de décision (dans la gestion de ses moyens d’assistance) et l’altération du contexte relationnel, domaines qui apparaissent comme des déterminants majeurs de la qualité de vie des patients dialysés très âgés.31 Cette nouvelle dépendance constitue alors bien souvent un tournant évolutif en réaménageant l’identité des patients, favorisant l’émergence de troubles relationnels, conduisant à la remise en question de l’estime de soi, voire à la dépendance psychique : par ces conséquences multiples, elle met en péril les mécanismes psychiques de compensation, et représente souvent un nouveau tournant dans le psychisme et la qualité de vie des patients. ● En effet, la perte d’autonomie s’accompagne d’abord d’un réaménagement de l’identité des patients • Par l’organisation d’actions de santé et d’aides, qui s’imposent aux patients, et qui sont parfois choisies par leur entourage ou les soignants (les privant de l’autonomie de décision). • Par l’intervention d’un tiers au domicile (violation de l’intimité, perte du contrôle de son existence matérielle et morale, perte de l’organisation de ses activités et de son temps, disparition des activités domestiques qui conféraient une autonomie de la gestion de son temps, de son espace et de sa personne, accentuation du sentiment d’infériorité vis-à-vis du personnel soignant lors des soins d’hygiène corporelle). 86 • Par le bouleversement qu’elle induit sur les activités habituelles du patient : le temps des loisirs et des activités antérieures devenues impossibles devient un temps en trop et l’ennui, surtout dans la situation fréquente de l’absence d’un réseau social dense, favorise le repli sur soi, son corps, sa maladie, son passé.32 ● La dépendance est aussi source de troubles relationnels, avec le conjoint, avec les autres patients, voire avec les soignants Ces difficultés sont souvent sous-tendues par une terrible crainte de l’abandon et le besoin impérieux d’un entourage sécurisant pour faire face aux nouvelles contraintes imposées par la dégradation de l’état de santé. Dans le couple La maladie de l’un des deux partenaires entraîne une forte dépendance envers l’autre. La « conjugopathie » apparaît quand la dépendance, source de demandes incessantes, devient disproportionnée par rapport aux handicaps liés à la maladie. Elle entraîne une distorsion dans les relations du couple (la communication ne s’établit plus qu’au travers de la maladie et de la dépendance), et s’accompagne souvent du refus des aides extérieures (le malade demandant à l’autre d’être exclusivement son soignant, et le conjoint-aidant refusant souvent de quitter son rôle de « soignant-victime » sous peine de culpabiliser).33,34 La maladie peut aussi entraîner des remaniements relationnels intra-familiaux, milieu clos dans lequel chacun peut essayer de tirer un bénéfice secondaire de la dépendance et de la souffrance: – s’il peut éprouver de la culpabilité face au poids qu’il impose à son entourage, le malade peut aussi demander à être le pôle unique de la famille et exclure l’existence de son conjoint dans le couple, il peut aussi désigner l’un des membres de la famille comme son soutien principal, lui confiant un nouveau rôle gratifiant mais aussi une charge, et laissant aux autres le sentiment d’être moins estimés ou délaissés ; – la perte du rôle de parent et de la hiérarchie parent-enfant peut entraîner des conflits chez les enfants pour s’approprier le rôle du père ou de la mère diminué ; – le conjoint, quand il ne reconnaît plus le patient transformé par la maladie, ou parce qu’il ne peut parvenir à construire un nouveau projet de vie dicté par les incapacités liées à la maladie, peut éprouver un désir de rupture, mais entravé de culpabilité; le risque d’épuisement physique et/ou psychique d’un conjoint très souvent âgé lui-même est réel et peut conduire à des situations de crise;34-36 – dans le cas de pathologies génétiques, l’angoisse de transmettre la maladie peut aussi transformer les relations familiales par sentiment de culpabilité, volonté de cacher le diagnostic étiologique, regret d’avoir fait des enfants, bouleversement du vécu et des perspectives de la famille, voire par l’établissement d’une hiérarchie intrafamiliale entre les parents malades et ceux épargnés par la maladie, et pour les enfants, un sentiment de haine vis-à-vis du parent qui lui a transmis la maladie.37 Avec les autres patients Les contacts sont souvent limités et prennent rarement la dimension amicale entretenue avec ses amis : ils restent des Néphrologie Vol. 25 n° 3 2004 Avec les professionnels Si la préservation d’une relation est souvent recherchée, les contacts sortent rarement du cadre établi par les nécessités des soins, et s’inscrivent a priori dans un rapport neutralisé par exigence de la « relation de professionnel », par manque de temps, d’intimité, mais aussi par manque de sensibilisation, de formation et de prise de recul dans l’abord des troubles psychiques des patients âgés. En effet, les plaintes du patient renvoient en miroir au soignant l’image donc l’angoisse de la maladie et de la mort, remettant en question sa dimension inconsciente de toute puissance guérisseuse (il est celui qui amène la vie en réglant la machine) et faisant réémerger ses limites dans les possibilités de soins qu’il peut proposer. Les contacts ne constituent donc que rarement un véritable dialogue, et risquent d’être remplacés par des paroles d’assistance matérielle et psychologique, voire du « maternage », renforçant la position de dominé du patient dans ses rapports avec les soignants.32 ● Ainsi, la dépendance physique peut s’accompagner d’une dépendance psychique, car l’entrée dans la dépendance désigne aussi une relation patient-soignant Les sujets âgés restent en effet sensibles au regard et aux informations véhiculées par leur aidant. Leur état intérieur est indissociable de l’image que l’aidant leur renvoie, image qui va engager leur avenir : elle contient les capacités résiduelles mais aussi l’anticipation du devenir (actif vers la réadaptation ou orienté vers la fin), et représente donc pour le patient l’occasion de restaurer, élargir ou appauvrir ses investissements narcissiques.38-39 Enfin, les patients âgés ne restent pas neutres vis-à-vis des aides qui leur sont apportées dans la vie quotidienne : elles peuvent diminuer l’estime de soi (la personnalité du patient jouant ici un rôle primordial), et peuvent alors s’accompagner d’un effet de généralisation de cette auto-dépréciation à des domaines qui ne sont pas directement concernés par l’assistance (intelligence, sociabilité, etc.) pour conduire au repli sur soi. Ainsi, malgré une prise en charge adaptée de leurs besoins (familiale, amicale, médicale, sociale, etc.) ces rapports biaisés avec les soignants peuvent conduire beaucoup de patients à conserver une symptomatologie dépressive liée à leur niveau de dépendance.40 Ils peuvent aussi expliquer la provocation parfois inconsciente par le patient de situations conflictuelles (en refusant la compliance au régime, la réalisation d’examens, voire le suivi régulier des séances), conflits par lesquels le patient peut réaffirmer son identité et dire qu’il est en vie, tenter de récupérer le pouvoir de décision sur son avenir, mais aussi appeler à l’aide et signaler la détresse qu’il vit. ● Ainsi, l’amélioration de la prise en charge des patients dialysés les plus âgés passe notamment par le dépistage et la compréhension des mécanismes d’éclosion des troubles dysthymiques Cette démarche implique une prise en charge globale multidirectionnelle, médicamenteuse, psychothérapeutique (de sou- Néphrologie Vol. 25 n° 3 2004 tien et de stimulation) mais aussi sociale pour pallier aux conséquences de l’entrée en dépendance. L’évaluation globale du patient permet de définir un projet de soins personnalisé pour optimiser l’autonomie fonctionnelle, maintenir de bonnes relations avec l’entourage (notamment par la prévention de l’épuisement de l’aidant familial principal), assurer un soutien social de qualité. Dans ce cadre, il est important de tenir compte des capacités adaptatives réelles mais fragiles du sujet âgé, de ses particularités psychiques, et de ses souhaits, pour nous inviter à penser les aides proposées et la manière dont elles seront dispensées. L’envie et la joie de vivre sont acquises par des stratégies particulières qui dépendent de l’histoire de chacun et que l’on doit apprendre à respecter. L’aide de la famille et le soutien de l’équipe soignante en sont des vecteurs importants, et expliquent l’appétence relationnelle des patients. Aussi, écoute, disponibilité, recueil des éléments de l’histoire du patient et de son contexte de vie, empathie et compréhension de la souffrance et de l’angoisse de la mort sont indispensables. Intéresser le patient à sa vie psychique peut aussi susciter l’expression de plaintes jamais exprimées et faire éclore une demande de soutien. Cette démarche implique de dépasser le clivage entre le corps et la fonction psychique, et de se baser sur l’unité de la personne, par opposition à un corps morcelé en organes. ● Enfin, dans le cadre d’une prise en charge globale, l’éclosion d’une symptomatologie anxio-dépressive ne doit pas faire oublier qu’elle est aussi souvent la manifestation de pathologies organiques. En particulier, chez les patients âgés, elle peut témoigner d’un syndrome démentiel Si la symptomatologie de la dépression du sujet âgé n’est pas différente de celle d’un adulte plus jeune, il existe un recouvrement sémiologique avec des tableaux organiques plus fréquents avec l’avancée en âge, notamment entre dépression et démence. Le syndrome dépressif peut s’accompagner de troubles cognitifs mimant un syndrome démentiel et toutes les démences peuvent s’associer à des épisodes dépressifs au cours de leur évolution (la prévalence de la dépression au cours d’un syndrome démentiel est de 20 à 50%). La dépression peut être la conséquence d’une prise de conscience douloureuse de l’installation des déficits intellectuels, mais peut aussi être la conséquence directe de perturbations neuronales liées à la maladie neurologique. Si les critères du diagnostic de syndrome démentiel tels qu’ils sont énoncés dans le DSM IV impliquent l’absence de pathologie psychiatrique pouvant expliquer des troubles cognitifs avérés,11 il est généralement possible en combinant les évaluations cliniques et psychométriques, voire après traitement antidépresseur d’épreuve, de distinguer les sujets uniquement déprimés des patients déments (déprimés ou non).5 Adresse de correspondance : Dr Valéry Antoine Unité mobile de gériatrie Service de gériatrie Hôpital de Poissy CHI Poissy-Saint Germain-en-Laye Les Maisonnées 10, rue du Champ Gaillard BP 3082 F-78303 Poissy Cedex 87 articles originaux inconnus, et chacun se renvoie l’image de sa propre dégradation physique, psychique et sociale, image insupportable de ce qu’on refuse d’être ou de devenir, pouvant donc expliquer le repli sur soi ou la préférence des contacts avec des adultes plus jeunes et non malades, dont les soignants.32 Références 1. 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