Les syndicats en Russie

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Les syndicats en Russie
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Les syndicats
en Russie
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Plus de 45 % des salariés russes sont syndiqués. C’est beaucoup au regard des chiffres occidentaux ; c’est peu si l’on se souvient qu’à l’époque
soviétique, la totalité des membres des « collectifs
de travail », du directeur au gardien de nuit, appartenait au syndicat de la branche à laquelle était rattachée l’entreprise.
L’échiquier syndical
Le paysage syndical s’est modifié avant
même la chute de l’URSS. C’est à la suite des
grandes grèves de mineurs, en 1989, que naît le premier syndicat « nouveau », le mouvement gagnant
ensuite d’autres groupes professionnels. Ces syndicats vont se qualifier d’« alternatifs », l’ancienne
centrale des syndicats soviétique (VTsSPS) s’étant
arrogé le terme d’« indépendante » : en mars
1990, voulant afficher un renouveau, elle renonce
à la doctrine du marxisme-léninisme et prend le
nom de Fédération des syndicats indépendants
de Russie (FNPR). Face à elle, en avril 1995, est
créée la Confédération du travail de Russie (KTR),
qui regroupe les « alternatifs » (mineurs, dockers, aiguilleurs du ciel, marins, personnel volant,
cheminots).
Deux visions syndicales s’opposent alors : la
FNPR poursuit la tradition soviétique de « répartiteur » de biens et s’applique à assurer, tant bien
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que mal, le ravitaillement de travailleurs privés de
salaires pendant des mois ; les syndicats alternatifs,
eux, sont sur une ligne combative de défense des
intérêts des travailleurs. Et les relations entre les
deux centrales sont, d’emblée, mauvaises.
Des fractures viennent bientôt diviser les
« alternatifs ». Le Syndicat des mineurs (NPGR)
quitte très vite la KTR pour fonder, en 1995, une
troisième centrale, la Confédération panrusse
du travail (VKT), en association avec Sotsprof,
mouvement créé dès avril 1989 (déchiffré alors
comme une union des syndicats « socialiste », puis
« sociale » à partir de 1991), qui quitte finalement
la VKT en 2000. Cette centrale, la VKT, fusionne
avec la KTR en mai 2010, tandis que Sotsprof tente,
en vain, de s’ériger en acteur central de la modernisation des syndicats en profitant du dialogue qui
s’est instauré avec Dmitri Medvedev en 2009.
Ces dissensions ne font qu’aggraver la perte
de vitesse que connaissent les syndicats alternatifs
une fois que la situation économique se stabilise.
Ils ne revendiquent aujourd’hui que 2 millions de
membres, tandis que la FNPR en affiche 24,2, soit
95 % des syndiqués (chiffre à nuancer, car les syndicats alternatifs autorisent généralement la double
appartenance syndicale de leurs membres, afin
de ne pas les priver de l’accès aux ressources que
les syndicats traditionnels continuent de gérer, en
récompense de leur loyauté aux intérêts de l’entreprise, conformément à la ligne de la FNPR).
Cette prééminence de la FNPR ne bloque
pas pour autant l’émergence d’une nouvelle génération de syndicats (que les militants qualifient
généralement de « libres ») : Syndicat interrégional
du secteur automobile (MPRA), issu de la lutte à
l’usine Ford de la région de Leningrad (été 2006) ;
Justice (Spravedlivost), syndicat des travailleurs
des PME (octobre 2009) ; Le Maître (Outchitel),
syndicat enseignant (janvier 2011) ; L’Action
(Deïstvie), dans le secteur de la santé (décembre
2012). Apparaissent également des groupements
se voulant interbranches : le syndicat Novoprof
(juin 2011) ; le mouvement social interrégional
Défense du travailleur (février 2012), qui, lancé à
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Les modalités
du « partenariat social »
La fonction officielle des syndicats est la
mise en œuvre du « partenariat social ».
Au niveau de l’entreprise, ce principe
s’incarne dans la négociation d’une convention
collective, qui réglemente les conditions de rémunération et de travail, peut prévoir des infrastructures collectives, telle une cantine (article 40 du
Code du travail). Les patrons ne sont néanmoins
pas tenus de procéder à ces négociations, et c’est
une revendication des syndicats que de leur en
faire obligation.
L’institution centrale de la concertation est la Commission tripartite qui réunit
représentants des syndicats, des patrons et du
gouvernement. Mais cette instance n’est pas véritablement un espace de dialogue entre les partenaires sociaux, avec l’État comme arbitre : chacun
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des protagonistes cherche plutôt à exercer une
influence maximale sur l’État ; c’est particulièrement le cas des syndicats « traditionnels », qui ont
du mal à faire le deuil du lien privilégié les unissant
naguère au pouvoir (soviétique). La FNPR favorise
ainsi les relations informelles, notamment via un
groupe de députés dit « intergroupe », Solidarnost,
coordonné par M. Tarassenko (ancien syndicaliste
du secteur métallurgique), qui rencontre régulièrement ses dirigeants. Le principe de représentation
proportionnelle marginalisant les nouveaux syndicats, ceux-ci ne peuvent guère infléchir la situation. Un épisode récent illustre néanmoins leur
capacité d’action, en même temps que l’absence
de vigilance de la FNPR. En juin 2013 était promulguée la loi 108 sur la préparation de la Coupe du
monde de football 2018, dont l’un des paragraphes
prévoit un système dérogatoire – et, donc, suspend l’application de la législation du travail – pour
toutes les organisations impliquées dans l’événement ; préparée par le Comité des sports, cette loi
n’était pas passée devant la Commission alors que,
théoriquement, aucune loi concernant le monde
du travail ne doit être proposée à la Douma sans
avoir fait l’objet d’une discussion en son sein. Le
président du comité de la Douma en charge du
travail et de la politique sociale, vice-président de
la FNPR, A. Issaïev, n’avait rien trouvé à redire et
ce n’est qu’après l’action de la Confédération du
travail de Russie (KTR) que la loi a été présentée
à la Commission, qui en a finalement demandé la
modification.
La question du positionnement politique
des syndicats se pose de façon plus aiguë depuis
la crise de 2008, qui a érodé le pacte social tacite
unissant la société russe au pouvoir : « prospérité
contre loyauté ».
La FNPR, après s’être déclarée « en dehors
de la politique », puis avoir adopté le principe du
« soutien critique » au gouvernement, a finalement rejoint, en mai 2011, le Front populaire panrusse, bloc électoral constitué autour de Russie
unie en vue des élections législatives. Après les
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Ekaterinbourg, s’enorgueillit d’impulser une dynamique « non moscovite ».
Les syndicats de la FNPR, pour affermir leur
position, se présentent comme prestataires de services (dans la continuité de leur fonction à l’époque
soviétique) et valorisent souvent leurs « ressources
administratives », autrement dit leur réseau hérité
de l’URSS, leurs relations avec des élites locales
peu renouvelées, susceptibles de favoriser les commandes, assurant ainsi la prospérité de l’entreprise,
donc la pérennité des emplois.
L’aide proposée par les syndicats « alternatifs » est essentiellement juridique, de nature
collective (comment respecter la législation sur
les grèves, très pointilleuse, comment rédiger des
revendications, etc.) ou individuelle (comment
défendre ses droits, devant les tribunaux éventuellement, dans des domaines ne relevant pas du
droit du travail, face aux augmentations abusives
des charges locatives par exemple). Ils collaborent
parfois avec des associations de défense des droits,
comme le centre Eguida, à Saint-Pétersbourg.
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manifestations de l’hiver 2011-2012, M. Chmakov
(trois fois réélu à la tête de la FNPR depuis 1993) a
proclamé son soutien à V. Poutine. Mais il a également ouvert, en juillet 2012, le congrès fondateur
du parti Union du travail, qui porte des revendications radicales : responsabilité pénale des chefs
d’entreprise en cas de non-paiement des salaires,
réduction de l’écart des salaires, semaine limitée
à quarante heures, propositions dans le domaine
fiscal (impôt sur le luxe, taux d’imposition progressif) et la politique migratoire (restrictions
concernant le travail des migrants).
Est ainsi occupé un terrain que les syndicats alternatifs n’avaient pas réussi à prendre en
raison de leurs dissensions. Créé en 2002, le Parti
russe du travail (RPT) avait eu une existence éphémère, très vite déchiré par le départ de l’un de ses
fondateurs, O. Cheïne (leader du syndicat Défense,
Zachtchita), qui avait finalement rejoint le parti
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Russie juste. C’est aussi sur une liste de ce parti
qu’un des leaders du syndicat MPRA (industrie
automobile), Alexeï Etmanov, a été élu à la douma
de la région de Leningrad, en décembre 2011.
Le paysage syndical russe n’est pas figé.
Les tensions opposent non seulement anciens et
nouveaux syndicats, mais aussi, parfois, section
régionale et instances fédérales. Quant aux modes
de revendication, ils peuvent être tout autant
« globalisés » (comme la participation à la Journée
internationale pour un travail décent, le 7 octobre)
qu’ancrés dans une tradition de « lettre au pouvoir » (telle celle adressée à V. Poutine en janvier 2013 par les travailleurs du secteur de l’énergie,
demandant une révision de leurs salaires).
Myriam Désert,
professeur de civilisation russe à l’université
Paris-IV Sorbonne.
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