Guillevic, Celan, Jacottet, Bosquet - Corpus

Transcription

Guillevic, Celan, Jacottet, Bosquet - Corpus
La déploration élégiaque au XX° siècle
Documents
A.
B.
C.
D.
Eugène GUILLEVIC, “Les charniers”, Exécutoire, 1947.
Paul CELAN, “Fugue de mort”, in Pavot et mémoires, recueilli dans Choix de Poèmes, 1947
Philippe JACOTTET, “Parler I”, Chants d’en bas, 1974.
Alain BOSQUET, “Raconte-moi le passé”, in Le cheval applaudit, Poèmes pour les enfants, recueilli dans Je
ne suis pas un poète d’eau douce, 1996.
Questions
a) Dites ce qui fait de ces textes des poèmes élégiaques
b) Précisez pour chaque poème quelle est la perte déplorée, et de quelle façon le poème constitue une réflexion sur le langage
poétique.
Après avoir répondu à cette question, les candidats devront traiter au choix l’un des trois sujets suivants.
Ecriture
Sujet 1 : Commentaire
Vous ferez le commentaire du poème d’Alain BOSQUET (document D)
Sujet 2 : Dissertation
Le poète et critique contemporain Jean-Michel ESPITALLIER affirme : “Si la poésie peut parler de fleurs, il lui arrive aussi de parler de
tractopelle, du journal de 20 heures ou de Shrek. Il lui arrive même de parler de poésie [...]. Au fond, le poète peut parler de tout (et de
rien) mais là n’est pas vraiment le propos. Car le sujet n’est pas le sujet. Ce qui compte, c’est la façon qu’il a de parler, de faire parler,
d’en parler.”
Vous expliquerez cette opinion selon laquelle la poésie peut parler de tout (y compris d’elle-même) puisque ce qui la définit est un
usage particulier du langage. Vous vous appuierez sur les textes du corpus et sur vos lectures personnelles.
Sujet 3 : Ecriture d’invention
Dans une lettre, vous incitez l’un ou l’une de vos amis à lire ou à écrire de la poésie.
Document A
Un soir de 1945, Guillevic et Eluard se trouvent à la terrasse du café les Deux magots. Ils lisent France-Soir dont
la une affiche la photo d’un charnier de camp nazi.
Que dire ? Que penser face à ce dépassement de l’horreur ? Face à ces corps qui était vivants et qui maintenant
forment cette masse inerte, inhumaine. Que penser et quoi écrire ?
Pour Guillevic, ce charnier ne sera pas l’occasion d’un lyrisme politique ou historique. Ayant adhéré au Parti
Communiste pendant la guerre, il a bien écrit quelques poèmes militants (Grèves, La misère, Chants des
combattants de la liberté...) mais sans obstination. L’écriture de Guillevic va être autre chose : il s’agit de rester
sur le sujet, sur l’objet du poème, ne pas le quitter un seul moment. Pas de digression, pas de comparaison
mais rester là pour tenter de comprendre, ou décrire cette perplexité face à ces morts pour qui on ne peut rien.
Comme une oraison funèbre, sans aucun lyrisme, obsédée par l’inexplicable Rien.
Et finalement, l’hommage ultime auquel personne n’osera se livrer, la seule chose que l’on pourrait encore
faire : " Se coucher parmi eux / Une heure, une heure ou deux / Simplement pour l’hommage. " .
Les charniers
Passez entre les fleurs et regardez :
Au bout du pré c’est le charnier.
Pas plus de cent, mais bien en tas,
Ventre d’insecte un peu géant
Avec des pieds à travers tout.
Le sexe est dit par les souliers
Les regards ont coulé sans doute ;
- Eux aussi
Préféraient les fleurs
*
A l’un des bords du charnier,
Légèrement en l’air et hardie,
Une jambe - de femme
Bien sûr Une jambe jeune
Avec un bas noir
Et une cuisse,
Une vraie,
Jeune - et rien,
Rien.
[...]
Il y a des endroits où l’on ne sait plus
Si c’est la terre glaise ou si c’est de la chair.
Et l’on est heureux que la terre, partout,
Soir pareille et colle.
*
Encore s’ils devenaient aussitôt
Des squelettes,
Aussi nets et durs
Que de vrais squelettes
Et pas cette masse
Avec la boue.
*
Lequel de nous voudrait
Se coucher parmi eux
Une heure, une heure ou deux,
Simplement pour l’hommage.
*
Où est la plaie
Qui fait réponse ?
Où est la plaie
Des corps vivants ?
Où est la plaie Pour qu’on la vole,
Qu’on la guérisse.
*
Ici
Ne repose pas,
Ici ou là, jamais
Ne reposera
Ce qui reste
Ce qui restera
De ces corps-là.
Eugène GUILLEVIC, “Les charniers”, Exécutoire, 1947
Document B
En 1949, le philosophe allemand Theodor ADORNO note dans Critique de la culture et société : “Ecrire un
poème après Auschwitz est barbare...”
Or, en 1945, le poète Paul CELAN (1920-1970), Juif roumain dont les parents sont morts en déportation et qui a
lui-même passé près de deux ans dans un camp de travail, avait écrit sur ce sujet le premier de ses poèmes
importants, dans lequel il essaie de trouver un langage susceptible de rendre compte de l’horreur de la Shoah 1
et de ses conséquences dans l’histoire de la conscience humaine.
1 Shoah (“catastrophe” en hébreu) : extermination systématique des Juifs par l’Allemagne nazie (entre 5 et 6 millions de Juifs sont
morts, soit les deux tiers des Juifs d’Europe). L’horreur de ce crime de masse a conduit, après la guerre, à l’élaboration des notions
juridiques de “crime contre l’humanité” et de “génocide”.
Fugue de mort 2
Lait noir de l’aube nous le buvons le soir
nous le buvons à midi le matin nous le buvons la nuit
nous buvons et buvons
nous creusons une tombe dans les airs là-bas on n’est pas à l’étroit
Un homme vit dans la maison il joue avec les serpents il écrit
il écrit quand le ciel s’assombrit en Allemagne tes cheveux dorés Marguerite
il écrit cela et vient au seuil de la maison et des éclairs tombent des étoiles il siffle ses molosses qu’ils viennent au pied
il siffle ses juifs qu’ils sortent il leur fait creuser une tombe dans la terre
il nous donne des ordres jouez maintenant et que ça danse
—
Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
nous te buvons le matin à midi nous te buvons le soir
nous buvons et buvons
Un homme vit dans la maison il joue avec les serpents il écrit
il écrit quand le ciel s’assombrit en Allemagne tes cheveux dorés Marguerite
Tes cheveux cendrés Sulamithe3 nous creusons une tombe dans les airs là-bas on n’est pas à l’étroit
—
Il crie creusez plus profond dans la terre et vous autres chantez et jouez
il prend la chose métallique à sa ceinture il la brandit ses yeux sont bleus
plus profond les bêches et vous autres jouez encore et que ça danse
—
Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
nous te buvons à midi le matin nous te buvons le soir
nous buvons et buvons
un homme vit dans la maison tes cheveux dorés Marguerite
tes cheveux cendrés Sulamithe il joue avec les serpents
—
Il crie la mort jouez-la plus douce la mort est un maître allemand
il crie plus sombres les violons ensuite vous irez en fumée dans les airs
ensuite vous aurez une tombe dans les nuages là-bas on n’est pas à l’étroit
—
Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
nous te buvons à midi la mort est un maître allemand
nous te buvons le soir le matin nous buvons et buvons
la mort est un maître allemand son œil est bleu
il t’atteint d’une balle de plomb il t’atteint dans le mille
un homme vit dans la maison tes cheveux dorés Marguerite
il lance ses molosses sur nous il nous offre une tombe dans les airs
il joue avec les serpents et rêve la mort est un maître allemand
—
tes cheveux dorés Marguerite
tes cheveux cendrés Sulamithe
Paul CELAN, “Fugue de mort”, in Pavot et mémoires, recueilli dans Choix de Poèmes, 1947.
Traduit de l’allemand par Maël RENOUARD, revue Thauma n°4, été 2008.
Ecouter ce poème en allemand, lu par l’auteur
Document C
Le poète Philippe Jacottet, également critique et traducteur, exprime dans son œuvre une interrogation
permanente sur le pouvoir et la légitimité de la parole poétique. Confronté à des disparitions, il a écrit deux
recueils qu’il désigne comme des “livres de deuil” : Leçons (1969) et Chants d’en bas (1974).
2 En allemand : “Todesfuge”
3 Sulamithe : nom de la fiancée dans un poème d’amour de la Bible attribué à Salomon, le Cantique des Cantiques. On peut penser
qu’elle représente les femmes juives, comme Margarete aux cheveux dorés représente les femmes allemandes – et la fiancée du SS.
“Parler est facile...”
Parler est facile, et tracer des mots sur la page,
en règle générale, est risquer peu de chose :
un ouvrage de dentellière, calfeutré,
paisible (on a pu même demander
à la bougie une clarté plus douce, plus trompeuse),
tous les mots sont écrits de la même encre,
“fleur” et “peur” par exemple sont presque pareils,
et j’aurai beau répéter “sang” du haut en bas
de la page, elle n’en sera pas tachée,
ni moi blessé.
Aussi arrive-t-il qu’on prenne ce jeu en horreur,
qu’on ne comprenne plus ce qu’on a voulu faire
en y jouant, au lieu de se risquer dehors
et de faire meilleur usage de ses mains.
Cela,
c’est quand on ne peut plus se dérober à la douleur,
qu’elle ressemble à quelqu’un qui approche
en déchirant les brumes dont on s’enveloppe,
abattant un à un les obstacles, traversant
la distance de plus en plus faible — si près soudain
qu’on ne voit plus que son mufle plus large
que le ciel.
Parler alors semble mensonge, ou pire : lâche
insulte à la douleur, et gaspillage
du peu de temps et de forces qui nous reste.
Philippe JACOTTET, “Parler I”, Chants d’en bas, 1974.
Document D
Alain BOSQUET (1919-1948), poète belge d’origine russe, est aussi romancier, dramaturge et critique littéraire.
Très engagé dans l’histoire de son temps, il écrit une poésie liée aux événements majeurs de son époque, dont
il transmet la mémoire.
“Raconte-moi le passé...”
- Raconte-moi le passé.
- Il est trop vaste.
- Raconte-moi le 20° siècle.
- Il y eut des luttes sanglantes,
puis Lénine,
puis l’espoir,
puis d’autres luttes sanglantes.
- Raconte-moi le temps.
- Il est trop vieux.
- Raconte-moi mon temps à moi.
- Il y eut Hitler,
il y eut Hiroshima.
- Raconte-moi le présent.
- Il y a toi,
et encore toi,
et le bonheur qui ressemble
au soleil sur les hommes.
- Raconte-moi...
- Non, mon enfant,
c’est toi qui dois me raconter
l’avenir.
Alain BOSQUET, “Raconte-moi le passé”, in Le cheval applaudit, Poèmes pour les enfants 4,
recueilli dans Je ne suis pas un poète d’eau douce, 1996.
4 Alain BOSQUET présente son recueil ainsi : “D'habitude, j'écris des poèmes graves, douloureux, complexes. J'ai réuni ici ceux qui
s'opposent au réel : à chaque âge le poète s'arrête un court instant, et affirme que les arbres sont des oiseaux, ou que dans la prairie
invisible de son rêve un cheval tout à coup se met à applaudir.”

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