DROIT DU TRAVAIL ET DROITS CONSTITUTIONNELS DE L`HOMME

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DROIT DU TRAVAIL ET DROITS CONSTITUTIONNELS DE L`HOMME
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DROIT DU TRAVAIL
ET DROITS CONSTITUTIONNELS
DE L’HOMME
Plan
Introduction
_ Pourquoi ce thème ?
_ Définition du droit constitutionnel, définition du droit du travail : quel rapport
entre les deux ? A priori aucun …
_ Mais aujourd'hui le lien est fait grâce au Conseil constitutionnel : à quoi sertil ? Dernier exemple en date : le contrôle de la Loi sur l’égalité des chances et le
CPE, meilleur exemple, Loi de cohésion sociale dans laquelle le Conseil
constitutionnel définit les garanties du licenciement …
_ Idée : montrer qu’en réalité, le droit constitutionnel a toujours eu un lien, si ce
n’est un impact sur la condition de l’homme au travail …
_ Trois périodes peuvent être distinguées : la Révolution, « l’entre-deux » (1848
– 1946), après 1971.
Partie 1 – La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : une
avancée fondamentale en matière de droits de l’homme, une régression
consécutive de la condition ouvrière
Partie 2 – Des constitutions plus conscientes du travailleur (1848 et 1946) : la
difficile et inutile ( ?) cristallisation des avancées sociales au rang
constitutionnel
Partie 3 – La prise en considération du travailleur par la jurisprudence
constitutionnelle : un progrès significatif ?
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INTRODUCTION
_ Les liens pouvant exister entre le droit constitutionnel et le droit du travail sont
a priori ténus, pour qui ne serait pas spécialiste de l’une ou de l’autre matière,
tout comme peut paraître réduit l’intérêt de traiter de l’influence du premier sur
le second.
_ Deux interrogations dans cette introduction.
1) Qu’est-ce que le droit constitutionnel et le droit du travail ?
2) Quels liens existent entre les deux et quel est l’intérêt de les présenter ?
1) DEFINITION DU DROIT CONSTITUTIONNEL ET DU DROIT DU TRAVAIL
Pas de définition univoque ni pour l’un ni pour l’autre, des définitions très
complexes qui imposent de ne retenir que des formes simplifiées mais
suffisantes pour le propos.
Deux définitions de la Constitution et donc du droit constitutionnel :
_ Une définition institutionnelle : la Constitution est alors perçue comme un
régime politique ou encore un système de Gouvernement. La Constitution a pour
objet de déterminer la forme de l’Etat et du Gouvernement. Dans cette
perspective, elle est intimement liée avec les formes possibles de Gouvernement
(démocratie, monarchie, …), les formes d’Etat (unitaire, fédéral, …),
l’organisation des pouvoirs (chef de l’Etat, Parlement, justice), répartition des
compétences entre les pouvoirs, limites du pouvoir au sein de l’Etat.
_ Une définition juridique : la Constitution est la norme fondamentale que se
donne un peuple libre. Si on admet que l’ordre juridique est hiérarchisé, c'est-àdire que toutes les règles de droit n’ont pas la même valeur selon qu’elles
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émanent de tel ou tel organe (pouvoir constituant, Parlement, Gouvernement,
partenaires sociaux …), la Constitution est au sommet de cette hiérarchie et
toutes les autres règles en tirent leur validité.
Définition du droit du travail :
_ Pour faire simple, le droit du travail s’entend de l’ensemble des règles
juridiques relatives au travail subordonné.
_ Ce droit est apparu à partir du milieu du 19ème siècle d’une double
problématique : d’un côté, des besoins en main d’œuvre de l’économie
capitaliste, d’un autre côté, de la nécessité de modérer l’exploitation de cette
main d’œuvre par les employeurs à qui elle est subordonnée.
2) QUELS
LIENS EXISTENT ENTRE LES DEUX ET QUEL EST L’ INTERET DE LES
PRESENTER
?
Lien :
_ Si le droit du travail est un ensemble de règles juridiques, ces règles peuvent
aussi bien être des règles fixées par les partenaires sociaux eux-mêmes par le
biais des conventions collectives, que par l’Etat par le biais des lois et
règlements. Pourquoi pas par le texte suprême qu’est la Constitution ? On y
pense peu mais la Constitution c’est du droit, aussi !
_ En effet, dans un Etat de droit1 (pour faire simple) non seulement l’ordre
juridique est hiérarchisé avec au sommet la Constitution, mais cette Constitution
doit présenter certaines caractéristiques et notamment protéger les droits
fondamentaux des individus et faire en sorte qu’ils soient juridictionnellement
sanctionnés. La France est un Etat de droit.
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Une conception instrumentale (l’Etat de droit c’est l’Etat qui agit au moyen du droit). Une conception formelle (l’Etat
de droit c’est l’Etat qui est assujetti au droit). Une conception substantielle ou matérielle (l’Etat de droit c’est l’Etat dont
le droit comporte certains attributs).
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Intérêt :
_ Sans qu’on le sache, cette Constitution a finalement toujours eu un impact sur
la condition du travailleur subordonné, soit négativement, soit positivement.
_ C’est ce que nous voudrions montrer, en terminant par quelques remarques sur
la jurisprudence actuelle du Conseil constitutionnel.
PREMIERE PARTIE –
La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 :
une avancée fondamentale en matière de droits de l’homme,
une régression consécutive de la condition ouvrière
§I - LA DECLARATION DES DROITS DE L'HOMME ET DU CITOYEN, UNE AVANCEE
FONDAMENTALE EN MATIERE DE DROITS DE L’HOMME
Proclamation :
_ Après de courts débats qui portent surtout sur la forme de la Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen, elle est adoptée le 26 août 1789.
_ Elle sera le Préambule de la première Constitution, celle de 1791.
Un texte fondamental, présentant deux caractéristiques :
_ On consacre une liste de droits de l’homme qui sont des libertés, c'est-à-dire
des pouvoirs d’autodétermination offerts à chaque homme.
_ Universalisme : le 23 août 1789, un orateur affirme ainsi « qu’il ne s’agit pas
de faire une déclaration des droits seulement pour la France, mais pour l’homme
en général ».
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_ Individualisme : elle ne reconnaît des libertés qu’à l’Homme, c'est-à-dire à
l’individu en tant que tel et non aux groupes quels qu’ils soient. Plus encore, les
révolutionnaires ont cristallisé dans la Déclaration une conception de la société
qui exclut l’interposition entre l’Etat et les individus des corps intermédiaires.
Le citoyen est maintenant libre, la société est atomisée en une poussière
d’individus libres.
§II - UNE
DECLARATION IGNORANT A PRIORI LES LIBERTES RELATIVES AU
TRAVAIL
Liste des libertés reconnues :
_ Liberté2, égalité en droit, propriété3, quelques libertés politiques4 et liées au
procès pénal.
Libertés ignorées :
_ Certaines libertés ne figurent pas dans la Déclaration des droits de l'homme et
du citoyen. Soit elles ont été omises volontairement car ne cadrant pas avec
l’idéologie libérale de l’époque, soit involontairement.
_ C’est ce qu’on va voir dans le paragraphe suivant. Toutes les libertés relatives
au travail ont été omises.
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Elle est mentionnée à l’article 1er : « les hommes naissent libres ». Il s’agit d’une affirmation très importante car elle fait de
la liberté une donnée première, antérieure au pouvoir et qui s’impose à lui. Sa définition est donnée par l’article 4 qui
proclame que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». C’est ici le principe fondamental des
sociétés libérales qui se trouve posé, surtout quand on le rapproche de l’article 5 selon lequel « tout ce qui n’est pas défendu
par la loi ne peut être empêché ».
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Fondement d’une nouvelle société libérale et individualiste. Il n’est pas anodin, en effet, que les révolutionnaires aient fait
de surcroît référence à la propriété dans les articles 2 et 17 de la Déclaration, afin d’obliger les pouvoirs publics à le respecter.
Dans cette perspective, il ne sera possible de priver quelqu’un de son droit de propriété que si et seulement si une nécessité
publique légalement constatée le justifie et à condition que cette privation soit compensée par le versement d’une juste et
préalable indemnité.
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La liberté, l’égalité et la propriété s’exerceront pour les révolutionnaires dans le cadre d’une nouvelle société politique dont
la Déclaration indique les buts et les structures. Ainsi, d’après l’article 2 le but de cette société politique est la conservation
des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Cela signifie que c’est la société qui est au service de l’homme et non
l’homme qui est assujetti à elle. Dès lors, l’homme ne doit pas, dans la société, se retrouver assujetti à un autre sinon il
cesserait d’être libre. C’est pourquoi la souveraineté est donnée à une entité abstraite qui est la nation dont la volonté ne se
confond ni avec celle d’un groupe d’hommes ni avec celle d’un seul individu, et face à laquelle tous les hommes sont égaux
et demeurent libres.
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§III - LA
CONSECRATION D’UNE PHILOSOPHIE LIBERALE AUX CONSEQUENCES
DRAMATIQUES SUR LA CONDITION OUVRIERE
Alors qu’on a l’habitude de soutenir que les révolutionnaires se sont
désintéressés du travail, n’auraient-ils pas plutôt conçu un projet de société
n’ignorant pas le travail, mais le concevant dans des catégories de responsabilité
et de liberté ?
C’est la question que l’on peut se poser quand on examine la Déclaration
des droits de l'homme et du citoyen et la législation qui l’en a suivie. D’une part,
en effet, on dirait que les révolutionnaires se sont désintéressés du travail, mais
d’autre part, on s’aperçoit qu’il est appréhendé selon de nouvelles idées rompant
avec le système des corporations, des maîtrises et des jurandes de l’Ancien
régime.
A – La libération du travail
Les libertés ignorées involontairement :
_ Les historiens ont montré que faute de temps les révolutionnaires n’avaient pas
eu le temps de consacrer deux libertés : la liberté du travail et la liberté
contractuelle. On retrouve trace de celles-ci dans les avant-projets de
constitutions. Surtout, elles découlent de la proclamation générale de la liberté.
_ Mais, en réalité, la période révolutionnaire pose les bases d’un nouvel ordre
économique et social qui liera la condition ouvrière jusqu’à la fin du 19ème
siècle. Dans le domaine du travail, la première volonté de révolutionnaires est de
supprimer les corporations professionnelles à qui on reproche leur
conservatisme et l’atteinte qu’elles portent à la liberté économique.
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_ D’où le Décret d’Allarde des 2 et 17 mars 1791 : proclame que « la faculté de
travailler est un des premiers droits de l’homme »5. L’article 2 supprime « tous
les privilèges de profession sous quelque dénomination que ce soit », et son
article 7 ajoute : « il sera libre à toute personne de faire tel négoce, ou d’exercer
telle profession, article ou métier qu’elle trouvera bon ». En fait, il ne semble
guère douteux que la liberté du travail possède dans l’esprit des révolutionnaires
une valeur constitutionnelle, dans la mesure où les constitutions révolutionnaires
postérieures se font l’écho de ces principes et n’hésitent pas à les inscrire dans
leurs déclarations de droits, voire dans leur corps même. Ainsi, la Constitution
montagnarde du 24 juin 1793, dans son article 17, et la Constitution de l’an III,
dans son article 355, affirment respectivement : « Nul genre de travail, de
culture, de commerce, ne peut être interdit à l’industrie des citoyens » et « Il n’y
a ni privilège, ni maîtrise, ni jurande, ni limitation à la liberté de la presse, du
commerce et à l’exercice de l’industrie et des arts de toute espèce ».
_ Distingue le travailleur salarié et le travailleur indépendant.
Les libertés ignorées volontairement :
_ Ce sont toutes les libertés d’exercice collectif et les libertés des groupes
(liberté d’association, de réunion, etc).
_ En droit du travail, cela prend une dimension particulière : interdiction des
corporations, des coalitions, des syndicats, etc….
_ D’où la Loi le Chapelier le des 14 et 17 juin 1791. Elle complète le Décret
d’Allarde qui, tout en condamnant les corporations de travailleurs parce qu’elles
lésaient la liberté du travail, avait omis d’interdire aux maîtres, compagnons et
apprentis de former entre eux des associations ou des assemblées. Symbole de
l’individualisme triomphant, la loi Le Chapelier réaffirme l’abolition du système
corporatif et interdit toute coalition, toute association ou action collective des
travailleurs. Son article 4 prévoit que « Si, contre les principes de la liberté et de
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Archives Parlementaires, 1ère série, T 27, p. 219.
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la Constitution, des citoyens attachés aux même professions, arts et métiers,
prenaient des délibérations, ou faisaient entre eux des conventions tendant à
refuser de concert ou à n’accorder qu’à un prix déterminé le secours de leur
industrie ou de leurs travaux, lesdites délibérations et conventions (…) sont
déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté des droits de l’homme et
nulles d’effet ».
B – L’oppression des travailleurs
Idée générale :
_ Chacun doit dès lors pouvoir travailler librement et assumer ses
responsabilités, l’Etat se contentant d’assurer ses fonctions régaliennes et
laissant la société civile s’auto-organiser.
_ L’idée générale est celle selon laquelle il n’y a pas d’obligations sans contrats
et que toute convention libre est licite. Donc, les juristes de cette époque
admettent que, dans l’abstrait, les volontés sont toujours égales. Ainsi, les
conditions de travail et les salaires sont forcément justes puisque nul ne souhaite
faire son propre malheur en s’engageant contre ses intérêts.
_ D’ailleurs, le contrat de louage de services, ancêtre du contrat de travail fait
seulement l’objet de deux articles au sein même du code civil. Ce qui montre 1)
qu’il n’est pas traité différemment des autres formes de contrat 2) qu’on lui
accorde une maigre importance !
_ Pourtant, cette législation va entraîner la paupérisation d’une grande partie de
la population. Les principes qui devaient permettre à chaque personne d’accéder
au patronat ou, dans le pire des cas, de négocier son contrat de travail, en toute
égalité vont conduire les ouvriers à une situation de subordination totale à
l’égard des employeurs c'est-à-dire des propriétaires.
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_ En réalité, il est vite apparu que le contrat de louage de services, qui se
trouvait à la base de la relation de travail, n’était pas le fruit de la rencontre de
deux volontés autonomes et égales. Il n’existait pas à cette époque d’allocations
chômage, les travailleurs ne pouvaient pas se grouper pour défendre leurs droits
et l’Etat refusait d’intervenir dans les relations privées et dans l’économie. Grâce
aux principes découlant ou liés à l’individualisme, le capitalisme allait pouvoir
se développer au détriment d’une frange de la population à la merci des plus
riches.
_ Lire un témoignage. J’y reviendrai plus largement la semaine prochaine.
Même si certains historiens pensent qu’il faut les appréhender avec
circonspection.
Le problème de la protection des travailleurs par l’Etat :
_ Le problème c’est que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
cristallise les principes qui sous-tendent une société libérale. Sachant que sont
exaltés une conception abstraite de l’homme, la liberté, l’égalité et la propriété
que l’Etat est cantonné à ses missions régaliennes, que peut faire la loi ?
_ Dans leur grande majorité, les propriétaires pensent que la loi ne doit rien
faire, alors qu’il apparaît peu à peu qu’elle devrait protéger les corps des
travailleurs ne serait-ce qu’en limitant les heures de travail des enfants, sans
parler des adultes.
_ Mais, une telle intervention est très difficile à faire admettre. A la rigueur
serait admise une intervention répressive destinée à punir les abus les plus
choquants, mais certainement pas préventive, c'est-à-dire encadrant à l’avance
les relations du travail. Un député, en 1849, relève que « la liberté des
conditions de travail est un élément si considérable de la prospérité industrielle
des peuples, que l’on ne saurait trop calculer les conséquences des entraves
apportées à cette liberté lors même que ces entraves n’ont d’autres que les
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sentiments d’humanité. L’expérience a plus d’une fois montrée que les mesures
ordonnées dans un but de philanthropie, loin de procurer aux travailleurs les
améliorations promises, avaient au contraire aggravé leur position en amenant
dans l’industrie des perturbations profondes dont ils étaient les premières
victimes. Tel a été le résultat du décret du 2 mars 1848 par lequel le
Gouvernement provisoire a brusquement limité la durée du travail ».
_ On retrouve une problématique similaire aux USA.
Dans une affaire Lochner v. New-York de 1905, la Cour suprême était appelée à
se prononcer sur la constitutionnalité d’une loi de l’Etat de New York limitant
les horaires de travail dans les boulangeries à dix heures par jour ou soixante par
semaine. Le problème juridique était le suivant : lequel entre le droit de
l’individu de travailler aussi longtemps qu’il le souhaite et celui de l’Etat de
l’empêcher de passer un contrat prévoyant une durée supérieure de travail à la
législation, doit l’emporter ? Afin de le résoudre, la Cour souligne, tout d’abord,
que « le droit d’acheter et de vendre du travail » fait partie intégrante de la
liberté protégée par le seizième amendement de la Constitution fédérale, en
vertu duquel aucun Etat n’est susceptible de priver une personne de vie, de
liberté ou de propriété sans due process of law6. Elle considère, en revanche, que
chaque Etat bénéficie de pouvoirs de police, concernant la santé, la sûreté, le
bonheur et le bien-être général de la population. Compte tenu de ces
observations, la loi déférée à son contrôle constitue-t-elle « une ingérence
déraisonnable, superfétatoire et arbitraire dans le droit de toute personne à la
liberté individuelle et à la liberté de contracter la durée de travail qui lui paraît
adaptée ou nécessaire à sa propre subsistance et à celle de sa famille » ? Axant
sa réflexion sur la santé publique, la Cour a non seulement jugé qu’aucun
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Les Vème et XIVème amendements de la Constitution fédérale américaine, « interdisent respectivement au Congrès et aux
Etats de priver quiconque de vie, de liberté ou de propriété sans "due process of law" (…). L’expression renvoie à une
exigence de justice dans l’exercice des compétences. Selon le contexte, elle peut avoir un contenu procédural (…). Dans ce
cas, il s’agit de la procédure légale régulière prévue par la loi du pays, c’est-à-dire d’une procédure intrinsèquement juste et
équitable. Mais l’expression peut aussi emporter un contenu matériel (…). Dans cette hypothèse, l’expression vise des droits
tenus pour fondamentaux (par exemple, la liberté contractuelle au XIXème siècle), étant ici précisé que le contenu matériel
précis d’une loi réputée juste dépend beaucoup des circonstances de temps et de lieux », E. ZOLER, op. cit., p. 1321.
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fondement raisonnable ne permet de tenir la loi comme nécessaire et adéquate
en tant que loi visant à protéger la santé des boulangers, mais aussi, dans une
logique totalement libérale, que si celle-ci « était validée et si, en conséquence, il
devenait possible de refuser par la voie contentieuse à un individu doté de la
pleine capacité juridique le droit de passer un contrat de travail en tant
qu’employeur ou employé (…) il semble qu’il n’y aurait pas de limites au-delà
desquelles des lois de même nature ne pourraient aller ». Dans une logique
d’opposition des tribunaux à la législation du travail, l’interprétation du seizième
amendement de la Constitution permet à la Cour de déclarer inconstitutionnelle
la réglementation de la liberté de contracter. Dans certains arrêts similaires, les
juges ont poussé le cynisme à son comble en soutenant, par exemple, que le
statut protecteur instauré par la législation de Pennsylvanie « est à la fois une
violation du droit de l’employeur et de celui de l’employé ; plus que cela c’est
une tentative insultante de mettre un travailleur sous tutelle législative, nonseulement dégradante pour sa dignité humaine, mais subversive de ses droits
comme citoyen des États-Unis. Toute loi qui se propose de l’empêcher de
vendre son travail comme bon lui semble, pour des marchandises aussi bien que
pour de l’argent est une violation de ses privilèges constitutionnels ». Et de
mettre en avant « la liberté sacro-sainte qui doit appartenir à l’ouvrier de
consentir tous les sacrifices qu’il juge bons pour se procurer un gagne-pain » !
Conclusion :
_ Jusqu’en 1841, date de la première loi protectrice pour les enfants, voire
jusqu’à la fin du 19ème siècle, il y a très peu de lois qui sont adoptées pour
encadrer les relations du travail.
_ L’impact de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen se fait donc
sentir jusqu’à la moitié du 19ème siècle ….
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Deuxième partie
Des constitutions plus conscientes du travailleur (1848 et 1946) :
la difficile et inutile ( ?) cristallisation des avancées sociales
au rang constitutionnel
En fait, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, en se bornant à
consacrer des droits individuels, civils et politiques ne trouvant de limite que
dans la loi, qui se doit de les aménager en instaurant uniquement des régimes
répressifs, va retarder l’apparition d’un droit susceptible de protéger l’homme au
travail.
Une loi seulement est adoptée : celle du 22 mars 1841 qui introduit une série de
restrictions pour l’emploi des enfants dans certaines usines : l’enfant ne peut pas
travailler en dessous de 8 ans.
Il faut attendre 1848 et surtout 1946 pour que les textes constitutionnels se
fassent l’écho de la nécessité de protéger les hommes au travail et donc que
l’influence de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen soit quelque
peu nuancée. Mais, faute d’être considéré comme du droit ces deux textes
n’auront pas l’impact qu’ils auraient pu avoir.
§I – DEUX
CONSTITUTIONS PRENANT EN CONSIDERATION LA CONDITION DU
TRAVAILLEUR SUBORDONNE
Constitution de 1848 :
_ Joint la fraternité à la devise française : liberté, égalité.
_ Nuance l’individualisme. Abolition de l’esclavage par le Gouvernement
provisoire.
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_ Reconnaît la nécessité de protéger les travailleurs contre les abus dont ils sont
victimes et consacre en ce sens des droits pour les protéger.
_ Teintée d’idées socialistes, « elle a pour base la Famille, le Travail, la
Propriété, l’Ordre Public », elle consacre l’abolition de l’esclavage, reconnaît le
droit à l’assistance.
_ Son but est social et non purement individualiste comme en 89. Son
Préambule n’affirme plus que le but de l’Etat est « la conservation des droits de
l’homme », mais « d’assurer une répartition de plus en plus équitable des
charges et des avantages de la société … et de faire parvenir tous les citoyens…
à un degré toujours plus élevé de moralité, de lumières et de bien-être ». Elle
reconnaît aux organismes collectifs une fonction dans la société, elle magnifie la
famille en la protégeant et en la considérant comme la première base de la
République. De même, en opposition avec 1789, les libertés de réunion,
d’association et de pétition sont reconnues.
_ La Constitution de 1848 fait surtout un pas vers les travailleurs. Ainsi, sont
proclamés la liberté du travail, puis, dans le même article, de l’égalité des
rapports entre les patrons et les salariés. Il ne s’agit plus de la liberté
économique de l’employeur, dans le cadre du libéralisme, mais de la liberté du
travail pour le travailleur. Ce faisant, la Constitution reconnaît l’hypocrisie de
l’égalité de 1789 dont le caractère purement théorique a permis l’exploitation de
la classe ouvrière par la bourgeoisie. En revanche, la reconnaissance d’un droit
au travail est abandonnée.
Constitution de 1946 :
_ Partie nouvelle du Préambule concerne les droits économiques et sociaux.
_ Droits des travailleurs : alinéas 6, 7 et 8 du Préambule. Consécration dans une
tradition de liberté. Leur consécration est nouvelle sur le fond, mais on se
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contente de consacrer des droits subjectifs de défense de même nature que ceux
de 17897.
_ Droits-créances : alinéa 5 : « Chacun a le devoir de travailler et le droit
d’obtenir un emploi » : seul alinéa qui contient une allusion à un devoir.
Alinéas 10, 11, 12 et 13 consacrent au profit de l’individu des possibilités
d’exiger certaines prestations de la part de la collectivité.
Alinéa 10 : « La nation assure à l’individu et à la famille les conditions
nécessaires à leur développement » : contrairement à 1789, l’homme n’a pas
seulement le droit de s’opposer à tout empiètement de l’Etat pour conserver sa
liberté et sa propriété. Il peut développer toutes les virtualités qui sont en lui et
l’Etat l’aider à assurer son développement.
Alinéa 11 : la nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux
vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les
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La notion de travailleur n’a pas fait l’objet de débats significatifs, devant l’une et l’autre des Assemblées. Débats non
rigoureux : on peut mentionner la question et la réponse suivantes pour s’en convaincre : M. Coty : « Mais le patron qui ne
travaille pas, par exemple, le patron paresseux aura-t-il droit à l’action syndicale ? », M. le rapporteur : « Si un patron est
paresseux et ne travaille pas, il ne peut être considéré comme un travailleur ». En fait, si elle comprend les travailleurs du
secteur privé, les discussions sont très embarrassées pour les fonctionnaires : Assemblée ne tranche pas et se défausse sur la
loi.
Liberté syndicale : c’est avant tout l’aspect individuel de la liberté syndicale qui est consacré : liberté implicite de créer des
syndicats, liberté d’adhésion, liberté de choisir son syndicat et enfin, liberté de ne pas se syndiquer. La prévalence de
l’individu sur le groupement, et la nécessaire protection du premier face au second, sont formellement rappelées dans le
Préambule de la Constitution.
Droit de grève : 82 ans après l’abolition du délit de coalition, le "fait de grève" devient expressément et constitutionnellement
un droit. Or, contre toute attente, l’inscription dans le texte constitutionnel de ce "droit de nuire", n’a pas suscité d’autres
craintes que son extension aux fonctionnaires. Au contraire, elle apparaît comme un devoir pour les membres des Assemblées
constituantes. Ainsi, un orateur entend saluer « le droit de grève qui a coûté tant de sang et qui est la garantie efficace contre
l’exploitation de la plus sacrée des valeurs : la peine des hommes », alors qu’un autre invoque « ce droit, que personne ne
conteste aujourd’hui, qui est l’ultime moyen pouvant être employé pour faire triompher des revendications que les intéressés
estiment légitimes ». Aucune tentative de définition du droit de grève n’est proposée.
Principe de participation : huitième alinéa consacre un double principe de participation.
La participation à la détermination collective des conditions de travail n’a pas suscité de réflexions particulières : les
constituants ont, dans la première partie du huitième alinéa, tenu à consacrer les conventions collectives.
Participation à la gestion : principe plus novateur. Inscrite en dépit des fortes oppositions de certains constituants, elle est
présentée comme la seule réforme susceptible de réaliser la véritable démocratie économique, de rétablir l’égalité entre le
travail et le capital, et d’abolir le privilège de commandement qui existait jusqu’alors au profit d’une classe. Cependant, on ne
retient pas un principe révolutionnaire nécessitant une réorganisation totale des entreprises et du système économique, mais
une formule de compromis. Abandon de la possibilité pour les travailleurs de participer à la direction des entreprises. La
"démocratie représentative" finalement consacrée, ne fait du travailleur un "citoyen de l’entreprise" qu’avec une certaine
réticence, loin du grand dessein initial.
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loisirs… ». Ce texte confirme les principes alors nouveaux de la législation sur
la Sécurité sociale et l’assistance.
Alinéa 13 : « la nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à
l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de
l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de
l’Etat » : texte qui est moins intéressant par ce qu’il dit que par ce qu’il tait :
c'est-à-dire la liberté de l’enseignement. Forts débats à ce sujet.
Propriété et nationalisations : alinéa 9 : « Tout bien, toute entreprise, dont
l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un
monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité » : la nationalisation
de certaine entreprise était réclamée depuis longtemps par la CGT ou le Conseil
National de la Résistance. L’idée était d’éviter que les grands conglomérats en
situation de monopole n’abusent de leur force pour exploiter les travailleurs et
rançonner les consommateurs. Au lendemain de la Guerre, toute une série de
nationalisations ont lieu : charbonnages dans leur ensemble, Banque de France
et grandes banques de dépôt, grandes compagnies d’assurance, électricité et gaz.
§II – DES TEXTES SYMBOLIQUES
Problème n°1 :
_ La Constitution est conçue comme un texte politique et non comme un texte
juridique jusqu’en 1971 en France. Et encore moins les préambules des
constitutions.
_ Donc, même si on consacre des droits en faveur des travailleurs, on ne pense
pas qu’ils puissent être invoqués par leurs bénéficiaires.
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Problème n° 2 :
_ Comme on considère que la Constitution n’est pas du droit, les droits qu’elle
consacre ne sont donc pas assortis d’une sanction juridictionnelle.
_ D’une part, parce qu’aucun juge constitutionnel susceptible de faire respecter
la Constitution par le législateur n’existe vraiment jusqu’en 1958.
_ D’autre part, car les juridictions administratives et judiciaires ne veulent pas
trancher les litiges sur le fondement des dispositions constitutionnels.
Mais une portée symbolique :
_ 1848 : nuance la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et permettra
l’avènement d’une législation protectrice des travailleurs tout au long de la 3ème
République.
_ 1946 : portée symbolique encore plus forte car l’alinéa 7 du Préambule de la
Constitution de 1946 sera dans un premier temps la seule disposition
constitutionnelle utilisée par le Conseil d'Etat et la Cour de cassation comme une
disposition juridique pour faire évoluer leur jurisprudence sur la grève.
Troisième partie
La prise en considération du travailleur par la jurisprudence constitutionnelle :
un progrès significatif ?
L’influence du droit constitutionnel sur le droit du travail et sur les
travailleurs eux-mêmes n’est donc qu’indirecte dans un premier temps. Les
choses ne changent finalement qu’à partir du début des années 1950, puis
surtout de la fin des années 1970.
Elles changent, d’abord, comme je l’ai dit parce que la carence en loi en matière
de grève, va obliger les juges à trouver d’autres fondements pour trancher les
litiges.
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Elles changent surtout quand le Conseil constitutionnel se met à contrôler que
les lois respectent bien les droits inscrits dans le Préambule de la Constitution de
1946.
Changement en 1971 : bloc de constitutionnalité.
Développement d’une jurisprudence protectrice, avec une interprétation plutôt
libérale des droits. Mais le Conseil constitutionnel constitutionnalise une
conception française.
Pourquoi est-ce un progrès ?
_ L’intérêt du droit constitutionnel du travail, c’est qu’il couvre une notion de
travailleur qui dépasse largement le travailleur subordonné. Donc sa protection
permet à n’importe quelle personne vivant des fruits de son travail de se
prévaloir du Préambule de la Constitution de 1946 et de l’interprétation qu’en
fait le Conseil constitutionnel devant les juges ordinaires.
_ L’intérêt surtout c’est que tant que la Constitution n’est pas révisée, il protège
une conception française du droit du travail qui pourrait peser face à
d’éventuelles menaces communautaires. Interdirait au minimum le dumping
social.
_ Le législateur ne peut supprimer ni les droits ni les garanties légales qui
permettent leur exercice effectif sauf à les remplacer par des garanties
équivalentes.
Décision CPE