Pascal et la sociologie

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Pascal et la sociologie
Pascal aujourd’hui
retour de l’être aimé, disparu et pourtant omniprésent : elle confie à son amant Loïc que même s’il y
a très de peu chances pour qu’elle revoie Charles,
que même s’il est très possible qu’il ne l’aime plus
et/ou qu’il soit marié, elle choisit de croire en leurs
retrouvailles heureuses, car la joie (le gain) serait
alors immense. Et Loïc, catholique et amateur de
philosophie, de lui expliquer qu’elle est pascalienne
sans le savoir. Là encore, à la fin du film, le pari est
gagnant : Félicie croise par hasard Charles dans un
bus – une situation typiquement rohmérienne –, et
le couple se reforme. Les derniers mots de l’héroïne,
enlacée par son compagnon, sont pascaliens : « Je
pleure de joie. » Néanmoins, une aura de semblant,
de simulacre se dégage de ce happy end : Félicie
sera-t-elle vraiment heureuse avec Charles ?
Éric Rohmer est un cinéaste dont l’œuvre est truffée
de références philosophiques – dans Conte de printemps (1990), ce sont les catégories de la raison pure
de Kant qui constituent le fil rouge de l’intrigue.
Les philosophes
Chose remarquable, il arrive à rendre la philosophie
non seulement claire, mais aussi excitante. Il lui
confère une charge érotique ; c’est particulièrement
net dans Ma nuit chez Maud. Ses films réussissent…
le pari d’être à la fois intellectuels et accessibles,
savants et prenants. Sa disparition nous laisse orphelins, et nous rappelle à quel point le cinéma s’est
beaucoup abêti depuis une vingtaine d’années. »  
PROPOS RECUEILLIS PAR MARTIN DURU
À VOIR
Ma Nuit chez Maud (1969), en DVD (Les Films du Losange), avec en
supplément un Entretien sur Pascal, dialogue entre le philosophe Brice
Parrain et le dominicain Dominique Dubarle, que le cinéaste avait filmé en
1965 pour la télévision. La thématique du pari pascalien est aussi invoquée
dans sa pièce de théâtre Le Trio en mi bémol (1987) ainsi que dans son film
Conte d’hiver (1992), également en DVD, (Les Films du Losange).
À LIRE
Six Contes moraux, d’Éric Rohmer (L’Herne, 2003).
Éric Rohmer de Pascal Bonitzer (L’Étoile/Cahiers du cinéma, 1999).
Pascal et la sociologie
Le sociologue Loïc Wacquant* décode la filiation de Pierre Bourdieu avec le philosophe.
© MARIE RIVIÈRE/AFP ; DR ; LES FILMS DU LOSANGE ; FRÉDÉRIC POLETTI.
Que doit à Pascal la grande œuvre de Bourdieu, les
Méditations pascaliennes ?
La connexion peut étonner, mais opère à plusieurs niveaux qui s’emboîtent. C’est d’abord
une référence prophylactique, visant à écarter
les fausses filiations (du style Bourdieu est
marxiste) et les mauvaises lectures (Bourdieu
comme tenant d’une vision stratégique de
l’action telle que la « théorie du choix rationnel »). C’est ensuite un clin d’œil ironique à la philosophie du
sujet comme conscience souveraine, qui court de Descartes à
Sartre en passant par Husserl (et ses Méditations cartésiennes),
avec laquelle Bourdieu a croisé le fer pendant quarante ans. Avec
Leibniz et Spinoza (autre inspiration majeure), Pascal représente
l’aile non cartésienne de la révolution rationaliste, que Bourdieu
entend renforcer et prolonger. Mais il y a surtout une affinité
profonde au niveau de l’anthropologie philosophique et de l’ontologie sociale : l’humain est un être souffrant, pris dans et par
le monde, qui ne s’arrache à l’absurdité de sa condition que par
la croyance et l’action. Cet être et ce monde sont pétris d’antinomies, de couples susceptibles de renversement du tout au tout :
l’homme est à la fois « ange et bête », soumis aux déterminismes
de l’Univers, mais capable de leur échapper par cela même qu’il
peut les connaître et se connaître ; l’institution se donne comme
fondée en nature alors qu’elle n’est que « coutume » ; l’ordre social
apparaît nécessaire alors même qu’il est foncièrement contingent.
Arbitraire des hiérarchies et incommensurabilité des pouvoirs
(« l’ordre des corps, l’ordre des esprits, l’ordre de la charité »), centralité du symbolique, rôle de la foi (fides, confiance que les
choses sont ce qu’elles paraissent) comme ressort des conduites
et liant de la vie collective : Pascal offre à Bourdieu non un système – que l’auteur des Provinciales n’a jamais produit – mais des
appuis et des leviers pour « affronter dans sa vérité l’énigme de la
fiction et du fétichisme » (Méditations pascaliennes) qui sont au
fondement de la société, et ainsi opérer une triple historicisation :
de l’être, du monde social qu’il fait et qui le fait, et du savoir
qu’on peut en produire.
Comment un auteur du vertige métaphysique et des tourments de
l’homme peut-il s’avérer d’un emploi utile en sociologie ?
Bourdieu enrôle Pascal principalement pour avancer sa réflexion
sur le pouvoir symbolique, ses modalités et ses effets, et pour
penser la reconnaissance comme commutateur de l’existence
sociale. On peut aller plus loin et déployer la distinction pascalienne entre « l’esprit de finesse et l’esprit de géométrie » pour
mieux saisir la logique pratique des conduites ordinaires, tissées
d’intuition et d’induction locales. De même, le couple chamailleur des « raisons du cœur et de la raison » nous invite à
prendre au sérieux les croyances profanes et à développer une
microsociologie politique fusionnant rationalité et sentiments.
Avec le concept de « divertissement » enfin, et l’idée corollaire
que « ce n’est que la chasse, et non pas la prise » que les hommes
recherchent dans toute activité, Pascal ouvre grand les portes
d’une sociologie de la passion comme modalité de notre rapport
au monde, impliquant amour, désir et souffrance, et qui prend
des formes indéfiniment diverses (philosophique, politique,
pugilistique, amoureuse, etc.)  
* Professeur à l’université de Californie (Berkeley), il est l’auteur de Parias urbains. Ghetto,
banlieues, État (La Découverte, 2007) et de Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un
apprenti boxeur (Agone, Comeau & Nadeau, 2002).
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