Lecture analytique 4 - Guillaume Apollinaire (1880

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Lecture analytique 4 - Guillaume Apollinaire (1880
Lecture analytique 4 - Guillaume Apollinaire (1880-1918)
« La Loreley»
, Alcools (1913)
Question : comment Apollinaire renouvelle-t-il un thème légendaire ?
Présentation de l’auteur : Guillaume Apollinaire, auteur du début du XXe siècle, bouleverse la vision
traditionnelle de la poésie..Il préfigure, par l’originalité et la modernité de son œuvre poétique, les grands
bouleversements littéraires et poétiques qui naîtront ensuite comme le Surréalisme par exemple. Par la
diversité de son inspiration, Alcools, recueil composé à la manière d’une toile cubiste (juxtaposant des
évocations et des sensations relevant de registres temporels et culturels différents), écrite en vers libres, sans
aucune ponctuation, renouvelle en profondeur la poésie française.
Présentation du poème : Le poème, « La Loreley » daté de 1902, appartient à la section « Rhénanes »
d’Alcools qui comporte des poèmes qu'Apollinaire écrivit pendant son séjour en Allemagne. Il fit alors la
connaissance de la jeune Anglaise, Annie Playden, ce fut un amour malheureux. Dans ce poème, Apollinaire
reprend une légende allemande, plus particulièrement rhénane : celle d’une femme dont les pouvoirs
maléfiques entraînaient les bateliers vers la mort. Des poètes allemands ont chanté cette légende : Clemens
Brentano et Heine. C’est un thème qui renvoie à celui des sirènes et des ondines.
Lecture
Reprise de la question et annonce du plan : Nous verrons donc comment Apollinaire renouvelle la légende,
tout d’abord en étudiant la manière dont il reprend des aspects traditionnels puis dont il fait de cette femme
aux pouvoirs magiques une victime de l’amour dans un poème aux caractéristiques novatrices.
I – le récit d’une légende
a) un conte
Tout d’abord, le poème d’Apollinaire s’inscrit dans le genre du conte : la formule initiale « il y avait »
v.1 renvoie à ce type de récits.
Le déroulement de l’histoire est d’une grande simplicité ; les deux premiers distiques mettent en scène
les personnages et l’action : un évêque va juger une très belle jeune femme pour sorcellerie. S’ensuit le récit
du procès puis celui de la mort de l’héroïne.
Les personnages, les lieux et les éléments magiques sont caractéristiques des contes : « une sorcière »
v.1, « trois chevalier » v.21 (on peut ajouter que le chiffre trois est récurrent dans les contes : Les Trois
Souhaits de Charles Perrault, Boucle d’or et les trois ours, les trois essais de la reine pour faire mourir BlancheNeige, etc…), un « beau château » v. 28 et le pouvoir surnaturel et maléfique de la jeune femme dont le regard
« laissait mourir d’amour tous les hommes à la ronde » v. 2.
b) la réécriture de la légende …
D’autre part, le poème « La Loreley » est fortement inspiré d’une légende inventée par le poète
allemand Brentano en 1801, reprise par Heine en 1816, formes littéraires d’une légende sans doute plus
ancienne : une magicienne, à un escarpement du Rhin, attire les bateliers par son chant et les fait se
précipiter contre un rocher qui surplombe le Rhin.
Apollinaire reprend en grande partie les composantes du poème de Brentano :
- le lieu : « Bacharach » v.1 est une petite ville à proximité du rocher de la Loreley. Le nom aux consonances
germaniques nous plonge dès le premier vers dans l’atmosphère germanique.
- le personnage : la magicienne du poème d’Apollinaire ressemble à celle de Brentano : comme elle, elle subit
son pouvoir « Je suis lasse de vivre et mes yeux sont maudits » v. 7 et souffre de l’abandon de son amant
« Mon cœur me fait si mal depuis qu’il n’est plus là » v. 19. Comme elle, elle mourra en se jetant dans le fleuve
« Elle se penche alors et tombe dans le Rhin » v.36.
- le procès : il existe déjà dans le poème de Brentano ; l’évêque, dans les deux textes, subit le pouvoir de la
jeune femme et ne peut la condamner à mort : « Je flambe dans ces flammes ô belle Loreley / Qu’un autre te
condamne tu m’as ensorcelé » v. 11-12.
Cependant, alors que la fin du poème de Brentano évoque le sort des chevaliers et la légende,
Apollinaire achève son poème sur la Loreley se fondant dans le cosmos: « Ses yeux couleur de Rhin ses
cheveux de soleil » v. 38.
c) …. dont Apollinaire fait un texte musical
Ce conte, cette légende, Apollinaire va ne faire un poème tout à fait caractéristique de son style.
Supprimant la ponctuation, utilisant des distiques à rime suivies où alternent régulièrement les rimes
féminines et masculines, il donne à ce poème un rythme régulier, une facilité apparente comparable à celle
d’une chanson. Ainsi les nombreuses reprises fonctionnent comme des refrains :
- reprise de propositions : « Faites-moi donc mourir » aux vers 14 et 16 ; « Mon cœur me fait si mal » aux
vers 17, 19 et 20.
- répétitions en fin de vers : « que je meure » aux vers 17 et 18
- répétitions en début de chaque hémistiche : au vers 23 « Va-t-en Lore en folie va Lore aux yeux tremblants »
- répétition du même mot : « flammes » aux vers 9, 10 et 11 ; « Jetez jetez » au vers 10 ; « Loreley Loreley »
au vers 32
L’oralité du conte se retrouve dans le traitement particulier des rimes et des alexandrins : en effet les
rimes sont souvent des rimes pour l’oreille et non pour l’œil. Ainsi Apollinaire fait-il rimer des singuliers avec
des pluriel : « péri » v. 7 / « maudits » v. 8 ; « pierreries » v. 5/ « sorcellerie » V. 6 ; parfois, ce ne sont pas
de véritables rimes mais des assonances : « quatre » v. 25 / « astres » v. 26 ; « Loreley » v. 37 / « soleil » v.
38.Quant à l’alexandrin, s’il est dominant dans le poème, il l’est parfois aux prix d’apocope : « À Bacharach il y
avait un’ sorcièr’ blonde » v.1 ou « Devant son tribunal l’évêqu’ la fit citer » v. 3. Parfois, illustrant le sens du
poème, la longueur du mètre varie : ainsi le vers 20 « Mon cœur me fit si mal du jour où il s’en alla » comporte
13 syllabes, brisant la régularité du poème comme le cœur de la jeune femme est brisé. Le vers 26 « La Loreley
les implorait et ses yeux brillaient comme des astres » comporte 16 syllabes et suggère le grandissement
surnaturel du personnage, tandis que le retour à l’alexandrin régulier dans les cinq derniers distiques souligne
une harmonie retrouvée..
Enfin, l’absence de ponctuation mêle récit et dialogues sans ruptures :
« L’évêque fit venir trois chevaliers avec leurs lances
Menez jusqu’au couvent cette femme en démence »
Ainsi Apollinaire , tout en gardant les éléments de la légende, crée un poème d’une apparente simplicité
à l’oralité et la musicalité marquées. De la même manière, il renouvelle les caractéristiques de la créature
légendaire .
II – Une femme légendaire et mythique
a – la beauté
La Loreley est caractérisée par sa beauté ; aux vers 5 et 11 revient la même expression : « Ô belle
Loreley » reprise dans le dernier distique par « la belle Loreley ». Plus précisément, ce sont sa chevelure et ses
yeux qui la rendent fascinante. Les expressions évoquant sa chevelure sont nombreuse et en souligne la
blondeur : « une sorcière blonde » v. 1, « ses cheveux de soleil » v. 38, c’est-à-dire aux premier et au dernier
vers du poème, ce qui en souligne l’importance. Le prénom de la jeune femme « Loreley », « Lore » par ses
sonorités renvoie au métal, et donc à l’éclat de cette chevelure. D’autre part, si la chevelure est associée au
soleil dans le dernier vers, le vers 31 « Là-haut le vent tordait ses cheveux déroulés » confirme l’affinité de la
Loreley avec les éléments, l’air et le feu.
Le regard est encore plus important. Les expressions qui décrivent les yeux de la Loreley sont
révélatrices : « pleins de pierreries » v. 1 où l’allitération en « p » souligne l’aspect inattendu car surnaturel du
regard ; « Mes yeux ce sont des flammes » v. 9 où l’emploi du présentatif permet de mettre en valeur les deux
mots important « yeux » et « flammes ». L’éclat est donc leur caractéristique principale, mais c’est un éclat
étrange : tout à la fois brûlant comme le feu et froid comme les pierres.De ce regard naît la fascination « Je
flambe pour ces flammes » avoue l’évêque qui, plus loin, emploiera cette expression étonnante « Lore aux yeux
tremblants » v. 23, soulignant ainsi l’étrangeté du regard de la Loreley. Enfin la comparaison des vers 26 « ses
yeux brillaient comme des astres » et 38 « Aux yeux couleur de Rhin » reprend une particularité du personnage
déjà évoquée : son rapport avec la nature cosmique et l’eau.
Cependant si les yeux de la Loreley fascinent, c’est parce qu’ils sont dotés d’un pouvoir maléfique.
b – une femme maudite
Le pouvoir qu’exerce la Loreley est, d’une part, surnaturel comme l’indique la question de l’évêque au
vers 6 « De quel magicien tiens-tu ta sorcellerie » et d’autre part, porteur de mort comme le précise le vers 2 :
« Laissait mourir d’amour tous les hommes à la ronde » dont les allitérations en « m » suggèrent
l’envoûtement.La Loreley le dit elle-même : « mes yeux sont maudits » et précise au vers suivant : « Ceux qui
m’ont regardée évêque en ont péri ».Ce pouvoir, personne n’y échappe, même pas l’évêque qui tombe sous le
charme de celle qu’il aurait dû condamné au bûcher : « tu m’as ensorcelé » v. 12.
Cependant la Loreley semble subir ce pouvoir et l’exercer contre sa volonté. Ainsi les vers 2 « laissait
mourir d’amour » et 10 « Ceux qui m’ont regardée » soulignent sa passivité : elle-même n’agit pas, ce sont les
regards qui entraînent la mort. Elle souhaite se débarrasser de cette puissance au prix même de sa vie.C’est ce
qu’indique sa supplication à l’évêque : « Jetez jetez aux flammes cette sorcellerie » v. 10. L’adjectif
démonstratif « cette » souligne l’horreur qu’elle éprouve pour son pouvoir de mort, les flammes du bûcher la
purifieraient.
Ainsi contrairement à la plupart des contes, le pouvoir que détient la jeune femme entraîne son
malheur.
c) une femme désespérée
La Loreley est aussi une femme désespérée car elle est mal-aimée. Ce thème est récurrent dans
l’œuvre d’Apollinaire.On peut d’ailleurs établir un parallèle entre la Loreley qui souffre car « (s)on ami est parti
pour un pays lointain » v.15 et Guillaume Apollinaire qui pleure le départ d’Annie Pleyden en Angleterre.
La plainte amoureuse de la Loreley « Mon cœur me fait si mal » est reprise trois fois dans le poèmes,
aux vers 17, 19 et 20. Aux vers 19 et 20, elle est directement associée au départ de l’amant : « depuis qu’il
n’est plus là », « du jour où il s’en alla ». On peut remarquer le hiatus du vers 20 « où il », illustrant la douleur
de la jeune femme.
La mort est très présente dans ce poème : mort réelle ou symbolique. On peut penser que la
condamnation de l’évêque correspond à une mort symbolique pour la Loreley : être lumineux, comment
pourrait-elle vivre dans ce « couvent des vierges et des veuves » v. 30, où elle ne serait plus qu’ « une nonne
vêtue de noir et blanc » v. 24 ? D’autre part le verbe mourir est répété cinq fois dans ce poème : « mourir
d’amour » v. 1, « mourir » v. 14, 16 à l’hémistiche, « meure » v. 17 et 18, à la rime et « péri » figure à la rime
au vers 8.
La mort est d’ailleurs le destin de la Loreley ; elle l’annonce en quelque sorte au vers 18 : « Si je me
regardais il faudrait que j’en meure » puisque, comme Narcisse, c’est en se regardant dans le fleuve qu’elle
meure : « Pour avoir vu dans l’eau la belle Loreley » après l’avoir décidé « pour me mirer une fois encore dans
le fleuve ».
L’amour et la mort (Éros et Thanatos) sont intimement liés : la mort de la Loreley est causée par
l’apparition réelle ou fantasmé de l’amant :
« Et mon amant s’y tient il m’a vue il m’appelle
Mon cœur devient si doux c’est mon amant qui vient »
On peut souligner l’harmonie de ces vers : allitérations en « m », écho entre « mon amant s’y tient » / « mon
amant qui vient »
La mort de la Loreley, cependant, la relie aux éléments naturels avec lesquels elle est en communion :
le soleil et le Rhin.
Conclusion
Guillaume Apollinaire renouvelle la légende inventée par le poète allemand Clémens Brentano par sa
poésie inventive et novatrice où la musicalité opère un charme indéniable et par le traitement du personnage.
Si la Loreley reste, comme dans le poème de Brentano, une femme victime de son pouvoir, Apollinaire confère
au personnage un aspect mythique : la Loreley devient un personnage cosmique, en fusion avec l’univers qui
l’environne.
Le thème du regard renvoie ici à la magie, au surnaturel mais aussi au thème du mal-aimé, cher à
Apollinaire.