Paul Watzlawick : Faites vous-même votre malheur (éd. du Seuil

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Paul Watzlawick : Faites vous-même votre malheur (éd. du Seuil
Paul Watzlawick : Faites vous-même votre malheur (éd. du Seuil 1984). Ou comment faire
son bonheur…
Sous ce titre provocateur, l’auteur –membre éminent de l’École de Palo Alto – tente de
provoquer chez ses lecteurs une approche plus saine du bonheur.
Résumé des principales assertions :
1. Nous avons salement besoin du malheur. Être malheureux est certes à la portée du
premier venu. Mais se rendre malheureux, faire soi-même son propre malheur sont
des techniques qu’il faut apprendre (idem pour être en conflit avec les autres).
2. Pour assurer son malheur, il est bon de définir sa règle de vie comme étant soi-même
et de s’y tenir mordicus, surtout en faisant la sourde oreille à la voix de sa propre
raison qui pourrait nous en écarter.
3. Il est conseillé d’utiliser la glorification d’un heureux passé (enfance, adolescence,
etc.). De minimiser ce que peut nous apporter l’avenir, de sorte de n’être bien ni dans
l’un ni dans l’autre. De bien ancrer toute chose dans le regret et la culpabilité
fataliste : jamais je n’aurais dû, mais, désormais, il est trop tard. Quitte même à
rendre le passé responsable de choses malheureusement positives. Et il convient enfin
d’appliquer la maxime : il suffit d’insister (l’autre nom pour la névrose), de redoubler
d’effort en toute chose surtout dans l’application de son malheur, sans jamais
remettre en question le système, puisqu’il ne peut y avoir qu’une seule solution.
4. Il est bon aussi d’acquérir la certitude que nous sommes livrés sans défense à des
forces, des pouvoirs qui échappent à toute maîtrise, à toute conscience, d’y consentir
en souffrant par eux sans retenue.
5. N’oublions pas de recourir à la ruse de l’évitement : vouloir éviter ce qu’on redoute
(ou une difficulté) est le plus sûr moyen de perpétuer la situation ou la difficulté
redoutée. Cela concerne tout particulièrement notre perception du danger et de la
bienséance.
6. Le recours à la prédiction est aussi précieuse : il faut et il suffit que nous soyons
convaincus ou nous laissions convaincre par d’autres d’un événement imminent (ou
d’une réalité injuste, etc.) parfaitement indépendante – soi-disant de notre
comportement – pour qu’elle se réalise.
7. Il peut être très utile de se fixer des buts utopiques (utopia= nulle part), en somme de
s’efforcer de ne jamais arriver nulle part. Chacun comprendra que plus le but est
élevé, noble, plus il demande d’efforts et de temps. Ne pas arriver est alors acceptable.
8. Pour échouer, n’oublions pas de pratiquer la démolition des relations en semant
toujours la confusion entre les faits (objets ou ressentis) et la relation (gain ou
soupçon). La variante puritaine recommanderait ici de tout faire sans jamais en tirer
aucun plaisir.
9. L’un des musts consistera à se soumettre au paradoxe du Sois spontané, une variante
du Sois heureux. Comment accomplir par la volonté ce qui devrait être spontané ? La
confusion, soigneusement entretenue en doubles contraintes paradoxales, permet une
fantaisie illimitée.
10. Le piège de l’amour qui devrait être une liberté, alors qu’il réclame une fidélité (ou
une constance), va nous aider aussi grandement. Il suffit de ne jamais accepter en
toute simplicité et gratitude ce que la vie peut nous offrir à travers l’affection de
quelqu’un, en se posant plein de questions, en restant vigilant et sceptique ; ça
marche à tous les coups !
11. N’oublions pas de pratiquer à propos de tout, mais tout particulièrement de
l’altruisme, la stratégie du doute et celle du soupçon : il y a toujours des motifs moins
avouables, moins nobles derrières de bonnes intentions oud e bonnes actions ! Dans
la relation d’aide comme dans le dévouement, il y a risque de collusion : je voudrais
être sanctionné, confirmé, dans la vision que j’ai de moi-même ou dans ce que je
désire montrer. L’autre est alors désiré tel qu’il me le faut.
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son bonheur…
12. L’opacité demeure un atout précieux : il s’agit d’affronter toutes les preuves du
contraire en continuant de tenir ses avis, sa propre conduite pour évidente et
normale ; ce sont les autres qui sont…
13. Pour bien consolider l’enfer, il faut et il suffit considérer la vie comme un jeu à
somme-zéro dans lequel la seule alternative est de perdre ou de gagner. L’enfer y
gagnera encore si nous considérons toute la vie comme un jeu à somme-zéro, en
imaginant qu’on ne peut gagner tous les deux, qu’il faut vaincre l’autre pour ne pas se
perdre soi-même, et qu’il est impossible de vivre en équilibre, en harmonie.
14. En résumé, comme le disait Dostoïevski dans Les Possédés : L’homme est malheureux
parce qu’il ne sait pas qu’il est heureux. Ce qu’il faut traduire par la situation est
désespérée, et la solution désespérément simple !
L’auteur, en cet exercice, n’est évidemment pas croyant : il s’en tient strictement à
l’immanence. Mais il y a des trésors de sagesse et de perspicacité dans son approche. Avec un
peu d’imagination, nous pouvons les utiliser en dépassant le triangle maudit : Moi, le Monde
et le Néant. Nous lui substituerons ici le tiers exclu : Moi, le Monde, Dieu. Pour quels
résultats ? Nous verrons dans un premier temps qu’il est possible ici aussi de faire son
malheur soi-même à certaines conditions…
Un miroir déformant
1. Nous avons salement besoin du péché, de présupposer que nous portons atteinte et
offense à Dieu.
2. Il est bon d’opposer strictement, pour rester dans le malheur, la volonté humaine et la
volonté divine, de les dire incompatibles à tout jamais, en niant soigneusement la
petite voix intérieure qui pourrait les réconcilier, ou encore tous ces cadeaux divins
immérités (donc inexistants) que sont les intuitions, prémonitions, inspirations,
heureux hasards et synchronicité. Tout cela n’est-il pas réservé uniquement aux
saints ?
3. Il est conseillé de minimiser, voire même d’annuler, tout pardon divin réparateur :
l’humain n’est-il pas fondamentalement hostile à Dieu, insoumis et irréfléchi ? N’est-il
pas lamentablement pécheur, incapable de rejoindre la perfection du Christ ? Nous
pouvons certes insister – et faire des efforts – mais le péché est notre terrible réalité.
4. Le péché ne vit-il pas en nous et malgré nous ? Il est bon de consentir à cette terrible
réalité, à cette force, à ce pouvoir diabolique qui échappe à toute maîtrise, à toute
conscience, à y consentir en une souffrance expiatoire sans retenue.
5. Pour notre malheur, nous aurons quand même à tenter d’éviter la faute, à voir le
danger de la tentation partout, en connaissant malgré tout l’issue fatale de la chute
qui ne manquera pas de se produire. La ruse de la piété nous servira d’évitement
acceptable. Mais elle ne fera à vrai dire que perpétuer la situation indépassable du
péché.
6. En cultivant intensément la conviction que la tentation est partout – que le péché est
en somme constamment tapi à notre porte sans même que nous l’ayons voulu – nous
arriverons invariablement à ce que notre prédiction se réalise !
7. La foi nous servira à définir l’utopia, le nulle part inaccessible. Il nous suffira de nous
fixer des buts et des objectifs très élevés, en faisant des efforts sans jamais y arriver.
8. La confusion vient toujours du Tentateur, elle nous évitera de nous interroger sur les
liens entre les objets et les relations. Le plus sage est encore de s’évertuer à ne
ressentir aucun plaisir. Jésus n’est-il pas mort sur la Croix pour nous ?
9. Nous tirerons profits à multiplier les injonctions paradoxales : Sois croyant, fervent,
confiant, repentant, reconnaissant, etc. Nous pourrons ainsi mélanger à l’infini la
volonté et ce qui devrait être spontané.
10. Le sujet de l’amour désintéressé –ou simplement humain – nous occupera toute notre
vie. N’y a-t-il pas derrière toute bonne action, tout élan ou tout bienfait de la vie, une
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mise à l’épreuve ? La vigilance et le scepticisme sont de mise, car le Tentateur est rusé
et pervers.
Pour notre malheur, nous ferons en sorte de nous rappeler que Dieu ne peut nous être
favorable parce que nous sommes pécheurs et pas assez repentants. Nous
confirmerons ainsi la vision que nous avons de nous-mêmes, en y associant bien sûr
tous les autres.
L’opacité sera notre alliée : il s’agit d’affronter toutes les épreuves de la vie à travers
un schéma punition-récompense bien établi que les incroyants ne voient pas. Ils ne le
peuvent ni le veulent.
La vie ne peut être un jeu à somme-zéro : nous serons tous jugés et condamnés. Dieu
seul sera le gagnant. Il faut donc s’en rappeler tout au long de sa vie.
L’homme est malheureux parce qu’il ne sait pas que Dieu lui est favorable. Ici aussi, la
situation est désespérée et la solution est désespérément simple !
L’endroit du décor
L’envers du décor nous incite à penser que la vie – tout comme Dieu ! – ne peut être à
somme-nulle. Nous sommes définitivement hantés par la cupidité, l’hostilité, la convoitise,
l’agressivité et la violence. Dès lors, tout humain entend assurer sa vie et son bonheur par des
stratégies gagnantes, et craint en conséquence d’être perdant. L’équilibre est rare, comme la
gratuité d’ailleurs. La peur de manquer nous taraude et Dieu est au mieux un épicier qui
demande des comptes.
A travers la Double Causalité, nous sommes invités à revoir tout ce système pervers. Mieux
encore : à le quitter ! Si possible définitivement pour oser l’impensable : un Dieu qui n’aspire
qu’à nous être favorable tout en respectant le libre-arbitre, sans jamais rien nous imposer et
sans non plus intervenir contre notre volonté, malgré nous ou en dépit de nous. C’est l’Amour
Absolu à peine pensable, car il nous est favorable même quand nous n’y pensons pas en
terme d’obéissance ou de foi, quand par exemple l’émotion nous emporte, quand nous
choisissons abruptement la gratuité ou quand un élan altruiste nous submerge. Il nous est
favorable même en nos rêves éveillés pour autant qu’ils contiennent une part généreuse ou
encore que notre environnement le permette. C’est le Tiers exclu, le Tiers aimant, l’endroit du
décor : le chemin vers une réconciliation possible, vers une tranquillisation, un équilibre. Ici,
le jeu de la vie est à somme gagnant-gagnant. Pas besoin de vaincre l’autre pour être soimême ni d’écarter Dieu du jeu de la vie. L’Amour se positionne alors comme la stratégie qui
permet à tous d’être gagnants. Il y a rééquilibration du système habituel de référence : nous
ne sommes plus obstinément et unilatéralement sous l’emprise de la stratégie gagnantperdant, dont nous connaissons et ressentons profondément les limites comme les effets
pervers menant invariablement à la cupidité, l’hostilité, la convoitise, l’agressivité et la
violence. Il convient néanmoins de se demander si la stratégie gagnant-gagnant est ancrée
dans la réalité ou si elle est un simple présupposé utopique.
L’apport de la théorie des jeux
(D’après la Liste des stratégies de l’université de Lille : tests effectués par J. P. Delahaye et
son équipe).
Les spécialistes de la théorie des jeux ont répertorié 12 possibilités stratégiques évidemment
combinables. Soit :
1.GENTILLE : Je coopère toujours.
2.MECHANTE : Je trahis toujours (appelé encore TOUJOURS SEUL).
3.LUNATIQUE : Je trahis une fois sur 2 au hasard : cette stratégie est utilisée pour connaître
la puissance des autres stratégies face à une stratégie non rationnelle (puisque aléatoire).
4.DONNANT-DONNANT : Je coopère à la 1ère partie, puis je joue ce qu’a joué l’autre à la
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son bonheur…
partie précédente. Elle est appelée parfois OEIL POUR OEIL en raison de sa ressemblance
avec la loi du Talion.
5.RANCUNIERE : Je coopère, mais dès que mon adversaire a trahi, je trahis toujours.
6.PERIODIQUE-MECHANTE : Je joue trahir, trahir, coopérer, trahir, trahir, coopérer, trahir
...
7.PERIODIQUE
GENTILLE : Je joue
coopérer,
coopérer,
trahir,
coopérer,
coopérer, trahir …
8.MAJORITE MOU :
Je
joue
ce
que
l’adversaire a joué en
majorité,
en
cas
d’égalité et à la
première partie, je
coopère.
9.MEFIANTE : Je
trahis à la première
partie, puis je joue ce
qu’a
joué
mon
adversaire à la partie
précédente.
10. MAJORITE-DUR :
Je
joue
ce
que
l’adversaire a joué en
majorité.
En
cas
d’égalité et à la
première partie, je trahis.
11. SONDEUR : aux 3 premières parties, je joue trahir, coopérer, coopérer. Si aux parties 2 et
3, l’adversaire a coopéré, je trahis toujours, sinon, Donnant-donnant.
12. DONNANT-DONNANT-DUR :Je coopère, sauf si mon adversaire a trahi lors de l’une des
deux parties précédentes.
Concrètement, ce genre de situation montre que dans une population composée au départ de
différentes stratégies, seules les stratégies gentilles (DONNANT-DONNANT, MAJORITE
MOU …) survivent et les autres disparaissent, ce qui correspond bien à une simulation
écologique. On note des différences avec la théorie de l’évolution puisque ce sont les
stratégies gentilles qui survivent alors que cette théorie prévoit que ce soit les méchants qui
survivent, mais il est vrai également que la théorie de l’évolution ne prend pas vraiment en
compte la coopération entre les espèces.
La théorie des jeux permet également d’expliquer pourquoi certaines espèces au
comportement non agressif (stratégie GENTILLE), ont survécu aux méchants en tirant parti
de la coopération mutuelle. Là encore, pas de surprise, la stratégie DONNANT-DONNANT
arrive en tête, et si on appliquait le tournoi avec d’autres stratégies, on s’apercevrait que ce
sont les raffinements de DONNANT-DONNANT tels que GRADUELLE ou DONNANTDONNANT AVEC SEUIL qui gagneraient le tournoi d’une courte tête.
En suivant ces résultats, nous aurions intérêt à jouer en toutes circonstances la stratégie
donnant-donnant avec des seuils ou des options graduelles pour arriver à nos fins. Mais
qu’est-ce que cela voudrait dire dans le domaine de la foi ?
Faut-il choisir des stratégies gagnantes ou résolument perdantes ?
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Dans le domaine de la foi, la question se pose. Ainsi par exemple, les résultats des études
montrent que la gentillesse est de toute façon perdante. Nous pourrions imaginer ne pas
devoir exclure automatiquement cette stratégie en arguant qu’elle serait justement l’indice de
notre soumission à l’impératif divin. C’est assurément une possibilité logique à condition
qu’elle ne soit pas utilisée de manière perverse comme le font les Témoins de Jéhova par
exemple quand ils font de la persécution, du rejet par les incroyants dont ils sont victimes,
l’indice qu’ils sont ainsi plus près de Dieu ! L’imaginaire humain peut toujours transformer
une défaite en victoire sans que ce soit pour autant une démarche cohérente. En effet, si le
but de Dieu, comme celui de ses créatures, consiste à nous faire vivre pleinement l’humanité
de l’humain, cela ne peut se faire sans un minimum de contagion : le but n’est pas de vivre
son humanité en solitaire, en méritant exclusif – ni bien sûr de la perdre pour que l’autre
puisse la trouver -, mais bien plutôt de permettre à tout un chacun, donc à soi-même comme
à l’autre, de pouvoir y goûter. Nous sommes fondamentalement des messagers au sens
étymologique, donc des anges. La gentillesse se veut alors – comme la bonté – un message
particulier, une invitation pressante, un chemin délibérément choisi pour rejoindre
l’humanité de l’humain. Cette incitation peut contenir une bonne dose de fermeté, voire de
provocation. Elle est en rupture évidente avec ce qui nous habite profondément dans la
stratégie gagnant-perdant. Seule la qualité de cette rupture peut garantir un message
cohérent. Cela exclut en toute logique la stratégie périodique gentille. Mais pour autant, la
revendication d’humanité demeure, qui peut conduire très loin comme l’a si bien illustré
Jésus. Elle nécessite toujours et encore une rupture effective avec la cupidité, l’hostilité, la
convoitise, l’agressivité et la violence, qui ne peuvent pas dire l’humanité de l’humain. La
qualité de la rupture conduit nécessairement à d’autres valeurs : le libre arbitre, l’accueil de la
vie vécu dans le non-jugement, la non-imposition, la non-soumission et la non-violence. Est
toujours en jeu l’annulation, ou du moins la suspension, de la référence à la stratégie
communément admise du gagnant-perdant. La gentillesse, la bonté ou la douceur créent
alors un effet de surprise, de l’inattendu, qui ouvre un nouvel espace de jeu dans lequel notre
humanité profonde peut avoir une chance d’émerger. L’initiateur de cette stratégie en devient
le porteur-messager. La question sera pour lui de savoir jusqu’où il peut – et va – la tenir, ce
qui dépendra évidemment du contexte environnemental comme de la réaction des autres
joueurs concernés. La limite sera sans doute le refus d’entrer dans une soumission à
l’inhumain, ou encore d’avoir à interagir dans la dialectique maître-esclave. Dès lors, cela
revient à privilégier une approche de type invitation-résistance : en bonne spiritualité, nous
jouons, nous ouvrons le jeu, dans l’offre de la gentillesse. Si l’autre joueur utilise une stratégie
gagnante, nous aurons alors à re-cadrer le jeu, à faire preuve de relance, au besoin de
résistance. Le nouvel appel sera plutôt dans ce cas une incitation-dégagement.
Qu’en est-il des stratégies gagnantes ? La théorie des jeux nous apprend que nous avons tout
intérêt, dans les stratégies gagnantes, à favoriser la collaboration quitte à montrer ce qu’un
refus entraînerait pour les uns et les autres, ou encore tout intérêt à favoriser la stratégie
majorité-mou qui se comporte en miroir jusqu’à ce que la collaboration soit possible. Est-ce
bien chrétien ? Si le but du divin est bien de nous faire évoluer vers plus de spiritualité, vers
plus d’humanité, la stratégie dominante sera celle qui permet au mieux et au plus grand
nombre de vivre l’expression du divin dans l’humain et de l’humain dans le divin. Cela ne
saurait être une stratégie élective de type solitaire. Sur ce plan, les propositions de la théorie
des jeux sont compatibles : chaque croyant est appelé à être un tant soit peu contagieux. S’il
choisit uniquement la bonté, il ne le sera pas efficacement. S’il l’est par choix et par défi, il
devient automatiquement un joueur agressif ou prétentieux, ce qui dessert
fondamentalement son objectif comme sa mission, ce d’autant que la gentillesse ne saurait
être totalement pure, un comportement constant. Peut-on alors continuer à prétendre que
Dieu est bon, pure bonté, sans tomber dans les mêmes travers ? Si Dieu est pure bonté, et s’Il
entend par là gagner le plus d’humains à sa cause, sa stratégie va se révéler inefficace parce
que chaque joueur va pouvoir se permettre de ne pas y souscrire tout en sachant au final qu’il
va en bénéficier. Ce ne serait pas une manière pertinente d’instaurer la bonté sur terre…Par
contre si la bonté sert à faire contraste avec la méchanceté – non pas que Dieu serait méchant
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son bonheur…
! –, si elle dénonce nos choix tout en montrant que la méchanceté ne peut conduire qu’à la
culpabilité et à la souffrance, alors nous revenons à une stratégie gagnant-gagnant. Il s’agit
donc bien de manifester ce qu’un refus ou une transgression signifient. La stratégie majoritémou qui se comporte en miroir jusqu’à ce que la collaboration soit possible a elle aussi ses
avantages : si elle est habitée par les respect de l’altérité de l’autre et par un amour de
l’humanité ou de cette part humaine qui est en nous demandant à surgir, elle va s’inscrire
dans l’observation et la patience en préférant amener l’autre à faire de lui-même les choix qui
l’élèvent plutôt que ceux qui le font stagner ou régresser dans la culpabilité et la souffrance.
Cette stratégie contient une forte part de maïeutique dont Socrate fut l’un des maîtres comme
Jésus. Elle permet aussi une communication indirecte chère à Kierkegaard ou Waztlawick
plus récemment. Dans le comportement en miroir, l’enjeu est d’amener la prédiction, ou le
pronostique du joueur à sa propre contradiction en lui prescrivant son propre symptôme
d’échec travesti en gain avéré. La stratégie gagnant-gagnant réclame des joueurs animés par
le bon sens. Elle ne saurait être de toutes les circonstances ni adaptée à toutes les situations
humaines. A son tour, la stratégie majorité-mou est plutôt adaptée aux situations bloquées ou
fortement chargées de peur ; elle se révèle inutile dans le cas de joueurs sensés prêts à
collaborer. Sauf à considérer que nous ne le sommes jamais, elle ne saurait à son tour être
l’unique stratégie.
Toute stratégie va devoir s’ajuster à ce qui nous caractérise profondément : notre boulimie.
Nous sommes tous – à des degrés divers il est vrai – habités par l’illimitation du désir, pour le
dire autrement par une soif inextinguible de plaisirs, de réussites, d’épanouissements
personnels, etc. Et nous cherchons le moyen le plus simple, le plus rapide d’y accéder. Nous
appelons volontiers cette boulimie excessive une passion. Si son intensité peut varier, si
certaines sont plus acceptables que d’autres, leur dynamique interne reste la même. Nous
utilisons ainsi le mot pour désigner la passion du jeu, de la montagne, de la spéculation, du
sport, de l’amour, des voyages, de la politique, du collectionneur, etc. Certains sont prêts à
tout pour satisfaire à leur passion, même à faire usage de violence. Que ne ferait-on pas en
vérité pour satisfaire notre soif inextinguible de plaisirs, de réussites, d’épanouissements
personnels ? Pour être et avoir ? C’est sans doute la raison pour laquelle nous mettons
couramment en place deux mécanismes protecteurs : le rêve éveillé comme anticipation de
plaisirs à venir et la projection comme crainte anticipée d’échouer. Toute stratégie aura en
conséquence à identifier ce qui est en jeu. Le à moi le trésor ? Ou le pas question je vais me
faire avoir ? La frontière entre le manque de retenue, d’éducation et la sauvagerie peut
sembler vaste, mais le mécanisme reste le même. Nous voulons tous notre dose de plaisirs, de
réussites, d’épanouissements personnels ; nous voulons pouvoir – à des degrés divers il est
vrai – en faire étalage. Et nous sommes en conséquence en compétition permanente les uns
avec les autres, en affrontement symétriques ou complémentaires et en convoitise. Ici, l’envie
de gagner, parfois à n’importe quel prix, cache toujours la peur d’échouer, de passer à côté du
trésor, du gain, qu’il soit réel ou imaginaire. Une rupture est nécessaire pour qu’il y ait
spiritualité : elle peut se faire, dans toute relation avec autrui, par la prise en compte des
symptômes (c’est l’empathie et la compassion), par la validation (je te reconnais volontiers
telle capacité ou tel sentiment), par la différenciation (je ne crains pas ce qui te préoccupe),
par l’exemplification en miroir (oser mettre en avant ou vivre ce qui fait cruellement défaut),
par la revendication (est-ce vraiment tout ce que as à donner, tout ce que tu es ?), par
l’humour comme dédramatisation, par l’exagération (ou prescription de symptômes) qui va
rendre la situation du jouer adverse intenable, par la douceur qui va préférer recourir à la
maïeutique, notamment par ce que l’école de Gordon appelait l’écoute active utilisée pour que
l’autre puisse retrouver le chemin de l’humanité. Il convient de rappeler sommairement qu’à
l’évidence la spiritualité ne saurait se perdre dans l’extériorité définie par les humains ; elle la
déborde et la dépasse au nom précisément d’une idéalité plus haute, dont elle veut faire
l’expérience, qui présuppose le Joueur Absolu : Dieu dont il est bon, agréable, raisonnable de
tenir compte. Au jeu de la vie, la spiritualité conduit à utiliser tout ce qui peut amener sans
violence, chagrin ou contrainte le surgissement du plus humain en l’humain. Mais pour cela,
ne faut-il pas d’abord avoir identifié et retrouvé, avant d’agir, d’œuvrer dans le monde, ce lieu
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étonnant où tous les désirs et besoins sont apaisés ? N’est-ce pas justement ce qui sera à
communiquer dans les interactions humaines ? La Rupture qui crée la surprise ?
Jésus s’est constamment inspiré de ce lieu particulier en Dieu où les désirs et besoins sont
apaisés. C’est à partir de cette référence unilatérale qu’il a d’ailleurs utilisé différentes
stratégies de communication dans des cas particuliers : dans sa réponse au sujet du mariage,
dans l’invitation à tendre l’autre joue, dans celle des mérites et du jugement dernier, dans le
récit de la femme adultère, et de façon plus systématique dans les paraboles. Mais les
évangiles montrent que ce n’était pas son seul choix. Notons au passage que toute la figure de
Jésus répond à une condition humaine délibérément choisie qui nous fait peur et qui
correspond à un choix qu’aucun humain sensé ne ferait de son plein gré : la pauvreté, la
solitude, renoncer à fonder une famille, la popularité sans le pouvoir, la sincérité totale, se
mettre tout le monde à dos, prendre le risque d’être rejeté, mis à mort, et mourir sans
maudire ses bourreaux…Aucun dieu ne se comporterait comme ça ! Cela heurte totalement le
bon sens. Cette stratégie met en évidence nos peurs et appréhensions : elle les dévoile, les
débusque, les porte à un questionnement absolu parce que la question sous-jacente est celle
de savoir pourquoi – et en vue de quoi ? - un dieu-fait-homme aurait manifesté tant de
respect pour les humains et la liberté humaine au point d’accepter d’être mis à mort par eux.
Dans son essence, cette stratégie semble plutôt être un mixte épuré d’une gentillesse qui se
veut toujours collaborante, du donnant-donnant qui invite les humains à une collaboration
confiante mais parfois réactive, et d’un effet miroir qui leur prescrit leurs peurs en leur
proposant de les dépasser. Si c’est en se perdant qu’on se retrouve, s’il faut que le grain tombé
en terre meurt avant de porter du fruit, alors nous ne saurions totalement exclure la
gentillesse comme stratégie perdante assumée. Dans ce cas de figure, gagner sa vie ou le
monde entier, c’est se perdre à coup sûr et passer à côté de notre humanité ! Dieu comme
joueur absolu, peut-il se permettre de perdre ? Le fait-il pour mieux gagner au final ou pour
gagner le plus possible d’humains à sa cause ? S’il peut se permettre de perdre, c’est qu’au
final nous serons tous gagnants, ce qui tendrait à défendre la réalité d’une vie éternelle. S’il le
fait pour gagner le plus d’adhérents à sa cause, la déchristianisation contemporaine montre à
elle seule les limites de cette stratégie : choisir d’être perdant quand on a qu’une vie n’est pas
un choix très porteur… Evidemment si c’est la condition sine qua non pour mériter son
paradis, cela change un peu la donne, mais pas de façon significative ou décisive, parce que la
peur de l’enfer, ou la fascination pour la violence, a de tout temps habité les humains et
suscité des réactions violentes par désespoir-défi ou désespoir-faiblesse.
Au contraire, la structure de l’appel-réponse comme rupture d’avec nos fascinations
boulimiques nous conduit au dépassement bienheureux de la dialectique force-faiblesse
puisque la vie- la vraie vie !- est au-delà de l’illusion d’être gagnant ou perdant. Au-delà de
nos boulimies, de nos blessures symboliques, de nos besoins de revanches, etc. Dieu n’a-t-il
pas choisi ce qui est fou pour confondre les sages ?
Reste que la structure de l’appel-réponse nécessite que cette folie soit effective, et donc que le
croyant puisse penser Dieu en l’utilisant pour gagner sa véritable humanité. N’est-ce pas
exactement ce à quoi nous invite la Seconde Causalité ?
S’ouvrir à l’impensable
Imaginez que Dieu soit comme un dresseur d’orque qui ne récompense que les
comportements qu’Il voudrait voir se reproduire. Imaginez-le intensément, et vous aurez
atteint le Paradoxe absolu. Celui qui donne le vertige et suscite aussi une montée de
reproches indignés. Celui qui ouvre sous nos pieds un abime de perplexité. Pourtant, au nom
du libre arbitre, de la non-imposition et de la non-ingérence, le Joueur Absolu vous sera
favorable uniquement si vous lui demandez honnêtement et clairement Son aide ou si vos
intentions sont généreuses. Inutile donc de ruser avec Lui : le livre de Jonas dans l’Ancien
Testament en est une merveilleuse illustration.
La porte menant à notre véritable humanité est petite. L’ouvrir nécessite une pratique du
libre-accord et du libre-don. Nous ne trouverons ce lieu où nos désirs et besoins sont apaisés,
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Paul Watzlawick : Faites vous-même votre malheur (éd. du Seuil 1984). Ou comment faire
son bonheur…
dans l’intériorité comme dans l’extériorité, qu’à cette condition. Comme Dieu nous accueille
dans le non-jugement, la non-violence et la non-imposition, c’est en cette identité particulière
que nous trouverons l’apaisement, en elle que nous pourrons nous sentir à Son image et à Sa
ressemblance. Dès lors, ne sommes-nous pas réellement libres de faire notre bonheur avec,
par et grâce à Lui ? Ou, au contraire, de faire notre malheur sans Lui ?
Reprenons pour vérification ce que disait Paul Watlawick mais cette fois-ci dans une
perspective positive : est-il possible alors de faire son bonheur ? À vous d’en juger …
1. Nous sommes heureux de pouvoir compter sur le libre arbitre et sur l’aide de Dieu
comme Joueur Absolu et Fiable.
2. Nous sommes heureux de pouvoir y revenir à tout moment, sans aucune crainte d’être
jugé ou puni, en écoutant Sa voix, Ses conseils ou ceux de notre raison.
3. Nous sommes heureux de nous tourner résolument vers le présent et l’à-venir, en
sachant que nos futurs contiennent les solutions au présent, et que le Joueur Absolu
veille à nous être favorable. Il s’ajuste – par notre Âme-Esprit - en permanence à qui
nous sommes comme à notre environnement ; nous avons donc à être surtout des
observateurs-capteurs-acteurs de l’Univers. Attentifs à nos demandes comme à ce qui
se passe autour de nous.
4. Nous sommes heureux d’avoir quitté un dieu de colère et de vengeance, qui imposait
soi-disant sa marque et sa volonté à qui il veulait. Nous pouvons au contraire nous en
remettre au Joueur Absolu et Fiable, y consentir dans l’étonnement et
l’émerveillement.
5. Comme nous ne sommes ni jugés ni condamnés, nous n’avons pas à vivre dans la
crainte et la culpabilité, qui ne sont plus des dangers à éviter, ou encore une incitation
au mensonge et autres dissimulations. Nous n’avons pas à gagner notre salut de haute
lutte, par de nombreux sacrifices ou par une obéissance impossible. Plus besoin donc
de ruser ou de vouloir éviter de trop se mouiller.
6. Par notre ouverture au Joueur Absolu et Fiable, nous sommes enclins à nourrir des
attentes et des prédications positives, que nous aurons à cœur de réaliser par des
efforts librement consentis, ce qui contribue aussi à guérir en notre passé les traces
restantes de nos névroses obsessionnelles, compulsives et répétitives (il suffit
d’insister).
7. En notre utopie, nous savons que nous allons quelque part, toujours. Nous pouvons
confier nos buts les plus élevés au Joueur Absolu et Fiable, et nous attacher à faire ce
qui est à notre portée en pratiquant l’accueil, l’écoute et le partage dans le nonjugement, la non-imposition et la non-violence.
8. Comme nous sommes réconciliés avec l’Univers, nous n’avons plus besoin de
pratiquer la démolition des autres ni de semer la zizanie autour de nous. Notre
plénitude est dans le sourire intérieur qui naît de la certitude que nous ne sommes pas
seuls et livrés au néant.
9. Nous connaissons pleinement la différence entre essayer (tendre à) et être. Notre
pratique spirituelle nous permet de lâcher prise, de quitter précisément les
fascinations de l’ego, comme celles des peurs, pour nous laisser tomber en Dieu. Alors
seulement, nous pouvons être naturels et spontanés…
10. L’amour humain ou divin est cadeau ; nous ressentons la beauté et la grandeur du
libre arbitre, et nous pouvons donc nous y ouvrir sereinement, accueillir ce qui nous
est donné librement, et donner sans chagrin ni contrainte.
11. L’altruisme, les bonnes intentions et les bonnes actions ne sont pas des vertus mais
des conséquences naturelles qui découlent d’une libération plus profonde du pouvoir
de l’ego, même si elle peut n’être qu’occasionnelle. Nous privilégions le dévouement et
la relation d’aide sans collusion : c’est l’ego qui réclame d’être admiré, sanctifié,
confirmé, etc.
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Paul Watzlawick : Faites vous-même votre malheur (éd. du Seuil 1984). Ou comment faire
son bonheur…
12. La Clarté est du côté du Joueur Absolu et Fiable, l’obscurité du côté de notre ego et de
nos peurs. Il s’agira encore et toujours de faire le ménage sans nier nos régressions,
car il y en aura forcément !
13. En la Clarté de l’En-Haut, au grand jeu de la vie, nous sommes invités à quitter
impérativement – mais librement ! – la fascination de la stratégie gagnant-perdant. Il
est bon que tous soient un peu gagnants ; pas besoin de vaincre l’autre pour s’assurer
une bonne vie ; l’équilibre et l’harmonie découlent naturellement du partenariat avec
Dieu.
14. En cette nouvelle approche spirituelle, nous avons part au bonheur : il est sensation
de liberté, sourire intérieur, joie imprenable, équilibre, harmonie, plénitude,
reconnaissance, complicité, capacité de se réjouir à l’avance, admiration, plaisir
cocasse, chaîne de surprises, etc.
C’est en somme à nous de jouer. Et si nous acceptons cette mission, nous pourrons, sans
l’ombre d’un doute, goûter à tout le moins au plus humain de l’humain, à cette part toujours
menacée mais bien réelle qui marque l’évolution vers plus de spiritualité. Il me revient en
mémoire ce très beau texte :
« Chacun d’entre nous a l’occasion, le privilège d’apporter sa contribution en créant un
monde qui soit bon pour tous. Voilà qui demandera du courage, de l’audace et du cœur. Voilà
qui est bien plus radical qu’une révolution, c’est le début d’une transformation de la qualité
de vie sur notre planète. Vous avez le pouvoir de donner le coup d’envoi dont l’écho se
répandra tout autour du monde.
Si ce n’est pas vous, qui ?
Si ce n’est pas maintenant, quand ?
Si ce n’est pas ici, où ? (Ken Keyes). »
(Mars 2012, Philippe Nussbaum, Pasteur)
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