La retraite des anciens SDF - Annales de la Recherche Urbaine

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La retraite des anciens SDF - Annales de la Recherche Urbaine
La retraite des anciens SDF
Trop vieux pour la rue, trop jeunes pour la maison de retraite
Sophie Rouay-Lambert
Le papy-boom n’est pas un phénomène homogène. Il se
compose d’au moins deux générations de retraités : d’une
part, les « jeunes vieux », actifs, consommateurs de biens
culturels et de tourisme, très présents dans le bénévolat,
qui obligent aujourd’hui à considérer le temps de la retraite
autrement que comme un retrait de la vie professionnelle,
sociale et culturelle ; d’autre part, les personnes très âgées,
qui continuent à vivre chez elles ou sont regroupées dans
des structures spécialisées. Si une part de la population
vieillissante, les « jeunes vieux », se porte en effet de mieux
en mieux, grâce à l’amélioration des conditions de vie et une
confortable pension, le repli sur soi ou l’isolement restent
néanmoins le quotidien de nombreux retraités plus ou
moins démunis (Guillemard A.-M., 1996). Comme
l’avaient prévu les chercheurs il y a vingt ans, « ceux qui
seront sûrement marginalisés dans leur vieillesse sont ceux
qui l’ont déjà été dans d’autres phases de leur vie comme
les handicapés, les chômeurs, les pauvres, les réfugiés, les
émigrants. Ce sont les nouveaux pauvres que la société
industrielle a créés en son sein », (Nisi G., 1984).
Certains de ces « jeunes vieux » ont connu la rue ou
vivent encore en situation SDF (Rouay-Lambert S., 2001).
Que signifie la retraite pour ces personnes vivant en marge
du système productif, exclus du logement et de la société
de consommation ? Des personnes dont on se demande ce
qu’elles font de leurs journées, sans argent, souvent en
mauvaise santé, dans une ville de plus en plus inhospitalière
(Terrolle D., 2004), contraintes à vivre dans des espaces où
toute personnalisation (appropriation et projection de soi)
et certaines activités domestiques (soins, repas) et sociales
(recevoir des proches) sont impossibles.
« Et qu’est-ce que tu deviens ? J’suis retraité »
Sortir de la rue ne va pas de soi (Rouay-Lambert S., 2005).
Pour ceux qui y ont passé un long temps, entamer une
démarche de réinsertion sociale signifie rompre avec un
mode de vie, certes construit dans l’adversité, mais composé
d’un réseau de ressources humaines et matérielles, d’un
espace connu, d’un coin à soi, de tout un ensemble de
rituels et d’adaptations secondaires (Goffman E., 1968),
dans une temporalité particulière (Gaboriau P., 1993). En
sortir implique de faire individuellement face aux nombreuses épreuves qui jalonnent le chemin vers une réinsertion
incertaine. Deux raisons majeures motivent pourtant les
personnes à entreprendre, auprès des services sociaux caritatifs publics ou privés, une telle démarche : la crainte de
mourir à la rue et l’envie de retrouver un statut social
reconnu. « Bon, maintenant j’ai 58 ans, j’vais avoir ma
retraite, et j’veux pas mourir dans la rue. J’veux mourir
dignement, dans mes quatre murs »1.
Une place socialement reconnue
La retraite a ceci de commode qu’elle procure un statut
social reconnu, qui n’oblige à aucune justification. La
retraite est supposée d’emblée méritée par le travail fourni
durant la vie active et est, quoi qu’il en soit, un privilège lié
à l’âge.
Si la retraite symbolise, pour ceux qui quittent un
univers professionnel, la peur sociale de « ne plus bien
vivre », de ne plus être conforme ni utile à la société de
production (Lambert G., 1984), cela signifie au contraire,
1. Cet extrait d’entretien et les suivants nommés (travailleur social) sont
tirés d’une enquête menée à l’association Les Petits Frères des Pauvres,
dans la « Fraternité Est » spécialisée dans l’accueil et l’accompagnement social des SDF de plus de 50 ans pour la réinsertion durable par
le logement et l’emploi, et par d’autres activités relationnelles et sociales (culture, loisirs, repas de fêtes…).
Les Annales de la recherche urbaine n°100, 0180-930-X, 2006, pp.136-143
© MTETM, PUCA
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Intervention d'une équipe du Samu social auprès d'une personne âgée
pour ceux qui étaient exclus du système, la possibilité d’un
dernier rattachement à la société.
Envisageant donc la retraite comme la possibilité d’un
nouveau départ, certains attendent à la rue, dans des conditions de survie extrêmes, d’atteindre cet âge légal fatidique
pour se rendre dans les services sociaux ou faire appel aux
associations.
Dans leur idée, le statut de retraité leur permettra d’obtenir enfin une pension, le minimum vieillesse, et donc de
retrouver une situation économique favorable et un confort
de vie : se loger, se laver et manger chaud tous les jours, changer de vêtements, recevoir, accéder à certains loisirs, voire
s’offrir quelques extras. Cela permettra de taire une situation
antérieure marginale et stigmatisante. Désormais, ils ne seront
plus ni chômeurs, ni Rmistes, ni SDF, ni sans-abri, mais retraités, comme toutes les autres personnes de leur âge, et pourront donc reprendre le cours de leur vie, fermer la parenthèse.
L’envie de faire à nouveau partie de la société n’est
toutefois pas leur unique source de motivation. Accéder au
statut de retraité, c’est aussi et surtout réunir les conditions
pour ne serait-ce qu’oser penser renouer des liens avec une
famille perdue de vue, c’est se donner la possibilité de
retourner « au pays » avec, si ce n’est la gloire, du moins une
dignité retrouvée.
Quand la rue leur colle à la peau
L’idéalisation de ce que pourrait offrir la retraite fait vite
place aux difficultés quotidiennes. La reconnaissance sociale
que laissait espérer ce statut n’est pas si facile à atteindre : le
prétendant doit à nouveau justifier son passé d’actif et d’inactif et ne peut donc pas taire sa situation passée, ni tenter de
parvenir à l’oublier. En effet, pour retrouver une identité
administrative, permettant l’ouverture de droits sociaux afin
de percevoir sa pension, « l’ancien » SDF doit se confronter
à tout ce qui l’avait autrefois fait fuir (difficultés personnelles, familiales, professionnelles, etc.) et se conformer au cadre
référentiel administratif requis (gérer la relation de face-àface avec des prestataires de services, etc.).
Exposer son histoire de vie, froidement et chronologiquement, est un exercice périlleux et fragilisant, qu’il faut
de surcroît répéter devant chaque nouvel interlocuteur :
« Quand il fait ce chemin de retour, pour employer un grand
mot lyrique, dans la communauté des hommes, eh bien c’est
atrocement douloureux.
C’est douloureux psychiquement. À ce moment-là on le
voit pleurer, chose que vous ne voyez pas dans la rue chez
le clochard. Mais parce qu’il y a un retour sur tout ce passé,
il y a ce miroir, il y a la déchéance, et il y a des échecs. Et
là, on voit comme c’est terrible, puisque souvent ils ratent tous
L’avancée en âge dans la ville
leurs rendez-vous. Il faut voir à quel point ça les angoisse
d’aller voir un travailleur social […] »2.
Se repérer dans l’espace pour se rendre aux rendez-vous
et respecter des horaires sont en soi des difficultés pour qui
vit dans un éternel présent (Emmanuelli X., 1994). Aussi,
dans l’attente de l’ouverture de ses droits, le futur retraité
alterne-t-il entre le logement à l’hôtel de tourisme basse catégorie, les foyers d’urgence, l’hôpital et les retours à la rue.
Une fois ses droits ouverts, le nouveau retraité découvre
que sa pension ne couvre pas ses frais, surtout pas ceux d’un
loyer. L’offre de logement dans le parc immobilier public
ou privé étant faible ou inaccessible, et dans l’attente d’une
place en résidence pour personnes âgées ou de toute autre
solution durable, il lui reste l’hôtel.
Ce mode résidentiel très coûteux, nécessitant souvent
l’aide financière d’une association, peut s’avérer préjudiciable à sa démarche d’insertion : il peut se faire expulser sans
motif valable ni préavis, notamment durant les périodes festives et estivales, et l’interdiction de cuisiner dans la chambre
augmente le poste alimentaire (dons de tickets restaurant) et
participe de sa malnutrition.
Changer de tenue vestimentaire passe de la nécessité au
luxe (bons vestiaires) et enfin, des gestes aussi intimes que se
laver, faire ses besoins, laver ses vêtements demeurent dans
la sphère du collectif (toilettes et douche communes à l’étage,
laverie automatique).
Par ailleurs, retourner « au pays » (dans la région où l’on
a vécu, rarement dans le pays d’origine) est souvent un leurre,
un espoir qui a permis de tenir le coup dans les mauvais
jours. Retrouver les siens n’est pas si simple. Ces retrouvailles
ont été idéalisées, la personnalité de ses proches magnifiée
par le temps et les filtres de la mémoire, et il est rare que
l’accueil soit celui escompté. Plus souvent, l’individu doit
faire face à des querelles passées, quand il n’est pas, au pire,
confronté à l’indifférence.
En définitive, si chaque démarche est une suite d’obstacles risquant de reconduire à la rue ceux qui les entreprennent, elle est aussi une des étapes nécessaires au processus
de réinsertion et de relogement durable (Pichon P., 2003).
Mais ces démarches prennent du temps et le temps leur est
de plus en plus compté.
Le décalage entre l’âge biologique et l’âge
biographique
L’âge d’une personne s’évalue généralement d’un coup
d’œil : traits, mains, gestuelle, tenue vestimentaire, qui, au
même titre que les appartenances sociales présupposées
(Goffman E., 1973), sont des indices tacites influant sur notre
2. Extrait tiré d’un entretien avec un des médecins du CHAPSA de
Nanterre.
La retraite des anciens SDF
comportement à l’égard des autres. Évaluer l’âge des SDF est
une autre affaire. Les indices sont faussés. Quelques semaines passées à la rue peuvent les avoir vieillis de dix ou vingt
années. Leur âge biographique est, de ce fait, nettement plus
avancé que leur âge biologique, et l’état sanitaire de ceux
qui prétendent à la retraite pose des problèmes spécifiques.
Victimes d’un vieillissement prématuré, lié à leurs conditions de vie, au retard d’accès aux soins et à la consommation massive de psychotropes, certains sont dans un état sanitaire et social3 auquel l’offre traditionnelle de logement et
de centre de soins ne propose pas une réponse adaptée : pas
assez malades pour une hospitalisation de longue durée, trop
jeunes pour la maison de retraite et trop démunis pour accéder à un logement traditionnel. Il est pourtant indispensable
de prendre en compte les problèmes de mobilité, la nécessité de soins médicaux multiples et les comportements parfois
inadaptés (Rouay-Lambert S., 1998) des « anciens » SDF
dans une démarche d’insertion par le logement. Ces difficultés
conditionnent le choix du logement (appartement en étage
bas ou desservi par un ascenseur, localisation à proximité
des services et des commerces) et ont des répercussions sur
le maintien dans ledit logement, nécessitant un accompagnement social long et l’organisation de visites à domicile.
En outre, un certain nombre d’« anciens » SDF décèdent
dans les mois ou les semaines qui suivent leur relogement.
Les travailleurs sociaux et le corps médical ont en effet remarqué ce rapport surprenant et a priori paradoxal entre la dégradation rapide de la santé et le relogement : « On a créé une
association, sous la loi Besson, qui a maintenant en souslocation une trentaine d’appartements […] et ça a pas mal
tourné. Mais avec quelque chose d’assez malheureux, c’est
que le plus gros tournant a eu lieu à cause des décès. Les
personnes qui ont lutté pendant longtemps pour pouvoir se
poser, et une fois posées, elles ont décompressé et les cancers
se sont déclarés “à gogo”, des cirrhoses, etc. Une fois sortis de
la misère, mais ça veut dire aussi de la lutte au quotidien, on
a eu quand même 25 % des locataires qui sont décédés. C’est
flagrant. […] C’est plutôt les gens qui ont entre 52 et 56 ans,
en dessous de la retraite », (travailleur social).
Dès lors qu’un individu ne se trouve plus en condition de
survie, la détérioration de son état de santé physique et
psychologique peut aller très vite.
Néanmoins, si cette « accélération de la fin de vie » est
particulièrement remarquable chez les « anciens » SDF, elle
ne leur est pas propre. Elle est le lot de toutes les personnes
nouvellement retraitées (fin d’activité) ou de celles qui se
retrouvent seules à la suite du décès de leur conjoint4.
3. L’État médico-social et psychopathologique des personnes SDF, étude
réalisée par un collectif de médecins, à l’Antenne médico-sociale du
centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre, avec l’appui méthodologique de l’École Nationale de Santé Publique, février 1996.
4. Adaptabilité et Vieillissement (vol. 1 et 2), 9e conférence internationale de gérontologie sociale, CIGS, Paris, 1981.
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Entre autonomie et dépendance, quels
compromis ?
Logement ne rime pas avec insertion (Rouay-Lambert S.,
2004). En effet, pour ceux qui en ont été privés, se maintenir dans un logement est un défi quotidien, tant matériel
(entretien du logement et de soi-même, gestion du budget,
sensation d’enfermement, etc.) que symbolique (posséder
une adresse, des clés, ouvrir et fermer sa porte, projeter son
intimité dans un espace privatif, etc.) et s’avère une expérience décisive quant à la poursuite de la démarche d’insertion ou à son abandon (temporaire). Les « anciens » SDF
savent qu’ils peuvent perdre leur logement et y survivre
« quand même », et ce savoir les renforce autant qu’il les
fragilise. Et puis, à quoi riment tous ces efforts et ces contraintes au quotidien pour finalement se retrouver seul face à soi,
vivant l’absence des anciens compagnons de rue ou du réseau
caritatif comme une frustration ? Cette quête du lien étant
parfois plus forte que le confort supposé retrouvé dans un
logement, certains « anciens » SDF adoptent des comportements apparemment incohérents ou développent des stratégies pour ne pas rompre le lien.
Quand logement rime avec isolement
L’isolement ressenti ou effectif met en péril le maintien à
domicile. Les conditions de survie à la rue sollicitant tous les
sens et exacerbant constamment les émotions, le confort relatif apporté par le logement est ressenti par certains comme une
monotonie et génère une morosité difficile à supporter, au
point qu’ils en viennent à magnifier leur passé de survie et
regretter le « bon vieux temps ».
De même, dans le cadre de leur démarche, les « anciens »
SDF ont bénéficié d’un accompagnement social au cours
duquel ont été tissés des liens personnels avec des acteurs du
réseau caritatif (travailleurs sociaux, bénévoles, compagnons
de galère). Or, une fois relogé durablement, l’accompagnement a moins de raisons d’être et les relations s’estompent.
Dans ces conditions, les avantages procurés par le logement
sont remis en question. Se retrouver seul dans une chambre
d’hôtel sans commodité, dans une résidence pour personnes
âgées ou dans un studio tout confort, sans autre motif d’y
rester que l’abri qu’il procure et sans réel motif d’en sortir
(personne à voir, rien à faire et sans argent), déstabilise le résidant au point qu’il adopte des comportements déviants qui le
rendront à nouveau dépendant.
Janine vit depuis longtemps dans une minuscule chambre d’hôtel, sans confort et presque vétuste, et refuse de la
quitter alors que depuis plusieurs semaines un studio neuf, avec
kitchenette et salle-de-bains, lui a été attribué dans une résidence de la ville de Paris. Ce comportement a priori irrationnel s’explique logiquement de son point de vue : malgré
l’amélioration du confort de vie qui l’attend, ce déménagement
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signifie pour elle la perte d’un réseau relationnel et commercial de proximité (le boucher et le boulanger qui lui font
crédit, le couple d’épicier qui la livre, le cafetier qui la connaît
bien, le gérant de l’hôtel, etc.), qu’elle prend plaisir à regarder de sa fenêtre, pour tuer le temps. Finalement, à force de
visites répétées dans le studio et le quartier avec des membres de l’association, et après avoir petit à petit installé ses affaires dans son nouveau logement tout en gardant sa chambre
d’hôtel, Janine a accepté de déménager et bénéficie désormais du service de visites à domicile proposé par l’association.
En revanche, pour Hélène, l’angoisse liée au changement d’environnement relationnel (une voisine de palier et
sa fille, avec qui elle avait sympathisé, venait de trouver un logement ailleurs) l’a reconduite à la rue, alors qu’elle s’était stabilisée depuis deux ans dans une chambre d’hôtel. Elle a aujourd’hui retrouvé un équilibre relationnel dans l’alternance entre
les retours dans son ancien quartier de vie, avec ses compagnons de rue, et la chambre d’hôtel, durant les mois d’hiver,
par le biais de l’association.
Relogé dans une maison de retraite, après un parcours
chaotique de huit ans dans diverses structures (hôtels, meublés,
hôpitaux, maisons de repos, foyer-logement, maisons de
retraite) qu’il quitte spontanément ou desquelles il se fait
expulser, Laurent, lui, avouait clairement vouloir maintenir
l’accompagnement et ne pas s’éloigner de l’association. Le
seul compromis trouvé dans son cas fut le relogement dans
une maison de retraite proche de l’association. Or cette structure était inadaptée à son profil : d’une nature joviale et festive,
il avait une génération de moins que les autres résidants et le
règlement intérieur – horaires (il ne pouvait pas sortir le soir),
absence d’espace privatif (il devait partager sa chambre avec
un grabataire) et de possibilités de visites – ne correspondait
pas à son mode de vie (sorties fréquentes, consommation forte
d’alcool et de cigarettes). Il est décédé quelques mois après ce
dernier relogement.
Pour Charles, on peut parler d’une véritable stratégie face
à la crainte de se retrouver à nouveau seul (perte de toute sa
famille lorsqu’il était jeune homme, abandonné et ruiné par
sa compagne à l’approche de la retraite). Quasiment invalide et dans l’attente d’une opération devant lui permettre de
retrouver sa mobilité et un logement indépendant, Charles
est logé à l’hôtel-social, en semi-collectivité mais dans une
chambre privative. Il gère lui-même son suivi médical jusqu’à
ce que les membres de l’association découvrent qu’il fait tout
pour reculer l’échéance de son opération : il ne se rend pas
aux rendez-vous, dissimule certaines informations, refuse des
propositions de date pour l’opération, etc. Malgré la souffrance physique constante et la quasi-immobilité liées à son
handicap, Charles adopte une stratégie d’évitement face aux
soins. Pour lui, redevenir mobile et indépendant signifie
recommencer encore une fois sa vie dans l’inconnu : quitter
l’hôtel social pour une autre solution plus durable, c’est prendre le risque de perdre le contact avec le réseau de l’association, seul univers relationnel qui lui reste.
L’avancée en âge dans la ville
Des pensions de famille aux maisons relais
Accepter un relogement à condition d’être à proximité de l’association est une demande récurrente des « anciens » SDF en
cours d’insertion, car elle les sécurise. Mais cette condition
est utopique. Une des réponses les plus favorables s’offrant à
eux se trouve plutôt dans ces projets expérimentaux que sont
les « pensions de famille », aujourd’hui développées sous le
vocable de « maisons relais ». Ce « nouveau » mode d’habiter, emprunté au XIXe siècle, répond à un manque reconnu
dans le panel d’offres de logements (Lévy-Vrœlant C., 2003).
Outre l’hôtel de tourisme basse catégorie qui, pour certains,
devient une forme de logement de plus en plus durable, le
meilleur compromis pour les « anciens » SDF qui ne souhaitent pas rompre avec le réseau caritatif et ne sont pas prêts à entrer
dans une maison de retraite se trouve dans le relogement dans
le parc immobilier affilié à l’association et les visites à domicile organisées dans le cadre de la lutte contre l’isolement5. Les
travailleurs sociaux constatent en effet une stabilisation
meilleure et durable des « anciens » SDF dans des structures
de type hôtel social, foyer-logement ou encore maison de
famille. Les formules varient mais le principe reste identique :
habiter un logement privatif dans une semi-collectivité.
De la chambre individuelle, où l’on partage la cuisine et
les sanitaires avec deux autres résidants (type colocation), au
deux-pièces (vivre en couple), en passant par le studio avec
kitchenette et sanitaire, le point commun de ces structures est
la présence d’un « professionnel du social » qui travaille voire
réside sur place. Sa mission ne se limite pas à aider chaque
résidant dans la gestion administrative de son logement et le suivi
de ses prestations sociales ou à animer les activités collectives.
Dans le cas où il vit sur place, il s’implique personnellement.
On sait qu’on peut à tout moment venir frapper à sa porte ou,
tout au moins, qu’on a cette possibilité. Cette proximité rassure
et réconforte. Le résidant n’est plus seul, de jour comme de
nuit. Cette réassurance lui permet de retrouver une intimité et
l’aide à reconquérir le monde qui l’entoure : fermer sa porte à
clé, se réapproprier son corps, se projeter dans un espace privatif, sortir de chez soi en y laissant ses affaires en tout tranquillité,
entretenir des relations de voisinage, manger seul chez soi ou
ensemble dans la pièce commune, sortir faire ses courses, se
promener, aller de plus en plus loin en ville, voire en vacances6,
inviter, rentrer chez soi comme n’importe qui d’autre.
La retraite des anciens SDF
ou d’exclusion lourde, et dont la situation sociale et psychologique, voire psychiatrique, rend impossible à échéance
prévisible leur accès à un logement ordinaire » (DGAS/SDA,
2002). Inscrites dans une logique d’habitat durable et de
partenariat avec les secteurs médico-sociaux et psychiatriques,
les maisons relais semblent être en adéquation parfaite avec
les besoins repérés chez la population des « anciens » SDF.
Plusieurs points doivent toutefois retenir l’attention :
Vivre comme tout le monde et habiter normalement est
la principale demande qui émane des populations en grandes difficultés socio-économiques. Or la « maison relais »
étant présentée comme une « offre alternative de logement
pour des populations en situation de grande exclusion »
(DGAS/SDA, 2002), ne faut-il pas craindre, à travers cette
nouvelle forme d’habiter, une institutionnalisation d’une
nouvelle marge, alors même que ces populations sont censées
être inscrites dans une démarche d’insertion sociale ?
La seule alternative pour les personnes en situation de
grande exclusion serait donc de vivre ensemble, dans un
type de logement spécifique correspondant à leurs profils.
Certes, le besoin existe, mais une telle concentration, dans
une même structure, ne va-t-elle pas conduire à une nouvelle
forme de relégation et de stigmatisation, faisant de la « maison
relais » une « maison des pauvres » ou une « maison des
anciens SDF » ?
Le terme même de « maison relais » évoque un espace
transitoire et une temporalité éphémère. Celui de la pension
de famille suggère plutôt l’idée du lien social, de la famille
élargie, recomposée. Sans tomber dans l’utopie de la mixité
sociale, ne pourrait-on pas, à l’instar des pensions de famille
balzaciennes (Le Père Goriot), envisager d’ouvrir la maison
à un public plus diversifié, qui ne soit pas forcément en situation de grande exclusion mais simplement en quête d’un
logement abordable, confortable et avec un bail normal ?
Parallèlement, ne pourrait-on pas envisager un relogement
épars (toujours dans le cadre de la sous-location) dans le parc
immobilier urbain ?
Il apparaît aujourd’hui évident qu’une part croissante de
la population ne trouvera plus sa place dans la société, tel
qu’on l’entendait traditionnellement (à travers le logement,
l’emploi, la culture, les loisirs,…), et que de nouvelles formes
de liens, d’échanges et de sociabilité sont à inventer. Dans ce
cadre, l’offre de 5000 places, loin de répondre à la demande
quantitative, doit être considérée comme une incitation à
la recherche d’autres formes d’inscriptions spatiales et relationnelles dans la normalité.
L’institutionnalisation d’une nouvelle marge ?
Les expériences plutôt positives de ces formes de logement
privatif et semi-collectif ont conduit à une volonté de généralisation, notamment à travers la nouvelle législation sur
les « maisons relais ». Depuis 2002, environ deux cents
« maisons relais » (5000 places) ont été programmées sur
l’ensemble du territoire national et ciblent « des personnes
à faible niveau de ressources, dans une situation d’isolement
5. Ce « service à la personne », l’accompagnement des personnes âgées
isolées, est le motif même de la création de l’association Les Petits
Frères des Pauvres au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
6. L’association Les Petits Frères des Pauvres propose des séjours dans
les « maisons de vacances » à la mer à la montagne ou près de grandes
villes de provinces et à l’étranger.
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Marie-Claire Bordaz
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Maison relais à Cormeille-en-Parisis, architectes Jade et Sami Tabet, la directrice en conversation avec un résidant
L’avancée en âge dans la ville
La retraite des anciens SDF
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SOPHIE ROUAY-LAMBERT, urbaniste-sociologue est
chargée de cours de sociologie urbaine et de
sociologie de l’exclusion à la Faculté des sciences économiques et sociale (FASSE) de
l’Institut Catholique de Paris (ICP), membre
associée du laboratoire Théories des
Mutations Urbaines de l’Institut Français d’urbanisme (Paris 8) UMR Architecture,
Urbanisme Société. Elle travaille sur l’exclusion sociale et la pauvreté urbaine, les nouvelles formes et les pratiques de l’habiter urbain
et rurbain.
[email protected]
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