La retraite des anciens SDF - Annales de la Recherche Urbaine
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La retraite des anciens SDF - Annales de la Recherche Urbaine
La retraite des anciens SDF Trop vieux pour la rue, trop jeunes pour la maison de retraite Sophie Rouay-Lambert Le papy-boom n’est pas un phénomène homogène. Il se compose d’au moins deux générations de retraités : d’une part, les « jeunes vieux », actifs, consommateurs de biens culturels et de tourisme, très présents dans le bénévolat, qui obligent aujourd’hui à considérer le temps de la retraite autrement que comme un retrait de la vie professionnelle, sociale et culturelle ; d’autre part, les personnes très âgées, qui continuent à vivre chez elles ou sont regroupées dans des structures spécialisées. Si une part de la population vieillissante, les « jeunes vieux », se porte en effet de mieux en mieux, grâce à l’amélioration des conditions de vie et une confortable pension, le repli sur soi ou l’isolement restent néanmoins le quotidien de nombreux retraités plus ou moins démunis (Guillemard A.-M., 1996). Comme l’avaient prévu les chercheurs il y a vingt ans, « ceux qui seront sûrement marginalisés dans leur vieillesse sont ceux qui l’ont déjà été dans d’autres phases de leur vie comme les handicapés, les chômeurs, les pauvres, les réfugiés, les émigrants. Ce sont les nouveaux pauvres que la société industrielle a créés en son sein », (Nisi G., 1984). Certains de ces « jeunes vieux » ont connu la rue ou vivent encore en situation SDF (Rouay-Lambert S., 2001). Que signifie la retraite pour ces personnes vivant en marge du système productif, exclus du logement et de la société de consommation ? Des personnes dont on se demande ce qu’elles font de leurs journées, sans argent, souvent en mauvaise santé, dans une ville de plus en plus inhospitalière (Terrolle D., 2004), contraintes à vivre dans des espaces où toute personnalisation (appropriation et projection de soi) et certaines activités domestiques (soins, repas) et sociales (recevoir des proches) sont impossibles. « Et qu’est-ce que tu deviens ? J’suis retraité » Sortir de la rue ne va pas de soi (Rouay-Lambert S., 2005). Pour ceux qui y ont passé un long temps, entamer une démarche de réinsertion sociale signifie rompre avec un mode de vie, certes construit dans l’adversité, mais composé d’un réseau de ressources humaines et matérielles, d’un espace connu, d’un coin à soi, de tout un ensemble de rituels et d’adaptations secondaires (Goffman E., 1968), dans une temporalité particulière (Gaboriau P., 1993). En sortir implique de faire individuellement face aux nombreuses épreuves qui jalonnent le chemin vers une réinsertion incertaine. Deux raisons majeures motivent pourtant les personnes à entreprendre, auprès des services sociaux caritatifs publics ou privés, une telle démarche : la crainte de mourir à la rue et l’envie de retrouver un statut social reconnu. « Bon, maintenant j’ai 58 ans, j’vais avoir ma retraite, et j’veux pas mourir dans la rue. J’veux mourir dignement, dans mes quatre murs »1. Une place socialement reconnue La retraite a ceci de commode qu’elle procure un statut social reconnu, qui n’oblige à aucune justification. La retraite est supposée d’emblée méritée par le travail fourni durant la vie active et est, quoi qu’il en soit, un privilège lié à l’âge. Si la retraite symbolise, pour ceux qui quittent un univers professionnel, la peur sociale de « ne plus bien vivre », de ne plus être conforme ni utile à la société de production (Lambert G., 1984), cela signifie au contraire, 1. Cet extrait d’entretien et les suivants nommés (travailleur social) sont tirés d’une enquête menée à l’association Les Petits Frères des Pauvres, dans la « Fraternité Est » spécialisée dans l’accueil et l’accompagnement social des SDF de plus de 50 ans pour la réinsertion durable par le logement et l’emploi, et par d’autres activités relationnelles et sociales (culture, loisirs, repas de fêtes…). Les Annales de la recherche urbaine n°100, 0180-930-X, 2006, pp.136-143 © MTETM, PUCA 137 n° 100 juin 2006 les annales de la recherche urbaine Denis/REA 138 Intervention d'une équipe du Samu social auprès d'une personne âgée pour ceux qui étaient exclus du système, la possibilité d’un dernier rattachement à la société. Envisageant donc la retraite comme la possibilité d’un nouveau départ, certains attendent à la rue, dans des conditions de survie extrêmes, d’atteindre cet âge légal fatidique pour se rendre dans les services sociaux ou faire appel aux associations. Dans leur idée, le statut de retraité leur permettra d’obtenir enfin une pension, le minimum vieillesse, et donc de retrouver une situation économique favorable et un confort de vie : se loger, se laver et manger chaud tous les jours, changer de vêtements, recevoir, accéder à certains loisirs, voire s’offrir quelques extras. Cela permettra de taire une situation antérieure marginale et stigmatisante. Désormais, ils ne seront plus ni chômeurs, ni Rmistes, ni SDF, ni sans-abri, mais retraités, comme toutes les autres personnes de leur âge, et pourront donc reprendre le cours de leur vie, fermer la parenthèse. L’envie de faire à nouveau partie de la société n’est toutefois pas leur unique source de motivation. Accéder au statut de retraité, c’est aussi et surtout réunir les conditions pour ne serait-ce qu’oser penser renouer des liens avec une famille perdue de vue, c’est se donner la possibilité de retourner « au pays » avec, si ce n’est la gloire, du moins une dignité retrouvée. Quand la rue leur colle à la peau L’idéalisation de ce que pourrait offrir la retraite fait vite place aux difficultés quotidiennes. La reconnaissance sociale que laissait espérer ce statut n’est pas si facile à atteindre : le prétendant doit à nouveau justifier son passé d’actif et d’inactif et ne peut donc pas taire sa situation passée, ni tenter de parvenir à l’oublier. En effet, pour retrouver une identité administrative, permettant l’ouverture de droits sociaux afin de percevoir sa pension, « l’ancien » SDF doit se confronter à tout ce qui l’avait autrefois fait fuir (difficultés personnelles, familiales, professionnelles, etc.) et se conformer au cadre référentiel administratif requis (gérer la relation de face-àface avec des prestataires de services, etc.). Exposer son histoire de vie, froidement et chronologiquement, est un exercice périlleux et fragilisant, qu’il faut de surcroît répéter devant chaque nouvel interlocuteur : « Quand il fait ce chemin de retour, pour employer un grand mot lyrique, dans la communauté des hommes, eh bien c’est atrocement douloureux. C’est douloureux psychiquement. À ce moment-là on le voit pleurer, chose que vous ne voyez pas dans la rue chez le clochard. Mais parce qu’il y a un retour sur tout ce passé, il y a ce miroir, il y a la déchéance, et il y a des échecs. Et là, on voit comme c’est terrible, puisque souvent ils ratent tous L’avancée en âge dans la ville leurs rendez-vous. Il faut voir à quel point ça les angoisse d’aller voir un travailleur social […] »2. Se repérer dans l’espace pour se rendre aux rendez-vous et respecter des horaires sont en soi des difficultés pour qui vit dans un éternel présent (Emmanuelli X., 1994). Aussi, dans l’attente de l’ouverture de ses droits, le futur retraité alterne-t-il entre le logement à l’hôtel de tourisme basse catégorie, les foyers d’urgence, l’hôpital et les retours à la rue. Une fois ses droits ouverts, le nouveau retraité découvre que sa pension ne couvre pas ses frais, surtout pas ceux d’un loyer. L’offre de logement dans le parc immobilier public ou privé étant faible ou inaccessible, et dans l’attente d’une place en résidence pour personnes âgées ou de toute autre solution durable, il lui reste l’hôtel. Ce mode résidentiel très coûteux, nécessitant souvent l’aide financière d’une association, peut s’avérer préjudiciable à sa démarche d’insertion : il peut se faire expulser sans motif valable ni préavis, notamment durant les périodes festives et estivales, et l’interdiction de cuisiner dans la chambre augmente le poste alimentaire (dons de tickets restaurant) et participe de sa malnutrition. Changer de tenue vestimentaire passe de la nécessité au luxe (bons vestiaires) et enfin, des gestes aussi intimes que se laver, faire ses besoins, laver ses vêtements demeurent dans la sphère du collectif (toilettes et douche communes à l’étage, laverie automatique). Par ailleurs, retourner « au pays » (dans la région où l’on a vécu, rarement dans le pays d’origine) est souvent un leurre, un espoir qui a permis de tenir le coup dans les mauvais jours. Retrouver les siens n’est pas si simple. Ces retrouvailles ont été idéalisées, la personnalité de ses proches magnifiée par le temps et les filtres de la mémoire, et il est rare que l’accueil soit celui escompté. Plus souvent, l’individu doit faire face à des querelles passées, quand il n’est pas, au pire, confronté à l’indifférence. En définitive, si chaque démarche est une suite d’obstacles risquant de reconduire à la rue ceux qui les entreprennent, elle est aussi une des étapes nécessaires au processus de réinsertion et de relogement durable (Pichon P., 2003). Mais ces démarches prennent du temps et le temps leur est de plus en plus compté. Le décalage entre l’âge biologique et l’âge biographique L’âge d’une personne s’évalue généralement d’un coup d’œil : traits, mains, gestuelle, tenue vestimentaire, qui, au même titre que les appartenances sociales présupposées (Goffman E., 1973), sont des indices tacites influant sur notre 2. Extrait tiré d’un entretien avec un des médecins du CHAPSA de Nanterre. La retraite des anciens SDF comportement à l’égard des autres. Évaluer l’âge des SDF est une autre affaire. Les indices sont faussés. Quelques semaines passées à la rue peuvent les avoir vieillis de dix ou vingt années. Leur âge biographique est, de ce fait, nettement plus avancé que leur âge biologique, et l’état sanitaire de ceux qui prétendent à la retraite pose des problèmes spécifiques. Victimes d’un vieillissement prématuré, lié à leurs conditions de vie, au retard d’accès aux soins et à la consommation massive de psychotropes, certains sont dans un état sanitaire et social3 auquel l’offre traditionnelle de logement et de centre de soins ne propose pas une réponse adaptée : pas assez malades pour une hospitalisation de longue durée, trop jeunes pour la maison de retraite et trop démunis pour accéder à un logement traditionnel. Il est pourtant indispensable de prendre en compte les problèmes de mobilité, la nécessité de soins médicaux multiples et les comportements parfois inadaptés (Rouay-Lambert S., 1998) des « anciens » SDF dans une démarche d’insertion par le logement. Ces difficultés conditionnent le choix du logement (appartement en étage bas ou desservi par un ascenseur, localisation à proximité des services et des commerces) et ont des répercussions sur le maintien dans ledit logement, nécessitant un accompagnement social long et l’organisation de visites à domicile. En outre, un certain nombre d’« anciens » SDF décèdent dans les mois ou les semaines qui suivent leur relogement. Les travailleurs sociaux et le corps médical ont en effet remarqué ce rapport surprenant et a priori paradoxal entre la dégradation rapide de la santé et le relogement : « On a créé une association, sous la loi Besson, qui a maintenant en souslocation une trentaine d’appartements […] et ça a pas mal tourné. Mais avec quelque chose d’assez malheureux, c’est que le plus gros tournant a eu lieu à cause des décès. Les personnes qui ont lutté pendant longtemps pour pouvoir se poser, et une fois posées, elles ont décompressé et les cancers se sont déclarés “à gogo”, des cirrhoses, etc. Une fois sortis de la misère, mais ça veut dire aussi de la lutte au quotidien, on a eu quand même 25 % des locataires qui sont décédés. C’est flagrant. […] C’est plutôt les gens qui ont entre 52 et 56 ans, en dessous de la retraite », (travailleur social). Dès lors qu’un individu ne se trouve plus en condition de survie, la détérioration de son état de santé physique et psychologique peut aller très vite. Néanmoins, si cette « accélération de la fin de vie » est particulièrement remarquable chez les « anciens » SDF, elle ne leur est pas propre. Elle est le lot de toutes les personnes nouvellement retraitées (fin d’activité) ou de celles qui se retrouvent seules à la suite du décès de leur conjoint4. 3. L’État médico-social et psychopathologique des personnes SDF, étude réalisée par un collectif de médecins, à l’Antenne médico-sociale du centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre, avec l’appui méthodologique de l’École Nationale de Santé Publique, février 1996. 4. Adaptabilité et Vieillissement (vol. 1 et 2), 9e conférence internationale de gérontologie sociale, CIGS, Paris, 1981. 139 140 les annales de la recherche urbaine Entre autonomie et dépendance, quels compromis ? Logement ne rime pas avec insertion (Rouay-Lambert S., 2004). En effet, pour ceux qui en ont été privés, se maintenir dans un logement est un défi quotidien, tant matériel (entretien du logement et de soi-même, gestion du budget, sensation d’enfermement, etc.) que symbolique (posséder une adresse, des clés, ouvrir et fermer sa porte, projeter son intimité dans un espace privatif, etc.) et s’avère une expérience décisive quant à la poursuite de la démarche d’insertion ou à son abandon (temporaire). Les « anciens » SDF savent qu’ils peuvent perdre leur logement et y survivre « quand même », et ce savoir les renforce autant qu’il les fragilise. Et puis, à quoi riment tous ces efforts et ces contraintes au quotidien pour finalement se retrouver seul face à soi, vivant l’absence des anciens compagnons de rue ou du réseau caritatif comme une frustration ? Cette quête du lien étant parfois plus forte que le confort supposé retrouvé dans un logement, certains « anciens » SDF adoptent des comportements apparemment incohérents ou développent des stratégies pour ne pas rompre le lien. Quand logement rime avec isolement L’isolement ressenti ou effectif met en péril le maintien à domicile. Les conditions de survie à la rue sollicitant tous les sens et exacerbant constamment les émotions, le confort relatif apporté par le logement est ressenti par certains comme une monotonie et génère une morosité difficile à supporter, au point qu’ils en viennent à magnifier leur passé de survie et regretter le « bon vieux temps ». De même, dans le cadre de leur démarche, les « anciens » SDF ont bénéficié d’un accompagnement social au cours duquel ont été tissés des liens personnels avec des acteurs du réseau caritatif (travailleurs sociaux, bénévoles, compagnons de galère). Or, une fois relogé durablement, l’accompagnement a moins de raisons d’être et les relations s’estompent. Dans ces conditions, les avantages procurés par le logement sont remis en question. Se retrouver seul dans une chambre d’hôtel sans commodité, dans une résidence pour personnes âgées ou dans un studio tout confort, sans autre motif d’y rester que l’abri qu’il procure et sans réel motif d’en sortir (personne à voir, rien à faire et sans argent), déstabilise le résidant au point qu’il adopte des comportements déviants qui le rendront à nouveau dépendant. Janine vit depuis longtemps dans une minuscule chambre d’hôtel, sans confort et presque vétuste, et refuse de la quitter alors que depuis plusieurs semaines un studio neuf, avec kitchenette et salle-de-bains, lui a été attribué dans une résidence de la ville de Paris. Ce comportement a priori irrationnel s’explique logiquement de son point de vue : malgré l’amélioration du confort de vie qui l’attend, ce déménagement n° 100 juin 2006 signifie pour elle la perte d’un réseau relationnel et commercial de proximité (le boucher et le boulanger qui lui font crédit, le couple d’épicier qui la livre, le cafetier qui la connaît bien, le gérant de l’hôtel, etc.), qu’elle prend plaisir à regarder de sa fenêtre, pour tuer le temps. Finalement, à force de visites répétées dans le studio et le quartier avec des membres de l’association, et après avoir petit à petit installé ses affaires dans son nouveau logement tout en gardant sa chambre d’hôtel, Janine a accepté de déménager et bénéficie désormais du service de visites à domicile proposé par l’association. En revanche, pour Hélène, l’angoisse liée au changement d’environnement relationnel (une voisine de palier et sa fille, avec qui elle avait sympathisé, venait de trouver un logement ailleurs) l’a reconduite à la rue, alors qu’elle s’était stabilisée depuis deux ans dans une chambre d’hôtel. Elle a aujourd’hui retrouvé un équilibre relationnel dans l’alternance entre les retours dans son ancien quartier de vie, avec ses compagnons de rue, et la chambre d’hôtel, durant les mois d’hiver, par le biais de l’association. Relogé dans une maison de retraite, après un parcours chaotique de huit ans dans diverses structures (hôtels, meublés, hôpitaux, maisons de repos, foyer-logement, maisons de retraite) qu’il quitte spontanément ou desquelles il se fait expulser, Laurent, lui, avouait clairement vouloir maintenir l’accompagnement et ne pas s’éloigner de l’association. Le seul compromis trouvé dans son cas fut le relogement dans une maison de retraite proche de l’association. Or cette structure était inadaptée à son profil : d’une nature joviale et festive, il avait une génération de moins que les autres résidants et le règlement intérieur – horaires (il ne pouvait pas sortir le soir), absence d’espace privatif (il devait partager sa chambre avec un grabataire) et de possibilités de visites – ne correspondait pas à son mode de vie (sorties fréquentes, consommation forte d’alcool et de cigarettes). Il est décédé quelques mois après ce dernier relogement. Pour Charles, on peut parler d’une véritable stratégie face à la crainte de se retrouver à nouveau seul (perte de toute sa famille lorsqu’il était jeune homme, abandonné et ruiné par sa compagne à l’approche de la retraite). Quasiment invalide et dans l’attente d’une opération devant lui permettre de retrouver sa mobilité et un logement indépendant, Charles est logé à l’hôtel-social, en semi-collectivité mais dans une chambre privative. Il gère lui-même son suivi médical jusqu’à ce que les membres de l’association découvrent qu’il fait tout pour reculer l’échéance de son opération : il ne se rend pas aux rendez-vous, dissimule certaines informations, refuse des propositions de date pour l’opération, etc. Malgré la souffrance physique constante et la quasi-immobilité liées à son handicap, Charles adopte une stratégie d’évitement face aux soins. Pour lui, redevenir mobile et indépendant signifie recommencer encore une fois sa vie dans l’inconnu : quitter l’hôtel social pour une autre solution plus durable, c’est prendre le risque de perdre le contact avec le réseau de l’association, seul univers relationnel qui lui reste. L’avancée en âge dans la ville Des pensions de famille aux maisons relais Accepter un relogement à condition d’être à proximité de l’association est une demande récurrente des « anciens » SDF en cours d’insertion, car elle les sécurise. Mais cette condition est utopique. Une des réponses les plus favorables s’offrant à eux se trouve plutôt dans ces projets expérimentaux que sont les « pensions de famille », aujourd’hui développées sous le vocable de « maisons relais ». Ce « nouveau » mode d’habiter, emprunté au XIXe siècle, répond à un manque reconnu dans le panel d’offres de logements (Lévy-Vrœlant C., 2003). Outre l’hôtel de tourisme basse catégorie qui, pour certains, devient une forme de logement de plus en plus durable, le meilleur compromis pour les « anciens » SDF qui ne souhaitent pas rompre avec le réseau caritatif et ne sont pas prêts à entrer dans une maison de retraite se trouve dans le relogement dans le parc immobilier affilié à l’association et les visites à domicile organisées dans le cadre de la lutte contre l’isolement5. Les travailleurs sociaux constatent en effet une stabilisation meilleure et durable des « anciens » SDF dans des structures de type hôtel social, foyer-logement ou encore maison de famille. Les formules varient mais le principe reste identique : habiter un logement privatif dans une semi-collectivité. De la chambre individuelle, où l’on partage la cuisine et les sanitaires avec deux autres résidants (type colocation), au deux-pièces (vivre en couple), en passant par le studio avec kitchenette et sanitaire, le point commun de ces structures est la présence d’un « professionnel du social » qui travaille voire réside sur place. Sa mission ne se limite pas à aider chaque résidant dans la gestion administrative de son logement et le suivi de ses prestations sociales ou à animer les activités collectives. Dans le cas où il vit sur place, il s’implique personnellement. On sait qu’on peut à tout moment venir frapper à sa porte ou, tout au moins, qu’on a cette possibilité. Cette proximité rassure et réconforte. Le résidant n’est plus seul, de jour comme de nuit. Cette réassurance lui permet de retrouver une intimité et l’aide à reconquérir le monde qui l’entoure : fermer sa porte à clé, se réapproprier son corps, se projeter dans un espace privatif, sortir de chez soi en y laissant ses affaires en tout tranquillité, entretenir des relations de voisinage, manger seul chez soi ou ensemble dans la pièce commune, sortir faire ses courses, se promener, aller de plus en plus loin en ville, voire en vacances6, inviter, rentrer chez soi comme n’importe qui d’autre. La retraite des anciens SDF ou d’exclusion lourde, et dont la situation sociale et psychologique, voire psychiatrique, rend impossible à échéance prévisible leur accès à un logement ordinaire » (DGAS/SDA, 2002). Inscrites dans une logique d’habitat durable et de partenariat avec les secteurs médico-sociaux et psychiatriques, les maisons relais semblent être en adéquation parfaite avec les besoins repérés chez la population des « anciens » SDF. Plusieurs points doivent toutefois retenir l’attention : Vivre comme tout le monde et habiter normalement est la principale demande qui émane des populations en grandes difficultés socio-économiques. Or la « maison relais » étant présentée comme une « offre alternative de logement pour des populations en situation de grande exclusion » (DGAS/SDA, 2002), ne faut-il pas craindre, à travers cette nouvelle forme d’habiter, une institutionnalisation d’une nouvelle marge, alors même que ces populations sont censées être inscrites dans une démarche d’insertion sociale ? La seule alternative pour les personnes en situation de grande exclusion serait donc de vivre ensemble, dans un type de logement spécifique correspondant à leurs profils. Certes, le besoin existe, mais une telle concentration, dans une même structure, ne va-t-elle pas conduire à une nouvelle forme de relégation et de stigmatisation, faisant de la « maison relais » une « maison des pauvres » ou une « maison des anciens SDF » ? Le terme même de « maison relais » évoque un espace transitoire et une temporalité éphémère. Celui de la pension de famille suggère plutôt l’idée du lien social, de la famille élargie, recomposée. Sans tomber dans l’utopie de la mixité sociale, ne pourrait-on pas, à l’instar des pensions de famille balzaciennes (Le Père Goriot), envisager d’ouvrir la maison à un public plus diversifié, qui ne soit pas forcément en situation de grande exclusion mais simplement en quête d’un logement abordable, confortable et avec un bail normal ? Parallèlement, ne pourrait-on pas envisager un relogement épars (toujours dans le cadre de la sous-location) dans le parc immobilier urbain ? Il apparaît aujourd’hui évident qu’une part croissante de la population ne trouvera plus sa place dans la société, tel qu’on l’entendait traditionnellement (à travers le logement, l’emploi, la culture, les loisirs,…), et que de nouvelles formes de liens, d’échanges et de sociabilité sont à inventer. Dans ce cadre, l’offre de 5000 places, loin de répondre à la demande quantitative, doit être considérée comme une incitation à la recherche d’autres formes d’inscriptions spatiales et relationnelles dans la normalité. L’institutionnalisation d’une nouvelle marge ? Les expériences plutôt positives de ces formes de logement privatif et semi-collectif ont conduit à une volonté de généralisation, notamment à travers la nouvelle législation sur les « maisons relais ». Depuis 2002, environ deux cents « maisons relais » (5000 places) ont été programmées sur l’ensemble du territoire national et ciblent « des personnes à faible niveau de ressources, dans une situation d’isolement 5. Ce « service à la personne », l’accompagnement des personnes âgées isolées, est le motif même de la création de l’association Les Petits Frères des Pauvres au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. 6. L’association Les Petits Frères des Pauvres propose des séjours dans les « maisons de vacances » à la mer à la montagne ou près de grandes villes de provinces et à l’étranger. 141 les annales de la recherche urbaine n° 100 juin 2006 Marie-Claire Bordaz 142 Maison relais à Cormeille-en-Parisis, architectes Jade et Sami Tabet, la directrice en conversation avec un résidant L’avancée en âge dans la ville La retraite des anciens SDF Références bibliographiques Circulaire DGAS/SDA n° 2002-595 du 10 décembre 2002 relative aux maisons relais. Emmanuelli X., (1994), Dernier avis avant la fin du monde. Un médecin au service des SDF, Paris, Albin Michel. Gaboriau P., (1993), Clochards. L’univers d’un groupe de sans-abri parisiens, Paris, Julliard. Goffman E., (1973), La mise en scène de la vie quotidienne, 1. La présentation de soi ; 2. Les relations en public, Paris, Ed. de Minuit. Goffman E., (1968), Asiles, Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Ed. de Minuit. 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