Exhibition de Caraïbes – 24 mars 1892 Une - Bruges-la

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Exhibition de Caraïbes – 24 mars 1892 Une - Bruges-la
Exhibition de Caraïbes – 24 mars 1892
Une danse qui n'aura pas beaucoup de chances de faire adopter, pour ce volapük des pieds, une
partie de ses éléments, c'est le pono, la danse favorite et nationale des Caraïbes, la curieuse
peuplade exhibée, en ce moment, au Jardin d'Acclimatation. Ils viennent de la Guyane, où leur race
se perd de plus en plus. Ils sont partis de Paramaribo. Transportés jusqu'à Saint-Nazaire par un
paquebot de la Compagnie transatlantique, et, au Jardin d'Acclimatation, ils séjournent dans ce
nouveau local, une sorte de hall, faisant suite au magnifique jardin d'hiver, où ils sont parmi des
collections de bananiers, de cocotiers et de palmiers. C'est un peu d'illusion du pays natal. Le type
est curieux : le corps souple, élégant ; la figure intelligente. On ne se douterait pas de la férocité
légendaire de la race et qu'elle fut parmi les anthropophages les plus avides. Ici ils se contentent de
nos nourritures, qui paraissent leur agréer beaucoup, et en échange de quoi ils se livrent à leurs
musiques, à leurs danses, spécialement à ce pono. Le danseur tient un long fouet, qu'il brandit et fait
claquer en détonation, sautillant tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre. Il a l'air de prendre un plaisir
extrême à cet exercice, plus même que les spectateurs et ne point supporter avec malaise cette sorte
de captivité ou on les exhibe. Seule la température, fraîche avec persistance, les fait souffrir : une
toute jeune fille, et la plus gracieuse de la caravane, vient d'être emportée en une nuit par une
embolie.
On l'a inhumée ici, dans la terre – d'exil, pour elle -, sans pouvoir pratiquer ce qui est resté la
coutume grandiose de la peuplade : attacher le cadavre aux branches d'un grand arbre où bientôt,
transformé en pièce anatomique par les intempéries et les bêtes, il apparaît tel qu'une harpe
d'ossements gémissante au vent, comme dans Vamireh, le nouveau roman de M. J. H. Rosny, qui y
décrit, chez ces préhistoriques déjà, l'arbre aux squelettes.
On aurait pu joindre à la dépouille de la jeune Caraïbe – victime du jeune hiver – le pauvre
chimpanzé, exhibé aussi, lui, mais au Jardin des Plantes, et dont nous avions prédit la mort. Le froid
l'a tué, ce pauvre Edgar, et l'autopsie a révélé chez lui une tuberculose généralisée. Il n'a pas vécu
longtemps dans ce Paris où il avait été entraîné malgré lui. Millevoye de sa race, il aura du moins
connu la gloire ; il a eu des Premier-Paris et, pour sa mort, une bonne presse. Mais comme il aurait
mieux aimé l'obscurité – dans ses forêts natales.