2 « Histoire vraie ou vraie histoire » b) Analyses des récits du corpus

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2 « Histoire vraie ou vraie histoire » b) Analyses des récits du corpus
2 « Histoire vraie ou vraie histoire »
b) Analyses des récits du corpus, versions d'une même histoire
2.1. Récits de l'enfant et intertextualité (cf. T1. T3)
On retrouve dans ce récit les stratégies repérées précédemment, notamment la présentation
des actants au fil des événements.
• Mais, du point de vue des univers de référence textuelle, ce récit s’organise dans un ordre
inverse de celui du troisième conte où on avait noté l'irruption d'un univers familial familier
dans le monde du conte.
Ici, les affinités inter catégorielles entre une actualisation au présent « y a » d’actants spécifiés
uniquement par le sexe et la génération, un cadre spécifié lexicalement dans l'indéfini « un
endroit » comme s'il ne pouvait être nommé, l'indéfini des modalités nominales,
l'enchaînement d'actions au présent sans spécification, dessinent un monde du quotidien sans
susciter d'attente de dramatisation.
Ce n'est qu'après la rupture introduite par la reformulation de « i di(sent) » (procès) en « i
crient (verbe subjectif)1 que l'histoire semble se situer dans un monde irréel par le lieu
mythique « la forêt », l'appel incantatoire « au loup ! » (3 fois), animal associé culturellement
à la dévoration2, le recours à la répétition cyclique de l'avertissement dans une forme là encore
ritualisée3, évocatrice de contes connus, et la mise en acte de la menace.
Il s'agit donc d’un passage du quotidien à l'imaginaire du conte, lié à l'utilisation d'un verbe
qui ne serait plus seulement, dans sa projection dans le récit, indicateur de procès (du type
communication à distance), mais de sentiment : en une rétroaction du tout sur les parties, le
« cri » de peur du « dire » qui fait advenir l'objet effrayant de « l'appel » « loup » (cf. Partie 1T1) dans l'anticipation de l'action finale « être mangé' ». « Dire » serait pour le locuteur « faire
exister » et non doter d'attribut magique puisque, dans le troisième conte, le « dire » du père
n'avait pu doter sa fille du pouvoir qu'il lui attribuait.
Les victimes sont actualisées en tant que telles par un terme collectif, « /es enfants »,
supprimant l'individualité comme dans le deuxième conte par le pluriel des « fées » (face à la
sorcière), à l’inverse du premier conte où les deux « filles » restaient actants spécifiés dans
leur rôle. La différence de stratégie de ces récits correspondrait à l'utilisation d'unités lexicales
de pôles opposés, objectif (sexe ici et couleur pour le second) et subjectif (bon, mauvais pour
le premier). La place du sujet de l’énonciation en est modifiée.
1
On adopte ici le point de vue de l’énonciation présenté par C. Kerbrat-Orecchioni. « La problématique de
l’énonciation »
in
Les
voies
du
langage,.
notamment
dans
les
oppositions
:
* énoncé/énonciation Æ « énoncé envisagé dans une perspective énonciative » (p. 118)
* évaluation objective/subjective Æ la subjectivité dans le langage (p. 116).
2
« Le loup est encore au XXème siècle (pour l'imagination occidentale) un symbole enfantin de peur panique, de
menace, de punition » (G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire p. 91).
« Autour du loup(…) peuvent se constituer des parcours dans les récits ; parcours qui renvoient à des contextes
culturels (ou réalistes), car la présence d'un tel animal (...) dans les contes est fonction du rôle joué par lui dans la
vie ou l'imaginaire quotidien » (G. Jean, Le pouvoir des contes, p. 83).
3
Cf. note sur “le manque etc…. et Y. Lotman et J. Cain pour qui, dans une optique psychanalytique. « rythme et
air » isolent une « portion du temps » et valent comme « objet transitionnel ».
Le changement d'univers serait alors en relation avec la difficulté à mettre en mots
l'expression de la subjectivité, comme dans le troisième conte, lorsque apparaît un affect,
conte impliquant une victime « enfant » et manifestant l'impossibilité d'assurer le schéma dans
une telle thématique (don impensable d'un enfant, anéantissement des enfants)4.
• Le fil conducteur de l'indétermination, remarqué au départ, se retrouve dans les trois partie
du récit au niveau de la référence des reprises anaphoriques et dans le jeu du singulier/pluriel,
en relation avec la distribution des rôles. Ce qui pose un problème d’interprétation.
Plusieurs lectures deviennent possibles dont l'une reprend une stratégie déjà utilisée dans le
premier conte : une double apparence, non spécifiée comme telle, pour un seul rôle (vieille
femme et fée).
Une telle condensation entre auxiliaire supposé et agresseur marqué comme tel dans ce récit
se trouve justifier le pluriel « les loups viennent » (en contradiction avec le « je » de l'insertion
dialogique qui suit) de la première partie, l'incertitude de la référence « i disent », succédant à
« les gens de la ville viennent », deuxième partie où la répétition propre à la structure logique
suggère « les loups », la désambiguisation de la conclusion (troisième partie) où ce sont « /es
gens de la ville » qui sont agresseurs.
• La thymie5 de ce récit est rythmée par la répétition des séquences et l'avertissement de
l'agresseur, plus que l'appel des enfants, en représente le pivot. La formule ritualisée (cf.
autres contes où le loup dialogue avec ses victimes) introduit un futur, délai générateur de
dramatisation dans un rôle inattendu pour un loup qui ne rencontre pas d'obstacle (cf. situation
de la sorcière du deuxième conte). Parole et ton y sont donnés comme dans la comptine (IV).
Sur le plan structural6, (cf.T3) le « manque »7 correspondant à l'appel du loup est, faute
« d'obstacle », tout de suite comblé. La « faute » reste impliquée par la thématique « être
4
Incapacité de Corine à jouer de la distanciation introduite par la situation d'énonciation et la mise en mots des
émotions. L'association avec le vécu de sa propre histoire (cf. relation à la mère dans l'introduction) entraînerait
une rupture, manifeste dans les changements d'univers et les déplacements catégoriels. Voir dans le texte fin de
2.2., la conclusion et (*8 13).
5
En grec, θυµος, désigne le cœur, par extension, courage, colère, désir - sentiment, esprit - pensée, vie.
J’emprunte ce concept d’analyse à F. François pour souligner une forme de présence d’un texte qui manifeste,
par l’analyse de la matérialité sur laquelle repose cette approche, ce qui serait susceptible d’être traduit en terme
d’émotions, métaphoriquement, les mouvements du coeur.
6
Cette analyse reprend la démarche proposée par A.J. Greimas in Communications, n° 8, (p. 36 et sq.).Je cite
notre analyse (avec E. Sabeau-Jouannet) de ce courant in * 40 p.61-62. « Les successeurs structuralistes des
formalistes ont considéré cette approche comme “une manière très restrictive (comme étant figurative et
temporelle), de concevoir la narrativité qui ne concerne qu’une classe de Discours (Greimas 1979). Ils se sont
orientés vers la construction d’un modèle achronique, réduisant la tension du texte à un schéma de projection
spatiale, non dynamique. Au sein de la diversité des courants structuralistes, Greimas développe une tentative de
définition minimale du récit par la recherche “d’un programme narratif (qui) impose un modèle fortement codé
programmant le passage d’un état “initial” antérieur au “faire”, à un état “final ultérieur””. Cette perspective
repose sur une relation d’homologie entre la structure du texte narratif et la structure de la phrase.(…) Pris dans
la dichotomie langue/parole, Greimas pose qu’ “au niveau des structures discursives, le terme de récit désigne
l’unité discursive, située sur la dimension pragmatique, de caractère figuratif, obtenue par la procédure de
débrayage énoncif. (Pour lui) le débrayage énoncif est un mécanisme de médiation entre la langue et le discours,
(et) fait apparaître l’acte de langage comme une schizie (…) d’une part du sujet, du lieu et du temps de
l’énonciation, et de l’autre, de la représentation actancielle, spatiale et temporelle de l’énoncé”. »
7
« Manque » : le renversement de la situation de départ pose comme « inversion de contenu » (T4) celui de
l'avertissement qui devient « contenu posé » : « être mangé ». Mais cette analyse occulte la première partie du
récit qui semble s'articuler autour des « fonctions » (Propp) absence/présence, couple de « motifèmes » (Dundes)
avec déplacement d'actants (cf. X .Y.). Sur cette base, on a préféré associer pour l'analyse de ce corpus :
séquence de motifèmes et type d'analyse de D. Paulme. op. cit. (p. 23-24) dont « le départ emprunte à une
mangé » = être puni de dire, donc de nommer sans que l'agression apparaisse posée comme
telle (dans le deuxième conte, la sorcière, agresseur spécifié, était punie). Ce non-dit
renforçant les affinités d'indétermination crée une attente d'identification des rôles pour établir
la cohérence de l'histoire et la chute suscite un malaise perceptible à l'enregistrement.
• Ce récit reprend en quelque sorte le schéma des productions préalables en intégrant les
différentes stratégies des autres productions, mais retrace également le déroulement des
échanges par le recours à différents genres narratifs.
Le jugement de valeur de la clôture « c'est fini, c'est bien ? » implique que l'auteur du récit
recherche la fidélité de la restitution de l'histoire racontée par la mère8.
2.2. Le récit de la mère (T2 - Évolution de la narration)
Les modes du récit alternent9, « description » et « narration » font se dérouler l'histoire devant
les yeux : dans l'hétérogénéité des genres discursifs et catégories, description des première et
dernière scènes, nombreux dialogues en situation, dialogues rapportés en commentaires,
complexifications variées avec modalisations, évaluation, question, etc. Prévisibilité,
répétition et mélange suscitent tension et attente de la chute dramatique.
Le récit (cf. T4) est caractérisé par la « répétition » des séquences, leur « parallélisme », mais
avec une « gradation » marquée par l'intensification des rapports entre les actants (S2/S4) et la
rétroaction des situations (M1/M2). Le parallélisme concerne non seulement « les fils de
l'intrigue » (organisateurs du manque) mais aussi les « formules verbales » : les dialogues
rapportés participent à l'intensification des évaluations dans le cadre d'une argumentation où
se manifestent les points de vue de deux des actants A + B (enfants)/Y (gens) (M2/M4).
L'analyse s'organise donc autour de l'équation suivante :
T2
avant
_____
après
~
absence (I/II)
__________ ≅
présence (III)
pas manger II
___________
être mangé III
On note ainsi l'introduction d'un deuxième manque dans le passage de la deuxième à la
troisième partie et inversion pour chacun des manques, l'un conditionnant l'autre.
Plusieurs lectures deviennent possibles dès ce cadre posé :
1) a) selon le choix des séquences de “motifèmes” dont l'entrecroisement renforce
l’intensification apportée
.-par les choix lexicaux (affinités) (T2 et T4) ;
situation initiale de manque (la solitude par exemple) », ce qui donne le tableau T3. Plusieurs lectures se croisent
pour arriver à la chute du récit. Les vides créent un malaise dans l'attente d'un schéma narratif cohérent.
8
On ignore les sources du récit de la mère. Une enquête auprès d'informateurs français et italiens met en
évidence l'aspect moraliste des transmissions : version écrite comme « fable » dans un album d'images d'Epinal
centrée sur l'efficacité de l'appel au secours : au feu, au voleur. Version orale où quelqu'un se noie. D'autres
versions impliquent le loup en France comme en Italie, mais la menace pèse sur le troupeau (chèvres ou brebis)
et les appels sont ceux du berger. Le loup gagne rarement si ce n'est dans une version, métaphore de la morale du
monde des affaires, où il emprunte la voix des brebis ou du berger pour tromper l'auxiliaire et parvenir à ses fins.
Dans l'ensemble de ces versions impliquant le loup, la punition porte sur un bien plus que sur la vie, mais leur
multiplicité semble correspondre à des adaptations personnelles par les conteurs en fonction de leur groupe
9
L'analyse s'appuie essentiellement sur la démarche de T. Todorov, présentée in Communications, n° 8, dans
l'article « Les catégories du récit littéraire » (p. 131 et sq.), A.J. Greimas (1970). op. cit.. p. 30 pour en retrouver
l'armature et la méthode suivie pour le récit de la fille, cf. T2 et note 14.
.-par la modalisation de l'évaluation subjective : « pas gentils « / »pas très gentils » (M2/M4) ;
. par le passage d'un verbe « objectif » à un « subjectif » et l'apport d'un adverbe qui rétroagit
sur le premier : « faire une farce »/ »ennuyer encore » (S1/S3) ;
.-par l'intensification de l’action elle-même avec inversion finale : « arrivent » / « arrivent en
couran t » / « on s'dérangera pas »
.-en affinité avec l'évolution de la position subjective des victimes : victime dupée/victime
fâchée/se défend (S2-S4-S6).
b) selon l'interprétation du rôle des actants au cours du récit (différences de points de
vue) :
- Enfants : héros (S1) Æ agresseur (M1) (intention de D) redeviennent héros (M2) en
s'engageant à « ne pas recommencer ».
répétition héros (S3) Æ agresseur (M3) (intention de C) redeviennent héros.
enfants héros (S5) Æ victimes (S7)
- Gens du village : auxiliaires potentiels Æ victimes (M2)
redeviennent auxiliaires potentiels Æ manquent à leur fonction nourricière
« boulanger », « maman »
redeviennent auxiliaires potentiels Æ manquent à leur fonction d'auxiliaire, les sauver
2) D'une façon moins littérale, une réflexion sur le rôle des actants amène à proposer une
équation de base inversée tenant compte de « l’isotopie narrative »10 où le caractère asocial
des enfants, disjoints de la communauté, organise le récit autour des héros « gens du
village », agents grâce auxquels se produit le renversement de la situation : (2ème lecture
de T4)
« ne pas manger »
situation avant
présence ≅
absence
« être mangés »
situation après
Ainsi Greimas précise-t-il que tous les contes montrent à leur point de départ « l'existence
d'un ordre social manifesté par la distinction entre les classes d'âges et fondé sur la
reconnaissance de l'autorité des anciens ». Ils sont alors porteurs de cette signification morale
et sociale. Le conte se développe ensuite comme une « rupture de cet ordre ( le « travail »
dans le corpus) due à la désobéissance de la jeune génération (mais non du héros lui-même) et
par l'apparition consécutive d'un malheur, d'une aliénation de la société » (ne pas pouvoir
manger). Le rôle du héros est alors de « rétablir l'ordre social perturbé », ici par sa présence
dans le lieu de vie.
La complexification apportée par ces différentes lectures se retrouve dans la complexité d'une
situation énonciative particulière : la personnification des actants. Elle entre dans une stratégie
centrée sur la détermination par l'abondance de détails, la mise en scène suggestive de
tableaux situés dans des espaces spécifiés, mais relève également d'un discours marqué par la
subjectivité où l'énonciateur « se pose implicitement comme source d'interprétation et
d'évaluation du réfèrent décrit »11 :
- stratégie particulière de ce récit : se nommer et juger, l’énonciateur est également la mère de
l'histoire, places réelles, et dans le discours non différenciées explicitement ;
10
Greimas (1981). p. 36. II.3, « Le message » et (1970). p. 233, ch. « La Quête de la peur », réflexions sur un
groupe de contes populaires. Cette lecture d'un « ordre social perturbé et rétabli » semble particulièrement
s'adapter à cette histoire.
11
C. Kerbrat-Orecchioni.. Cette analyse centrée sur les manifestations linguistiques du l’énonciation l'inscrit
toutefois dans une situation d'énonciation, perspective privilégiée dans l'analyse de ce corpus.
- des évaluatifs axiologiques portant sur les enfants ;
- des unités modalisatrices marquant l'opposition entre le registre de croyance « faire croire »
et le « c'est vrai » de la situation.
La distanciation établie par la mise en mots des émotions « en colère », ' »peur » contraste
avec le recours à des procédés stylistiques et paralinguistiques dans la description réaliste de
la scène de dévoration : soutien intonatif et onomatopées très suggestives dons l'allitération
qu'elles entraînent :
« crac crac crac il les croque.. ». La peur des enfants « dite » ne s'entend pas dans leur cri (cf.
enregistrement).
Les lieux spécifiques « forêt », « village » indiquent l'alternance des espaces correspondants de
jeux vs travail, mythiques où se situe la transgression s'opposant à celui de la subjectivité, de
l'ordre et de la vie quotidienne. La dernière répétition situe la description du cadre de l'action
finale dans « le bois », choix lexical inscrivant un nouvel univers, après celui du fictif
(première partie), de la vie quotidienne évoquée dans les dialogues de la seconde, celui d'un
monde imaginaire où l'accent, mis sur l'appareil sensoriel, visuel et auditif rappelle celui du
rêve.
2.3. Contexte dialogique et limites de la paraphrase
•
• La négociation engagée dans le dialogue qui annonce et clôt les récits repose sur un
jeu à deux niveaux :
- jeu avec les places discursives, qui questionne, ordonne, répond, asserte, initie Ie thème ou
la catégorie, de la mère ou de la fille ? Pour l'élément central : qui va « raconter », dans une
alternance où c'est l'autre, « tu », changement par l'introduction de modalisations qui font
avancer le dialogue dans leurs oppositions mêmes :
. de l'ordre du vouloir, joué dans les places discursives :
mis en mot opposé à pouvoir
« tu veux ? »
« tu peux », « j'peux pas »
. de l'ordre du devoir, opposé au subjectif aimer renforcé d'une évaluation
« J'ai dû »
« j’aime bien »
- jeu pour la détermination à travers un jeu sur les modalités nominales « une » ou
« l'histoire », les anaphoriques renvoyant à l’énonciation ou à un contenu, « celle-là », "ça" en
affinité avec l'exigence maternelle « écouter », « comprendre ». Les changements de mode de
catégorisation mettent en évidence les changements de point de vue inter et intra participants,
le quiproquo organisateur du corpus.
•
• Le dialogue tient une place importante dans le corpus en affinité avec les récits :
- en tant que situation : la négociation est articulée autour d'une relation duelle mère/fille,
explicite dans les dialogues du récit de la mère, implicite par l'éclairage apporté par ce dernier
sur le qui ? des gens de la ville du récit de Corine : il s'agit d'un couple (jeu des
absences/présences) et de l'histoire d'une agression de la mère par sa fille (initiatrice de la
transgression (C. dans S3.M3 Tableau 4) où les procédés de distanciation font la différence
des corpus. Il y a échec de la triangulation.
- en tant que genre, le dialogue est très présent dans les récits. Il sert de support à l'expression
de la subjectivité :
. par l'indication des intentions : passage de « déranger » à « ennuyer » ;
. par l'affinité entre la mise en mots « en colère » et l'utilisation exceptionnelle dans le corpus
de la mère de modifications paralinguistiques : le débit du dialogue s'accélère, l'intonation
traduit l'émotion de la situation évoquée (danger) vite maîtrisée par la mise en mots de la clé
du retournement final ainsi mis en évidence manger/être mangé ;
. par contre, la "peur" des enfants sera dite mais l'appel purement formel, changement justifié
par le changement de point de vue.
- en tant que modèle d'alternance, les dialogues rythment des récits qui s'organisent autour de
leur « répétition » dans l'attente du changement qu'ils vont apporter (Modification à des états
successifs). C'est d'eux que dépend en grande partie la thymie du texte.
•
• Le dialogue informe sur les modalités de transmission et les limites de la paraphrase
: quiproquo sur le message ?
Le « faire croire » du récit de la mère annonce le « jeu de feinte »8 que constitue ce
récit en tant que récit fictif renforçant Ia situation même d'énonciation : raconter « des
histoires ». Mais de l'indétermination du pluriel, on est passé à une histoire qui est
« l'histoire » et met en scène des personnages de cette situation même, n'est-ce pas devenu
leur histoire, et le récit de la fille, par l'homogénéité de son codage, témoignerait de
l'impossibilité où elle est de repérer ces marques de « non sérieux » pour sortir de la
condensation opérée dans l'hétérogénéité du codage maternel12. La « décontextualisation » du
message ne peut s'opérer13. Elle le marque peut-être dans l’indétermination de son récit.
La signification du message que la mère adresse à sa fille est induite par ses
injonctions dans le dialogue « écouter » et « comprendre », privilégiant un point de vue
annoncé peu avant : savoir-faire limité à cette histoire. Effectivement le mixage de la mise en
mots et des genres y est particulièrement représenté, utilisation de façon non arbitraire de
systèmes de signes arbitraires, mise en mots signifiant par sa qualité temporelle : rythmes,
répétitions, boucles, ruptures. Le repérage de Ia possibilité de plusieurs lectures n'est pas
évident du fait de l'habileté stylistique. En outre, la mère précise sa propre « lecture » de la
paraphrase de sa fille, confirmant par là son point de vue privilégié d'énonciateur et non plus
de narrateur : de ce point de vue, sa fille a compris les actants « loup », « enfants », mais non
« comment ça s'est passé », donc le message mais sans pouvoir le restituer (l'accepter ?)14.
12
F. François, op. cit.. Il s'agit d'un autre niveau d'analyse où, dans un codage « hétérogène » (p. 47) « les
significations (sont) portées par la matérialité même du message, son déroulement, si l'on veut sa façon de dire
ou son style » (p. 50) en contraste avec un codage minimum (ici celui de la fille) où la mise en mots ne passe que
par les « catégories contraintes » (p. 52). « L'événement prend sens par l'ensemble des places textuelles, types
discursifs (projection dans le récit d'autres conduites linguistiques p. 18), plus spécifiquement syntaxiques qui
viennent constituer des organisateurs secondaires du récit » (p. 47).
13
« La décontextualisation du RFL et donc aussi de la feinte » est proposée par Clanché. op. cit. (p. 621) comme
détenant « peut-être en lui-même un germe de sa solution ». Une partie de la réponse à la question posée par
Searle « à quoi sert la fiction » (...) « prendrait en compte le rôle essentiel (...) que l'imagination joue dans la vie
humaine (...). Presque toutes les oeuvres de fiction marquantes transmettent un ‘message’ ou des ‘messages’ qui
sont transmis par le texte, mais ne sont pas dans le texte ». « L'opposition sérieux vs non sérieux pose un
problème supplémentaire (à celle de littéral vs non littéral), car elle est affaire, non de structure interne de
l'énoncé, mais d'attitude et d’intention » (p. 620). Cette attitude peut-elle être apprise et dans quelles conditions ?
Les corpus que je présenterai ultérieurement reprendront ce questionnement dans le cadre de ma population de
recherche. Je tenterai de montrer l’importance de la transmission des modes de vie, fonction des valeurs
familiales et personnelles de ceux qui entourent les enfants, dans ce que manifestent leurs récits de l’impact des
aspects relationnels, à l’égard de ce qui devrait être un simple apprentissage.
14
A entendre le récit de Corine, elle semble bien avoir compris qu’il y a un petit garçon et une petite fille, qui a
le rôle de dire « au loup au loup au loup » et l’opportunité de le faire. Que ce soit un jeu n’est pas précisé
autrement que par le fait de répéter l’appel et par l’invraisemblance d’être mangé par des êtres humains. La mère
Tout se passe comme si Corine ne pouvait sortir du point de vue de l'enfant du récit alors que
la mère est dans une position de narrateur « supérieur à ses personnages » (Todorov15) dans la
connaissance qu'il manifeste de leurs points de vue. Il s'agirait pour Corine donc, dans
l'optique de Clanché, d'un défaut d'apprentissage d'une attitude20.
La question du « vrai » dans l'histoire ou de l'histoire n'aurait jamais dû être posée
dans la mesure où l'enfant joue très tôt avec places et situations dans l'exercice même du
langage et plus encore en milieu scolaire. Corine semble ainsi mêler objectif et subjectif (il n'y
a pas de modaIisation dans son récit et peu dans le dialogue) pour rester dans un système ou le
« vrai » de la réalité objective (expérience vécue) correspond à un « bon », « bien » évaluatif,
annulant le deuxième terme inscrit dans les rapports énonciatifs.
vrai
bien
bon
——
Æ
——
≅
————
(faux)
(mal)
(mauvais)
Le jeu de la place syntagmatiquement accordée à « vrai » par rapport à « l'histoire » lui
échappe, occultant d'autres possibilités de lecture du message maternel (dialogue).
Cette autre forme de condensation se trouve inscrite dans le récit maternel à deux niveaux :
.
dans l'intrigue où les enfants reconnaissent « c'est vrai » (récit), la justification de
l'interdit et par là le « c'est bien » (dialogue) de la peine de mort ;
.
dans le jeu des univers dessinés par les trois parties : si le « fictif » s'admet malgré le
manque de marque spécifique du genre (actualisation au présent) dans la première, il y a
« effet de réel » (Barthes) dès la deuxième et, on l'a vu, introduction de l'imaginaire du rêve
par la mise en mots de la troisième où l'accent est mis sur l'appareil sensoriel, « voir »,
onomatopées, la caractérisation des attributs physiques de l'agresseur « des grandes dents »...
•
• Les limites de la paraphrase seraient alors celles de la gestion d'un paradoxe où le
vrai est invraisemblable mais réel par défaut du jeu de la métaphore :
- récit-mère : le loup mythique est chargé de la punition de la transgression d'un interdit du
groupe social ;
- récit-fille : le loup « irréel » menace et ce sont « les gens » du groupe social qui exécutent les
coupables de l'avoir fait venir (dire son nom : il(s) vien(nen)t).
Chacune a sa version, celle de la fille prenant le plus de distance possible par rapport à celle
de la mère, récits dont on rappellera quelques caractéristiques :
Mère
Fille
•
surdétermination
•
indétermination
•
existence du loup champ de la croyance
•
arrivée "physique" de la menace………
•
transgression délibérée de Corine
•
transgression (?) des enfants reposant sur
le fait de « dire » (voire exister ?)
•
mise on place de lieux spécifiés pour les •
actants dans leur rapport à l'événement
condensation des actants
•
intégration de genres, modes, aspects •
importance de l’énonciation
rupture énonciative par l'introduction d'un
terme subjectif
•
codage hétérogène
•
codage homogène
a refusé d’y reconnaître son propre récit. C’est ainsi que la question de la culpabilité reste posée dans ce
déplacement même de celui qui mange les enfants dans l’histoire de la fille.
Ces deux versions s'éclairent par le dialogue :
- Corine tient à son point de vue donné à entendre avant celui de sa mère, « d'abord moi, après
elle ».
- Cette histoire vraie (la faute est devenue réelle par la nomination de l'enfant) a un côté
terrifiant manifesté dans un registre paraverbal (rire grinçant, malaise des exclamations) et
doit être maintenue dans un univers irréel où la cohérence n'est plus nécessaire et la faute
rejetée dans l'implicite.
- L'histoire de la mère serait si angoissante (soupir de la fillette) dans l'attente de la dernière
partie où le poids de la culpabilité transformerait le rêve en situation de cauchemar, que le
sujet physique ne saurait plus s'il risque d'y être et chercherait une preuve de
l'invraisemblabilité dans la fin du dialogue.
. L'histoire de Corine serait une réponse à distance où, comme dans un cauchemar où l'enfant
fait le jeu de son agresseur (cf. Zlotowicz, 1978), le malheur découle de sa propre action et il
n'a alors ni la notion de sa transgression, ni d'un tort envers autrui. Le malheur subi n'a aucun
caractère de réparation de la faute, aucun commentaire ne suggère un sentiment de culpabilité.
Conclusion
La longueur et la complexité de l'ensemble du matériel recueilli au cours de la séance pose
une question de méthodologie. J’ai répondu à la pluralité des points de vue par la mise en
relation de plusieurs approches. Une grille structurale favorise la rigueur de l'analyse mais ne
peut suffire à rendre compte de la nécessaire diversité des lectures.
A travers les récits de la séance, on a pu voir apparaître certaines conduites de récit dont les
variations sont à rapporter à des facteurs concourants, principalement :
- la thématique centrée sur l'association culpabilité marquée ou non marquée/mort,
- la complexification au niveau des actants : de l'accumulation des fonctions, des lieux et
déplacements,
- la situation d'interlocution : comprendre pour celui qui écoute.
Ces variations se traduisent notamment par des transformations dans le genre :
- condensation des rôles,
- annulation d'attributs ou de personnages,
- effets de réel faisant irruption dans le fictif marquant la difficulté à maintenir le genre,
- interruption du récit : avortement ou non respect de l'ensemble de la structure narrative,
- recours à des stratégies réduisant la part de l’énonciation.
Le dernier corpus apporte un nouvel éclairage à cette variabilité dans les récits. Il s'effectue en
effet dans des conditions particulières de contage, mère/enfant, présence d'un intervenant, et
met en évidence certains points clés organisant la réception/compréhension de l'enfant pour
cette histoire qui l'accompagne depuis sa petite enfance.
La complexité du récit proposé par la mère et le message “dessinent”, par un réseau
d'affinités, un univers de discours dans lequel l'enfant ne retrouverait pas la totalité des fils
conducteurs. Tout auditeur ne peut-il juger de « l'acceptabilité interactionnelle » (Adam), une
(ou des) valeur(s) par exemple, et y adhérer ou non. La paraphrase est ainsi une mise à
distance d'une lecture qui se révèlerait source d'angoisse. Le récit qui en résulte s'inscrirait
dans un vide nécessaire à l'expression d'un point de vue. Le changement de catégorie qui le
manifeste porte ici principalement sur l'indétermination en réponse à la surdétermination
du récit de base, en affinité avec d'autres stratégies accentuant l'opacité qui le caractérise.
Le quiproquo du dialogue sur l'histoire se retrouve dans le quiproquo sur l'intention de
l'énonciateur. Si la mère ne doute pas de son “invention”15, la fille la tient pour vraie et,
enfermée dans un rôle, ne peut jouer sur les différentes places de la narration. Le caractère
Iacunaire de la paraphrase appartient également au récit de cauchemar où la linéarité et les
processus en jeu dans le rêve retrouvés dans ses précédents récits sont une mise à plat de tout
ce qui serait évaluation affective ou implication du sujet de l'énonciation. « L’ »histoire
qu'elle raconte n'est pas son histoire. Elle en donne sa version en en modifiant la structure
même par le brouillage qu’elle opère dans sa restitution. On arrive à un autre message, où il
n’y a pas de raison d’être puni pour quelque chose qui n’est pas posé comme interdit, et pour
qu’il n’y ait pas de lien possible avec le responsable de ce qui aurait mérité un châtiment.
La naissance de Corine a privé sa mère de s’occuper de son fils avec lequel elle a une relation
particulièrement forte au point que quand elle a réalisé dans un “insight” l’existence de cette fille, peu avant
cette séance, son fils de 10 ans lui a fait une scène de jalousie en rentrant de l’école alors que rien ne pouvait
lui laisser supposer qu’il s’était passé quelque chose…16.
Dans les autres récits, les difficultés surgissaient quand elles pouvaient être mises en relation
avec une problématique particulière. Dans celui-ci, elles surviennent dès le départ. On ne peut
faire abstraction du contexte de la relation mère/fille, alors qu’il permet d’éclairer le décalage
entre les récits préalables et ce dernier récit, de par le message sous-jacent qu’il contient sur
un mode narratif.
La situation de transmission d'un conte n'est ainsi pas toujours sans relation avec la difficulté
de restitution d’un récit alors qu’elle n’est pas intervenue de façon significative, dans une
situation qui relève d'un apprentissage.
J’ai souligné le fonctionnement syntaxique d’un organisateur de la mise à distance d’une
interprétation au premier degré (dans le réel) de la parole de l’autre (dans un contexte
imaginaire). Ce qui se passe dans l’imaginaire d’une histoire racontée chaque soir par la mère,
est ressenti par l’enfant au premier degré car elle est « nommée » et caractérisée comme
agresseur. Elle finit par être dévorée. Le dialogue qui suit le récit de la mère témoigne de cette
interprétation du vécu de l’enfant : elle dit de l’histoire qui n’est qu’une histoire, « maman a
dit c’est une « vraie ». L’indétermination du figement i+prédicat 17 dans la restitution du récit
maternel par l’enfant (9 ans ½) répond à la dénomination, surdétermination, du récit de base,
marquant une relation agresseur /agressé. On oppose nom propre et référenciation
pronominale indifférenciée. L’étayage ne s’est pas situé au niveau des règles de production
d’un récit mais de la référenciation dans l’imaginaire des personnages de la situation
d’énonciation, et, à long terme, au niveau de la relation mère-fille.
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Il s’agit de son interprétation très personnelle qui lui fait situer ses enfants comme acteurs du scénario.
Il n’était pas coutumier du fait. Tout s’est passé comme s’il en avait eu une compréhension globale, sans
indication objectivable pour lui, ce que F. François appelle atmosphère, et qui me semble, dans ce contexte de
dyslexie, relever d’un autre mode de communication encouragé par le type de prise en charge thérapeutique
(entretiens avec la mère).
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Je rappelle l’hypothèse que j’ai proposée à partir du corpus de Maternelle (population témoin) dans une
perspective développementale : au début de l’acquisition de la conduite de récit, l’enfant passe de la
dénomination à une centration sur l’action et la fonction du “i ” n’est pas encore anaphorique, mais bien plutôt,
actualisateur de prédicat. Ce corpus semble confirmer cette hypothèse dans la mesure ou Corine peut restituer
d’autres récits mais s’en montre incapable lorsqu’il s’agit d’un récit métaphorique de sa relation à sa mère.
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