Paul Sztulman, extrait de "Les explorateurs des abîmes", in Voir les

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Paul Sztulman, extrait de "Les explorateurs des abîmes", in Voir les
Paul Sztulman, extrait de "Les explorateurs des abîmes",
in Voir les jeux vidéo, Perception, construction, fiction,
éditions Bayard, coll. Logique des images, p. 61-76.
Les technologies de l’information, qui déterminent une
part croissante de l’univers du travail et du loisir dans le
monde contemporain, nécessitent pour leurs applications
que les machines soient dotées d’une interface propice à
accueillir de façon hospitalière leurs usagers. Le jeu vidéo
est à ce titre un laboratoire de premier ordre pour les
comportementalistes étudiant les relations entre les
humains et les machines, appelées à devenir légion dans
un monde qui se recouvre progressivement d’interfaces
de toute sorte. Inutile de chercher ailleurs l’intérêt que
peuvent porter à ces recherches tant le militarisme que le
néo-libéralisme, soucieux de dresser et de former des
individus efficaces à leurs tâches. Il s’agit de tirer tous les
enseignements des possibilités offertes par ce dispositif
ludique. Des serious games à l’entraînement des recrues
par des principes de simulation, en passant par les
pratiques de thérapies médicales et les jeux éducatifs, les
jeux vidéo sont des pourvoyeurs d’expériences en tous
genres et travaillent pour différentes applications qui se
diffusent dans le corps social. Dans les années soixantedix, les théories féministes de Laura Mulvey[1], dérivées
du champ psychanalytique, ont démontré que la pulsion
scopique et l’égoïsme narcissique trouvent dans le cinéma
un apaisement provisoire. On pourrait aujourd’hui rajouter
que le jeu vidéo permet d’assouvir temporairement le
besoin de compétition et d’accomplissement personnel,
devenu un impératif idéologique du capitalisme. La
nécessité de réussir, de se mesurer, de dominer la
situation ou du moins de s’en sortir, trouve sur le territoire
du jeu vidéo un exécutoire à sa mesure. Sans parler des
fantasmes de violence qui trouvent dans ces scènes
fantaisistes un exorcisme bienvenu et un stimulateur
possible. En ce sens le jeu vidéo est à penser tel une
sorte de pharmakon : aussi bien remède que poison[2].
En conséquence, réduire le jeu vidéo à une fabrique de
docilité constituerait pour le moins une vision trop
univoque. On peut très bien concevoir dialectiquement
ces pratiques ludiques comme des manières d’apprivoiser
un univers technologique en formation, et d’apprendre à
s’émanciper en le pratiquant. L’invention de ces jeux
informatiques[3] a en effet mis en place une machine à
configurer des mondes qui témoigne et participe d’une
mutation des sociétés, ainsi que d’une transformation des
modes de perceptions et d’actions de ses sujets. C’est
pourquoi, encore à son aurore, le territoire du jeu vidéo
invite à une analyse qui, comme ce fut le cas pour le
cinéma dans les années 10 et 20, se ferait autant à la
lumière d’une critique des œuvres que d’une théorie de sa
technologie, et de ses possibilités de principe dont il faut
observer les effets aussi bien sociaux que psychiques. La
mise en demeure de Jean Epstein commentant le cinéma
s’applique tout autant au jeu vidéo : « c'est un fait évident
dans l'histoire de la civilisation, que tout outil, plus ou
moins, refaçonne, recrée à sa manière l'esprit qui l'a
conçu, qui l'a créé ».
LES BANDITS MANCHOTS ET LEURS COMPLICES
Le jeu vidéo se situe à la croisée de trois lignées de
machines. Il actualise et porte à une nouvelle puissance
les merveilleux jouets et dispositifs optiques qui
permettaient d’animer les images, et vient ainsi se ranger
à côté de la pléiade des appareils de vision qui peuplaient
la préhistoire du cinéma et qui reviennent à présent hanter
ses parages. Thaumatrope, zoopraxiscope, kinétoscope,
zootrope, praxinoscope, phénakistiscope, théâtre optique,
panorama, diorama : toutes ces inventions
(pré)cinématographiques tentaient de produire l’illusion du
mouvement, mais elles déterminaient en même temps des
états du corps du spectateur : corps penché regardant à
travers le binoculaire d’un coffre en bois, corps parallèle à
un miroir regardant à travers les fentes d’un disque rotatif,
corps pivotant sur son axe au milieu d’une rotonde
centrale, corps assis les yeux en l’air contemplant une
image flottante, etc. De même, les jeux vidéo inventent
des états de corps du joueur dans sa relation au dispositif
informatique : debout sur sa borne d’arcade, courbé sur
son clavier, assis pad en mains, animé devant sa caméra,
mobile sur son écran tactile, etc. Avoir à faire à des
images, c’est toujours avoir à faire à des objets et des
matériaux par lesquels elles prennent corps et se mettent
en relation avec le corps. Elles ne le font évidemment pas
seulement par les postures corporelles qu’elles induisent,
mais aussi par celles qu’elles montrent ou suggèrent. De
plus, les émotions suscitées par les images ne sont pas
simples à circonscrire puisqu’elles puisent à des sources
multiples : les tonalités affectives des scènes
représentées, les qualités sensibles des matériaux et des
opérations qui président à la construction des images, les
stimulations sensitives de leur matérialité, et les
excitations sensorielles produites par leurs effets. Les
lanternes magiques composaient ainsi un spectacle dans
lequel le regard se perdait tout autant dans la charge
narrative des scènes que dans le prodige de cette image
peinte à la main mais sortie, telle un génie, d’une chambre
noire miraculeuse. Il se perdait également tout autant
dans la transparence colorée issue de ces vitraux d’un
nouveau genre que dans le délice éprouvé par le
spectateur lorsque sa propre faculté à voir l’image prenait
consistance dans un faisceau de lumière, quelquefois
projeté sur de la fumée[4]. L’imagerie lustrée des jeux
vidéo évoque parfois les vignettes féeriques des lanternes
magiques et leur animation intérieure favorisée par des
trucages portant sur une partie de l’image. Il s’inscrit ainsi
dans une histoire de la représentation qui confie une part
de l’absorption du spectateur à la saturation chromatique
et aux prodiges de la technique[5]. Comme c’était le cas
de nombreux appareils proto-cinématographiques, le jeu
vidéo associe en effet aux séductions de son imagerie
l’attrait pour l’appareil qui leur permet d’apparaître.
La deuxième lignée de machines auquel il appartient est
issue de l’univers forain. Avant de se diffuser sur les
écrans d’ordinateur et les consoles de salon, le jeu vidéo
s’est d’abord popularisé sous la forme d’une borne
d’arcade. Cette dernière est la descendante directe des
machines que l’on trouvait dans les salles de jeu (penny
arcade) au premier rang desquelles : la machine à sous
(roulette pour joueur seul) et le flipper (billard électrique).
Mais c’est pléthore de dispositifs souvent oubliés qu’il
faudrait convoquer, depuis l’automate figurant la diseuse
de bonne aventure et distribuant ses oracles jusqu’aux
diverses bornes contenant des jeux d’adresse et de loterie
(redemption games), dont les modèles provenaient des
stands de tir, des jeux de visée, de hasard et de fortune
des fêtes foraines (shooting galleries, skee ball, dime
pitch). Il y eut ainsi des inventions d’un grand nombre de
machines à jouer poursuivant la tradition des jeux forains :
pousse pièces, machine à pince, courses de chevaux, etc.
Il n’est pas jusqu’au distributeur automatique de jouets et
de bonbons qui ne saurait être évoqué ici. Ce dernier
modélise, sous sa forme minimale, le commerce des
marchandises exposées dans une vitrine et la manière
dont ce dispositif canalise le désir. Tout commence par la
magnétisation du regard opérée par les scintillements
multicolores des amas d’objets et de sucreries derrière les
parois en verre. Cette attraction par la vue se transforme
d’autant plus aisément en convoitise que les articles se
tiennent dans un lieu séparé. Cette barrière transparente
appelle à l’action. Celle-ci ne nécessite de la part des
enfants que l’introduction d’une pièce et l’ouverture d’un
tiroir pour rompre la sacralité et s’emparer de l’objet,
jusque là inapprochable autrement que par le regard. Quel
meilleur mode d’apprentissage du fait que c’est par le
paiement que s’assouvit le désir de possession suscité ?
La marchandise passe du voir à l’avoir en passant du
regard à la main. On retrouve une même mécanique à
l’œuvre dans les bornes d’arcade design ornées de signes
et d’images criardes qui commencèrent à peupler les
malls dans les années 70 avec le succès que l’on sait.
Elles étaient les descendantes des machines à jouer qui,
avec leur coffrage en bois et leurs cloches de verre et de
plexiglas ornés de signes peints, nouaient ensemble la
main et le regard dans un principe d’action sur des objets
et des symboles mettant au défi la réussite[6].
L’expérience de ces machines constitue bien un dispositif
dans le sens où elle ne se conçoit qu’à travers l’échange
régulé que les corps établissent avec les appareils. En ce
sens, elle convoque l’approche cybernétique observant
une causalité circulaire. Les jeux vidéo poursuivent ces
relations d’échange avec des machines et
particulièrement celles, automatisées, où une simple
pression sur des boutons met en branle une machinerie
qui incorpore la rétroaction. Ainsi, la possibilité d’action
offerte à l’utilisateur est augmentée à proportion de la
capacité de réponse de l’objet.
À cet endroit, le jeu vidéo rencontre la troisième lignée de
machines : celle issue de l’ordinateur. Ce dernier est un
objet biface : du côté invisible, il est une entité infigurable
toujours déjà là comme code, calcul, programme ; du côté
visible, il est un univers simulé qui advient en permanence
comme signe, symbole, information, et qui accueille une
interaction en temps réel. L’ordinateur n’est devenu un
objet fascinant pour le plus grand nombre qu’à partir de
l’instant où l’interface a permis aux non initiés d’avoir un
échange intuitif avec lui (sans passer par les langages des
codes et des programmes). Le jeu vidéo a constitué la
première forme de ce rapport. La séduction immédiate de
Spacewar ! (1962), et le succès sidérant du premier jeu
adressé au grand public, Pong (1972), témoignent bien
sûr de la qualité de ces jeux mais aussi du désir d’une
union symbiotique avec cette nouvelle machine –
l’ordinateur – qui préside à l’aimantation opéré par le jeu
vidéo. Mathieu Triclot consacre plusieurs pages très
éclairantes à la symbiose homme machine en partant de
l’article de référence pour l’histoire de l’informatique publié
en 1960 par J. C. R. Licklider « Man-computer
symbiosis ». Il démontre parfaitement comment le jeu
vidéo a mis les joueurs dans une situation symétrique à
celle des hackers (les programmateurs), qui effectuent
cette symbiose avec les ordinateurs par « leur capacité à
produire du code jusqu’à l’étourdissement » tout en
assistant à son exécution[7]. Se coordonner avec la
machine pour agir sur le monde qu’elle simule et dans
lequel on s’absorbe est un rêve qui accompagne la
cybernétique. Le terme cyborg a été popularisé par
Manfred E. Clynes et Nathan S. Kline en 1960 dans
« Cyborgs and Space » pour désigner une humanité
augmentée, “améliorée” par l’incorporation de dispositifs
exogènes leur permettant de survivre dans des
environnements extraterrestres, une fois notre planète
devenu invivable[8]. Cet arrière-plan imaginaire, associé à
l’enjeu de la conquête spatiale durant la guerre froide,
explique en partie la raison pour laquelle les jeux primitifs
étaient déjà aussi attractifs et addictifs, et surtout la raison
pour laquelle ils furent si nombreux à nous proposer de
conduire des vaisseaux spatiaux.
Tous ces rêves de corps augmentés et de symbiose
corps-machine, ne sont pas, comme on le croit
fréquemment, des négations de notre expérience du corps
mais bien plutôt des extrapolations de ces mêmes
expériences. « Il se peut bien que l’utopie première, celle
qui est la plus indéracinable dans le cœur des hommes,
ce soit précisément l’utopie d’un corps incorporel »,
écrivait Michel Foucault. Mais dans ce même texte le
philosophe remarquait que je n’aperçois mon corps
« qu’au mirage des miroirs, et encore, d’une façon
fragmentaire » tandis que le monde extérieur demeure
extérieur mais rentre en moi par la médiation de mes
sens, comme si mon corps était pénétrable et ouvert.
C’est pourquoi le corps « est le point zéro du monde, là
où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps
n’est nulle part : il est au cœur du monde ce petit noyau
utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance,
j’imagine, je perçois les choses en leur place et les nie
aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine.
Mon corps est comme la Cité du Soleil, il n’a pas de lieu,
mais c’est de lui que sortent et que rayonnent tous les
lieux possibles, réels ou utopiques ». Ainsi, « toutes ces
utopies par lesquelles j’esquivais mon corps, elles avaient
tout simplement leur modèle et leur point premier
d’application, elles avaient leur lieu d’origine dans mon
corps lui-même. J’avais bien tort, tout à l’heure, de dire
que les utopies étaient tournées contre le corps et
destinées à l’effacer : elles sont nées du corps lui-même
et se sont peut-être ensuite retournées contre lui »[9].
Le jeu vidéo incarne le fantasme de l’homme plongé au
cœur de la machine et de ses interfaces, afin de les
maîtriser et d’y découvrir sa nouvelle puissance virtuelle
de cyborg. Poussé à son comble, l’utopie du cyborg est
celle d’un corps devenu incorporel et immortel par sa
dissolution intégrale dans une machine. Cette utopie est à
l’œuvre dans l’imaginaire du jeu vidéo, particulièrement
dans les MMORPG et les réseaux sociaux de type
Second Life. Elle se heurte évidemment à plusieurs
contradictions. La dimension périssable des matériaux
d’une part et la clôture mortifère du jeu d’autre part. Elle
se confronte également à l’écart entre la qualité
morphogénétique du corps et la qualité programmatique
de l’informatique. Néanmoins, le jeu vidéo qui engage
dans un univers parallèle permet d’effectuer un premier
pas dans une seconde vie, immatérielle et imputrescible.
Nul hasard donc si cette situation est anticipée par
plusieurs récits de science fiction.
L’INVENTION DE MOREL
C’est peut-être l’admirable roman de Bioy Casares,
« L’invention de Morel » (1940) qui en a donné la version
la plus stupéfiante[10]. Roman d’autant plus proche du jeu
vidéo qu’il est écrit à la première personne, le lecteur étant
censé lire le journal du narrateur. Ce procédé littéraire qui
ne présente jamais a priori le point de vue de l’écrivain sur
son personnage, appelle le lecteur à glisser sa personne
et son regard dans ceux du locuteur devenu son avatar.
L’histoire est celle d’un justiciable en fuite, réfugié sur une
île qu’il croit déserte. Il finit par découvrir au cœur de cette
jungle touffue et de son humidité suffocante une résidence
luxueuse. Au cœur et autour de cette architecture, une
troupe de personnages s’affaire. Le narrateur n’ose les
approcher mais il tombe amoureux d’une jeune femme
dans le groupe, nommée Faustine, auprès de laquelle il
tente vainement de se manifester. À force de tentatives
aventureuses il constate avec effroi que toutes les
personnes qui habitent l’île sont absolument indifférentes
à sa présence et ne le remarquent en fait absolument pas.
Le protagoniste se pense emporté par des fièvres et des
hallucinations dues à sa solitude dans la moiteur de l’île.
Ce sentiment d’être victime de troubles de la perception
redouble lorsqu’il remarque que les personnages
disparaissent puis réapparaissent régulièrement aux
mêmes heures et aux mêmes endroits, pour se livrer au
même ballet de gestes et de discussions comme s’ils
étaient réglés avec la précision mécanique des
automates. Ainsi, Faustine éconduit, chaque jour, à la
même heure, au même endroit et dans les mêmes termes,
un amant maladroit dont le narrateur finit par découvrir
qu’il est l’inventeur d’une machine infernale. Celle-ci est
alimentée par la marée qui projette indéfiniment, sur cette
île inhabitée, un hologramme temporel qui est
l’enregistrement, dans toutes ses dimensions, d’une
journée qui s’est déroulée il y a dix ans. Mais la machine
ne peut effectuer ce prodige qu’au prix d’avoir été d’abord
létale. Les radiations qu’elle a émise lors qu’elle a
enregistré cette journée a conduit à la mort les personnes
saisies par les ondes et éternisées dans la boucle de ce
film hyper-réaliste qui reproduit à l’infini une journée de
leur existence commune. Comme cette invention projette
en trois dimensions l’image totale d’un moment de vie qui
coïncide avec l’univers solide où il a eut lieu, l’illusion est
parfaite.
L’énigme est résolue mais pourtant le récit ne s’arrête pas
là. Torturé à son tour par son amour fou pour Faustine,
dont la figure est prise dans cet apparence technologique
qui la rend aussi approchable qu’inaccessible, le narrateur
décide de faire marcher la machine à nouveau afin de
s’enregistrer au côté de l’hologramme animée de Faustine
comme s’ils étaient un couple. Il étudie la séquence afin
de coordonner ses actes avec le film et devenir ainsi
subrepticement le compagnon de la jeune femme pour
l’éternité. Il ne peut opérer cette transmutation qu’à
condition de disparaître à son tour dans ce film intégral qui
continuera de clignoter à jamais, dans cette île
abandonnée, où il sera enfin lié pour toujours à l’objet
indifférent de son amour.
En s’engouffrant dans le dispositif optique et en se
glissant dans le flux de la projection, qui tous les jours,
cycliquement, orne l’île sauvage d’un ruban de lumière où
s’animent des spectres diaphanes, le protagoniste de Bioy
Casares s’enferme dans le cycle de la répétition par un
choix qui relève d’une affirmation de l’éternel retour
nietzschéen. Mais, il n’est pas interdit de se demander si,
dans cette parabole de la passion romantique qui confond
l’être aimé et son image, c’est bien Faustine que le
narrateur veut rejoindre ? Et si l’objet de son désir était
moins la mort-vivante que la technique où le mode
d’existence où celle-ci s’épanouit ? Le narrateur n’est-il
pas moins médusé par le charme de son être que par
l’iridescence de son image holographique ? N’est-ce pas
en fait avec l’invention de Morel qui donne son titre au
livre qu’il veut se fondre ? Dans le monde romantique des
machines il n’est d’Eve que future.
En actualisant le thème de l’amour qui doit suspendre le
vol du temps, ce récit décrit magistralement la volonté
d’immersion dans le spectacle qui traverse parfois le
cinéma. Mais il anticipe plus encore le jeu vidéo qui
ranime, chez certains de nos contemporains les plus
positivistes, le rêve immémorial de la survie de l’âme à la
putréfaction de la chair par sa possible implémentation
dans un système informatique ultra sophistiqué.
En dehors de cette délirante hypothèse futuriste, le jeu
vidéo nous confronte surtout à un nouveau rapport avec la
machine qui n’est plus simple mécanisme, ni même
mécanisme programmé mais également intelligence
artificielle. En cela, il comble les attentes des récits
d’anticipation de la fin du 19ème siècle où la machine n’a
pas seulement une capacité d’action mais aussi de
feedback. C’est pourquoi du monstre de Frankenstein à
l’ordinateur Hal de 2001, l’Odyssée de l’espace[11], c’est
toujours le même fantasme qui ressurgit : celui de la
créature qui échappe et se retourne contre l’homme. Mais
peut-être faut-il sortir de cet interminable face à face des
hommes et des machines. Depuis la Révolution
industrielle le corps à corps avec le machinal confronte
l’homme à ce qui en lui résiste à l’automate mais aussi à
l’automate en lui. C’est pourquoi l’enjeu avec la technique
n’est jamais de la maîtriser, mais, comme l’avait bien vu
Benjamin, de maîtriser notre rapport avec elle. Et sur cette
ligne, les choses peuvent plus ou moins bien tourner. Pour
nous comme pour les machines.
[1] Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative
Cinema » in Visual and Other Pleasures : Collected
Writings, Palgrave Macmillan, 1989.
[2] Pharmakon est un terme qui renvoie à un rite de
purification dans la Grèce antique opérant par la mise à
mort d’une victime sacrificielle et dont a dérivé le mot
pharmacie. De nombreux philosophes n’ont cessé de
souligner le double sens antithétique que le terme
contient.
[3] Jeu informatique semblerait en effet un terme sans
doute moins attirant mais plus adapté que jeu vidéo (du
verbe latin pour dire : je vois).
[4] Il est intéressant de noter que la lanterne magique est
étroitement liée aux contes. Elle serait à l’origine des
contes de Voltaire qu’il improvisa d’abord avec le support
de cet objet. Plus tard Töpffer, l’inventeur de la bande
dessinée, reprendra le principe de scènes silhouettées.
[5] En jouant parfois avec des effets de matité (le fond
immuable) et de brillance (les figures amovibles), le jeu
vidéo réalise, au coeur des images mobiles, un effet
équivalent à celui des décalcomanies où les formes
luisantes, disposées à la guise de chaque enfant, se
détachaient et s’inscrivaient dans le panorama du
paysage déplié.
[6] L’artiste américain Joseph Cornell a accompli la
puissance évocatoire de ces dispositifs dans ces
fameuses boîtes qui condensent et déplacent
poétiquement les associations rêveuses que les enfants y
puisent par delà ou en deçà de tout commerce.
[7] Voir M. Triclot, op. cit. Ce dernier décrit avec humour
les modes de vie des hackers si proches de ceux des
hardcore gamers où les réalités quotidiennes du corps
sont autant négligées que faire se peut (junk food,
enfermement, activité monomaniaque et nuits sans
sommeil).
[8] Sur le concept de cyborg, je renvoie au texte de
Madeleine Aktypi, « Donna Haraway et les technologies
de l'ordinaire », in Penser avec Donna Haraway, Paris,
PUF, coll. Actuel Marx Confrontation, sous la direction de
Elsa Dorlin et Eva Rodriguez, à paraître janvier 2012.
[9] Michel Foucault, « Les corps utopiques suivi de Les
hétérotopies », présentation de Daniel Defert, Nouvelles
éditions Lignes, 2009.
[10] Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel, (La
invención de Morel, 1940), Edition 10/18 Domaine
étranger, 1992.
[11] 2001 : A Space Odyssey, film brittanico-américain de
Stanley Kubrick, 1968.