L`exil dans trois romans francophones du Maghreb

Transcription

L`exil dans trois romans francophones du Maghreb
SAGGI E STUDI
L'EXIL DANS TROIS ROMANS FRANCOPHONES
DU MAGHREB: DÉCLINAISONS D'UNE ÉCRITURE
LILA IBRAHIM
...convoiter l'aire la plus nue pour assembler
Aux Syrtes de l'Exil un grand poème né de rien
Un grand poème fait de rien.
Ainsi se justifie chez Saint-John Perse ce désir de l'exil, chemin
dépouillé au bout duquel se réalise l'épiphanie du sens et du
Verbe. Ce thème de l'exil, voie royale vers la création ou la
poésie, traverse, par la littérature, les cultures et les époques
engendrant des figures originales et variées d'exilés. Les écrivains
maghébins francophones le traitent aujourd'hui d'une manière
inédite: ainsi que l'affirme Jacqueline Arnaud, «L'exil chez les
écrivains maghrébins est un thème répétitif, lié à l'existence de
l'émigration; il s'est nourri d'une réflexion sur la brisure d'identité,
qui peut conduire à l'errance physique et mentale d'êtres
déracinés».1 S'appuyant sur une tradition de l'exil religieux,
historique,2 ces écrivains traduisent le mal être d'une société, les
ambivalences d'une culture incertaine et surtout les modulations
d'une écriture transitoire.3
1
J. ARNAUD, Exil, errance, voyage chez N. Farès, M. Khaïr-Eddine et A. Med-
deb, in Exil et Littérature, ouvrage collectif présenté par Jacques Mounier.
Equipe
de Recherche sur le voyage. Université des Langues et Lettres de Grenoble,
1986,
p. 55.
2
Faut-il faire remarquer que l'idée d'exil se trouve suggérée dans la racine
consonantique de Maghreb?
3
Charles Bonn souligne le lien très fort qui existe entre l'exil et la littérature
maghrébine: «Car s'il s'agit bien d'un contenu omniprésent, l'exil me semble beau
coup plus lié, non seulement au statut, mais à la nature même de l'écriture romanesque algérienne». L'Exil fécond des romanciers algériens, in Exil et Littérature
cit.,
p. 73.
~3~
LILA IBRAHIM
A la lumière de trois romans, La Rage aux tripes4 du Tunisien
Mustapha Tlili, La Nuit sacrée5 de Tahar Ben Jelloun et Topographie idéale pour une agression caractérisée,6 de Rachid
Boudjedra, il serait assez opportun de s'interroger sur les fonctions
de l'exil dans la quête entreprise par les personnages maghrébins.
L'exil, et nous avons conscience d'énoncer un truisme, est d'abord
un départ. Se demander s'il est volontaire ou non est assez
fallacieux: tout exil, même s'il prend l'apparence d'un acte
déterminé, d'un engagement personnel délibéré, n'en est pas moins
le résultat de pressions extérieures, qu'elles soient d'ordre juridique
ou politique voire économique, social, religieux. Fruit d'une
nécessité extérieure mais aussi intérieure, l'exil se traduit par un
déplacement spatial d'une part et par une coupure temporelle
d'autre part: l'exilé manifeste un désir de retour mais la rupture
accomplie est toujours définitive; on peut revenir dans un lieu
quitté et regretté, on ne peut restaurer le passé, aussi l'exilé est-il
forcément un homme changé, marqué d'abord par une perte. La
rupture ou la déchirure qui se produit dans la conscience du
personnage et dans sa représentation du monde n'est certes pas
fortuite ou inutile et innocente, par conséquent il faut considérer
l'exilé comme un individu qui entreprend de se métamorphoser ou
qui doit accepter les modulations de son être. L'exil dans son cas
s'assimile à une quête qu'il est nécessaire d'envisager comme une
«question», un questionnement. En effet, la quête suppose, engage
une remise en question du passé, du présent, du futur, de l'identité
collective et individuelle. La Rage aux tripes dessine bien le
portrait d'un exilé aux prises avec sa conscience: personnage en
crise depuis des années, à présent, dans l'abîme de son exil, Jalal
«se cherche, cherche son âme». Son errance désabusée dans les
dédales de New York se double d'une anamnèse sans concession
qui envisage successivement et dans des flashs fulgurants et désordonnés le passé de militant, l'enfance paisible, la guerre et ses
cortèges de morts. De même, Zahra dont la nature véritable a été
méprisée et occultée par la tyrannie paternelle, fouille dans les
moindres recoins de ses souvenirs les vestiges de sa féminité et
s'efforce de restaurer ce «Moi étrange, ambivalent, pluriel et bien
souvent indéchiffrable» qui selon, Marc Gontard, définit l'être
maro4
5
6
Paris, Gallimard, 1975.
Paris, Seuil, 1987.
Paris, Denoël, 1975.
~ 4~
L'EXIL DANS TROIS ROMANS FRANCOPHONES DU MAGHREB
cain.7 Le sujet individuel croiserait donc constamment, dans sa
quête, la conscience collective.
Exil et quête sont ainsi liés, l'un déclenche et favorise l'autre.
Personnages en souffrances, placés dans un mal-être profond,
Jalal, Zahra et le voyageur anonyme cherchent tous une identité
nouvelle, un nouveau visage ou statut, mais aussi une langue
neuve qui exprimerait un être libéré des apparences. Le problème
est de savoir si l'exil permet l'aboutissement de la quête ou plutôt
des quêtes des personnages parce qu'il serait faux de vouloir les
définir identiquement. Il convient aussi de ne pas oublier que
Zahra, Jalal et l'émigré ne sont que des personnages créés, derrière
lesquels se cachent des écrivains, dont ils sont dans une certaine
mesure les porte-parole. Les voies successives empruntées par ces
figures de l'esprit mèneront peut-être à la ou les voix de ces
écrivains. La recherche identitaire, voire spirituelle ou ontologique
à laquelle nous convient les auteurs nous achemine
progressivement vers un questionnement esthétique. L'exil induit
une rupture du silence, une récupération de la parole, et par le
biais de son essence retrouvée, l'exilé accède au verbe poétique.
Inutile de se demander si la quête précède l'exil ou si l'exil entraîne la quête. Il semble évident que dans ces trois textes une remise en question, volontaire ou non, provoque un départ, mais
cette remise en question n'est pas toujours du même ordre. Le personnage de R. Boudjedra est poussé par un impératif économique:
le naïf égaré dans le métro parisien est décidé à séjourner en
France afin de remédier à la misère des siens laissés au Piton, lieu
d'origine. Des motivations plus personnelles sont repérables
également: l'émigré, victime en cela de son orgueil, tente de se
prouver et de prouver aux laskars, pères symboliques, sa valeur et
sa capacité à surmonter les épreuves d'un voyage initiatique. Jalal
satisfait plutôt les désirs de sa mère, influencée par l'instituteur du
village, Monsieur Dufour, qui propose ainsi à son jeune élève
d'accéder parfaitement à la culture française, seule voie de salut
possible dans le nouveau monde. Zahra seule décide de rompre
avec le passé de façon définitive: encore ne le fait-elle que lorsque
son père lui révèle son identité féminine qui fait d'elle un
imposteur désormais dans la
7
M. GONTARD, Le Moi étrange. La Littérature marocaine de langue française, Paris,
L'Harmattan, 1993, p. 8.
~5~
LILA IBRAHIM
cellule familiale et un élément qui trouble l'ordre social.8 Elle affirme ainsi vouloir clore une période de «vingt ans de mensonge»,
et, décidée à aller jusqu'au bout des épreuves de l'exil et de la métamorphose, elle enterre les vestiges de son identité fallacieuse,9
tendue vers le souci de ne plus jamais regarder vers le passé:
J'étais heureuse en cette nuit de septembre [la nuit du départ] [...]
J'aspirais profondément [...] et marchais sans me soucier du chemin qui
s'ouvrait à moi [...]. Je ne me retournai pas pour regarder une dernière
fois l'abîme natal.10
L'espace quitté n'est pas le lieu originel de la pureté et de l'innocence mais bien celui de la corruption, de la profanation. L'exil,
qui rend le personnage jellounien à la virginité de la naissance,11
devrait dans le déplacement non pas restaurer le passé mais
instaurer un nouvel ordre.
Mais l'exil de ces trois personnages ne se réduit pas, pas plus
que leur quête, à ce premier départ. Car ce n'est pour l'instant
qu'un départ (certes, le plus marquant et le plus difficile à entreprendre), il sera suivi par beaucoup d'autres, tous autant significatifs et douloureux parce qu'ils confirment l'impossible restauration
du temps originel dans l'espace premier. En effet les narrations répètent sans cesse le départ initial; Jalal dans une formule
récapitulative et qui revient comme un leit-motiv traduit cette
fatalité qui entache l'errance du Maghrébin: «Rien ne nous est
donné à nous les laissés-pour-compte, sauf le départ perpétuel,
l'errance».12 Dans les lieux d'accueil un incident vient fatalement
bouleverser la récente stabilité trouvée par le personnage, et
inciter encore et toujours à
8
La Nuit sacrée, «Je disparus en cette nuit sombre et ardente. Dans les ténèbres, mes pas ne laissaient aucune trace. Je quittai la ville en la contournant. Je
choisis de traverser le paysage en le survolant pour ne pas déranger le sommeil
paisible des braves gens. Non seulement je n'en faisais pas partie mais j'étais un élément indomptable et perturbateur». Le chemin de l'exil débouche ainsi le plus
souvent sur la marginalité, le personnage dans sa dérive devenant un paria de la société, un exclu.
9
Ibid., Chapitre 5.
10
Ibid., p. 58.
11
Les propos que se tient la narratrice au moment du départ sont éloquents:
«Je dis quelque chose comme [...]: Adieu gloire factice, à nous deux la vie, l'âme
nue, blanche, vierge, le corps neuf même si la parole est ancienne!». Ibid., p. 57.
12
La Rage aux tripes, p. 248, c'est nous qui soulignons. De même, dans une
interrogation angoissée, Jalal conclut: «Et si le voyage infini, l'errance sans réponse
sont le seul monde [des exilés maghrébins]?», p. 212.
~6~
L'EXIL DANS TROIS ROMANS FRANCOPHONES DU MAGHREB
partir. Jalal essaie de trouver des réponses à Paris, revient épisodiquement à Tebessa, puis s'installe plusieurs années à New York
avant de s'embarquer pour un voyage sans retour en Palestine. Zahra explore les grands chemins, pénètre le Jardin parfumé,
s'installe en ville dans l'illusoire tranquillité de la maison et de la
vie du Consul, reste emprisonnée plusieurs années avant de
s'avancer vers la mer et la lumière de l'âme débarrasée des
entraves corporelles. Quant au voyageur de Topographie -, il erre
dans les couloirs interminables du métro parisien sans espérer le
soutien d'une Arianne bienfaitrice. Car pour les trois personnages,
l'exil est assimilable à une errance, une dérive dont on connaît le
point de départ mais dont le point d'arrivée se fait sans cesse plus
distant, plus incertain.
En fait, la traversée des espaces s'apparente à une dérisoire tentative non pas d'ancrage spatial mais de recherche d'un visage
définitif, d'une identité unitaire et d'un langage approprié pour
décliner cette nouvelle identité. Ce nouveau visage tant désiré
pour rompre avec les apparences et le mensonge se traduit dans La
Nuit sacrée par une nouvelle appréhension du corps: Zahra,
libérée des chaînes paternelles, apprend à devenir femme;
«l'enfant de sable et de vent»13 découvre progressivement la
sensualité et les joies de l'amour qui lui donnent un contour;u après
avoir essayé d'être un jeune militant socialiste, Jalal devient Ben
Cherif puis un journaliste engagé avant de repartir pour un
nouveau front, oscillant ainsi sans cesse entre deux identités
distinctes, celle de l'intellectuel passif et celle du combattant
enragé. Cette ambivalence irréversible est traduite dans le texte
par les images liquides. L'eau (de la pluie, des larmes) signifie la
fluidité de cette identité superficielle, insatisfaisante.15 Pour ce qui
est de l'émigré, son nouveau visage n'est guère valorisant ou
séduisant, il reflète sa déchéance et ses espoirs en ruine. Ce sont
d'ailleurs les usagers du métro principalement qui lui
13
La Nuit sacrée, p. 172.
«J'étais heureuse que le premier homme qui aima mon corps fût un
aveugle,
un homme qui avait les yeux au bout des doigts et dont les caresses lentes et
douces
recomposaient mon image. Ma victoire je la tenais là; je la devais au Consul dont
la
grâce s'exprimait principalement par le toucher. Il redonna à chacun de mes sens
sa
vitalité qui était endormie ou entravée. Quand nous faisions l'amour il passait de
longs moments à dévisager tout mon corps avec ses mains...», ibid., p. 137.
15
Le thème de l'eau dans la narration exprime la dissolution de l'âme du personnage. G. Bachelard notait déjà: «L'Etre voué à l'eau est un être de vertige. Il
meurt à chaque minute, sans cesse quelque chose de sa substance s'écoule».
L'Eau
et les rêves. Essai sur l'imagination de la matière, Paris, Corti, 1980.
14
~7~
LILA IBRAHIM
attribuent cette identité susceptible de n'inspirer que mépris ou indifférence. Pourtant le voyageur n'a de cesse de leur ressembler,
de s'intégrer à cette foule aliénée, pressée et indifférente à son
sort, de répéter également les gestes mécaniques des êtres
rencontrés et de perdre ainsi son âme.
Ainsi chaque fois le statut mouvant de l'exilé engendre une
identité insatisfaisante, et le véritable message que semblent
donner ces textes est que la quête identitaire ne peut se conclure,
que l'exil même est interminable parce qu'une inexorable force
pèse sur ces êtres. Jalal parle de «destin», et maudit cette fatalité
qui l'empêche de s'ancrer dans le bonheur de l'amour et de
l'identité des origines. Zahra aussi invoque cette puissance
surnaturelle dont elle est le jouet fragile tandis que l'émigré se
heurte plutôt au «hasard» et lutte maladroitement contre cette
machine destructrice et complexe que représentent ces panneaux
écrits dans une langue qu'il ne connaît pas, symbole de ces signes
du Destin implacable. Car enfin si la quête est entamée, en prenant
les chemins de l'exil, chemins intérieurs douloureux et itinéraires
géographiques tortueux, elle prend aussi la forme d'un choix à
faire: en effet, plusieurs voies s'ouvrent et l'exilé ne doit pas se
tromper, se fourvoyer. L'«itinéraire» imprévu de l'errance ne doit
pas devenir source d'«erreurs».
Or justement l'exil et la quête dans les trois romans
débouchent sur des impasses, engendrent des désillusions
perpétuelles et d'incessantes douleurs: Zahra cherche en vain à se
détacher de son identité masculine mais son oncle, symbole d'un
passé haï, la rat-trappe. Le meurtre de celui-ci loin de soulager
l'héroïne ne fait qu'augmenter la malédiction qui pèse sur elle:
incarcérée et mutilée par des sœurs rancunières et impitoyables,
Zahra pense avoir atteint enfin le fond de l'horreur. La foule de
Topographie est également la main impitoyable qui détruit le
voyageur égaré tandis que les maîtres à penser successifs de Jalal
l'induisent en erreur et l'asservissent. Ainsi, l'identité, fragmentaire
et problématique, est toujours imposée à l'exilé qui la porte
comme un masque et un déguisement grotesques ou qui la subit
comme un joug douloureux.
Pourtant les exilés mis en scène dans ces trois romans ne
désespèrent pas entièrement de gagner une issue et de reconstruire
leur identité. Alors sont-ils forcément condamnés à la mort et à la
désillusion? Il semblerait que l'enjeu réel soit d'une autre nature: la
véritable quête, consciemment exprimée par Jalal et par Zahra et
implicitement traduite par l'écriture boudjédrienne, est celle de la
vérité. D'ailleurs, Zahra, parvenue au terme de sa quête, revenue
dans la
~8~
L'EXIL DANS TROIS ROMANS FRANCOPHONES DU MAGHREB
ville des origines, ouvre son récit sur ces paroles de sagesse: «Ce
qui importe c'est la vérité».16
La notion de vérité, récurrente dans les trois œuvres, est
applicable à différents niveaux. Elle concerne tout d'abord l'idée
d'identité associée au rappel des origines ou des racines. Chaque
personnage interroge sa généalogie et son passé, s'attache à
retrouver les richesses occultées d'un «Maghreb pluriel», par le
biais des études pour Jalal, par la diversité des rencontres et des
expériences pour Zahra, en «trimballant» une valise étriquée
remplie de biens personnels en ce qui concerne l'émigré. Dans les
trois cas, les chemins du souvenir sont empruntés: comme
l'indique la narration de Topographie, l'exilé cède à la nostalgie en
«mélangeant la topographie de l'espace et celle de la mémoire».17
Ce passé, lorsqu'il s'agit exclusivement des origines, loué,
redécouvert comme le bien le plus précieux et le plus secourable,
est mis en danger par un autre passé, plus récent, où les mots et les
idées se sont figés, où la société patriarcale est source d'injustice et
de mensonges pour Zahra, où la colonisation et l'impossible
décolonisation placent Jalal dans une position de «bâtardise» non
assumée, où les omissions et les duperies des anciens émigrés
revenus au Piton plongent le naïf dans l'enfer parisien. Car se
passé proche est déjà une demi-mort, il ouvre le cycle des mensonges, il raidit les esprits, oublieux d'une culture vivante, d'une
foi salvatrice, anéantissant ainsi tout espoir: «L'Islam: Peut-être
que nous sommes indignes de la noblesse de cette religion»,
prophétise le Consul opposant ainsi implicitement une origine et
un présent religieux. Jalal trouve néanmoins réconfort et appui
dans la récitation des sourates Al-Fatiha et Joseph, reproduisant
ainsi l'éducation maternelle. Le voyageur est, quant à lui, trop
perdu, trop ignorant, pour pouvoir se raccrocher à un quelconque
passé: même la faim ne lui fait pas ouvrir cette valise symbolique,
par peur de la foule sans doute, par crainte de dévoiler des
richesses honteuses, peut-être trop flétries, images d'un passé
relégué dans les limbes de l'ignorance.
L'exil permet en tout cas une certaine distanciation et une possible contestation d'un passé proche ainsi que la redécouverte doublée de la réappropriation du passé des origines. La nostalgie de
l'e-
16
17
La Nuit sacrée, Préambule, p. 5.
Topographie, p. 143.
~9~
LILA IBRAHIM
xilé n'a d'intérêt et de sens que si elle est une force critique exercée
comme une autorité vis-à-vis même du présent. Aussi l'exil peut-il
être également l'occasion d'une remise en question de l'Autre, du
pays l'accueil qu'est ce Paris des intellectuels frileux et hypocrites
ou ce New York divisé entre violence des Blacks Panthers et
esthé-tisme décadent des nantis dans le roman de M. Tlili, comme
il est dénonciation des méfaits de la colonisation et de la guerre
d'indépendance à Tebessa. Si l'exilé se découvre, ainsi que le
décrit Saint-John Perse, «nu sur la plage déserte d'un rivage
inconnu», par cette nudité même il devrait susciter chez l'Autre
une exigence de dépassement. Il possède la rare faculté d'ouvrir en
chacun des êtres rencontrés le passage vers sa propre partie
intérieure. Or la voie qui est laissée à nos exilés maghrébins est
autre et bien ingrate. Quant au problème qui leur est posé, il
apparaît dans tout son acuité: partout l'identité (leur identité) est
bafouée, par le racisme, par la jalousie et l'égoïsme, et en général
par cette «xenophobia», la haine de l'Etranger, la haine de l'Autre,
différent et inquiétant et que l'on n'a de cesse de détruire pour
éviter de se voir soi-même. C'est le personnage de R. Boudjedra
qui subit le plus gravement l'agressivité de la foule peu désireuse
de découvrir ses propres tares qui se révèlent pourtant dans ce face
à face inégal:
les personnes composant le groupe continuent à se taire, comme si elles
faisaient exprès, dans le but de l'effrayer, le refuser et le rejeter,
l'éliminant ainsi à travers une sorte de complot du silence dont les
conséquences l'épouvantent tant les autres sont rigides, avec des visages
rébarbatifs et récalcitrants portant à la place des yeux des nodosités
glauques et striées d'un liquide rougeâtre.18
Les tentatives de subversion, les diatribes violentes de Jalal
(«Non, vraiment, ces Nègres, il y en a marre! Tous des porcs, pour
sûr! Est-ce qu'ils ne peuvent pas être comme les autres? Non, tout
de même! ... Il n'y a que sa peau à soi qui compte.»19) le verbe
triomphant de Zahra («Une femme prenait peu à peu sa revanche
sur une société d'hommes sans grande consistance.»20) et les
exclamations d'étonnement naïf du voyageur anonyme sont peutêtre à mettre sur le même plan: ils correspondent chacun sur un
mode différent à un désir de comprendre le monde, d'en trouver le
vérita18
Ibid., p. 107.
La Rage aux tripes, p. 51.
20
La Nuit sacrée, p. 36.
19
~ 10 ~
L'EXIL DANS TROIS ROMANS FRANCOPHONES DU MAGHREB
ble sens et de briser ainsi le cercle vicieux des mensonges et le
miroir des illusions. Toute la quête de Jalal se résume dans cette
décision de cesser la fuite inlassable des mots, de soi, du sens et
de son existence:
la misérable créature que tu es va s'appliquer à s'admirer longuement
dans le miroir. Tu en sortiras peut-être délabré, ce sera le grand
grabuge... Qu'importe! Cette fois le procès il faudra le mener jusqu'au
bout. Tu ne pourras plus invoquer tes alibis habituels. Non. Tu en as
toujours trouvé pour différer la confrontation, et tu seras capable, pauvre
imbécile, d'en inventer d'autres. Courir, courir, demain on verra... No,
Mister, cette fois-ci, il n'en est plus question.21
De même, Zahra, dès le «Préambule», fixe elle-même les
frontières de son récit: rétablir les faits, les dévoiler dans leur
brutale réalité parce que le temps n'est plus aux «histoires»:
A présent que je suis vieille, j'ai toute le sérénité pour vivre. Je vais
parler, déposer les mots et le temps [...] tout ce que j'ai tu et dissimulé. Je
savais qu'en disparaissant, je laissais derrière moi de quoi alimenter les
contes les plus extravagants. Mais comme ma vie n'est pas un conte, j'ai
tenu à rétablir les faits et à vous livrer le secret gardé.22
Pourrait-on envisager le roman de Tlili seulement comme celui
d'un reporter qui refuse la valeur de l'engagement littéraire, idéologique et sentimental, celui de Boudjedra comme une plate
démonstration du malheur de l'émigré et celui enfin de Ben
Jelloun comme le récit de l'accomplissement vers la féminité
triomphante de l'héroïne? Ce serait se tromper lourdement et
réduire considérablement le sens de ces oeuvres: si c'était le cas, la
narration de La Nuit sacrée ne reproduirait pas un évanouissement
perpétuel de la frontière entre réel et onirisme, et les visions
masculines des lieux traversés (par exemple le hammam) ne
l'emporteraient pas sur le pathos féminin souvent incapable de
prendre forme dans la narration. Topographie... ne ferait pas
entendre davantage la voix de l'intellectuel déçu par l'Occident que
celle authentique d'un travailleur émigré. Enfin si Tlili mettait en
pratique la philosophie désabusée de Jalal, il n'y aurait tout
bonnement pas de récit.
21
La Rage aux tripes, p. 15.
22
La Nuit sacrée, Préambule, pp. 5-7.
~ 11 ~
LILA IBRAHIM
Car ces romans apparaissent d'abord comme des récits de la
parole confisquée puis de la parole retrouvée. En effet, Jalal, silencieux et, par là-même complice, aux temps de Cluny, camouflait
sa pensée et son verbe jusqu'au jour où il décide d'affronter enfin
Mo-reau, Jean-Claude et tous les faux-monnayeurs de l'idéologie
socialiste. Son projet d'écriture est explicitement défini dans une
narration qui se commente elle-même. Jalal, rompant l'aphasie,
livre «les confessions d'un sentimental»23 prêt en toute sincérité et
humilité à avouer les fautes d'une existence servile. Pour ce faire,
il se choisit un auditeur idéal, un lecteur amical qui doit accepter
de «recueillir le secret - le secret douloureux, insupportable, [...]
ce secret qui fait mal enfoui dans la région la plus obscure de sa
mémoire».24 En scellant ce pacte de lecture, Jalal s'efforce de
donner enfin un poids aux mots, de leur rendre l'authenticité du
sens effacé par la bâtardise. Zahra lutte contre le silence de sa
société, accepte provisoirement d'«étouffer [sa] voix de ses
propres mains», de se bander les yeux avant de réutiliser les mots
afin de sortir de la nuit des apparences. Le voyageur de Boudjedra,
prenant à rebours les propos du Musicien de Saint-Merry
d'Apollinaire: «Je chante la joie d'errer et le plaisir d'en mourir», a
une position différente et radicale: on ne lui laissera pas le temps
de s'exprimer.
Cependant se profile enfin la note d'espoir: espérance douceamère, mais si la lueur est faible du moins est-elle le premier signe
de l'aube. Jalal, mêlant les pronoms personnels («tu» lorsqu'il se
fait un procès, «nous» sous l'influence de Moreau, et un «je» plus
difficile mais de plus en plus affirmé lorsqu'il n'y a plus
d'échéance) finit par opter pour une nouvelle forme d'identité, un
«je» qui pourtant n'en reste pas moins provisoire puisque le
narrateur accepte le risque d'une mort au front palestinien. Zahra,
ayant adopté un temps le costume masculin, l'uniforme des
recluses mais aussi le maquillage, signe de féminité apparent,
termine sa vie en un rêve de lumière éclatante:
Mon visage reprenait lentement vie. Il s'illuminait de
l'intérieur [...] Je marchais lentement le long de la plage déserte.
J'avançais dans la brume [...] En regardant en arrière j'avais
l'impression d'être cernée par une ceinture de brume, enveloppée
d'un voile blanc qui me séparait du reste du
23
24
La Rage aux tripes, p. 198.
Ibid., p. 75.
~ 12 ~
L'EXIL DANS TROIS ROMANS FRANCOPHONES DU MAGHREB
monde. J'étais seule, cloitrée dans cette solitude heureuse qui
précède un grand événement.25
Seul le voyageur ne gagne rien de l'exil qu'une mort misérable et
la certitude de l'échec de son entreprise.
C'est ce dernier personnage, parce qu'il est l'anti-héros absolu,
parce qu'il transpire d'irréalité, parce qu'il n'atteint jamais le statut
de personnage, qu'il reste cet indéfini et indéfinissable «il», dont
la couleur du pantalon change selon le regard qui se pose sur lui,
avec une (mais laquelle?) épaule plus haute que l'autre et une
valise pour tout attribut qualificatif, qui permet de se poser la
question de la définition de la notion de personnage d'une façon
avertie, comme L'Ere du soupçon de N. Sarraute invite à le faire
pour tout personnage de roman. Se devine alors progressivement
l'idée que les voies empruntées par les personnages, leur voix
mêmes, reflètent dans une certaine mesure les voix et les choix
des écrivains.
En effet, au-delà de cette quête d'une identité, interne à l'énoncé, renonciation est la forme même d'une quête d'identité littéraire, d'un désir de prendre la parole, de s'exprimer à travers les
mots. La double culture dont ont hérité les auteurs est traduite par
une forme directe pour Jalal (il se définit lui-même par cette bicul-ture qu'il désigne comme une bâtardise), est transposée en une
double identité à la fois masculine et féminine pour Ahmed-Zahra
et est réfléchie par des voix narratives démultipliées dans
Topographie ..., celles retraçant les souvenirs du voyageur (qui
restent toujours assez extérieures) et celles du voyeur-cousin-OSintellectuel un peu culpabilisé.
Cette double culture, mise en scène par des personnages qui ne
sont pas ordinaires (Zahra et Jalal) ou par un personnage de papier
transparent (le voyageur) tente d'être assumée et surmontée par l'écriture. Les propos de ces personnages en quête d'une voix sont
doublés par une écriture à plusieurs niveaux. L'intertextualité joue
un rôle majeur dans ce dépassement de la déchirure intérieure,
dans l'affrontement ou la réconciliation des parties adverses de l'identité plurielle. La Rage aux tripes comme La Nuit sacrée
fourmillent de références littéraires à des œuvres occidentales;
Topographie, c'est encore plus flagrant, emprunte les ficelles du
Nouveau Roman, pour mieux les tourner en dérision d'ailleurs.
Cette pratique systé25
La Nuit sacrée, p. 187.
~ 13 ~
LILA IBRAHIM
matique d'une intertextualité souvent très voyante donne une
épaisseur paradigmatique très importante aux récits qui se
présentent dès lors comme des strates d'éléments textuels et
culturels. Et les trois romans se caractérisent, en outre, par une
intégration de l'ora-lité, de façon distinctes dans chacun, mais
affirmée, et par une construction singulière des narrations
essentiellement faites de mouvements cycliques avec un tressage
complexe et très maîtrisé des différentes zones d'espace-temps
dans lesquelles ont évolué ou évoluent les personnages. Les récits
de l'exil mettent alors en représentation trois types d'espace:
géographique (sans doute le moins important), mental (les voies
de la mémoire et de la conscience sont déployées dans tous les
sens pour retrouver, revivre les instants intenses d'un bonheur
originel sans cesse à reconquérir) et textuel (il s'agit pour l'écrivain
comme pour les héros de s'affirmer identitai-rement en fouillant et
récupérant des sédiments textuels de divers horizons culturels).
Ainsi, «Ceux qui campent chaque jour plus loin du lieu de leur
naissance, ceux qui tirent chaque jour leur barque sur d'autres
rives, savent mieux chaque jour le cours des choses illisibles; et
remontant les fleuves vers leur source, entre les vertes apparences,
ils sont gagnés soudain de cet éclat sévère où toute langue perd ses
armes».26 La dérive physique, réenracinement toujours précaire et
à refaire, produit un balbutiement de la parole, un ressasse-ment
aussi; mais l'écriture de l'exil, comme l'exilé toujours en marche,
accorde d'instant en instant l'oubli de toute langue apprise (avec
ses tours, ses formes figées, normatives, ses «armes» dérisoires) et
s'efforce de rendre mémoire peut-être d'une langue originelle,
universelle, sans affectation et faux-fuyants. Cette langue à
(re)découvrir s'opposerait au langage social dont parle Zahra lorsqu'elle esquive l'évocation du tabou de la sexualité: «II ne fallait
surtout pas parler, mettre dans les mots un mensonge apparent qui
en fait était une vérité à ne pas nommer».27
Mais la quête prend enfin le chemin le moins dévoyé: il faut
sortir des sphères d'influence, milieu de mensonge, de dissimulation et de mauvaise foi, qu'elles soient occidentales ou orientales,
dès le moment où elles ne sont plus le lieu de la lumière mais
celui
26
27
SAINT-JOHN PERSE, Exil IV.
La Nuit sacrée, p. 127.
~ 14 ~
L'EXIL DANS TROIS ROMANS FRANCOPHONES DU MAGHREB
de l'obscurité: elles empêchent Jalal d'être «simple»,28 elles
interdisent à Zahra d'être femme, elles condamnent le voyageur à
une mort atroce. La mort mentale semble du reste la plus
redoutable et chacun des trois personnages la subit: sous la forme
de ces demi-vies, travestissement perpétuel, dans lesquelles Jalal
oubliait, s'oubliait; dans lesquelles Zahra était «ce monstre»
fabriqué par un père humilié; pour le voyageur boudjédrien jeté
dans l'abrutissement par la foule, la mort morale trouve un terme
heureux dans la mort physique.
Jalal s'efforce d'oublier le passé synonyme de bonheur mais il
est rattrapé sans cesse par les cauchemars de même que Zahra qui
tente d'anesthésier une mémoire chargée de mensonges honteux. A
priori ces efforts d'amnésie semblent produire une douleur,
stigmatisent la condition malheureuse de l'exilé qui se devrait
d'oublier le passé, que ce soit le temps du bonheur lointain tout
autant que celui de la douleur proche puisque Jalal refuse Laura
par peur de reconstruire et de perdre un nouveau bonheur; puisque
Zahra préfère la cécité et devient porte-parole des autres
condamnées, lectrice et écrivain public, plutôt que d'exprimer sa
propre voix.
Mais leur sort n'est-il pas, à tout bien peser, plus souhaitable
que cet anéantissement total, cette extermination sans nom que subit le voyageur boudjédrien? Sans passé, sans mémoire, sans
racines et sans futur, n'est-il pas confronté à la perte de la
sensibilité donc de l'humanité? Une note d'espoir est aussi, à bien
y réfléchir, donnée par le comportement de Jalal et de Zahra: tous
deux se donnent à une cause altruiste, chacun s'engage, effaçant
ainsi son intérêt premier pour se consacrer à une tâche qui les
dépasse en tant qu'individu isolé mais qui les concerne comme
éléments d'un tout universel. Or la clef qui interdit justement ce
passage de l'être dépendant à l'être socialement utile, ce passage à
la dignité et à la reconnaissance par autrui, pour le voyageur de
Topographie, c'est l'écrit: il lui manque de savoir lire les panneaux
ou l'adresse, et les gens le méprisent pour ce bout de papier qu'il
n'arrive pas à lire et dont, d'une manière significative, les
inscriptions s'effacent au fur et à mesure que le personnage perdu
se rapproche de la mort. Jalal et Zahra, au contraire de l'émigré et
même s'ils vivent un exil douloureux, possèdent la faculté d'écrire
et donc de continuer d'exister en transcendant l'exil. Jalal déverse
ses mensonges, annule sa torpeur dans la rédaction de la «lettrelivre» destinée à Maurice. Dans
28
La Rage aux tripes, p. 219.
~ 15 ~
LILA IBRAHIM
sa misérable condition, lorsqu'il n'y a plus d'échéance, l'écriture
dont on a vu qu'elle se présentait d'abord à lui comme un moyen
de confession et peut-être alors d'absolution, permet de vaincre le
néant d'une existence ratée:
Je n'ai jamais été aussi près de la déchéance. Tout mon corps est traversé en parmanence par une sensation glaciale de nausée et ma tête me
paraît à chaque instant sur le point d'éclater, tellement les maux qui la secouent sont intolérables. [...] Le premier besoin que j'ai éprouvé en me
réveillant a été de me mettre à t'écrire tout de suite t...] une lettre-livre,
c'est la seule initiative dont je sois encore capable et qui soit encore de
nature à m'émouvoir, à me procurer le sentiment, si ténu soit-il, que je
continue à exister.2'
Zahra, de même, n'a d'échappatoire que dans la lecture et l'écriture
et l'on retrouve dans sa démarche d'écrivain public cette idée de
«besoin» qu'évoquait Jalal:
Je voulais écrire. Je me sentais sollicitée de partout par les mots. Ils
venaient nombreux, en bande, cogner contre la paroi de ma cage froide.
Des mots, des odeurs, des images, des bruits rôdaient autour de ma
captivité [...] l'envie d'écrire devenait de plus en plus urgente en moi.30
L'héroïne de La Nuit sacrée devient ainsi écrivain public, elle tait
sa voix pour laisser entendre celles de ses compagnes de prison et
celles des «oubliés». La métamorphose lui apporte paix et
réconfort:
La voix de l'homme mourant s'était introduite en moi jusqu'à se verser dans la mienne et devenir ma propre voix. Je n'entendais plus le
mourant mais je parlais intérieurement, répétant à l'infini ce qu'il m'avait
confié. Curieusement cette appropriation fit baisser l'intensité de mes
douleurs."
En s'ouvrant ainsi aux autres, Zahra sort de sa prison intérieure
(«Mon histoire était ma prison,»52), «se désagrège», «tombe en
ruine» mais pour mieux «se reconstituer à l'infini»." L'écriture
s'offre comme un exercice cathartique, un moyen de réconciliation
avec soi-même. Les personnages de Ben Jelloun et de Tlili dépas29
Ibid, p. 220.
La Nuit sacrée, pp. 143-145.
31
Ibid., p. 163.
32
Ibid., p. 172.
33
Ibid., p. 167.
30
~ 16 ~
L'EXIL DANS TROIS ROMANS FRANCOPHONES DU MAGHREB
sent dès lors leur condition d'exilé dans cette impérieuse nécessité
d'écrire, ils deviennent ceux qui détiennent la parole, c'est-à-dire, la
«vérité».
Ainsi a-t-on pu constater combien l'exil interférait avec la quête
des personnages, soit qu'il soit le moteur de celle-là lorsque des raisons par exemple économiques poussaient un être à partir, soit
qu'une remise en question ait été amorcée avant le départ. Rupture
et révolution, l'exil, parce qu'il est déplacement spatial et temporel,
suscite et entretient une mise en questionnement totale de l'errant,
de son apparence, de son identité culturelle. Il l'oblige à se questionner sur son passé proche, à regarder d'une manière aiguë les
dysfonctionnements de la terre d'accueil mais aussi bien de la terre
d'origine, par la confrontation de deux univers, occidental et oriental, féminin et masculin. Interrogeant le passé, l'exilé se voit dans la
nécessité de poursuivre son questionnement plus avant, ou plutôt
plus arrière, dans des strates temporelles oubliées, enfouies sous la
sédimentation désenchantée et desséchée des préjugés et des dogmes. Mais ces origines sont cependant insuffisantes pour affronter
le présent. Or si le présent est invivable, il ne saurait être question
d'envisager un avenir. Aussi le personnage se voit-il dans l'obligation de rompre le silence, de dénoncer les mensonges ou les abus
de langage comme le pouvoir, mais il doit aussi abdiquer d'une part
de lui-même, faire le deuil d'une vision nostalgique ou utopique de
son être et de son espace familier et s'engager dans l'universel, dans
une action altruiste s'il veut échapper à une mort, une «zombification» progressive. Encore faut-il qu'il ait la clef pour le faire et
celle-ci réside essentiellement dans le verbe. Ce verbe, revivifié par
une écriture subversive mais pas purement dénonciatrice, intensifié
également, redécouvert et enrichi par un usage particulièrement fin
de l'hypertextualité et de l'intégration de deux cultures, indique
peut-être la voie d'une ère de réconciliation entre l'écriture et la vie,
car dans chaque parole des personnages on peut sentir que ce qui
tue, c'est l'absence de conscience, le silence intérieur et le mépris
de l'autre.
Résumé. – S'appuyant sur une tradition de l'exil religieux et historique, T. Ben Jelloun, R. Boudjedra et M. Tlili traduisent dans leurs romans le mal-être d'une société, les ambivalences d'une culture incertaine
et les modulations d'une écriture transitoire. Rupture et révolution, l'exil
~ 17 ~
LILA IBRAHIM
suscite et entretient une mise en questionnement totale de l'errant, de son
apparence, de son passé proche et lointain, collectif et individuel. Le
personnage dont l'exil s'apparente à une quête de vérité se doit d'abdiquer
une part de lui-même, faire le deuil d'une vision nostalgique ou utopique
de son être et de son espace familier pour s'engager dans l'universel. Les
personnages de Ben Jelloun et de Tlili, contrairement au voyageur
analphabète de Boudjedra, dépassent enfin leur condition d'exilé et
sortent de leur prison intérieure en se forgeant une langue neuve.
~ 18 ~