Joël Thomas*, Mythanalyse de la Rome antique

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Joël Thomas*, Mythanalyse de la Rome antique
Joël Thomas*, Mythanalyse de la Rome antique
Collection Vérité des mythes, Préface de Paul Veyne ˗
Bibliographie, 288 pages – 15 x 21,5 cm, Paris, Les Belles Lettres,
2015 (ISBN : 978-2-251-38570-9)
par C. Delpech-Hellsten
L’étude de Joël Thomas, Mythanalyse de la Rome antique
s’adresse à qui désire aiguiser son regard sur la manière dont le
mythe s’incarne cycliquement en de nouvelles formes. L’exégèse,
consacrée aux joyaux patrimoniaux de la littérature antique, est
questionnée en regard de différentes époques et domaines de l’art, jusqu’aux cinématographies
contemporaines. Le cœur du propos est introduit dès l’ouverture par un Ovide clairvoyant : Crede
mih, plus est quam quod videatur imago (« Crois-moi, l’image, c’est plus que l’image »). Ici, la
littérature latine, redécouverte, actualisée, résonne dans la constitution profonde, complexe et
dynamique de nos structures anthropologiques. « Virgile et Ovide revisités », « nous parlent de
l’homme en général, ils parlent à chacun de nous comme si l’Énéide, les Métamorphoses étaient
écrits pour lui ». Le témoin des migrations tragiques de notre présent leur trouvera un sens
profond dans le développement consacré à l’exil et à la refondation : dans l’Énéide, et les
Héroïdes, Les Métamorphoses ou Les Tristes. Tour à tour y sont abordés l’« exil fondateur », « Le
mouvement de l’exil », « Les deux visages de l’exil », « L’eau et l’exil », « Exil et complexité »,
« Exil et civilisation ». L’accent est mis sur la vision virgilienne, « polycentrique », sur les
« transfigurations » et « l’ambiguïté signifiante » des corps, sur cette initiation enfin de l’homo
viator : héros fondateur, à la fois « exilé », « guerrier » et « passeur ». Tout converge vers ce
passage : les saisons, les personnages et le bestiaire mythologiques, qui disposent dans la table
des matières d’une entrée propre (Les « animaux-passeurs » et les « gardiens du seuil », Cerbère
et Charon », la Sibylle, et les « dieux-passeurs »). L’intérêt de l’ouvrage tient aussi au dialogisme
littéraire qui relance le voyage diachronique des œuvres elles-mêmes, jusqu’aux « Élargissements
comparatistes » du deuxième chapitre. Les œuvres antiques sont considérées à travers le prisme
des écrivains lecteurs des grands auteurs antiques. La Divine Comédie de Dante et La Créüside
de Magda Szabo comme relecture de l’Énéide, Le Bateau ivre comme celle du Phaselus de
Catulle, et la réécriture par David Malouf de l’exil d’Ovide au pays des Scythes, dans An
Imaginary life.
L’ouvrage s’impose autant par sa démarche épistémologique en proposant des outils heuristiques
et herméneutiques novateurs dans le domaine des sciences humaines et de l’exégèse littéraire.
Partant d’un hommage appuyé à Gilbert Durand et aux structures anthropologique de
l’imaginaire, la réflexion s’émancipe aussi vers d’autres voies. Celle notamment d’une
exploration interdisciplinaire de la complexité du vivant à partir de « l’analyse systémique ». Ou
celle encore des récits initiatiques par une application du schéma tripartite de « liance, déliance,
reliance ». De même, la psychanalyse freudienne est écartée (« la notion d’inconscient n’a pas de
sens pour un homme de l’Antiquité, tout simplement parce que pour lui elle n’existe pas »), pour
privilégier, avec la notion de concidentia oppositorum, l’approche jungienne. Sera soulignée
également la pertinence des rapports signifiants entre l’anthropologie contemporaine et les
avancées faites dans les domaines de la biologie et des neurosciences. La « valeur thérapeutique »
des mythes romains, et les « échos » et les « fulgurances » de l’imaginaire latin donneront une
perspective significative à « l’histoire de la symbolique », et à son caractère d’exaptation ou de
« reconversion fonctionnelle » :
Loin de renvoyer la mythologie à une enfance de l’humanité, comme on l’a
cru pendant longtemps, la science serait en fait elle-même une sorte de
mythologie, un ensemble d’histoires explicatives que nous donnons à voir
pour expliquer le monde, un horizon d’attente qui recule à mesure que nos
connaissances progressent.
Dans le quatrième chapitre, « Le Monde antique : un imaginaire de la complexité », Joël Thomas
évoquera sa rencontre déterminante avec les écrivains antillais en 1994 (É. Glissant, P.
Chamoiseau et E. Pépin). Sa réflexion portera alors sur « la romanité comme métissage », sur
l’image dynamique du métier à tisser de haute lice, « symbolique et enracinée dans le quotidien »,
privilégiée pour décrire le processus polymorphe de l’identité gréco-romaine, et qui justifiera
aussi le recours à la notion d’« émergence » :
[…] le schéma binaire est surdéterminé par une instance relationnelle, et
la résultante qui s’ensuit n’est pas la simple somme des deux instances
initiales ; elle constitue un tertium non inclusum bien différent du tiers exclu
d’Aristote, et définissant maintenant ce qui est convenu d’appeler une
émergence, c’est-à-dire une entité qui est plus que la somme de ses
composantes.
Ayant démontré que le voyage de type « transitionnel » (tissage-métissage) rend le voyageur
« capable de transformer le monde tout en se transformant lui-même », l’auteur s’attachera à
considérer l’espace « relationnel » des mythes et leur pouvoir « transitionnel » dans nos sociétés.
La mise en regard de la Rome antique et de la construction de l’Europe, parachèvera de compléter
la vision de cette empreinte vivante et active des structures anthropologiques gréco-romaines dans
nos imaginaires actuels.
*Joël Thomas est professeur émérite de Langue et Littérature latines à l’Université de Perpignan-via Domitia, et
Secrétaire général de la Fédération Internationale des Centres de Recherche sur l'Imaginaire. Spécialiste de Virgile et de
la poésie augustéenne et des méthodologies de l’imaginaire, il a publié de nombreux ouvrages dont Structures de
l’imaginaire dans l’Énéide (Les Belles Lettres, 1981, rééd. 2015), Mythes et littératures (PUF, « Que sais-je ? », 2002,
rééd. 2012), et a dirigé entre autres, le secteur Monde romain du Dictionnaire critique de l'ésotérisme (PUF, "Grands
dictionnaires", 2013). (Lien auteur : http://www.puf.com/Auteur:Jo%C3%ABl_Thomas)