Angelin Preljocaj
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Angelin Preljocaj
20 Angelin Preljocaj BALLET PRELJOCAJ CCN faire vibrer la substance charnelle DU 10 AU 23 DÉCEMBRE Near Life Experience création chorégraphie Angelin Preljocaj musique Air (Jean-Benoît Dunckel, Nicolas Godin) scénographie Angelin Preljocaj en collaboration avec Tom Pye costumes Gilles Rosier lumières Patrick Riou avec Léonardo Centi, Gaëlle Chappaz, Craig Dawson, Claudia de Smet, Céline Galli, Emma Gustafsson, Alexandre Nipau, Baptiste Oberson, Nagisa Shirai, Zaratiana Randrianantenaina, Yang Wang coproduction Théâtre national de Marseille, La Criée – Théâtre de la Ville, Paris – Festival Montpellier Danse 2003 – Festival d'Avignon – Le Groupe Partouche, casino municipal Aix-Thermal (Inde), il s’est longuement assis au bord du Gange et a rêvé autour du cycle de la vie. En Tanzanie, il avait escaladé les 5963 mètres du Kilimandjaro : « Lorsqu’on arrive près du sommet, le manque d’oxygène oblige à faire des efforts invraisemblables pour marcher… comme un vieillard. C’est une expérience troublante qui fait réfléchir sur la notion de vitalité. Avec Near Life Experience, il s’agit aussi d’accéder à un corps exceptionnel pour pénétrer dans une dimension de la vie totalement extraordinaire. C’est une sorte de tentative de soustraction au temps et à l’espace, une éclipse du moi à travers laquelle je cherche une nouvelle écriture en creux du corps. » Avant d’entrer en studio avec ses danseurs, le chorégraphe annonce ses thèmes de travail : la transe, l’orgasme, l’hystérie, l’évanouissement, tous ces états extrêmes de l’être lorsqu’il perd le contrôle et sort du cadre. États souvent clandestins d’une intimité brutalement révélée dans sa nudité. Comment approcher en toute lucidité ces zones situées à la lisière de l’inconscience ? s’ouvrir à l’incertitude des sensations la transe, l’orgasme, l’hystérie, l’évanouissement Il a réussi ! Réussi à chorégraphier une heure vingt de danse douce, élastique, comme suspendue au titre énigmatique qui l’enveloppe : Near Life Experience. Pour tout autre qu’Angelin Preljocaj, aucun exploit particulier dans la mise en scène d’un corps quasi spongieux dont la densité musculaire semble s’être allégée. À l’exception de certains duos amoureux qui soulagent un temps la tension physique, l’artiste d’origine albanaise opère généralement dans la saillie du mouvement qui troue l’espace et le découpe en lignes nettes. D’où surprise. Après les spectacles déflagrants comme MC14/22 (2001) ou Le Sacre du printemps (2001) irradiés par un goût âpre de violence, Near Life Experience, sans mollesse néanmoins, dégage une veine peu fréquentée par le chorégraphe. « Inimaginable en tant qu’artiste de ne pas être en prise avec le monde et sa brutalité, sa cruauté, rétorque Angelin Preljocaj. Mais fautil se poser toujours en miroir de la réalité ? N’est-il pas nécessaire de s’affranchir de l’actualité pour contempler les choses de côté par exemple ? J’ai eu envie d’expérimenter un état de conscience amorti comme si je flottais dans une sorte de liquide amniotique qui filtrerait le chaos du monde. » Angelin Preljocaj place d’emblée la barre haut. Après vingt ans de chorégraphie nonstop, ce forcené de travail revient d’une année sabbatique durant laquelle il a recentré son énergie en voyageant. À Bénarès Par quels chemins artistiques accéder à l’essence du vertige et la reconvertir en matière chorégraphique ? Sous influence du livre La syncope – Philosophie du ravissement de Catherine Clément *, Angelin Preljocaj fouille cette voie ardue pour mettre au jour ces sensations insaisissables qui hissent l’être sur la crête d’une présence rare : « Avec les onze interprètes, nous avons par exemple observé les planches anatomiques du clinicien Jean Martin Charcot. Il n’est pas question de reproduire les postures de l’hystérie mais d’en trouver l’état intérieur. De même, pour le ravissement, l’évanouissement, quelle en est la substance charnelle particulière ? J’ai dû ralentir ma danse pour trouver la clef d’un relâchement corporel propice à cette exploration. » Processus de décélération, de dilatation émotionnelle pour atteindre une apesanteur aquatique. Plus question de se réfugier derrière l’armure d’une gestuelle vissée mais de s’ouvrir à l’incertitude des sensations. L’introduction de la pièce focalise le regard du spectateur sur un homme juché en haut d’un siège de surveillant de piscine. Il en chute lentement, glissant d’un barreau à l’autre, avec une paresse voluptueuse. Il s’étire, se love, tout au jeu huilé de ses muscles imparables. Un peu plus tard, trois danseurs main dans la main serrent une femme dans un piège de chair. Nasse qui s’élève et s’abaisse au gré des bras flexibles comme des tentacules. Air transporte le spectacle, lui impulsant une respiration profonde Le motif du sas, du seuil entre deux mondes, dessine une géographie possible du spectacle. Le titre Near Life Experience, référence explicite à la Near Death Experience, autrement dit cette bulle lumineuse d’une grande acuité sensorielle précédant la mort que certains affirment avoir traversée, déporte la pièce à proximité de la mort, entre disparition et naissance. Des lacets de laine rouge sang ou des cordelettes blanches façon cordon ombilical séparent ou relient les êtres, glissant comme la vie entre les doigts. Il y a quelque chose d’initiatique dans le dialogue des danseurs qui ne tient qu’à un… fil. Des pans de tissus cotonneux protègent, tel un cocon, ce ballet blanc à la fois éloquent et dépouillé. Dans une lumière qui rougit comme la peau, avant de bleuir, verdir et de passer par des nuances de couleurs presque imperceptibles, Near Life Experience avance désarmé, simplement offert. La musique du duo électro-pop français Air (Nicolas Godin, Jean-Benoît Dunckel), excellent moteur d’émotions, transporte le spectacle, lui impulsant une respiration profonde. Rosita Boisseau * Aux éditions Grasset. photos G. Delahaye Angelin Preljocaj 22