Pourquoi la philosophie? - Clinique de Concertation
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Pourquoi la philosophie? - Clinique de Concertation
Pourquoi la philosophie? Introduction à l’exposé de P. Maniglier Vinciane Despret Département de Philosophie Université de Liège Dans les « Cliniques de Concertation », la rencontre commence toujours par un rituel : celui par lequel chacun va se présenter. Cet aspect du dispositif me semble suffisamment important pour que je m’arrête quelques instants à ce qu’on m’a demandé de faire : vous présenter un intrus. Le titre de cette introduction lui-même le traduit : « pourquoi la philosophie ? » annonce, si on le comprend comme la requête d’une justification, que la présence d’un philosophe ne va pas de soi, comme ne va pas de soi, dans les cliniques, la présence d’intervenants non concernés par la situation. Mais j’ai aussi appris, en suivant le travail des cliniciens, que les intrus ne justifient pas de leur présence en tant que telle ou telle personne, appartenant à telle ou telle institution : la question de l’intrus se traduit tout autrement, comme une question que le dispositif se force à poser à lui-même, et qui met sous tension la question de l’intérieur et de l’extérieur, la question de ce qui se dit ou de ce qui se tait, et la question du mandat. Les choses se compliquent encore si l’on constate, ce que certains n’ont pas manqué de faire, que je ne suis pas la personne qui devait tenir cette place aujourd’hui, Géraldine Brausch. Quelques imprévus, de force majeure, l’ont menée à me demander de la remplacer aujourd’hui. Ce qui me conduit donc moi-même à faire intrusion dans une histoire par laquelle Géraldine, convoquée par les Cliniques de concertation à convoquer Patrice Maniglier me délègue aujourd’hui. Quand on parle de « faire faire », nous ne sommes finalement pas si mauvais. Ceci aussi pour vous préciser que cette introduction est le fruit d’un travail commun ; Géraldine en a tissé les grands fils, je me suis chargée de les nouer, selon mes propres motifs. « Pourquoi la philosophie ? » est un titre trop vaste : une philosophie qui se donne pour tâche de prescrire, de dire comment les choses devraient être, ou qui viendrait poser le regard critique de surplomb, tâches que nombre de philosophes exécutent avec zèle, serait tout à fait incohérente avec ce qu’il s’agit ici d’accompagner. Cette question se subordonne dès lors à une autre, la question de ce qu’il s’agit de convoquer quand on convoque la philosophie, et de ce qu’elle peut, à son tour, convoquer des pratiques — ce que Patrice Maniglier désignait, dans un des courriers préparatoires à cette rencontre, comme une proposition de « chercher le point où la philosophie et des pratiques non philosophiques passent l’une dans l’autre et se relaient ». Il s’agit donc de penser la philosophie comme une pratique de relais, qui, comme il le soulignait dans une interview accordée au Monde, « s’articulerait latéralement » à ce qu’elle choisit d’accompagner. Un point de convergence, donc, mais en même temps, un point de bifurcation ; le croisement n’aurait aucun sens s’il n’était en même temps occasion de différence à soi : à partir de lui, il s’agit justement de faire dévier la route, de créer d’autres articulations, de construire un autre chemin que celui qui se dessinait avant la rencontre, de se faire mobiliser par d’autres forces. 1 C’est, ce qu’en d’autres lieux de savoir, j’ai appris à nommer « entre-traduction »1 : traduire la pratique de l’autre vous renvoie à une nouvelle traduction de votre pratique sous l’effet de cette première traduction. On parle bien, alors, de pratique d’expérimentation, qui non seulement transforme ce qu’elle décrit, mais dont celui qui décrit sort lui-même transformé. Alors, non seulement « pourquoi la philosophie ? » mais surtout « comment la philosophie ? ». De tous les points de convergence et de bifurcation possibles avec les pratiques de concertation, je choisirais, sur les conseils de Géraldine Brausch, et à la lecture de Patrice Maniglier, un de ceux auquel nous conduit le travail de Michel Foucault : nous pouvons en commun tenter de définir nos pratiques comme des pratiques de diagnostic. Certes, le dictionnaire nous renvoie d’abord à l’idée de maladie— il s’agirait de définir un état d’après des symptômes— et plus largement à celle d’un jugement tiré de l’analyse des signes. Mais si je remonte aux origines des Cliniques de concertation, je ne peux oublier avoir entendu Jean-Marie Lemaire affirmer qu’il y aurait surtout des déficits immunitaires par rapport aux diagnostics : en bref, un diagnostic, cela s’attrape parfois comme une mauvaise grippe. Voilà le diagnostic dans un singulier rapport d’inversion : il devient non pas description de ce qui est mais proposition, qui parce qu’elle est émise, reçoit sa possibilité d’actualisation. Le diagnostic, dès lors, s’inscrit dans l’ordre du devenir plutôt que dans la description de ce qui est. Se faire convoquer à diagnostiquer des ressources ; nous voilà au point de passage et de relais : car c’est bien là le rôle qu’on peut assigner à la philosophie, à la suite des travaux de Deleuze et de Foucault, comme pratique d’expérimentation sur les possibles. La description se donne alors pour une fiction ; la fonction diagnostique, écrit Foucault dans « Structuralisme et post-structuralisme » « ne consiste pas à caractériser simplement ce que nous sommes, mais, en suivant les lignes de fragilité d’aujourd’hui, à parvenir à savoir par où ce qui est et comment ce qui est pourrait ne plus être ce qui est. Et c’est en ce sens que la description doit être toujours faite selon cette espèce de fracture virtuelle, qui ouvre un espace de liberté, entendu comme espace de liberté concrète, c’est-à-dire de transformations possibles ». Nous reste la question « pourquoi la philosophie ? » ou « pourquoi le philosophe » ? Plus question d’envisager sa position dans les termes de la simple extériorité : c’est pourquoi je le proposais comme l’intrus, l’intrus de plus. Car les pratiques de concertation nous appris à penser l’intrusion comme un rapport plus compliqué que celui de l’intérieur et de l’extérieur. L’éthos de l’intrus, l’éthologie de l’intrusion, c’est un travail sur les frontières, un travail sur la ligne de tension qui construit l’intérieur et l’extérieur. L’intrus est celui qui ralentit, qui met en hésitation, une double clôture : la clôture de la question de ce qui doit être dedans et de ce qui doit être dehors, et la clôture du dispositif lui-même. L’intrus, c’est cette faille, cette « fracture virtuelle » qui ouvre un espace où ce qui semblait s’imposer sous le régime de la nécessité redevient l’objet de négociation et de pensée. Et je remercie Géraldine Brausch de m’avoir suggéré de retourner au texte de Foucault, « Qu’est ce que les Lumières » pour y retrouver cette possible assignation du philosophe : « cet éthôs philosophique, propose Foucault, peut se caractériser comme une attitude limite (…) On doit échapper à l’alternative du dehors et du dedans ; il faut être aux frontières (…) Il s’agit en somme de transformer la critique exercée dans la forme de la limitation nécessaire en une critique pratique dans la forme du franchissement possible » (p. 578). 1 Catherine Lutz (2005) La dépression est-elle universelle? Paris: Les Empêcheurs de penser en rond. 2