Dossier dramaturgique

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Dossier dramaturgique
INTRODUCTION À L’ŒUVRE DE
FRANÇOIS RABELAIS
DOSSIER DRAMATURGIQUE
(EXTRAITS)
CRÉATION PANTAGRUEL
DOSSIER REALISE PAR
MATHILDE HENNEGRAVE
Octobre 2012
Avec Olivier Martin-Salvan
Mise en scène : Benjamin Lazar
Assistante à la mise en scène : Amélie Enon
Compositeur : David Colosio
Scénographie & costumes : Adeline Caron
Eclairagiste : Pierre Peyronnet
Musiicns : Benjamin Bédoin & Miguel Henry
Régisseur général : Fabrice Guilbert
Administration Production : Colomba Ambroselli
Tsen Production
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I. BIOGRAPHIE ET ELEMENTS LITTERAIRES
BIOGRAPHIE DE
FRANÇOIS RABELAIS
Fiche extraite de l’article de Pierre-Edouard PEILLON, Un Illustre Inconnu, dans le Magazine Littéraire, dossier François Rabelais, n° 511,
septembre 2011
UN ILLUSTRE INCONNU
« Malgré les efforts de ses biographes, de multiples zones d’ombre demeurent
dans la vie de Rabelais, dont on ne connaît pas même l’exacte date de naissance.
Comme le manteau « tout mangé de vers » du mendiant de Victor Hugo, l’existence de
Rabelais est rongée de nombreux trous – d’incertitudes et de mystères. Une fois posée devant l’âtre des
rares documents, de la même façon que le vêtement du vieillard hugolien devient « un ciel noir étoilé »,
la vie de Rabelais scintille d’innombrables possibilités. Ses personnages passent sans cesse du coq à
l’âne ; sa biographie, elle, passe du tout au rien – et vice versa… « Plût au ciel qu’on pût faire une vie
de Rabelais ! » Même Michelet avouait son impuissance face à ce défi. Car, à chaque énigme résolue, il
faut opposer une certaine méfiance : en cinq siècles, le récit de la vie de Rabelais a subi l’assaut non
seulement des mites, mais aussi des mythes. Tout un arsenal d’images parasite le portrait de
l’humaniste, tour à tour moine hilare et facétieux, médecin aussi érudit qu’austère, ou « Eschyle de la
mangeaille », pour reprendre une dernière fois Hugo.
Cette effervescence, somme toute très rabelaisienne, ne devrait pas contraindre à la table rase
– renforçant l’idée d’un Rabelais insaisissable. La joyeuse confusion qui fourmille à la pointe de sa plume
aura certes fini par déborder le strict cadre de ses écrits, mais il ne faudrait pour autant l’exclure des
tentatives biographiques. C’est en tout cas l’un des grands mérites du Rabelais récemment publié par
Mireille Huchon. Dans sa biographie du père de Pantagruel, l’universitaire rappelle qu’aucun portrait de
Rabelais ne se suffirait à lui-même. Pour raconter l’existence truculente de l’humaniste, il fallait oser
peindre une fresque en trois dimensions : partir d’une poignée de documents fiables pour tisser un
réseau de relations et de connivences ; élargir cette approche par un vaste panorama du siècle où vécut
Rabelais ; et, enfin, aller chercher l’auteur dans les « multiples et complexes implications » de son
œuvre, qui « permettent, en l’absence de témoignage plus précis, d’essayer de restituer l’univers mental
de son créateur ».
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1. LES BERCEAUX DE RABELAIS
D’autres biographes avaient élaboré des approches plus systématiques. Abel Lefranc, par
exemple, défendait l’idée d’une lecture biographique du roman rabelaisien. Ayant calculé que
Gargantua serait né un 3 février 1494, Abel Lefranc proposa d’en faire également la date de naissance de
Rabelais. Seulement, cette thèse rement en cause le seul document sur lequel on puisse s’appuyer pour
déterminer quand l’auteur de Pantagruel serait né. Cette source permettait de retenir 1483, mais elle est
malheureusement peu fiable. A ces suppositions, il faut en ajouter une autre qui, contrairement aux
deux premières, ne propose pas une année précise, mais une fourchette assez large. En octobre 1520,
Rabelais prend la liberté d’envoyer à l’humaniste Guillaume Budé une épître. Si cette lettre est
aujourd’hui perdue, elle a néanmoins une suite particulièrement intéressante. Le 4 mars 1521, Rabelais
écrit de nouveau à Budé et s’excuse de son audace, lui qui n’est qu’un « obscur inconnu, jeune homme
mal dégrossi… totalement étranger au beau langage ». dans cette seconde missive, le jeune admirateur
de Budé se qualifie d’adolescens, terme qui laisse supposer qu’il est bien né après 1483 puisque, chez les
Latins, le mot désignait un jeune homme de 17 à 30 ans maximum.
Cette lettre de 1521 reste, à ce jour, le premier texte connu de l’auteur. Avant cette date, les
biographes de Rabelais ne disposent d’aucune information suffisamment fiable. Un témoignage
invérifiable, rédigé au XVIIè siècle, fait de Rabelais un novice au couvent franciscain de la Baumette aux
portes d’Angers en 1511. Le futur écrivain aurait ensuite rejoint le couvent des cordeliers du Puy-SaintMartin à Fontenay-le-Comte (Vendée). C’est là qu’il rencontra, vraisemblablement, le philosophe
Pierre Lamy, qui l’incita à entrer en contact avec Guillaume Budé, avec qui il correspondait déjà luimême. 1
En 1532, après les récentes prises de position de Luther, les tenants de la tradition considèrent
comme un danger l’activité humaniste qui applique aux Saintes Lettres les méthodes textuelles de la
philologie. Les théologiens de la Sorbonne tentent de conjurer le péril en faisant interdire l’étude du
grec et, vers la fin de l’année, les livres grecs de Rabelais et de Lamy leur sont confisqués. Les livres
seront rendus, mais la soumission de leurs supérieurs à ces directives joua sûrement beaucoup dans leur
volonté de changer d’ordre. Dans le sillage de Lamy, Rabelais obtint, en 1524, un indult du pape
Clément VII qui lui permit de quitter l’ordre des franciscains pour celui des bénédictins, plus ouvert à
l’érudition. Il est probable que Rabelais changea une nouvelle fois d’habit en 1528, abandonnant la coule
noire des bénédictins pour la soutane des prêtres séculiers, afin de pouvoir commencer des études de
médecine.
2. FRANSISCUS RABALAESUS MEDICUS ET ALCOFRIBAS NASIER
Le 17 septembre 1530, Rabelais est immatriculé sur le registre des étudiants de la faculté de
médecine de Montpellier, première preuve que nous avons de cette orientation. Début décembre, il y
est reçu en tant que bachelier avant d’y assurer un cours, l’année suivante, en tant que stagiaire. Rabelais
choisit de commenter les Aphorismes d’Hippocrate et l’Ars parva de Galien en se fondant sur les versions
grecques de ces textes, grande nouveauté dans cette université. Rabelais n’a pas encore son doctorat,
mais en 1536 Etienne Dolet le cite parmi les six médecins les plus célèbres de son temps. Il s’installe au
printemps 1532 à Lyon, où il est nommé médecin de l’Hôtel-Dieu le 1er novembre et où il exercera par
intermittence jusqu’à l’obtention de son doctorat en 1537. C’est dans cette ville que Rabelais
commence à éditer et à préfacer des ouvrages scientifiques. Associé à l’imprimeur Sébastien Gryphe, il
publie un opuscule juridique et deux ouvrages médicaux. Le 15 juillet 1532, il fait paraître une
traduction latine d’Hippocrate et de Galien, accompagnée des savants commentaires philologiques qu’il
avait élaborés à l’occasion de son cours l’année précédente. Gryphe sera l’éditeur exclusif de Rabelais
pour son œuvre savante.
Au début des années 1530, Rabelais commence à se faire une solide réputation d’érudit que
Claude Chappuys confirma dix ans plus tard en écrivant qu’il « a nul qua soy semblable, par son sçavoir
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ill. : la Devinière, la probable demeure de l’auteur, dans le village de Seuilly en Touraine. Ici, sa chambre, vue de l’intérieur et de l’extérieur.
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partout recommandable ». il est surtout connu en tant qu’éditeur et préfacier d’ouvrages sérieux, qu’il
signe, en latin, Fransiscus Rabalaesus medicus. En 1532, Rabelais se dédouble par la magie d’un jeu
scriptural et devient Alcofribas Nasier, auteur d’une œuvre à la fois lascive et grossière, où l’érudition se
travestit en bouffonerie, véritable « merdologie », pour reprendre un néologisme beckettien.
Rédigé en français, Pantagruel paraît à Lyon chez Claude Noury, sans indication de date. La
première édition datée est publiée en 1533 chez François Juste. En plus de ses histoires de géants,
Rabelais compose d’autres ouvrages en français. A la fin 1532, il fait paraître sous son nom un Almanach
et la Pantagrueline prognostication, signée Alcofribas, dans lesquels il parodie, au nom de la vérité
évangélique, les ouvrages de prédiction très en vogue à cette époque, en prétendant annoncer ce qui
adviendra en 1533. Il rééditera de nombreuses fois ces livres, en les actualisant pour chaque année à
venir.
2. PARMI LES GRANDS DU ROYAUME
Rabelais semble alors se rapprocher de certains des personnages les plus influents du royaume.
Au printemps de l’année 1533, la cour royale séjourne à Lyon, avec, dans ses rangs, le poète de cour
Mellin de Saint-Gelais, et le cardinal Jean Du Bellay, homme politique et diplomate parmi les tous
premiers du royaume, qui deviendra l’un des principaux protecteurs de Rabelais avec son frère
Guillaume. Dès le début de l’année suivante, Rabelais accompagne le prélat à Rome, parti représenter
François 1er auprès de la papauté. Fasciné par la ville que tous, à l’époque, surnomme « la capitale du
monde », Rabelais y séjournera une deuxième fois de juillet 1535 à mai 1536. Il en profite pour faire
avancer ses propres affaires en négociant l’absolution du crime d’apostasie qu’il avait commis en quittant
un ordre religieux pour un autre. Au cours de ce séjour, Rabelais gère les affaires de Geoffroy
d’Estissac, haut prélat français qu’il avait rencontré dans les années 1520. Les détails de son activité
restent un mystère, mais il semblerait que Rabelais soit impliqué dans des affaires d’espionnage, lui qui,
en août 1537, échappe de peu à la prison pour avoir envoyé, à Rome justement, une missive contenant
des indications dangereuses pour la nation en temps de guerre.
Entre deux voyages romains, Rabelais retourne à Lyon. Il y publie, vraisemblablement en mai
1535, une première version de Gargantua. C’est également dans cette ville, où il séjourne de nouveau à
partir de mai 1536, que naît un de ses trois enfants illégitimes, mort deux ans plus tard. Rabelais ayant
fait vœu de célibat, cette paternité aurait pu être problématique. Heureusement, l’humaniste jouit
d’une haute protection qui lui permet d’obtenir une légitimation pour ses deux autres enfants, validée
par le pape Paul III en 1540. C’est cependant au début de cette nouvelle décennie que Rabelais montre
des premiers signes de méfiance : en novembre 1541, par exemple, il travaille sur une version épurée de
Gargantua et de Pantagruel, afin d’en retirer les railleries trop voyantes contre les théologiens
traditionalistes.
3. DANS LES TOURMENTS DU SIECLE
Dans la première moitié des années 1540, Rabelais perd deux de ses plus chers protecteurs :
Guillaume Du Bellay et Geoffroy d’Estissac. S’ensuit une période plus difficile pour lui. Malgré tout, il
reste suffisamment écouté en haut lieu, puisqu’en 1544 le pape signe en personne une supplique qui lui
permet de régulariser son statut, partagé entre prêtre séculier et médecin. L’année suivante, il obtient
un privilège royal pour l’impression du Tiers Livre des faicts et dicts heroïques de Pantagruel, qui, au passage,
rend illégale toute réimpression de Gargantua qui se ferait sans son accord. Ses protections à la cour ne
peuvent cependant le préserver des foudres de la Sorbonne. En publiant le Tiers Livre, Alcofribas Nasier
jetait le masque et signait de son véritable nom, s’attribuant également les deux premiers épisodes de
ces aventures carnavalesques. N’étant plus protégé par l’anonymat du pseudonyme, Rabelais est
contraint de fuir à Metz afin d’échapper aux condamnations des autorités sorbonnardes qui, en
décembre 1546, avaient inscrit son livre sur la liste des ouvrages censurés. Ce danger n’empêchera pas
la publication d’une première version – désavouée par Rabelais – du Quart Livre en 1548. L’année
suivante il séjourne une dernière fois à Rome. A son retour en France, il cumule les cures de SaintChristophe-du-Jambet et de Meudon, sans pour autant y exercer ses fonctions cléricales. Dans un
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contexte peu favorable à l’imprimerie (depuis l’édit de Châteaubriant en 1551), Rabelais publie en 1552
la version authentique de son Quart Livre, qui sera interdite de vente.
Pour le biographe, la vie de Rabelais s’achève comme elle a commencé : sans que l’on puisse
retenir une date précise. Seules certitudes, l’humaniste serait mort en 1553 avant le 14 mars et fut
enterré au cimetière de l’église Saint-Paul à Paris. Un an plus tard, Ronsard publie une épitaphe
burlesque qui contribuera à répandre la légende d’un Rabelais « beuveur ». L’année suivante, Calvin
dénonce l’impiété ordurière de l’œuvre rabelaisienne. L’auteur de Pantagruel vient de mourir, et
pourtant il faut déjà choisir son camp, chercher à définir qui fut véritablement Rabelais. « A chaque
siècle ses lectures. A chacun son Rabelais », écrit Mireille Huchon, qui rappelle que la meilleure façon
pour séparer l’ivraie du bon grain reste de « lire et relire Rabelais ».
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HISTORIOGRAPHIE,
REGARDS SUR L’ŒUVRE DE RABELAIS
Article extrait de l’ouvrage de François HAMON, Les Renaissances 1453-1559, Paris, Belin, 2009, p551 à
553.
« De Pantagruel (1532) au Cinquième Livre, publié de façon posthume et dont une partie
seulement est de sa plume, Rabelais constitue un véritable monument de la littérature française. Le
succès est immédiat, puisque Pantagruel connaît au moins huit rééditions en 1533-1534 et – à l’aune du
temps – considérable, avec peut-être 100 000 exemplaires vendus au XVIè siècle. Il est également
durable, car malgré un relatif ralentissement à l’époque classique, ses œuvres sont toujours éditées (une
vingtaine d’éditions au XVIIè siècle, une trentaine au XVIIIè, une soixantaine au XIXè). Rabelais « génie
mère », pour reprendre l’expression de Chateaubriand, a de nombreux continuateurs : au XVIè, son
influence s’exerce nettement sur les Propos rustiques et les Baliverneries de Noël du Fail, ou les Serées de
Guillaume Bouchet. Ses livres font immédiatement débat : ils suscitent une vraie admiration chez
certains, pour des motifs variés. Ainsi Joachim du Bellay loue-t-il au chapitre XII du second livre de la
Défense « celui qui fait renaître Aristophane et feint si bien le nez (la finesse) de Lucien », tout en
écrivant dans son « vulgaire » (sa langue maternelle). Au XIXè sicèle, Rabelais, cet « Homère bouffon »
(V. Hugo), est loué par certains pour sa vitalité monstrueuse, dont le « grotesque » plait à toute une
tradition romantique. A l’inverse, d’autres le dénoncent dès l’abord, en particulier pour sa supposée
impiété, qui lui vaut des condamnations de la faculté de théologie en 1533 puis en 1542, et bientôt les
honneurs de l’Index.
Deux traditions nourrissent durablement le regard porté sur l’œuvre. Pour les uns, Rabelais a
avant tout produit des « folastries joyeuses », que l’on peut considérer soit comme réjouissantes – et
beaucoup vont s’en délecter au cours des siècles – soit comme profondément choquantes. Dès octobre
1533, Calvin dans une lettre considère comme « stigmatisées de condamnation ces fameuses obscénités
du Pantagruel et de la Forêt des Cons ». Deux siècles plus tard, dans le Temple du Goût, Voltaire juge que
l’œuvre, entachée d’une grossièreté dommageable, doit être « réduit(e) à un demi-quart tout au plus ».
D’autres en revanche y cherchent avant tout un « plus hault sens » que voilerait l’alacrité comique. De
nombreuses lectures ésotériques de Rabelais ont également été élaborées. Dès le début du XVIIè siècle,
Béroalde de Verville dans son Moyen de parvenir, suggère qu’il était alchimiste. Toute une tradition
depuis le XIXè siècle en fait un initié. Des travaux universitaires font le lien avec la culture savante de la
Renaissance : hermétisme, platonisme ou kabbale (M. Huchon). Mais en la matière ce sont sans doute
les recherches de Claude Gaignebet (sa thèse A plus Haut Sens. Lecture de l’Œuvre de Rabelais, est soutenue
en 1982) qui ont le plus d’écho. Selon lui, on y trouve un système cohérent de données folkloriques, qui
exprime une révélation progressive qui suivrait le rythme calendaire. Gaignebet met au service de sa
démonstration une exceptionnelle érudition. Une autre tradition consiste à chercher à reconnaître des
personnages historiques derrière les créations romanesques. Voltaire lui-même devine Charles Quint
derrière Picrochole, et François Ier en Gargantua. Dans cette logique, Louis XII est Grandgousier et
Henrri II, Pantagruel.
Malgré leur caractère trop systématique, voire un peu illusoire, ces diverses tentatives
nourrissent une riche érudition, et inspirent d’importants travaux. L’œuvre d’Abel Lefranc rattache
ainsi les ouvrages de Rabelais à la société de son temps, non seulement en procédant à des
indentifications (Her Trippa serait Cornelius Agrippa, Raminagrobis, Jean Lemaire de Belges) mais en
mettant en évidence allusions historiques et prises de position dans les débats du temps. Des « clés », on
passe ici à une mise en contexte historique, que l’on retrouve également chez Verdun-Louis Saulnier.
Rabelais est bien inséré dans les milieux humanistes, et Gargantua relèverait même d’une véritable
propagande en leur faveur. C’est d’ailleurs cet ouvrage, résumé supposé des idéaux et des espoirs de la
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Renaissance, qui lui assure une durable fortune scolaire et universitaire. Parmi les divers aspects de la
culture des élites humanistes, la dimension médicale joue un rôle notable chez le médecin Rabelais : elle
informe en profondeur son œuvre, ce que Roland Antonioli souligne dans un livre paru en 1976,
toujours dans le souci de faire ressortir le cadre culturel de la création rabelaisienne.
Mikhaïl Bakhtine, dans son ouvrage sur L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen
Âge et sous la Renaissance, rédigé en 1940, mais publié seulement en 1965 (et traduit en français en 1970)
entreprend pour sa part de situer Rabelais dans un autre horizon culturel, celui d’une culture
carnavalesque, bien présente dans les catégories populaires, et qui se situerait, dans son œuvre comme
dans la société, en position de dissidence par rapport à la culture officielle des dominants. Elle nourrit
une ambivalence qui conduit à considérer comme d’égale valeur ce qui est « en haut » et « en bas ». la
thèse de Bakhtine, avec la place centrale qu’elle donne au « bas matériel et corporel », a eu un
retentissement considérable tout en faisant l’objet de nombreuses critiques, qui rappellent en particulier
combien « Rabelais partage les vues que nous appellerions « élitistes » de l’humanisme éclairé, qui exige
que soient contrôlés les entraînements irréfléchis des masses populaires » (G. Demerson). La question
de l’ambivalence dans l’œuvre demeure : il est vrai qu’elle peut relever de conceptions philosophiques
élaborées (comme la coïncidence des oppositions de Nicolas de Cues), plutôt que d’une « culture
populaire ».
L’approche historique des ouvrages de fiction de Rabelais est par ailleurs critiquée par ceux qui
déplorent l’erreur de perspective que constitue le faible intérêt accordé aux données purement
textuelles. Pour Leo Spitzer, dans un article de 1960, n’en déplaise à A. Lefranc, « chez Rabelais le réel
ne transparaît pas autant dans le mythe que le mythe ne transforme le réel dont il a besoin pour
s’incarner ». les débats sur le rire rabelaisien – produit du texte pour les uns, fait d’une culture
populaire pour d’autres – illustrent des différences de position entre méthode textuelle et méthode
érudite.
Le rapport de Rabelais à la religion a également donné lieu à de sérieuses divergences. Attaqué
de son vivant pour impiété, il est même dénoncé pour athéisme. Abel Lefranc, dans un tout autre
contexte intellectuel, en vient à une conclusion semblable dans l’introduction de son édition de
Pantagruel (1922) : « Plus d’hésitation possible : l’auteur de ce livre a adhéré (…) à la foi rationaliste ».
Lucien Febvre, dans Le problème de l’incroyance au XVIè sicèle : la religion de Rabelais (1942), démonte
l’argumentation de Lefranc, affirme l’impossibilité de l’athéisme au XVIè siècle (position qui sera plus
tard nuancée par d’autres travaux comme ceux de F. Berriot) et conclut que Rabelais appartient au
courant évangélique, ce qui le rattache à Erasme ou Lefèvre d’Etaples. Michael Screech, après Febvre,
souligne que Rabelais s’exprime nettement contre Luther et contre les traditionalistes. Il est en faveur
du synergisme d’Erasme, dans lequel l’homme coopère avec la volonté divine, seule salvatrice. Ses
critiques violentes contre les clercs idolâtres ou moines imposteurs sont habituelles des cercles
évangéliques.
La riche langue de Rabelais fait également l’objet de nouvelles approches. Une tradition
ancienne (exprimée entre autres par Edmond Huguet en 1894) voulait que celui-ci ait bénéficié de
« l’indécision de la langue » du temps pour « parler à sa guise sans risque de choquer personne » puisque
« on n’a pas de règle formelle à lui opposer ». Mireille Huchon, dans son Rabelais grammairien, montre au
contraire que Rabelais s’inscrit dans un courant de recherches grammaticales qui tend précisément à
mettre le français en règles, en lien avec « les théories et recherches linguistiques du XVIè siècle ». Reste
que, pour A. Tournon, Rabelais combat purisme et littéralisme desséchants et dangereux, et conserve à
la langue une prodigieuse plasticité, propre à faciliter les échanges.
La recherche actuelle sur l’œuvre rabelaisienne insiste sur les inflexions qui traversent des
publications étalées sur plus de trois décennies. Les échanges demeurent vifs entre tenants d’une
interprétation univoque et les défenseurs de la plurivocité ; en témoigne le débat toujours ouvert sur la
(les) signification(s) du Prologue de Gargantua et la leçon d’interprétation des textes que l’auteur y
délivre. De même, le recours au sérieux du ton (ainsi dans la lettre de Gargantua à Pantagruel) sera vu
par les uns comme un indice de mise en avant de valeurs qui importent à l’auteur, quand d’autres lisent
le passage comme une parodie des « excès d’un langage humaniste empêtré dans les lourdeurs d’une
rhétorique désuète » (G. Milhe Poutingon). »
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LITTERATURE GROTESQUE
Extrait du paragraphe la libération de la Renaissance,
dans l’ouvrage de Umberto ECCO, Histoire de la laideur, Flammarion, 2007
« (…) Ici (à propos de Gargantua et de Rabelais), non seulement l’ancienne culture populaire,
dans ses formes les plus grivoises, est revisitée et pillée avec une extraordinaire originalité, mais
l’obscène rabelaisien ne se présente plus (ou pas exclusivement) comme une caractéristique de la plèbe,
il devient plutôt un langage et un comportement de cour. Mieux encore. L’étalage de la trivialité (avec
des résultats comiques inégalés) n’est plus pratiqué dans le ghetto de la farce carnavalesque à peine
tolérée : elle entre dans la littérature cultivée, elle s’affiche officiellement, elle devient satire du monde
des savants et des coutumes ecclésiastiques, elle assume une fonction philosophique. Elle ne concerne
plus la parenthèse d’une révolte anarchique populaire, elle devient une véritable révolution culturelle.
Dans une société qui soutient désormais la prévalence de l’humain et du terrestre sur le divin,
l’obscène devient une orgueilleuse affirmation des droits du corps – et Bakhtine a magnifiquement
analysé Rabelais en ce sens. Selon les critères classiques médiévaux, les géants Gargantua et Pantagruel
sont difformes parce que disproportionnés, mais leur difformité devient glorieuse. Ils ne sont plus les
redoutables géants rebelles à Jupiter, inexorablement condamnés par la mythologie classique, les
monstrueux habitants de l’Inde des légendes médiévales : dans leur incontinente et « énorme »
grandeur, ils deviennent les héros des temps nouveaux.
(…) Le fou se transforme lui aussi, passant du statut de figurant de carnaval à celui de symbole
philosophique : divers types de fous naviguant vers le pays de Cocagne étaient déjà devenus chacun la
caricature d’un vice dans la Nef des fous de Sebastien Brant (1494) et la Folie elle-même intervient pour
fustiger les coutumes de son temps dans l’Eloge qu’en fait Erasme de Rotterdam (1509).
Contemporain de Rabelais, Pieter Bruegel l’Ancien fait entrer dans la grande peinture le
monde des paysans, avec ses fêtes, sa rusticité et ses difformités. Comme dans les satires sur les vilains,
la peinture de Bruegel représente le peuple mais ne s’adresse pas au peuple. (…) L’art de Bruegel était
destiné à la ville, non à la campagne. Toutefois, il ne faut pas dénier pour autant à Bruegel une attention
fidèle aux coutumes rurales ; sa représentation du vilain est moins féroce et moins moqueuse que celle
des satires médiévales.
(…) Avec la Renaissance, l’obscénité est entrée dans une phase nouvelle. Dans la
représentation du corps humain, les attributs sexuels ne sont plus motifs de scandale, au contraire, ils
sont éléments de beauté ; mais en outre, avec des auteurs comme l’Arétin, l’exaltation d’actes
auparavant innommables (que la décence interdit aujourd’hui encore d’insérer dans une anthologie) fait
son entrée à la Cour, y compris à la cour pontificale – une exaltation qui n’est plus placée sous
l’enseigne du désagrément, mais d’une arrogante invitation éhontée à la jouissance. L’art des classes
cultivées s’arroge publiquement le même droit que celui qui était accordé auparavant, presque en
catimini, à la canaille plébéienne, sauf qu’il exerce avec grâce et non avec violence – annulant ainsi la
différence entre dicible et indicible. En prétendant représenter « bellement » la laideur innocente mais
aussi celle qu’on juge taboue, l’art sépare l’obscène du laid. »
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LA BABEL RABELAISIENNE
Extrait de l’article La Babel rabelaisienne, textes rassemblés par Mireille Huchon, dans le le Magazine
Littéraire, dossier François Rabelais, n° 511, septembre 2011
« L’auteur puise dans des vocabulaires très divers, de la médecine à l’argot, en passant
par le droit ou les patois. Escales dans quelques uns de ces champs lexicaux.
Dante avait considéré toutes les langues d’Italie dans sa quête d’un illustre italien, panthère
fabuleuse qui exhale son parfum partout, sans résider nulle part. De même, Rabelais se crée une langue
idéale, « inouïe », avec des emprunts à tous les registres du français, aux dialectes, aux langues
vernaculaires ou antiques. Son œuvre est un immense univers de mots où s’entrechoquent les créations,
les parlers des écumeurs de latin, des plaisanteurs, dénoncés par certains, les vocabulaires techniques,
déclinés en longues listes, ou polyphoniques comme les propos des « bienyvres ». Le tout en une forme
originale, un système orthographique et syntaxique très élaboré, « la censure antique », objet d’intense
réflexion en un temps de débats passionnés sur la codification, de publication des premières grammaires
et rhétoriques du français. Cette langue artificielle était déjà si difficile pour ses contemporains, avec des
néologismes savamment composés ou gaiement débridés, ses jeux, ses contrepèteries, ses équivoques,
ses mots cryptés, ses vices de langue provocateurs. Centaures macaroniques (lexique bas dans une
syntaxe latine), chimères poliphilesques (lexique latin dans une structure grammaticale vulgaire),
éphémères du langage courtisan de la cour papale romaine, Rabelais multiplie les hapax, tout comme les
italianismes, les hellénismes, les latinismes, dont ses textes offrent maintes premières attestations. Des
poignées de paroles gelées que Pantagruel jette sur le tillac de la Thalamège du Quart Livre, le narrateur
voit se dégeler des paroles piquantes, sanglantes, barbares… et des mots de gueule, reparties spirituelles
qui jamais ne font défaut entre tous bons et joyeux pantagruelistes et que le héros déconseille de mettre
en réseve. Perdus à jamais pour la postérité ? Peut-être, mais reste offert à pleines mains un lexique
manipulé dans les dialogues entre personnages, entre le narrateur et son lecteur, comme autant de
fragments d’encyclopédie ou d’éclats de rire. »
Mireille Huchon.
1. LES MOTS DU « DOCTEUR EN MEDICINE »
« A une époque où le vocabulaire médical français est en voie de constitution, Rabelais, éditeur
d’Hippocrate et de Galien, lecteur de Guy de Chauliac ou de Charles Estienne et ami du traducteur Jean
Canappe, propose dans son œuvre un échantillon de termes techniques d’origine variée. La lecture des
auteurs grecs lui a fourni les noms de ces maux divers qu’on nomme catarrhes, fiebvres Ephemeres, maladie
cacoethe (maligne) ou « pelade, en grec Ophiasis » (qui n’est autre qu’une « quinte espece de vérole ») ;
l’helléniste calque encore la langue d’Hippocrate en évoquant un patient au membre sphacelé (gangrené)
ou à l’estomach dyscrasié, c’est-à-dire : « Mal temperé. De mauvaise complexion. Communément on dict
biscarié en languaige corrompu », selon la Briefve declaration. Il hésite pourtant entre trachée artere et aspre
artere du Pantagruel au Quart Livre, préfère la capsule du cueur au péricarde, mais écrit thorax, poulmon,
ischies, pylore, spondyles, tympanes, diaphragme, Epidermis, etc. Rabelais latinise lorsqu’il met en scène, dans
son Tiers Livre, Rondibilis, un médecin platonicien mentionnant les symptômes suivants : « resolution
(relâchement) des nerfs, dissipation de semence generative, hebetation des sens, perversion des
mouvements », « resudation seminale (sécrétion de sperme), et superfluidité de la tierce concoction
(troisième digestion) », ou qu’il mentionne les espritz animaulx et le retz admirable (ou merveilleux), ce lacis
artériel ou « hexagone de willis », dont l’existence fait débat au XVIè siècle.
La description anatomique de Quaresmeprenant, dans le Quart Livre, permet une leçon
taxinomique qui se moque des comparaisons pédagogiques des médecins contemporains : l’odieux géant
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a les « amygdales, comme lunettes à un œil », et « le mesantere, comme une mitre abbatiale » ; les mots
couillons et trou du cul côtoient notamment le mirach (l’epigastre), le sipach (le péritoine) et l’alkatin (l’os
sacrum, dit « al Katin » dans le Tiers Livre), trois calques de l’arabe. »
Romain Menini
2. EROTICA VERBA
« Mot de sens libre », lit-on souvent dans les éditions de Rabelais. Dans un monde d’hommes,
où Panurge est souvent le porte-parole de la créativité licencieuse, la sensualité polissonne s’exprime
avec une drolatique richesse ; la verve comique de l’œuvre doit beaucoup à ces folastries joyeuses. Sans
oublier que Rabelais – qui fut notamment l’éditeur du poète Guillaume Coquillart – hérite d’un substrat
lexical issu de la littérature irrévérencieuse des XVè et XVIè siècles, on peut insister sur la profusion
imagée du lexique rabelaisien en la matière. Avec Panurge, la chose se dit galamment sabouler, sabourer,
labourer, embourrer, faire les doux accords ou la beste à deux doz, frotter son lard, sonner une antiquaille (une
vieille danse ?), saucer son pain en la soupe, jouer du serre-croupiere ou des mannequins à basse marche,
boutepoussenjamber, ou encore sacsacbezevezinemasser, qui reçoit la palme de la saccade onomatopéique.
Simple provocation, ou revanche de moine défroqué, lecteur de Galien convaincu des bienfaits de la
chose ? Alcofribas ne nous le révèle pas, mais il connaît rataconniculer, où il faut lire cul, con et cette
ratouere (ratière) dans laquelle Panurge nous dit que son membre – appelez-le encore vit, vis-tempenard,
baston à un bout, viet d’aze (vit d’âne), maistre Jean Jeudy, maistre Jean Chouart (qui demande logis), Messer cotal
d’Albingues (en référence à Proculus d’Albenga, empereur méconnu pour ses performances) – « sçait
tant bien trouver les alibitz forains et petitz poullains grenez », autant dire les vilains bubons du
« triumphe de haulte et puissante Dame Verolle ». (…) Priape, personnage du prologue du Quart Livre,
ose quant à lui grimbetiletolleter, autre manière plaisante d’unir au sacre Ithyphalle le callibistrys, nommé
encore le comment-a-nom (dont il faut nasaliser la première syllabe), la maujoint (mal joint), la solution de
continuité ou simplement l’estre des femmes. (…)»
R.M.
4. ERGOTONS UN PEU SUR L’ARGOT…
Marcel Schwob fut jadis le premier à considérer l’œuvre de Rabelais sous l’angle de l’argot,
tout passionné qu’il était par ces sociolectes inventifs qu’il a recensés. Bakhtine a effleuré la question en
s’attachant aux « mots de la place publique » et a rouvert la porte à la déferlante du gros rire populaire
enté 2 sur un vieux vieux fond français… mais un caveat s’impose : ces discours n’ont rien de populaire,
et l’on ferait fausse route si l’on s’appuyait sur eux pour construire l’image d’un Rabelais peuple
écrivant pour le peuple. Il faut plutôt chercher à restituer ce foisonnement lexical dans le paysage des
groupes aux pratiques spécifiques qui nous échappent : les collèges parisiens, la Basoche, ces mondes
que Rabelais a fréquentés. C’est de là que vient Panurge, dont le portrait mobilise des termes argotiques
qui témoignent d’un certain attachement pour ce personnage non conventionnel. On retrouve dans
Rabelais le langage de farces à peu près contemporaines, notamment le jargon des gueux : ainsi les
happelopin, gallefretier, marroufle. Dans la même veine, songeons aux petits métiers de la Pantagrueline
prognostication dont certains sont tirés de la succulente farce le Grand Voyage et Pélerinnage de sainte
Caquette. Le boire et le manger ne manquent pas à l’appel : chez les bienyvres, on a bien morfiaillé
(bâfré), on conclut sur le pyot (un des vieux mots dans la bouche du Chrysale des Femmes savantes) auquel
le polysémique crocquer pie – croquer une pie, boire tout son saoul – fait écho dans le Quart Livre de
1548. D’autres nous sont plus familiers : tyre-larigot, à plein guoguo, les chi(n)quenaudes…
A presque cinq siècles de distance, il est souvent bien périlleux de différencier jargon, argot,
dialectes. Le contexte nous invite parfois à faire l’hypothèse d’un sens argotique figuré, et l’on est
entraîné dans un jeu de double entente crypté comme avec les mots de sens libre que l’on peut vite faire
proliférer. »
Olivier Pédeflous
2 Enté : Adjectif emprunté à l'horticulture (il signifie « greffé ») et appliqué dans le dernier tiers du XIIIe siècle à un procédé de composition à
la fois littéraire et musical consistant à insérer dans un contexte original, parlé ou chanté, un fragment de chanson connue cité avec sa musique
propre
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5. POLYPHONIE DES PATOIS
la France du XVIè siècle offre une réalité plurilingue, les parlers des terroirs transparaissent dans
les fictions romanesques et les traités des grammairiens. A un moment où l’on entend codifier la langue
française, Rabelais, sur la même ligne que Geoffroy Tory dans son Champ Fleury, n’adopte pas une
position normative, mais intègre massivement des mots locaux et fait écho à cette diversité dans cette
langue inouïe qu’il a forgée. Il se plaît à souligner les particularismes de prononciation et les petites
spécificités locales. C’est le contraire, sur ce point, du lissage du roman réaliste du XIXè siècle. Panurge
effarouché par Rodilardus, recourt à l’exclamation parisienne Aga ! agua, enregistré comme tel par
Théodore de Bèze. Lazare Sainéan a remarqué que, dans le discours du frère Bernard Lardon (Le Quart
Livre), originaire d’Amiens, retrouve naturellement des mots picards, tels fieux pour fils et bachelette,
jeune fille, autant de détails difficilement perceptibles aujourd’hui. Bien souvent, au-delà de la couleur
locale et de la situation immédiate d’un personnage pour le lecteur de l’époque dans un terroir, le patois
est sous le signe de la raison, du retour bénéfique au pays ; Rabelais aime bien y revenir après de longs
périples géographiques ou intérieurs : ainsi de l’écolier limousin perdu dans verbocination latiale que
Pantagruel fait accoucher de son limousin natal. C’est aussi le cas de bien des mots du Poitou et mots
tourangeaux qui renvoient à la jeunesse de Rabelais. Mais, mêlés parfois à d’autres mots d’origines
diverses, tout en contribuant à la polyphonie de l’œuvre, les parlers locaux finissent par perdre leur
intégrité dans le chaudron du français. »
O.P.
11
II. LE ROYAUME DE FRANCE A LA
RENAISSANCE
INTRODUCTION A LA RENAISSANCE
Cet extrait nous permet de balayer du regard, en pointant certaines données
essentielles, ce que fut la Renaissance dans l’Europe de l’Ouest.
Extrait de l’introduction LA PROMOTION DE L’OCCIDENT, dans l’ouvrage de Jean DELUMEAU, la Civilisation de la
Renaissance, Arthaud, Paris, 1984
« Si l’on supprimait des livres d’histoire les deux termes solidaires – et solidairement inexacts –
de « Moyen Age » et de « Renaissance », notre compréhension de la période qui s’étend de Philippe Le
Bel à Henri IV s’en trouverait facilitée. On abandonnerait du même coup tout un lot de préjugés. On se
débarrasserait en particulier de l’idée qu’une coupure brutale a séparé un temps d’obscurité d’une
époque de lumière.
Créée par les humanistes italiens, reprise par Vasari, la notion d’une résurrection des lettres et
des arts grâce à l’Antiquité retrouvée a été assurément féconde, comme le sont tous les manifestes que
lancent au cours des siècles de jeunes générations conquérantes. Elle signifia jeunesse, dynamisme,
volonté de renouveau. (…) Mais le terme de « Renaissance », même dans l’acception étroite des
humanistes qui l’appliquaient essentiellement à la littérature et aux arts plastiques, nous paraît
aujourd’hui insuffisant. Il semble rejeter comme barbares les créations à la fois solides et mystérieuses de
l’art roman et celles plus élancées de l’art gothique. Il ne rend compte ni de Dante, ni de Villon, ni de la
peinture flamande du XVè siècle. (…)
Car le retour à l’Antiquité n’a été pour rien dans l’invention de l’imprimerie et de l’horloge
mécanique, dans le perfectionnement de l’artillerie, dans la mise au point de la comptabilité à partie
double ou de la lettre de change, et dans l’organisation des foires bancaires. (…)
Par quel autre vocable marquer cette grande évolution qui a conduit nos ancêtres vers plus de
science, plus de connaissances, plus de maîtrise de la nature, plus d’amour de la beauté ? Faute de
mieux, j’ai donc gardé, tout au long de ce livre, le terme consacré par l’usage. Mais qu’il soit entendu
que le mot de « Renaissance » ne peut plus conserver son sens originel. Dans le cadre d’une histoire
totale, il signifie et ne peut signifier que la promotion de l’occident à l’époque où la civilisation de l’Europe a de
façon décisive distancé les civilisations parallèles. Au temps des premières croisades, la technique et la culture
des Arabes et des Chinois égalaient et dépassaient même celles des Occidentaux. En 1600, il n’en était
plus ainsi.
(…) Durant la période de notre étude, la pesanteur des structures et des techniques rurales, le
conservatisme des corporations, la sclérose des traditions monastiques ne parvinrent pas à équilibrer les
forces de mouvement dont la puissance se manifesta avec une énergie nouvelle. Pourquoi cette énergie ?
Ce legs de la civilisation gréco-romaine, l’apport fécondant du christianisme, un climat tempéré, des
terroirs fertiles, autant de facteurs, à côté sans doute de beaucoup d’autres, qui favorisèrent les hommes
concentrés dans l’Ouest du continent eurasiatique. Pourtant les épreuves ne leur manquèrent pas : les
unes naturelles telles la Peste Noire, les autres provoquées par le jeu des compétitions politiques,
12
économiques ou religieuses. Une conjonction de malheurs s’abattit sur l’Europe entre 1320 et 1450 :
disettes, épidémies, guerres, hausse brutale de la mortalité, raréfaction de la production des métaux
précieux, avance des Turcs ; défis qui furent relevés avec courage, avec génie. L’histoire de la
Renaissance est celle de ce défi et de cette riposte. La mise en cause de la pensée cléricale du Moyen
Age, le redémarrage démographique, les progrès techniques, l’aventure maritime, une esthétique
nouvelle, un christianisme repensé et rajeuni : tels furent les principaux éléments de la réponse de
l’Occident aux difficultés de tous ordres qui s’étaient accumulés sur sa route.
(…) Je n’ai donc pas présenté une Renaissance où tout n’aurait été que succès et beauté. Le
plus élémentaire devoir de lucidité oblige au contraire à déclarer que les XVè et XVIè siècles ont vu d’une
certaine façon s’accroître l’obscurantisme – celui des alchimistes, des astrologues, des sorcières et des
chasseurs de sorcières. (…) Temps de haines, de luttes affreuses, de procès insensés, l’époque de BarbeBleue et de Torquemada, des massacres en Amérique et des autodafés frappent aussi l’historien du XXè
siècle par sa dureté sociale. Elle a non seulement inauguré la déportation des Noirs dans le Nouveau
Monde, mais encore élargi en Europe même le fossé entre les privilégiés et les humbles. Les riches
devinrent plus riches et les pauvres plus pauvres. N’a-t-on pas trop insisté sur la montée de la
bourgeoisie à l’âge de Jacques Cœur, des Médicis et des Fugger ? La réalité est plus complexe car les
nouveaux riches se hâtèrent de passer dans la noblesse qui se trouvait ainsi renouvelée et gonflée. Celleci fut certes de plus en plus docile à l’égard du Prince. Elle n’en fut pas moins la classe possédante. Et,
en se convertissant à la culture – phénomène dont on n’a pas assez souligné l’importance –, elle imposa
à la civilisation occidentale une esthétique et des goûts aristocratiques avec, en contrepartie, le mépris
du travail manuel.
Rarement, durant une tranche d’histoire, le meilleur a autant côtoyé le pire qu’au temps de
Savonarole et des Borgia, de saint Ignace et de l’Arétin. Aussi bien la Renaissance apparaît-elle comme
un océan de contradictions, un concert parfois grinçant d’aspirations divergentes, une difficile
cohabitation de la volonté de puissance et d’une science encore balbutiante, du désir de beauté et d’un
appétit malsain de l’horrible, un mélange de simplicité et de complications, de pureté et de sensualité,
de charité et de haine. Je me suis donc refusé à mutiler la Renaissance et à n’y voir, comme H. Haydn,
qu’un esprit antiscientifique ou, en sens opposé, comme E. Battisti, qu’une progression vers le
rationnel. Elle a été l’un et l’autre.
(…) La Renaissance a affectionné les chemins détournés. C’est pourquoi le retour à l’Antiquité
abuse encore de bons esprits qui prétendent juger l’époque de Léonard en fonction de cette démarche et
lui reprochent de s’être attardée dans un passé depuis longtemps révolu. Au vrai, l’apparente remontée
vers les sources de la beauté, de la connaissance et de la religion n’a été qu’un moyen de progresser. On
a allègrement « pillé les temples d’Athènes et de Rome » pour en orner ceux de France, d’Espagne ou
d’Angleterre. Dès le XVIè siècle, on a identifié en Michel-Ange le plus grand artiste de tous les temps.
On a démoli Aristote en s’aidant de Platon et d’Archimède. Colomb a découvert les Antilles grâce aux
erreurs de calculs de Ptolémée. Luther et Calvin, en croyant restaurer la primitive Eglise, ont donné au
christianisme un visage nouveau. La Renaissance, qui s’est complue dans les emblèmes et les
cryptogrammes, a dissimulé son originalité profonde et son désir de nouveauté derrière cet hiéroglyphe
qui trompe encore : la fausse image d’un retour vers le passé.
A travers les contradictions et des chemins compliqués, et tout en rêvant de paradis
mythologiques ou d’impossibles utopies, la Renaissance a réalisé un extraodinaire bond en avant. Jamais
aucune civilisation n’avait accordé autant de place à la peinture et à la musique, ni lancé vers le ciel de si
hautes coupoles, ni porté au niveau de la haute littérature tant de langues nationales écloses en un si petit
espace. Jamais dans le passé de l’humanité tant d’inventions n’avaient été mises au point dans un si court
laps de temps. Car la Renaissance a été notamment progrès technique ; elle a donné à l’homme
d’Occident plus d’emprise sur un monde mieux connu. Elle lui a appris à traverser les océans, à
fabriquer la fonte de fer, à se servir des armes à feu, à marquer l’heure grâce à un moteur, à imprimer, à
utiliser quotidiennement la lettre de change et l’assurance maritime.
Et en même temps – progrès spirituel parallèle au progrès matériel – elle a amorcé la libération
de l’individu en le sortant de l’anonymat médiéval et en commençant à le dégager des contraintes
collectives. Burckhardt avait noté de façon géniale cette caractéristique de l’époque qu’il étudiait. (…)
Mais (…) combien fut douloureuse cette naissance de l’homme moderne. Elle s’accompagna d’un
13
sentiment de solitude et de petitesse. Les contemporains de Luther et de Du Bellay se découvrirent
pêcheurs et fragiles, menacés par le diable et les étoiles. Il y eut une mélancolie de la Renaissance. (…)
Mais découverte de l’homme c’est trop peu dire. L’historiographie récente a démontré que la
Renaissance avait été aussi découverte de l’enfant, de la famille au sens étroit du terme, du mariage et de
l’épouse. La civilisation occidentale est alors devenue moins antiféministe, moins hostile à l’amour dans
le foyer, plus sensible à la fragilité et à la délicatesse de l’enfant.
Le christianisme s’est alors trouvé confronté à une mentalité nouvelle et complexe, faite de
crainte et de damnation, du besoin de piété personnelle, de l’aspiration à une culture plus laïque et du
désir d’intégrer la vie et la beauté dans la religion. L’anarchisme religieux des XIVè et XVè siècles a certes
débouché sur une rupture, mais aussi sur un christianisme rajeuni, mieux structuré, plus ouvert aux
réalités quotidiennes, plus habitable pour les laïcs, plus perméable à la beauté du corps et du monde. La
Renaissance a certes été sensuelle ; elle a quelquefois opté, en particulier à Padoue, pour une
philosophie matérialiste. Mais son paganisme, plus apparent que réel, a trompé des esprits qui
cherchaient surtout l’anecdote et le scandale. Eblouie par la beauté du corps, elle a réussi à lui redonner
sa place légitime dans l’art et dans la vie. Mais elle n’aspirait pas pour autant à rompre avec le
christianisme. La plupart des peintres ont représenté avec une égale conviction des scènes bibliques et
des nudités mythologiques. (…) Le message de Lorenzo Valla a été entendu : christianisme ne signifia
plus forcément ascétisme. La laïcisation et l’humanisation de la religion ne constituèrent pas, aux XVè et
XVIè siècles, une déchristianisation.
(…) explorer une époque qui a surtout fasciné par son décor, ses fêtes et ses excès. Car il n’est
pas question ici de céder à la facilité et de présenter une Renaissance où le poison des Borgia, les
courtisanes vénitiennes, les mariages d’henri VIII et les bals de cour des Valois auraient encore une fois
tenu la vedette. »
14
PANORAMA DE LA FRANCE
EN 1515
- REPÈRES GÉNÉRAUX -
INTRODUCTION : LA RENAISSANCE EN FRANCE :
Extrait de l’introduction de Joël Cornette dans le manuel de Philippe HAMON, Les Renaissances 1453-1559, Paris,
Belin, 2009
« multiple et plurielle, elle se signale avant tout par la croissance des hommes, la remise en
valeur des terres laissées à l’abandon, le renouveau et l’intensification des échanges et des marchés, la
vigueur des « bonnes villes », l’essor de l’artisanat et de la proto-industrialisation notamment textile,
des nouveautés technologiques (du haut fourneau à l’imprimerie), la floraison des chantiers de
construction (de la masure aux châteaux et aux églises), le dynamisme de la circulation monétaire, la
hausse des prix et des profits stimulée par une demande inédite, l’affirmation de la « Grant Monarchie
de France », de Louis XI à Henri II, avec l’un de ses effets sociaux et financiers les plus visibles, la
croissance du corps des officiers royaux et la généralisation de la vénalité.
Cette face séduisante et optimiste du « beau XVIè siècle » et d’une France « mère des arts, des
armes et des lois » (Joachim du Bellay), ne saurait évidemment masquer, et c’est là une autre originalité
de cette Renaissance revisitée, un envers plus sombre, que révèle brutalement le grand soulèvement
urbain de la Rebeyne lyonnaise de 1529 : paupérisation populaire accrue, dégradation des conditions de
vie pour nombre de salariés et de « gagne-petit » condamnés à lutter pour simplement survivre. Et la
crainte sourde de ces hommes et de ces femmes si fragiles, tous soumis, du roi au plus humble de ses
sujets, au regard de Dieu, tenaillés par l’angoisse de la faute et du salut, angoisse entretenue par une
pastorale de la peur, atténuée toutefois par la pratique consolatrice des œuvres : profusion de messes et
de pèlerinages, culte des saints intercesseurs, legs et fondations… »
1. POTRAIT DU ROYAUME
En 1515, la France ne possède pas encore « D’UNITE NATIONALE » :
- les FRONTIERES ne sont pas clairement définies
- il n’y pas encore de LANGUE commune
Au sud la langue d’oc et au nord la langue d’oïl et à l’intérieur de ces deux zones principales,
une infinité de patois. Il faut aussi tenir compte de la présence des langues étrangères dans les zones
périphériques du royaume : le basque, le breton ou le flamand par exemple.
- le SYSTEME JURIDIQUE n’est pas unifié
De façon générale, au nord, domine le droit coutumier et au sud, le droit romain.
Chaque localité possède en plus tout un ensemble de coutumes qui lui sont propres. On note un progrès
sous Louis XII qui nomme deux commissaires royaux pour chaque zone afin de mettre au point les
coutumes de chaque pays au moyen de codes rédigés et authentifiés par des assemblées officielles.
- La SUPERFICIE du territoire est vaste et est difficile à appréhender :
Elle est en 1515, plus réduite qu’actuellement. On peut l’évaluer à 459 000 km2 en 1515
(aujourd’hui : 550 968 km2). Mais compte tenu des moyens de communication de l’époque, le territoire
semble alors immense.
« espace difficile à maîtriser, parce que trop vaste, difficile à traverser, difficile à surveiller » 3
Théoriquement on estime que de paris on relie Amiens en 2 jours
Paris – Limoges : 6 jours
Paris – Bordeaux : 7 jours et demi
3
Ursula Baurmeister et Marie-Pierre Laffitte, Des livres et des rois : la Bibliothèque royale de Blois, Paris, 1992, p225
15
Paris – Lyon : de 6 à 8 jours
Paris – Marseille : de 10 à 14 jours
En théorie bien entendu, car il faut aussi prendre en compte la météo qui influe
considérablement sur les conditions de voyage.
« Le mauvais temps ne signifie plus guère aujourd’hui qu’un peu plus au moins de confort pour le voyageur. Sauf accident
exceptionnel, il n’influe plus sur les horaires. Au XVIè siècle, tous les horaires en dépendaient. » 4
Ces distances géographiques ont des conséquences sociales et culturelles considérables, selon
Fernand Braudel, la société en est fragmentée :
« villages, bourgs, villes, « pays », régions, provinces, institution, cultures, parlers, originalités diverses et très anciennes, ont
vécu à l’abri, presque à l’écart des autres. »
Chaque communauté représente un microcosme à l’intérieur duquel les gens se connaissent
bien les uns les autres. On note un certain immobilisme de la paysannerie. Mais la mobilité des hommes
et des objets est bien réelle, il s’agit avant tout de mouvements de population concernant les villes.
Après plus d’un siècle de terribles bouleversements (grande peste de 1348 et la « Guerre de
100 ans », série de guerres qui oppose principalement la France et l’Angleterre et qui a duré de 1337 à
1453) on note, dans de très divers domaines, toute une série de mouvements d’amélioration, de
progrès, de développements et de croissances qui valent en partie le nom de RENAISSANCE à cette
période comprise entre la fin du XIVè s. et la moitié du XVè s (on donne généralement 1453-1559
comme repères chronologiques pour cette période dite de la « Renaissance »).
2. LA POPULATION
La population française est dévastée entre 1340 et 1450, à cause de deux facteurs : la peste
noire 5 et la Guerre de 100 Ans.
La population augmente dès 1450. Mais cela est difficilement quantifiable compte tenu du
manque d’archives sur la question (pas de rencensement général, peu de registres paroissiaux sur la
période). Autour de 1500, l’accroissement de la population française est considérable et semble avoir
doublé entre 1450 et 1560. Vers 1560 la population française retrouve son niveau d’avant la grande
peste. On estime que 30 à 50 % de la population française a été décimée en 5 ans depuis le départ de la
maladie en 1348.
C’est en Ile-de-France que la population amorce le plus tôt sa progression démographique.
En 1515 on observe ainsi une récession des épidémies, des maladies, des guerres et des
famines. Donc de meilleures conditions de vie, un recul de la mortalité dans les décennies fastes 14701520 et surtout une augmentation des naissances. Mais cela est très relatif car les conditions de vie
restent néanmoins difficiles pour un très grand nombre (la mort reste omniprésente avec notamment la
mortalité infantile élevée, l’apparition du typhus, et des récurrences de la peste) 6 . Mais les femmes se
marient plus jeunes et font davantage d’enfants, ce qui permet un accroissement certain de la
population.
Des mouvements de populations se font vers les zones desertées du fait de la guerre, et
contribuent à repeupler des régions comme celle du Bordelais ou celle du baillage de Senlis. Mais
surtout il y a une immigration de la misère. Les paysans appauvris par les mauvaises récoltes se dirigent
vers les villes et viennent ainsi grossir la foule des miséreux et des travailleurs précaires.
4
Procédures politiques du règne de Louis XII, édition René de Maulde la Clavière, Paris, 1885
LAROUSSE : « La deuxième pandémie de peste (une peste bubonique, dite « grande peste » ou « peste noire ») ravage l'Occident entre 1346
et 1353. Elle culmine en 1348. Venue sans doute de Crimée, elle gagne les pays méditerranéens, la France (par le port de Marseille, en
novembre 1347), puis l'Allemagne, l'Europe centrale et les îles Britanniques. Des rivages méditerranéens, la peste noire s'étend également à la
Suède et à la Prusse en automne 1349 et, pendant l'année 1350, à tout l'espace hanséatique. Touchant une population sous-alimentée, la peste
noire fait des ravages énormes au point qu'on a pu parler, à son propos, d'une « cassure tragique dans notre histoire ». Au total, le chiffre des
morts n'a pas été inférieur au tiers de la population dans toute l'Europe occidentale. Les conséquences de la peste noire sont amplifiées par la
multiplication des épidémies au siècle suivant.”
5
6 Voir fiche Histoire de la culture populaire, 16
Certains historiens estiment qu’à la fin du XVè siècle, la population s’élèverait à 15 millions
d’habitants, et au milieu du XVIè siècle de 18 à 21 millions d’habitants. C’est la monarchie la plus
peuplée du continent européen, elle abrite un européen sur 5, cela rend le royaume de France puissant,
car on mesure la puissance d’un prince au nombre de ses sujets.
3. LES CAMPAGNES
Au XVIè siècle, la France est massivement rurale : 90 % de la population vit à la campagne.
Ce sont en majorité des paysans placés sous la conduite spirituelle d’un curé et souvent la
juridiction d’un seigneur. Le village est une communauté d’habitants, avec en son centre le conseil des
chefs de familles, qui gère tout ce qui est relatif à l’administration de la communauté. Mais le noyau est
la paroisse : le territoire et la communauté des fidèles, organisés autour de l’église et de son cimetière.
Le curé est un personnage essentiel. Il est une sorte d’agent royal et surtout le chef spirituel.
La seigneurie est l’ultime cadre de la vie rurale. Ce sont généralement des nobles, mais ils
peuvent être aussi des roturiers en quête d’ascension sociale ou encore des collectivités ecclesiastiques.
Le seigneur a droit de rendre la justice et le droit de ban, c’est à dire le droit d’ordonner et de
contraindre. Ces droits peuvent être complets ou incomplets, car certains droits sont parfois vendus et
le seigneur ne garde que le monopole du moulin, du four, du pressoir ou reçoit une compensation
financière… Il récolte les revenus du domaine, ainsi que ses droits seigneuriaux 7 .
Les sociétés villageoises sont très hiérachisées :
-
La notabilité villageoise : riches paysans propriétaires, bailleurs de domaines seigneuriaux,
notaires ruraux, certains hôteliers ou aubergistes, des marchands…
catégorie moyenne des laboureurs et métayers
la masse des précaires : petits propriétaires, vignerons, paysans pêcheurs, artisans
(tailleurs, cordonniers, charrons, forgerons, maréchals-ferrants, catégorie plus ouvertes et
plus accesibles aux idées nouvelles)…
et enfin au bas de l’échelle, les « manouvriers » ou les « brassiers » qui louent leurs bras.
Ce sont les plus vulnérables. Pendant les crises, ils affluent vers les villes en quête de
travail ou grossissent la population des vagabonds qui courent les routes, inquiétant les
villes et les voyageurs.
Les paysans représentent une France attachée aux traditions et aux coutumes ancestrales. Les
changements et évolutions de la période ne modifient pas en profondeur ce monde dont l’évolution
reste lente 8 .
Parallélement à l’évolution démographique, la production agricole est stimulée dès 1450 (il y a
plus de bouches à nourrir…). Dans tout le royaume on encourage alors un vaste mouvement de
récupération des terres non cultivées. Entre 1470 et 1540 on procède à de grands défrichements afin de
débroussailler les terres laissées à l’abandon du fait de leur faible rendement.
4. LES VILLES
On observe une poussée urbaine dès 1450.
Autour de 1500, on estime la population de Paris à 200 000 habitants (son niveau d’avant la
grande peste).
Selon un document royal de 1538, les quatres autres plus grandes villes que sont Rouen, Lyon,
Toulouse et Orléans comptent de 40 000 à 70 000 habitants.
Plus d’une 20ne de villes : de 10 000 à 70 000 hab.
Plus d’une 40ne -------- : de 5000 à 10 000 hab.
Beaucoup de petites villes de moins de 5000 hab.
7 voir la fiche sur le seigneur et les villageois 8 voir la fiche Histoire de la culture populaire 17
+ de 246 localités considérées comme des villes
Comment différencier une petite ville d’un grand village ?
Généralement une ville possède un mur d’enceinte, des privilèges qui lui sont propres ainsi que
des catégories soci-professionnelles plus diversifiées et plus nombreuses que dans les villages.
Une ville a généralement une spécialité.
Bien que le commerce soit présent dans toutes les villes et constitue une de ses activités
principales, on remarque que certaines sont plutôt des centres administratifs, intellectuels ou
ecclesiastiques.
Ainsi la France compte :
- 8 parlements : Paris, Toulouse, Grenoble, Brodeaux, Dijon, Rouen, Aix, Rennes.
- 15 universités : Paris, Toulouse, Montpellier, Orleans, Cahors, Angers, Aix, Poitiers,
Valence, Caen, Nantes, Bourges, Bordeaux, Angoulême et Issoire.
- Environ 110 centres épiscopaux et archiepiscopaux.
- 2 villes industrielles : Amiens pour la manufacture de draps (qui engage la moitié de la
ville) et Tours pour l’industrie de la soie.
Le pouvoir des villes
Elles sont considérées comme le quatrième pouvoir après le Roi, l’Eglise et la noblesse. Elles
ont un rôle actif dans la vie politique du royaume.
Les murs
Beaucoup de murs ont été détruits par les Anglais pendant la Guerre de 100 Ans.
Jusqu’au début du XVIè siècle, les villes entreprennent des travaux de rénovation de leurs
murs d’enceinte (voir Pantagruel chap 16, Comment Panurge enseigne une manière bien nouvelle de batir des
murailles de Paris).
En 1513 la France est menacée d’invasion, chaque ville prend soin de réparer ses murs, de
rénover ses douves et de vérifier son artillerie.
On appelle communément « bonnes villes », les villes cerclées de murs, pour les distinguer des
gros villages ou des « villes champêtres » qui n’en disposent pas.
« une bonne ville ou place forte bien ravitaillée, artillée et fournie de toutes choses nécessaires pour soutenir un siège
et nourrir une garnison et un secours, est le sauvement de tout un royaume. »
Claude de Seyssel 9 , 1510
5. LE COMMERCE ET L’INDUSTRIE
L’augmentation de la population, le développement de l’urbanisation et l’amélioration
générale des conditions de vie sont favorables au déveleppement de l’économie. Cet essor économique
se fait à partir de 1460 et ce jusqu’en 1520.
1. COMMERCE MARITIME
Il n’existe pas de statistiques précises mais le développement des ports est très important car
les moyens de communication par voie de terre sont médiocres.
Les communications par mer et sur voies fluviales sont plus aisées. Ainsi les ports se
développent le long de la côte ouest et le long des rivières navigables. A Rouen, il est possible de voir
jusqu’à 200 bateaux sur le quai. Le plus grand port est Bordeaux, qui fait commerce principalement
avec l’Angeleterre.
La côte atlantique et la Manche commerce avec l’Angleterre, l’Espagne, les Pays-Bas et la
Scandinavie.
9
ENCYCLOPÉDIE UNIVERSALIS : Disciple de Bartoli, commentateur de recueils justiniens, Claude de Seyssel fut, de 1494 à 1498,
conseiller auprès de la maison de Savoie avant de passer au service de Louis XII. Après une brillante carrière aux parlements de Toulouse puis
er
de Paris en qualité de maître des requêtes, il écrivit pour François I La Grant'Monarchie de France (1519). C'est un recueil de conseils pour le
jeune souverain, mais surtout un brillant tableau juridique de la société française de son temps.
L'un des premiers théoriciens de l'absolutisme français, il en trace à la fois l'étendue et les limites telles que, pratiquement, elles existaient à son
époque
18
En 1481, l’annexion de la Provence est un événement majeur pour la France et le commerce
en Méditerranée car, grâce au port de Marseille, la France développe ses liens en Italie avec la côte
ligure, la Toscane, mais aussi avec la Catalogne, la Sicile, Rhodes et avec la côte de Barbarie (Nord
algérien).
L’Italie conserve malgré tout son monopole de commerce avec l’Orient.
2. RESSOURCES
Le royaume de France compte parmi ses ressources les produits de 1ere nécessité : BLÉ, VIN,
SEL et TEXTILES.
-
LE BLÉ : La France se suffit à elle-même en grande partie, sauf pendant les périodes de disette, elle
doit importer du blé. Paris se fournit dans la Beauce, dans la Brie, en Ile-de-France, en Picardie et
dans le Vexin. Pour les années difficiles, Paris se fournit plus loin, en Champagne par exemple.
Lyon a pour principal fournisseur la Bourgogne. En temps de pénurie, elle se tourne vers le
Languedoc, la Provence, le Xaintois, la Lorraine, l’Ile de France, la Picardie et la Beauce.
-
LE VIN : On note une augmentation de la production et de la consommation de vin au cours du
XVIè siècle. Les vignobles s’étendent autour de Paris, Orléans, Reims et Lyon. Le nombre de
tavernes augmente. La France exporte son vin aussi en grande quantité, vers l’Angeleterre et les
Pays-Bas principalement. Par voie de conséquence, dans la région des grands ports de l’Ouest, les
vignobles s’étendent le long de la côte atlantique (Bordeaux, la Rochelle, Basse Loire).
-
LE SEL : La France produit son sel pour le marché national aussi bien que pour le marché étranger.
Les marais salants de Méditerranée, par le Rhône et la Saone, commercent avec le Sud-est de la
France, la Bourgogne, la Savoie et les cantons suisses. Les marais salants atlantiques fournissent
Orléans et Chartres par la Loire, Rouen et le Nord de la France par mer. Le port de la Rochelle,
notamment, exporte le sel par mer vers l’Angleterre, les Pays-Bas, les Etats Baltes.
-
MÉTAUX : La France utilise en majorité le bois pour ses outils agricoles et industriels. Mais pour la
demande de pots en métal et surtout pour les clous et les épingles, elle est obligée d’importer.
(cuivre, laiton et fer-blanc d’Allemagne, étain et plomb d’Angleterre, acier d’Italie).
3. INDUSTRIE / ARTISANAT
Son développement est lié à l’essor du commerce.
Concernant l’artisanat, on parle pour l’époque de proto-industrialisation, dans le sens où l’activité se fait
au sein de la famille, généralement à domicile. La famille représente alors la cellule économique de base.
Le travail manuel est généralement méprisé et le travail lui-même ne recouvre pas de valeur
particulière comme ça peut l’être aujourd’hui. Le travail manuel est généralement déconsidéré car il est
envisagé comme la résultante de la malédiction biblique originelle… l’emergence d’une culture
technique est encore prématurée dans ce contexte.
•
LE TEXTILE : En France l’industrie principale est le textile. Elle est implantée dans le Nord et se
développe dans le Languedoc. Le textile est généralement fabriqué à la campagne et se vend en
ville. Le textile français est de qualité moyenne, au prix peu élevé. Il subvient notamment à la
consommation courante des couches populaires. Ce sont Rouen et Paris qui fabriquent le textile de
meilleure qualité. Mais impossible de rivaliser avec la serge de Florence et les laines d’Espagne,
d’Angleterre, de Barbarie ou du Levant. L’introduction de la fouleuse et l’essor d’une industrie de
luxe à Tours favorisent une certaine évolution dans le domaine. Mais pour fournir la cour et la
noblesse en textile de luxe, on fait venir la toile de lin supérieure des Pays-Bas et du Sud de
l’Allemagne et les plus belles soies viennent d’Italie (velours de Gênes, damas et satin de Florence,
drap d’or de Milan…)
•
LE BÂTIMENT : Il occupe 10% des actifs en ville. Le patrimoine à restaurer ou à renouveler est
considérable durant cette période : caves, masures rurales, chateaux, églises. De plus les matériaux
sont trouvables à proximité des grands centres : le gypse en provence, la pierre de Caen…
19
•
METALLURGIE : Elle connaît une véritable explosion. Apparition en France du procédé indirect,
introduit depuis la Wallonie et la Rhenanie. Développement des hauts fourneaux (plusieurs
centaines au milieu du XVIè siècle). Le métal alimente ensuite tout un réseau de fabrication d’objets
et d’outils.
4. IMPRIMERIE 10
Elle est importée pour la première fois d’Allemagne en 1470. L’extension est très rapide, Lyon
en 1473, Albi en 1475, Toulouse et Angers en 1476.
En 1500 on compte 75 presses à paris, et plus de 40 villes en possèdent au moins une. En
Europe, c’est Venise qui est la capitale de l’imprimerie avec des rendements quatre fois supérieurs à la
France (entre 1495 et 1497, Venise imprime 477 éditions contre 181 à Paris et 95 à Lyon).
Sa clientèle est d’abord universitaire. Elle diffuse les textes classiques et humanistes pour les
professeurs et les étudiants. Mais très vite les imprimeurs élargissent leur clientèle et fournissent en livre
le riche clergé, les magistrats et les avocats (c’est pourquoi on trouve beaucoup d’imprimeurs à
proximité des tribunaux) mais aussi une population urbaine enrichie par le commerce, sachant lire et
pleine de curiosités intellectuelles.
Publication d’ouvrages religieux de toutes sortes (missels, bréviaires, livres d’heures, manuels
de confession…), livres de littérature séculière (romans de chevalerie), des almanachs…
5. LES FOIRES
Dès la fin du Moyen-Age, la population réclame des foires sous licence royale.
On compte entre 1483 et 1500, plus de 344 foires. C’est un événement extrêmement
dynamique pour le commerce, si bien que certaines villes réclament le droit de récupérer ou d’avoir
une foire sur leur territoire.
La plupart des grandes villes ont leur foire, mais beaucoup de petites villes aussi. A Lyon, il y a
quatre foires annuelles pour lesquelles les marchands viennent jusque d’Italie, d’Allemagne ou de Suisse.
Des privilèges sont accordés aux foires pour protéger les marchands et ainsi les attirer :
- Libre circulation des monnaies étrangères
- Les biens étrangers sont garantis contre la mainmise et la saisie
- Levage du droit d’aubaine pour ne pas que la Couronne confisque
l’héritage d’un étranger
- Parfois, exemption de droit de sortie et de droit d’entrée
- Certains juges sont nommés pour les requêtes des marchands afin
d’éviter les délais de la justice courante.
Les foires favorisent considérablement l’évolution des banques. A partir du XVè siècle, elles
deviennent des agences de crédit et d’échange. En raison de l’importance du commerce, les banques
sont très nombreuses à Lyon et développent à partir de là des succursales dans d’autres villes. Elles
évoluent rapidement grâce aux lettres de change, au dépôt d’argent, aux prêts avec intérêt et aux
négociation de lettres de crédit. La Couronne est le principal client.
Fiche préparée à partir des ouvrages suivants :
Philippe HAMON, Les Renaissances 1453-1559, Paris, Belin, 2009
Arlette JOUANNA, Philippe HAMON, Dominique BILOGHI, Guy LE THIEC, La France de la Renaissance, Histoire et dictionnaire, Paris,
Robert Laffont, 2001
Robert KNECHT, Un Prince de la Renaissance, François Ier et son Royaume, Paris, Fayard, 1998
10 Voir aussi l’article imprimerie dans les définitions 20
III. RABELAIS HUMANISTE
L’HUMANISME
Dès la fin du Moyen-Age on observe dans les pays de la chrétienté un malaise religieux.
Beaucoup de prélats abusent de leur position, beaucoup de moines ne respectent par l’idéal monastique
et mènent une vie de débauche (ivresse, violence, mauvaises compagnies…). Certains penseurs de
l’Eglise appellent à la réforme de l’Eglise et prônent un retour à l’austérité, en encourageant le travail
pastoral et en combattant l’ignorance du clergé.
Parallèlement on observe une foi populaire très
vive et authentique, en attestent le nombre élevé de pèlerinages, l’édification des églises, l’importante
production de livres religieux ou encore la prédominance des thèmes sacrés dans l’art…
La foi n’est pas remise en question, bien au contraire, mais au niveau supérieur de grandes
polémiques naissent en matière de religion et d’idéal chrétien.
1. OBSCURANTISME
Depuis le XIVè siècle, le courant appelé nominalisme règne à la faculté de théologie de Paris.
Cette même faculté, qui jouit d’un grand prestige, est le plus grand centre d’études théologiques
d’Europe, elle est maitresse en matière de doctrine et de censure, en résumé, la faculté de théologie de
Paris est l’interprète souverain du dogme.
Il existe trois facultés supérieures à l’époque : théologie, droit canon et médecine. Pour être
docteur en théologie, 15 ans d’études sont nécessaires. Après cinq ans d’études en arts libéraux (que
sont la grammaire, la logique, la rhétorique et la musique), les étudiants se consacrent ensuite pendant
10 ans à la théologie. Etre docteur en théologie signifie qu’on est apte à « lire, débattre, délibérer et
enseigner » dans la faculté.
Dès le XIVè le thomisme, doctrine de St Thomas d’Aquin qui prône la possibilité d’atteindre
Dieu par les Saintes Ecritures et l’enseignement traditionnel de l’Eglise, est remis en cause par les
nominalistes (Duns Scot, Guillaume d’Ockham) qui pensent que la vérité divine n’est pas à la portée de
tous, que la raison ne peut comprendre les concepts spirituels, que l’Eglise est son seul dépositaire et
que c’est seulement par son enseignement que cette vérité divine peut être approchée. Les nominalistes
héritiers d’Ockham ne développent pas ses idées mais se contentent seulement de les appliquer et en
réduisent l’étendue par une étude abstraite et stérile de la logique formelle.
Ainsi, à la faculté de théologie de Paris, toute étude critique des Ecritures a disparu, les
théologiens sont incapables de lire l’Ancien Testament en hébreu et le Nouveau Testament en grec. Les
érudits médiévaux comme Nicolas de la Lyre, et surtout Pierre Lombard avec son Livre des Sentences, font
figure de référence dès le XVè siècle. La scolastique 11 règne en maître.
11 LAROUSSE : Enseignement philosophique qui fut donné en Europe du Xe au XVIe s. et qui consistait à relier les dogmes chrétiens et la Révélation à la
philosophie traditionnelle dans un formalisme complet sur le plan du discours. (Cet enseignement était fondé sur les concepts grammaticaux, logiques,
syllogistiques et ontologiques issus d'Aristote.) Saint Anselme, Abélard et Pierre Lombard mirent au point la scolastique, qui atteignit son apogée avec Albert le
21
Les humanistes sont contre cette doctrine du nominalisme et la plupart remettent en cause la
scolastique, car selon eux ces pratiques paralysent l’étude de la théologie et représentent l’apogée de la
confusion et de la régression intellectuelle. Pour un certain nombre d’intellectuels il est temps de
revenir aux textes originels et ce dans leur langue ancienne.
2. RETOUR AUX SOURCES
Les humanistes vont s’atteler à la redécouverte des Saintes Ecritures (l’Ancien Testament, le
Nouveau Testament ainsi que les textes des premiers Pères de l’Eglise) ainsi que de la philosophie
antique. Ils sont persuadés que l’étude des grands penseurs grecs (Platon et Aristote principalement)
leur permettra un meilleur accès aux Saintes Ecritures. Ce réexamen ne peut se faire qu’au prix d’un
retour aux sources des textes dans leur version d’origine, et donc d’un grand travail sur les langues
anciennes (ou orientales) : le grec surtout, mais aussi l’hébreu.
Ce mouvement intellectuel est indissociable de l’aspect religieux. Même si certains humanistes
sont aussi attirés par le paganisme antique, à cette époque le religieux et le culturel sont intimements
liés. Ainsi les aspects littéraires, philosophiques et religieux sont profondément imbriqués. Ces trois
grands évènements que sont l’Humanisme, la Réforme et la Renaissance sont liés les uns aux autres. Ils
sont animés par le même souci d’authenticité, de critique et de réforme.
3. PRÉCURSEURS ET CHEFS DE FILE
C’est dans ce contexte que naît l’humanisme.
Ses racines sont italiennes, il est né à Florence au XIVè siècle.
Lorenzo Valla (1405-1457) en est le précurseur.
L’Italie, et Rome en particulier, font figure de modèle et plus tard de rivale dans cette quête
intellectuelle et religieuse.
La France, dans sa volonté de se distinguer, essaiera d’ailleurs d’être la meilleure représentante
de l’héllenisme afin de contrer la « spécialité latine » de l’Italie.
Il existe au tournant du XVè et du XVIè siècles ce qu’on appelle la « République des lettres »
qui dépasse les frontières : une communauté savante idéale, née grâce à la mobilité géographique de
leurs représentants et des nombreux textes qui circulent. Les savants et les lettrés ne sont pas isolés et se
rénuissent au sein des différentes cours en France et en Europe. La pratique de la correspondance
surtout participe également au dialogue et à l’échange des idées.
L’essor de l’humanisme en France se fait dès 1470 à travers la figure de Guillaume Fichet, au
centre d’un groupe d’intellectuels fascinés par la Rome antique. Guillaume Fichet, qui a fait plusieurs
voyages en Italie, souhaite transmettre l’éloquence de l’humanisme italien et de sa philosophie. Son
souci principal est d’établir des publications les plus fidèles possibles de Cicéron, Virgile et Salluste. Il
respecte la tradition scolastique en même temps qu’il cultive son amour pour les lettres latines et ses
intérêts pour les idées platoniciennes. Au même moment, s’installe à Paris la première imprimerie dans
une cave de la Sorbonne qui, en moins de trois ans, publie plusieurs textes humanistes.
Robert Gaguin se place comme héritier de Guillaume Fichet. Avec un petit groupe d’érudits
partageant le même intérêt pour les lettres et l’Antiquité, il anime des débats sur les problèmes de
littérature et d’éthique et imite le style de Cicéron. Mais ces précurseurs ne sont pas encore héllenistes
et doivent faire venir d’Italie de bonnes traductions latines d’Aristote et de Platon.
A la fin du XVè siècle, les humanistes italiens avaient déjà des considérations philosophiques
ardues pour les humanistes en herbe français. Une de ses figures les plus emblématiques, Pic de la
Mirandole, fait un voyage à Paris en 1485. En fervent connaisseur de l’aristotélisme médieval et des
sources de la pensée juive et arabe il expose son but : réconcilier platonisme et aristotélisme.
Grand et saint Thomas d'Aquin.
22
Les études grecques, véritable quête pour les humanistes français, sont favorisées par
l’arrivée à Paris du spartiate Georges Hermonymos, qui pendant 30 ans a recopié des manuscrits anciens
et a enseigné le grec ancien. On compte parmi ses élèves Erasme et Guillaume Budé. Dès 1504, Paris
compte déjà d’excellents professeurs de grec. De 1494 à 1507, on imprime pour la première fois à Paris
des extraits de textes en grec.
Mais c’est Jacques Lefèvre d’Etaples qui est le premier à se démarquer de la tradition
scolastique. Comme beaucoup il est profondément choqué par l’état de la religion. Il souhaite
transformer l’enseignement de la philosophie et de la théologie à Paris, abandonner le Livre des Sentences,
faire un retour aux œuvres antérieures, trop négligées, et restaurer l’aristotélisme en remplaçant les
traditions scolastiques jugées trop littérales et productrices d’erreurs. Il fait une paraphrase de l’œuvre
complète d’Aristote. Comme Pic de la Mirandole et Marsile Ficin, il est emprunt de mysticisme : il
imagine un monde mystérieux accessible seulement à des privilégiés, par un savoir ésotérique. Il se
tourne vers les écrits de Denys l’Aéropagite et est séduit par les thèses de Nicolas de Cuse qui expose
que seule l’extase permet d’accéder à l’intuition de la réalité suprême, qui elle-même est inaccessible à
l’imagination. En 1512 il publie une édition des Epitres de Saint Paul puis en 1523 publie en français une
traduction du Nouveau et de l’Ancien Testament. La faculté de théologie de paris condamne son
ouvrage car le français, langue vulgaire, ne peut être selon elle interprète du Livre sacré. De plus elle
considère que le fidèles ordinaires ne sont pas aptes à lire les textes sacrés.
Mais c’est Erasme 12 le plus grand représentant de l’humanisme chrétien. Lors d’une visite à
Paris en 1495, il s’offusque de l’abstinence et de l’austérité qui règne à la faculté de théologie et surtout,
il rejette la scolastique et l’étude du Livre des Sentences :
« ces études fatiguent l’esprit par une certaine subtilité froide et aride, sans le féconder ou l’animer si peu
que ce soit. Par leurs balbutiements et les tares de leur style impur, elles déparent la théologie que l’éloquence des
Anciens avait enrichie et ornée. Elles rendent tout confus en voulant tout résoudre. »
Erasme est plus interessé par les lettres classiques que la philosophie ou la théologie. Son projet
est de réhabiliter la littérature antique. En 1499 il rallie le cercle de Robert Gaguin. Et à la suite de sa
rencontre avec Jean Colet en Angleterre en 1499 il entreprend de mettre la sagesse des Anciens au
service de l’interprétation du christianisme. En avril 1511 il publie l’Eloge de la folie : satire virulente
des abus de l’époque, des moines indignes, des scolastiques vaniteux et des papes guerriers. En juin de la
même année il quitte Paris définitivement.
Guillaume Budé 13 est ensuite un des humanistes français les plus illustres. Il est secrétaire de
François 1er, érudit, génie philologique et grand helleniste, il est d’ailleurs un des meilleurs d’Europe en
la matière. A 23 ans il renonce à toute vie dissolue et décide de suivre la voie de l’humanisme et de s’y
consacrer entièrement. Avec François Ier il a pour projet en 1517 de fonder le Collège des lecteurs
royaux (matrice de l’actuel Collège de France) en mettant la priorité sur l’apprentissage des savoirs
humanistes, avec notamment l’apprentissage des langues anciennes 14 .
4. DIFFUSION ET EDUCATION
L’aspect éducatif est majeur dans le mouvement de l’humanisme.
Les humanistes cultivent l’idée que grâce aux études qu’ils préconisent, l’espoir que les
hommes deviennent meilleurs et plus religieux est possible. Le concept de « résurrection de l’esprit
humain », de nouvelle naissance est au centre de leur projet. Ils ont une volonté claire de rompre avec le
passé, ils sont les premiers à donner au Moyen-Age cette image de temps obscur, d’ignorance barbare.
12 Voir article Erasme dans les définitions 13 voir article Guillaume Budé dans les définitions 14 voir extrait de Knecht, sur Rabelais et le Roi 23
L’Antiquité devient la référence absolue en matière de langage et de pensée et c’est par elle
qu’ils veulent procéder à la restauration des savoirs. Pour eux, la vérité se trouve dans l’Antiquité, il
faut donc retourner à l’étude des textes des Premiers Pères de l’Eglise, les premiers auteurs chrétiens et
en finir avec les pseudo-savants et les pseudo-théologiens.
Pour cela il faut aussi maîtriser une culture livresque considérable, faire preuve d’érudition,
mais aussi actualiser, faire synthèse et enfin transmettre. L’érudition est indispensable à tout humaniste.
C’est donc un projet d’éducation qu’ils proposent : éducation intellectuelle, artistique, morale et
religieuse. La célèbre maxime d’Erasme : « on ne naît pas homme, on le devient » exprime bien l’idée
qu’une bonne éducation est vitale dans l’avènement d’un bon chrétien, d’un homme meilleur.
Il comporte de maîtriser les auteurs antiques, un important travail philologique 15 se met en
place, ils oeuvrent à la connaissance du latin des Anciens (différent du latin d’usage à l’époque), à la
connaissance du grec et de l’hébreu pour avoir accès aux textes bibliques et à ceux de la tradition
judaïque.
Le problème des sources et des traductions suscite de grandes dicsussions. Quel latin de
référence choisir ? Erasme prône l’utilisation du latin d’usage afin de faciliter les débats et les échanges,
d’autres comme Etienne Dolet, en puriste, revendique l’usage du latin cicéronien. Ils s’acharnent à
trouver les bonnes versions et les bonnes traductions, ils suppriment les gloses des siècles précédents
jugées inutiles. Dans cet élan de retour aux sources, ils font une véritable traque des manuscrits et
s’évertuent à trouver des textes nouveaux. François Ier envoie des ambassadeurs en Italie chargés de
copier et d’acheter des manuscrits, il se constitute une bibliothèque considérable et notamment une
collection inestimable de manuscrits grecs 16 .
Les humanistes se vouent à l’étude mais pas seulement car ils se donnent aussi pour mission de
produire une réflexion :
- Publication érudites des œuvres antiques (avec ou sans commentaires)
- Développement et précision de leurs outils de travail (grammaire, dictionnaire,
glossaires…)
- Publication de leurs propres réflexions
L’imprimerie joue donc un rôle fondamental dans l’essor et la diffusion de l’humanisme.
L’IMPRIMERIE est introduite en France dans les années 1470. Les textes sont alors fidèlement
retranscrits et dupliqués en nombre important. Ce qui permet de sortir de la spirale infernal des erreurs
de copie. Le texte est standardisé et uniformisé, le rendant plus accessible et plus facilement utilisable.
L’apparition de l’imprimerie suscite par ailleurs un besoin d’instruction de plus en plus large parmi la
population, ce qui facilite la propagation des idées nouvelles. L’imprimé reste toutefois réservé à une
production de masse. Afin de limiter les coûts, on produit en grand nombre des ouvrages qui plaisent au
public : on diffuse surtout des livres de culture traditionnelle, religieux la plupart du temps. La
circulation manuscrite reste encore très importante, notamment pour les correspondances, mais
surtout, c’est la transmission orale qui est essentielle dans l’enseignement.
On observe au XVIè siècle le développement de collèges appelés « modus parisiensis », c’est à
dire des modules de formation inspirés du modèle institutionnel parisien de la faculté des arts libéraux.
Ces collèges se créent dans les villes grâce au financement des autorités municipales et des familles aisées
soucieuses de l’éducation des jeunes. Le collège devient le passage des jeunes issus des couches
moyennes et supérieures urbaines. L’émergence du groupe d’âge adolescent émerge d’ailleurs à cette
époque. C’est une grande nouveauté car les autorités ecclésiastiques ont délaissé le « secondaire ». Ainsi
des collèges se forment dans les grandes villes, certains jouissent d’un rayonnement considérable grâce à
la présence de personnalités qui diffusent le savoir humaniste, comme à Bordeaux, Lyon ou Nîmes par
exemple. Ces collèges se distinguent par un enseignement solide du grec, et en général, organisent des
classes de niveau avec des programmes et des horaires définis, l’étude des œuvres de l’Antiquité et des
15
PHILOLOGIE : étude des textes et de l’histoire des textes par la comparaison systématique des manuscrits ou des éditions, par l'histoire.
16 Voir l’extrait de Knecht sur la Bibliothèque royale 24
humanistes, ainsi que de nouvelles méthodes, on observe notamment l’apparition de la détente physique
comme la récréation… 17
5. HUMANISME ET HÉRÉSIE
L’humanisme est soupçonné d’hérésie. Selon la faculté de Paris, les humanistes tentent de
changer le texte de la Bible et d’introduire une parole humaine à la place de celle de Dieu. Le principe
du livre révélé est remis en cause.
De plus, apparaît dès le début du XVIè siècle le courant de la Réforme.
le luthéranisme qui apparaît à Paris en 1519, jouit très vite d’un immense succès. Sur certains
aspects humanisme chrétien et luthéranisme se rapprochent, les contours peuvent apparaitre flous.
Luther et Lefèvre d’Etaples partagent le même intérêt pour les écrits de Saint Paul par exemple. Mais
les humanistes restent généralement de fervents catholiques et se placent dans le courant de
l’évangélisme 18 .
La faculté de théologie veut faire taire les humanistes et par le biais de la censure 19 , elle essaie
d’étouffer la propagation de leurs idées. Elle publie régulièrement la liste des livres censurés mais
aimerait aller plus loin, prendre des mesures vigoureuses et condamner des humanistes en personne.
Mais François Ier, entouré d’éminents intellectuels et sous l’influence de sa sœur Marguerite
d’Angoulême (Marguerite de Navarre) notamment, garde toujours sa réserve face à la faculté de Paris et
apporte son soutien aux humanistes. (Marguerite d’Angoulême, écrivain, femme de lettres et femme
d’une grande dévotion, est elle-même imprégnée des idées de Lefèvre d’Etaples.)
Fiche réparée à partir des ouvrages suivants :
Philippe HAMON, Les Renaissances 1453-1559, Paris, Belin, 2009
Arlette JOUANNA, Philippe HAMON, Dominique BILOGHI, Guy LE THIEC, La France de la Renaissance, Histoire et dictionnaire, Paris,
Robert Laffont, 2001
Robert KNECHT, Un Prince de la Renaissance, François Ier et son Royaume, Paris, Fayard, 1998
17
voir l’article sur Le jeu à l’école latine et au collège
18 voir article évangélisme dans les définitions 19 voir article censure dans les définitions 25
ÉDUCATION DE LA JEUNESSE
1. PRÉCARITÉ DE LA JEUNESSE
Extrait de : Jean DELUMEAU, La civilisation de la Reanaissance, Arthaud, Paris, 1984
« Au Moyen Age, le professeur, une fois la leçon terminée, se désintéressait de son élève. Son
rôle était non seulement de l’instruire, de lui donner un certain nombre de mécanismes intellectuels, de
développer sa mémoire – chose bien nécessaire quand l’imprimerie n’existait pas. Il le rendait capable
de lire en latin le Psautier et la Bible, ou, à un niveau supérieur, d’être un canoniste compétent, un
médecin de quelque savoir, un théologien rompu à la pratique des disputes. Mais il ne cherchait pas à en
faire un homme. L’enseignement était plus fonctionnel, plus technique que moral : il gardait encore
souvent cet aspect au début du XVIè siècle. Sorti de la salle de cours, l’élève – étudiant ou simplement
écolier – faisait ce qu’il voulait, devenait ce qu’il pouvait. Il allait de ville en ville, d’école en école.
Pantagruel, accompagné d’Epistémon, visita successivement les universités de Poitiers, Bordeaux,
Toulouse, Montpellier, Valence, Angers, Bourges, Orléans et Paris.
Autre exemple pris cette fois hors de toute fiction romanesque : Thomas Latter, petit écolier
famélique, mais dont on voulait faire un prêtre, et qui devait donc savoir un minimun de latin,
parcourut la Suisse et l’Allemagne en compagnie d’un cousin, Paulus, qui lui servait de « bachant »,
c’est-à-dire de protecteur – un protecteur qui battait souvent son petit compagnon. Le travail de celui-ci
consistait surtout à mendier pour lui et son « bachant », lequel gardait la meilleure part de la recette.
Après plusieurs pérégrinations communes, Thomas, ayant grandi, finit par fausser compagnie à Paulus.
Rude adolescence que celle-là ! A Breslau, écrit Platter, « les écoliers couchaient par terre à l’école…
L’été, quand il faisait chaud, nous couchions au cimetière ; nous rassemblions de l’herbe, de celle qu’on
répand en été dans les rues habitées par les seigneurs, devant les maisons, le samedi ; quelques-uns
entassaient cette herbe dans un coin au cimetière et ils s’y couchaient comme les cochons dans la paille.
Mais quand la pluie se mettait à tomber, nous nous sauvions à l’école, et, quand il y avait des orages,
nous chantions presque toute la nuit ».
Les étudiants qui n’étaient pas boursiers internes – et c’était la majorité – étaient donc laissés à
eux-mêmes. Pantagruel, arrivant à Paris, s’informa auprès d’un « escolier » du genre de vie que lui et
ses camarades menaient d’ordinaire. Il apprit que les étudiants parisiens passaient leur temps à
déambuler dans la ville, à « capter la bénévolence » du sexe féminin, à visiter les lupanars, à manger « ès
tabernes méritoires ». quand ils étaient « en pénurie de pécune », ils s’adressaient à leurs familles ou
mettaient en gage leurs livres et leurs vêtements. S’agit-il d’une exagération rabelaisienne ? Le
témoignage d’Etienne Pasquier semble indiquer que non. « Les chambres, écrit-il à propos de Paris,
étaient d’un côté louées à escolliers, d’un autre à filles de joie ; il y avait sous un mesme toit escole de
reputation et de putasserie tout ensemble.
A l’époque de la Renaissance, la mise en ordre des études et le souci nouveau de protéger
moralement la jeunesse modifièrent de façon radicale la vie scolaire et mirent progressivement fin en ce
domaine à l’anarchie médiévale. Si les régents furent désormais soumis à une règle sévère, à plus forte
raison les élèves. L’étudiant du Moyen Age acceptait 20 une discipline corporative, connaissait l’initiation
des « béjaunes » - les bizuths – par les « bachants » ou anciens. Mais il n’obéissait pas et n’avait pas à
obéir à ses maîtres qui, surtout lorsqu’il s’agissait de l’enseignement des « arts », n’étaient que des aînés,
des primi inter pares. Cette situation changea totalement entre 1450 et 1600. On s’aperçut que l’enfant et
l’adolescent étaient des êtres différents des adultes, dont on voulut les protéger, un peu comme les
Jésuites allaient bientôt s’efforcer de séparer les Indiens du Paraguay des colons espagnols. Il apparut aux
20
ill. : gravure de Gustave Doré in Pantagruel, chap XVI, « Des mœurs et conditions de Panurge »
26
pédagogues des temps nouveaux que la discipline était le seul moyen d’isoler les enfants d’un monde
corrompu et de leur donner des habitudes vertueuses. On se rendit compte en même temps que la tâche
des maîtres n’était pas seulement d’instruire, mais d’éduquer. Ils avaient charge d’âmes ; ils étaient
responsables de la conduite morale des futurs adultes. »
2. HUMANISME ET EDUCATION DE GÉANTS
Extrait de Arlette JOUANNA, Philippe HAMON, Dominique BILOGHI, Guy LE THIEC, La France de la Renaissance,
« Les développements consacrés par Rabelais à l’éducation sont, il est vrai, à replacer dans le
contexte d’un roman destiné à divertir. Les critiques ont souligné les excès de sa description 21 .
Gargantua est « institué par Ponocrates en telle discipline qu’il ne perdoit heure du jour » : il y a là sans
doute l’influence de ce que se fait au même moment dans les collèges, qui adoptent un emploi du temps
strict, mais c’est aussi une exagération plaisante. Les connaissances acquises par Gargantua sont si
encyclopédiques qu’elles passent les capacités ordinaires. Quant à ses exercices physiques, ils sont
proprement fabuleux :
« nageoit en parfonde eaue, à l’endroict, à l’envers, de cousté, de tout le
corps, des seulz pieds, une main en l’air, en laquelle tenoit un livre, transpassoit
toute la rivière de Seine sans icelluy mouiller (…). Issant (sortant) de l’eau,
roidement montoit encontre la montagne et dévalloit aussi franchement ; gravoit ès
arbres comme un chat, saultoit de l’une à l’aultre comme un escurieux (écureuil),
abattoi les gros rameaux comme un autre Milo… »
Pas de doute, c’est bien un programme de géant. Et cependant, sous l’emphase comique,
Rabelais expose l’esprit nouveau qui anime l’éducation humaniste : il s’agit de façonner un homme au
savoir bien assimilé, au corps harmonieux, à l’esprit bien exercé, à la parole facile et élégante, au
caractère bien trempé, courtois envers les autres et sachant rendre grâce à Dieu.
La formation décrite répond aussi à une autre finalité : celle de la continuité lignagère, dans
laquelle tout individu s’insère et s’enracine. Le début de la lettre de Gargantua à Pantagruel situe
parfaitement la perspective dans laquelle se place la bonne éducation. Il convient d’assurer la
ressemblance du fils au père, grâce à laquelle le second revivra dans le premier. La notion de
ressemblance fait l’objet d’une belle exhortation. Il y a d’abord la ressemblance physique : « en toy
demeure l’image de mon corps ». Mais celle-ci serait grossière et superficielle si ne s’y joignait celle de
l’âme, sans laquelle, ajoute le père,
« le plaisir que (je) prendroys, ce voyant, seroit petit, considérant que la
moindre partie de moy, qui est le corps, demeureroit, et la meilleure, qui est l’âme et
par laquelle demeure nostre nom en bénédiction entre les hommes, seroit
dégénérante et abastardie ».
Mais si, poursuit-il, tu deviens « absolu et parfaict, tant en vertu, honesteté et preudhommie,
comme en tout sçavoir libéral et honeste », tu seras « après ma mort comme un mirouoir représentant
la personne de moy ton père ». Comme un miroir : il s’agit donc de reproduire à la génération suivante
les qualités de la précédente, en les améliorant si possible. La simple hérédité ne suffit pas ; elle doit être
renforcée par ce travail de culture de la bonne nature qu’est l’effort éducatif. Cet achèvement sera une
victoire contre la mort. Gargantua exprime cette idée de manière émouvante :
« je ne me réputeray totalement mourir, ains (mais) passer d’un lieu en
aultre, attendu que en toy et par toy je demeure en mon image visible en ce monde,
vivant, voyant et conversant entre gens de honneur et mes amys comme je souloys
(avais l’habitude) ».
21
Gérard Defaux n’y voit pas seulement une intention comique mais aussi la parodie de l’ambition de devenir un « abisme de science ». L’idéal
de l’omniscience, fait-il remarquer, n’est pas celui de l’humaniste (Pantagruel et les Sophistes). Certes, mais le souci de marier la formation
intellectuelle, les exercices physiques et le jeu exprime bien l’idéal éducatif nouveau.
27
En imaginant la continuation d’habitudes chères, de réunions amicales, se poursuivant presque
inchangées malgré la substitution des personnes, Gargantua traduit son souhait de survivre en la
personne de son fils. On se trouve là devant l’expression d’un thème récurrent à la Renaissance : le
désir d’une immortalité terrestre à travers la longévité de la lignée, assurée conjointement par l’hérédité
et par l’éducation. A cet égard, l’effort fourni par le fils pour apprendre et se perfectionner est une
manifestation de la piété filiale ; mais il est aussi l’expression d’un devoir à l’égard à la fois des ancêtres
et des descendants. La personnalité de la lignée est symbolisée par son nom : Gargantua confie à son fils
une mission sacrée, celle d’être « garde et trésor de l’immortalité de nostre nom ».
Ne voir qu’une intention parodique dans la présentation que Rabelais donne ici d’une valeur
répandue chez les nobles, à savoir le souci de la grandeur lignagière et de la pérennité du nom, serait
sous-estimer la complexité du rapport que l’auteur entretient avec sa fiction, fait à la fois de distance
facétieuse et de connivence. On trouve par ailleurs dans son œuvre les traces de l’admiration qu’il voue
aux grandes familles nobles, comme celle de ses protecteurs du Bellay. Cet aspect de sa pensée colore
en partie la description qu’il fait de l’abbaye de Thélème, ce lieu où sont rassemblés des moines d’un
nouveau genre, des garçons de douze a dix-huit ans et des filles de dix à quinze ans, dont la règle unique
est « Fay ce que vouldras ». formule explicitée par la phrase fameuse :
« parce que gens libères (libres), bien nez, bain instruictz, conversans en compagnies
honestes, ont par nature un instinct et aguillon, qui tousjours les poulse à faictz
vertueux et retire de vice, lequel ilz nommoient honneur ».
Les thélémites forment une société aristocratique de « nobles chevaliers » et de « dames de
haut paraige », servie par un peuple d’artisans et de marchands qui travaillent « dans un grand corps de
maison », autour du bois de Thélème. Mais l’abbaye s’ouvre aussi à ceux dont les mérites ont été
conquis par l’étude et qui se sont consacrés à scruter l’Evangile. Ainsi sont réunis dans ce temple d’une
éducation réussie toutes les catégories de « bien nés ».
D’une autre manière, Guillaume Budé campe aussi, dans l’Institution du Prince, le face à face
entre les « généreux » – les hommes de haut lignage , symbolisé ici par François 1er – et les savants, qu’il
représente lui-même. Les premiers ont besoin des seconds pour acquérir cette « prudence lettrée » qui
leur est nécessaire ; les seconds à leur tour dépendent des premiers pour voir leur valeur reconnue et
récompensée. Le roi doit « porter honneur aux choses honorables » : si « les gens sçavants et gens
vertueux en ont leur part selon leur capacité et profession, c’est justice ». Il y a là revendication d’une
distinction spéciale dans la société pour tous ceux qui ont voué leur vie à l’acquisition du savoir. Cet
appel au roi est répété dans le De studio de 1532. A cette date cependant, budé est en train d’accomplir
son « transitus » ; la finalité de l’acquisition des connaissances classiques et du long effort de
perfectionnement individuel y est surtout présentée comme l’ouverture d’un accès plus facile à la
compréhension de la sagesse chrétienne. Dans cette perspective, l’humanitas n’est perçue comme
pleinement achevée que dans la contemplation des mystères de Dieu. C’est bien là le couronnement de
la réflexion humaniste sur l’éducation. »
28
FÊTES ET CARNAVAL
À LA RENAISSANCE
Durant le Moyen Âge et la Renaissance les fêtes populaires suivent un calendrier précis,
cyclique, concordant avec les calendriers lunaire et solaire, celui des fêtes chrétiennes et enfin celui des
cérémonies agraires.
L’appellation carnaval peut signifier l’ensemble des fêtes « comprises entre deux points forts du
calendrier liturgique, Noël et Pâques, et fête de transition, entre le passage de l’hiver au printemps. »
Ci-dessous une classification des différents cycles du calendrier qui rythme la vie des hommes à
l’époque :
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
Cycle de la fin de l’hiver ou de Carnaval-Carême
Cycle du début de printemps ou de Pâques
Cycle du printemps ou de mai
Cycle du solstice d’été ou de la Saint Jean
Cycle du milieu d’été ou de la mi-août
Cycle de l’automne ou pré hivernal
Cycle de l’hiver ou des Douze (ou Treize Jours), de Noël aux Rois. 22
Pour rester en lien avec Rabelais, nous nous intéresserons exclusivement aux formes urbaines
des fêtes et du carnaval.
1. FÊTES
Comme on l’a signalé plus haut (chap VII. 1.), Robert Muchembled dans son ouvrage
dénombre plusieurs types de fêtes qui pouvaient avoir lieu dans les milieux urbains durant le XVè et XVIè
siècle.
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-
D’abord des fêtes spontanées qui naissent d’un évènement exceptionnel (en 1434 à Arras, il gela et
neiga pendant près de quatre mois, furent alors confectionnés dans toute la ville de grands
bonhommes de neige baptisés « Roy de Clacquedent », « Passe-route », « frère Galopin », « grand
seigneur de Courte-Vie », etc.).
Noces et banquets à l’occasion des rites de passage familiaux (accouchements, baptêmes, mariages,
enterrements), au cours desquels règne l’excès de nourriture et de boissons.
Fêtes des corps de métier. Chaque corps de métier est organisé en confrérie ou en compagnie, ils
organisent les fêtes qui correspondent à leur calendrier et participent aussi en tant que tels aux fêtes
de plus grande envergure.
Fêtes de voisinage. Très courantes au Moyen-Age. Grands banquets organisés dans des quartiers ou
circonscriptions, tendent à disparaître au XVIè siècle.
Ducasses ou kermesses. Fêtes anniversaire des dédicaces des églises qui se déroulaient sur plusieurs
jours, huit en général (processions, banquets, comédies, jeux organisés par les confréries, exercices
de rhétorique, danses, chants…). A cette occasion on donne libre au cours au plaisir du jeu, de la
fête, de l’ivresse et des banquets.
« Fêtes officielles » : Autres fêtes religieuses (mélange de profane et de religieux) ou en l’honneur
d’un prince ou d’un personnage important (à l’occasion d’une entrée princière ou de la célébration
d’un événement de la vie du souverain, la ville est décorée et nettoyée, on expulse les troupeaux de
22
extrait Oleg KOCHTCHOUK, Carnaval. Rites, fêtes et traditions, Cabédita, 2001, Yens sur Morges
29
-
-
porcs mais aussi parfois les vagabonds et les mendiants, puis la fête ses fastes, jeux, banquets,
danses…
Fêtes burlesques (fête des Innocents, des Anes, des Fous, des Sots…) 23 du cycle des Douze jours,
qui se déroulent en plein cœur de Noël et de l’hiver. Ces fêtes reposent sur les épaules des
compagnies joyeuses dirigées à l’occasion par un évêque des Fous, des Sots ou des Anes. La
compagnie parcourt la ville sur un char, sous les ordres tyranniques de l’évêque éphémère et parmi
les banquets, les acteurs de la confrérie donnent des représentations diverses. Durant la fête des
Innocents, les jeunes gens, à Lille vers 1552-1556, parcourent les rues en chantant des chansons
dissolues, jetant des cendres, parfois des ordures, et en frappant les gens, surtout les jeunes filles.
Selon certains ces fêtes sont héritières des rites de fertilité des grandes fêtes paysannes.
Le cycle de Carnaval-Carême est l’occasion de grandes réjouissances. Lors de ces fêtes, débauche,
débordements, violence côtoient la liesse populaire. (Carême est une période de 40 jours de pénitence
qui fait référence au jeûne du Christ dans le désert ; période qui précède Pâques (résurrection du Christ), et
durant laquelle sont proscrits les jeux, les divertissements, la viande, le vin et les friandises, et durant laquelle
l’abstinence doit également être observée. Carême-Prenant est une période de plusieurs jours (carnaval (ou
mardi gras) en est le point culminant) qui précède carême, et durant laquelle on fait bombance avant les
privations, donnant ainsi lieux à tous les excès connus du carnaval. L’origine du mot carnaval est latine et sa
première mention remonterait à un acte de 965. Carne levare : lever les mains sur les aliments carnés).
***
6. CARNAVAL
Extraits du chapitre de Martine GRINBERG, Carnavals du Moyen Age et de la Renaissance dans l’ouvrage de Pier Giovanni
D’AYALA & Martine BOITEUX (dir.), Carnavals et mascarades, Barcelone, Bordas, 1988 :
« la fin du Moyen-Age et la Renaissance portent le carnaval à son apogée. Mais pas de carnaval
type : les rituels sont plus diversifiés que ne laisseraient supposer les textes littéraires qui en donnent
une vision plus homogène. Chaque village, chaque ville a défendu son carnaval contre toutes les
attaques, les interdictions ecclésiastiques, contre les difficultés financières, au nom d’une tradition
immémoriale.
Ancrés sur l’antagonisme fondateur, carnaval/carême, les rituels se sont structurés, intégrant
une grande diversité d’éléments, d’êtres et d’animaux étranges – de l’Ours au cheval-jupon –, de
symboles. Le monde carnavalesque n’a cessé de se construire, de se modifier, en prise avec l’Histoire.
Aucun carnaval n’est identique à un autre. il est création locale dans son expression rituelle, fait social
dans sa symbolique et ne peut être compris qu’à le situer dans un processus culturel de grande ampleur
et, en particulier, dans la formation d’une culture urbaine qui cherche son chemin entre Dieu et Satan,
face aux clercs et aux chevaliers.
(…)
Chaque année renaît le royaume de carnaval, avec son roi, prince ou abbé (…), et reviennent
les masques et les fols.
Si Charnaige et Gargantua, chacun à l’un des bouts de la chaîne temporelle, sont les références
littéraires, voire mythologiques, les rituels n’ont que tardivement personnifié le carnaval et représenté
sa mise à mort. Mais le règne de Carnaval se manifeste, par l’intermédiaire de son roi, régissant selon
des règles spécifiques ce temps du calendrier, organisant les jeux rituels, soule, cavalcades, feux de
Brandons… »
23 Elles sont généralement considérées comme héritées des fêtes romaines, les Saturnales. La Fête des Fous atteint
son paroxysme au XIIIè siècle : généralement conduite par les jeunes clercs, elle consiste à parodier la lithurgie au
sein même de l’église en y pratiquant toutes formes d’excès et de licences, avant de dériver en cavalcade
populaire. Les barrières sociales tombent et l’ordre social s’inverse (prêtres déguisés en femmes par exemple…) 30
UTOPIE ET CARNAVAL
Extrait de l’article de Carlo OSSOLA, Entrez dans la danse dans le Magazine Littéraire, dossier François
Rabelais, n° 511, septembre 2011
« Entrez dans la danse
Rabelais n’appelle pas à constamment ripailler, mais à cultiver chaque jour, pardelà le seul mardi gras, le climat de liberté et de légèreté que suscite le carnaval.
Au XVIè siècle, les notions d’utopie et de carnaval étaient plus proches que nous ne le
concevons aujourd’hui. Nous pensons désormais l’utopie comme une idée tendue vers l’irréel, à cause
de notre notion mesurée, presque contingentée, du réel. Mais tel n’était pas le cas au XVIè siècle. Lucien
Febvre, dans l’un de ses livres les plus beaux, Le Problème de l’Incroyance au XVIè siècle. La Religion de
Rabelais, évoque « les habitudes d’une société de paysans qui acceptent de ne savoir jamais l’heure
exacte, sinon quand la cloche sonne (…) et qui pour le reste s’en rapportent aux plantes, aux bêtes, au
vol de tel oiseau ou au chant de tel autre. (…) Ainsi, partout, fantaisie, imprécision, inexcatitude. Le
fait d’hommes qui ne savent même pas leur âge exactement ». Encore aujourd’hui, la bibliographie
concernant la naissance de Rabelais hésite entre deux dates, éloignées de dix ans l’une de l’autre. Si le
réel est, à la Renaissance, difficile à définir, l’utopie n’est pas si loin du quotidien. Le carnaval
également. Nous avons l’habitude aujourd’hui de penser le carnaval comme un moment de fête très
libre, avec beaucoup de décibels, pour ainsi dire, tandis que tout le reste est bien réglé dans une journée
de travail, pendant laquelle il ne faut pas faire trop de bruit, sans quoi les voisins se fâchent. Là encore, il
faut réviser notre jugement lorsqu’on pense au XVIè siècle. Mikhaïl Bakhtine, dans L’œuvre de François
Rabelais et la Culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, nous dit que « le rôle des « cris de paris »
était immense dans la vie de la place publique et de la rue. Celles-ci bourdonnaient littéralement des
appels les plus variés. (…) Il importe de rappeler que non seulement toute la réclame, sans exception,
était verbale et clamée à tue-tête, mais que, d’autre part, toutes les annonces, arrêtés, ordonnances,
lois, etc., étaient portés à la connaissance du peuple par voie orale. Dans la vie culturelle et quotidienne,
le rôle du son et de la parole sonore était bien plus considérable qu’aujourd’hui. » avec ses rues pleines
du rythme des chevaux et des marchands, nous ne sommes certes pas dans le carnaval, mais déjà dans la
tonalité de quelque chose qui échappe au contrôle des arrêtés et des bonnes manières. De ce point de
vue, notre époque est un retour à l’époque rabelaisienne. Si nous avons été les héritiers de la période
victorienne pendant une courte période, nous revenons désormais à un environnement sonore plus
proche de celui que Rabelais décrit. En ce sens, lire Rabelais, c’est quelque part lire le chaos
d’aujourd’hui.
•
AU-DELA DU BONHEUR PRIVE
Nous pensons également aujourd’hui que le carnaval concerne le bonheur privé tandis que
l’utopie vise la jouissance publique. Bakhtine soutient au contraire que, chez Rabelais, les deux sont
indissociables : « Ces images (de la fête populaire au Moyen Âge) du manger et du boire n’ont rien de
commun avec la vie quotidienne immobile et le contentement d’un individu privé. Ces images sont
profondément actives et triomphantes, car elles achèvent le processus de labeur et de lutte que l’homme,
vivant dans la société, effectue avec le monde. » Personnellement, le plus ancien souvenir de ma vie est
la fête que l’on faisait, à la campagne, après avoir ramassé le blé ; le labeur avait duré toute la semaine,
et la fête durait tout le dimanche. Le bonheur de cette fête avait été payé cher ; c’était le fruit d’un
travail collectif et bien réglé. Bakhtine ajoute que les fêtes « sont universelles et se mêlent
organiquement aux notions de vie, mort, renaissance et rénovation (…), à l’idée de vérité, libre et
lucide, qui ne connaît ni la peur ni la piété, et donc elles se lient à la sage parole. Enfin, elles sont
pénétrées du temps joyeux qui s’achemine vers un avenir meilleur, lequel changera et rénovera tout sur
son chemin. » Aussi l’utopie du bonheur s’esquisse-t-elle déjà à la fin de la fête.
31
Face à son lecteur, que dit la biographie de Rabelais ? Dans sa jeunesse, l’auteur devient moine
au couvent des franciscains de la Baumette, près d’Angers (1510-1511), tandis qu’il suit parallèlement
des études de médecine. En 1524, il passe de l’ordre des franciscains à celui des bénédictins, auquel
appartenait également Teofilo Folengo. Ce dernier a écrit dans un latin macaronique, mélangé de
lombard et d’autres patois, toute une série d’aventures et de renversements du monde, de mets, de
banquets et de folie dont sont tributaires des passages entiers de l’œuvre de Rabelais. En 1531, Rabelais
est bachelier ; en 1532, il écrit Pantagruel. A cette époque coexistent encore deux visions de la
Renaissance : celle, peuplée de courtisans, que véhiculent Raphaël, Castiglione ou l’Arioste et qui a
triomphé dans la critique aujourd’hui, et celle qui a été transmise par Pulci, Folengo et Rabelais. Entre
Pantagruel (1532) et Gargantua (1535), Rabelais suit le cardinal Jean Du Bellay en Italie et se rend à
Rome, où Paul III l’autorise à exercer la médecine, sans pratiquer d’opérations chirurgicales. De 1539 à
1542, il est à Turin à la suite du gouverneur du Piémont Guillaume de Langey, et chargé à la fois des
jardins et de la librairie, deux éléments qu’il unit dans ses ouvrages. Rentré en France, il publie Le Tiers
Livre des faits et dicts heroïques de Pantagruel en 1545 puis le Quart Livre en 1548, avant de mourir en 1553,
date à laquelle le théologien réformé Michel Servet est également brûlé à Genève alors même qu’il
venait s’y réfugier : c’est la fin du bonheur de la Renaissance tel que Rabelais l’avait imaginé.
•
LA FAIM A L’ORIGINE DU LANGAGE
Carnaval, fête et jouissance sont d’autant plus précieux qu’ils disparaissent avec Rabelais. L’une
des plus grandes fêtes de son œuvre figure au quatrième livre, lorsque Pantagruel se lance dans l’éloge
du carnaval. Mais une célébration de la fête suppose de définir au préalable le fonctionnement du corps
humain qui s’y adonne, pensé ici comme une machine universelle des équivalences : la glande pinéale est
une cornemuse, la caisse du tympan, un moulinet, les nerfs, un robinet, etc. Du fait de la continuité
entre monde humain et monde animal, la nourriture pénètre infiniment mieux le corps puisqu’on est
déjà un peu lapin, un peu vache, un peu porc… La même extériorisation de notre intériorité se
retrouve lorsqu’on considère les vertus qui affectent notre corps. « L’imagination (est) comme un
carillon de cloche » (ce qu’on retrouve aussi dans les lettres du Tasse, qui affirme se réveiller la nuit à
cause des cloches qui résonnent à ses oreilles), « les pensées comme un vol d’étourneaux », « les
décisions comme un sachet d’orge », « l’entendement comme un bréviaire déchiré », « l’intelligence
comme des limaces sortant des fraises », etc. Le chapitre suivant fait la « dissection des parties externes
de Carêmeprenant », modèle de ceux qui ne devrait pas prendre part au festin : « ses pieds (sont)
comme une guitare », « ses genoux comme un escabeau », « son membre comme une pantoufle », et
ainsi de suite. La science qui découle de ce modèle est un savoir stérile où rien n’est utile, ni beau, ni
mémorable : il faut donc abandonner le règne de Carêmeprenant à condition de se rappeler que la faim
est une ressource formidable.
Michel Butor a montré que Rabelais situait la faim et la soif à l’origine du langage. Lorsque
Pantagruel rencontre pour la première fois Panurge, celui-ci déclare, en quatorze langues différentes,
qu’il a faim. De même, dans l’anecdote du roi Psammétique à la recherche de la langue des origines, le
premier mot prononcé par les deux nourrissons est « pain ». Michel Butor conclut ainsi : « la faim donna
naissance à l’art de voyager, (…) à l’art de bâtir villes, forteresses et châteaux. »
32
•
TAMISER LE TEMPS ET L’ESPACE
Michel Butor a calculé que, au chapitre XXII de Gargantua, 218 jeux sont mis en scène parmi
lesquels la prime, la vole, la pille, le trente et un… La liste s’étend ainsi sur douze pages. Car, avant
d’aller dormir, il faut avoir bien mangé, et pour bien manger, il faut avoir bien joué. Le fond de ce
discours sur le carnaval est : « tamiser le temps » ; l’occuper non pas par les milices du travail mais par
l’aise du jeu, pour gagner sur lui et éviter qu’il nous règle et nous hante. Si « tamiser le temps » est
l’héritage du carnaval, « tamiser l’espace » est celui de l’utopie. Certaines villes de l’époque classique
(Sparte, par exemple) exhibaient leur grandeur, leur fierté, en dressant une ville sans murs. De même
l’abbaye de Thélème, grand lieu utopique chez Rabelais, est dépourvue de cloisons. C’est l’idée qu’il
faut extirper les cloisonnements, les remparts, les frontières, les limites, tout ce qui nous divise. Là où
se dressent les murailles, nous dit Rabelais, « il y a force murmures, envies et conspirations réciproques
». Ce château utopique « était cent fois plus magnifique que Bonnivet, Chambord ou Chantilly, car il
comptait neuf mille trois cent trente-deux appartements (…). Depuis la tour Arctique jusqu’à la tour
Glaciale régnaient les grandes bbliothèques de grec, latin, hébreu, français, italien et espagnol, réparties
sur les différents étages, selon les langues ». les livres – absents de la librairie de Saint Victor et des
universités – réapparaissaient donc dans l’utopie. Quant aux Thélémites, « toute leur vie était régie non
par des lois, des statuts ou des règles, mais selon leur volonté et leur libre arbitre. (…) Et toute leur
règle tenait en cette clause : FAIS CE QUE VOUDRAS. »
•
DE THOMAS MORE A MACHIAVEL
Si l’on décèle un idéal de liberté totale, l’utopie doit aussi se comprendre dans son sens
littéral : Rabelais est le premier à avoir tiré parti de L’Utopie de Thomas More, parue seize ans
auparavant. Le Tiers Livre s’ouvre en effet sur un chapitre relatant « Comment Pantagruel transporta une
colonie d’Utopiens en Dipsodie » : des hommes « en nombre de 9876543210 24 » destinés à « rafraîchir,
peupler et orner » le pays désert. Les Utopiens sont si féconds qu’au bout de chaque neuvième mois au
moins sept enfants naissent de chaque mariage, précise Rabelais, qui explique cette abondance par « je
ne sais quel enthousiasme naturel à tous les êtres humains au commencement d’une entreprise à laquelle
ils trouvent de l’intérêt ». Par-delà ces jeux sur les chiffres et cette abondance à tous les niveaux,
Rabelais conclut sur un passage politique qui nous prouve qu’il avait certainement profité de son séjour à
Rome pour lire Machiavel. Le Prince avait pour ambition d’expliquer aux Médicis – chassés de Florence
au temps de la République animée par les sermons de Savonarole – comment rentrer dans leur ville et y
rasseoir solidement leur pouvoir. A la fin de son Tiers Livre, Rabelais va droit au point le plus délicat du
Prince, celui où Machiavel déclare : peu importe que les princes soient haïs, l’essentiel est de sauvegarder
leur pouvoir – postulat qui préfigure du reste celui de Walter Benjamin au XXè siècle, qui affirme que
nous vivons des époques malheureuses parce que la violence s’est faite droit. « Vous remarquerez donc
ici, Buveurs – écrit Rabelais – que la manière de préserver et conserver des pays nouvellement conquis
– c’est le titre même de l’un des chapitres du Prince – n’est pas (comme certains esprits tyranniques
l’ont prétendu à tort pour leur perte et leur déshonneur) de piller, de forcer, d’écraser, de ruiner, de
tourmenter et de gouverner les populations avec verges de fer ; bref de manger et dévorer les peuples »,
mais au contraire de les faire manger. Rabelais cite ici Homère qui, dans l’Illiade, nomme les bons
princes et les grands rois des « harmonisateurs de peuples ».
24 suite logique 0123456789 inversée 33
•
DISTRIBUER PLUTOT QUE PRENDRE
Rabelais conseille finalement de passer à un banquet d’abondances dans le royaume des
Gastrolâtres. Il recommande aussi de voyager dans une île où les chemins (et non les hommes)
cheminent, en utilisant un engin « mirifique » : un bateau plein seulement de cuisiniers. C’est encore
l’idée d’un monde inversé : pourquoi se mettre au service des choses au lieu de les mettre à notre
service ? Au chapitre LXII du Cinquième Livre, à la fin de leurs aventures, Panurge et Pantagruel sont
menés à une belle fontaine dont l’eau « avait goût de vin selon l’imagination des buveurs ». Le mot
d’ordre du congé que prennent les convives après cet ultime festin est une réécriture paradoxale de
l’histoire du salut chrétien : « imaginez et buvez ». ici se résume le lien entre utopie et carnaval.
L’oracle de la Dive bouteille, censé déterminer si Panurge doit ou non prendre épouse, sort un seul
mot, « Trinch ! » : selon l’oracle, la question du mariage n’est pas importante ; l’essentiel, pour
l’homme qui rencontre les pires difficultés, est de trouver « le souverain bien » : « D’ici, répondit
Bacbuc, ne te soucie pas : le terme de l’entreprise sera atteint si vous vous contentez de nous. Ici-bas, en
ces régions circoncentriques, nous considérons que le souverain bien n’est pas de prendre et de
recevoir, mais de distribuer et de donner, et nous nous estimons heureux non pas si nous prenons et
recevons beaucoup d’autrui, comme par aberrations les sectes de votre monde le décrètent, mais si
toujours nous distribuons et donnons beaucoup à autrui ». jean Starobinski a magnifiquement interprété
ce concept dans son livre Largesse. « Largesse » ne signifie ni surabondance ni aumône : c’est l’idée que
chacun de nous a en lui un surplus « de biens et de bien » qui ne fait pas seulement son bonheur mais
aussi celui d’autrui. Telle est la leçon de Rabelais. »
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