Rabelais et la circulation des idées

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Rabelais et la circulation des idées
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Rabelais et la circulation des idées
Par Bruno Pinchard (CRCI, Lyon3)
Faire circuler les idées
L’échange mondial, avec les nouvelles urgences qu’il nous impose, nous met au défi
de trouver une langue commune entre les peuples soumis à une même métamorphose
illimitée. Certes, le patrimoine occidental est riche de tentatives d’ouverture vers les autres
parties du monde. A ce titre, la pensée issue du cartésianisme est moins enfermée dans les
présupposés ethnocentriques qu’on a bien voulu dire dans la mesure où, procédant des
évidences de la mathématique, elle a voulu proposer des démonstrations valables pour tout
esprit éclairé par la lumière naturelle. Il est cependant vrai que cette idée d’une connaissance
par une rationalité également répartie entre tous entre en conflit avec l’image traditionnelle de
l’homme, qui connaît le monde à travers sa foi, ses héritages, ses appartenances plus que par
sa simple puissance d’analyse et de construction rationnelles. C’est pourquoi le déploiement
du savoir classique, même en dialogue avec la Chine (avec Malebranche et Leibniz), est
souvent apparu comme un geste de colonisation de la diversité humaine au nom d’une
violence réductrice, dont la rationalité prétendue n’aurait de portée qu’instrumentale.
Dans cette perspective, il y a peut-être grand intérêt à se rapporter à une étape
antérieure de l’universalisme européen pour s’ouvrir au dialogue planétaire. Telle est la
signification du recours aujourd’hui à la pensée de la Renaissance. C’est en effet à la
Renaissance que l’humanité occidentale a été contrainte, à la suite des grandes découvertes,
qu’il s’agisse de celle des terres inconnues ou des savoirs oubliés, d’envisager une idée de
l’homme à la mesure d’une diversité d’expérience inimaginable dans les années précédant
l’invention de l’imprimerie et la découverte de l’Amérique.
Des diverses propositions avancées, il est vrai dès l’époque de Dante, pour élargir la
pensée humaine à la mesure du fait terrestre, on retiendra l’abandon progressif des savoirs
« scolastiques », la redécouverte des traditions magiques et de la révélation platonicienne, la
promotion d’un idéal de communication humaine à travers un usage persuasif de la parole, et
fondamentalement, l’affirmation du caractère métamorphique de l’homme, qu’on retrouve à
l’œuvre chez Giordano Bruno comme chez Montaigne ou Shakespeare.
La voie proposée par Rabelais est encore autre. Qui pouvait prédisposer le jeune
Chinonais né dans la fermette de la Devinière en Touraine à porter un dessein humain d’une
ampleur encore mal mesurée de nos jours ? Même s’il restera toujours un mystère autour de la
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vocation de Rabelais on peut faire des hypothèses. Parmi celles-ci, il faut sans doute retenir la
rencontre entre une parfaite intériorisation de la ritualité chrétienne (Rabelais, dit-il, a toujours
été expert en « matière de bréviaire »), une expérience clinique de la médecine ainsi que la
maîtrise de toutes les langues connues, écrites et dialectales. L’approfondissement des secrets
de la religion, la connaissance intérieure des maux qui affectent les corps, le jeu délibéré avec
les signes ont ainsi donné lieu à un développement littéraire absolument original, d’abord
ancré dans le terroir français, et en même temps ouvert à toute forme d’expérience, humaine,
angélique et animale.
Pantagruéliser en Méditerranée
On pourra s’étonner que Rabelais, le grand mythologue des navigations en ouest, ait été
ici convoqué pour approcher la circulation des idées et des mythes fondateurs dans le pourtour
méditerranéen. Mais précisément, puisque, pour reprendre le titre d’un livre récent, la mer
Méditerranée brûle1, il ne serait peut-être pas inutile d’aller demander aux grands brasseurs
des espaces atlantiques de livrer leur expérience de l’infini à la mer bornée qui se tient au
centre du monde des civilisations monothéistes. Ce serait comme demander à une certaine
pensée « gallique » de redistribuer les valeurs du savoir et du pouvoir en des espaces aussi
saturés de références que ceux que rassemble la mer née au milieu des terres.
Rabelais s’est reconnu d’ailleurs la vocation d’une telle intervention puisque parmi ses
divers pseudonymes, il a choisi de signer la première édition de son œuvre majeure, le Tiers
Livre de 1546, en ces termes : François Rabelais « docteur en Médicine, et Calloïer des Isles
Hieres ». La première édition du Quart livre en 1548 portera encore la même signature. Au
nom de quelque moine grec, Rabelais inscrit donc son message au cœur des îles mythiques
propices aux voyages d’Ulysse comme des Argonautiques, et assez loin dans la mer de
l’imaginaire pour servir de pont entre les deux rives de la Méditerranée2.
Ceux qui sont pris à la gorge
Mais que le point par lequel Rabelais retrouve l’unité du fait humain soit
fondamentalement obscène, et apparemment réduit à l’économie des sphincters, a souvent fait
douter du sérieux du message rabelaisien et il faut reconnaître que Rabelais fait tout pour
qu’on rie de son rire : tout y est chiffré chez lui, tout y est bouffon, et l’on a l’impression à
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Il Mediterraneo che brucia, l’Europa che non c’è, a cura di Fabio Ciaramelli e Ugo M. Olivieri, édizioni Colonnese, Pironti, 2004.
En ce sens le pseudonyme qui a servi à la signature des premières œuvres, Alcofribas, par sa référence à l’alchimie arabe, est le
complément méditerranéen du Calloier chrétien.
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tout moment de subir la pression de l’abondance plus que d’entrer dans la voie du
discernement.
Mais ce que Dieu ne réussit qu’à peine, je veux dire réunir les hommes dans une
communauté de croyants, le vin, le sperme, la salive, les fèces, l’urine le permettent d’une
façon troublante, d’autant plus efficace que toutes ces humeurs de la vie nous entraînent dans
un domaine antérieur au langage qui ne souffre pas des mêmes limitations que lui. Je sais bien
que Lacan a justement observé que ces objets partiels du corps entraient à son tour dans un
langage qui commandait aux configurations les plus intérieures de notre âme. Encore faut-il
entendre ce langage symbolique et définir sa relation exacte au langage des élaborations
culturelles : c’est à ce prix que la communauté humaine pourra s’en nourrir. Or Rabelais a su
reconstituer d’emblée, avec une sûreté sans égale, le réseau des mythes qui permettait de
donner sa portée humaine à ce qui pourrait n’apparaître que comme la somme des déchets de
l’existence et une voie de dénégation de l’esprit.
A l’issue de cette épopée aussi organique que langagière, l’homme apparaît comme un
être qui a plus à naître qu’à mourir, plus à boire qu’à pleurer, plus à apprendre qu’à croire,
plus à marcher qu’à thésauriser, ou encore plus à jouer qu’à bâtir. L’humanisme de Rabelais
reprend au fond tous les points faibles de l’humain et, au lieu de les arrêter en quelque
économie de la faute et du salut, en montre la profonde fécondité dans la relation à soi et aux
autres. Et peut-être n’a-t-il jamais été aussi rigoureux que lorsque dans sa lignée gigantale, il a
identifié la gorge comme le point le plus sensible et le plus résonnant de l’être humain.
« Pantagruel les prend à la gorge », c’est le trait le plus constant de la légende de Pantagruel
avant même le roman rabelaisien. Après le travail d’élaboration du Maître chinonais, la gorge,
qui est à la fois attente du Graal et point géométral de tout le cosmos, s’associe à un mot
universel, TRINCH, « trinque », aux lettres susceptibles de toutes les permutations
kabbalistiques, et c’est à elle que reviendra la charge d’articuler le cri primordial qui unit les
hommes partageant la souffrance et le plaisir, invoquant Dieu dans toutes les langues du
monde et accédant à la contemplation de la Nature dans toutes ses forces invisibles.
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