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CATHEDRALE NOTRE DAME de STRASBOURG
12 décembre 2004
Conférence donnée par Mgr Henri Teissier, archevêque d’Alger
Chrétiens et musulmans
le défi de la fraternité
Introduction : des préjugés séculaires
Dans un essai publié récemment, un auteur algérien1 conclut une longue analyse des déficits
historiques de la relation entre chrétiens et musulmans par les propos suivants qui rassemblent et
résument des thèmes constamment repris par l'apologétique musulmane :
« L'Occident chrétien a toujours privilégié la force dans ses rapports avec l'Islam. La stratégie de la
force utilisée pendant les croisades... fut suivie ensuite... tout au long des XVlè jusqu'au XIXIe siècle
(p. 432). Les sociétés occidentales sont minées de l'intérieur par des contradictions insurmontables et une
absence complète de repères... Il est temps que l'Occident sache qu'il n'y a pas qu'une seule ligne de
développement de la civilisation, celle de la civilisation occidentale (p. 435).
L'Islam est depuis toujours (exception faite des prises de positions du Vatican dans les années soixante)
l'objet d'une diffamation séculaire dans les pays occidentaux (p. 437). La croisade et le Djihad deviennent des
paradigmes universels... et la guerre sainte que mènent les militants islamistes traduit moins un regain de foi
que la réaction d'un imaginaire encore meurtri par le souvenir des croisades et de la reconquista (p. 438)
S'agissant du contentieux entre l Islam et l'Occident, il serait souhaitable pour l'Occident de dépasser
les vieux préjugés pour chercher à comprendre l'Islam et les musulmans dans l'affirmation positive de leur
identité (p. 440).
S'agissant de l'Islam, la position de l'Occident est en général, au pire du mépris - et partant la vindicte - ou
au mieux de l'indifférence (p. 440). Avec le retour du fondamentalisme... le heurt (le clash) des civilisations
comme l'écrit Samuel HUTINGTON, pourrait prendre en ce XXème siècle des dimensions apocalyptiques...
Les polémiques entre chrétiens et musulmans ont été stériles pendant des siècles parce que l'on ne
confrontait pas des expériences à des expériences, des fois à des fois... mais un dogme à un dogme (p. 442).
Les quelques remarques qui précèdent ne font que rassembler des points de vue largement
partagés dans le monde musulman aujourd'hui. Ils peuvent ainsi introduire la question que je voulais
poser devant vous : chrétiens et musulmans, le défi de la fraternité. Nous savons que le monde n'a
pas d'avenir si nous ne travaillons pas à établir la fraternité entre les différentes familles humaines, à
commencer par les deux plus grandes, la famille chrétienne et la famille musulmane.
1
Chenus Eddine CHITOUR, L'Islam et l'occident chrétien---Pour une quête de la olérance, Casbah éditions,
2001, 447 p.
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I - Des structures chrétiennes au service de la fraternité entre chrétiens et musulmans
Ce défi de la fraternité islamo-chrétienne est l'objet d'une réflexion intense de la part des
Eglises depuis une cinquantaine d'années. Je veux évoquer brièvement cette histoire, en me
centrant sur l'Eglise catholique, mais sans oublier l'importa e,^_des initiatives prises par le Conseil
oecuménique des Eglises ou les Eglises protestantes et orthodoxes dans le même but.
En juillet 1956, quelques religieux catholiques spécialistes du monde musulman se réunissaient
à Rome pendant une semaine pour mettre en commun ce qu'ils percevaient de l'évolution du
monde musulman contemporain et de la relation islamo-chrétienne. Il y avait notamment le Père
ANAWATI, islamologue égyptien, et Louis GARDET, philosophe et islamologue, des Petits Frères de
Jésus. Autour d'eux on trouvait des représentants notamment des jésuites, des dominicains, des
franciscains, des pères blancs et d'autres Congrégations concernées par la vie en pays
musulman. Ces rencontres dénommées « Journées Romaines » auront lieu, régulièrement,
de 1956 jusqu'à l'an 2000, rassemblant prêtres, religieux, religieuses, laïcs, qu'ils soient
catholiques, orthodoxes ou protestants. Ils venaient de tous les pays où coexistent des
communautés chrétiennes et des communautés musulmanes. Pendant près de cinquante ans,
ces rencontres ont permis à la plupart des spécialistes chrétiens de la relation islamochrétienne d'échanger leurs expériences et leurs convictions. Elles ont joué un rôle déterminant
dans l'évolution des mentalités des Eglises concernées par la relation islamo-chrétienne 2. Les
rédacteurs du document de Vatican II « Nostra Aetate », sur les relations avec l'islam,
appartenaient presque tous au groupe des animateurs de ces journées. A titre indicatif, voici les
derniers thèmes de ces rencontres
- en 1.999
Esprit de pauvreté « source d'engagement avec les autres pour la Justice »
- en 1997
« Jeunes chrétiens et musulmans face à la crise de la fin du siècle »
- en 1995
* « Grandeur de Dieu, perception chrétienne et musulmane ». Sur ce dernier
thème, les réflexions ont été introduites de cette façon : « Grandeur et
humilité de Dieu. Réflexion théologique en situation islamo-chrétienne » par
Georges KHODR, évêque grec orthodoxe du mont Liban.
* « Allah Akbar » : interprétation traditionnelle et implications actuelles par le
Prof. Abou Zaïd d'Egypte.
*
« Pouvoir et violence au nom de Dieu dans les situations islamo-chrétiennes »
par Mgr Zubeir WAKO, archevêque de Khartoum.
Dans cet effort de l'Eglise pour créer des fraternités islamo-chrétiennes, une autre étape a
été marquée par la naissance en 1965 du Secrétariat, qui est aujourd'hui le Conseil Pontifical
pour le Dialogue Interreligieux à Rome (C.P.D.I.). Les Eglises locales se sont donnés des
structures équivalentes. Mais d'autres structures existent comme cette initiative islamo chrétienne, c'est-à-dire composée à égalité par des chercheurs chrétiens et musulmans qui a
pour nom le G.R.I.C. - Groupe de Recherches Islamo-Chrétiennes. Ses travaux font
habituellement l'objet de publications. Notons en particulier la première de ces publications
« Ces Ecrilures qui nous questionnent » 3 . L'objectif de ces rencontres et de ces
publications est d'assurer la progression d'une réflexion qui soit accomplie en commun par
o
des chrétiens et des musulmans, croyants, de formation universitaire, et convaincus qu'une
recherche en commun est aujourd'hui indispensable.
D'autres efforts similaires sont mis en ouvre au niveau des structures internationales des
deux religions : Le Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux (C.P.D.I.) au Vatican a initié
des rencontres régulières avec les organisations internationales musulmanes : la Ligue
islamique patronnée par l'Arabie Saoudite, la da'wa patronnée par la Libye, et le Conseil
Islamique mondial dont le siège est au Pakistan. Une autre concertation annuelle a lieu entre
l'Université d'El Azhar au Caire et le même Conseil pour le dialogue du Vatican. Le Conseil
œcuménique des Eglises met en oeuvre, à son plan propre, des efforts semblables. Au niveau
2
cf une présentation synthétique de ces rencontres dans Maurice Borrmans, Les journées romaines et le
dialogue islamo-chrétien, Islamo-Christiana, n° 30, pp. 111-122.
3
Groupe de Recherche Islamo-Chrétiennes, Les Ecritures qui nous questionnent, Centurion, Paris, 1987, 159
p.
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de la France, on connaît les travaux du S.R.I. (Secrétariat pour les Relations avec l'Islam).
Dans le monde entier, des tentatives similaires ont lieu, à partir des initiatives les plus
diverses. La Revue Islamo-Christiana, de l'Institut Pontifical d'Études Arabes et Islamiques
(P.I.S.A.I.), publiée à Rome, donne, chaque année, une présentation quasi exhaustive de toutes
ces initiatives. J'ai eu moi-même l'occasion de présenter un bilan de ce dialogue depuis
cinquante ans à l'occasion du cinquantième anniversaire de la fondation du P.I.S.A.I. en
20004.
A titre indicatif, ces dernières années, et simplement pour donner quelques exemples
concrets, j'ai eu l'occasion ainsi d'être invité à des rencontres dont l'initiative revenait par exemple,
en 2001 à l'Eglise anglicane, avec une invitation personnelle de Tony Blair lui-même, ou, ailleurs,
en Autriche sur initiative du Ministre fédéral des Affaires étrangères, ou, plus récemment à
Grenade sur initiative de l'Arabie Saoudite. Mais à cette dernière rencontre, j'ai refusé de m'y
rendre pour ne pas sembler donner en Espagne une caution islamo-chrétienne à un Etat qui
interdit toute liberté de culte aux deux millions de chrétiens qui travaillent sur son sol. Khadaffi
lui-même est désormais très attentif à susciter en Libye des initiatives de ce type. Il l'a fait encore
récemment
L'Institut d'Etudes islamo-chrétiennes de l'Université St Joseph des Pères jésuites de
Beyrouth a commencé la publication systématique des déclarations communes islamochrétiennes
adoptées depuis 1954.5, au cours de ces rencontres.
II - La réflexion musulmane sur les questionnements de la modernité
Toutes ces initiatives permettent peu à peu de rapprocher les perspectives entre spécialistes
chrétiens et musulmans. Mais pour intéressantes et nécessaires que soient ces rencontres et ces
déclarations communes, l'effort essentiel, pour un renouveau de l'islam et de sa relation au
monde, doit venir de l'intérieur même du monde musulman. Dans le cadre de ce bref exposé,
je ne puis pas évoquer cet effort dans la diversité des langues dans lequel il s'inscrit (arabe,
anglais notamment). Mais je voudrais signaler quelques auteurs qui publient en français et que
vous pouvez trouver en librairie ou découvrir même à la télévision, dans les médias ou dans des
conférences publiques.
Dans l'espace français, commençons par un universitaire algérien enseignant à Paris qui a
multiplié depuis des années les ouvrages pour demander un ré-examen des sources de l'islam
sur la base d'une utilisation sérieuse des sciences humaines, je veux parler de Mohamed
ARKOUN 6. Mais pour nous limiter aux travaux les plus récents, signalons la parution ces
dernières années de livres en français de personnalités musulmanes, surtout maghrébines, qui
interrogent leurs sources islamiques, et cherchent à en donner une lecture ouverte sur le
dialogue.
On peut commencer avec le Tunisien Mohamed Chérif FERJANI 7 et son ouvrage
« Islamisme, laïcité ou droits de l'homme », ou avec le Tunisien Mohamed CHARFI avec son
travail sur « Islam et Liberté »8. Mais les productions de ce type se multiplient par la suite. On
connaît les positions de l'Algérien Soheib BENCHEIKH, que l'on trouve par exemple dans
son essai « Marianne et le prophète » 9. Mais il y a aussi le Tunisien Abdelwahab MEDDEB,
4
Henri TEISSIER, Chrétiens et musulmans : cinquante années pour approfondir leurs relations, Islamocristiana,
2000, p. 33 à 50.
5
Université St Joseph, Beyrouth, Institut d'Etudes Islamo-chrétienne, Déclarations communes islarno-chrétiennes, Dar al Machreq,
Beyrouth, 1997.
6 6
Cf. une bibliographie dans Rachid BENZINE notamment Mohamed ARKOUN. Pour une critique de la raison islamique, Maisonneuve et
Larose, Paris, 1984
7
Mohamed Chérif FERDJANI, Islamisme, laïcité ou droits de l'homme, Harmathan, 1991.
8
Mohamed CHARFI, Islam et Liberté, Albin Michel
9
Soheib BENCHEIKH, Marianne et le prophète, l'islam dans la France laïque, Grasset, 1998, 281 p.
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avec « La maladie de l'islam » 10, ou le Marocain Abdou FILALI-ANSARI avec sa question
« Réformer l'islam ? »11. Un autre Tunisien, Hamadi REDISSI, vient aussi de publier une étude
suggestive sous le titre « L'exception islamique » 12. Signalons aussi l'ouvrage du Tunisien
Youssef SEDDIK « Nous n'avons jamais lu le Coran » 13.
D'autres ouvrages publiés en arabe de même orientation sont accessibles en français grâce
aux traductions. Ils ont l'intérêt de nous permettre de rejoindre des recherches directement
produites de l'intérieur de la langue arabe. Je pense en particulier aux travaux de Nasr Hamid
ABU ZAYD14, dont on connaît les épreuves, précédée par les essais de Muhamad Saïd AL
ASHMAWY, penseur égyptien15, ou ceux du Tunisien Abdel Majid CHERFI dont le travail
publié en arabe « A l Islâm, beyna ar Risalat wa ai- Tarik » vient d'être édité en français aux
éditions Albin Michel sous le titre : «L' islam entre le message et l'histoire » Paris 2004, 229 p.
Une présentation synthétique de ces « nouveaux penseurs de l'islam » des différentes
langues, vient d'être publiée sous ce titre par Rachid BENZINE16. Plus récemment encore,
Malek CHEBEL d'origine algérienne vient d'obtenir le prix des écrivains croyants pour son
« Manifeste pour un islam des lumières » (Hachette, 2004).
Un effort intéressant et spécifique mérite d'être signalé, car il met bien en évidence
l'interpellation interne à l'islam. Il s'agit d'un dialogue entre un imam marocain de Bordeaux,
Tarik OBROU et une universitaire française d'origine algérienne, Leïla BABES17. L'imam
s'efforce de répondre au nom de la fidélité à la tradition aux arguments de Leïla BABES
présentés au nom de la modernité.
Fatima MERNISSI, sociologue marocaine a fait un chemin un peu semblable en partant du
problème particulier de la condition féminine. Elle s'est indignée d'avoir entendu chez un
commerçant la réflexion suivante : « Ne connaîtra jamais la prospérité le peuple qui confie ses
affaires à une femme. » Il s'agit d'un hadith du prophète cité par les clients du commerçant
après l'élection de Nazir BUTO comme chef de gouvernement au Pakistan. L'écrivaine
marocaine s'efforce alors de comprendre sa tradition dans une étude intitulée « Le harem
politique, le prophète et les femmes »18
On peut d'ailleurs penser qu'un terrain privilégié dans l’avenir de cette interrogation des
musulmans sur l'islam, sera celui de la condition féminine. Vu l'importance des débats sur le
code de la famille dans plusieurs pays musulmans, les chercheurs sont obligés de revenir aux
sources du droit musulman. Ils prennent alors conscience de la distance qui existe (deux à trois
siècles) entre le Coran et la formation du corps juridique appelé « Chari’a » loi islamique. Cette
prise de conscience libère un espace pour des questions vraiment nouvelles.
Toutefois, il serait naïf de croire que ces publications en français, malgré leur signification,
puissent changer, sur le champ, les mentalités. Il y a d'ailleurs d'autres ouvrages récents,
publiés eux aussi en français, qui proposent une relecture du patrimoine, en apparence pour
affronter la modernité, mais en réalité pour réancrer la communication musulmane dans ses
certitudes, comme les ouvrages de Tarik RAMADAN19, le fils de Hassan al BANNA qui fut le
fondateur des « frères musulmans ». Même le Cheikh BENTOUNES, habituellement mieux
inspiré, vient de publier une lecture polémique des origines du christianisme20 dans lequel il
reprend sans nuance toutes les critiques rationalistes des credo chrétiens sur l'Incarnation et la
Trinité.
10
Abdelwahab MEDDEB, La maladie de l'islam, Seuil, 2002.
Abdou FILLALI-ANSARI, Réformer l'islam ? La Découverte, 2003.
12
Harnadi REDISSI, L'exception islamique, Seuil, 2004, 236 p.
13
Youssef SEDDIK, Nous n'avons jamais lu le Coran, l'Aube, 2004
14
Nasr Hamid ABU ZAYD, Critique du discours religieux, Sindbad/Actes Sud, 1999.
15
Muhamad Saïd AL, ASHMAWY, L'islamisme contre l'islam, La Découverte, 1991.
16
Rachid BENZINE, Les nouveaux penseurs de l'islam, Albin Michel, 2004, 288 p.
17
BABES, Leïla et OUBROU, Tarik, Loi d'Allah, loi (les hommes, Albin Michel, 2002.
18
Fatima MERNISSI, Le harem politique, le prophète et les femmes, Albin Michel, paris, 1987, 294 p.
19
Par exemple Tarik RAMADAN, Aux sources du renouveau musulman, Bayard édition, 1998 ou Etre musulman
européen, Tawhid, Lyon, 1999, 469 p.
20
Gérard ISRAËL, Alain HOUZIAUX, et Khaled BENTOUNES, Le Coran, Jésus et le judaisme, Desclée de Brouwer,
11
2004, 195 p.
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Toutefois, il faut bien reconnaître qu’en langue arabe, la très grande majorité des ouvrages
publiés redonnent la vision des derniers siècles d'un islam destiné à s'exprimer et à s'appliquer à
travers les prescriptions de la chari'a, dans l'ignorance volontaire de la distance qui existe entre
la loi musulmane dans sa formulation du troisième siècle de l'hégire et le texte coranique. L'islam
de la Loi ne respecte pas l'intégralité du message spirituel du Coran.
III - L'expérience du dialogue islamo-chrétien
Que faire pour entrer dans une relation plus ouverte, lorsque les interlocuteurs musulmans
sont ainsi attachés à une lecture figée de leur message et de leur histoire ? C'est une question
importante pour le progrès de la relation. J'y répondrai par les convictions suivantes.
Première conviction : il est clair, d'abord, que le renouveau de la pensée musulmane est
fondamentalement entre les mains des musulmans eux-mêmes. On ne réforme pas une tradition
religieuse de l'extérieur. C'est pourquoi, même limités en nombre et en influence, les auteurs
francophones ou traduits précédemment évoqués ont une importance. Ils expriment une
recherche conduite par des musulmans affrontés à la modernité.
Deuxième conviction, nous ne sommes pas nous-mêmes, comme chrétiens, au terme de cet
affrontement entre la foi et la modernité. A titre d'exemple, un théologien, prêtre de la Mission
de France, posait récemment, cette question « Le Christianisme a-t-il fait son temps ? »21. Dans
ces questionnements, nous ne sommes pas extérieurs, mais nous sommes ensemble. Que
l'on pense seulement, par exemple, aux questions posées à la conscience croyante par la
mondialisation, par la distance croissante des chances entre le Nord et le Sud, par la montée
des fondamentalismes ou tout simplement par le statut de la femme dans le christianisme
comme dans l'islam.
Troisième conviction, le patrimoine religieux de l'islam est infiniment plus large que la
formulation sans nuances des fondamentalistes actuels ou des combattants du Djihad.
Quatorze siècles d'expérience religieuse dans une grande diversité de culture, de langues et de
contextes socio-économiques ont produit une littérature religieuse prodigieusement riche. Tous
les courants de pensée s'y expriment depuis les affirmations sans nuances de la loi
religieuse dont le dernier code mauritanien est un exemple pitoyable, jusqu'aux recherches
philosophiques d'Avicenne et d'Averroès sans oublier les courants de l'islam mystique dont
l'ouvrage spirituel de l'Emir Abdelkader est une illustration supérieure22.
Quatrième conviction : la sincérité religieuse de beaucoup de musulmans simples, mais aussi
de chrétiens ou de mystiques, est déjà un motif humain de confiance en l'avenir. Mais il y a plus.
Avec Vatican 11, nous croyons qu'il y a, au coeur de tout homme de bonne volonté, un appel de Dieu
qui éclaire sa conscience et fortifie sa volonté. Nous ne pouvons désespérer d'aucune
communauté humaine car il n'y a pas de désert de grâce.
Certains critiques de l'islam parlent comme s'il était impossible d'envisager des
renouvellements intérieurs. Ce serait faire insulte à la grâce divine qui travaille toute
conscience et toute communauté humaine.
IV - Des moments privilégiés de fraternité
C'est pourquoi dans la seconde partie de cette réflexion, je préférerai revenir à notre
expérience quotidienne en Algérie et présenter un certain nombre de faits concrets qui
illustrent la possibilité et la richesse des relations entre croyants quand sont dépassées les
frontières et les barrières du passé. On connaît, en effet, la hauteur des barrières établies en
21
Jean-Marie PLOUX, Le christianisme a-t-il fait son temps ? Editions de l'Atelier, 1999, 287 p.
Abd al-Qader al Djaza'iri, Le livre des Haltes, Présenté, traduit et annoté par Michel LAGARDE, Brill, ??,
2001, 3 tomes.
22
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Algérie, pendant des années, entre chrétiens et musulmans, en particulier, dans les milieux de
l'islamisme extrême, mais aussi dans certains cercles du parti unique et de la propagande
d'Etat. J'ai donc beaucoup de joie à mettre en évidence des petits faits qui prouvent, dans le
contexte international actuel de tension islamo-chrétienne, qu'il y a aussi des partenaires
musulmans qui cherchent à poser des gestes de fraternité. Il s'agit d'un domaine limité qui est
celui de notre vie comme chrétiens en Algérie. Mais d'autres chrétiens pourraient
certainement présenter des témoignages semblables à partir du Maroc, de la Tunisie ou
d'autres pays arabo-musulmans.
Le 21 mai dernier, en 2004, au jour anniversaire de la mort des sept moines de Tibhirine,
nous avons célébré ce défi de la fraternité islamo-chrétienne sous une forme très particulière.
Nous avons été rassemblés au Monastère de Tibhirine, puis à la Cathédrale d'Alger et enfin à la
basilique Notre Darne d'Afrique par le peintre algérien, Rachid Koraichi. Ce dernier, après avoir
pris connaissance de l'admirable testament spirituel du P. Christian de Chergé le prieur du
monastère de Tibhirine, eut l'idée d'envoyer ce texte à sept auteurs contemporains, leur
demandant, lui musulman, de réagir par l'écriture d'un texte à l'émotion spirituelle que
suscite ce testament. C'est ainsi que ces sept auteurs, deux juifs, une musulmane et quatre
chrétiens catholiques ou protestants - appartenant aux nationalités suivantes : française,
algérienne, canadienne, argentine - ont donné les éléments d'une oeuvre que Rachid Koraichi a
fait éditer en sept volumes en introduisant entre chaque page du manuscrit une gravure originale
de sa composition. Ainsi un musulman, qui appartient d'ailleurs à une confrérie musulmane,
profondément ému par la méditation d'un moine chrétien, cherche-t-il à rassembler les
qualités artistiques de personnes de confessions différentes et de nationalités différentes pour
en faire une oeuvre d'art et un témoignage islaino-chrétien.
Je veux prendre cette réalisation comme un symbole de tant d'entreprises ou de réalisations
dont les auteurs, de confession musulmane, entendent faire un geste d'ouverture à l'autre
communauté. A la cathédrale d'Alger, à droite et à gauche de l'autel de la crypte, depuis
deux ans, deux tableaux réalisés par de jeunes élèves musulmanes de l'École Supérieure
des Beaux Arts d'Alger éclairent de leurs couleurs la prière de notre communauté à chacune de
nos célébrations. Deux cinéastes algériens sont en train de réaliser depuis deux ans un film qui
présente la vie et le message du Cardinal Duval. L'un des deux me demandait récemment un
évangile pour connaître et comprendre, me disait-il, l'idéal qui animait et expliquait
l'engagement du Cardinal. Il veut ainsi être mieux armé pour traduire ce message en fidélité aux
motivations de celui dont il présente la vie dans son film. Pour le vingt-cinquième
anniversaire de l'entrée en charge du pape Jean-Paul II un sculpteur algérien musulman a
donné au Saint Père une sculpture représentant, dans un morceau de marbre, au sein de l'œil
de la sagesse, les symboles juif, chrétien et musulman, de l'étoile de David, de la croix et du
croissant. Il a accompagné son oeuvre d'une lettre que peu de chrétiens auraient pu charger
d'autant de reconnaissance pour les travaux du pape en faveur de la paix
Si quittant le domaine de l'art nous passons à celui des medias, nous trouvons à peu près
chaque semaine, dans la presse algérienne, des articles qui expriment l'un ou l'autre aspect de
la vie de l'Eglise. Pour m'en tenir à la période ou je rédige ce texte, je trouve aujourd'hui dans le
Watan le texte du message des vaux de l'Aïd envoyé par le Vatican et qui cette année traite du
thème suivant : « Les enfants, don de Dieu pour l'humanité ». Trois jours auparavant c'était
un article très positif présentant la personne et le ministère du pape Jean-Paul II. La semaine
d'avant c'était la figure de l'abbé Pierre. A la période de la presse du parti unique ce genre de
présentation était totalement exclu. Quand le pape est passé au Maroc en 1985 ou en Tunisie en
1996, pas un mot n'avait été dit dans la presse algérienne sur cet événement, ni sur le message
proposé par le saint Père à cette occasion.
Dans un autre domaine nous en sommes, en trois ans, au cinquième ouvrage publié par des
Algériens musulmans et qui présente la personnalité de St Augustin. Le dernier de ces textes
s'intitule « Moi Augustin ». L'auteur s'y exprime à la première personne. Le même auteur avait
fait il y a trois ans un livre de même style mais dans lequel il faisait parler, alors, l'Émir
Abdelekader, unissant ainsi deux héros de l'Algérie, l'un chrétien, l'autre musulman.
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