accorder le droit d`association aux militaires - Fondation Jean

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accorder le droit d`association aux militaires - Fondation Jean
ACCORDER LE DROIT
D’ASSOCIATION AUX
MILITAIRES
NOTE n° 30 - Fondation Jean-Jaurès
ORION - Observatoire de la défense - 3 juillet 2015
UN ENJEU POUR L’AVENIR DU
DIALOGUE SOCIAL DANS LES ARMÉES
L’Observatoire Orion*
L
es récents arrêts Mattely de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH)
sont porteurs d’évolutions importantes pour les droits des militaires et devraient
rapidement se traduire par une réforme dans la concertation avec le Conseil
supérieur de la fonction militaire (CSFM) qui est l’organisme de concertation entre le
ministre de la Défense et les militaires. Ces arrêts rendent nécessaire une réforme de
fond qui doit, toutefois, être « respectueuse de notre ordre constitutionnel et de la mission
fondamentale confiée aux forces armées1 ».
Un avant-projet de loi relative au droit d’association professionnelle des militaires était
proposé par le rapporteur, Bernard Pêcheur et, au sein du projet de loi actualisant la
programmation militaire déposé à l’Assemblée nationale le 20 mai 2015, quatre articles
sont relatifs aux associations professionnelles nationales des militaires. Ce projet n’épuise
pas le débat car, outre le débat parlementaire qui va suivre, il convient également de
rénover les instances de concertation afin notamment de permettre aux associations
jugées représentatives d’y siéger.
Deux arrêts de la CEDH ouvrent la voie à un
droit nouveau pour les militaires et bouleversent
l’institution militaire
Ces deux arrêts du 2 octobre 2014 stipulent que « l’interdiction générale et absolue faite
aux militaires de créer et d’adhérer à un groupement à caractère syndical, de même que
l’interdiction de principe pour un tel groupement d’agir en justice pour défendre les intérêts
1. Bernard Pêcheur, « Rapport sur le droit d’association professionnelle des militaires », 18 décembre 2014,
page 3.
*Orion, Observatoire de la défense de la Fondation Jean-Jaurès, est un laboratoire d’analyse et de propositions
dans les domaines de la réflexion stratégique, de la gestion des crises internationales et de paix, et en matière
de politique militaire et d’armement. Présidé par Gwendal Rouillard, député de Lorient, il réunit des responsables
politiques, des fonctionnaires civils et militaires, des universitaires et des experts.
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de ses membres, portés par le code de la défense (article L.4121-4), sont incompatibles
avec l’article 11 de la convention des droits de l’homme2. »
La CEDH a toutefois précisé que « des restrictions, mêmes significatives, peuvent être
apportées dans ce cadre aux modes d’action et d’expression d’une association professionnelle
et des militaires qui y adhèrent, compte-tenu de la spécificité des missions incombant aux
forces armées [qui] exige une adaptation de l’activité syndicale qui, par son objet, peut
révéler l’existence de points de vue critiques sur certaines décisions affectant la situation
morale et matérielle des militaires. »
Le gouvernement a confié le 16 octobre 2014 à Bernard Pêcheur, président de section au
Conseil d’État, la rédaction d’un rapport afin d’analyser la portée de ces deux arrêts et
leurs conséquences. Celui-ci a été remis au président de la République3 le 18 décembre
2014 et devrait donner lieu à des modifications législatives et réglementaires. Le rapport
précise la portée directe et indirecte des deux arrêts et son rédacteur a proposé de ne pas
solliciter le renvoi des affaires devant la grande Chambre de la CEDH et d’acquiescer à ces
arrêts sans attendre le 2 janvier 2015. Cette date étant passée désormais depuis plus de
cinq mois, le gouvernement est maintenant engagé sur la voie de la modification de la loi.
Conformément aux arrêts du 2 octobre formulés par la CEDH, deux réformes s’imposent :
l’une au niveau de la loi et l’autre relative à la rénovation de la concertation avec les
personnels militaires.
La création des associations professionnelles
nationales de militaires (APNM) doit s’accompagner
de mesures facilitant leur développement
Le projet de loi devrait autoriser la création d’associations professionnelles
nationales de militaires (APNM) et l’adhésion des militaires à celles-ci.
Une telle réforme constituera un bouleversement profond pour l’institution militaire : en
1949, le Conseil d’État avait conclu que « le droit de se syndiquer est incompatible aux
règles propres à la discipline militaire ». L’article L.4121-4 qui édicte cette interdiction
2. Article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales :
1. toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit
de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2.L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi,
constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la
sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de
la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des
restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées,
de la police ou de l’administration de l’Etat.
3. Le rapport est disponible sur le site elysee.fr
www.jean-jaures.org/Observatoires/Defense-Orion
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pose également qu’il « appartient au chef, à tous les échelons, de veiller aux intérêts de ses
subordonnés et de rendre compte, par la voie hiérarchique, de tout problème de caractère
général qui parviendrait à sa connaissance. » Cette responsabilité, constamment rappelée
par la haute hiérarchie militaire, fonde les relations sociales dans les armées.
Il convient d’accompagner cette mutation des relations sociales dans les armées par des
mesures visant à faciliter le développement de ces nouvelles associations pour leur assurer
un caractère républicain. Le rapporteur missionné par le gouvernement a exclu la création
de syndicats dans les armées, jugeant cette formule inadaptée. Retenue dans d’autres pays
européens4, cette voie est considérée comme étant possiblement contraire aux exigences
constitutionnelles que sont la préservation des intérêts fondamentaux de la Nation, les
impératifs de la défense nationale, la sauvegarde de l’ordre public et la nécessaire libre
disposition de la force armée.
Afin de faciliter leur émergence, il est proposé, dans un premier temps, que celles-ci
soient ouvertes aux seuls militaires d’active (de carrière ou sous contrat). En effet, ces
associations doivent pouvoir mettre en place un mode de fonctionnement totalement
adapté à la population qu’elles devront représenter.
Le nouveau cadre juridique doit fixer leur statut juridique, leurs moyens et
leurs modalités d’actions.
Le projet de loi propose d’autoriser la création « d’associations professionnelles nationales
de militaires ayant pour objet de préserver et de promouvoir les intérêts des militaires en
ce qui concerne la condition militaire ». En précisant ce qu’est la condition militaire5, la loi
offre la garantie que le champ d’intervention de ces associations ne sera pas restreint aux
seuls intérêts collectifs mais pose toutefois une restriction importante puisque les APNM
ne pourront pas intervenir directement sur l’organisation du service ou les conditions de
travail des militaires. Cette disposition vise probablement à éviter que la concertation sur
l’organisation des forces armées devienne une obligation de niveau législatif.
La représentativité des APNM : défi majeur du projet de loi
Le rapport propose qu’une APNM se donne impérativement pour objet de représenter au
moins une force armée (armée de terre, marine, armée de l’air), la gendarmerie, l’un des
services de soutien interarmées ou une formation rattachée. En effet, les importantes
spécificités et la forte identité de chaque armée et service font apparaître qu’il serait trop
4. Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Finlande, Pays-Bas, Norvège, Suède notamment.
5. Article L.4111-1 : « la condition militaire recouvre l’ensemble des obligations et des sujétions propres à
l’état militaire, ainsi que les garanties et les compensations apportées par la Nation aux militaires. Elle inclut
les aspects statutaires, économiques, sociaux et culturels susceptibles d’avoir une influence sur l’attractivité
de la profession et des parcours professionnels, le moral et les conditions de vie des militaires et de leurs
ayant droit, la situation et l’environnement professionnels des militaires, le soutien aux malades, aux blessés
et aux familles, ainsi que les conditions de départ des armées et d’emploi après l’exercice du métier militaire. »
www.jean-jaures.org/Observatoires/Defense-Orion
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restrictif, aujourd’hui, d’imposer aux associations de se regrouper en fédérations afin de
représenter plus d’une armée. Une telle organisation répond également aux besoins de la
hiérarchie militaire de disposer d’interlocuteurs relevant de son armée ou service, plutôt
que d’organisations totalement transversales. À ce titre, la rédaction du quatrième alinéa6
de l’article L.4126-8 paraît encore à ce stade trop restrictive.
Le rapport est très détaillé sur le point de la représentativité des associations, mais face
à la levée d’un tel tabou, le réflexe de l’institution sera probablement à la limitation
des possibilités qui leur sont offertes. Les critères de représentativité, fixés par décret
du Conseil d’État, devront donc être les plus souples possibles tant pour la mesure de
l’influence que de l’audience des APNM.
La liberté d’expression : un droit fondamental nécessairement encadré
Le rapporteur propose de donner aux associations le droit d’ester en justice, en particulier
contre tout acte réglementaire relatif à la condition militaire et le droit de se constituer
partie civile. De ce fait, les associations doivent également bénéficier de la liberté
d’expression. Néanmoins, le rapporteur y fixe deux limites : les associations seraient
circonscrites aux questions relevant de leur objet social – à savoir la condition militaire –
mais n’auraient pas vocation à s’exprimer publiquement sur un désaccord avec des choix
opérationnels ou les orientations de la politique de défense. Toutefois, les représentants
des associations doivent bénéficier de garanties indispensables à leur liberté d’expression
et toutes les informations et facilités nécessaires à l’exercice de leurs fonctions doivent leur
être fournies. Bien entendu, la liberté de réunion serait reconnue aux associations dans
le cadre légal qui serait celui du code du travail (hors horaires de travail) avec demande
de réunion formulée au moins une semaine avant la tenue de la réunion.
Il convient également de donner à ces associations les moyens de fonctionnement : locaux
au niveau national, moyens de fonctionnement, permanences, personnels mis à disposition,
etc. En effet, même si celles-ci doivent d’abord fonctionner grâce aux cotisations de leurs
adhérents, il n’en demeure pas moins que l’équilibre financier puisse être long à trouver
en phase d’émergence. Si un tel équilibre n’est pas trouvé, les APNM auront besoin des
fédérations syndicales des personnels civils pour fonctionner, ce qui pourrait entamer
leur crédibilité vis-à-vis de la hiérarchie militaire malgré la légitimité de ce soutien et du
développement des relations sociales au sein du ministère de la Défense.
6. Article L.4126-8 : « La représentativité des associations professionnelles nationales de militaires est
appréciée dans le champ professionnel correspondant, selon les cas, au Conseil supérieur de la fonction
militaire ou à un conseil de la fonction militaire, en tenant compte de leur influence et de leur audience,
mesurée en fonction des effectifs d’adhérents, de la diversité des grades et des fonctions représentées, ainsi
que des cotisations perçues. »
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La rénovation de la concertation au sein du CSFM
et des Conseils de la fonction militaire (CFM) par
l’intégration des associations professionnelles
nationales représentatives
L’absence de syndicats dans les armées a conduit le ministère de la Défense a développé
une voie originale de dialogue collectif avec la mise en place de dispositifs de concertation
(CSFM et CFM), la représentation des personnels auprès du commandement (les
présidents de catégorie) et la participation à la vie courante des unités (commissions
participatives locales) dont la clé de voûte est le Conseil supérieur de la fonction militaire
présidé par le ministre de la Défense.
Créé par la loi du 21 novembre 1969, le CSFM, en tant qu’instance de concertation,
affirme qu’il est « conforme à l’évolution générale des rapports sociaux que les militaires
de carrière puissent exprimer désormais directement aux plus hautes autorités de l’État
sur les différents aspects de leur condition.7 » Les membres sont désignés par tirage au
sort et les appelés du contingent qui étaient alors plus de 250 000 sur un total de 575 000
militaires en sont exclus.
Les ministres socialistes, Jean-Pierre Chevènement et Alain Richard, menèrent
d’importantes réformes à une décennie d’intervalle. À l’automne 1989, Jean-Pierre
Chevènement porta une importante réforme de la concertation dans les armées, en posant
le principe du volontariat des membres préalablement au tirage au sort, et la création
d’un CFM au niveau de chaque armée ou service. Puis en 1999, Alain Richard rénova
les instances de concertation, en améliorant la représentation des militaires du rang et
des militaires sous contrat, qui représentaient alors près de 60% des effectifs avec la
professionnalisation, en organisant la formation de ses membres et la mise en place d’un
règlement intérieur. Le haut comité d’évaluation de la condition militaire est ainsi créé.
Depuis, les modalités de fonctionnement du CSFM ont continué d’évoluer afin de renforcer
leur légitimité et d’améliorer ainsi le fonctionnement des instances de représentation du
personnel.
Dans cet esprit de renforcement, les CFM et le CSFM doivent accompagner la création
des associations nationales professionnelles des militaires. Pour ce faire, les nouvelles
associations reconnues représentatives doivent disposer de sièges dans les instances
nationales. Si le projet de loi prévoit une telle disposition au sein du CSFM, il est important
7. Discours de Pierre Messmer du 30 novembre 1969 in Conseil supérieur de la fonction militaire. Histoire
du statut militaire et de la concertation dans l’armée française, Julien Odoul, ECPAD 2013.
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qu’une telle mesure soit également appliquée dans les CFM. Ceci n’exclut bien évidemment
pas pour autant la présence des représentants des associations regroupant les retraités.
À terme, la mise en place de scrutins de listes apparaît inéluctable même si, aujourd’hui,
ce débat ne semble pas opportun à l’exception du CFM de la gendarmerie. En effet, son
insertion au sein du ministère de l’Intérieur a conduit à une adaptation des modes de
désignation des représentants des personnels.
Désormais saisi, il appartient au Parlement8 de conduire une véritable mutation du dialogue
social dans les armées.
8. Voir à ce sujet également le rapport d’information n°2745 de la mission d’information sur l’état d’avancement
de la manœuvre ressources humaines et les conséquences des arrêts de la Cour européenne des droits de
l’Homme du 2 octobre 2014.
AVERTISSEMENT : La mission de la Fondation Jean-Jaurès est de faire vivre le débat public et de concourir
ainsi à la rénovation de la pensée socialiste. Elle publie donc les analyses et les propositions dont l’intérêt du
thème, l’originalité de la problématique ou la qualité de l’argumentation contribuent à atteindre cet objectif,
sans pour autant nécessairement reprendre à son compte chacune d’entre elles.
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