Textes complémentaires, ou de substitution Textes

Transcription

Textes complémentaires, ou de substitution Textes
Textes complémentaires, ou de substitution :
un poème mélancolique et presque mystique,
mystique, une autobiographie crue et détachée de tout sentimentalisme.
sentimentalisme.
SALOMÉ
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— Jette cet or de deuil où tes lèvres touchèrent,
Dans le miroir du sang, le reflet de leur fleur
Mélodieuse et douce à blesser !
La vie d’un sage ne vaut pas, ma Salomé,
Ta danse d’Orient sauvage comme la chair,
Et ta bouche couleur de meurtre, et tes seins couleur de désert !
— Puis, secouant ta chevelure, dont les lumières
S’allongent vers mon coeur avec leurs têtes de lys rouges,
— Ta chevelure où la colère
Du soleil et des perles
Allume des lueurs d’épées —
Fais que ton rire ensanglanté sonne un glas de mépris,
Ô beauté de la Chair, toi qui marches drapée
Dans l’incendie aveugle et froid des pierreries !
Ton oeuvre est grande et je t’admire,
Car les yeux du Prophète, lacs de sang et de nuit
Où le fantôme de la tristesse se mire,
Comme l’automne en la rosée des fleurs gâtées
Et le déclin des jours dans les flaques de pluie,
Connaîtront, grâce à toi, la volupté d’Oubli !
— Ah ! tournant vers ce front sinistre, que saccagent
Les torches mal éteintes de l’hallucination,
Tes yeux ensoleillés comme les fleurs sauvages
Et les flots de la mer poignardés de rayons,
Tu peux battre des mains, et le faire crier bien fort
Ton rire asiatique amoureux de la mort !
Car, les pensers d’orgueil et les pudeurs de vanité,
Qui tombèrent pour ta gaîté
Avec un bruit d’idole creuse et un râle de bijoux faux,
Ne valent, ni tes bras luisants et recourbés
Comme les glaives et les faux,
Ni tes cheveux amers et durs comme l’herbe brûlée,
Salomé, Salomé,
Glorieuse qui sus chasser
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Le sarcoramphe noir Ennui du coeur d’Hérode,
Et qui fis en dansant l’aumône de la mort !
La sagesse mûrit pour la faim de la Terre,
Et toi tu vis ! et tu respires, ô Beauté,
Et ta chair réelle a des brises de santal
A la place où ta voix s’effeuille en accords rares,
Et le Monde s’abreuve à tes veines barbares
Où la pourpre charrie un délice brutal !
— Et nous qui connaissons la certitude unique,
Salomé des Instincts, nous te donnons nos coeurs
Aux battements plus forts que, les soirs de panique,
L’appel désespéré des airains de douleur,
Et nous voulons qu’au vent soulevé par ta robe
Et par ta chevelure éclaboussée de fleurs
Se déchire enfin la fumée
De l’Idéal et des Labeurs,
O Salomé de nos hontes, Salomé !
Oscar Vladislas de Lubicz Milosz, Femmes et Fantômes, 1899.
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Le Sarcoramphe roi ou Vautour pape est une espèce de grand vautour.
SALOMÉ
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J’ai eu entre les mains plusieurs photos de tante Lise dans le rôle de la Salomé de Richard Strauss. J’étais totalement
bouleversé au spectacle de sa forte poitrine retenue par deux plaques de métal ouvragé, sur sa chair nue ou sur un
maillot rose et il me semblait respirer son odeur.
Ce drame qui se déroule tout entier sur la terrasse du tétrarque Hérode, au bord de la mer Morte encore tout
imprégnée de la pluie de soufre et de feu qui anéantit Sodome et Gomorrhe, villes marquées par le courroux de Dieu,
m’a toujours donné, aussi bien par la musique de Strauss que par le texte d’Oscar Wilde, une impression de
cauchemar, d’érotisme angoissant. Le tétrarque peureux qui redoute les mauvais présages (« Ha ! J’ai glissé dans le
sang ! ») et cherche la débauche comme un refuge, d’autre part Salomé écrasée
― par ordre du tétrarque doublement incestueux
― sous des boucliers (après avoir joué avec une tête que, sur sa demande, le tétrarque a fait couper) sont des
éléments tout à fait hallucinants. Je me suis souvent identifié plus ou moins à ce tétrarque lâche et cruel qui se roule
ivre aux pieds de Salomé.
Enfant, j’ai vu la Salomé de Strauss deux fois, à l’Opéra. La première fois, avec la cantatrice italienne Gemma
Bellincioni, qui en dégageait assez bien le côté morbide ; la seconde fois avec le soprano écossais Mary G...*, alors
très belle fille. À diverses reprises, je stimulai mon imagination à l’aide d’une photographie de la prestigieuse
Écossaise, où elle était représentée en une longue tunique pailletée lui moulant tout le corps, y compris le mont de
Vénus, et lui laissant un bras, une épaule et une aisselle entièrement dénudée.
Plus récemment, j’ai vu la Salomé de Wilde chez Georges Pitoëff, qui jouait lui-même le rôle d’Hérode, ayant pour
partenaire sa femme en Salomé. C’était vers la fin d’une liaison dont je parlerai plus loin, et j’éprouvais une terrible
tristesse à voir cette pièce en compagnie d’une amie que déjà je n’aimais plus. Au cours de cette même liaison, et
peut-être vers la même époque, sentant mon amour diminuer et voulant m’en punir, je m’étais mis nu dans ma salle
de bains et m’étais griffé le corps entier à coups de ciseaux, avec une sorte d’enragée et voluptueuse application.
Enfin, le 17 décembre 1934 au soir, j’ai revu Salomé à l’Opéra, où il y avait bien longtemps que je n’étais pas allé.
Une cantatrice anglaise ** incarnait la fillette vicieuse, un ténor wagnérien à vastes ventre et pectoraux chantait le
rôle d’Hérode, un baryton australien à mine d’Hercule de foire celui du squelettique Yokanaan. Je ne me rappelais
tout de même pas que l’orchestre de Strauss fût si extraordinairement et constamment véhément. L’Anglaise
chantait assez bien mais manquait de plastique, d’ailleurs trop habillée, trop caparaçonnée d’étoffes raidies et
lourdes ; ses contorsions n’avaient rien d’excitant ; en fait de dévêtement en progression savante, sa danse des sept
voiles était une escroquerie. Ainsi qu’il est de règle à l’Opéra, les acteurs paraissaient minuscules (coincés entre la
scène immense d’où souffle un vent glacé et la fosse orchestrale bouillonnante de plastrons blanchâtres et de chefs
chenus) et l’on ne comprenait autant dire rien de ce qu’ils prononçaient. Mais la frénésie du tétrarque (un peu
grotesque au demeurant, outrée et conventionnelle, dans le style mélodrame) situait l’œuvre sur ce qui reste, pour
moi, son juste plan : l’histoire d’un monarque érotomane et obsédé, qui voit la mort partout et se convulse devant la
Femme, tremblant aux paroles du prophète qui clame du fond de son puits comme une voix montant, en dehors de
l’espace et des siècles, de la noirceur de l’utérus ; quand il voit à la fin que la marche du monde, décidément, lui
échappe, il ordonne le meurtre de la femme, en trépignant comme un enfant que ses jouets ne veulent pas écouter.
Il y aurait beaucoup à dire sur ce drame, et sur Salomé elle-même, fille implacable et châtreuse (puisqu’elle fait
trancher la tête du prophète bien qu’elle l’aime, et qu’un autre homme, presque dès le début, s’est ouvert le ventre
pour elle), châtiée finalement par Hérode, père incestueux et terrifié. Du lever au baisser du rideau, tout se meut sur
le mode orageux du sacré, sans relâche, parmi les relents de bazar mêlés au ferraillement d’automates à quelques
sous.
Michel Leiris, L’Âge d’homme, Éditions Gallimard, 1939.
Milosz considère Salomé comme une inspiratrice poétique, quasiment universelle, et s’adresse à elle dans une dédicace à
connotation mystique, illustrée d’images flamboyantes et parfois baroques.
Leiris recense et interprète des occurrences littéraires et artistiques du personnage de Salomé et les rapporte à des
événements de sa vie personnelle, et à chaque fois il rattache ce personnage à une figure de la Femme, en y ajoutant un
commentaire critique qui nous éclaire autant sur lui-même que sur son sujet.