Enfermement et liberté
Transcription
Enfermement et liberté
8ème festival du film documentaire engagé / 24 et 25 septembre 2010 La parole a le geste / [email protected] / leliencommun.org/festdoc Enfermement et liberté « Je me suis pâmé, il y a huit jours, devant un campement de Bohémiens qui s'étaient établis à Rouen. Voilà la troisième fois que j'en vois. Et toujours avec un nouveau plaisir. L'admirable, c'est qu'ils excitaient la Haine des bourgeois, bien qu'inoffensifs comme des moutons. Je me suis fait très mal voir de la foule en leur donnant quelques sols. Et j'ai entendu de jolis mots à la Prudhomme. Cette haine-là tient à quelque chose de très profond et de complexe. On la retrouve chez tous les gens d'ordre. C'est la haine qu'on porte au Bédouin, à l'Hérétique, au Philosophe, au solitaire, au poète. Et il y a de la peur dans cette haine. Moi qui suis toujours pour les minorités, elle m'exaspère. Du jour où je ne serai plus indigné, je tomberai à plat, comme une poupée à qui on retire son bâton. » Gustave Flaubert à George Sand, le 12 juin 1867 L a question de l’étranger, peut-être parce qu’elle est celle qui exclut le plus radicalement, est aussi celle qui peut nous rassembler le plus communément… Étrange étranger en son pays luimême, le premier étranger n’est-il pas soi-même ? Rejeter l’étranger ne date pas d’hier. Peut-on dire qu’il s’agit d’une constante de l’espèce humaine ? Ou bien y a-t-il des cultures qui valorisent davantage l’étranger que les autres ? Et qu’en est-il de l’étranger aujourd’hui sur la planète à l’heure de la mondialisation ? Nous proposons pour en débattre trois approches : a) L’enfermement à l’intérieur de soi-même : aspects culturels et psychologiques b) L’enfermement entre les peuples : comment on accepte/refuse l’étranger c) Les institutions totalitaires : la prison et ses dérivés Voilà, en introduction aux débats, quelques réflexions qui n’engagent que son auteur mais qui, je l’espère, contribueront à ouvrir le débat plutôt qu’à le fermer. 1 / L’enfermement est une constante des sociétés et de l’esprit humain. On trouve, par exemple, dans les rituels, le double mouvement clôturer/ouvrir. Clôturer, dans les sociétés traditionnelles, est une opération mythique qui consiste à capter de l’énergie libre, ouvrir restitue cette énergie au cosmos. A partir de ce patern, comment les sociétés agissent-elles vis-à-vis de l’inconnu – de l’énergie libre – pour l’accepter sans se mettre en danger ? Dans un contexte déjà ancien, l’anthropologue et linguiste André-Georges Haudricourt a montré que la mise en relation des activités agricoles avec le rapport à l’étranger était un critère déterminant. Pour résumer sa position, les cultivateurs de céréales avaient tendance à sélectionner les humains et à exclure l’étranger comme ils sélectionnaient les graines et excluaient les graines étrangères. A l’inverse les cultivateurs de tubercules avaient tendance à accepter l’étranger car plus on a de clones différents et plus on est riches. 2 / On voit donc que clôturer est un mouvement nécessaire de la structuration des sociétés et de l’esprit humain mais que ce mouvement doit être associé – comme dans un courant alternatif – à son contraire/complément : ouvrir. Une société qui clôture sans ouvrir est condamnée à dépérir : son énergie pourrit et elle ne se renouvelle pas. Dans le monde actuel, c’est-à-dire l’économie capitaliste et « libérale », on peut dire que l’ouverture – la liberté – est du côté des objets : laisser le plus possible d’objets différents entrer, les détruire au bout d’un temps de plus en plus court, et les remplacer par d’autres. A l’inverse les entrées et sorties des êtres humains sont limitées. Plus on laisse entrer les objets, et moins les êtres humains peuvent circuler. Voilà quelle serait la tendance mortifère de notre société. 3 / Ce mouvement est donc devenu intrinsèque à la société contemporaine : enfermer les autres pour rester libres. Seulement en enfermant les autres, on s’enferme également : le ‘mur’ doit être gardé, contrôlé, consolidé… jour et nuit… et la destruction n’est plus une destruction libératrice qui renvoie l’énergie liée au cosmos mais une destruction qui annihile les êtres sans possibilité de retour. 4 / On assiste donc périodiquement à une poussée du ‘rejet’ de l’autre. Pendant la seconde guerre mondiale, ce rejet s’est effectué sur la population juive mais aussi, et cela est moins connu, sur d’autres populations et notamment les nomades. D’une certaine manière le juif aussi est un ‘nomade’ et c’est pourquoi il va falloir après la guerre le sédentariser. Le nomade est justement celui qui refuse de se laisser enfermer, celui qui considère que la liberté est d’abord pour les êtres, celui pour qui le cheval est d’abord un être libre avec qui voyager ensemble… 5 / L’histoire se répète et les angoisses de la société moderne ne sont pas éteintes. Alors que nous avions décidé de programmer le film Des Français sans histoires, de Raphaël Pillosio (samedi, à 14h), après avoir vu celui de Gatlif Liberté, a éclaté sur la scène sociale et politique française, puis européenne, un nouveau syndrome : le rejet et la stigmatisation des Roms. Peu importe que 96% des Roms soient sédentaires, peu importe que 80% des Roms (qu’on appelait aussi Tziganes) n’aient pas bougé depuis le 16e siècle, l’essentiel c’est que les Roms, comme les Juifs, ne sont pas enfermés dans un territoire mais vivent sur plusieurs territoires et constituent une entité culturelle à la fois territoriale et non territoriale. Ils appellent à ce mouvement politique international qui justement surgit après la 2ème guerre mondiale : le mouvement des citoyens du monde, dont le Lot a été le centre et dont nous venons d’ailleurs de célébrer le 60e anniversaire à Cahors. Et cela est intolérable pour une société schizophrène qui est divisée, clivée, entre sa volonté d’ouvrir les frontières pour les choses et de les fermer pour les humains. Voilà, à titre d’exemple, quelques réflexions glanées dans la presse de ces derniers jours : - Situation des Roms : il faut sortir l’Europe de la politique de la honte. - Aider les Roms, ce n’est pas les accompagner à la frontière, c’est créer les conditions de leur socialisation. - Pourquoi n’y-t-il pas assez d’aires pour les gens du voyage ? Avec cette réponse : - Si les communes rechignent à construire des aires d’accueil, c’est en partie parce que elles sont dans l’obligation de scolariser les enfants en âge d’aller à l’école primaire des familles qui y séjournent. Il faut donc gérer un accueil partiel, accepter que des enfants entrent dans l’institution scolaire et en ressortent librement. - Les Roms, parias de l’Europe… 6 / Le conflit Israël/ Palestine est aussi un héritage de la seconde guerre mondiale. Pour résoudre la culpabilité liée à l’holocauste – rappelons le rôle d’IBM1, et donc de facto de l’État américain, dans l’extermination de Juifs européens, comme un exemple parmi d’autres de la compromission de l’Occident – on a « donné » aux Juifs un territoire – c’est-à-dire on les a confinés dans un territoire – alors que la « société juive » n’est pas fondamentalement territoriale, et pour cela on a retiré un territoire à un autre peuple. Et nous nous retrouvons aujourd’hui face à un peuple, les Israéliens, c’est-à-dire les habitants de l’état d’Israël, qui en enferme un autre, les Palestiniens (voir Terre de Sumud et Aïscheen, vendredi soir). Certes tous les Israéliens ne sont pas partisans de cet enfermement mais malheureusement, il semble bien que ce soit une nette majorité. En cela ce peuple s’enfonce lui-même dans une attitude suicidaire. Le terrorisme vise la destruction des êtres au lieu de leur libération et devient l’unique réponse possible à cet enfermement . Nous assistons à un double suicide : l’état israélien a une attitude suicidaire et pousse les Palestiniens au suicide – et aux attentats suicides – en refusant d’assumer la liberté du peuple juif. Dans la bande de Gaza, pays devenu camp de concentration, un million de personnes vit en enfer… « Le déclin, la destruction de l’économie et de la société de Gaza ont été délibérés, les résultats d’une politique d’État, consciemment planifiée et mise en œuvre. Si Israël en porte la responsabilité principale, les Etats-Unis et l’Union Européenne, parmi d’autres sont également coupables, ainsi que l’autorité palestinienne ». Sara Roy, Université de Harvard La recette : d’abord rendre Gaza dépendante d’Israël, puis couper les relations. Gaza est alors asphyxiée… et quand cela ne suffit pas on massacre la population (opération plomb durci). ________________________________ 1 - Edwin Black, IBM et l’holocauste. L’alliance stratégique entre l’Allemagne nazie et la plus puissante multinationale américaine, Paris, Robert Laffont, 2001. 7 / Les travailleurs immigrés venus des différentes parties de l’Afrique sont aussi victimes de l’enfermement entre les Peuples. Ils sont enfermés dans deux endroits à la fois, chez eux et chez l’autre. Chez l’autre, en France où ils viennent chercher la liberté et le travail et se retrouvent face à l’enfermement et le chômage. Chez eux d’où ils sont sortis et où ils ne peuvent plus revenir sous peine d’être déconsidérés. Certains pays appliquent même une double peine : le travailleur africain expulsé est immédiatement emprisonné par la police de son pays et doit payer une forte somme pour sortir de prison. Et je ne parle pas de militants politiques reconduits dans leur pays. Ici encore la solution ne consiste pas à accuser les uns et à victimiser les autres. Il y a certes des colonisateurs et des colonisés mais il y a une responsabilité collective pour arrêter ce processus : briser ce ‘miroir aux alouettes’ et dire, comme Mory Coulibaly, Regardez, chers parents (samedi, 16 heures). 8 / Face à ces enfermements successifs, face à cet enfermement structurel qui sclérose notre société, que représente la prison ? (Mur(s), samedi 17 heures). Ici aussi la prison est le réflexe du « bon » citoyen pour se prévenir du « mauvais » citoyen. “Bon“ ou “mauvai“, comme s’il n’y avait que ce seul choix possible. La prison n’est-elle pas le prototype de l’institution totalitaire dont nous avons d’autres exemples plus souples et plus admis, comme il y a un fascisme dur et un fascisme mou : l’école, l’hôpital, l’asile, l’armée, la maison de retraite… Le sociologue américain Erving Goffman, dans son ouvrage Asiles, étude sur la condition sociale des malades mentaux, divisait en cinq groupes les institutions totalitaires propres à nos sociétés. Et on s’aperçoit que toute personne a généralement, à un moment donné de son existence, appartenu à un ou plusieurs de ces cinq groupes. 1 / Foyers pour aveugles, vieillards, orphelins, indigents… 2 / Sanatoriums, hôpitaux psychiatriques, léproseries … 3 / Prisons, établissements pénitentiaires, camps de prisonniers… 4 / Casernes, navires, internats [et par internat certains peuvent ne l’être que pour un temps limité, une journée ou une semaine…], camps de travail, forts coloniaux… 5 / Abbayes, monastères, couvents et autres communautés religieuses… La discussion exemplaire entre des lycéens et des jeunes détenus ‘par delà les murs’ et qui sera présentée à la fois sur les murs de la salle de projection et en introduction au débat de samedi (18h) permet justement de comparer deux de ces univers carcéraux et un des paradoxes de cette discussion est qu’elle contribue certes à ouvrir l’univers du détenu mais aussi à libérer (en partie) le lycéen de sa propre prison… et à s’ouvrir à nouveau sur la nature (le monde). Nous poursuivrons ce débat avec la projection de deux courts métrages réalisés par des jeunes, les uns en option cinéma au lycée (Parasite(s)), les autres dans une maison de détention (Pays de cocagne). Le film qui clôturera notre journée de samedi mettra justement en scène les paradoxes de la vie carcérale associés à une des œuvres dont le sujet principal est l’enfermement, sous toutes ses formes (Les prisonniers de Beckett, samedi 23 h). Michel Boccara, le 23 septembre 2010