Le paradoxe de l`aide contrainte. Michel BILLE

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Le paradoxe de l`aide contrainte. Michel BILLE
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Le paradoxe de l’aide contrainte.
Réflexions sur la liberté d’aller et venir de la personne
« dite démente. »
Février 2012
Michel BILLÉ.
Sociologue, auteur notamment de la tyrannie du « Bien vieillir »
(Editions du Bord de l’Eau) et « la Chance de Vieillir» (Editions L’harmattan).
« Toute personne âgée devenue handicapée ou dépendante est libre d’exercer ses choix dans la vie
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quotidienne et de déterminer son mode de vie »
L’accompagnement et le soin que nous apportons aux personnes qui développent des maladies
caractérisées notamment par une dégénérescence cognitive, posent, avec une intensité particulière, les
questions relatives aux droits des personnes, à l’exercice de leur liberté et à la responsabilité des
soignants et responsables des établissements ou services qui les accueillent.
Rien n’est simple en effet dès l’instant où l’on s’adresse à ceux qui souffrent ou qui, du fait de la
maladie, ne peuvent exercer complètement les fonctions qui, ordinairement, permettent à chacun de
choisir, de décider pour soi-même, d’organiser sa vie, bref d’exercer ce que l’on peut appeler son
« autonomie » comprise comme la faculté de décider pour soi-même, s’agissant de sa propre vie.
Dans l’exercice des libertés individuelles, certaines paraissent plus fondamentales que d’autres, plus
primaires même, pourrait-on dire, et la liberté d’aller et venir, liberté de mouvement, est sans doute de
celles-ci. Du même coup, cette liberté fait partie de celles qui nous questionnent de manière très
importante dès que, pour de bonnes et parfois de mauvaises raisons, nous en arrivons à la limiter, à
l’entraver. Le paradoxe nous parait construit dès l’instant où, pour aider l’autre à conserver l’exercice de
son autonomie, nous lui imposons une contrainte liberticide. Paradoxe et non contradiction : la
différence peut sembler subtile mais elle a son importance. La contradiction il nous faut à réduire, faire
en sorte qu’elle cède. Le paradoxe il nous faut l’ouvrir, il est riche de complexité et dans son ouverture
nous avons à chercher ce qui est possiblement contraire à l’opinion communément admise et qui par
conséquent, décalant le point de vue, peut nous permettre de penser un peu différemment les choses,
de sortir de la pensée dominante, et finalement de développer un questionnement éthique.
Désigner pour assigner, nous les enfermons dans un langage.
Le langage que nous utilisons révèle, on peut s’en douter, malgré nous et parfois même au delà de ce
que nous pourrions souhaiter, la manière dont, nous prenons réellement en considération les personnes
accueillies dans nos institutions et services. C’est ce registre du langage qu’il nous faut d’abord
interroger : avant même l’institution, c’est peut-être bien le discours que nous leur tenons ou que nous
tenons sur eux qui les enferme.
C’est ainsi que nous parlons depuis si longtemps de « déments ». Mais désormais conscients de l’inappropriation du terme, comme pour nous excuser de l’employer nous le mettons entre guillemets et
l’accompagnons d’un « dites démentes » qui en dit long sur notre difficulté à trouver le mot juste.
Christian BOBIN, écrivant à propos de son propre père, allait jusqu’à dire, sans doute exaspéré par ces
usages de la langue : « Le nom d’Alzheimer permet aux médecins qui l’utilisent de croire qu’ils savent ce
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qu’ils font alors qu’ils ne font rien . »
La nosographie médico-sociale est terrible ou, du moins, l’usage social que nous en faisons est parfois
effrayant. Bien sûr on peut avoir besoin de nommer, de classer, de catégoriser mais quand, au nom de
ces catégories, on vous enferme dans une « unité pour déments déambulants », ou dans une « unité
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Charte des droits et libertés de la personne âgée en situation de handicap ou de dépendance. FNG. 2007.
Christian BOBIN : « Une présence pure » Ed. Le temps qu’il fait.
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pour déments perturbateurs », la clef de la serrure ou le digicode ne sont peut-être pas plus enfermant
que la dénomination du service. Il s’agit toujours, en fait, avec plus ou moins de violence, de désigner
l’autre, pour lui assigner une place, un rôle dont il ne pourra vraisemblablement plus sortir.
Dans la même veine, l’enfermement se profile, malgré nous, dans nos pratiques et discours
professionnels : Ainsi, comment justifier que l’on parle encore de « placement » et non d’accueil, que
l’on utilise des « couches » et non des « protections », que l’on continue à prétendre me « maintenir à
domicile » quand on sait bien qu’il faudrait essayer, délicatement, de m’y soutenir pour que je garde
encore un peu l’initiative sur ma vie ? Comment justifier que l’on compte encore les places en nombre
de lits, assignant par-là, de façon implicite mais efficace, une position, un comportement, une conduite
à ceux qui « bénéficient » de ces places. Comment expliquer que l’on ose encore parler de
« pensionnaires » dans des établissements accueillant des personnes âgées ? De « fugue, » comment
fuguer s’il n’y a pas captivité ?
La vie des personnes âgées dont la vieillesse est perturbée par la maladie, est ponctuée d’évaluations de
leurs pertes ou de leur « dépendance » (grille AGGIR, ou autre, aidant). Il se pourrait bien qu’au motif ou
au prétexte de « prendre en charge » la dépendance chacun se voit, en fait, enfermé dans son manque,
stigmatisé par son défaut et, de ce fait, spolié de son autonomie. Il se pourrait bien alors que la grille
AGGIR, toute iso-normée qu’elle soit, ne soit pas moins enfermante que ne l’étaient les grilles de
l’hospice ou de l’hôpital.
Nous les enfermons dans une organisation…
La liberté d’aller et venir en institution est alors à comprendre dans une acception très étendue. Il ne
s’agit pas seulement de la possibilité d’entrer et de sortir de sa chambre, d’un pavillon, d’un service ou
même de l’institution. Il s’agit, plus largement du rythme et du mode de vie de chacun, de la liberté de
nouer des relations affectives, d’habiter un lieu qui garantisse l’intimité et qui ne soit violé par personne,
d’accepter ou de refuser des soins, d’adopter un comportement différent de celui des autres personnes
accueillies, de participer ou non à des activités et moments de vie collective, bref, il s’agit de la liberté de
faire et de vivre de façon contrainte ou non contrainte.
On comprend bien que, dans cette situation paradoxale d’aide et de contrainte, la question de la
sécurité des personnes soit très angoissante pour le personnel et pour les dirigeants d’institution qui, à
tort et à raison, se pensent responsables de ce qui pourrait arriver de fâcheux à une personne accueillie.
Mais on comprend aussi combien cette angoisse est une réponse directe aux attentes explicites et
implicites d’une société qui « confie » certains de ses membres à des institutions pour que « rien ne
puisse leur arriver. » Rien de mauvais, bien sûr et, par-là, rien de bien bon non plus puisqu’il s’agit
d’abolir le risque. Les institutions sont actuellement dans cette sorte d’obligation administrative et
juridique, injonction qui renforcent les discours et les dispositifs sécuritaires, laissant penser ou donnant
à penser qu’il est possible de vivre heureux dans un univers maîtrisé, aseptisé, sécurisé, etc.
Alors on remplace, par exemple, les systèmes d’appel par des « systèmes de surveillance », de
télésurveillance, -nouvelles technologies obligent- sans être choqué par le mot surveillance… Comme si
la vieillesse était devenue une maladie ou, pire, une faute. Alors on prend sa « garde » et l’on
« surveille » une institution devenue « transparente » sous l’œil des « cameras de surveillance » obligation de sécurité - les digicodes remplacent les clefs, c’est plus discret et moins sonore. Mieux ou
pire, on peut, après tout, faire porter par la personne elle-même le signe et la réalité de son
enfermement. Pour cela on invente le « bracelet anti-fuite ou anti-fugue », comme on voudra, qui signe
la « captivité », l’enfermement de la personne. Une puce électronique sertie dans un bracelet ou dans
un pendentif ou dans le talon de la chaussure portée par la personne, un portique aux endroits
stratégiques et l’alarme se déclenche chaque fois que la personne tente de passer le portique. Elle porte
donc elle-même les grilles qui l’enferment. Elle n’est pas en prison, elle porte en elle, sur elle, la prison
qui l’enferme alors qu’elle est déjà prisonnière de sa dégénérescence cognitive. Enfermement au carré.
Raffinement ou cruauté, pour se faire ainsi traiter, le vieux, dément, désorienté, paye (fort cher parfois)
ou nous payons pour lui !
Bien sûr on invoquera le manque de moyens, l’insuffisance de personnel et c’est vrai ou souvent vrai.
Comment ne pas s’indigner, pourtant, quand les pratiques deviennent indignes ? Bien sûr ces bracelets
sont posés pour protéger les personnes contre elles-mêmes. Ce « stigmate » qui leur colle à la peau,
cette marque d’infamie quasi incorporée, en rappelle d’autres, honteuses, qui, dans d’autres temps, ici
ou ailleurs ont toujours rempli la même fonction : désigner pour marquer l’exclusion. La crécelle du
pestiféré permettait que l’on s’écarte de lui et en faisait un intouchable à qui l’on interdisait l’accès,
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l’entrée dans les lieux de socialité. Cette crécelle quasi virtuelle, silencieuse, inaudible, empêche, quant
à elle, de sortir, retient dans ce qui devient rétention et interdit l’accès à la vie sociale. Il s’agit toujours
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d’assigner à l’autre la place de l’in-désiré, de l’indésirable et de le priver d’une part de sa liberté.
Les recherches de solutions architecturales sont peut-être préférables : comment « enfermer » dans une
architecture qui dispenserait du risque et offrirait un « accueil ? » On constate alors que le nouveau
synonyme de « unité fermée » est « unité sécurisée ». C’est plus soft évidemment. « Plus les choses sont
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dures, plus on leur donne des noms faibles . » Et l’unité sécurisée prend alors la forme du cloitre
(curieux retour de l’histoire !) dans lequel les malades vont pouvoir indéfiniment déambuler. Mais
quelle statue, au milieu du jardin du cloitre, donnera sens à cette marche ? Il se peut que le cloitre se
fasse alors labyrinthe. Mais qui donnera le fil d’Ariane à ceux qui s’y perdent ? La déambulation, pour ne
pas devenir errance doit pouvoir rencontrer l’accompagnement bienveillant d’un personnel qui, sans
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cesse, cherche à comprendre ces « troubles qui nous troublent ». Ce n’est pas parce que je ne
comprends pas que ça n’a pas de sens, c’est parce que je ne saisis pas le sens qu’il me faut aller à la
rencontre. Mais que c’est difficile, évidemment !
Une responsabilité collective…
Tout est bon pour justifier ces pratiques de limitation arbitraires de la liberté d’aller et venir : le manque
de moyens financiers, le manque de personnels qualifiés, le manque de places, les contraintes du droit
du travail, les horaires du personnel, la vie collective et ses obligations, les règlements, les circulaires, les
normes alimentaires et d’hygiène, etc., la canicule même ! D’autant que parfois nous sommes tellement
démunis devant le comportement d’un malade qui se met en danger que nous n’avons pas, pour un
temps au moins, d’autre réponse possible que de l’enfermer pour qu’il ne meure pas.
Tout cela peut et doit s’entendre, évidemment, mais ces justifications masquent une question plus
grave : Qu’attendons-nous des institutions où l’on « place » certains d’entre nous ? Nous en attendons
qu’elles les « traitent » en fonction de la représentation que nous nous en faisons. C’est, en quelque
sorte, parce que nous « autorisons » collectivement les institutions à malmener la liberté des personnes
qu’elles peuvent le faire. Les quelques situations de violence avérée par exemple, qui, de temps en
temps, sont sanctionnées comme notoirement abusives servent alors d’alibi quasi pervers. Puisque les
abus sont sanctionnés, ce qui n’est pas sanctionné n’est pas abusif, on peut continuer.
Qu’avons-nous donc à l’esprit, de quelles valeurs sommes-nous porteurs quand nous nous satisfaisons
de ces pratiques liberticides ? C’est parce qu’à nos yeux ils ne sont pas ou ne sont plus tout à fait nos
semblables que nous acceptons de restreindre arbitrairement leur liberté et qu’ils fassent l’objet de
traitements indignes. Bercés par un discours économique et politique facile, nous intégrons l’idée que
l’action sociale et médico-sociale coûte cher, trop cher, et nous acceptons de ne pas y consacrer les
moyens financiers et humains dont nous savons bien qu’ils ne seraient pas du luxe et qu’ils seraient de
nature à poser bien différemment les questions relatives à la liberté d’aller et venir de certains de nos
concitoyens qui ont simplement vécu un peu plus longtemps que nous.
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« Pluriels » novembre, décembre 2003 n° 39-40.
Christian BOBIN Ibidem.
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Jérôme PELISSIER : « Ces troubles qui nous troublent ». Ed ERES Coll. L’âge et la vie. 2010.
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