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Reportage 20 0123 Mercredi 29 novembre 2006 Guantanamo, Malgré les contestations en justice et le changement de majorité à Washington, les militaires continuent à construire. 8 000 personnes, dont 427 détenus, habitent sur la base cubaine, en plein boom immobilier cité prospère Corine Lesnes F ermer Guantanamo ? Vous n’y pensez pas ! La base ne s’est jamais aussi bien portée. Depuis l’arrivée des « ennemis combattants », la population a triplé. Il y a deux ans, on ne venait qu’en transport militaire, depuis Jacksonville, dans le nord de la Floride. Maintenant, deux petites compagnies aériennes, Lynx Air et Air Sunshine, desservent « Gitmo ». On embarque à l’aéroport de Fort Lauderdale, près de Miami. Pas de détecteurs de métaux, pas besoin d’enlever ses chaussures : c’est le voyage à l’ancienne, en toute confiance. Chaque voyageur est muni d’un laissez-passer établi par l’armée. On va directement du terminal à l’avion sans voir un agent de police ou de sécurité. L’Embraer d’Air Sunshine n’a que 8 places. L’avion de Lynx Air, un Fairchild metroliner Turboprop, est un peu plus grand. A elles deux, les compagnies offrent plusieurs trajets quotidiens. Les vols sont pleins, des semaines à l’avance. Les passagers sont des représentants des 14 compagnies qui travaillent avec l’armée, des « civils » aux fonctions floues, des journalistes, des avocats. Un responsa- phes peuvent cadrer les mains, le dos ou ble de l’association américaine des patho- les pieds. Les gentils organisateurs font bonne logistes est venu inspecter le laboratoire d’analyses. Un interprète arabe retourne figure, mais on sent qu’ils partent battus d’avance. Depuis le début de l’année, ils voir sa famille à Chicago. Le vol dure trois heures, jusqu’à l’extré- ont vu passer plusieurs centaines de jourmité sud-est de Cuba. L’avion ne prend nalistes. A chaque fois, ils ont la même pas le chemin le plus court pour éviter l’es- déception quand ils reçoivent les articles. pace aérien cubain. Du hublot, on aperçoit « Abominable, comme d’habitude », dit le les grillages de Camp Delta. La mer se capitaine en charge des relations publitrouve à moins de 100 mètres des cellules, ques. Selon lui, les journalistes ne se renmais elle est inaccessible, on ne peut dent pas compte de la chance qu’ils ont. même pas la photographier. Les blocs « A quand remonte votre dernière visite à un grillagés des Camps 1, 2 et 3 sont serrés les camp de prisonniers de guerre ? Etre ici, déclare-t-il, c’est une réussite uns contre les autres. On disen soi. » tingue Camp 5, le camp de Il y a de petites Avec 116 kilomètres carhaute sécurité. Et Camp 6, en rés, Guantanamo Bay est un dur lui aussi, pas encore tout à villas pour les territoire un peu plus grand fait terminé. La prison a comp- visiteurs, avec que Paris, mais il est inondé té jusqu’à 770 « ennemis com- des barbecues en son milieu, ce qui le rend battants ». Elle en abrite encoet des nettement plus petit. Les re 427. Aucun n’a jamais été combinaisons Cubains ont gardé le fond jugé. de la baie. Les Américains L’escorte attend à la descen- de plongée n’ont que les anses, ce qui te d’avion. « Bienvenue à Git- qui sèchent sur complique la circulation. mo », dit le premier lieutenant. Les journalistes sont les cordes à linge Pour aller de la piste d’atterrissage à la base, il faut accompagnés en permanence. « A partir de maintenant, ajoute-t-il, emprunter un ferry. Il y a deux ans, c’était vous êtes dans un environnement contrôlé. » un petit caboteur. Maintenant, c’est un Avant d’être admis, il faut s’engager bâtiment qui peut transporter des par écrit à ne pas tenter d’entrer en com- camions, des estafettes, des engins de termunication avec les détenus. Chaque soir, rassement. Dès 6 heures du matin, les le « civil » des services de renseignement véhicules de chantier font la queue pour passe en revue les photos prises dans la ne pas rater la première traversée. Avant 2002 et la « guerre mondiale » journée. Un mirador inoccupé ? Impossible. « Cela montre un désavantage territo- contre le terrorisme, Guantanamo était rial. » Un morceau de bleu, derrière les une base navale assoupie, louée à Cuba barbelés ? Censuré. Il est interdit de mon- depuis 1903. Elle était peuplée des marins trer la ligne côtière : l’ennemi pourrait de l’US Navy et de leurs familles, au total repérer les capteurs électroniques cachés quelque 2 300 personnes. En janvier, la dans le sable. Sont interdits aussi les bad- prison va avoir 5 ans. La population est maintenant de 8 000 ges, les antennes… Le visage des détenus ou celui des gardiens, mais les photogra- personnes. « Le plus difficile est de trouver un logement pour tout le monde », dit le commandant de la base navale, le capitaine Mark Leary. Le département de la défense vient de finir un lotissement de 200 lits pour les personnels militaires. La phase II va commencer, avec 600 lits supplémentaires. « Nous sommes freinés par la pénurie de main-d’œuvre », regrette le capitaine. Les ouvriers de la construction sont environ 2 000. Ils ont été amenés par charter de la Jamaïque et des Philippines. Le soir, on les croise à la bibliothèque, avec leur webcam. Ils communiquent avec leur famille sur les ordinateurs publics, contrôlés par l’armée. Ils sont plus nombreux que les personnels de la « task force » qui est en charge de la prison (1 800 soldats). T out un univers gravite autour des « ennemis combattants ». East Caravella, Gold Hill Towers, les lotissements pour célibataires se succèdent sur Diamond Road, la rue principale où la vitesse est limitée à 40 km/h. Il y a maintenant des « townhouses », des petites villas pour les visiteurs, avec des barbecues et des combinaisons de plongée qui sèchent sur les cordes à linge. Et des kiosques où l’on trouve du café Starbucks. Sur la colline John Paul Jones, le point culminant de la base, quatre éoliennes ont été inaugurées en 2005. C’est la fierté du capitaine Leary. Grâce à un accord avec la compagnie Noresco, les turbines n’ont rien coûté. La base navale espère bientôt produire un quart de son énergie grâce au vent. Les Etats-Unis consacrent 95 millions de dollars par an à l’entretien de Guantanamo. Après avoir remplacé les tuyaux en ferraille par des installations en PVC, les militaires ont d’autres projets. Ils rêvent d’un complexe judiciaire à la hauteur de maintenant dans le camp, que plus tard l’événement qu’ils espèrent tenir en quand nous serons rentrés. » Il faut donc se 2007 : les premiers procès américains contenter des sigles inscrits sur les uniforpour crimes de guerre depuis la deuxième mes : SMO, DMO, AMO, officier responsaguerre mondiale. Sans attendre de connaî- ble, assistant militaire désigné… Au Camp Delta aussi, c’est l’expansion. tre l’opinion de la Cour suprême sur les nouveaux tribunaux d’exception, l’US A la bibliothèque des détenus, la préposée, une certaine « Maggie », préNavy a lancé les appels d’ofpare l’avenir. « Dans deux fres début novembre. Elle préans, nous serons dans un local voit la construction de trois La prison tout neuf, affirme-t-elle. salles d’audience, pour tenir des « ennemis Notre objectif est d’avoir plusieurs procès en même combattants » 20 000 livres. » Pour l’instemps, des logements pour se trouve tant, les rayonnages en compprès de 1 000 militaires, avotent 5 000, dont dix volumes cats et journalistes, d’un gara- de l’autre côté de Harry Potter en arabe, et ge pour une centaine de véhi- des cactus, sur côté français, un choix aussi cules officiels et d’une cafété- la pente la plus éclectique que Cité de la joie ria de 800 place… A réaliser de Dominique Lapierre et avant le 1er juillet 2007. Le aride et la plus Célubée, d’Isabelle Hausser… Congrès doit examiner le pro- exposée « Les détenus adorent tout ce jet. Les organisations de défense des droits de l’homme sont impa- qui a trait à la nature, dit la bibliothécaire. tientes de savoir si les démocrates – qui Et aussi les magazines de football. Quant à n’ont jamais pris officiellement position Harry Potter, c’est peut-être une manière pour la fermeture de Guantanamo – vote- d’échapper à la détention. » Avec une bonne conscience similaire, le ront les 125 millions demandés. La prison des « ennemis combat- personnel médical (100 personnes) contitants » se trouve de l’autre côté des éolien- nue d’alimenter de force les grévistes de la nes et des cactus, sur la pente la plus aride faim. Deux hommes refusent de s’alimenet la plus exposée. C’est un camp à ciel ter, depuis plus de 400 jours. Trois autres ouvert dont les murs sont des grillages. A ont commencé il y a deux semaines. L’offil’intérieur des barbelés, les militaires ne cier médical en charge (SMO) explique portent pas l’identification rituelle. Ils ont que sa priorité est « le bien-être des déteretiré leur nom de leur uniforme. Ils se nus » et qu’il est hors de question de les méfient des détenus et préfèrent ne pas laisser dépérir. Il montre le tube de plastiêtre cités dans la presse, à l’heure où cha- que jaune qui sert à nourrir de force les que article peut faire le tour du monde, grévistes. « Ils sont très coopératifs, assugrâce à l’Internet. Lors d’une visite compa- re-t-il. Ils présentent d’eux-mêmes leur narirable en 2004, les militaires ne crai- ne. » Les détenus sont attachés à une chaignaient pas de donner leur identité. Main- se spéciale, venue des prisons du contitenant, même les chargés des relations nent. « Ils nous remercient, poursuit le avec la presse souhaitent rester anony- médecin. Ils se sont promis de ne rien manmes. « Les familles s’inquiètent pour notre ger tant qu’ils ne seraient pas de retour chez sécurité, dit un jeune gardien. Aussi bien eux. Mais ils n’ont pas envie de mourir. » 0123 21 Mercredi 29 novembre 2006 La vie quotidienne a commencé à s’organiser dans le long terme pour les militaires et leurs familles, qui sont désormais plusieurs milliers à résider en permanence sur la base de Guantanamo Bay. Commerces, écoles, terrains de sport, spectacles : un univers entier s’est peu à peu constitué sur place. PHOTOS : CHRISTOPHER MORRIS/VII Kellogg, Brown and Root (KBR), la filiale de Halliburton, qui a déjà construit le Camp 5, s’active à finir le Camp 6. C’est un bâtiment en béton, qui pourra accueillir 176 détenus. Il est flanqué de l’un des nouveaux miradors, fermés comme des cabines de grues, et pourvus de l’air conditionné. Le Camp 6 aurait déjà dû entrer en service, s’il n’y avait eu, le 18 mai, une révolte au camp 4. C’était le camp le plus accommodant, l’endroit où les détenus, après s’être montrés dociles pendant au moins six mois, pouvaient vivre dans des cellules à neuf, et en uniforme écru. Ils étaient 160 avant l’incident. Ils ne sont plus que 40. Les autres ont été rétrogradés. Selon les autorités, les détenus se sont mutinés. Ils ont enduit le sol de leur cellule avec du savon. Quand les gardiens sont arrivés, ils ont glissé et ont été accueillis à coups de projectiles, fabriqués à partir des lampes et des montants des caméras de surveillance. Depuis, on installe des sols antidérapants au Camp 4, et le Camp 6 est transformé en installation de haute sécurité. « Le contribuable américain en a pour 1 million de dollars », dénonce le guide. L e Camp 5 est le fleuron de Guantanamo. KBR a apposé une plaque pour célébrer son inauguration, le 1er mai 2004. C’est une prison pratiquement sans gardiens, organisée en quatre ailes surveillées par une tourelle unique, au centre du cercle. L’ordinateur gère tout, même les douches. Après avoir été détenus dans le bruit, la chaleur et la proximité avec leurs camarades, les Afghans, Pakistanais et autres Yéménites se retrouvent soudain dans l’univers aseptisé et climatisé d’une prison construite sur le modèle de la prison d’Etat de l’Indiana. Quelque 75 détenus sont là, indique le « NCOIC », l’officier responsable. C’est aussi là que se trouvent probablement les 14 nouveaux, dont le cerveau présumé des attentats du 11 septembre 2001, arri- vés le 6 septembre des prisons secrètes de la CIA. Pour l’instant, seul le Comité international de la Croix-Rouge les a rencontrés. Le Pentagone craint les révélations. Il tente de leur interdire l’accès à un avocat, au motif que risqueraient d’être dénoncées des « procédures alternatives d’interrogatoire », ce qui compromettrait la sécurité nationale. Dans le grand silence du Camp 5, les détenus n’ont pas de peine à saisir l’arrivée de visiteurs. Ils entendent la porte coulissante. Ils parlent, ils interpellent. Ils sont à dix mètres à peine, derrière leur porte de métal. Deux gardiens de la police militaire veillent à l’immobilité de l’endroit, mais ils ne peuvent pas faire taire les voix. Dans la cellule 104 ou 105, un homme essaie d’attirer l’attention. Sa voix s’élève comme celle d’un prédicateur en chaire. « C’est injuste, injuste, répète-t-il. C’est insupportable. Où sont les droits de l’homme ? » La voix est amplifiée par les parois de métal. « This is wrong, this is wrong. » Elle résonne et glace pendant quelques secondes les militaires eux-mêmes. Le NCOIC pousse vite le groupe vers la sortie, de l’autre côté de la voix. Il affirme ne pas avoir saisi un mot, à cause de l’accent. « Il faut que j’envoie chercher un traducteur », dit-il en refermant la porte de sécurité. a La victoire des démocrates n’a rien changé dans le camp SELON le lieutenant-colonel Mike Nicolucci, les détenus de Camp Delta ont très vite appris que le ministre de la défense, Donald Rumsfeld, avait dû démissionner au lendemain des élections du 7 novembre. « Ils avaient l’air contents », indique-t-il. Côté officiel, en revanche, aucune fébrilité ne transparaît, malgré le changement de majorité à Washington. Le portrait de M. Rumsfeld est toujours en bonne place à l’entrée du mess. « Ma vie n’a absolument pas changé », affirme le contre-amiral Harry B. Harris, qui commande la prison. En juin, l’officier avait qualifié le suicide de trois détenus « d’acte de guerre asymétrique ». Il n’a pas évolué sur la question, de même qu’il reste convaincu du bien-fondé de sa mission. « A un certain stade, nous aimerions fermer Guantanamo, dit-il. Je suis entièrement d’accord avec le président Bush : dans la mesure où nous pouvons nous le permettre, il serait souhaitable de fermer. Mais aujourd’hui, ce n’est malheureusement pas le cas. » Non seulement la fermeture n’est pas à l’ordre du jour, mais le Pentagone admet ouvertement avoir l’intention de conserver indéfiniment certains détenus sans chercher à les juger. Selon la présentation faite à la presse, l’armée a identifié quelque 330 « ennemis combattants » qu’elle entend garder en détention. Parmi ceux-ci, elle ne pense pas pouvoir en poursuivre plus de 80 pour crimes de guerre. Les autres resteront néanmoins à Guantanamo, au motif qu’ils sont « trop dangereux » pour être libérés avant « la fin du conflit ». Lors d’une précédente visite de presse, en mars 2004, le général Geoffrey Miller faisait grand cas des interrogatoires conduits à la prison : de 250 à 300 par jour, disait-il. Maintenant, la mission de collecte de renseignements est pratiquement passée sous silence. Un quart seulement des détenus, soit de 100 à 125 détenus, sont « interrogés régulièrement », indique le contre-amiral Harris, soit « plusieurs fois par mois ». Selon le document de présen- tation daté de septembre, la mission a évolué : « La priorité opérationnelle est passée du renseignement à la détention. » Les détenus qui refusent de coopérer ou qui n’ont plus rien à apporter ne sont plus questionnés. Il ne faudrait pas en déduire qu’ils peuvent être relâchés. « Ce sont des terroristes. Certains sont des experts dans la résistance aux interrogatoires », affirme l’officier. Selon lui, les méthodes d’interrogatoire sont conformes au nouveau code de procédure militaire publié en septembre. Sous le général Miller, les détenus pouvaient être réveillés à n’importe quelle heure. La privation de sommeil est désormais interdite. « Pas d’interrogatoire entre 22 heures et 6 heures », affirme l’officier. La détention au secret n’est pas pratiquée, assure-t-il, et la CIA ne participe pas aux interrogatoires, ceux-ci étant exclusivement effectués « sous le contrôle et la garde du département de la défense ». Pour le reste, le système n’a pas fondamentalement évolué. Il reste fondé sur la coopération, les détenus « dociles » pouvant obtenir des éléments de confort supplémentaires, des matelas plus épais, un tapis de prière, un uniforme écru et non pas orange… L’eau en bouteille reste un privilège pour les détenus coopératifs, de même que le rouleau de papier-toilette (les « non-coopératifs » ont droit à 30 feuilles par jour). Il y a moins de femmes gardiennes qu’avant et elles sont tenues à distance des douches à l’heure de la toilette. Certains militaires ont des états d’âme. « Cet endroit est un bourbier », glisse un soldat, dans l’un des rares moments où les cerbères qui escortent les journalistes ont le dos tourné. « Il faudra une génération pour changer l’image. » D’autres renvoient les Européens à leurs scrupules. « L’Amérique ne se soucie pas trop de ce que pense la communauté internationale », dit un gradé, qui ajoute, sarcastique : « Il y a longtemps que nous avons cessé d’écouter ce que dit l’Europe. Depuis 1776 [date de l’indépendance], pour être précis. » a