Cuisine entre les murs. Texte de Jean Roc

Transcription

Cuisine entre les murs. Texte de Jean Roc
Texte de Jean Roc
Prix Campus
"Pourquoi se lever à 6h30 un samedi ?
Non, je ne vais ni au lycée, ni faire un extra…je pars cuisiner et servir à la prison, avec 7 de mes
camarades de BTS et mes professeurs. Le centre pénitentiaire de Château-Thierry est particulier, car
c’est la seule prison en France qui accueille - pour partie - des détenus à l’état mental très instable.
Mais alors, qui vais-je rencontrer ?
L’arrivée est inquiétante, presque angoissante : il faut décliner son identité, laisser son portable aux
vestiaires, passer sous un portique de sécurité et attendre que chaque porte blindée se referme sur
moi avant d’en ouvrir une autre. Le matériel est soigneusement compté. J’arrive enfin dans l’espace
des « Ateliers » qui pour l’occasion doit se transformer en salle de restaurant. Une cuisine semiprofessionnelle y est annexée. Elle sert parfois aux intervenants qui donnent des cours de pâtisserie
aux détenus.
Le challenge : il est 9h et dans 4h, 7 détenus sélectionnés par l’établissement accueilleront leurs
familles et leurs enfants pour un repas de « Noël » (nous sommes le 8 janvier !).
Reprise des marques rapides avec nos professeurs. La cuisine me rassure, je me mets en tenue.
Mais eux, ont-ils une tenue « spéciale » ? Mon nom sur ma veste de cuisine est caché. Les
surveillants sont présents. Je ressors mes couteaux… avec une certaine appréhension. Mais l’arrivée
des détenus dans la cuisine fait diversion et chasse mes sombres pensées. Nous allons ensemble
commencer la préparation du repas.
Mais avec qui vais-je travailler, comment me comporter ? Qui vais-je servir ? Des fous furieux ?
Non. Des hommes normalement constitués comme ceux que l’on croise tous les jours dans la rue,
comme ceux que l’on sert dans n’importe quel restaurant…des hommes avec lesquels je parle de
sujets courants pour détendre l’atmosphère. Puis-je leur faire confiance ?
Nous sommes 4 cuisiniers ; 4 détenus s’associent à chacun de nous très naturellement. Les 3 autres
s’affairent en salle avec mes camarades pour donner à l’espace l’aspect chaleureux d’une salle de
restaurant.
Je prépare la blanquette de veau : j’associe le détenu qui m’accompagne à cette réalisation et lui
explique ce qu’il faut faire. D’élève je suis passé professeur. Les gestes de « mes élèves » sont
imprécis mais la volonté est là. J’y prends goût, eux aussi. Je réalise alors que j’occulte le contexte
dans lequel je me trouve : je suis un cuisinier qui s’affaire en cuisine, tout simplement. C’est ce que
j’aime faire et je ne pense plus à rien d’autre qu’à transmettre les bases de ce métier passionnant.
Les surveillants - qui ont troqué leurs uniformes, contre une tenue civile ce jour là- prennent eux aussi
des notes. J’en profite pour divulguer quelques « trucs de chef » : Comment positionner ses doigts,
tenir son couteau, agrémenter un plat…
L’ambiance est sereine. Et pourtant, je perçois comme le moment présent est exceptionnel. Je m’en
rends très bien compte lorsque les détenus retrouvent leur famille pour partager ce repas que nous
leur offrons en partenariat avec la Croix Rouge. Nous nous mettons en retrait ; les embrassades sont
longues et chaleureuses. Les familles viennent parfois de très loin pour retrouver leur proche
incarcéré …ces hommes sur lesquels je ne sais rien. Pour ¼ de seconde de folie, ils doivent
désormais purger ¼ de leur vie sous les verrous. Puisse l’avenir me mettre à l’abri d’une telle folie !!
Le service se passe normalement, mais c’est très émouvant. Chacun savoure l’instant à sa manière.
Un détenu passera tout le repas, un bras sur les épaules de sa mère. Les enfants de l’un d’eux
prennent part au service au moment du dessert. Les gens sourient, sont heureux mais le compte à
rebours a déjà commencé. Je pense alors à tous ces petits tracas quotidiens qui ne sont rien à côté
de ce que vivent ces familles, ces enfants qui sont pris en otage d’une situation qu’ils n’ont pas
voulue.
Là, pas de jugement, pas de honte, un moment convivial en famille : manger autour d’une table avec
une personne à ses côtés : certains ne l’ont plus fait depuis des années. Le simple fait de prendre
ses couverts se transforme en gestes hésitants et mécaniques.
Il est 15h c’est la fin du service. Au lycée, en stage, c’est le moment attendu de la décompression.
Là, tout me semble bizarre. Je n’ai pas envie que ça s’arrête. Pendant tout le service, je me suis
appliqué avec mes camarades. Le menu très loin de l’ordinaire d’une prison se compose ainsi :
apéritif à base de jus de fruits (pas d’alcool dans la prison) et sa verrine, tartare de saumon,
blanquette de veau à l’ancienne, riz pilaf, assiette de fromages et galettes des rois pour le dessert.
Tout pour faire oublier à nos convives l’endroit où ils se trouvent ! Entre émerveillement et nostalgie,
que de sentiments contradictoires accompagnent ce repas. Chacun tente de prolonger l’instant : une
part de galette supplémentaire, un café (normalement interdit en prison)…
Malheureusement, le temps s’est écoulé. Les détenus repartent d’abord, ils passent sous le portique
de sécurité. Seul souvenir qu’ils peuvent emporter : le menu et les quelques fleurs du soliflore posé
sur la table. L’ambiance redevient lourde .Chacun vient me serrer la main et me remercier. Difficile de
mettre des mots sur ce que je ressens alors, quand ces détenus/collègues/clients, je ne sais plus très
bien, sont repartis dans leur cellule. Les familles nous ont salués à leur tour avec beaucoup de
chaleur ; elles nous ont même applaudis. Je ressors de la prison en savourant avec gourmandise ma
liberté !
Alors pas déçu du tout de m’être levé à 6h30 ! Très satisfait de la journée…d’avoir rencontré des
hommes que je n’oublierai jamais et d’avoir partagé un moment unique avec mes professeurs, la
direction et les surveillants du centre pénitentiaire. Je savais bien qu’au fil du temps mon métier
m’amènerait à croiser des gens de tous horizons et de toutes cultures mais je n’avais jamais imaginé
une telle expérience ! Etre pour ces hommes pendant quelques heures une bouffée d’oxygène du
dehors, un petit peu de liberté : j’en sors grandi.
Notre métier est un métier de services, aujourd’hui j’en ai perçu toutes les dimensions techniques et
humaines."

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