L`idée fondamentale de Summerhill

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L`idée fondamentale de Summerhill
« L'IDEE FONDAMENTALE DE SUMMERHILL »
Alexander Sutherland NEILL
Cette histoire est celle d'une école moderne : Summerhlll.
Summerhill fut fondée en 1921. L'école est située dans le village de Leiston, dans le
Suffolk, en Angleterre, à quelque cent soixante kilomètres de Londres.
Des élèves qui la constituent, quelques-uns y entrent à l'âge de cinq ans, d'autres à
l'âge plus tardif de quinze. En général, ils y restent jusqu'à seize ans. Nous y avons, la plupart
du temps, vingt-cinq garçons et vingt filles.
Les enfants sont divisés en trois groupes, selon leur âge : les plus jeunes, de cinq à sept
ans, les moyens, de huit à dix ans et les grands, de onze à quinze ans.
En général, nous avons une sélection assez large d'enfants de divers pays. En ce
moment (1960), nous avons cinq Scandinaves, un Hollandais, un Allemand et un Américain.
Les enfants sont logés selon leur âge et avec une surveillante pour chaque groupe. Les
moyens dorment dans une bâtisse en pierre, les grands couchent dans des cabanes. Seuls, un
ou deux des plus âgés ont une chambre personnelle. Les garçons vivent à deux, trois ou quatre
par chambre, les filles de même, les élèves ne sont soumis à aucune inspection de chambres et
personne ne range leurs affaires. Ils sont libres. Personne ne leur indique quels vêtements ils
doivent porter, ils portent ce qu'ils veulent, quand ils le veulent.
Les journaux appellent Summerhill l'Ecole-à-la-Va-Comme-J'te-Pousse, impliquant
par là qu'elle est fréquentée par une bande de sauvages qui ne connaissent ni lois ni manières.
Il me semble par conséquent nécessaire d'écrire son histoire aussi honnêtement que possible.
Il est naturel que j’aie des préjugés, mais je m'efforcerai toutefois de montrer les mauvais
aussi bien que les bons côtés de Summerhill. Ses bons côtés sont ceux que l’on rencontre chez
les enfants sains, dépourvus de crainte et de haine.
Il est évident qu'une école où l'on force des enfants actifs à s'asseoir devant des
pupitres pour étudier des matières inutiles est une mauvaise école. Une telle école n'est bonne
que pour ceux qui croient à son efficacité, c'est-à-dire pour ces citoyens sans imagination qui
veulent des enfants dociles, dénués eux aussi d'imagination et qui s'accommoderont d'une
civilisation dont l'argent est la marque de succès.
Summerhill a débuté un peu comme une expérience. Mais elle n'en est plus là; elle en
est maintenant au stade de la démonstration, car elle a prouvé que l'éducation dans la liberté
réussit. Lorsque nous avons ouvert l'école, nous avions, ma première femme et moi, une
vision fondamentale : celle d'une école qui serpe les besoins de l'enfant - plutôt que l'inverse.
J'avais enseigné pendant bien des années dans des écoles traditionnelles. J'en
connaissais donc la philosophie et je savais qu'elle était mauvaise. Elle était mauvaise parce
que fondée sur une conception adulte de ce que l'enfant doit être et doit apprendre. Elle datait
du temps où la psychologie était encore une science inconnue.
Nous décidâmes donc, ma femme et moi, d'avoir une école où nous accorderions aux
élèves la liberté d'expression. Pour cela il nous fallait renoncer à toute discipline, toute
direction, toute suggestion, toute morale préconçue, toute instruction religieuse quelle qu'elle
soit. Certains dirent que nous étions très courageux, mais en vérité nous n'avions pas besoin
de courage. Ce dont nous avions besoin, nous l'avions: une croyance absolue dans le fait que
l'enfant n'est pas mauvais, mais bon. Depuis presque quarante ans maintenant cette croyance
n'a pas changé, elle est devenue une profession de foi.
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Je crois intimement que l'enfant est naturellement sagace et réaliste et que, laissé en
liberté, loin de toute suggestion adulte, il peut se développer aussi complètement que ses
capacités naturelles le lui permettent. Fidèle à cette logique, Summerhill reste un lieu où ceux
qui ont les capacités naturelles et la volonté nécessaire pour devenir savants le deviendront,
alors que ceux qui n'ont de capacités que pour balayer les rues les balaieront. Mais, à ce jour,
nous n'avons produit aucun balayeur de rues. Cette dernière remarque est d'ailleurs dénuée de
tout snobisme, car je préférerais voir sortir de nos écoles d'heureux balayeurs de rues que des
savants névrosés.
A quoi ressemble Summerhill ? Pour commencer, les cours y sont facultatifs. Les
élèves peuvent les suivre ou ne pas les suivre, selon leur bon vouloir, et cela pour aussi
longtemps qu'ils le désirent. Il existe un emploi du temps - mais il n'est là que pour les
professeurs.
Les cours respectent généralement l'âge des élèves, mais quelquefois aussi leurs
intérêts. Nous n'avons pas de méthodes nouvelles parce que nous ne pensons pas que, dans
l'ensemble, les méthodes d'enseignement soient très importantes en elles-mêmes. Il importe
peu que telle école enseigne la division à plusieurs chiffres par telle méthode et qu'une autre
l'enseigne par une méthode différente, car en définitive la division n'a aucune importance en
elle-même que pour celui qui veut apprendre à la faire. Et l'enfant qui veut apprendre à faire
une division l'apprendra, quelle que soit la façon dont elle lui sera enseignée.
Les élèves qui débutent à Summerhill dans la classe enfantine suivent les cours
régulièrement depuis le jour de leur entrée, mais les élèves qui nous arrivent d'autres écoles
jurent qu'ils ne se soumettront plus jamais à des devoirs détestables. Ils jouent, ils gênent les
autres, mais ils refusent d'aller en classe. Cela dure parfois plusieurs mois. Le temps de
convalescence est directement proportionnel à la haine qu'ils ont de leur ancienne école. Notre
cas record a été celui d'une fille en provenance d'un pensionnat religieux. Elle a flâné trois
ans. En général, la période d'aversion pour l'étude est de trois mois.
Ceux auxquels l'idée de-liberté est étrangère se demanderont ce- qu'est cet asile de
fous où les enfants jouent toute la journée s'ils le désirent. Beaucoup disent: « Si j’avais
fréquenté une telle école, je n'aurais jamais rien fait. » D’autres encore : « Ces enfants seront
bien handicapés lorsque plus tard ils se trouveront en concurrence avec des enfants que l'on
aura forcés à apprendre. »
Je pense à Jack qui nous quitta à l'âge de dix-sept ans pour entrer dans une usine. Le
directeur le fit appeler un jour. « Vous êtes le jeune gars de Summerhill », lui dit-il. « Je serais
curieux de savoir ce que vous pensez de l'éducation que vous y avez reçue maintenant que
vous vous frottez à des gars qui sortent des vieilles écoles. Si vous aviez le choix aujourd’hui,
iriez-vous à Eton ou à Summerhill ? »
« Oh ! à Summerhill, bien sûr », répliqua Jack.
« Mais qu'est-ce qu'on y apprend qu'on n'apprend pas ailleurs ? »
Jack se gratta la tête. « J'sais pas », dit-il lentement; « je pense que c'est une école qui
vous donne confiance en vous-même. »
« Oui », dit le directeur d'un ton caustique, « j'ai remarqué cela quand vous êtes entré
dans mon bureau. »
« Mon Dieu ! », dit Jack, en riant, « je suis désolé de vous avoir donné cette
impression. »
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« Ça m'a plu », dit le directeur. « La plupart des hommes qui entrent dans mon bureau
se trémoussent d'un air inconfortable. Vous, vous êtes entré comme un égal. Au fait, dans quel
service avez-vous demandé à être transféré ? »
Cette histoire montre que le savoir en soi n'est pas aussi important que la personnalité
ou le caractère. Jack rata son examen d'entrée à l'université parce qu'il détestait potasser. Mais
son ignorance des Essais de Lamb ou de la langue française ne l'a pas handicapé dans la vie.
Aujourd’hui, c'est un ingénieur fort compétent.
Malgré tout cela, on étudie beaucoup à Summerhill. Il est possible qu'un groupe de nos
élèves de douze ans ne puisse égaler une classe d'autres élèves du même âge en écriture, en
orthographe ou dans le calcul des fractions. Mais dans un examen qui demande de
l'originalité, nos élèves devanceraient de beaucoup les autres.
Nous ne donnons pas dans notre école de compositions proprement dites, mais de
temps en temps, j'en donne une pour le plaisir.
Voici le genre de questions qu'on y trouve :
Où trouve-t-on Madrid, l'Ile du jeudi, hier, l'amour, la démocratie, la haine, mon
tournevis de poche (hélas, cette dernière question est restée sans réponse).
Expliquer (le chiffre entre parenthèses indiquant le nombre de réponses possibles) :
Hand (3)... deux élèves seulement trouvèrent le troisième sens - unité de longueur en
maréchalerie. Brass (4)... métal, culot, section d'un orchestre, état-major. Traduire la tirade
d'Hamlet « Etre ou ne pas être » en dialecte summerhillien.
Ces questions ne sont évidemment pas destinées à être prises au sérieux et elles
ravissent les enfants. Les nouveaux, dans l'ensemble, ne montrent pas dans leurs réponses une
imagination comparable à celle des élèves plus anciens à Summerhill. Ce n'est pas qu'ils
soient moins intelligents mais plutôt qu'ils ont tellement l’habitude de penser sérieusement
que toute légèreté les surprend
Pour nous, c'est le côté amusant de notre enseignement. Il n'en reste pas moins qu'on
travaille beaucoup dans toutes nos classes. Si ['un de nos professeurs doit s'absenter, c'est
toujours une grande déception pour les élèves.
David, neuf ans, avait dû être isolé parce qu'il avait la coqueluche. Il pleura amèrement
et protesta : « Je vais manquer le cours de Roger en géographie. » David était à Summerhill
pratiquement depuis sa naissance, et il avait des convictions très établies quant à la nécessité
d'étudier. Il est aujourd’hui maitre de conférences à l'Université de Londres.
Il y a quelques années, lors d'une Assemblée Générale (au cours-de laquelle tous les
règlements intérieurs de l'école sont votés à l'unanimité, chaque élève et chaque membre du
corps enseignant ayant une voix), il fut proposé qu'un certain coupable soit privé de cours
pendant une semaine. Ses camarades protestèrent en invoquant la trop grande sévérité d'une
telle punition. Les professeurs et moi-même avons une sainte horreur de tout examen. Pour
nous, les examens d'entrée en faculté sont un anathème. Mais nous ne pouvons refuser
d'enseigner les matières requises pour ces examens, car il est évident que tant que les examens
seront nécessaires ils seront nos maîtres. Aussi les professeurs de Summerhill sont-ils tous
qualifiés pour enseigner dans leur matière.
Peu de nos élèves d'ailleurs désirent passer des examens ; seulement ceux qui veulent
entrer en faculté. Et ces élèves ne semblent avoir aucune difficulté à les préparer. En général,
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ils commencent à travailler à l'âge de quatorze ans et préparent leurs examens en trois ans.
Naturellement, ils ne les passent pas toujours du premier coup. Ce qui est important, c'est
qu'ils insistent pour les repasser.
Summerhill est probablement l'école la plus heureuse du monde. Nos élèves ne font
pas l'école buissonnière et nous avons rarement des cas de nostalgie familiale. Nous avons
peu de véritables batailles - des querelles, bien sûr, mais j'ai rarement vu des bagarres
comparables à celles que nous avions quand j'étais jeune garçon. Il est rare que j'entende un
élève pleurer, pour la simple raison que lorsque les enfants sont en liberté ils n'ont pas autant
de haine à exprimer que les enfants opprimés. La haine engendre la haine, comme l'amour
engendre l'amour. L'amour, c'est l'acceptation de l'enfant et c'est essentiel dans n'importe
quelle école. Il est impossible d'aimer les enfants et de les punir ou de les gronder
constamment. Summerhill est une école où les enfants savent qu'ils sont acceptés.
Remarquez bien que nous ne sommes pas au-dessus des faiblesses humaines. Je
passai, un certain printemps, des semaines à planter des pommes de terre; lorsqu'en juin je
découvris qu'on m'en avait arraché huit plants, j'entrai dans une grande colère. Cependant, il y
avait une différence entre ma colère et celle d'un homme imbu de son autorité. Ma colère était
motivée par la disparition de mes pommes de terre, alors que celle de l'homme imbu de son
autorité eût été prise au nom de la morale – du bien et du mal. Je ne fis pas du vol de mes
patates une question de bien et de mal, j'en fis une question de patates. C'étaient mes patates
et on aurait dû les laisser tranquilles. J'espère que la distinction est claire.
En d'autres termes, pour les enfants, je ne représente pas une autorité à craindre. Je
suis leur égal et ma colère au sujet des plants de pommes de terre n'a pas eu pour eux plus
d'importance que la colère de n'importe quel copain découvrant qu'on a crevé un pneu de son
vélo. Il n'est pas grave de se fâcher contre un enfant lorsqu'on est à égalité avec lui.
Certains diront : « Tout ça, ce sont des histoires. Il n'y a pas d'égalité qui tienne. Neill
est le maître, il est plus âgé et a plus d'expérience. » C'est d'ailleurs vrai. Je suis le maître et si
la maison prenait feu les enfants se rallieraient autour de moi. Ils savent aussi que je suis plus
âgé et plus sage, mais cela ne marche pas quand je les affronte dans un domaine précis,
comme le carré de pommes de terre par exemple.
Quand Billy, âgé de cinq ans, me prie de quitter la pièce parce que je ne suis pas invité
à son anniversaire, je sors immédiatement, comme lui-même sort de mon bureau quand je n'y
désire pas sa présence. Il n'est pas aisé de décrire cette sorte de rapport entre maître et élève,
mais tous les visiteurs de Summerhill me comprennent très bien quand je leur dis que c'est
une relation idéale. Cela se voit dans l'attitude du personnel en général. Pour tout le monde,
Rudd, le professeur de chimie, est Derek. Les autres membres du personnel sont Harry, Ulla
et Pam. Je suis Neill, la cuisinière est Esther.
A Summerhill, nous sommes tous égaux en droits. Personne ne se vautre sur mon
piano à queue et je n'emprunte aucune bicyclette d'élève sans la permission de son
propriétaire. Aux Assemblées Générales, le vote d'un enfant de six ans a le même poids que le
mien.
Les malins me rétorqueront qu'en pratique il n'en est certainement pas ainsi. L'enfant
de six ans n'attend-il pas avant de lever la main de voir comment je vais voter ? J’aimerais
bien qu'il en fût ainsi, car trop de mes propositions sont ignorées. Les enfants élevés dans la
liberté ne sont pas facilement influencés ; l'absence de crainte explique ce phénomène. En fait,
l'absence de crainte est la meilleure chose qui puisse arriver à un enfant.
Nos élèves ne nous craignent pas. Un des règlements de l'école dit qu'après-dix heures
du soir le silence doit régner dans le corridor de l'étage supérieur. Un soir, vers onze heures,
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une bataille de polochons était à son apogée et je quittai mon bureau pour protester contre le
vacarme. Comme j’atteignais l’étage supérieur, il y eut un sauve-qui-peut général, puis le
silence complet. Soudain, une voix désappointée s'éleva : « Bah ! Ce n'est que Neill. » Et la
bataille recommença de plus belle. Lorsque j'expliquai que j’essayais d'écrire un-livre au rezde-chaussée, chacun montra de la bonne volonté et promit de faire silence. Le sauve-qui-peut
avait été provoqué par la quasi-certitude que c'était le surveillant (un élève de leur âge) qui
venait rétablir l'ordre.
J'insiste sur l'importance de l'absence de crainte de l'adulte. Un enfant de neuf ans
vient me dire aisément qu'il a cassé un carreau avec son ballon. Il peut me le dire parce qu'il
ne craint pas d'éveiller ma colère ou mon indignation. Il sait qu'il devra peut-être payer le
carreau, mais il ne craint pas d'être sermonné ou puni.
Je me souviens d'un jour, il y a longtemps, où le gouvernement de l'école avait donné
sa démission et où personne ne voulait présenter sa candidature pour former un nouveau
gouvernement. Je profitai de l'occasion pour faire passer une petite note : « En l'absence d'un
gouvernement, je me déclare dictateur. Heil Neill ! » Bientôt il y eut des murmures. Dans
l'après-midi, Vivien, six ans, vint me trouver et m'annonça : « Neill, j'ai cassé un carreau dans
la salle de gym. »
Je le congédiai d'un signe de la main. « Ne m'ennuie pas avec de telles peccadilles »,
dis-je en m'éloignant.
Un peu plus tard, il revint m'annoncer qu'il avait cassé deux carreaux. Cette fois je
devins curieux et lui demandai pourquoi il avait fait cela.
« Je n'aime pas les dictateurs », dit-il, « et puis j'aime pas rester sans bouffer. » (Je
découvris plus tard que l'opposition à la dictature s'était portée sur la cuisinière qui avait alors
rapidement plié boutique pour rentrer chez elle.)
« Et alors », demandai-je, « qu'est-ce que tu vas faire ? »
« Casser d'autres carreaux », répondit-il obstinément.
« Eh bien continue », dis-je, et il continua.
Quand je le revis, il m'annonça qu'il avait cassé dix-sept carreaux.
« Remarque bien », ajouta-t-il, « que je les paierai ».
« Comment les paieras-tu ? »
« Avec mon argent de poche. Combien de temps me faudra-t-il ? »
Je calculai rapidement. « Environ dix ans », dis-je.
Il parut se renfrogner un instant, puis je vis son visage s'éclairer. « Mince alors ! »,
cria-t-il, « je ne dois pas du tout les payer ».
« Et le règlement sur la propriété privée ? », demandai-je. « Les carreaux sont ma
propriété personnelle. »
« Je sais bien, mais il n'y a plus de règlement sur la propriété privée puisqu'il n'y a plus
de gouvernement et que c'est le gouvernement qui établit les règlements. »
Ce dut être l'expression qu'il vit sur mon visage qui lui fît ajouter : « Mais va, j'les
paierai quand même. »
Mais il n'eut pas à les payer. Quelque temps plus tard, au cours d'une conférence à
Londres, je racontai l'histoire. A la fin de ma causerie, un jeune homme vint vers moi et me
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remit un billet d'une livre « pour payer les carreaux du jeune démon ». Deux ans plus tard,
Vivien racontait encore l'histoire des carreaux et de l'homme qui les avait payés. « Il devait
être complètement fou car il ne m'avait jamais vu. »
Les enfants établissent des contacts avec les étrangers d'autant plus facilement qu'ils
ignorent la crainte. La réserve britannique n'est au fond que de la peur; et c'est pourquoi les
gens les plus réservés sont ceux qui sont les plus riches. L'amabilité exceptionnelle dont font
preuve les enfants de Summerhill vis-à-vis des visiteurs est toujours pour les professeurs et
moi-même une source de fierté.
Il est vrai que beaucoup de nos visiteurs sont des gens intéressants. Le type de visiteur
vraiment indésirable à Summerhill, c'est l'instituteur, surtout l'instituteur sérieux qui demande
à voir les dessins et le travail écrit. Par contre, le visiteur le plus apprécié, c'est celui qui
raconte de bonnes histoires - d'aventures, de voyages, ou mieux encore, d'aviation. Les
boxeurs, les joueurs de tennis sont entourés immédiatement, mais les faiseurs de théories sont
abandonnés sans rémission.
Ce que nos visiteurs remarquent le plus fréquemment, c'est qu'ils ne peuvent distinguer
les professeurs des élèves. C'est vrai parce que l'impression d'unité est très forte lorsque les
enfants sont acceptés. Chez nous, il n'y a pas de déférence particulière vis-à-vis des
professeurs. Ces derniers mangent la même nourriture que les élèves et obéissent aux mêmes
lois communautaires. Les enfants seraient fort irrités si des privilèges spéciaux étaient
accordés au personnel enseignant
J'avais, dans le passé, l'habitude de faire aux professeurs une causerie hebdomadaire
sur la psychologie ; il y eut de la part des élèves des murmures que ce n'était pas juste. J'ai
changé cela en ouvrant la causerie à toute personne de plus de douze ans. Chaque mardi, mon
bureau est maintenant plein de jeunes qui non seulement écoutent mais émettent aussi des
opinions. Les sujets qui semblent les intéresser le plus sont le complexe d'infériorité, la
psychologie du voleur, la psychologie du gangster, la psychologie de l'humour, pourquoi
l'homme est-il devenu moraliste, la masturbation, la psychologie des masses. Il est évident
que ces enfants entreront dans la vie avec une connaissance assez étendue d'eux-mêmes et des
autres.
Une des questions que posent le plus fréquemment nos visiteurs est celle-ci : « L'élève
ne se retournera-t-il pas un jour contre vous pour blâmer votre école de ne pas l'avoir forcé à
apprendre les mathématiques ou la musique ? » Je réponds généralement que rien
n'empêchera jamais un jeune Einstein de devenir Einstein, ni un jeune Beethoven de devenir
Beethoven.
Le rôle de l'enfant, c'est de vivre sa vie propre - et non celle qu'envisagent ses parents
anxieux, ni celle-que proposent les éducateurs comme la meilleure. Une telle interférence ou
orientation de la part de l'adulte ne peut que produire une génération de robots.
On ne peut pas faire apprendre la musique, ni aucune autre chose d’ailleurs, à un
enfant sans le transformer plus ou moins en un adulte privé de volonté. On forme alors un être
qui accepte tout statu quo - une bonne chose pour une société qui a besoin de mornes
bureaucrates, de boutiquiers et d'habitués des trains de banlieue - société qui, pour tout dire,
repose sur les épaules rabougries du pauvre petit conformiste apeuré.
Traduction : Micheline LAGUILHOMIE
[Extrait de : NEILL, Alexander Sutherland, Libres enfants de Summerhill, Paris, Maspéro,
coll. « Textes à l’appui – pédagogie », 1970. pp. 21-28]
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