L`étrangeté française ». Le modèle social français est

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L`étrangeté française ». Le modèle social français est
compte rendu
« L'étrangeté française »
Le modèle social français est-il soluble dans la mondialisation ?
Table ronde organisée à la Fondation pour l'innovation politique le mercredi 28 juin 2006
Débat animé par :
-
Elvire FABRY, directeur du programme « Europe » à la Fondation pour l’innovation
politique.
Avec :
-
Philippe D’IRIBARNE, Directeur de recherche au CNRS, auteur de L’Étrangeté
française (Seuil, avril 2006), a auparavant publié un ouvrage très remarqué, La
Logique de l’honneur (Seuil, 1989).
François EWALD, directeur du Conseil scientifique de la Fondation pour
l’innovation politique, professeur au CNAM.
Franck DEBIE, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique,
directeur du Centre de géostratégie de l'École normale supérieure à Paris.
Philippe D’IRIBARNE
~ Le monde reste irrémédiablement pluriel : ‐ La globalisation des comportements n’est pas d’actualité. Lʹimage dʹun monde uni sous la bannière des droits de lʹHomme et de lʹéconomie de marché est erronée. ‐ Loin de se dissoudre, les spécificités nationales s’affirment. Chaque société développe sa propre vision du monde et sa manière de gérer les questions économiques, sociales, ou culturelles. Confrontées au processus de démocratisation, les sociétés du Moyen Orient révèlent leurs spécificités. Les Etats‐Unis, avec l’arrivée de George W. Bush, sont apparus comme un pays finalement exotique aux yeux de beaucoup d’occidentaux. Quant au modèle social français, qui paraissait voué à l’oubli, il sʹest vu brandi comme un étendard face à lʹimpérialisme du capitalisme anglo‐saxon, avec un succès tel que cela a entraîné lʹéchec du référendum au projet de constitution européenne. ‐ La France n’est donc pas un cas à part : la France n’est pas sclérosée, perdue dans un monde qui évoluerait de plain‐pied avec l’actualité. fondation pour l’innovation politique
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~ A l’origine des spécificités nationales : ‐ Chaque pays développe un « univers mythique » qui lui est propre et qui est la source de sa spécificité nationale. C’est dans cet univers qu’il faut s’immerger pour comprendre une société, étudier ses aspects politiques, économiques, ou sociaux. L’étude d’exemples concrets, comme le fonctionnement et le management des entreprises, est révélateur de ses spécificités : malgré la pression uniformisatrice des méthodes modernes de management, des différences significatives dans les méthodes de gestion d’entreprises continuent à se faire remarquer dʹun endroit à un autre du globe. ‐ Le peuple est fortement empreint de cet univers mythique. Pour reprendre l’exemple du référendum français la quasi‐unanimité des « gens sérieux » militait pour le « oui », tandis que le « peuple » prenait partie pour le « non ». Le « peuple » a triomphé. Penser que la démagogie lʹa emportée, que le peuple ne comprend rien est une erreur. Il faudrait au contraire analyser ce qui a animé le peuple à défendre le « non ». ~ Différents modèles de sociétés occidentales : ‐ Si les sociétés européennes partagent les mêmes valeurs (liberté, égalité, respect de la dignité des personnes), elles les conçoivent cependant de manière différente. Le moment fondateur de ces différences est le moment où les sociétés occidentales ont basculé dʹune vision dʹAncien Régime, à une vision moderne. Dans ce moment dʹaffirmation solennel de valeurs communes (liberté, égalité, dignité), des divergences ont émergées : ‐ La vision anglo‐saxonne : le marché ‐ Locke : « Chacun a, par la nature, le pouvoir de conserver ses biens propres, cʹest‐à‐
dire sa vie, sa liberté et ses richesses contre toutes les entreprises, toutes les injures et tous les attentats des autres ». ‐ Liberté et propriété sont liées. A tel point quʹaux Etats‐Unis, les esclaves étaient considérés comme les propriétés de leurs maîtres. Il a fallu attendre longtemps pour que cette logique conduise à un nouveau propos : « les esclaves sont propriétaires de leur corps, par conséquent, lʹesclavage sʹattaque à la propriété, donc à la liberté ». ‐ La société est considérée comme une série de propriétaires qui négocient entre eux les conditions de contracter et échanger. Le marché est un juge légitime qui distingue les activités qui ont le droit dʹexister (productives), de celles qui doivent disparaître (improductives). Dans cette vision, lʹÉtat n’a pas à intervenir pour perturber le jeu du marché. Mais cela ne veut pas dire qu’Américains et Anglo‐saxons prônent le « laisser‐faire, laissez‐passer » : ils se soumettent à une régulation des marchés, quelquefois beaucoup plus sévère qu’en France. ‐ La vision germanique : l’esprit de communauté ‐ Kant, Métaphysique des mœurs : « Il nʹy a donc que la volonté concordante et unifiée fondation pour l’innovation politique
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de tous pour autant que chacun pour tous et tous pour chacun décident la même chose. Il nʹy a par conséquent que la volonté du peuple universellement unifié qui puisse être législatrice ». ‐ La vision de référence est ici la communauté au sein de laquelle chacun a voix au chapitre pour décider des affaires de la communauté. Chacun se soumet ensuite aux décisions de la communauté. Habermas, qui a rejeté avec une extrême vigueur la façon dont cet esprit de communauté a été utilisée en Allemagne à lʹépoque hitlérienne, a néanmoins repris cette idée de soumission à la communauté, mais en substituant à la communauté nationale la notion d’humanité. ‐ La vision française : le statut. ‐ La vision française trouve sa source dans un passé prérévolutionnaire : dans les idées dʹexception, de privilège, de noblesse. Ces idées imprègnent encore le modèle social français. Par exemple, l’excellence : en France ce qui nʹest pas excellent est réputé « nul ». Dans beaucoup de sociétés, il serait scandaleux et irrespectueux de juger quelque chose ou quelqu’un de « nul », la priorité étant de trouver dans chacun sa part de qualité, si modeste soit‐elle. La société française développe une violence symbolique : ce qui est à certains égards parfait, est considéré comme acceptable, ce qui nʹest pas noble est réputé nʹêtre rien. ‐ Excellence, noblesse, privilège : ces notions ont contribué à faire émerger un concept qui est devenu le pivot du modèle social français : le « statut ». Dans son ouvrage Quʹest‐ce que le Tiers‐état ?, l’Abbé Sieyès, après une critique radicale de la société dʹAncien Régime, hésite entre deux visions : la vision unifiée d’une société de droit homogène, et la vision d’un Tiers‐état qui revendique son honneur, sa place dans la société. Cette hésitation de Sieyès se retrouve dans la société actuelle : la France nʹest pas sortie de ce combat dʹidée, entre une vision radicale de lʹégalité dans laquelle toutes les différences auraient disparu, et une vision hiérarchique dans laquelle chacun reste attaché à son statut avec dignité. Le « statut » permet de faire le raccord entre la hiérarchie et lʹégalité. Si chacun se sent respecté dans son statut – si la secrétaire du président se sent autant respectée dans son statut de secrétaire que ne lʹest le président dans son statut de président –, alors chacun se sent lʹégal de son supérieur tout en s’inscrivant dans un rapport hiérarchique. Si cet équilibre est rompu, la hiérarchie sʹexprime tout à coup de manière brutale. C’est ce qu’ont redouté les contestataires du CPE : « si je peux être viré à nʹimporte quel moment, sans raison, cela veut dire que mon patron peut me faire faire nʹimporte quoi ». Cette idée de faire nʹimporte quoi, des choses qui ne correspondent pas au statut que lʹon possède, est mal acceptée. Parce quʹil remettait en cause la façon dont on pouvait conquérir un statut, le CPE a été rejeté. fondation pour l’innovation politique
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~ Différentes expressions du particularisme français : ‐ Le marché du travail Dans une vision américaine, les relations entre le salarié et l’entreprise sont conçues comme des relations de fournisseur à client. Perdre son emploi est désagréable, mais la dignité de la personne nʹest pas en jeu. Au contraire, dans la vision française, celui qui perd son emploi se perçoit à travers lʹimaginaire d’une relation maître‐domestique, et ressent davantage d’humiliation. ‐ L’école La fameuse dichotomie entre universités et grandes écoles persiste, malgré le fait qu’elle contredise la vision égalitaire de la société et qu’elle soit régulièrement contestée. Il semble qu’elle ne peut disparaître, justement parce que la France est une société de statut : il faut produire des statuts, ce que permettent les grandes écoles. ‐ Le travail : Les Français valorisent le travail approfondi : le vrai professionnel est celui qui analyse les problèmes, qui innove, qui crée, qui développe une argumentation très sophistiquée. La culture des grandes écoles, tout comme un ensemble dʹinnovations sociales (lʹinvention du statut de cadre entre les deux guerres, etc.) traduisent les valeurs de grandeur et de noblesse. Par ailleurs, les Français ont une manière de fonctionner qui s’imprègne de la notion de devoir, en particulier du devoir professionnel, dans laquelle les choses n’ont pas besoin d’être expliquées et définies par A + B. Cela permet, dans de nombreux domaines dans lesquels il est difficile de définir un devoir clair et précis, d’avoir des professionnels qui agissent de manière autonome et responsable. ‐ La recherche, l’exemple du CNRS. Le CNRS oscille entre une vision hiérarchique et une vision égalitaire. Si la volonté d’attribuer les emplois conformément aux vertus et aux talents de chacun est revendiquée, il s’y affirme néanmoins l’idée que tout le monde est excellent, qu’il y a un droit à publier pour tous, et que tout le monde doit être traité de la même façon. Le modèle performant des centres de recherches américain ou anglais impliquerait un rapport entre lʹégalité et lʹinégalité qui nʹest pas acceptable pour un Français. ‐ L’immigration Dans une perspective anglo‐saxonne, la sphère publique est le règne de lʹégalité, la sphère privée celui la liberté. Cette distinction se retrouve dans la manière de gérer les rapports avec les immigrés : dans la sphère publique, l’égalité est de mise, les discriminations sont combattues ; dans la sphère privée, chacun est libre de fréquenter qui il veut, il n’existe pas de tabou à ce que des communautés se fondation pour l’innovation politique
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réunissent en cercle fermé et homogène du point de vue ethnique. En France, lʹégalité n’est pas vraiment de mise dans la sphère publique : le regroupement d’individus en communautés et en quartiers ethniquement homogènes est considéré comme choquant. La société française tient un double discours aux immigrés. Le discours officiel stipule qu’il suffit de respecter la loi pour avoir droit à un traitement égal, tandis que le discours social scrute et soupèse chaque personne, pour lui attribuer un statut. ~ La question du changement en France. ‐ La société française n’est pas statique, elle se transforme : ce nʹest pas parce que son modèle social se définit comme une structure de représentation stable, que les comportements ne changent pas. Par exemple, la conception du travail a évoluée : pendant longtemps, dans la société française, le travail n’était pas valorisé, considéré comme peu noble. Aujourd’hui, le travail, en particulier le travail industriel et manuel, est valorisé. La société française ne se transforme pas moins que les autres sociétés occidentales, se modernisant même plus facilement que certaines dans quelques domaines : lorsqu’il a fallu dessiner le trajet TGV de lʹEurostar, les procédures françaises ont été plus efficaces que les procédures anglaises, aboutissant plus rapidement. ‐ Pour qu’une réforme passe en France, il est nécessaire qu’elle véhicule un message de grandissement. En ce sens, elle doit intégrer les valeurs profondes d’excellence, de noblesse, de grandeur. ‐ Le raccord entre ce que veulent faire les politiques, et ce qui est considéré comme acceptable par le bon peuple, doit être fait. L’appareil politico‐administratif français engage dʹexcellents experts, mais malgré toute cette expertise, les politiques ont tendance à négliger le sens que prennent les situations pour les gens qui les vivent. Il s’agit de réintégrer cette dimension, sinon s’accroît le risque de voir des citoyens, qui, ne se retrouvant pas dans ce que proposent les politiques, se tournent vers ceux qui promettent des choses certes peu sérieuses, mais qui ont le mérite dʹintégrer dans leur discours leur ressenti. Cette dimension doit être intégrée par les politiques, par les « gens sérieux ». ‐ Il ne faut pas considérer a priori que les citoyens sont ignorants, prêts à n’écouter que les démagogues. Dans leur distance par rapport au politique, il y a un certain bon sens qui mérite dʹêtre écouté. ‐ Il faut travailler à élaborer une modélisation de la société, modélisation dont les politiques se serviraient pour réfléchir sur les problèmes sociaux, sur les possibilités d’intégrer des dimensions quʹils ont tendance à oubli. Certains politiques savent déjà le faire, ils sentent de manière intuitive le ressenti du peuple et intègrent de manière habile dans leurs prises de position ces dimensions ; dʹautres ont tendance à les oublier, ce qui peut leur valoir quelque impopularité. ~ D’un point de vue européen, comment imaginer une entité politique intégrant les fondation pour l’innovation politique
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visions anglo‐saxonne, germanique, française, sans oublier les autres ? ‐ Il est urgent de réfléchir aux modalités de la construction d’une entité cohérente. Pendant longtemps, il y a eu un refus de considérer cette question. Mais aujourd’hui, les différences sont toujours là, et pose le problème de la construction d’une entité politique commune à un ensemble de pays aux visions différentes. ‐ Quelle vision du marché ? L’un des problèmes de la construction européenne est d’être allée, dans sa vision du marché, encore plus loin que les États‐Unis. Aux États‐
Unis, le marché est sacralisé en principe, mais dans la pratique, quand le jeu du marché ne paraît satisfaisant, des adaptations sont possibles. La Commission, et la Cour européenne de justice refusent quant à elles tout ce qui ne correspond pas à un strict fonctionnement du marché. Lʹaffaire des renseignements téléphoniques en est un bon exemple : était‐il vraiment raisonnable quʹune série de personnes qui nʹavaient nullement lʹintention de se lancer dans lʹactivité du renseignement téléphonique tentent leur chance ? Il convient de revenir à une vision plus pragmatique du marché, à une application du principe de subsidiarité dans la gestion de lʹéconomie. François EWALD
~ La notion de mythe, développée dans L’Etrangeté française, est fondamentale : ‐ La réalité est double, les mots ont un double statut. Ils ont à la fois une dimension juridique et une dimension éthique. La réalité est constituée de cette ambiguïté, de cette équivoque constante. Par exemple, le mot « égalité » a deux sens : celui du discours et celui de la pratique, la pratique ne se définissant pas comme la simple mise en œuvre du discours. ‐ Le mythe est ce qui est utilisé pour ne pas avoir à résoudre les contradictions, pour les faire vivre. Les mythes politiques modernes, comme ceux de lʹégalité, ou de la liberté, développent un discours abstrait porté par le rêve de lʹuniversalité, tout en défendant des pratiques concrètes qui obéissent à des logiques dʹidentités, identités qui semblent irréductibles. ~ Cette vision s’inscrit dans une tradition de pensée : ‐ La critique faite dans L’Etrangeté française, est la critique de lʹentendement abstrait que fait Hegel, entendement abstrait auquel sʹoppose la substance éthique du peuple. ‐ Se retrouve également dans cet ouvrage l’idée d’un aveuglement ou d’un mensonge entre la figure juridique de lʹégalité et la réalité de lʹindividu, ce qui caractérise la pensée de Marx ‐ Enfin, Philippe d’Iribarne semble rejoindre Michel Foucault, pour qui l’identité d’un peuple se définie dans une substance éthique. Ce qui unit un peuple n’est pas son unité géographique, mais lʹidentité de ses pratiques et de son intelligence du monde. ~ Cette vision contredit la vision idéologique contemporaine dʹun individualisme fondation pour l’innovation politique
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démocratique, et d’une universalisation par la démocratie. ‐ La thèse qui a dominé les vingt dernières années consiste à dire : « les Français sont promis à devenir Américains », puisque la démocratie est un moment dʹhomogénéisation, et que les différences deviennent finalement insignifiantes face au mouvement universel démocratique. ‐ Or la démocratie est précisément « dispersée ». Philippe d’Iribarne désigne trois cultures différentes, lʹaméricaine/anglo‐saxonne, lʹallemande et la française. ‐ Les identités nationales perdurent. Le cas du référendum français illustre la peur de voir l’identité nationale menacée. Si les politiques oublient cette question dʹidentité, elle peut se retourner contre eux : le projet quʹils proposent, au lieu dʹapparaître comme libérateur, apparaît comme un projet aliénant et destructeur dont il faut se défendre. La grande force du « non » est dʹavoir su capter la dimension identitaire que le « oui » nʹa pas captée. La bataille était là‐dessus. ‐ Cela fait plusieurs années que la France fait lʹexpérience récurrente de l’enjeu identitaire, dans ce quʹon appelle lʹimpossibilité de réforme, ou la difficulté à réformer. ~ Le mythe moderne français. ‐ La difficulté tient au fait que la promesse de ces signifiants « égalité et liberté », est une promesse impossible, puisquʹil nʹy a pas de liberté sans contrainte – ou en tout cas dans la réalité pratique, sans dépendance – et qu’il nʹy a pas dʹégalité sans distinction. ‐ Le détour par le mythe permet alors de contourner la contradiction, et de penser la liberté avec la dépendance, et lʹégalité avec la distinction. Lʹarticle 1 de la déclaration commence par la célèbre formule : « les hommes naissent libres et égaux en droit ». Mais cette formule n’est pas tout lʹarticle 1 : lʹarticle se poursuit : « les distinctions sont données au mérite ». Ainsi, le texte qui affirme lʹégalité des droits, affirme en même temps le principe des distinctions. Les distinctions ne sont donc pas contraires à lʹégalité. Ce qui est contraire à lʹégalité, cʹest que des distinctions soient faites dʹune certaine manière ; tout le problème est de savoir comment. L’article sur les impôts développe cette même logique, affirmant que la contribution de chacun doit être égale mais proportionnelle. ‐ Sur un point en particulier, le mythe français pose problème : il ne construit pas une identité claire, il est divisé. La solution française du statut traduit finalement une énorme ambiguïté, car il y a deux conception de l’égalité : une égalité compatible avec une notion de hiérarchie, et une égalité niveleuse, qui est celle du collège unique. Comment la notion de mythe permet‐elle dʹexpliquer une telle divergence dʹinterprétation du mythe lui‐même ? Du point de vue épistémologique, cʹest un problème. La question de la relation entre égalité et disparité, entre égalité et distinction, se pose toujours, et ne semble pas se résoudre. ‐ La responsabilité est quelque chose qui égalise : nous sommes tous également responsables, quelles que soient les situations dans lesquelles nous sommes. Ce que le droit civil nʹa cessé de creuser depuis deux siècles, c’est l’idée quʹil nʹy a pas fondation pour l’innovation politique
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dʹégalité, que les sociétés sont hiérarchiques, et que cette hiérarchie entraîne des relations juridiques de responsabilité qui ne sont pas des responsabilités de ce quʹon fait, mais des responsabilités pour autrui. Là se trouve le schéma fondamental d’aujourd’hui : on est « responsable pour ». Cette « responsabilité pour », est extrêmement ancienne, puisque cʹest la responsabilité au sens originaire de la sponsio romaine, le sponsor (responsable pour) : on répond de soi‐même comme on répond de ceux qui dépendent de vous, ou des situations qui sont sous votre dépendance : c’est la sponsio du sponsor, de la caution, des sûretés. La domination devient finalement une responsabilité éthique et juridique. Franck DEBIE
~ Comment réformer la France ? ‐ Lʹouvrage présente des permanences, des résistances au changement. Dès lors, se pose la question de savoir comment ce système français peut bouger. ‐ Il y a quatre facteurs de changement possibles : ‐ Une société duale. Avec la mondialisation, les sociétés se clivent entre un secteur ouvert sur le monde, qui reproduit dʹune certaine manière les comportements dominants du monde anglo‐saxon, et une société qui continue sur la lancée de son fonctionnement. Le professeur Bhattacharya, grand économiste indien, observe ce phénomène en Inde : une société globalisée, passée à lʹheure américaine, côtoie un immense pays qui lui semble décalé. Cette dualité se retrouve également au Proche‐Orient. La France ne risque‐t‐elle pas de connaître, elle aussi, ce mouvement ? ‐ Lʹémigration. Quelles sont les espérances et les malentendus de ceux qui partant de chez eux pour fuir une société clientéliste, arrivent en France en pensant découvrir une société où ils sont propriétaires de lʹendroit, de leur talent, et se trouvent confrontés, en fait, à une société où ils vont être classés selon des statuts, en fonction de codes quʹils ne maîtrisent pas ? Il y a beaucoup de déception des primo‐arrivants liée à ce malentendu. Pensant venir en Occident, trouver une société de responsabilité, de propriété, de propriété de soi, ils se trouvent dans une société plus archaïque que le modèle quʹils se faisaient de la société occidentale, et peuvent développer une rancœur. ‐ Le besoin dʹun espace de concurrence des idées. Pour les pays de lʹEst, la grande nouveauté est que le débat nʹest plus prisonnier de ceux qui le monopolisaient avant. Petit à petit, s’est ouvert un espace où les idées, les talents peuvent entrer en concurrence, et ce non dans une logique de marché. Dʹune certaine manière, lʹUnion européenne, avec son dégagement dʹun espace de concurrence, de manière volontariste, obéit à ce processus. En pensant que la concurrence peut permettre aux talents dʹêtre distingués en fonction de leur notoriété, de leur audience, de la demande quʹils rencontrent. Ce nʹest pas juste lʹoffre marchande, cʹest la rencontre entre une offre sociale et le monde social qui vaut dans tous fondation pour l’innovation politique
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les domaines et qui demande un effort de construction. Dʹune certaine manière, certains souffrent en France, dans le domaine des idées, dʹun empêchement de concurrence loyale entre différentes écoles, différentes idées, ayant souvent le sentiment que certaines écoles ont occupé très largement le terrain. Il nʹy a pas de concurrence à armes égales entre les idées et les doctrines. ‐ Une révolution. A partir du moment où lʹarbitraire nʹest plus celui du petit patron qui exploite, mais celui de ceux qui édictent les statuts et organisent le fonctionnement de la société, alors peut se développer un potentiel révolutionnaire. Qui conduirait le procès en arbitraire de lʹensemble du fonctionnement social ? Les exclus, les outsiders, ceux qui ne trouvent pas leur place sur le marché de lʹemploi tel quʹil est structuré, les étrangers… Les inclus aussi peuvent se révolter : ils peuvent trouver que certains statuts s’accompagnent de privilèges exorbitants par rapport à leur utilité sociale, que d’autres statuts sont trop fermés et fonctionnent selon des principes injustes. Dans ce cas‐là, existe, dans toute société aussi attachée soit‐elle à son ordre, la possibilité d’une contestation qui peut être révolutionnaire. En sommes‐nous là en France ? fondation pour l’innovation politique
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