La fête à la grenouille?

Transcription

La fête à la grenouille?
La fête à la grenouille?
Dans ma famille nous avons toujours aimé les grenouilles. J’ai le souvenir d’avoir failli me noyer
dans une mare en essayant de lancer plus loin la ligne à laquelle j’avais attaché un hameçon
triple avec un chiffon rouge. Je devais avoir près de dix ans et espérais revenir à la maison avec
une entrée supplémentaire.
Des chercheurs de l’université de Buckingham viennent de découvrir des restes de grenouilles
non loin de Stonehenge, au Sud de l’Angleterre. Les batraciens auraient fait partie d’un repas
environ 7.000 ans avant notre ère et la presse britannique et National Geographic en tirent la
conclusion amusée que les peuplades d’alors auraient mangé des frogs bien avant les
« froggies », qualificatif que nous donnent parfois les Anglais.
Les livres de cuisine français nous donnent des recettes de grenouilles depuis le milieu du XVIIe.
En 1651, François de La Varenne nous propose des grenouilles frites présentées comme des
cerises avec l’os de la cuisse dégagé (Le Cuisinier français). En 1674, l’auteur anonyme qui signe
L.S.R. nous donne une recette de « grenouilles en poulets » servies avec une liaison de jaunes
d’œufs délayés dans du verjus (jus acide de raisins pas murs) et accompagnées de persil frit et de
tranches de citron (L’Art de bien traiter). C’est une très bonne sauce que nous appelons encore
aujourd’hui d’un nom presque semblable : une « sauce poulette ». Dans la Suite des Dons de
Comus (1742), François Marin indique une recette de grenouilles frites et une de grenouilles « à la
poulette » servies avec des croutons.
En 1747, l’auteur anonyme du Cuisinier gascon, un ouvrage de cuisine aux recettes originales,
recherchées et certainement pas gasconnes, décrit une recette de « grenouilles à la sauce verte »
arrangées dans un plat avec l’os décharné présenté « en l’air » comme dans la recette de La
Varenne. La sauce verte est préparée avec du blé vert crû, des épinards ou du persil.
Dans les ouvrages français postérieurs, l’on continue à trouver des recettes de grenouilles jusqu’à
nos jours : l’Art de la cuisine française d’Antonin Carême (1833) mentionne un bouillon
d’escargots et de grenouilles pour les toux sèches. Le Cuisinier impérial (28e éd. 1867), La cuisine
de tous les mois de Philéas Gilbert (2e éd. 1898), la Gastronomie pratique d’Ali Bab (1e éd. 1907),
et le Larousse gastronomique de Prosper Montagné et du Dr Gottschalk (1938) mentionnent aussi
des recettes de grenouilles. Plus récemment Georges Blanc (Ma cuisine des saisons, 1984), nous
montre que l’on apprécie les grenouilles en toute saison dans les Dombes avec ses onze mille
hectares d’étangs.
En Angleterre, deux livres publiés au XVIIe nous présentent des recettes de grenouilles. The
French Cook de La Varenne publié en 1653 indique la même recette de grenouilles « en cerise »
que dans l’édition française de 1652. Peu après The Accomplish Cook de Robert May (1685)
indique comment cuisiner des grenouilles avec des groseilles à maquereau, des raisins ou des
artichauts. Mais ce sont les seuls. La Varenne est français. May a – selon Marcus Bell – été
apprenti en France, sans doute auprès d’Achille Ier de Harlay, premier président à mortier du
Parlement de Paris.
Il faut attendre 1890 et l’arrivée au restaurant du Savoy d’Auguste Escoffier, un cuisinier français,
pour qu’il prépare des Nymphes à l’Aurore pour le Prince de Galles. Ce sont des cuisses pochées
au vin blanc avec une sauce chaud-froid au paprika, de couleur aurore. Elles sont servies sur une
couche de gelée au champagne sur laquelle on dispose des feuilles d’estragon et des branchettes
de cerfeuil pour simuler les herbes aquatiques (Le Guide Culinaire, 4e édition, 1924). Les autres
ouvrages anglais connus tels l’édition de 1907 de Mrs Beeton’s All About Cookery ou The
Complete Hostess de Quaglino de 1935 ne mentionnent aucun plat de grenouilles.
Le cas est donc clair. Les Français peuvent se targuer d’une continuité dans la préparation des
grenouilles depuis le milieu du XVIIe siècle alors que les Anglais n’ont été intéressés aux
grenouilles que de façon épisodique et sous l’influence de chefs français ou formés en France.
7.000 ans avant notre ère l’Angleterre était réunie au continent et donc l’on pourrait arguer que
c’était peut-être les mêmes peuplades qui appréciaient les grenouilles en Angleterre et en
France !
L’économie de la grenouille avant la Révolution française est intéressante. Ce sont les marchands
de poisson d’eau douce qui ont le droit de commercialiser les grenouilles. Capturées de nuit dans
les campagnes à l’aide de torches de paille, elles sont très appréciées à Paris où la qualité de leur
chair leur vaut le surnom de « poulets de Carême ». Comme tous les poissons frais de mer ou
d’étang, elles arrivent probablement vivantes au marché. Le Traité de la police de Nicolas
e
Delamare (3 éd. 1729) mentionne un droit de 12 deniers à payer par les écorcheuses de
grenouilles à la halle. Donc les grenouilles arrivent vivantes et sont écorchées à la halle avant
d’être vendues. Au début du XIXe Antonin Carême mentionne qu’on en consomme beaucoup
durant le Carême en Auvergne et dans le Bourbonnais et que les cuisses de grenouilles sont
vendues dépouillées et enfilées par chapelet de trois ou quatre douzaines. Il indique aussi qu’à
Paris à la halle et dans les marchés, les marchands de poisson les vendent aussi toutes
apprêtées.
Selon Reynald Abad qui a étudié l’approvisionnement de Paris sous l’Ancien Régime (Le grand
marché, 2002), « seuls les cuisiniers des grandes maisons préparent des coulis d’écrevisses de
rivière et des fricassées de cuisses de grenouilles, pour ne citer que ces deux classiques de l’art
culinaire de l’Ancien Régime ». Son commentaire indique que les grenouilles sont alors, comme
tous les poissons frais, un produit cher consommé principalement en Carême.
Je n’ai pas trouvé trace de la taxation des grenouilles et des poissons d’eau douce mais j’ai trouvé
des éléments intéressants sur celle de la marée (poissons de mer). Selon Abad, la taxation de la
marée culminait à 53% pour un fourgon de harengs frais à l’avènement du règne de Louis XVI.
Avant le Carême 1775, Turgot, nouveau Contrôleur général des Finances (Ministre des Finances)
et physiocrate, décide de favoriser la pêche en mer et supprime tous les droits sur la morue sèche
et sur le poisson salé et réduit de moitié les droits perçus sur la marée fraîche. Il indique dans ses
écrits que « la consommation s’accrut au point que la recette de la moitié des droits … se trouva
peu inférieure à celle qu’avait précédemment procuré la totalité des anciens droits. C’est une
belle expérience de finances ; il faut croire qu’elle ne sera pas perdue pour le genre humain, et
que le bien qui en résultera ne se bornera point à celui qu’elle a produit. » Trop d’impôt avait tué
l’impôt ! Une idée à soumettre à nos gouvernants qui ont plutôt tendance à « manger la
grenouille » (partir avec la caisse d’un groupe ou d’une association) qu’à baisser les impôts pour
stimuler l’économie!
Maintenant, si vous voulez déguster des grenouilles la meilleure saison est février ou mars juste
après la période de reproduction. Dans La cuisine de tous les mois (1893), Philéas Gilbert nous
propose fort justement des grenouilles à la poulette en février et une soupe aux cuisses de
grenouilles liée avec une sauce poulette en mars. Ces mois correspondent au Carême (J-46 à J-1
avant le dimanche de Pâques qui varie du 22 mars au 25 avril).
Aller déguster :
– le potage aux grenouilles de L’Auberge de l’Ill (Marc Haeberlin) à Illhauesern (Haut Rhin)
– les jambonnettes de grenouilles à la purée d’ail et au jus de persil au Relais Bernard Loiseau
(Patrick Bertron) à Saulieu (Côte-d’Or)
– les cuisses de grenouilles en persillade ou les cuisses de grenouilles au fenouil avec des
coquillages chez Georges Blanc à Vonnas (Ain).
Des amis m’ont dit que l’on trouvait aussi de bonnes grenouilles fraîches sautées à la Provençale
au Moulin à vent, rue des Fossés Saint-Bernard à Paris 5e.
Pour les plus aventureux, je vous recommande la peau de grenouille (« niuwa pi ») pochée en
fondue dégustée un jour d’avril 2010 à Chengdu, la capitale du Sichuan (Chine). Le restaurant
vaut la visite et s’appelle Huangcheng Laoma (2e périphérique, 3e section). Il est spécialisé dans la
fondue séchuanaise (« hot pot »), une version très poivrée de la fondue bourguignonne
assaisonnée au célèbre poivre du Sichuan (Zanthoxylum piperitum).
Si vous voulez préparer le potage aux grenouilles. Faites fondre au beurre des échalotes hachées,
mouillez avec un fond de volaille et du Riesling et cuisez-y les cuisses une dizaine de minutes.
Réservez les cuisses et décortiquez-les. Faites fondre du cresson dans du beurre puis mouillez
avec la cuisson des grenouilles, ajoutez un beurre manié, faire bouillir un quart d’heure puis mixer
le tout et passez au chinois. Faites une liaison avec crème et jaunes d’œufs. Ajoutez les cuisses et
des pluches de cerfeuil. La recette est dans Les Recettes de l’Auberge de l’Ill (1994) et aussi sur
la toile.
Bon appétit,
François Brocard