AU TEMPS DES CERISES Jean-Paul Ricœur Septembre 2016

Transcription

AU TEMPS DES CERISES Jean-Paul Ricœur Septembre 2016
1
AU TEMPS DES CERISES
Jean-Paul Ricœur
Septembre 2016
Lorsque Bruno Jarry m’a invité à assister à l’inauguration d’une salle du
Temps des Cerises qui portera le nom de mon père, il m’a fait part de son
intérêt particulier pour le concept d’identité narrative et j’ai cru y entendre une
invitation à en dire quelques mots.
À quoi je lui ai répondu que je n’étais pas philosophe…
Mais pourtant, en ruminant sa demande, il m’est apparu – ce qui est une
évidence – que ce concept d’identité narrative était un parfait lieu de
rencontre entre la pensée paternelle, ce que j’ai cru comprendre du nom et
des ambitions de votre association et les interrogations du psychanalyste
que je suis.
Tout d’abord, peut-être faut-il, qu’avec mes gros sabots de profane, je dise
quelques mots qui permettent de saisir ce concept d’identité narrative.
Le principe en est que la conscience d’une identité n’est pas une
appréhension qui va de soi, mais qu’elle nécessite pour être intelligible ce
que Paul Ricœur nomme une « médiation ». Par médiation, il faut entendre
que la conscience que le sujet a de lui même n’a rien d’une donnée
immédiate mais est le fruit d’une construction, d’une narration qui intègre tant
ce qui est proprement historique de la vie du sujet que le récit qu’il s’en fait,
la fiction qu’il se construit quant à ce qu’il est. Se connaître, c’est donc
s’interpréter soi-même à partir des ces deux sources, historiques et
fictionnelles.
L’identité d’un sujet c’est ainsi l’identité d’un personnage dans une intrigue,
mais personnage qui est l’auteur de sa parole et de ses actes, et personnage
qui alors peut se désigner comme responsable – dimension des plus
importantes pour Paul Ricœur !
*****
C’est cette notion de fiction qui m’intéresse ici : puisqu’après tout, Le
Temps des cerises est le modèle même d’une identité fictionnelle – son nom
même, son lieu, nous racontent toute une histoire où l’historique et le
fictionnel se donnent exemplairement la main.
Le Temps des Cerises à Issy-les-Moulineaux ! Chez qui cela ne met-il pas
en route tout un imaginaire ? La Commune, le fort d’Issy, la plaine des
Moulineaux, les versaillais, comme les nommaient les communards, et ce
2
bel hymne couleur de sang, couleur adoptée définitivement en 1871 comme
celle d’un drapeau…
Seulement voilà, la chanson Le Temps des Cerises n’a jamais été chantée
par quelque communard que ce soit. Écrite en 1866, il fallu attendre 1882
pour que son auteur, Jean-Baptiste Clément – qui avait été communard – la
dédie à une infirmière rencontrée lors de la Semaine sanglante…
Tout indique qu’il s’agissait à l’origine d’une chanson mêlant nostalgie et
gaîté, qui évoquait l’amour et sans doute un chagrin d’amour.
Mais ses paroles étaient trop belles, tendaient la main à l’interprétation
fictionnelle et invitaient à la constituer en « réplique poétique », selon
l’expression de Paul Ricœur : cerises qui tombent en gouttes de sang, ces
belles – ces balles – qu’il faut mieux éviter…, et cette plaie ouverte que je
garde au cœur… Fin mai 71, la Semaine sanglante : mais oui, c’est bien le
mois des cerises…
Et, refrain : « Mais il est bien court, le temps des cerises »…
Deux mois. Deux mois, c’est le temps qu’a duré la Commune, du 18 mars
1871 à cette semaine dite « sanglante » du 21 au 28 mai 1871.
Belle illustration de ce qu'avance Paul Ricœur: le texte de cette chanson
s’est décontextualisé, autonomisé, et recontextualisé en prenant un sens
nouveau.
Ce n’est pas tout : parce que, après tout, si l’on en croit les historiens, la
Commune elle-même est une drôle d’intrigue. Qu’était-elle d’autre dans les
faits qu’une gigantesque pagaille menée par une bande indisciplinée et mal
commandée, médiocre et négligente – se laissant voler par exemple ses
canons entreposés sur la butte Montmartre où l’on construira cyniquement,
deux années plus tard, le Sacré-Cœur en signe d’un nouvel ordre moral. Il
faut lire la description qu’en font des écrivains que l’on aime, Zola le tout
premier. Mais, pour la mémoire collective, dans une lecture qui la reconfigure
après coup, c’est la plus grande des causes, l’espérance d’une société où
égalité, justice et liberté ne seraient pas des mots vides de sens…
Et ce que j’ai pu lire concernant ce lieu du Temps des cerises me laisse
penser que votre place dans la cité et vos activités vont dans le sens de cette
espérance.
*****
J’ai dit que si ce concept d’identité narrative me paraissait opératoire pour
parler votre association il se trouvait également rencontrer les interrogations
de la psychanalyste. Plus précisément, il faudrait dire que la psychanalyse
ne peut éviter d’interroger ce concept philosophique.
3
Que la pratique de l’analyse relève de l’ambition de mettre au jour un sujet
par le biais de la narration, certes : la psychanalyse est une affaire de
discours, non de réalité. Mais « se raconter » est une opération qui s’avère
loin d’aller de soi – Freud a très vite mis le doigt sur ce qu’il a nommé
« résistance ». Plusieurs obstacles à cela…
Quel accès en effet peut-on avoir à ce qui a été mis hors conscience,
« refoulé » comme dit Freud, parce que lié à ce qui dans la vie du sujet a été
traumatisme ? Cela va de l’amnésie infantile au refus de guérir, la maladie
étant riche en « bénéfices secondaires » – Freud toujours. Autrement dit,
c’est une narration trouée d’indicible : comment alors rassembler sa vie sous
la forme d’un récit, comment nommer l’identité largement faite d’énigmes qui
en découle ?
On peut le dire plus simplement : quelle place pour l’inconscient ? Quelle
place pour cet Autre du langage (que Lacan écrit avec un A majuscule) qui
nous a déterminé, qui nous a « raconté », mis en mots – j’allais dire : qui
nous a fictionné ! – à notre insu dès avant notre naissance ?
Ce n’est pas pour rien que Paul Ricœur a reconnu être passé « à côté de
la pratique freudienne […] de la cure » où, finissait-il par penser, il y avait
« beaucoup plus que dans la théorie psychanalytique ». Peut-être, mais
comment s’étonner que ce soit précisément la théorie qui l’ait intéressé, lui
qui m’avait avoué que ses rêves n’étaient constitués que de textes, jamais
d’images…
*****
De là à conclure que l’identité narrative n’est pas un concept descriptif mais
un concept prescriptif ? On serait tenté de le soutenir quand on sait la place
éthique donnée à l’autre chez Paul Ricœur. Car s’il cherche un sujet, c’est
un sujet capable d’action et d’une action qui ouvre au désir éthique de la vie
bonne.
Il se trouve que Paul Ricœur a reconnu avoir pris la psychanalyse
« comme un défi », et être passé « avec les épreuves de la vie, d’une culture
de la culpabilité à une culture de la compassion ».
J’ai souligné l’importance de la responsabilité pour mon père. Ce que je
complèterai par cette citation : « Du seul fait que je dise “je promets”, je suis
engagé et je suis dans l’obligation de faire. »
Et Le Temps des Cerises n’est-il pas un lieu de promesse, de promesse
de possibles ?

Documents pareils