Nous avons été critiqués pour ces photos, qui ont reçu

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Nous avons été critiqués pour ces photos, qui ont reçu
grand format
Photos : Horst Faas/Associated Press
Textes : Joël Bronner, Anne Guion et Christian Troubé
Profession
reporter
de guerre
À l’occasion des vingt ans de Visa pour l’image,
le festival du photojournalisme, nous avons
rencontré Horst Faas, qui, un demi-siècle durant,
a photographié les violences et les convulsions
du monde. Une occasion de réfléchir
à la pertinence de ces images, souvent limites,
qui cependant nous interpellent parfois des
années après avoir été prises.
Janvier 1966, près de Bao Trai, au Vietnam.
Des enfants cherchent refuge auprès d’un parachutiste
américain pour se protéger des tirs viêt-cong.
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War is hell (la guerre, c’est l’enfer).
Dès le début du conflit au Vietnam, en 1962, les soldats américains avaient l’habitude d’inscrire des slogans
sur leur casque. Petit à petit, ils furent influencés par la politique et les mouvements pacifistes aux États-Unis.
n Un petit garçon avec un fusil factice. Nous sommes en mai 1962, à Oran. Un cessez-le-feu avait été conclu,
mais la situation restait extrêmement tendue, dans l’attente du référendum de juillet sur l’autodétermination.
De son séjour en Algérie, Horst Faas dit qu’il s’est senti « comme enfermé dans une cage avec des animaux sauvages ».
n Ci-dessous, à Dacca, le 18 décembre 1971, exécution publique de miliciens pakistanais par des soldats bangladais alliés
de l’Inde. Devant ce genre de scène, le photoreporter est toujours placé devant le dilemme : partir ou rester pour témoigner.
n Un jeune Rwandais défiguré à coups de machette, soigné à l’hôpital de la Croix-Rouge à Nyanza,
en juin 1994 (photo de Jean-Marc Bouju/Associated Press).
n En bas, 1er février 1968, le chef de la police de Saigon, Nguyen Ngoc Loan, exécute un prisonnier viêt-cong
en public. Cette photo d’Eddie Adams (World Press) obtint le prix Pulitzer en 1969.
Les trois clichés préférés
de Horst Faas
pour réveiller les consciences
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n Le 8 juin 1972, Nick Ut, photographe
de l’agence AP, se trouve avec d’autres
confrères sur la route du village de
Trang Bang, au nord de Saigon, lorsque
l’aviation sud-vietnamienne bombarde
par erreur l’endroit au napalm. Kim
Phuc, une petite fille de 9 ans s’enfuit,
grièvement brûlée, après avoir retiré
ses vêtements. De retour à sa rédaction
de Saigon, le photographe sélectionne
sept images qu’il diffuse aux bureaux de
Tokyo et de New York, mais sans la photo
cerclée de rouge. À ses yeux, la nudité
de la petite fille est contraire aux codes
déontologiques de l’agence.
Pourtant, un second éditeur enverra
ensuite l’image, qui aura un énorme
retentissement. Elle constituera
un tournant dans la guerre du Vietnam.
Kim Phuc vit aujourd’hui au Canada,
où elle a créé une fondation qui vient
en aide aux enfants victimes de guerre :
kimfoundation.com
grand format photoreportage
photoreportage grand format
« Demain, peut-être,
le prix Pulitzer à une photo
prise sur un portable »
il fallait absolument montrer ce
qui se passait réellement pendant
l’apartheid.
Horst Faas, 75 ans, a couvert la guerre du
Vietnam de 1962 à 1973. Ses photos ont été
récompensées par de nombreux prix, parmi lesquels deux Pulitzer. Il a été rédacteur en chef photo
pour l’agence de presse Associated Press (AP) pendant trente ans. Et la plupart des photos qui ont
marqué le XXe siècle sont passées entre ses mains.
Mais le photojournalisme qu’il représente semble aujourd’hui appartenir au passé, tant l’ère du
numérique a bouleversé le rapport à l’image. Fini,
pour les reporters de guerre, les photos à développer sur
place dans des conditions parfois rocambolesques. Même
un amateur peut aujourd’hui immortaliser un événement
et visualiser ses propres clichés en un clic. Plus facile, plus
rapide, moins encombrant, le photojournalisme et ses avatars ne semblent plus l’apanage de quelques pays ou d’un
groupe de professionnels avertis, mais se répandent sur
toute la planète. Demain, le prix Pulitzer ira peut-être à un
amateur pour une photo prise sur son téléphone portable.
À partir de 1991, des pellicules argentiques sont scannées
et envoyées numériquement à l’autre bout du monde en un
instant. L’agence française Sygma, bien que pionnière de ce
système, ne survivra pas au virage du numérique. Ses
concurrents Gamma, Sipa ou Rapho sont rachetés. Trois
grosses agences de presse, AP (États-Unis), Reuters (Grande-Bretagne) et AFP (France), s’assurent alors une situation de quasi-monopole sur la photographie d’actualité.
C’est donc à une révolution économique, technologique
qu’est aujourd’hui confronté le photoreportage, comme le
rappelle le 20e anniversaire du festival Visa pour l’image.
DR
n
1965, Vietnam. Horst Fass sur le terrain. Photo anonyme.
Mais, dans le même temps, les questions de fond demeurent ! Où sont les limites de ces images de guerre et de violence ? Peut-on tout photographier ? Où passe la frontière
entre information et voyeurisme ?
Dans un livre sorti fin août, Horst Faas revient sur 50 ans
de photojournalisme (éditions du Chêne), où il traite notamment de la place de la guerre du Vietnam, de la censure ou
encore du pouvoir de l’image. La Vie lui a demandé de revenir
Joël Bronner
sur son métier, ses valeurs et ses doutes. l
AUCUNE PHOTO NE VAUT UNE VIE
entretien avec Horst Faas
n
« Il est très difficile de définir
ce qui fait qu’une photo est
“bonne”. Une bonne photo n’est pas
forcément belle, car il n’y a aucune
beauté dans une image de torture
ou d’explosion. Lorsque vous avez
assisté à de telles scènes, vous ne pouvez pas y voir de la beauté. Je n’ai
donc jamais considéré que des photos
de guerre pouvaient être esthétiques.
Cependant, on peut photographier la
mort, la souffrance, la brutalité,
de façon à les rendre supportables,
« regardables », notamment en pri­
vilégiant l’action. L’action estompe
la violence ; la rend supportable,
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en quelque sorte. Mes photos montrent toujours des personnes en train
d’agir. Ces photos sont supportables
d’une certaine façon. Mais belles,
certainement pas. Un photographe
de presse n’est pas un artiste, c’est
avant tout un journaliste, dont la responsabilité est d’accomplir sa mission : faire des photos là où son journal, son magazine ou son agence
­l ’envoie. Cela ne veut pas dire que
certains clichés ne puissent pas être
« J’avais 11 ans quand Berlin a
été bombardé. Cela vous donne
une certaine expérience »
considérés un jour comme des œuvres
d’art à part entière. Mais même Henri
Cartier-Bresson ne se considérait
pas comme un artiste. Il était juste un
photographe merveilleux, qui pouvait photographier la chose la plus
banale d’une façon extraordinaire.
Et puis, il y a des photos terribles qui
sont nécessaires parce qu’elles disent
une réalité. Comme celle de ce SudAfricain subissant le supplice du
pneu enflammé, prise par Greg Marinovich, à Soweto, en 1990. Cette photo
horrible fit l’objet d’un vif débat,
mais elle a finalement été publiée :
En 1971, j’ai couvert la seconde guerre
indo-pakistanaise. Avec Michel Laurent, un photographe très talentueux
et sensible, nous avons assisté comme
de nombreux journalistes à un meeting politique des rebelles mukti
bahini, qui venaient de gagner la
guerre avec l’aide des Indiens. À la
fin de ce rassemblement, les rebelles
se sont décidés à exécuter des prisonniers devant la foule. Ils les ont torturés pendant deux heures. Je me suis
reculé pour voir si c’était notre présence qui les excitait. Mais cela n’a
rien changé. Alors, nous sommes
restés, tremblants mais décidés à
témoigner de ce que nous étions en
train de voir. Certains photographes
sont partis. C’était pour moi une
obligation professionnelle de rester.
Cela devait être mis sur pellicule. Ce
n’était pas du voyeurisme. Nous
avons été critiqués pour ces photos,
qui ont reçu ensuite le prix Pulitzer.
Pourtant, en voyant ces images,
Indira Gandhi a pris des dispositions pour que cela ne se reproduise
plus au sein de l’armée indienne. Un
photographe doit toujours se situer
en dehors de ce qui se passe. Il ne
peut pas intervenir. Cela ne veut pas
dire que vous ne pouvez pas avoir
d’opinions personnelles, mais vous
n’avez pas besoin d’aimer la guerre
pour la photographier. Au contraire.
La plupart des photographes qui
couvrent ces conflits sont horrifiés
par ce qu’ils ont devant eux.
J’ai su me préserver de cette horreur,
même au Vietnam, où je suis pourtant
resté dix ans. Sans doute grâce à mon
expérience. Je suis né à Berlin en
1933. J’ai g randi au milieu de la
guerre. J’avais 11 ans quand la ville a
été bombardée. J’étais tout à fait
conscient de ce qui se passait. Cela
vous donne une certaine expérience.
Au Vietnam, beaucoup de photo­
graphes, surtout les Américains,
n’avaient absolument aucune idée
de ce que la guerre pouvait être. Les
Français avaient plus d’expérience.
Beaucoup d’entre eux avaient fait
l’armée, certains avaient combattu
VISA pour perpignan
n Pour la 20e année
consécutive, le festival
international de
photojournalisme, Visa
pour l’image, investira
Perpignan (66), du
30 août au 14 septembre.
Au programme :
une trentaine
d’expositions sont
réparties sur toute
la ville. Des reportages
saisissants de
photojournalistes
du monde entier
ou des projections
en plein air animent
le festival. L’an dernier, la
manifestation a accueilli
180 000 visiteurs. Guerre,
environnement, religions,
faits de société et grands
fléaux sont autant
de thèmes visités par
l’image. L’occasion de
découvrir, par exemple
les reportages
de Jan Grarup sur
le génocide du Darfour,
ou de Cédric Gerbehaye
sur les souffrances
des populations
de la République
démocratique du Congo.
À l’occasion des
vingt ans du festival,
20 monographies,
comme celle de
Yann Arthus-Bertrand,
seront tirées à
en Algérie. Pour les Américains, tout
cela devait ressembler à un match de
base-ball. Certains n’ont pas tenu
longtemps et sont vite repartis, non
parce qu’ils étaient particulièrement
peureux, mais parce qu’ils n’étaient
« Trop de photographes de
guerre ont fait des erreurs qu’ils
ont payées de leur vie »
pas préparés à ce qu’ils voyaient. Un
peu comme les soldats américains
que l’on sort aujourd’hui de leur
petite ville perdue aux États-Unis
pour les envoyer directement en Irak
et qui en reviennent complètement
fous. Chacun doit savoir au fond de
lui s’il en est capable.
C’est un métier qui évolue chaque jour,
qui s’apprend quotidiennement. Il ne
peut pas y avoir de routine. Vous ne
pouvez pas baisser votre niveau de
vigilance, car votre vie est en jeu. Au
Vietnam, il faisait très chaud et, bien
sûr, aucun photographe ne voulait
porter de casque, ni de gilet pare-­
balles. Il fallait se forcer, car cela pouvait nous sauver la vie. Ce n’est pas un
métier dans lequel vous pouvez vous
lancer comme ça et devenir un génie
500 exemplaires.
L’entrée est gratuite. l
VISA POUR L’IMAGE.
TÉL. : 04 68 62 38 00.
www.visapourlimage.com
en claquant des doigts. Trop de photographes sans expérience ont fait des
erreurs qu’ils ont payées de leur vie.
Beaucoup de mes amis sont morts au
Vietnam. Et, pour en revenir à notre
époque, il n’y a jamais eu autant de
photographes tués qu’aujourd’hui,
spécialement parmi ceux des pays en
développement, qui font leur métier
avec beaucoup de sérieux : des Irakiens, des Chinois, des Sud-Américains, assassinés ou touchés par une
balle perdue. J’ai beaucoup de respect
pour chacun d’entre eux.
Ce serait prétentieux d’affirmer qu’une
photo peut changer le monde ou, à
défaut, l’histoire, la politique d’un
pays. Une photo peut, certes, avoir de
l’influence. Mais on ne sait jamais
comment elle va être reçue. Prenez la
célèbre image de la jeune fille au
napalm de Nick Ut (voir page 40).
Elle a suscité des réactions très
diverses : certains Américains ont
été choqués et ont exigé l’arrêt des
bombardements. D’autres ont
affir mé qu’il fallait continuer la
guer re et les bombarder tous,
jusqu’au dernier. Aucune photo ne
vaut une vie. » l
Interview anne guion
La Vie - 4 septembre 2008
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