Article sur Asiago et l`écrivain par Jean

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Article sur Asiago et l`écrivain par Jean
L’homme d’Asiago
Article écrit en 2001 par Jf Neplaz, à l’intention de « L’image le monde »,
revue « en cinéma » aujourd’hui disparue...
"C'était beau grand-mère ! Les femmes étaient réellement en colère.
C'était comme au cinéma"
Mario Rigoni Stern
"Les saisons de Giacomo"
Nous préparons avec Elisa un film, dont nous ne connaissions
en ce temps que le titre, "... si muove", et qu'il file sa narration au gré d'un fleuve imaginaire...
Ensuite, il suffisait de bien peu de chose, évidemment, pour
nous transporter d'un bord à l'autre de l'Italie avec la certitude de tenir là, par quelque intuition secrète, un élément essentiel de décor, de personnage, ou d'action dramatique...
À peine Elisa avait-elle discerné, l'air mi-songeur mi-amusé,
dans ce cheminement capricante "Ma... il y a de la méthode, no ?"
Que je m'effrayai... Nous n'avions alors que faire de méthode,
ni de quoi que ce soit qui ressemble à du savoir-faire... Et de
relire les notes glanées au fil des heures et des routes, pour
en débusquer ce qui pouvait déjà "faire système".
C'est dire qu'il est difficile de justifier notre présence à
Asiago en ce mois de mai...
Ce mois-là, nous avions été contraints de rester (trop) longtemps à Bologne pour lui permettre d'achever "Flying cities",
une "trans-installation multimédia" (ce sont ses mots) où des
villes stellaires éclosent au passage de visiteurs comme des
fleurs de cerisiers dans un printemps de verbe, et seule la nécessité impérieuse de nous mettre en mouvement justifiait un déplacement. Aucune idée, ni aucun projet ne s'imposait vraiment...
Il était légèrement question d'un vol en planeur... Sans
doute pour expérimenter des sensations liées à l'autre travail
en œuvre... ou parce que le manque du vol me devenait pesant...
ou que sais-je !?...
Je me souvenais avoir repéré à "La Feltrinelli" de « Via dei
mille », un répertoire des terrains d'aviations italiens au
rayon des livres techniques. Une liste des quatre ou cinq aérosurfaces intéressantes pour prendre place dans notre "scénario"
a été facilement établie. Elles devaient plus ou moins longer un
fleuve, permettre le vol en planeur et, surtout, à ce moment du
récit, se situer en montagne... Vite vu.
Nous nous sommes réparti le travail : Elisa écrivait pour le
scénario en italien, et moi en français "pour rien" (ou au contraire « ne pas rien » ?)... ou compléter ses propres notes…
Elisa n’était pas chaude pour se rendre à Masera, aux confins
du Piémont, et moi réticent à San-Lorenzo, trop près de Florence
dont les hordes touristiques venaient de m'épouvanter que je
n'étais pas à même d'affronter à nouveau. On s’est retrouvé à
Asiago. Comme faute de mieux… Et sans doute n’y a-t-il rien à
dire d’Asiago. Rien à écrire en tout cas. Je ne parle pas de
filmer !…
J’avoue que j’ai pensé cela.
Ce village (une petite ville en fait) est au centre d’un haut
plateau des montagnes de Vénétie. On y accède par une route sinueuse à souhait qui contraint les autobus à de laborieuses manœuvres à chaque virage d’une lente montée depuis Marostica
(pour faciliter les choses, le passage du «Giro» dont Marostica
est une des étapes favorites, avait supprimé de nombreux service
de bus ce jour-là de notre voyage. Et le bus est le seul moyen
de transport public des 7 communes du plateau !). Certes Asiago
n’est pas le bout du monde, mais nous est apparu ce jour-là
comme l’issue d’un pénible voyage dans le temps. Même si nous
retrouvons, dès les premières maisons, le déploiement aux fenêtres, des drapeaux «PACE» qui marque spectaculairement, dans
presque toute l’Italie, l’opposition majoritaire à la guerre en
Irak, guerre soutenue (parfois discrètement) par le gouvernement
en place. À Bologne, «via del lavoro», j’avais remarqué que tous
les appartements de certaines cités populaires s’affichaient de
la bannière arc-en-ciel… Dans le centre même, une rue comme
« Capo di Lucca » est largement pavoisée entre bâtiments restaurés et platanes, néfliers, grenadiers, lauriers roses, noise-
tiers, vigne vierges, figuiers, oliviers, buis, sapins… Et j’en
oublie oui, que les travaux ont préservé.
Tout le monde s’accorde à dire, qu’au-delà des contradictions, ce mouvement n’a pas d’antécédent en Italie.
Certains balcons ici, à Asiago, se parent d’un drapeau américain comme je ne l’avais vu nulle part ailleurs.
Le terrain d’aviation y avait connu entre les deux premières
guerres mondiales européennes, les livres en témoignent*1,
l’effervescence enthousiaste qui accompagnait la naissance du
vol à voile (appelé alors «Vol sans moteur»), en Italie comme en
Allemagne
ou
en
France.
Cette
découverte
populaire
de
«l’arrachement à la terre» par les seules forces de la nature,
de la technique et de la volonté humaine, pouvait inquiéter parfois certains, par ses à-côtés idéologiques.
Mais aujourd’hui le terrain semble réellement désert. Des
hangars, et certains très récents, des surfaces bien entretenues, l’herbe coupée, un grillage pour interdire l’accès qui ne
porte pas au franchissement «sauvage», des bâtiments de piste
neufs aussi, flanqués d’une bien inutile «tour de contrôle» d’un
trafic inexistant (neufs mais comme à l’abandon)… Et même une
piste, orientée face à une colline, qui obligerait à des exercices étranges les aéronefs un tant soit peu importants disposés à
s’y égarer.
Et comme nous marchons sur la route d’accès qui conduit aux
hangars, résonne le son nerveux d’un appareil en approche… Un
petit biplan américain, chamarré de tous les rouges bleus et
blancs apparemment inévitables sur ce genre d’avion, quoique
* En particulier « Alianti Italiani. Rassegna tecnica e storia degli alianti italiani progettati e costruiti dal
1923 al 2000 » de Vittorio Pajno. Une mine sans équivalent, pour tous ceux qui s’intéressent au sujet.
1
tout à fait improbable sous ces latitudes, paraît décidé à se
poser ! Va bene, on se croirait dans un film ! Peut-être avonsnous pénétré sans le savoir, cette faille spatio-temporelle
qu’on appelle aussi «la juste place du spectateur» et sans laquelle il n’est pas de cinéma d’auteur ?
Chaleur. « Bar de Masiero » à deux pas des pistes. Peut-être
le nom provient-il de ces propriétés de Vénétie au centre d’une
activité d’élevage et qui ne se transmettent aux héritiers que
dans des conditions très contraignantes évitant la dispersion.
Ce serait un exemple encore de familiarités entre le Provençal
et le dialecte Vénète.
Aux tables, de vieux italiens secs, comme on se représente en
France les maçons italiens. Et de plus jeunes, nettement plus
gras. Discussion politique animée, mais chacun expose sa thèse
quand vient son tour de parole. L’exercice est rodé et semble-til, ne porte pas à conséquences. Celui-là dont la voix porte
comme qui a du ventre, et parle en appuyant ses coudes sur le
dossier de deux chaises voisines : « Le communisme est une erreur contre la nature, le communisme est contre la nature.
L’autre vieux sec, pris à partie sans doute, dans ses sympathies
: « Le communisme n’a jamais existé …» Sa voix est de gorge et
Elisa dit qu’on entend son écho avant d’entendre le mot… De fait
je comprends mal, mais sans doute on ne peut critiquer le communisme, selon lui, que comme utopie ou expérience à venir. J’ai
lu dans « Il Manifesto » un article dans cet esprit qui m’a
étonné. Pour ma part je me souviens avoir découvert Le Corbusier
à travers ses pires bâtards avec beaucoup de plaisir ! On pourrait aussi penser au grand navigateur Pythéas dont les découvertes nous sont connues grâce à ses détracteurs (les riches armateurs marseillais qui avaient financé ses voyages et n’y retrouvaient pas leurs investissements !).
La femme qui nous sert, fait une proposition diamétralement
opposée aux deux autres –si c’est possible ?!- « Le communisme a
toujours existé et existera toujours… Alors, il y aura toujours
des communistes… » Elle s’interrompt comme je la remercie en
français du « caffé shakerato » qu’elle nous sert. « Vous êtes
français ? J’ai habité dix ans à Joigny dans l’Yonne ». Ses parents avaient émigré pour trouver du travail. Sont revenus à ses
quinze ans. Elle parle un français enfantin et charmant avec le
visage radieux. Ils seront plusieurs à m’apostropher dans ce bar
lointain, et évoquer leur émigration ancienne dans un français
approximatif et chaleureux.
C’est trop dire que le terrain s’est animé dans l’entretemps. Seul un planeur italien de construction tchèque (neuf lui
aussi) a décollé avec son moteur autonome. Maintenant il enroule
laborieusement ses spirales pour ne pas revenir au tapis. Je
l’observe. Un des vieux sec est sorti, avec une moue dubitative
il me glisse, expert : «Ca ne tient pas… Pas de courants ». Planeurs et communisme lui sont de semblable familiarité.
L’homme de la Lega» s’en est pris aux "Brigate rosse", et
maintenant aux bolcheviques, avec un appétit certain.
J'entends Elisa, fatiguée de la politique de bar, questionner
la femme :
- «J’ai vu un panneau : Rue Rigoni... Vous connaissez la maison de l’écrivain Mario Rigoni Stern ?
- (Elle rit) Tout le quartier s’appelle Rigoni, mais la maison de l’écrivain est la dernière sur la route, au bord de la
forêt, il y habite avec sa femme…
- Et la maison d’Olmi, Ermanno Olmi, vous la connaissez ?
- … C’est à côté, ils sont voisins… Les deux maisons sont
isolées au bout du village.»
D’un geste de la main, elle montre la route à suivre… Souriante.
Dans «Amore di confine» le recueil de nouvelles de Mario Rigoni Stern (mais il faudrait parler plutôt de «racconti»), il en
est une intitulée «Mes quatre maisons».
Sa première maison est celle de ses ancêtres, bâtie quatre
siècles auparavant au cœur du village d’Asiago. "La casa dove
non sono nato". "La maison où je ne suis pas né, car en 1916, la
guerre l'a d'abord incendiée puis détruite au ras du sol".
Comme, du reste, tout le village d’Asiago.
Sa deuxième maison, il y
rents. Il en évoque ses rêves
charpente immense à supporter
crise des années 30, et les
s’estompent dans la maison.
est né. Reconstruite par ses pad’enfant et d’adolescent, sous la
la neige épaisse, sa famille, la
bruits du travail qui peu à peu
De ce qu’il décrit, on trouve les photos à la «Cartolibreria
Muraro», près de l’église. Sur des présentoirs affichant «Vieilles photos d’Asiago». En fait une trentaine de clichés répétés à
diverses tailles, marqués du timbre en relief du photographe Muraro et encadrés.
L’église d’avant-guerre, mais surtout le village reconstruit,
les mouvements sportifs de jeunesse, des skieurs beaucoup, où
des planeurs du « campo de aviation » frappés sur le fuselage
d’un fascio stylisé… La construction de l’ossuaire monumental
dédié aux morts de la première guerre, et son inauguration, peu
avant la deuxième, par Mussolini lui-même. Alors, des clichés de
Mussolini avec des officiers, Mussolini à Gallio (le village
voisin), Mussolini avec des notables… De diverses tailles. Avec
leurs cadres en bois sombre et « piqué » pour faire rustique, ou
ancien.
Le jeune commerçant est affable et sympathique, comme peut
l’être en été un commerçant qui vit, au ralenti, du chiffre
d’affaire réalisé pendant l’hiver. Porté sur l’histoire du siècle dernier si l’on se rapporte au rayon des livres qui font la
part belle aux deux guerres mondiales européennes. «Mein Kampf»,
bien sur, dont la pile, emballage ouvert au sol, témoigne du
succès de cette «édition critique». Mais aussi toutes les grandes batailles, Monte Cassino, Verdun, Stalingrad ou Berlin,
l’opération commando du major Skorzeny qui permis l’évasion du
Duce, le récit des dix ans de guerre vécues par l’Italie, sans
oublier les multiples ouvrages consacrés à Mussolini lui-même.
Relevé une «histoire illustrée du nazisme», diablement bien
faite. Acheté la réédition du livre de Giorgio Bocca, incisif
journaliste de «la Repubblica», et ancien commandant de partisans : «La Repubblica de Mussolini» (Il n’est pas nécessaire de
rappeler la guerre civile qui partageait alors l’Italie entre
les troupes ralliées à la «République de Salo» aux ordres de
Mussolini et aux cotés des allemands, contre les partisans antifascistes et les troupes ralliées à la monarchie de Savoie,
celle-ci opportunément et tardivement vouée à la cause des alliés, et des américains en particulier. Situation évoquée par
Curzio Malaparte dans «La peau»).
Acheté plusieurs livres de Mario Rigoni Stern dont «Il sergente nella neve», le livre de son expérience de soldat italien
dans la guerre nazie contre l’Union Soviétique, après l’échec
devant Stalingrad et Moscou, et la débâcle qui a suivi. Livre
(dont Elio Vittorini avait reçu et publié le manuscrit) qui a
fait de lui l’auteur célèbre qu’il est devenu. Feuilleté «Audelà du bien et du mal» en me demandant si j’aurai trouvé un livre de Nietzsche dans une station française de ski. Même au
printemps. Un livre de Freud aussi.
Acheté finalement une de ces «vieilles photos d’Asiago».
Groupe de ces jeunes skieurs au garde à vous pour une messe en
plein air. L’autel taillé dans la neige au premier plan, avec le
prêtre. Derrière eux l’inscription «Sciatori del Duce. A noì !»,
cri de ralliement des organisations fascistes ces années-là.
J’ai préféré un format carte postale plutôt que le 50 x 70 cm,
encombrant.
On peut acheter aussi toutes sortes de drapeaux que je
n’identifie pas, sauf celui des USA, dont d’ailleurs un exemplaire
décore
curieusement
le
magasin,
puisqu’il
couvre
l’enceinte acoustique qui diffuse un programme radiophonique !
Comme je le fais observer à Elisa (j’ai l’habitude de dire qu’il
suffit de lire les signes, qu’il n’est guère à inventer !), elle
s’irrite un peu, répondant que je
moi qui prétends les vomir ! Elle
quelque chose d’un peu subtile
qu’une image, un idéogramme. Je la
ne remarque que des symboles,
sort avant que je puisse dire
sur ce qui n’était pour moi
rejoins sur la place.
«Ses bâtisseurs ont fait un effort important pour que la façade de l’église n’en soit pas une, mais un décor de théâtre,
même les pierres semblent peintes» me dis-je encore, mais le
garde pour moi et la classe dans l’architecture mégalo-romaine.
Sa troisième maison Rigoni ne l’a pas habité, enfermé dans un
camp allemand, comme des milliers de ses compatriotes pris dans
la nasse des renversements d’alliance, et jugés peu fiables aux
yeux nazis. Il l’a imaginée et dessiné dans ses détails. Elle
lui a permis de survivre. C’est pourtant la seule «fiction»
qu’il ait écrit à ma connaissance.
Non, ce n'est pas exact, c'est la seule fiction qui sauve la
vie.
Sa quatrième maison, qu’il habite désormais défile sept cent
mètres sous les ailes de ce petit planeur tchèque où nous avons
pris place. J’essaie une photo. Les sapins des Préalpes semblent
lécher le toit qui n’apparaît que très partiellement. Toute
l’œuvre littéraire de Rigoni tient sur ce plateau perdu de montagne. L’échappée militaire étant l’horizon du rêve offert à sa
génération. Les voyages d’exil étaient un cadeau de la misère.
Le planeur "plafonne", mon «maçon» avait raison, «ça ne tient
pas», nulle chance de voir la mer Adriatique aujourd’hui au loin !
Sans parler des voiles de brume qui bouchent les nôtres
d’horizons, tribut à la canicule.
Le journal annonce la sécheresse dans la plaine du Pò.
Si les «Racconti» de Rigoni Stern ne sont pas «des nouvelles», c’est qu’ils s’arrêtent toujours, très exactement à
l’endroit où une fiction risquerait d’advenir… (voir la note de
dernière page)
Comme si déjà le réel n’était saturé d’imaginaire.
Comme si le seul récit de ce qui est, n’était déjà un trop
plein d’émotion.
Comme si nommer l’espace et le temps était la chose la plus
précieuse.
Comme si rien n’était plus vital que dire précisément les
choses.
Comme si c’était là, la véritable respiration humaine.
Comme si le futur même y était contenu.
Pour un récit, il suffit parfois d’un mot. Celui qu’il ose
prononcer devant un officier du «Lager 344» chargé de trier les
prisonniers entre forts et faibles : L’autre avise sa blessure.
C’est assez pour qu’il finisse sa vie au camp de travail. Il
prononce le mot «Russland». Hésitation de l’allemand qui laisse
tomber la sentence : «1». Le groupe de ceux qui continueront le
voyage.
Rigoni transmet l’expérience du monde. Celle des survivants.
Le hasard des spirales du planeur est celui-là : les maisons
d’Olmi et Rigoni (celles-là sans doute !?), dont je vois aux fenêtres le drapeau «PACE» et alternativement, l’ossuaire immense
dédié aux morts de 14-18, en forme d’arc de triomphe, qui domine
«l’Altipiano»… Les maisons, le monument… etc.…
Et le variomètre qui chante sa mauvaise chanson. Inéluctablement nous descendons. Elisa va me trouver lourd encore*2 !…
J’étais venu pour voler et voir au loin la mer.
2
* Avant de revenir à Bologne, conciliante peut-être, elle m’a offert le coffret édité par « biblioteca dell’imagine »,
composé d’une vidéo et d’un livre consacrés tous les deux à Rigoni Stern. Une réalisation de Marco Paolini et Carlo
Mazzacurati, l’un metteur en scène de théâtre, l’autre de cinéma. Un coffret déniché au « wunderbar souvenirs di
Carli Carlo », sur la "piazza degli eroe" au pied de l’ossuaire.
Note :
J'ai écris "fiction"... C'est un mot que je crois assez
"large" pour notre langue commune avec Elisa. Elle se fronce
d'incompréhension pourtant. Je crois de préciser...
Dans "Amore di confine", Rigoni dit sa rencontre avec
une jeune femme, qui souhaite traduire son livre pour un
éditeur américain. Bien que diplômée d'une université, elle
vit avec son compagnon dans la montagne de rudes travaux des
bois. Comme Rigoni, elle écrit... Il conserve sur son bureau
quelques pages qu'elle lui a laissé, dont il nous livre
quelques extraits... A ce moment du récit, les premières
phrases font inquiétude : Ce qu'elle observe du monde qui
l'environne sont des images. Pour elle, tout "fait image"...
Pour elle, le mot "comme" est "le plus beau de la langue"
(c'était l'invite d'André Breton : "comme" introduit le "signe
ascendant",
la
métaphore)...
Rigoni
Stern
dit
son
admiration... Et dans le même temps transmet sa propre peur...
Les visions, les images, fragilisent en quelque sorte... Cette
femme est en danger de mort…
De fait, un accident de voiture mettra rapidement fin à
ses jours... Rigoni, dans le texte, s'interroge sur les causes
de l'accident... "Hallucinations ? Malaise ?" demande-t-il...
Pour lui c'est du même ordre évidemment... Une altération de
la perception du "réel" qui conduit à la mort.
Au camp, il vit même une histoire tellement proche du
rêve qu’il ne la raconte pas à ses compagnons… A cet instant
rêver est mortel…
Elisa, pour le coup, se fâche vraiment : "Tu forçature
le texte à tes propres conceptions ! tu lui fais dire ce qu'il
ne dit pas..." Elle est furieuse... Pourtant ça me paraît
assez simple et évident tout ça...
Je lui fais part de mon souci pour le risotto qu'elle
tourne avec véhémence, sans plus d'inquiétude pour la "juste"
cadence ("juste" c'est son mot : "juste image", "juste
cadence", "l'endroit juste", etc. Pour autant, elle ne le
cherche pas cet endroit "juste", plutôt elle le constate... Le
contraire "ferait de la fatigue", dit-elle. Elle prononce
presque "vadigua", amollissant les consonnes)... Elle m’avait
affirmé que seule, la "juste cadence" transforme en crème
l'amidon... Elle me tend la spatule de bois. Je tourne.
(Robert Bresson a écris curieusement : "je suis
passionné pour la justesse")
J'essaye encore d'arranger les choses, je précise que
"fiction" n'est pas le "mot juste" évidemment... "qu'il y a
plusieurs niveaux de fiction possible" (ah les pauvres mots
qui doivent parler le cinéma !)... J'essaye autrement : "Le
réalisme de Rigoni est pointilleux. Rien dans son texte
n'échappe à l'expérience vécue qu'il transmet, comme autrefois
on se réunissait dans la chaleur de l'étable pour transmettre
l'expérience du monde ("Pour la suite du monde" disait Pierre
Perrault)... Pour transmettre la survie de l'espèce.
Rigoni n'écrit pas "C'est le printemps"...
Il décrit la forêt, les animaux, les hommes à cet
instant particulier... Notre expérience peut nous permettre
d'estimer que c'est le printemps... Ou tout autre nom que dans
l’hémisphère sud on donne à ce phénomène.
Rigoni n'écrit pas "C'est le fascisme"...
S'il décrit des fascistes, par exemple vêtus de
l'uniforme des Jeunesses Fascistes, ce sont aussi ces deux
jeunes qui descendent chercher dans la plaine, chaque semaine,
la propagande antifasciste que les émigrés adressaient de
France...
Et il décrit le village, et les hommes, et chacun
pourra en appréhender le phénomène. Même s'il ignore le fascisme sous ses latitudes...
Rigoni raconte les apparences du monde. Ou plutôt.. Il
faudrait entendre le titre d’un de ses livres : « Les sentiers
sous la neige »… Les apparences, un temps recouvertes, du
monde… Les formes sous les apparences, que connaissent les
arpenteurs de monde. Ceux qui vivent aux confins du temps.
(Robert Bresson, encore lui : "traduire le vent
invisible par l'eau qu'il sculpte en passant")