Mario Rigoni Stern

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Mario Rigoni Stern
N° 11 / septembre 2001
sur les sentiers de
Mario Rigoni Stern
En 1943, Mario Rigoni Stern, chasseur alpin de la Division Vestone, fuit l’encerclement des troupes italiennes
par les Russes. Il sera l’un des rares Italiens à rentrer chez lui. Cette expérience douloureuse constituera la matière
de son premier ouvrage Le Sergent dans la neige. Et si le spectre de la guerre est omniprésent dans son œuvre,
Rigoni Stern n’est pourtant pas un « écrivain du feu » comme on a pu le dire de certains auteurs issus
de la première guerre mondiale. Il s’attache plutôt à décrire les rapports unissant les hommes entre eux
ou à leur milieu. Découvrir ses écrits, c’est aller à la rencontre des habitants du haut-plateau de l’Asiago,
les accompagner à la chasse, dans les bois, vivre leur quotidien.
Au fil des pages de ce dossier se dessinera la silhouette de Mario Rigoni Stern et,
avec un peu de chance, vous entendrez sa voix…
Une courte biographie
Mario Rigoni Stern est né sur le Plateau d’Asagio en 1921, le jour de la Toussaint. Tönle
aurait pu être son grand-père ou son arrièregrand-père. Mais l’histoire de ce personnage ne
vient pas directement de la mémoire familiale.
Dans les années soixante, Rigoni Stern a
recueilli des éléments de cette vie à travers les
témoignages d’un ami qui l’aidait à construire
sa maison, d’un maçon invalide, d’un berger.
Cette histoire va le hanter assez longuement.
Ce ne devait être, initialement, qu’une nouvelle
racontant un épisode de la vie sur le Plateau,
comme Rigoni Stern en a écrit un cer tain
nombre, mais un travail de création dif ficile
(signe sans doute que l’écrivain retrouvait en
lui quelque chose de profond) devait aboutir au
petit livre publié en 1978.
En 1953, dans la célèbre collection des « Gettoni », qu’il dirigeait pour Einaudi, Vittorini avait
publié Il sergente della neve de Rigoni Stern,
un récit autobiographique racontant la retraite
Claude Ambroise
d’un groupe d’Italiens sur le front russe. Le
livre est devenu un classique. Pour les jeunes
italiens qui le lisent à l’école (600 000 exemplaires), Rigoni Stern est l’auteur de ce livre.
En 1938, Rigoni Stern s’était engagé. Il a fait
la guerre en Franc, en Grèce, en Albanie, en
Russie, il a été fait prisonnier par les allemands après que l’Italie ait déposé les armes
(8 septembre 1943), puis transféré en Prusse
orientale. Déplacé d’un camp à l’autre (les
Russes avançaient), il finit par s’évader en
Autriche et arrive chez lui, à pied, juste le soir
du 5 mai 1945.
Revenu sur le Plateau, il n’en a plus bougé.
Jusqu’en 1969, il a été employé au cadastre.
Rigoni Stern un homme sur la terre de Tönle,
au croisement de trois expériences : la guerre,
cette terre et ses gens, l’écriture. Les toponymes d’origine germanique (traces de ce
cimbre aujourd’hui perdu) et italiens quadrillent
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Rigoni Stern a travaillé comme employé au cadastre a Asiago.
Quelques nouvelles portent la trace de cette vie de simple bureaucrate, rattachant
ainsi à cette activité quotidienne cet autre cadastrage qu’a été l’élaboration d’une
œuvre où, pour notre plaisir et notre instruction sont cartographiés, la marche des soldats, l’itinéraire de l’émigrant ou du colporteur, l’errance du berger, le cheminement
des bêtes dans les bois…
l’Histoire. Ancienne langue, ancienne frontière :
le sens de la per te parcour t tout le livre. En
même temps, dans les cadences de l’italien
« limpide » de Rigoni Stern où Zanzotto, le
poète, repère la trace d’un parler disparu, dans
l’identification des points de vue entre l’auteur
et son personnage, se lit le geste de l’écrivain
en train de récupérer, de restaurer, en fait
d’instaurer ce qui semblait définitivement
perdu, ce qui n’avait jamais vraiment existé
avant d’être écrit. Et si, d’un côté, le livre est
hanté par la mort (chaque chapitre, sauf le premier, est scandé par une mort significative), de
l’autre, il a une dimension de résurrection :
l’espace de quelques lignes, apparaissent des
hommes, certains connus personnellement de
l’auteur, qui ont eu quelque rappor t, même
fugitif, avec le Plateau – Lussu, par exemple,
l’homme politique sarde qui dans Un anno
sull’altipiano a raconté son expérience sur le
Plateau pendant la Première Guerre mondiale ;
Fritz Lang, un instant… Musil aussi s’est
trouvé sur le Plateau et Rigoni Stern se pardonne mal de l’avoir oublié.
Situé à une cinquantaine de kilomètres de
Vicence, à cent vingt de Venise, à la limite de la
Vénétie et de la province de Trente, l’Altipiano
dei Sette Comuni, dont Asiago (plus de sept
mille habitants) est le centre, a une altitude qui
oscille entre sept cent cinquante et onze cent
mètres. On y fait un fromage réputé. Un gigantesque monument au mor ts de le Première
Guerre mondiale et les résidences secondaires
ne sont pas venus à bout de sa beauté. On
peut y faire du ski de fond.
Rigoni Stern habite dans un hameau qui s’appelle Rigoni di Sotto. Devant la maison, il y a
des ruches. A l’intérieur, sur les murs, de
vieilles estampes des Remondini. On peut voir
les deux images décrites au premier chapitre
de l’Histoire de Tönle (l’attaque du traîneau par
les loups et la chasse à l’ours), que le colpor-
teur a rappor tées de ses pérégrinations.
Enfant, Rigoni Stern les avait regardées dans
un café du village et il les a décrites, de
mémoire, dans son livre. Mais on a lu celui-ci
sur le plateau et, un jour, quelqu’un qui possédait ses deux images dans son grenier les lui a
fait por ter. Devant cer tains détails, Rigoni
Stern s’est aperçu que sa mémoire avait été
infidèle.
Extrait de la préface de
Histoire de Tönle,
éditions Verdier, 1988.
Claude Ambroise
a traduit plusieurs
livres de Mario Rigoni Stern
dont Histoire de Tönle.
L’entomologue de l’Asiago
Dans l’une des nouvelles de Sentiers sous la neige,
Mario Rigoni Stern évoque une promenade à ski avec
Primo Levi. Les amis de longue date se retrouvent au
petit matin, commencent par échanger des propos
ordinaires, sur la température, l’état de la neige et le
fart qu’ils ont choisi, puis, après de longs moments de
silence pendant lesquels ils jouissent du bois figé dans
sa blancheur, ils abordent des sujets plus graves. Et le
lecteur découvre bientôt que l’un des deux promeneurs
n’est « pas présent physiquement », puisque l’auteur de
Si c’est un homme est mort en 1947, bien avant cette
randonnée à demi imaginaire. Rien de funèbre ou de
fantastique là-dedans, Stern est bien trop concret pour
communiquer avec l’au-delà, mais il affectionne les
évocations qui doublent le présent de toute la richesse
de son passé et le renvoient d’un lieu à l’autre. Dans le
cas présent, si les deux écrivains ont en commun de
longues randonnées en montagne, un même amour
pour l’humanité et de douloureux souvenirs de guerre,
d’autres points les différencient, et c’est Stern luimême qui les met en évidence. Imaginant le passage
d’un chevreuil à l’époque où ils souffraient l’un et
l’autre de la faim, M. Rigoni Stern analyse leurs réactions respectives : « Tu étais trop raffiné, trop instruit,
tu regardais, tu observais et tu comprenais vite ; tu
cherchais à nourrir ton esprit plus que ton corps. Dans
l’art de se débrouiller pour survivre j’étais plus fort que
toi. Regarde là-bas, ce sont des traces de chevreuil.
C’est ça, toi à cette époque-là tu te serais réjoui de voir
Monique Baccelli
un bel animal libre dans sa forêt ; alors que moi j’aurais
tout fait pour le capturer ». Primo Levi est un citadin,
un scientifique et un intellectuel, Rigoni Stern est un
montagnard, un homme pratique, un autodidacte
dont le vaste savoir relève de nombreuses lectures, bien
sûr, mais avant tout de l’expérience.
Ces caractéristiques qui donnent à notre auteur un
profil bien particulier, peut-être même unique, viennent au départ du contexte social dans lequel il
grandit. Né en 1921 à Asiago, petit village de l’Altipiano de Haute Vénétie, il découvre la vie dans une
singulière communauté. Celle des « Sept
communes », peut-être issues d’une lointaine civilisation cimbre, mais en tout cas respectueuses de
coutumes ancestrales, comme figées dans le temps.
Bois et prés sont attribués en toute égalité à chaque
famille établie sur le Haut Plateau, la terre appartient à celui qui la travaille, jadis la vie civile était
régie par un Conseil des Sages. Cette forte
empreinte d’esprit communautaire explique sans
doute que, dans ses récits du temps de guerre
comme du temps de paix, Rigoni Stern s’attache
moins à l’étude d’un personnage isolé, à l’analyse
psychologique proprement dite, qu’à celle de l’individu situé dans son microcosme social.
La vie rurale, rude et saine, fondée sur des valeurs
morales traditionnelles et sur l’entraide constitue le
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substrat des romans tels que Les Saisons de Giacomo
ou L’Histoire de Tönle et d’une grande partie des
nouvelles, publiés après 1962, soit dix-sept ans après
la fin de la seconde guerre. Comme si Stern ne s’octroyait le droit de parler de ces mœurs pacifiques
qu’après avoir rendu compte, et tiré des leçons, des
combats auxquels il a participé. La veine rurale
constitue un véritable document ethnographique :
la vie du bûcheron, du charbonnier, du fromager, la
transhumance, l’isolement dans les alpages, le comportement des animaux, domestiques et sauvages, la
colonie industrielle des abeilles, les innombrables
variétés d’arbres, ne représentent qu’une petite partie des sujets traités. Mais si Rigoni Stern manifeste
un intérêt particulier pour les « petits métiers » et les
pratiques paysannes, il ne néglige pas pour autant
l’étude des dialectes, des chansons, des proverbes et
des fêtes traditionnelles. Cette prospection exhaustive donne une image en relief d’un groupe humain
très précisément situé dans l’espace, sinon dans le
temps. Comme le résume très justement Sgorlon,
lui aussi très attaché au terroir, « Rigoni Stern est le
poète, le chroniqueur, l’anthropologue, le zoologue,
l’éthologue, l’entomologue et le botaniste de cette
civilisation alpine ».
Une part très importante des nouvelles « du temps
de paix » repose sur la passion de Stern pour la
Tönle l’inventeur
Le fait que Mario Rigoni existe a quelque chose de miraculeux. Dans un premier lieu, parce que le fait qu’il ait survécu tient du miracle : cet homme
si hostile à toute forme de violence a été contraint par le destin à faire toutes les guerres de son époque, et il est sorti indemne et incorrompu des fronts
français, albanais et russes, et des camps nazis. Mais ce qui est tout aussi miraculeux, c’est que Rigoni ait réussi à rester authentique
et digne en cette époque d’urbanisation suicidaire et de confusion des valeurs.
Il est rare de trouver un tel accord entre l’homme qui vit et l’homme qui écrit ; il est rare de trouver des pages aussi denses.
Tönle est un stoïcien et un obstiné. Berger, mineur, marchand d’estampes, contrebandier, socialiste à sa manière, c’est un globe-trotter polyglotte,
non par choix mais par un étrange décret du destin : s’il avait pu choisir, il serait resté chez lui avec son cerisier surplombant le toit de sa maison,
« abri fragile » à l’instar de celui des femmes de Cantorbéry. Tönle, « défenseur acharné d’une civilisation rustique » tient de la pierre
et de la racine, et sa racine est là, dans le splendide haut plateau d’Asiago déchiré par tous les conflits.
Primo Levi
A la recherche des racines :
anthologie personnelle,
traduit de l’italien par Marilène Raiola,
éditions Mille et une nuits, 1999.
chasse. Une pratique qui pourrait paraître en contradiction avec le pacifisme et le vitalisme qui sont à la
base de sa pensée, mais ce serait oublier toute la poésie et tous les symboles que rassemble cet exercice
ancestral et viril. Comme pour le skieur, ou le guerrier, c’est souvent une façon d’aller à la limite de ses
forces ; c’est en outre l’occasion de connaître les
mœurs du gibier et de percevoir avec plus d’acuité le
milieu naturel. Enfin la chasse peut rapprocher les
hommes, même en temps de guerre : dans le camp
d’Innsbruck, Stern et trois de ses camarades, nourris
de pain noir et de raves, sont invités par les chasseurs
« des villages du fond de la vallée » à participer à la
traditionnelle battue au cerf de la Saint Hubert. Il
n’y a plus assez d’hommes valides dans la région
pour accomplir le rite. L’offre est surprenante, mais
la permission est accordée ; aucun des prisonniers ne
profite de l’occasion pour tenter de s’enfuir, une
secrète entente s’installe entre les « ennemis », et les
Nemrod autrichiens feront don du cerf tout entier
(200 kg) à la pauvre cantine du camp. Il suffit de
peu pour se sentir frères. Et c’est presque toujours de
cette façon, en donnant des exemples concrets plutôt
qu’en édictant des principes moraux, que Stern livre
son message humanitaire.
De la famille élargie, puisque trois générations se partagent la maison, et du Zio (l’oncle) Barba en particulier, Stern recueille toute la tradition orale qui alimentera, par exemple, la très belle Histoire de Tönle,
véritable saga familiale retraçant la vie de ses ancêtres,
pauvres et laborieux soumis aux problèmes de frontières, puis gravement touchés par la Grande guerre et
l’émigration. Faute de travail, le paysan de l’Altipiano
doit s’exiler, souvent très loin et pour très longtemps,
comme en témoignent des nouvelles comme « Vieille
Monique Baccelli a traduit
Arbres en Liberté, Le Livre
des animaux, Sentiers sous la
neige et Hommes, bois,
abeilles publiés aux éditions
de la Fosse aux Ours.
Amérique » ou « Les dernières vacances d’un
émigré ». L’énumération des contraintes, souvent
douloureuses, qui pèsent sur ces vies ne doit en aucun
cas donner l’idée que l’œuvre de Stern est misérabiliste ou triste. Le bonheur des êtres simples dont il
retrace l’histoire naît de la chaleur protectrice de la
famille, de la fraternité qui règne entre les villageois,
et d’un étroit contact avec la nature. Les enfants participent très tôt aux durs travaux des champs et des
bois, mais ils jouissent de la neige, du passage des
hirondelles et des premières cartouches tirées en compagnie des « grands ».
Pour savoir ce qu’est la guerre le petit Mario aurait
pu, à la limite, se passer des témoignages oraux, car
Asiago n’a pas reconstruit toutes les maisons brûlées,
ses arbres sont blessés et la terre qui l’entoure dissimule obus non explosés, armes rouillées, débris de
pauvres mobiliers et squelettes de soldats de toutes
nationalités. Et s’il s’engage, en 1938 dans les Alpins
d’Aoste, ce n’est certes pas par goût du combat, mais
par amour de la montagne, et surtout par nécessité.
Sa famille, vivant petitement d’échanges entre les
produits de la plaine et ceux de la montagne, a plu-
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sieurs enfants, et les « anciens », à sa charge et ne peut
donc assumer le coût de longues études. Et c’est, une
fois encore, par obligation et non par conviction, que
le jeune Alpin entre dans la guerre.
Ses campagnes s’étalent sur cinq années et le mènent
sur tous les fronts. Chaque période fera l’objet d’un
livre En Guerre rend compte des campagnes de
France et d’Albanie (1940), Le Sergent dans la neige
de celle de Russie (1942) et de nombreuses nouvelles
décrivent la vie dans les camps de prisonniers allemands (1943-1945), puis le long et éprouvant retour
à pieds après l’évasion. Tous ces récits sont reliés par
une attitude mentale très particulière vis-à-vis de la
guerre. Rigoni Stern n’étudie jamais la tactique militaire, ne décrit jamais les affrontements, il n’est ni
Tolstoï, ni Stendhal. Soldat par obéissance et patriotisme, il condamne la guerre et ne parviendra jamais
à haïr l’ennemi. En 1943 pendant la terrible bataille
de Nikolaëiwska, Stern entre par erreur dans une
isba où un groupe de soldats russes est attablé, en
train de manger. D’abord effrayé, il dit sans grand
espoir qu’il a faim. Une femme lui tend alors une
assiette de soupe : « Le temps n’existe plus. Les sol-
dats russes me regardent. Les femmes me regardent.
Les enfants me regardent. Personne ne souffle mot.
On n’entend que le bruit de ma cuillère dans l’assiette. Et de chacune de mes bouchées. Quand j’ai
fini je dis « Spaziba » 1. Et la femme prend de mes
mains l’assiette vide – « Pasausta » 2 - me répond-elle
simplement. Les soldats russes me regardent sortir
sans qu’aucun d’eux n’ait bougé… Ça s’est passé
comme ça. Maintenant je ne trouve pas ça étonnant
du tout, à bien y penser, mais naturel, de ce naturel
qui avait dû exister jadis entre les hommes. » 3 Ce
sont les anecdotes de ce genre que Rigoni Stern privilégie pour militer en faveur de la paix.
Après avoir retrouvé Asiago, l’Alpin démobilisé
épouse Anna, une amie d’enfance dont il aura trois
fils. Un emploi sans éclat au Cadastre lui laisse le loisir de parcourir ses chères montagnes, d’observer la
vie rurale, de soigner son potager et ses abeilles, de
chasser et surtout d’écrire.
En 1953, Vittorini découvre, sans se tromper, un
chef-d’œuvre dans le manuscrit de Le Sergent dans la
neige, et en favorise la publication. Le livre obtient
un très grand succès, mais la critique s’interroge.
Stern est-il un écrivain, ou la beauté de son livre
tient-elle à une coïncidence exceptionnelle entre un
individu et des événements à un moment donné ? La
suite prouvera que Stern est un authentique écrivain,
mais lui-même refuse de se considérer comme tel et
ne reviendra jamais sur sa décision de ne pas se mêler
aux milieux littéraires. Il se définit volontiers comme
un témoin, ou comme un conteur, sur les traces du
Zio Barba qui racontait si bien sa propre histoire,
celle de ses ancêtres et de ses amis villageois. Comme
lui, il s’exprime avec simplicité, sans maniérisme ni
pédanterie et les seules coquetteries de son style se
limitent à l’usage, modéré, du dialecte. Avec naturel
et modestie, Stern écrit son Guerre et paix, mais en
semant ses pages d’avertissements discrets :
attention ! l’homme civilisé rompt l’équilibre de la
nature, les hommes civilisés continuent de s’entretuer. Et c’est dans ces messages de bon sens que les
deux skieurs matinaux, Primo Levi l’intellectuel et
Mario Rigoni Stern le pragmatique, se rejoignent
réellement.
1. Merci
2. Je vous en prie.
3. Le Sergent dans la
neige, Denoël, Paris
1954, trad.fr. Noël Calef.
La voix de Monsieur Mario
Nous avions pris rendez-vous avec l’écrivain un lundi matin du mois de juillet dernier. Faute de ne pouvoir nous déplacer jusque chez lui, nous avions convenu de
discuter par téléphone. La voix émue, nous saluons l’écrivain qui nous demande de patienter le temps qu’il s’installe dans son bureau. Après plusieurs questions, Mario
Rigoni Stern se montre à l’aise, le vouvoiement dérape, les commentaires sur l’Italie et Berlusconi – qu’il nous demande de ne pas reproduire ici – glissent dans la
conversation et au final, il nous confie même sa recette de la polenta – qu’il nous permet de partager… Une heure d’entretien qui s’achève sur une requête, celle de
saluer chaleureusement ses lecteurs français. Chose promise, chose due… Maintenant, c’est Mario qui vous parle…
Pour commencer l’entretien, est-ce que vous pouvez nous
parler de votre parcours littéraire, comment vous est venu
le goût de la lecture, de l’écriture ?
J’ai commencé à lire très tôt, mais pas des livres scolaires. A 7 ou 8 ans, j’avais mes propres livres ce qui
était assez rare dans une région montagnarde à cette
époque. Et quand j’étais petit, l’Epiphanie m’apportait
toujours un livre. Le premier que j’ai lu, c’était ma
grand-mère qui me l’avait offert, votre célèbre Les
contes de la mère l’Oie de Perrault. Et puis, à partir de
12 ans, j’ai connu les romans d’aventures de Jules
Verne et par la suite, ceux de Conrad, de Stevenson. A
l’adolescence, les grands écrivains russes comme Tolstoï
et Tchekhov ont été une grande découverte mais j’ai
été avant tout fasciné par leurs nouvelles. Je ne lisais
pas encore les grands romans. Par ailleurs, j’ai été à
l’école jusque 14 ans seulement parce que dans ma
région, on ne pouvait pas faire des études au-delà de
cet âge. Ensuite, quand j’ai eu 17 ans, je me suis
engagé comme volontaire dans les chasseurs alpins et
j’avais emporté avec moi une grammaire latine et la
Divine Comédie de Dante. Il faut dire que je me suis
toujours passionné pour les grands poètes italiens, ceux
de la Renaissance comme l’Arioste ou Le Tasse. Et
même pendant la guerre, dans mon sac, j’avais toujours quelques livres et, je le répète, tout particulièrement la Divine Comédie que je relisais sans cesse. Par
exemple, pendant nos moments de repos, sous la tente,
je lisais certains chants à mes compagnons quand nous
étions au front et c’est d’ailleurs là que je commençai à
écrire des choses pour moi. Je prenais des notes sur ce
qu’il m’arrivait mais on ne pouvait pas appeler ça un
journal. Je faisais l’inventaire de mes lectures, de mes
promenades en montagne, de mes ballades à ski ou
encore, quand je rencontrais une fille. Le premier texte
qui prit la forme d’un récit, je l’écrivis après une campagne contre la France, en juin 1940. Ce texte devint
ensuite le premier chapitre du livre En guerre qui est
sorti l’année dernière en France. Par la suite, j’ai été fait
prisonnier dans un camp en Allemagne où je suis resté
20 mois. Là, je découvris la littérature étrangère que le
fascisme nous avait interdit : la littérature américaine
avec Dos Passos, Hemingway, etc., les grands poètes
russes comme Blok, Pasternak et puis les français,
Gide, Sartre, Camus.
Après la guerre, j’ai écrit mon premier roman : Le Sergent dans la neige qui raconte mes souvenirs de la campagne de Russie. L’écrivain Elio Vittorini le lut et décida
de le publier en 1953. La première version de ce livre, je
l’avais écrite quand j’étais prisonnier en Allemagne, un
an après les faits que je raconte. Le livre eut tout de suite
du succès et fut traduit en France chez Denoël. Et des
lecteurs français vinrent me trouver ici en 1954. 50 ans
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sont déjà passés, Mamma mia ! Je me souviens de ces
jeunes étudiants que j’ai reçu dans ma maison, ils
avaient lu mon livre et partaient pour l’Algérie.
Ainsi, je me suis toujours intéressé à la littérature même
si je vivais dans une région qui était en dehors des manifestations culturelles, en dehors des rencontres comme il
y en a à Rome, à Milan, à Paris.
Neuf ans seulement après le succès du Sergent dans la
neige, j’ai publié mon second livre La Chasse aux coqs de
bruyère. Pendant ce temps, je travaillais au bureau du
cadastre où j’étais un employé appliqué. Cela dit, je
continuais d’écrire des récits que je publiais dans des
revues littéraires. Puis un jour, Italo Calvino me proposa
d’écrire un texte pour le premier numéro de Il Menabò,
une revue qu’il dirigeait avec Vittorini et publiée par
Einaudi. Calvino qui avait lu quelques autres de mes
nouvelles me conseilla de les rassembler et d’en faire un
livre. Voici comment est né La Chasse aux coqs de
bruyère.
Plus tard, j’ai eu des problèmes cardiaques et j’ai été
contraint de prendre ma retraite. Du coup, je me suis
mis à écrire davantage et de fil en aiguille, une dizaine de
livres sont sortis et ont souvent été bien accueillis. J’ai
reçu de nombreux prix. J’ai commencé à être traduit en
Amérique, au Japon, en Russie, en Allemagne, au Portugal, etc.
Aujourd’hui, j’ai 80 ans et je suis toujours capable d’aller
en montagne, de faire des belles promenades.
Votre région, le plateau d’Asiago, est au cœur de vos
livres. Est-ce qu’on peut dire que vous avez essayé d’en
écrire la chronique tout au long du XXe siècle ?
Vous savez, je ne peux écrire que sur ce que je
connais : ma terre, les gens de mon pays, les choses
qui me sont arrivées à la guerre, que j’ai vues ou que
j’ai entendues raconter. Comme le dit Walter Benjamin : « Je suis un narrateur. Je ne suis pas un
romancier. ». Je parle de choses communes à tous les
hommes. Par exemple, quand est paru Histoire de
Les frontières sont une idée des hommes. Pas de la
nature. Les frontières sont établies par des gouvernements, des traités. Et pourtant, si vous prenez des gens
qui vivent à la frontière d’une autre population, il y
aura toujours des rapports entre eux, des échanges.
Le Sergent dans la neige est votre premier roman publié en
Italie. Témoigner de votre expérience de guerre à ce moment
était une nécessité?
Oui, en un certain sens. Mais très souvent, on ne se
demande pas pourquoi? C’était peut-être une nécessité
intérieure. Témoigner les faits qui nous étaient arrivés
parce que beaucoup en Italie, comme en France
d’ailleurs, n’avaient pas connaissance des camps d’extermination, ne savaient pas ce qu’il s’était passé dans les
pays de l’est. Il n’y eut pas seulement l’extermination des
juifs en Allemagne et en Italie, il y eut aussi des millions
de prisonniers russes dont on parlait peu alors.
On a l’impression que vos récits de guerre en Russie sont
marginaux dans la production littéraire italienne parce que
vous semblez être le seul à évoquer l’expérience du soldat
italien en Russie.
Tönle – sans doute mon plus beau livre – des gens en
Amérique du Sud, dans le nord de l’Europe, en France
ou que sais-je encore, qui avaient lu mon livre m’écrivaient alors : « A nous aussi, il nous est arrivé ceci ! ».
Même si ce que je raconte est propre à ma région,
c’est quelque chose qui peut toucher tout le monde.
Vous semblez préoccupé par la notion de frontière qui est,
en fin de compte, presque un personnage récurrent dans
vos livres ? Quelles en sont les raisons ?
Non, je ne suis pas le seul. Il y en a beaucoup d’autres
qui ont écrit sur la campagne en Russie. Peut-être ne
sont-ils pas traduits en français ? Seulement, très souvent, ces livres ont été écrits par des gens qui n’ont pas
compris cette expérience, ce sont plutôt des exaltations
militaires, nationalistes. Il existait alors le mythe de l’anticommunisme. Et puis, vous savez, la guerre vue par un
général n’est pas celle vécue par un soldat ou un sergent.
Dans vos livres, vous avez poursuivi cette thématique du
récit de guerre. Vous pensiez n’avoir par tout dit dans Le
Sergent dans la neige?
Çà été un sentiment qui venait du plus profond de
soi. Si j’avais dû l’écrire aussitôt ou bien encore après
quelques années, peut-être que d’un point de vue formel, littéraire, il aurait été plus réussi, moins chargé
en émotions. A ce moment, c’était quelque chose qui
était encore dans mon cœur, dans mon sang. C’était
une véritable souffrance… Vous savez, il m’arrive toujours de lire des comptes rendus, des journaux qui
relatent les événements de ces années-là mais je pense
que ce qui est écrit dix, quinze ou vingt ans plus tard
ne peut plus être un journal. Ceux sont des souvenirs
et très souvent, comme le disait Primo Levi, ils sont
« changés, déformés » parce qu’on oublie certaines
choses ou parce qu’on les raconte comme on aurait
voulu qu’elles se soient passées, pas comme elles se
sont passées.
Quelle est votre définition du récit de guerre parce que
nous, lecteurs, nous avons du mal à vous rapprocher du
témoignage de guerre « traditionnel ». Est-ce que vous
êtes d’accord pour parler plutôt d’une idée littéraire du
récit de guerre ?
La littérature de guerre est un genre très difficile. Les
exemples des grands écrivains de guerre ne sont pas
nombreux. Le plus important était Tolstoï.
Dans Guerre et paix, il y a des pages extraordinaires.
Mais ces écrivains, à part Jules César, ne sont pas des
généraux. Ils racontent des histoires d’hommes, pas
celles des régiments, des armées.
La polenta du maître
A l’inverse du témoignage, vos narrateurs s’effacent
comme pour mieux rendre compte d’une expérience collective. Pourquoi ce choix ?
J’ai raconté ces histoires ainsi parce que je me rappelais
des amis qui ne sont pas revenus. Ils étaient des frères,
des amis d’enfance, des compagnons d’armes. Aujourd’hui, ils n’en restent presque plus. Maintenant, je me
souviens comment les choses se sont passées et je me
rends compte qu’ils ont été trahis par la patrie, ils ont
été trahis par ceux en qui ils avaient foi. Ensuite, il y
eut ceux qui ne pouvaient rien dire et ceux qui, une
fois revenus, n’auraient pas voulu écrire mais oublier
tout ça. Et ce n’était pas juste. Parce que il faut rendre
compte de ce que la fascisme a fait contre notre génération. Et c’est pire encore pour le nazisme.
Et comment les gens de votre région vous ont lu ?
A la fin de notre entretien avec Mario Rigoni Stern, grands gourmands que nous sommes, nous avons
demandé à l’écrivain quelle était sa recette de la fameuse polenta, ce pain du pauvre typique de sa région et
dont il parle si souvent dans ses livres. Amis polentophiles, à vos spatules ! Et on écoute le maître…
« La recette est très facile. Vous prenez de la farine de maïs – si possible, une farine non issue de l’agriculture intensive mais plutôt qualitative. Elle serait parfaite si elle avait été moulue par les pierres d’un vieux
moulin, de sorte que le germe dont on extrait l’huile ne soit pas cassé comme c’est parfois le cas de la
farine industrielle.
Donc, vous faites chauffer de l’eau dans une marmite en cuivre et quand elle commence à bouillir, vous jetez
une bonne poignée de sel marin. Ensuite, vous faites pleuvoir petit à petit la farine jaune pour éviter les grumeaux sans cesser de tourner lentement avec un fouet jusqu’à obtenir la bonne consistance.
Cela dit, il faut savoir s’il s’agit d’une farine vieille ou d’une farine jeune, c’est-à-dire de cette année ou
de l’année précédente, parce que dans ce cas, elle sèche plus vite et devient dure. Si par contre, la
farine est jeune, la polenta sera plus molle et il faudra la travailler davantage, jusqu’à la rendre plus
consistante.
Moi, je préfère une polenta tendre, qu’on puisse la couper avec un fil et non avec une cuillère. Vous la
présentez sur une planche en bois que vous mettez sur la table. Vous la coupez donc avec un fil et la
tranche doit rester entière. On peut manger la polenta avec du fromage de montagne de préférence
mais vous pouvez tout aussi bien en servir un autre, l’important est qu’il ait du goût. Enfin, ce que
j’adore avec la polenta, c’est le gibier. Une polenta, du gibier et un bon verre de vin, c’est le bonheur. »
Il y eut de curieuses réactions à la sortie du Sergent
dans la neige. Notamment de la part des professeurs.
Ils se demandaient comment ce type qui n’a pas appris
le latin, qui n’a pas fait de longues études, se permettait d’écrire un livre. Comme si la culture ou appelons
ça l’inspiration était réservée aux « lettrés »…
Il existe un rapport particulier entre vos personnages et le
paysage dans vos récits. Nous ne les voyons pas participer
à une épopée, ils semblent plutôt perdus dans une espèce
de No Man’s Land recouvert de neige.
En Russie, c’est comme ça. La steppe est recouverte de
neige, quelques villages sont disséminés dans ce désert
blanc et il y a les hommes. Nous et les russes. Nous
sommes armés, les russes sont armés mais il y a aussi
les paysans dispersés dans la steppe, des femmes, des
enfants, des vieillards. Un certaine humanité ressort
de tout ça.
Je crois que, dans mon travail, le lien avec le paysage est
intrinsèque. Quand j’écris une histoire comme, par
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exemple, Histoire de Tönle ou L’Année de la victoire, je
me promène sur les lieux que je veux décrire. Je vais à
pieds par les sentiers, les bois, la région parce que j’ai
besoin de voir. Je regarde aussi des vieilles photographies
pour me rendre compte de comment ils étaient. Et
alors, les personnages que j’ai connu, les paysages que
j’ai vus me rafraîchissent la mémoire. Il y a ainsi tout un
tas d’éléments qui entrent en ligne de compte : je me
souviens des odeurs comme celle du foin, de la fumée de
la cheminée ou l’odeur du tabac, des couleurs du soir,
d’une nuit étoilée ou d’un jour de brume et des bruits,
ceux d’un tracteur, d’un char ou encore d’un avion qui
vole dans le ciel.
Comme le narrateur de Lointains hivers, est-ce que vous
vous occupez d’une bibliothèque des récits de guerre? Êtesvous un grand lecteur de ce genre de littérature?
J’ai une bibliothèque plutôt discrète à la maison. Je
dois avoir quatre mille livres ce qui, pour un montagnard, est déjà pas mal. J’ai une dizaine de dictionnaires, j’ai pas mal de livres d’histoire et puis, quand
j’en ai besoin, j’ai recours à une bibliothèque qui se
trouve à trente km d’ici. Mais vous savez, à mon âge,
je prends conscience qu’il me faudrait davantage de
temps pour pouvoir lire tout ce dont j’ai envie.
Pouvez-vous nous parler de la neige qui est plus qu’un
simple personnage dans vos livres ? Elle apparaît jusque
dans vos titres.
Vous voyez, j’habite à mille mètres d’altitude et à une
époque, il neigeait davantage. Quatre ou cinq mois
par an, notre paysage était recouvert de blanc. La
neige faisait partie de notre vie. Elle marquait les saisons, le temps qui passe. Elle est synonyme de provisions pour l’hiver, de laine, de patates, de livres à lire
au coin du feu, de ski, de jeux avec les filles. Ensuite,
pendant la guerre, chez les chasseurs alpins, nous
étions entourés de neige, même l’été. Puis il y eut la
guerre dans les montagnes albanaises, la Russie, nous
en avons déjà parlé où j’ai vécu deux hivers. Un en
tant que chasseurs alpin, l’autre en tant que prisonnier. En fait, la neige m’a accompagné toute la vie…
Dans votre production littéraire apparaissent aussi des
textes singuliers comme ceux consacrés aux arbres, ou
encore aux animaux. Si leur veine est narrative, on
découvre aussi un écrivain botaniste qui retrace une
espèce de généalogie littéraire de la nature. Que pouvezvous nous dire sur cet aspect de votre travail ?
En fait, j’ai toujours été curieux depuis mon plus
jeune âge. D’abord par instinct. Je regardais comment
faisaient les grandes personnes quand nous étions dans
les bois. Ils m’apprenaient à identifier les différentes
baies, à reconnaître les bons fruits des mauvais, les
herbes. Je voyais comment les bûcherons choisissaient
les arbres, comment ils les abattaient. J’ai grandi ainsi
en pleine nature, j’étais attentifs aux vols des oiseaux,
je savais identifier les nids, la couleur des œufs. J’allais
avec les grands capturer certains oiseaux, j’aidais à
poser les pièges. Pendant la guerre, ces choses apprises
quand j’étais gamin m’ont été très utiles.
Par la suite, j’ai manifesté une certaine curiosité scientifique et littéraire envers les arbres qui existait déjà
chez Virgile. On a besoin d’être éduqué. De savoir.
Les gens disent en général « c’est un pin » alors qu’il
s’agit en fait d’un conifère. Parce qu’il existe toute une
variété de pins. J’ai alors cherché à étudier avec passion ces choses. Ce fut la même chose pour les
abeilles. Quand j’ai pris ma retraite, je suis devenu
apiculteur et j’en ai fait un livre Hommes, bois, abeilles.
Les lecteurs nous parlent souvent des émotions qu’ils ressentent en vous lisant. Êtes-vous conscient de cette capacité que vous avez de nous tirer une larme ?
Ce que j’essaye de faire, c’est communiquer avec mes
lecteurs. Je ne veux pas lancer de messages. Tout le
monde lance des messages aujourd’hui, le président
des Etats Unis, le Pape, les grands, les petits, ils ne
peuvent pas s’en empêcher. Nous devons faire comprendre aux gens les problèmes actuels, pas lancer des
messages. Il faut se faire une opinion soi-même mais
pour cela, faudrait déjà changer la manière qu’ont les
gens de s’informer.
Les femmes sont souvent discrètes dans vos livres. Est-ce
dû à l’environnement montagnard ou encore, à celui de
la guerre ?
Figurez-vous que j’ai plus de femmes qui m’écrivent
que d’hommes. Et puis, je dis souvent que qui parle
beaucoup de Dieu ne le connaît pas et qui parle beaucoup d’amour ne le connaît pas non plus.
Dans Histoire de Tönle, j’ai écrit de très belles pages
sur la femme. Une femme qui réapparaît même après
sa mort. Tönle est seul dans la maison et il croit la
voir en train de ranimer le feu et il lui parle. Vous ne
pensez pas que c’est une présence, ça ?
Pour finir, est-ce que vous vous intéressez à la littérature
italienne contemporaine et, peut-être, quels sont vos
pairs ?
Parmi les écrivains, j’ai connu de grandes amitiés.
Primo Levi, par exemple, était pour moi comme un
frère. Italo Calvino était un bon ami. Francesco Biamonti l’est toujours. Aujourd’hui, à 80 ans, je m’intéresse moins à ce qu’il se passe. Je relis plutôt les classiques. Ou encore des essais. Mais en Italie, vous
savez, on a surtout des grands poètes.
Entretien réalisé en juin 2001 par Philippe Fusaro et
Arnaud Velasquez.
Nouvelle inédite
Le Vin de la vie
Chaque élément de notre vie est lié à d’autres faits ou évènements qui, consciemment ou non, dans l’écoulement du temps, s’enchaînent et se rattachent à des personnes et à des lieux. Grâce aux récits que j’ai écrits reparaissent souvent inopinément ou se manifestent pour la première fois après très longtemps des personnes
que le hasard découvre. On revit ainsi par la mémoire des sensations et des
moments qu’ont filtrés les ans, comme si la faim, la fatigue, la douleur, le danger
s’étaient déposés au fond de la bouteille de la vie. Le vécu décanté reste limpide et
mélancolique et acquiert des couleurs et des parfums très délicats.
Il y a de nombreuses années, nous avions dressé notre camp pendant l’été dans une
vallée du Trentin, au cœur d’un grand bois de mélèzes, et ma charge de gradé
consistait à construire, une fois par semaine, avec mon escouade, les latrines pour la
compagnie, et à ramasser dans les forêts, avec trois mulets, du bois pour les cuisines. Ces travaux n’avaient rien de guerrier, ils étaient même des plus pacifiques ;
et après la campagne sur le front ouest, les jours s’écoulaient entre le réel et l’irréel
également pour une autre raison : j’étais très jeune et amoureux et, de ces montagnes-là, je voyais les miennes..
Tous les soirs où j’étais dispensé du service de chef de poste ou de caporal de la journée, je descendais au village, à une demi-heure du camp. Il y avait là beaucoup d’estivants qui, insouciants, allaient des courts de tennis aux hôtels, ou revenaient de promenades ou bien d’excursions. Nos officiers, dans leurs uniformes impeccables, faisaient
la cour aux dames aux terrasses des cafés avec orchestre, et l’on ne savait pas si c’était
bien ou mal de les saluer. Quelquefois, j’entrais dans l’église, toute en pierre vive, de
style gothique montagnard. Elle était entourée de son vieux cimetière, soigné comme
un jardin, avec de très belles pierres tombales. Dans l’église, un aveugle tenait l’orgue.
Mais la plus grande partie de mes heures de liberté, je les passais dans la librairie du
centre, belle et bien fournie. Après m’être enhardi la première fois, j’y étais toujours
bien accueilli par le libraire.
Monsieur Mario me laissait aller et venir librement entre les rayons d’où, de temps
en temps, je sortais un livre avec beaucoup de précautions, et, timidement, je me
hasardais à le feuilleter : la poésie, les romans, les récits, l’histoire me fascinaient
tout comme me fascinaient certains paysages et la forêt. Davantage peut-être. Je me
plongeais dans ces pages et je ne me rendais pas compte du temps qui passait.
Presque toujours, c’était Monsieur Mario qui disait :
« Allons, caporal, c’est l’heure de la fermeture ! ». Mais il était aussi tellement bon
que, par respect peut-être, il se laissait attendrir, et il attendait que sa femme l’appelle d’en haut :
« Le dîner est servi ! ».
Quand l’adjudant fourrier nous distribuait la paie, la décade qui, le plus souvent,
devenait la quinzaine, je pouvais me permettre d’acheter un livre. Mais alors, le
problème du choix se présentait, et je passais d’un rayon à l’autre avec l’argent dans
la main. Il fallait que le livre ne coûte pas cher, qu’il ne soit pas très volumineux
pour trouver place dans mon paquetage et ne pas trop charger mon dos en s’ajoutant aux trente-deux kilos réglementaires qui comprenaient l’équipement, les vivres
de réserve, les munitions, la corde, la lanterne, la tente, la couverture, etc. Bref,
après tant d’hésitations et de calculs, je me retrouvai avec la Divine Comédie, le
Roland Furieux et Il bel paese de Stoppani. Tous en édition bon marché Barion.
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Deux de ces livres sont restés dans mon paquetage que je dus abandonner sur les
montagnes de Grèce au mois de novembre suivant. La Divine Comédie, je l’avais
mise dans la sacoche de mon masque à gaz qui, après que furent jetés masque et
filtre, me servait de sacoche personnelle. Le livre et la photo de la jeune fille que
j’avais placée entre les pages ont fini dans les steppes de la boucle du Don où je me
trouvais pendant l’été 1942 : un coup de mortier qui m’avait aussi légèrement
blessé avait coupé net la bride en toile de la bandoulière. Dans la mêlée de la
bataille, Divine Comédie et photo restèrent entre les mains des soldats russes ( je me
suis souvent demandé : qu’en auront-ils fait ? Qu’auront-ils pensé ?).
Il ne pouvait pas savoir, Monsieur Mario, que l’auteur de ces récits qu’il lisait avec
plaisir était le très jeune caporal des chasseurs alpins qu’il tolérait avec beaucoup de
patience dans sa belle librairie. Je lui écrivis avec la profonde reconnaissance
qu’éveillait mon souvenir, et je le remerciai de tout : plus encore pour autrefois que
pour le livre rare et précieux.
Bien des années s’écoulèrent, plus de trente, et un jour, je vis arriver par la poste un
paquet recommandé qui venait justement de ce village du Trentin ; comme expéditeur, il portait imprimé le nom de cette librairie où j’avais passé mes soirées riches
de curiosités littéraires sinon d’argent.
Il me répondit en évoquant cet été-là et le moment où l’on avait quitté la vallée à
destination de la Grèce par un sombre matin pluvieux ; mais ses souvenirs étaient
plus vifs et clairs là où il m’entretenait de la Grande Guerre qu’il avait vécue dans
mes montagnes, en combattant du côté autrichien. Il avait été affecté aux stations
des téléphériques qui montaient les matériaux et descendaient les blessés. Ses lettres
me parlaient des tempêtes de neige et des tirs, meurtriers pour beaucoup de ses
camarades, de l’artillerie italienne sur leurs installations. Il était resté tout un hiver
au sommet de la montagne où il y a encore les restes de sa baraque, les excavations
des abris, les socles en ciment avec les barres de fer pour les câbles. Là-haut, pendant de nombreuses années à la fin de l’automne, je suis allé chasser des perdrix
blanches.
Le paquet, qui provoqua en moi une extraordinaire superposition de souvenirs, et
que je défis avec émotion, contenait un livre très précieux pour moi : je l’avais
beaucoup cherché ; je savais qu’il existait, mais je n’avais jamais réussi à le trouver. Il
avait été imprimé par l’Institut italien d’Arts graphiques de Bergame en 1908 ; il
décrivait – avec reproductions photographiques – les coutumes et les maisons des
gens de mon pays, telles qu’elles étaient avant que la Grande Guerre ne détruise
tout. A cause de cela justement, ce livre était devenu rare. Dans une brève lettre
d’accompagnement, le libraire plus qu’octogénaire écrivait qu’il était un de mes lecteurs assidus ; en faisant l’inventaire, avant de céder son commerce, il avait trouvé,
dans le coin le plus caché, le livre joint, et pensait que je l’aimerais. C’était une
acquisition que son père avait faite jadis, au temps de François-Joseph.
Mais avant-hier, j’y suis remonté pour apporter une pensée à mon ami libraire. Le
vent soufflait à travers les défilés, accompagné de flocons de neige ; un couple
d’aigles en chasse voltigeait. En bas, les forêts s’étendaient à perte de vue ; de la
brume d’été émergeait la cime d’où Robert Musil regardait mon pays. La baraque
où les soldats autrichiens avaient passé un hiver s’était écroulée ; les poutres du toit
et les planches se transformaient en humus, et parmi elles poussaient des coussins
de campanules et de saxifrages ; des restes de chaussures, des couvercles de
gamelles, des cuillers, des clous affleuraient là. Mêlé à tout cela, il y avait le souvenir de Monsieur Mario, libraire du Trentin qui, lorsque la tempête faisait rage et
balançait sa lanterne, lisait Dante, comme je l’ai lu moi aussi sur d’autres montagnes lointaines.
Voilà comment finirent mes trois livres de guerre achetés avec la solde du soldat
dans un village des Dolomites.
Nouvelle extraite
du recueil Amore di confine)
et traduite par
Marie-Hélène Angelini.
En marchant avec Mario Rigoni Stern
Il avait suffi de quelques mots – des mots de fureur et
de simplicité désarmante, des mots qui d’un coup
réinventent la poésie, la vie et la mort – pour nous
décider à aller à la rencontre de leur auteur, un vieux
monsieur, que l’on disait un peu sauvage… C’était en
novembre 2000. Sentiers sous la neige et En Guerre
venaient d’être publiés en France par les éditions de la
Martine Laval
Fosse aux Ours (1). Dans ces deux recueils de récits,
on y lisait l’âme d’hommes pris dans la tourmente de
la guerre. On y croisait leurs regards, on y voyait leurs
gestes, on y entendait leurs paroles. On vivait avec
eux, en même temps qu’eux, l’épreuve du froid, de la
faim, de la solitude, le calvaire des poux, de la peur, de
la fatigue, l’absurdité des frontières, l’effroi de la
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mort : « Debout, au milieu des obus qui éclataient et
que je n’entendais pas, je demeurais immobile à fixer ce
cops sans vie qui courait avec moi quelques instants
auparavant. Je ne le connaissais pas, mais j’étais
stupéfait ; il me semblait impossible que l’on pût mourir
ainsi, dans l’herbe, au printemps. » Surtout, ces textes
courts, dénués de pathos, tous tendus d’une pudeur
extrême, faisaient éclater la beauté du monde, la ligne
d’une forêt, la fierté d’un arbre, et puis ces sentiments
que l’on n’ose plus nommer, solidarité, amitié, fidélité.
Pour atteindre Asiago, le repaire de Mario Rigoni
Stern, il nous fallut traverser Venise déserte et grimper
plus au nord, sur les rondeurs des montagnes de la
Vénétie. C’est ici qu’il est né, ici qu’il travailla –
employé au cadastre de la commune – ici qu’il vit toujours avec femme et souvenirs. Rigoni Stern, petit
caporal, ne quitta sa terre que pour frayer avec la
Seconde Guerre mondiale…
Mario Rigoni Stern n’est pas un écrivain à jouer la
promotion de ses livres. Il n’est pas homme à se sentir
quelque peu flatté par ce débarquement de la presse
française, pas homme à se laisser interviewer. On ne
pose pas de questions à Mario Rigoni Stern. C’est lui
qui interroge : qui êtes-vous et pourquoi êtes-vous là ?
Bref, il nous fallait montrer patte blanche : oui nous
avions lu ses livres, oui il raconterait ce qu’il voudrait
quand il le voudrait.
Une anecdote donne l’ampleur du personnage. Notre
premier rendez-vous eut lieu dans le hall d’un tout
petit hôtel d’Asiago. Mario Rigoni Stern, loden vert
sur les épaules, nous salue poliment, s’assoit à une
table, et ouvre le journal. Terreur : nous guettons en
vain le regard de cet homme célèbre dans toute l’Italie.
Rien. Le temps passe, Mario feuillette toujours les
nouvelles, tranquille. C’est lui qui ordonne le temps,
l’ordre des choses. Il jauge notre patience, nous jauge.
Attendre, tel était notre lot. On n’apprivoise pas
Mario Rigoni Stern, c’est lui qui adopte, ou non, ses
interlocuteurs…
Cette première épreuve passée, le bel homme nous
propose une balade dans son village. Et là, dans ces
ruelles désertes, reconverties l’hiver en station de ski,
Mario fait le guide, raconte les gens de cette maison,
de telle autre, puis ceux de cette grande bâtisse où il
est né, ces trottoirs qui l’ont vu courir, cette école où il
apprit à lire. Il dit le passé au présent, comme dans ses
livres, avec des mots de braises et de douceurs. Nous
approchons du cimetière militaire où gisent des gars,
28 000 autrichiens, 30 000 italiens, tous figés dans
leurs vingt ans par la Première Guerre mondiale. La
nuit se faufile, le silence enveloppe les tombes et les
marcheurs. Moment de grâce ? de recueillement ? de
confiance gagnée ? Mario Rigoni Stern se met à sourire, à parler, parler. Il consent même à répondre à
quelques questions… et se révèle un brin cabotin, fin
blagueur. Il a de l’allure, du charme, quelque chose de
la sensuelle Italie, et ici, chacun, le quincaillier, le
libraire, en fermant boutique, l’apostrophe, le salue
d’un « Mario » tonitruant. Rigoni Stern est la star
d’Asiago : non pas parce qu’il est « écrivain bestseller » mais parce qu’il est toujours resté fidèle à ce
bout de plateau, toujours resté fidèle aux siens, gens
du labeur, berger, tanneur, paysan.
La renommée, les lauriers littéraires et autres flatteries,
n’ont aucun impact sur lui, n’ont sans doute même
aucune valeur à ses yeux d’homme de la terre, de la
guerre. Gamin, Mario aimait lire, Conrad, Stevenson,
Verne, s’amusait à noter des « choses » sur un petit
carnet. Adulte, rescapé de la folie guerrière, il s’est
donné une mission : utiliser les mots qu’il aime et
raconter l’Histoire, celle qu’il a vécue, celle qu’il a partagée avec ses compagnons d’infortune, amis et ennemis, italiens, allemands, russes, albanais. Il écrit une
Histoire faite de bouts d’histoires, de tranches de vie
d’hommes et de femmes. Rigoni Stern est un tendre,
un humble. Il récuse l’appellation « romancier », préfère celle de mémorialiste : « je ne raconte pas la vie de
personnages mais de personnes. Sur la couverture de mes
livres, il y a mon nom, mais ce sont les voix de mes camarades qu’il faut entendre. » Peut-être accepterait-il notre
remarque et sourirait-il si on osait lui dire qu’il manie
la vie et les mots comme un poète…
Car il y a du sublime dans l’écriture de Rigoni Stern.
Une densité et une légèreté intimement liées. Ici, le
déchirement embrasse l’espoir et embrase chaque
page. L’auteur va au plus près des mots – il dit écouter
longtemps leur musique - pour aller au plus près des
hommes, au plus près de leurs vérités. Lui qui accepta
ses galons de sergent mais tourna le dos à une carrière
militaire, a l’humilité d’un humaniste et la noblesse
d’un antimilitariste, le regard d’un poète et la main
d’un écrivain. Qu’importe alors la frontière entre fiction et réalité – entre imaginaire et vécu ? Elle s’estompe d’elle-même et nous entrouvre des paysages de
libertés et d’émotions. Dans le recueil En attendant
l’aube un texte court intitulé Neiges de janvier, illustre
cette force inouïe – ce talent de l’écrivain – à faire sentir sans presque rien dire : et l’on reçoit en plein cœur
une décharge électrique faite de tension et de douceur,
de beauté et de douleur. Quand l’amour se fait improbable et la mort inéluctable, le phrasé du vieil homme
a ce pouvoir de consoler…
Depuis toujours, ou presque, Mario Rigoni Stern
couche sur du papier, le temps, les gens. Il les couvre
tendrement de pudeur, de mots doux, et les laisse s’en
aller vers d’autres gens, d’ici et d’ailleurs, lecteurs…
Martine Laval
est journaliste à Télérama.
Dans le jardin d’Hubert Mingarelli…
Pour se mettre un jour à écrire c’est bien de se fabriquer un panthéon personnel. Il sera toujours très subjectif, et très intime. Non, je crois que c’est plus que
bien, c’est vital. Comme une famille. Dans le mien de
panthéon, il y a entre autres, Isaac Babel, John Fante,
Raymond Carver, Richard Brautigan, et Mario Rigoni
Stern. Leurs points communs ? Beaucoup. En tout cas
j’ai besoin d’eux parfois, besoin d’ouvrir une de leurs
pages, de lire une ou deux phrases, pas plus, pour
reprendre l’envie et le courage de continuer. Tout
comme si on descendait dans le jardin, s’asseoir à
l’ombre et boire un verre tous ensemble. Et que je les
écoutais me dire ce qu’ils ont fait, par quels tourments
ils sont passés, et j’ai confiance en eux parce qu’ils ont
fait un sacré grand bout de chemin. Peu importe leur
succès ou leur renommée. Ce qui compte, c’est le chemin qu’ils se sont tracés, les choix qu’ils ont faits et
qu’on trouve à hauteur d’homme selon ses critères
propres.
Leurs points communs.
Je mettrais d’abord la vérité. On le sait, elle est révolutionnaire. Même en littérature. Il n’y a que la vérité
qui compte. Elle vous transperce. Impossible de passer à côté quand on la lit. Une phrase est capable
d’être une vérité à elle seule, pas dans ce qu’elle dit,
pas dans l’idée qu’elle assène, mais simplement
comme elle est dite, comme elle est construite. Du
coup, elle est capable de vivre toute seule cette
phrase, de vous transpercer, simplement pour ce
qu’elle est.
Un mot, c’est pareil. Il est capable à lui tout seul de
vous transporter parce qu’il dit la vérité.
Mais ce qu’elle est fragile cette vérité, et impitoyable !
Peut apparaître soudain une pauvre virgule, et alors
tout d’un coup tout fout le camp, le mensonge vous
saute aux yeux, l’auteur est démasqué. Il ne nous par-
lait pas droit dans les yeux, non, il essayait seulement
de nous faire croire.
Chez Mario Rigoni Stern, des phrases comme ça, de
celles qui vous touchent et vous transpercent, qui sont
capables de vivre seules, ses livres en sont faits. Elles sont
son matériau et sa force. Parce que Rigoni Stern est un
homme qui a vécu avant d’écrire, ça c’est sûr. Mais ça ne
suffit pas pour trouver cette vérité. On a tous vécu des
tas de choses, mais ça ne fait pas de nous des écrivains
pour autant. Alors on se dit que sans doute Rigoni Stern
doit beaucoup travailler pour arriver à ça. Peut-être,
mais je n’en sais rien, je ne le connais pas. Et ça non plus
de toutes façons ce n’est pas suffisant. Ce que j’essaye de
dire c’est qu’on ne sait pas comment un écrivain s’y
prend, que si on essaye de comprendre, qu’on tourne
autour, surgit toujours et toujours l’insondable mystère
de l’écriture et du talent. Parfois on n’a pas envie qu’on
nous explique comment se forment les cristaux de neige,
on a juste envie de la regarder tomber.
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Un autre point commun.
Mario Rigoni Stern nous parle des gens. Et pas « des
gens de peu » ou « des gens simples ». J’aime pas
entendre ça. Ça me met vraiment en rogne. Ce sont
souvent des expressions envoyées de haut. Un « gens
de peu » souffre-t-il ou espère-t-il différemment d’un
« gens de beaucoup ». Et au fait c’est qui les « gens de
beaucoup » ?
Rigoni Stern nous parle des gens, des hommes, de
nous. On est tous égaux quand on traverse les plaines
de Russie en hiver. Traversée hallucinante du sergent
Rigoni Stern dans la neige et de ses frères d’armes
pendant la seconde guerre mondiale. Le livre magnifique.
Mais écoutez juste le début :
« J’ai encore dans les narines l’odeur de la graisse qui
fumait sur le fusil-mitrailleur brûlant. J’ai encore dans
les oreilles et jusque dans le cerveau le crissement de la
neige sous les brodequins ; les éternuements et les
quintes de toux des sentinelles russes ; le froissement
des herbes sèches battues par le vent sur les rives du
Don. »
Voilà c’est tout, et comme j’aimerais l’avoir écrit ce
début du Sergent dans la neige. Ça me plaît tellement
ce passage-là.
Et ça n’a l’air de rien, ça semble à la portée de tout le
monde, et c’est justement pour ça que c’est immense.
Qu’est-ce qu’on peut ajouter ou retirer à ce début ?
Le Sergent dans la neige est un grand livre.
Il raconte la marche éperdue de pauvres soldats qui
cherchent à échapper au froid, à la fatigue, au désespoir et aux soldats ennemis. Ils sont presque morts, et
ils laissent des morts derrière eux, et pourtant ils marchent et avancent. Parfois ils se battent, d’autres
encore tombent. Les autres repartent, encore un peu
plus morts.
C’est pas une histoire de guerre. Enfin pas qu’une histoire de guerre. C’est la vie des hommes.
Après coup ce livre peut apparaître comme la métaphore de la grande traversée de la vie. C’est peut-être
facile comme comparaison, et ce n’est sûrement pas ce
que Rigoni Stern a voulu faire. Mais pourtant ça y ressemble terriblement. Je crois que lorsqu’on possède le
talent de parler de quelques hommes, on parle alors
de tous les hommes.
Et puis arrive cette scène inouïe dans le Sergent dans
la neige. Au milieu de cet enfer, dans un village où la
bataille fait rage, le sergent Rigoni Stern entre dans
une isba pour demander à manger. Mais déjà, autour
de la table, il y a des soldats russes, ses ennemis, qui
mangent. Il s’assoit quand même, et la femme de
l’isba lui sert une assiette de lait et de millet. Et les
soldats ruses le regardent manger, et quand il a fini il
se lève et ressort de l’isba pour retourner dans la
bataille.
Mario Rigoni Stern dit : « C’est comme ça que ça s’est
passé. A y réfléchir, maintenant, je ne trouve pas que
la chose ait été étrange, mais naturelle, de ce naturel
qui a dû autrefois exister entre les hommes. »
Et un peu plus loin, parlant de tous ceux qui étaient
dans l’isba ce jour-là : « Qui sait où se trouvent à présent ces hommes, ces femmes, ces enfants. J’espère
que la guerre les a tous épargnés. Tant que nous
vivrons, nous nous souviendrons, tous tant que nous
étions, de notre façon de nous comporter. »
Pardon mais c’est pas nous ça ? Hein, est-ce que de
temps en temps on ne pourrait pas s’asseoir et manger
en paix avec nos ennemis, avec nous-mêmes en fin de
compte. C’est candide et naïf. Et alors !
Chacun fait ce qu’il veut des livres de Mario Rigoni
Stern. Moi j’y ai trouvé une partie de mon compte.
Et j’y ai lu entre les lignes une des rares questions qui
vaillent : pourquoi, mais pourquoi les hommes tuent
les autres hommes ?
Hubert Mingarelli
est écrivain, ses romans
Une Rivière verte et
silencieuse et Une dernière
neige sont publiés
aux éditions du Seuil.
Marches et contremarches
Primo Levi le considérait comme l’un des cinq plus
grands écrivains italiens contemporains. Primo Levi
avait raison.
Il est vrai qu’il n’a rien de flamboyant, Mario Rigoni
Stern, qu’il n’est pas un intellectuel tapageur, un cabotin mediatique, un romancier de la provocation, un
dynamiteur de formes, de mœurs ou de mots. Non, il
semble au contraire habité par cette patience, cette
gravité modeste des paysans ou mieux des montagnards accoutumés à se colleter avec la nature, le
froid, la faim, la mort, bref les extrêmes, et qui savent
qu’il ne sert à rien de hausser le ton pour y comprendre quelque chose. Un jour après l’autre. Une
phrase après l’autre. Cela suffit. A quoi bon faire le
matamore quand il s’agit de marcher des jours et des
nuits dans la steppe ukrainienne sous la menace des
troupes bolcheviques ? Ou de survivre à l’hiver, sur les
hauts plateaux de Vénétie à l’époque du fascisme,
quand la principale ressource consistait à récupérer le
cuivre, le plomb et le fer des obus et des bombes
enfouis dans le sol, vestige de la Grande Guerre ?
Frédéric Vitoux est écrivain
et journaliste au Nouvel
Observateur, dernier
ouvrage paru L’Ami de mon
père aux éditions du Seuil.
Une immense compassion imprègne les pages de
Mario Rigoni Stern. Compassion pour les animaux,
les mulets ou les chevaux embrigadés dans des
batailles d’hommes qui ne les concernaient pas. Compassion pour les chiens, les coqs de bruyère, les faisans, les hiboux de montagne, toute cette faune qu’il a
pris le temps d’observer et de rassembler en un petit
volume, Le Livre des animaux qui est un miracle de
tendresse et d’humour respectueux. Compassion pour
Frédéric Vitoux
les hommes surtout. Les camarades de combat, mais
aussi les paysans ukrainiens dans leurs isbas qui étaient
de lointaines petites lueurs au plus profond de la nuit,
quand lui-même s’enfonçait dans la neige jusqu’aux
genoux dans l’espoir d’un havre de miséricorde.
Retour sur le Don regroupe ainsi des textes où l’écrivain évoque ces années-là, qui l’ont marqué à jamais.
Marches et contremarches. Combats. Nature immense
et impitoyable. Si bien qu’il éprouva un jour le besoin
de revenir sur place. Et de nommer sur les lieux
mêmes ses amis chasseurs alpins de la division Trentin
qui n’avaient pas survécu. Est-il un sujet plus essentiel
que le temps perdu et le temps retrouvé ?
La guerre…et la Vénétie ! Mario Rigoni Stern n’est
jamais sorti de ce cadre là. Répétons-le : il n’est pas un
strict romancier. Il ne se brûle à aucun des feux de
l’imagination. La réalité, sa réalité, a été trop âpre,
trop obsédante. Elle l’a comblé. Il en a fait un monde.
Une œuvre. En témoigne encore Les Saisons de Giacomo. Le portrait d’un garçon qui avait été son camarade de jeu dans un village qui désormais n’existe plus
ou est devenu un centre de villégiature. Mais entre les
deux guerre y subsistaient encore quelques familles
dont les pères travaillaient donc comme récupérateurs,
quand ils ne partaient pas, pour un saison ou pour
toujours, s’engager dans les mines de Lorraine.
On s’en voudrait d’être grandiloquent dans la
louange. L’emphase, encore une fois, ne sied pas à
Mario Rigoni Stern. Il écrit juste, c’est tout. Comme
un peintre qui n’utiliserait pas de pigments trop épais,
mais retrouverait sous les glacis ou la transparence des
couleurs, la lumière même des choses, les vibrations
d’une émotion silencieuse. Peu d’écrivains, au bout du
compte sont aussi pudiques et fraternels que lui.
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Bibliographie de Mario Rigoni Stern.
Histoire de Tönle
Traduit par Claude Ambroise
et Sabina Zanon Dal Bo,
Verdier, 1988.
Le Sergent dans la neige
Traduit par Noël Calef,
10-18, n° 2634, 1995.
La Chasse aux coqs de bruyère
Traduit par Geores Piroué,
10-18, n°2857, 1997.
L’Année de la victoire
Traduit par Claude Ambroise et
Sabina Zanon Dal Bo,
Laffont, 1998.
Arbres en liberté
Traduit par Monique Baccelli,
La fosse aux ours, 1998.
Les Saisons de Giacomo
Traduit par Claude Ambroise
et Sabina Zanon Dal Bo,
Laffont, 1999.
10-18, n°3268, 2001.
Le Livre des animaux
Traduit par Monique Baccelli,
La Fosse aux ours, 1999.
Retour sur le Don
Traduit par Marie-Hélène Angelini,
Desjonquères, 1999.
Lointains hivers
Traduit par Marilène Raiola ,
Mille et une nuits, 2000.
En guerre
Traduit par Marie-Hélène Angelini,
La Fosse aux ours, 2000.
En attendant l’aube
Traduit par Marie-Hélène Angelini,
La Fosse aux ours.
Hommes, bois, abeilles
Traduit par Monique Baccelli,
La Fosse aux ours.
L’Année de la victoire
Traduit par Claude Ambroise
et Sabina Zanon Dal Bo,
10-18, n°3187, 2000.
Sentiers sous la neige
Traduit par Monique Baccelli,
La Fosse aux ours, 2000.
Les Librairies Initiales
vous offriront en décembre 2001
un récit inédit de Mario Rigoni Stern :
L’Ami ourson.
Remerciements :
Alinéa
Le Cadran Lunaire
Le Merle Moqueur
Le Square (L'université)
18, place du Grand-Martroy, 95300 Pontoise
Tél. 01 30 32 28 80 Fax 01 34 24 16 27
27, rue Franche, 71000 Mâcon
Tél. 03 85 38 85 27 Fax 03 85 40 92 16
37, rue de Bagnolet, 75020 Paris
Tél. 01 40 09 08 80 Fax 01 40 09 86 60
2, place Docteur-Léon-Martin, 38000 Grenoble
Tél. 04 76 46 61 63 Fax 04 76 46 14 59
E-mail [email protected]
Les Cordeliers
Millepages
Antipodes
13, Cote des Cordeliers,
26100 Romans-sur-Isère
Tél./Fax 04 75 05 15 55
133 et 174, rue de Fontenay,
94300 Vincennes
Tél. 01 43 28 04 15
Tél. jeunesse 01 43 28 04 50
Fax 01 43 74 44 13
E-mail [email protected]
Site Internet www.librairie-alinea.fr
8, rue R. Schuman, 95880 Enghien
Tél. 01 34 12 05 00 Fax 01 34 17 69 26
E-mail [email protected]
L'Astrée
L'Écritoire
69, rue de Lévis, 75017 Paris
Tél. 01 46 22 12 21
30, place Notre-Dame, 21140 Semur-en-Auxois
Tél. 03 80 97 05 09 Fax 03 80 97 19 89
[email protected]
Site Internet www.l-astree.com
E-mail [email protected]
L'Odeur du Temps
Les Feuillantines
35, rue Pavillon, 13001 Marseille
Tél. 04 91 54 81 56 Fax 04 91 55 59 64
E-mail [email protected]
Blandine Blanc
19, rue Pierre Bérard, 42000 Saint-Etienne
Tél./Fax 04 77 32 58 49
32, rue Victor Hugo, 91260 Juvisy
Tél. 01 69 21 40 33 Fax 01 69 44 66 73
E-mail [email protected]
E-mail [email protected]
Gwalarn
La Boucherie
76, rue Monge, 75005 Paris
Tél. 01 42 17 08 80 Fax 01 42 17 08 81
15, rue des chapeliers, 22300 Lannion
Tél. 02 96 37 40 53 Fax 02 96 46 56 76
E-mail [email protected]
E-mail [email protected]
Lucioles
Le Bruit des Mots
11, place du Marché, 77100 Meaux
Tél. 01 60 32 07 33 Fax 01 60 32 07 34
13, place du Palais, 38200 Vienne
Tél. 04 74 85 53 08 Fax 04 74 85 27 52
3, rue Burq, 75018 Paris
Tél. 01 42 55 42 13 Fax 01 42 55 14 99
142,144 La Canebière, 13001 Marseille
Tél. 04 91 36 50 50 Fax 04 91 36 50 79
E-mail [email protected]
Vent d'Ouest
5, place du Bon-Pasteur, 44000 Nantes
Tél. 02 40 48 64 81 Fax 02 40 47 62 18
Vent d'Ouest au Lieu Unique
Quai Ferdinand Favre, 44000 Nantes
Tél. 02 40 47 64 83 Fax 02 40 47 73 34
E-mail [email protected]
35, quai des Bateliers, 67000 Strasbourg
Tél. 03 88 35 32 84 Fax 03 88 25 14 45
Voie au Chapitre
E-mail [email protected]
Tél. 02 40 01 95 70 Fax 02 51 76 39 32
La Réserve
Contact Initiales
14, rue Henri-Rivière,
78200 Mantes-la-Jolie
Tél. 01 30 94 53 23 Fax 01 30 94 18 08
James Vrignon
61, avenue Secrétan, 75019 Paris
Tél. 01 42 40 03 21 Fax 01 42 40 41 98
E-mail [email protected]
E-mail [email protected]
Le Scribe
Maupetit
57, rue Notre-Dame de Recouvrance,
45000 Orléans
Tél. 02 38 53 94 35 Fax 02 38 62 54 20
Quai des Brumes
E-mail [email protected]
E-mail [email protected]
Buchladen
E-mail [email protected]
Les Temps Modernes
115, faubourg Lacapelle, 82000 Montauban
Tél. 05 63 63 01 83 Fax 05 63 91 20 08
Site Internet www.lescribe.com
E-mail [email protected]
67, rue Jean-Jaurès, 44600 Saint-Nazaire