Philippe GANIER

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Philippe GANIER
Philippe GANIER
Université de Metz
Ile du Saulcy
BP 80794
57012 METZ
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La dimension du travail et de l’inter culturalité dans les romans de Georges
Navel et de Mario Rigoni Stern.
Rares sont les écrivains qui ont ancré leur écriture dans une restitution du quotidien et
plus particulièrement du travail. Puisée dans l’observation et la description des tâches
journalières, cette écriture, très épurée sans être simpliste, est dans de nombreux cas la
production d’auteurs autodidactes. L’écriture est ainsi vécue comme un moyen de témoigner,
de dire à d’autres classes, en particulier la bourgeoisie, la difficulté de la condition ouvrière,
mais aussi sa beauté. « Tout travail peut procurer une joie, s’il est effectué avec une attention
particulière, avec la conviction d’accomplir une tâche unique »1 constate Thierry Maricourt.
Le choix des écrivains autodidactes que sont Georges Navel et Mario Rigoni Stern
comme support à un regard interculturel de la dimension du travail est le fruit du hasard de
lectures. En effet notre propos ne vise pas à comparer pied à pied leur parcours d’écrivains.
Leur vie, leur trajectoire dans l’histoire du siècle dernier ne sauraient être l’objet d’un
parallèle identitaire. Cependant des éléments communs rapprochent ces expériences narratives
et donnent une image de l’évolution de la société dans laquelle ils ont été plongés. En effet,
chacun d’eux raconte cette première moitié du 20ème siècle au travers de récits initiatiques.
Passage, dernier roman de Navel est un regard rétrospectif sur son enfance et son adolescence
où voisinent les échos de la première guerre mondiale dans son village lorrain, un premier exil
protecteur en Algérie avant de révéler ses premières expériences d’ateliers dans la région
lyonnaise. Le sergent dans la neige, premier roman de Rigoni Stern, reconnu comme un
classique en Italie, retrace la marche inhumaine d’un groupe de soldat italiens qui quittent à
pied le front russe et rentrent à pied jusqu’en Italie.
Ecrivains marcheur, héros arpenteur se fondent dans des héros narrateurs qui en nous
immergeant dans des sagas familiales, nous font partager leurs errances et les turbulences des
premières décennies du siècle dernier. L’errance, synonyme de rencontres et de multitude
d’activités chez Navel, point de départ d’un attachement viscéral à la nature et à la mise en
scène d’une terre de fraternité chez Rigoni Stern (« sur le monde nous sommes tous du même
village ») est un centre de gravité commun aux deux écrivains.
La restitution de regards aiguisés sur un monde en pleine transformation modèle les
romans de ces deux écrivains. En retraçant ici les temps forts de leurs parcours servis par une
écriture attentive à la magie du quotidien nous voudrions montrer la place essentiel de
témoins de leur temps de ces romanciers. Le sociologue Georges Friedmann ne s’y est pas
trompé lorsqu’il retient en 1950 dans Où va le travail humain l’analyse de Travaux premier
roman de Navel comme « la fusion d’un homme et d’une authentique existence de travailleur
[qui] nous vaut un témoignage qui n’a pas son équivalent en France (ni ailleurs, à ma
1
Thierry Maricourt, Histoire de la littérature libertaire en France, Ed. Albin Michel, 1990
1
connaissance) et dont je ne m’avance guère en disant qu’il est d’une qualité unique et
durable… »2
Une expérience d’autodidacte.
Avant de revenir plus longuement sur les thèmes qui enracinent l’œuvre de Navel et de
Rigoni Stern dans une mouvance interculturelle, il est nécessaire de baliser rapidement leur
enfance et leur adolescence. Celles-ci conditionnent en effet leur accès au monde et le tableau
futur qu’ils en dresseront. 3
Georges Navel est né le 30 octobre 1904 à Pont à Mousson. Il est le dernier né d’une
famille de 13 enfants. Son père, fils d’un vigneron de Pagny sur Moselle, orphelin très tôt
s’est engagé pour 5 ans dans l’armée d’Afrique au lendemain de la défaite de 1870. De retour
d’Algérie, il entre comme manœuvre au fonderie de Pont à Mousson. Il y restera trente sept
ans. Navel le décrit ainsi dans Passage : « Quand j’apercevais le père, attendant la sortie, sans
qu’il me voie, son air malheureux m’attristait. La porte franchie, dès que j’allais vers lui, qu’il
m’avait aperçu, son visage changeait d’expression. J’embrassais ses joues piquantes, sa barbe
de fin de semaine. Pousseur de wagonnets, il avait cheminé toute la journée à travers l’usine,
du hall du Tonkin où s’affairaient les fondeurs jusqu’au hall du Maroc, de là au crassier et
vice-versa en d’incessantes navettes, durement peiné en compagnie d’un autre manœuvre. Ses
grosses mains marquées de nouvelles entailles ou d’écorchures, étaient dures comme de la
corne. La journée finie, il avançait en tanguant sur ses pieds douloureux. »4
En mai 1915, Navel est évacué en Algérie. « Heureux de partir pour les pays chauds,
j’étais triste à l’idée de quitter le pays à la belle saison. Ayant lu Pierre Loti, je savais que les
soldats en Indochine ou en Afrique, ont souvent le mal du Pays. »5 Après 5 mois passés chez
des colons, il rentre en France et retrouve ses parents, évacués à Lyon. A la rentrée 1916, il
quitte l’école à sa demande et entre dans un atelier de remise en état de casques et de bidons
récupérés. « Dans un autre atelier de la grande rue de la Guillotière, Durand, le patron de mon
frère, occupait une vingtaine d’ouvriers et d’ouvrières. Son entreprise était spécialisée dans la
remise en état des casques et bidons récupérés dans les tranchées »6
Sous la conduite de son frère Lucien de 10 ans son aîné, introduit dans les milieux
libertaires et syndicaux, le jeune Navel fréquente les réunions syndicales Lyonnaises. Il y
découvre la solidarité et le dévouement des militants à un idéal. Il développe à leur contact
une grande curiosité intellectuelle.
Au début des années 20, l’existence de Navel va osciller dorénavant entre des
embauches en ateliers (chez Berliet à Vénissieux, chez Renault à Billancourt) et des travaux
saisonniers dans le midi de la France. Il séjourne quelques temps dans la colonie anarcho
naturiste de Bascon. En 1927, ajourné à deux reprises au service national et n’ayant pu obtenir
une réforme définitive, il désertera. Il travaille dès lors sous des noms d’emprunts. En
novembre 1933, il met un terme à 6 ans d’illégalité et décide de régulariser sa situation
2
Friedmann poursuit : « il y a là, en substance (sans parler de sa valeur poétique que d’autre ont louée dès sa
parution) [on avança le nom de Navel pour le Goncourt en 1945 ; le roman obtint le Prix Sainte-Beuve en 1946]
un essai pénétrant sur le travail dans notre civilisation de transition, auquel il importe de nous arrêter ici, avec
une attention aiguë et sympathique. »
3
Cette incursion biographique est plus prolixe pour Navel, qui bien que peu en vogue aujourd’hui, reste une
figure marquante de la littérature ouvrière française. Seulement découverte en France depuis quelques années,
les informations sur Rigoni Stern, qui vit toujours dans son village d’Asiago, sont plus parcellaires.
4
Passages, Ed le Sycomore, p 14-15
5
Passages, p 76.
6
Passages p 136
2
militaire. Incarcéré un temps, il sera condamné à 2 ans de prison avec sursis. Il rejoint
Barcelone en août 1936 où il participe durant 2 mois à la guerre d’Espagne.
Il séjourne à partir de décembre 1936 à Paris. Il cherche à faire publier sans succès son
premier manuscrit Histoire d’un prolétaire, avec le soutien du philosophe Bernard
Groethuysen avec lequel il entretient depuis 1934 une correspondance.7 Mobilisé dans l’est au
moment de la déclaration de Guerre, il se réfugie près de Forcalquier où il mène une vie
ascétique partagée entre une activité de terrassier et du jardinage dans « des parcs et des villas
inhabitées ». Encouragé par Paul Géraldy (rencontré dans sa villa de Beauvallon lors d’une
livraison de bois et qui devint l’ami de Navel), il se remet à l’écriture. Il publie Travaux en
1945 qui obtiendra l’année suivante le prix Sainte Beuve. Apiculteur de 1944 à 1954, il
s’installe ensuite à Paris de 1954 à 1970 et travaille comme correcteur d’imprimerie tout en
continuant à écrire. Il publiera successivement Parcours en 1952 et A chacun son royaume en
1960 (préfacé par Giono qu’il avait rencontré au Contadour), récits où se prolonge sa
réflexion autobiographique sur sa condition ouvrière et le travail d’écriture. Passage en 1982
viendra clore dans un long regard rétrospectif sur sa jeunesse sa tentative par l’écriture « …
de donner de l’homme intérieur un portrait qui est de l’homme en général, d’exprimer une
humanité. » Georges Navel meurt le 1er novembre 1993.
Mario Rigoni Stern est né en 1921 sur la plateau d’Asiago, le jour de la Toussaint. Sa
jeunesse, abondamment décrite dans les Saisons de Giacomo, est marquée par la montée du
fascisme en Italie et la dureté de la condition des paysans de cette province de Vicence. Il
partage son temps entre l’école et de multiples activités qui permettent d’améliorer l’ordinaire
de sa famille. A l’avènement de la seconde guerre mondiale, il entre à l’Ecole militaire
d’alpinisme d’Aoste. Il combat dans un régiment de chasseurs alpins, en France, en Grèce, en
Albanie, en Russie. Il est fait prisonnier par les Allemands après la signature le 8 mai 1943
d’un armistice séparé avec les alliées. Transféré en Prusse orientale, il séjourne dans plusieurs
camps de prisonniers avant de s’évader. Il traverse l’Autriche et parvient à regagner son
village à pied le 5 mai 1945. L’expérience de la retraite d’un groupe de soldat italien sur le
front Russe, Le sergent dans la neige, publié en 1953, lui vaut d’emblée une très grande
popularité. Il séjourne depuis dans un hameau, Rigoni di Sotto, un des sept communes du
plateau d’Asiago, où il exerça la fonction d’employé du cadastre jusqu’en 1969. Il se consacre
depuis entièrement à l’écriture.
Une quête du travail.
Navel et Rigoni Stern ont puisé leur expérience d’écrivains de l’errance et du
vagabondage. Cette errance est salutaire, presque salvatrice pour Navel où l’appel récurent
(périodique) de la nature vient laver les blessures et les flétrissures de la vie en atelier. La
mobilité géographique et professionnelle est une nécessité tant dans l’agriculture que dans
l’industrie naissante. On se fait embaucher là où le travail exige des bras et de l’endurance. La
ruralité paysanne est progressivement happée par l’urbanisation ouvrière. « Georges Navel est
donc exactement situé à une charnière de cette transition dans le temps et dans l’espace ,
historiquement et géographiquement. Il a grandi et baigné dans ce mélange physique et moral
de deux mondes ». Son témoignage sur l’évolution du rapport de l’homme au travail est
essentielle parce que produit « de l’intérieur par l’un des leurs qui vit, besogne, souffre, espère
avec eux. » Son passage à l’usine de Pont à Mousson (où il est ajusteur à l’atelier de
réparation et d’entretien) reflète cette ambivalence entre une permanence ouvrière (son père et
ses frères totalisent des dizaines d’années de travail dans cette usine) et un besoin de Nature,
7
Cet échange de lettres entre Navel, Groethuysen et Alix Guillain compagne du philosophe, alors lecteur chez
Gallimard, sera publié dans Sable et limon en 1952.
3
d’être à l’air libre « J’essayais de ne pas voir où j’avais les pieds pour regarder les collines
avec les crêtes où commencent la forêt, pour regarder les nuages disparaître. »
Même constat chez Rigoni Stern où au delà d’une errance fondatrice du témoignage,
celle du retour vers l’Italie dans le froid et la dureté d’un replis du front russe, le
« vagabondage » est intimement lié à une transformation de l’activité paysanne, détruite,
anéantie par la guerre. L’économie autarcique des paysans du début du siècle est remplacée
par une économie de récupération, qui permet d’échapper à la misère. « Giacomo et son père
(…) n’étaient pas les seuls car la récupération du matériels de guerre à l’abandon était restée
le seul travail permettant de gagner quelques chose. (…) Ce n’était pas très intéressant de
ramasser du fer parce qu’il était payé quinze centimes le kilo…(…) La fonte valait un peu
plus, mais guère. (…) Le plomb ramassé était payé vingt centimes le kilo, le laiton quatrevingts, le cuivre une lire et cinquante centimes. »8 Navel fait lui aussi état de cette économie
de récupération lors de sa première expérience en atelier en 1916 où il travaille à l’étamage
des bidons « récupérés après usage » : « René décabossait au maillet des casques qui venaient
du front. Des femmes dégrafaient les coiffes de cuir pour les débarrasser de la sueur et du
sang. Après un coup de peinture bleu-horizon, ils étaient neufs pour un retour à Verdun. »9
Navel et Rigoni Stern parlent également des grands chantiers qui dans les années 30 ont
été le recours des Etats pour occuper massivement une main d’œuvre peu qualifiée et
désœuvrée. C’est l’occasion pour Navel d’évoquer lors de son travail sur le chantier des
Invalides au moment de l’Exposition Universelle de 1937, la solidarité des camarades de
chantiers en présentant la figure « d’un petit père » de 73 ans que les jeunes compagnons
aident et protègent. Rigoni Stern relate de son côté l’édification d’un Ossuaire monumentale
« qui devait accueillir les dépouilles de tous les héros tombés sur l’Altiplano pour le salut de
la patrie. » Il décrit un travail difficile dans la chaleur et la poussière où les contre maîtres
exercent un pouvoir implacable sur des ouvriers harassés par l’ampleur de la tâche. Le jeune
héros Giacomo est engagé comme porteur d’eau à soixante centimes de l’heure : « C’est ainsi
que Giacomo fut embauché. L’horaire était pratique car il lui permettait de faire les travaux
habituels à la maison aussi bien le matin que l’après-midi. Etre porteur d’eau n’était ni pénible
ni difficile. (…) Giacomo ne pouvait pas le savoir, mais les chefs avaient décidés
d’embaucher un jeune porteur d’eau parce qu’ils s’étaient aperçus que les manœuvres, les
tailleurs de pierre, les maçons et les charretiers perdaient trop de temps à aller boire au tuyau
d’eau qui servait à faire le mortier et que parfois, en attendant que ce soit leur tour de tendre
un récipient, ils s’arrêtaient pour causer. »10
Ces tableaux de la vie ouvrière où pointe « la tristesse fatale de la grande industrie »
montrent à quel point l’Homme est prisonnier sa vie durant d’une recomposition de classe où
l’on s’empare de son temps et de sa force où il n’est plus selon le mot de Navel que « du sang
pour l’usine ».
Une écriture de la frontière :
L’immigration
Comment parler de la pluriactivité et de la mobilité professionnelle qui caractérisent les
environnements décrits par Navel et Rigoni Stern sans aborder l’immigration qui constitue un
élément majeur de la construction de l’identité salariale du début du 20ème siècle. Navel,
acteur lui-même de cette mobilité salariale est le témoin privilégié du brassage des
populations ouvrières « venus de tous pays, de tous destins, gagner leur maigre pitance… » Sa
8
Les saisons de Giacomo p 83 84
Travaux p 62 63
10
Les Saisons de Giacomo p 138
9
4
description de la récolte de fruits « où les patrons, préfèrent les immigrés piémontais, humbles
et inorganisés, aux français syndiqués » ou des ouvriers des Salins d’Hyères où « une centaine
de gars se rencontrent chaque années, des ouvriers agricoles du pays, (…) et la main d’œuvre
flottante du bâtiment, des français de tous les coins du pays, des Italiens, des Allemands, des
Russes, des Arabes et aussi des repris de justice au torse bleu de tatouages, des clochards
incapables de supporter l’effort et l’épreuve » montre la dureté des milieux agricoles et
paysans qui n’ont rien à envier à l’univers industriel. Si Navel a pu un temps idéaliser la
Nature, il est vite rappeler à la réalité d’une « terre (..) indifférente [où] le sol n’a rien d’une
mamelle. On ne vit pas de lumière. Traîne-toi huit jours sans manger sur la montagne, tu seras
un ver sec. »
Mario Rigoni Stern rappelle à de nombreuses reprises la réalité de l’immigration qui
toucha l’Italie. Dans une nouvelle intitulé Vieille Amérique,11 il relate le retour au pays de
deux frères partis au début du siècle dernier en Amérique : « « Amérique » sonna à leurs
oreilles comme terre promise. Il n’y avait qu’à passer ce qu’ils appelaient « la Grande Mare ».
(…) Il n’y avait pas besoin de tas de papiers et de documents pour courir le monde : des bras
solides, voilà le meilleur passeport. En automne, l’un des deux frères s’embarqua sur un vieux
vapeur français. Au printemps d’après, l’autre le suivait sur un navire norvégien et le
rejoignait quinze jours plus tard dans l’état de Michigan ».
Dans les Saisons de Giacomo, Rigoni Stern évoque de façon récurrente les allées et
retours de son père parti à s’employer dans les mines de Lorraine et qui envoie régulièrement
à sa femme l’argent économisé sur un maigre salaire. « Il avait émigré trois ans auparavant,
en 27, quand ici il n’y avait plus de travaux en cours et que Tita Sponzio, à la mairie, lui avait
dit qu’en France on demandait des mineurs pour la zone de Metz. Il étaient nombreux à être
partis […] Pour eux qui étaient presque tous d’anciens chasseurs alpins qui, durant la guerre,
avaient creusé des galeries et des tranchées dans le rocher, il ne fut pas difficile de recevoir la
qualification de mineurs sur leur demande de passeport, laquelle n’était qu’une simple feuille
de papier imprimé : « … Autorisation est donné pour la remise d’un passeport valable trois
ans à destination de la France… » (…) Arrivés à Metz après presque deux jours de voyage et
ayant changé trois fois de train, ils se présentèrent au bureau de travail où on ne voulut pas les
garder ensemble : ils en envoyèrent certains dans la mine de Orne, d’autres dans celle de
Boulay-Moselle. Bien qu’ayant la qualification de mineurs et ayant été engagés comme tels,
on ne les mit pas à travailler à l’abattage mais à charger et à pousser à la main les wagonnets
sur le decauville. Un par wagonnet. »12
Dans ces pages la description de Rigoni Stern rejoint celle de Navel sur la pénibilité du
travail et sur l’injustice et l’arbitraire des relations avec l’employeur : « Pour les manœuvres
qui chargeaient et poussaient les wagonnets la paye était de deux francs dix le wagonnet ;
mais si le charbon chargé n’arrivait pas à peser une tonne il n’était pas comptabilisé. Et puis
on ne tenait pas compte de la distance (…) et dans l’attribution des postes de travail les
porions y allaient à la tête du client. Charger et pousser. Décharger et retourner dans la galerie
charger. Pousser encore avec la sueur et la salive qui se mêlaient au poussier ; une louchée
d’eau pour se rincer la bouche de temps en temps et se nettoyer la gorge, un mouchoir à la
ceinture pour s’essuyer le front et les yeux. Tous ça pour gagner trente et un francs cinquante
par jour avec lesquels payer la compagnie minière le loyer pour un logement dans le bloc (…)
D’une main ils vous reprenaient ce qu’ils vous avaient donné de l’autre… »13
Une autre destination est également évoquée par Rigoni Stern : L’Australie. Cet épisode
illustre les liens étroits qui unissaient les communautés villageoise et l’intérêt que l’on
continuait à manifester en direction des autres membres de sa famille : « Mattéo reçut une
11
La chasse aux coqs de bruyère p 64
Les saisons de Giacomo p 45, 46
13
Les saisons de Giacomo p 47
12
5
lettre d’Australie ; elle venait d’un frère de son père qui avait émigré là-bas en 1903. Il avait
épousé une anglaise ; mais l’ oncle Nicolas n’avait pas d’enfants. Il lui écrivait que s’il était
sans travail il pouvait lui en donner un. Il possédait à Melbourne une petite entreprise de
construction ; il s’était fait tout seul, en commençant comme simple maçon. »14
Ecrire la frontière ?
La frontière est également un thème fédérateur chez les deux auteurs. Chez Navel,
frontière entre les cultures celle de l’autodidacte libertaire et celle des intellectuels qui
s’entrouvrent, mais ne l’intègre pas totalement parmi les leurs. Frontière entre le monde
ouvrier et le monde rural entre lesquels Navel oscillera toute sa vie. Dans sa correspondance
avec Groethuysen, cette ambivalence jamais assumée se fait plus présente : « Je crève de la
vie régulière bien que j’aime l’effort. C’est donc une vie non pas facile, mais une vie qui
change qu’il faut chercher » (juillet 1935) Il s’exprime encore dans cette même lettre sur la
mobilité et l’absence de contraintes qui devrait présider toute recherche de travail : « Il
faudrait que les frontières soient ouvertes, que la question de la soupe ne soit pas le premier
plan, que les échanges s’élargissent. » Cette idée est magistralement raconté par Rigoni Stern
dans la tentative avorté de trouver du travail en Suisse : « Vous n’avez pas de papiers en
règle, dirent les policiers, vous n’avez pas de contrat de travail, vous n’êtes pas des ouvriers
qualifiés et vous êtes entrés clandestinement. En Suisse on n’entre qu’avec un contrat de
travail et une qualification. Nous, osa dire Angelo, on veut seulement travailler. Travailler et
c’est tout. Même comme manœuvres. Il nous est impossible de vous garder ; nous sommes
désolés. Nous devons vous raccompagner à la frontière. Ils les firent remonter dans un train
jusqu’à Chiasso où il les remit à la milice des frontières. Un gradé leur fit un sermon : (…) ils
étaient le déshonneur de l’Italie fasciste. Une honte pour l’Italie, que de se présenter ainsi à
l’étranger, comme des misérables, pour un bout de pain ! »15
Mais la Frontière est magnifiée par Rigoni Stern dans un récit intitulé Histoire de Tönle.
Pour Tönle, contrebandier au milieu du 19ème siècle, les frontières sont là pour être traversées.
Le rattachement de la Vénétie (autrefois autrichienne) à l’Italie en 1866 fait passer la frontière
par son village. Pour avoir blessé un douanier, Tönle fuit du côté austro hongrois où il devient
successivement mineur, puis colporteur, autre activité sans frontière. Il ira jusqu’au Carpates,
limite de son errance personnel. Amnistié, il peut rentrer chez lui, mais la guerre s’est emparé
de l’alpage où il assiste à la destruction de son hameau et de sa maison. Tönle, au terme d’une
ultime errance dans la campagne dévasté, meurt adossé à un olivier. « Dans la démence de la
guerre, c’est la frontière qui meurt, la frontière de l’Empire et sa culture… Le territoire de la
frontière vivait dans la terre, les plantes, les bêtes. […] Internationaliste, libertaire, Tönle
Bintarn pense que les frontières existent pour être niées. »16
Vers un panthéisme mystique ?
« Une plume en main, j’ai parlé du travail pour anéantir l’image vague qu’on a des
ouvriers en général, en montrant un homme d’une pleine humanité… Un homme dont la part
d’humanité n’est pas moins grande que celle des gens d’autres catégories que l’ouvrière. »
L’aventure d’écrivain de Georges Navel est toute entière contenue dans cette affirmation
d’une écriture du travail au service de l’homme et de sa réhabilitation. Mais par delà la
persévérance, la permanence à traduire la présence humaine dans la condition ouvrière, Navel
14
Les saisons de Giacomo p 64, 65
Les saisons de Giacomo p131
16
Préface à Histoire de Tönle p 8,9.
15
6
place l’individu au sein du cosmos et en fait un des acteurs du vivant. Nous évoquions en
préambule les chemins différents empruntés par Navel et Rigoni Stern. Les lectures parallèles
ont montré bien plus de convergences dans leur vision du travail que d’oppositions. Mais il
est finalement un point central de ralliement qui unit étroitement ces deux écrivains : la
nature.
La nature, son contact, la paix que l’on retire à la parcourir est un thème qui rapproche
étroitement Navel et Rigoni Stern dans un universalisme intemporel. Dans l’ouvrage de Pierre
Aubery Pour une lecture ouvrière de la littérature, l’auteur va jusqu’à évoquer la tentation
d’un panthéisme mystique de Navel : « Par la sensation de plénitude corporelle, je voudrais
conquérir la joie de l’âme pour répondre par un sentiment de fête au miracle de la vie »
Georges Navel et Mario Rigoni Stern sont des passeurs. Leur entreprise de narration
(« je suis un narrateur, je ne suis pas un romancier » rappelle Rigoni Stern citant Walter
Benjamin), espace d’échanges, de passerelles entre des univers antinomiques (la violence et la
fraternité, la ruralité et l’urbanité) aspire à la réconciliation de l’homme et de la nature et à un
ré enchantement du monde.
Face à l’isolement et l’asservissement de l’homme, les deux écrivains mettent en avant
un lien indéfectible avec la nature : « La terre, l’air, l’eau ne se connaissent pas de maître,
mais appartiennent à tous les hommes, ou mieux encore à ceux d’entre eux qui savent se faire
terre, air, eau et se découvrir partie de toute création. »17 Cet ancrage panthéiste de Rigoni
Stern se retrouve également chez Navel qui « en découvrant dans la marche qu’accompagne
le déroulement des songeries un principe de bonheur » se fait l’avocat d’une éducation de
l’expérience qu’il oppose à l’enfermement de l’école, de l’usine et des casernes. Cette nature
rédemptrice – source sans cesse renouvelée de beauté et d’harmonie- constitue un refuge, un
point fixe qui ramène perpétuellement « au cap » une remémoration de leur existence puisée
selon l’expression de Charles Du Bos « dans la peine mer de la vie ».
17
La chasse aux coqs de bruyère
7
Bibliographie :
AUBERY P., Pour une lecture ouvrière de la littérature, Les Editions Syndicalistes, 1970
FRIEDMANN G., Où va le travail humain ?, Ed. Gallimard, 1950
MARICOURT T., Histoire de la littérature libertaire en France, Ed. Albin Michel, 1990
MEUDAL G., (sous la dir.), Georges Navel ou la seconde vue, Ed. Le temps qu’il fait, Cahier
1, mars 1982
NAVEL G., Travaux,, Ed. Stock, 1945, (Prix Sainte Beuve 1946) 1969
NAVEL G., Parcours, Ed. Gallimard, 1950
NAVEL G., Sable et limon, Ed. Gallimard, 1952
NAVEL G., Chacun son royaume, Ed. Gallimard, 1960
NAVEL G., Passages, Ed. Le Sycomores, 1982
RAGON M., Histoire de la littérature prolétarienne de langue française, Ed. Albin Michel,
1986
RIGONI STERN, M., Les Saisons de Giacomo, Ed. Robert Laffont, 1999
RIGONI STERN, M., La chasse aux coqs de bruyère, Ed. 10/18, 1997
RIGONI STERN, M., Le sergent dans la neige, Ed. 10/18, 1995
RIGONI STERN, M., Histoire de Tönle, Ed. Verdier, 2001
8