Epoux Moukarim c. Demoiselle Isopehi 2
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Epoux Moukarim c. Demoiselle Isopehi 2
[ DALLOZ.fr : Titre de la popup ] Revue critique de droit international privé 2006 p. 856 De l'ordre public universel et de l'esclavage domestique Cour de cassation (Ch. soc.). - 10 mai 2006, Époux Moukarim c. Demoiselle Isopehi, D. 2006, p. 1400 Étienne Pataut Petra Hammje L'essentiel L'ordre public international s'oppose à ce qu'un employeur puisse se prévaloir des régies de conflit de juridictions et de lois pour décliner la compétence des juridictions nationales et évincer l'application de la loi française dans un différend qui présente un rattachement avec la France et qui a été élevé par un salarié placé à son service sans manifestation personnelle de sa volonté et employé dans des conditions ayant méconnu sa liberté individuelle (1). La Cour : - Sur les deux premiers moyens réunis : - Attendu que M. Moukarim fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir rejeté l'exception d'incompétence des juridictions françaises et fait lle application de la loi française aux relations établies avec M Isopehi, et de l'avoir condamné à lle payer à celle-ci des salaires et indemnités, alors, selon le premier moyen : 1° que M Isopehi, de nationalité nigériane, a été autorisée par ses auteurs et son frère, nigérians, à travailler, par contrat conclu au Nigeria, avec M. Moukarim, britannique, autorisé à résider au Nigeria et travaillant pour une société nigériane, au domicile de cet employeur, à Lagos ; que le lieu lle d'exécution habituel du contrat se situait au Nigeria, M Isopehi ayant la possibilité de lle voyager avec M. Moukarim à l'étranger ; que la loi nigériane régissait donc le contrat, M Isopehi accomplissant normalement son travail au domicile de M. Moukarim ; que les séjours temporaires effectués à Nice avec ses employeurs constituaient une simple possibilité d'exécution du contrat sans incidence sur le lieu habituel de cette exécution fixé à Lagos ; qu'en retenant l'application de la loi française, la cour d'Aix-en-Provence a dénaturé les clauses du contrat liant les parties et violé l'article 1134 du Code civil ; 2° qu'elle n'a pas donné de base légale à sa décision, au regard des articles L. 121-1 du Code du travail, 3 du Code civil, 6 de la Convention de Rome du 19 juin 1980, 455 du nouveau Code de procédure civile ; et alors, selon le second moyen : 1° que la loi applicable au contrat était celle du Nigeria et qu'en faisant abstraction de cette législation en ce qui concerne les règles de compétence, la Cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard des articles L. 121-1, R. 517-1 du Code du travail ; 2° qu'en tout état de cause, le contrat de travail lle prévoyait que M Isopehi devait travailler au domicile de son employeur à Lagos et qu'en écartant ce lieu d'exécution expressément prévu par les parties, la Cour d'appel d'Aix-en-Provence a violé l'article R. 517-1 du Code du travail ; 3° qu'elle devait, à tout le moins, analyser les termes du contrat et répondre aux conclusions de M. Moukarim ; qu'en s'abstenant de le faire, la Cour d'appel d'Aix-en-Provence a violé l'article 455 du nouveau me Code de procédure civile ; 4° que les attestations de M. Antoine et de M Beroujon, la me lle déclaration de M Moukarim faisaient état de la présence de M Isopehi aux côtés de ses employeurs lors de leurs séjours à Nice ; que les attestations des employés des époux lle Moukarim, de MM. Samson et Osieme étaient claires sur le travail de M Isopehi à Lagos ; mes lle que les attestations de M Karam et Bonifassi sur leurs rencontres de M Isopehi à Nice ne 1 contredisaient pas celle du Consul général de France à Lagos sur la réalité de l'existence de lle M Isophei au Nigeria, en qualité d'employée de maison, et que la Cour d'appel d'Aix-en-Provence, en niant l'exercice de ses fonctions à Lagos par la salariée qui les me prolongeait en accompagnant M. et M Moukarim à Nice, n'a pas tiré des documents qui lui étaient soumis, les conséquences qui en découlaient nécessairement ; qu'en s'attachant exclusivement à l'appartement de Nice comme lieu d'exécution du contrat, la Cour d'appel a violé l'article R. 527-1 du Code du travail ; - Mais attendu que l'ordre public international s'oppose à ce qu'un employeur puisse se prévaloir des règles de conflit de juridictions et de lois pour décliner la compétence des juridictions nationales et évincer l'application de la loi française dans un différend qui présente un rattachement avec la France et qui a été élevé par un salarié placé à son service sans manifestation personnelle de sa volonté et employé dans des conditions ayant méconnu sa liberté individuelle ; que tel est le cas en l'espèce, dès lors lle qu'il résulte des constatations des juges du fond que M Isopehi, qui a pu s'enfuir de son travail alors qu'elle se trouvait en France où M. Moukarim résidait, avait été placée par des membres de sa famille au service de celui-ci, avec l'obligation de le suivre à l'étranger, une rémunération dérisoire et l'interdiction de revenir dans son pays avant un certain temps, son passeport étant retenu par l'épouse de son employeur ; que par ces motifs substitués à ceux de la Cour d'appel, après avertissement donné aux parties conformément aux dispositions de l'article 1015 du nouveau Code de procédure civile, l'arrêt se trouve légalement justifié ; [...] Par ces motifs : - Rejette. Du 10 mai 2006. - Cour de cassation (Ch. soc). - M. Sargos, prés. ; M rapp. ; M. Allix, av. gén. - M. Copper-Royer, av. me Perony, (1) Conformément à une idée reçue, morale et technique juridique entretiennent des rapports conflictuels. La jurisprudence de la Cour de cassation l'illustre, qui élabore par touches progressives une jurisprudence audacieuse et conquérante en matière de compétence internationale et, désormais, de conflit de lois. Fondée sur le respect des droits fondamentaux, cette jurisprudence a conduit tout d'abord à une extension du pouvoir de juridiction ou de la compétence des juridictions françaises lorsque leur absence entraînerait un déni de justice difficilement acceptable aux yeux de la Cour. Il en est ainsi en matière d'immunité d'organisation internationale, lorsque le jeu de celle-ci priverait le salarié de son droit d'accès au juge (Soc, 25 janvier 2005, cette Revue, 2005.477, note I. Pingel , Clunet 2005.1142, note L. Corbion, D. 2005.1540, note F. Viangalli , JCP 2005.10185, note Moissinac-Massénat, D. 2006, Pan. 1495, obs. P. Courbe et F. Jault ), ou en matière d'arbitrage, lorsque seul le recours au juge d'appui français permet re er l'organisation d'une procédure arbitrale (Civ. 1 , 1 février 2005, cette Revue, 2006.140, note T. Clay , Rev. arb. 2005.693, note Muir Watt, RTD. com. 2005.266, obs. Loquin , Gaz. Pal. 2005, n° 147, note F.-X. Train, JCP 2005.II. 10101, note G. Kessler, D. 2005.2727, note S. Hotte et 2006, Pan. 1503, obs. P. Courbe et F. Jault ). Ces deux précédents sont explicitement invoqués par la Cour dans le communiqué accompagnant la décision du 10 mai 2006 (sur laquelle v. déjà JCP 2006.II.10121, note S. Bollée et D. 2006.1400, note P. Guiomard ) et visant à donner à celle-ci une publicité maximale (communiqué disponible sur le site Internet de la Cour de cassation). Il est vrai que les circonstances particulièrement éprouvantes de l'espèce, fort détaillées dans ce communiqué, semblaient de nature à faire fléchir toute volonté d'application rigoureuse des règles traditionnelles du droit international privé. En vertu d'un « contrat de travail » signé par sa famille, une jeune Nigériane était placée au service d'un employeur britannique habituellement résident au Nigeria. Le contrat prévoyait que la famille ne pouvait mettre fin à ce contrat sans rembourser l'employeur des frais engagés par lui ; que la jeune fille était tenue de suivre son employeur à l'étranger sans pouvoir revenir dans son pays sans l'accord de celui-ci ; que son salaire, enfin, de 25 € par mois, ne serait pas versé lors des séjours hors du Nigeria. On notera par ailleurs que, lors de ces séjours, l'épouse de l'employeur retenait le passeport de la jeune fille. 2 Peu sensible, semble-t-il, à ces engageantes clauses contractuelles et profitant d'un voyage en France, la jeune fille s'est échappée et a entamé des poursuites devant le Conseil de prud'hommes contre son employeur. Ce dernier, à tous les stades de la procédure, va contester tant la compétence des juridictions françaises que l'application de la loi française, en invoquant la faiblesse des rattachements avec la France. Comme il le souligne, le lieu d'exécution habituelle du contrat, la résidence des parties ainsi que tous les autres critères de localisation de la situation en cause étaient situés au Nigeria. Le passage en France n'était que temporaire et insusceptible, selon lui, de modifier la localisation du lieu d'exécution habituelle du travail. Ces arguments, non sans force, on va le voir, sont balayés par la Cour de cassation, au moyen d'une formule délicatement ciselée et potentiellement d'une grande ampleur : « Mais attendu que l'ordre public international s'oppose à ce qu'un employeur puisse se prévaloir des règles de conflit de juridictions et de lois pour décliner la compétence des juridictions nationales et évincer l'application de la loi française dans un différend qui présente un rattachement avec la France et qui a été élevé par un salarié placé à son service sans manifestation personnelle de sa volonté et employé dans des conditions ayant méconnu sa liberté individuelle. » Les termes pudiques et techniques ne dissimulent ici qu'à peine ce qu'il est convenu aujourd'hui d'appeler plus crûment un esclavage domestique. Ce sont bien en effet l'absence de volonté personnelle de l'employée, l'atteinte portée à sa liberté individuelle, qui justifient que le débat sur la compétence et la loi applicable ne soit pas abordé sous son angle traditionnel. Fondée expressément sur l'ordre public international, la solution de la Cour ne répond cependant pas aux mécanismes classiquement associés à cette notion (I), au point qu'il semble qu'il y ait création d'une nouvelle règle de droit international privé, dont la portée doit alors être délimitée avec précaution (II). I. - C'est en apparence sous l'égide de l'ordre public international, d'emblée mentionné par l'attendu de principe, que la Cour de cassation place sa solution, invocation d'autant plus significative qu'elle repose sur une substitution de motifs. Il est vrai que l'esclavage domestique constitue une hypothèse de choix pour justifier une intervention de l'ordre public international au service des droits fondamentaux, tant une telle situation heurte les valeurs les plus fondamentales de notre ordre juridique (Savigny, Traité de droit romain, tome VIII, § 349, prenait déjà l'exemple de l'esclavage pour illustrer le cas du refus de reconnaissance d'une institution de droit étranger, par ailleurs en elle-même immorale. Il terminait cependant par l'espoir que le développement du droit des différents peuples ferait disparaître cette institution contraire à la communauté juridique). Et précisément, l'un des intérêts de cette décision est de suggérer que, lorsque sont en cause des droits fondamentaux essentiels, ayant trait à la dignité humaine, le contenu même de l'ordre public international peut s'en trouver renouvelé (A). Mais cette suggestion ne trouve malheureusement pas confirmation sur le terrain de la mise en oeuvre du mécanisme, puisque le raisonnement effectivement adopté par la Chambre sociale ne répond à aucune des figures traditionnelles de l'ordre public international (B). A. - C'est sur le terrain de la notion même d'ordre public international que l'arrêt recèle implicitement des pistes prometteuses quant à ses fondements, même s'il fait preuve d'une certaine timidité lors de leur transposition à l'espèce. Ultime rempart dont dispose chaque ordre juridique pour se défendre contre des normes étrangères incompatibles avec ses conceptions fondamentales, l'ordre public international est habituellement présenté comme remplissant trois fonctions, qui en délimitent autant le e domaine (v. P. Mayer et V. Heuzé, Droit international privé, 8 éd., 2004, n° 200) : défense de principes universels ou de « droit naturel » ; défense des principes fondamentaux de la civilisation française ; sauvegarde de certaines politiques législatives. C'est indiscutablement à la première de ces fonctions que se rattache la présente espèce, en donnant corps à une hypothèse qui jusqu'alors restait quasiment d'école, à savoir l'atteinte portée à la prohibition 3 de l'esclavage. Mettant ainsi la notion au service de valeurs sinon réellement universelles, du moins véritablement internationales, la Cour ne se contente pas de délimiter les contours de l'ordre public au regard des seules conceptions du for français, mais élargit l'ordre juridique de référence pour en faire une notion réellement internationale (v. le communiqué où, tout en soulignant que la notion reste une notion interne, la Cour de cassation précise qu'elle se « réfère à un ordre public véritablement international, qui pourrait être tout autant dit transnational ou universel »), dotée par là même d'une vigueur particulière. Avec la prohibition de l'esclavage en effet, on touche à l'une des « valeurs essentielles de toute société démocratique » (v. CEDH, 26 juillet 2005, Siliadin c. France, D. 2006.346, note D. Roets , RTD. civ. 2005.740, obs. P. Marguénaud ), sauvegardée par nombre d'instruments internationaux en tant que droit fondamental intangible. De fait, l'interdiction de l'esclavage et du travail forcé et obligatoire est consacrée par toutes les conventions générales relatives aux droits fondamentaux : ainsi, par l'article 8, § 1, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ou encore par l'article 4 de la Convention européenne des droits de l'homme qui prévoit que « nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude » (§ 1) et que « nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire » (§ 2) (on peut y ajouter, lorsque sont en cause des mineurs, certaines exigences posées par la Convention de New York relative aux droits de l'enfant, not. celles issues des articles 19 et 32). Au-delà de ces consécrations générales, la prohibition est encore renforcée par diverses conventions et textes spécifiques. On signalera, notamment, la Convention de Genève du 25 septembre 1926 relative à l'esclavage, prohibant l'esclavage et imposant aux États de veiller à ce que des situations de travail forcé ne mènent pas à des conditions analogues à l'esclavage ; la Convention de l'OIT, n° 29 sur le travail forcé du 28 juin 1930 prohibant le travail forcé ou obligatoire ; ou encore plus récemment, la Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, ouverte à la signature le 16 mai 2005. À ces conventions s'ajoutent enfin diverses résolutions ou recommandations prises notamment dans le cadre du Conseil de l'Europe, et visant plus spécifiquement à renforcer la lutte contre la nouvelle forme d'esclavage que constitue l'esclavage domestique (v. not. Rapport de la Commission sur l'égalité des chances pour les femmes et hommes du 17 mai 2001, Recommandation 1523 (2001) du 26 juin 2001 ; Recommandation 1663 (2004) du 22 juin 2004). Formellement consacrée par ce vaste ensemble de normes fondamentales internationales, la prohibition de l'esclavage, notamment domestique, bénéficie en outre d'une force juridique particulière. Elle constitue en effet l'un des droits fondamentaux - de concert avec le droit à la vie et l'interdiction des tortures et traitements inhumains et dégradants - qui touchent à l'intégrité même de la personne humaine, donc à sa dignité même, et qui de ce fait sont dotés d'un caractère absolu et intangible. Ces trois droits forment (s'y ajoute la non-rétroactivité de la loi pénale, quatrième droit intangible) le « noyau dur des droits de l'homme », expression de l'« irréductible humain » (F. Sudre, Droit européen et international des droits de l'homme, e PUF, 6 éd., 2003, n° 145). S'ils imposent, comme tout droit fondamental, aux États d'oeuvrer positivement pour leur respect, ils constituent en outre des droits réellement impératifs et intangibles, qui ne souffrent d'aucune dérogation, d'aucune atteinte. Au sein des droits de l'homme, s'il faut en faire une hiérarchie, la prohibition de l'esclavage occupe donc une place supérieure, imposant une obligation absolue aux États (F. Sudre, op. cit., n° 147). L'impérativité particulière ainsi conférée à la prohibition de l'esclavage domestique justifie alors pleinement que sa défense en soit assurée avec force à l'encontre de normes étrangères qui y contreviendraient. Pouvant s'appuyer sur de tels fondements, l'arrêt étonne par sa relative timidité lors de leur concrétisation à l'espèce. En effet, la situation présente est très précisément de celles qui tombent sous le coup de la prohibition, comme il ressort d'ailleurs des éléments de fait énumérés dans l'attendu de principe pour donner corps à l'« ordre public international » : la salariée a été employée « sans manifestation personnelle de sa volonté » et « dans des conditions ayant méconnu sa liberté individuelle » ; elle est privée de sa liberté de mouvement, devant suivre son employeur à l'étranger et ayant interdiction de revenir dans son pays, son passeport étant confisqué par l'épouse de l'employeur ; elle ne bénéficie que d'une rémunération dérisoire. On retrouve là tous les éléments caractéristiques d'une situation 4 d'esclavage domestique (v. sur ce point en particulier les considérants 93 et s. de l'arrêt Siliadin c. France, précité, dans lesquels la CEDH rappelle les différents critères, qui comprennent entre autres confiscation du passeport, défaut de rémunération ou rémunération sans rapport avec le service fourni, la séquestration, l'isolement, auxquels s'ajoutent les conditions de travail, la contrainte sur la personne et son droit d'aller et venir). On peut alors s'étonner que, bien qu'invoquant expressément l'ordre public international, qui plus est par le biais d'une substitution de motifs, la Cour de cassation ne fasse aucunement mention, dans sa décision elle-même, des normes fondamentales qui le fondent pourtant et qui sont à même de lui conférer une autorité, voire une légitimité particulière - et ce alors même que la Cour de cassation place clairement sa décision dans leur sillage, comme l'indique son communiqué. La décision tranche singulièrement avec celles d'autres formations de la même Cour, qui n'hésitent pas à faire expressément appel à ces mêmes conventions internationales, notamment la Convention européenne des droits de l'homme, pour en faire une composante de l'ordre public international et les opposer par là même à des normes étrangères. On songe évidemment au contentieux des répudiations musulmanes (v. parmi re beaucoup d'autres, Civ. 1 , 17 février 2004 (2 arrêts), D. 2004, 824, concl. Cavarroc et chron. P. Courbe, p. 815 ; JCP 2004.II.10128, note H. Fulchiron ; Gaz. Pal. 2004, n° 248, note M.-L. Niboyet ; Clunet, 2004, 1200, note L. Gannagé ; D. 2005, 1266, obs. H. Chanteloup ; cette Revue, 2004, 423, note P. Hammje ). La différence est d'autant plus frappante que le principe d'égalité entre époux invoqué dans ce dernier contentieux ne bénéficie pas du même caractère absolu que la prohibition de l'esclavage domestique. Peut-être faut-il voir dans cette absence de référence explicite aux normes fondamentales la volonté de ne pas brandir abstraitement ces dernières, mais de les inclure dans une conception élargie de l'ordre public. Semblable volonté de s'en tenir à une intervention mesurée des droits fondamentaux conforte alors ce que suggère immédiatement l'arrêt, à savoir que les valeurs fondamentales, même d'origine internationale, devraient être défendues dans le cadre du mécanisme de l'ordre public, auquel elles conféreraient alors une acception réellement internationale. Mais une lecture plus attentive remet en cause cette impression première, suscitant alors quelque perplexité, car la Chambre sociale ne suit pas un raisonnement en termes d'ordre public international lors de la mise en oeuvre du mécanisme. B. - Si l'on s'accorde pour admettre que les valeurs fondamentales font partie de l'ordre public, des discussions subsistent quant au mécanisme de droit international privé le plus apte à en assurer efficacement la défense. Faut-il se contenter de l'exception d'ordre public, dans son fonctionnement classique ou adapté ? Faut-il aller plus loin sur le terrain des lois de police ou d'un ordre public positif de rattachement ? Les juridictions elles-mêmes hésitent sur la voie à suivre, même si la tendance est à une application plutôt immédiate des valeurs fondamentales du for, dont les juges français se doivent d'assurer le respect, la lettre des arrêts mentionnant dans le même temps l'exception d'ordre public (v. sur ce point la re formulation ambiguë des arrêts récents en matière de répudiations, not. Civ. 1 , 17 février 2004, précité). Le flottement est encore accru dans l'arrêt du 10 mai 2006, puisque tout en se réclamant formellement de l'ordre public international, il ne s'inscrit dans aucun de ces raisonnements habituels en la matière. En premier lieu, il est impossible d'y voir une application de l'exception d'ordre public, même spécialement adaptée à la défense des droits fondamentaux. Rien dans le raisonnement suivi ne cadre avec le fonctionnement de ce mécanisme. L'ordre public est en effet opposé ici non à une norme étrangère qui serait contraire à la prohibition de l'esclavage en consacrant ou ne sanctionnant pas une telle situation, mais à des règles françaises, à savoir la règle de conflit de lois française et la règle française de compétence juridictionnelle (v. en ce sens, S. Bollée, note précitée). Ainsi la Cour énonce-t-elle que « l'ordre public international s'oppose à ce que l'employeur puisse se prévaloir des règles de conflit [...] de lois pour [...] évincer l'application de la loi française » ; ou « se prévaloir des règles de conflit de juridictions [...] pour décliner la compétence des juridictions nationales ». Assignant un traitement unique à la compétence législative et juridictionnelle, la Cour utilise dans les deux cas la notion d'ordre public pour évincer une règle française, ce qui est incompatible avec une approche en termes d'exception d'ordre public. 5 Si l'on ne peut ramener l'arrêt à une application de l'exception d'ordre public au service des droits fondamentaux, on peut alors, en deuxième lieu, être tenté de voir dans le raisonnement de la Chambre sociale une application des valeurs fondamentales au titre de lois de police. L'impérativité particulière dont bénéficie la prohibition de l'esclavage se traduirait alors en droit international privé par une application immédiate de cette exigence, par préférence à toute loi étrangère, à condition d'un certain lien avec l'ordre juridique français. À cette applicabilité de la loi, serait accolée une compétence des juridictions françaises, comme avait déjà pu l'affirmer la Chambre sociale clans le premier arrêt Bloch (Soc, 12 novembre 1972, cette Revue, 1973.565, note Batiffol, Clunet 1973.725, note G. Lyon-Caen). Au regard notamment des orientations actuelles de la Cour de cassation, cette piste semble plus prometteuse, mais elle se heurte rapidement à des objections dirimantes. On passera d'autant plus rapidement sur l'objection traditionnelle, d'ordre théorique, tenant à l'insatisfaction générée par le recours au mécanisme d'exception que sont les lois de police pour servir par principe la défense d'une norme fondamentale (sur ce point, v., plus généralement, P. Hammje, « Droits fondamentaux et ordre public », cette Revue, 1997.1, os spéc. n 7 et s. ), que l'on pourrait à la rigueur considérer que la nature intangible et absolue du droit fondamental en cause ici justifierait son traitement exceptionnellement renforcé. On s'arrêtera en revanche davantage sur la difficulté de concilier un raisonnement en termes de lois de police avec la norme fondamentale dont on assure la défense. Les lois de police sont en effet des règles matérielles, précisément identifiées, dont l'impérativité particulière justifie un champ d'application spatial indépendant de la répartition effectuée par la règle de conflit de lois. Ce n'est pourtant pas le raisonnement suivi en l'espèce, où compétence globale est attribuée à la loi française. Cette applicabilité générale de la loi française interdit de considérer que la Cour de cassation a entendu forcer l'application d'une règle particulière et assortir cette règle d'une compétence juridictionnelle concomitante. La condamnation de l'Assemblée plénière dans l'affaire Bloch (AP, 14 octobre 1977, cette Revue, 78.166, note Batiffol, Clunet 78.304, note G. Lyon-Caen, D. 78, IR 98, obs. Audit et 417, note Lagarde. Sur l'ensemble de cette discussion, v. A. Sinay-Cytermann, L'ordre public en mature de compétence judiciaire internationale, thèse dactyl. Strasbourg, 1980, spéc. pp. 340 et s.) dans laquelle la Cour de cassation avait refusé d'effectuer ce lien entre impérativité de la règle et compétence juridictionnelle semble donc sauve. Il est vrai que, au quatrième moyen, la Cour de cassation semble appliquer cette qualification de loi de police à une règle française particulière, à savoir l'article L. 324-11-1 du Code du travail. Cet article sanctionne le non-respect des obligations de déclaration des salariés, imposées par l'article L. 324-10 (immatriculation, déclarations aux organismes de protection sociale et à l'administration fiscale...). Sans doute, pourtant, ne faut-il pas accorder d'importance excessive à cette qualification. D'une part, en effet, le premier motif de la Cour est d'une envergure suffisante pour expliquer l'applicabilité de la loi française, cette seconde justification n'étant ajoutée qu'en raison de l'obligation qui est faite à la Cour de répondre aux questions qui lui sont posées. D'autre part, il est douteux que la qualification de loi de police entraîne une applicabilité systématique des obligations de l'article L. 324-10 dans toutes les situations. Une loi de police n'est en effet applicable qu'à l'intérieur d'un champ d'application spatial déterminé, qui paraît bien peu clairement établi en l'espèce. Un passage fortuit et très bref par la France d'un employeur et de son employé ne saurait en effet obliger à une application immédiate et sans nuance des obligations du Code du travail et sans aucun doute le champ d'application spatial de la règle mériterait d'être creusé plus avant. Enfin, on ajoutera que l'indifférence manifestée par la Cour à l'existence de formalités équivalentes dans le pays d'origine paraît peu conforme à la souplesse et à l'inventivité dont il est nécessaire de faire preuve en matière de coordination des régimes de protection sociale, inventivité dont elle a d'ailleurs su faire la preuve dans des circonstances moins dramatiques (Soc, 24 février 2004, Travail et protection sociale, mai 2004, n° 173, note P. Coursier, cette Revue, 2005.62, note L. d'Avout ). L'indifférence à l'équivalence ici manifestée par la Chambre sociale paraît en réalité bien plus fortement justifiée par un jugement implicite : 6 celui de l'absence totale d'équivalent satisfaisant à l'article L. 324-10 dans l'ordre juridique du Nigeria. S'il ne peut s'agir ni de l'exception d'ordre public, ni de lois de police, il reste alors, en troisième lieu, à éprouver l'analyse consistant à voir dans cet appel à l'ordre public international la consécration d'un ordre public positif de rattachement, imposant la compétence de l'ordre juridique français, du fait d'un rattachement avec la France (rappr. Paris, 14 juin 1994, cette Revue, 1995, 308, note Y. Lequette , dans lequel on peut voir le recours à un ordre public positif de rattachement pour défendre le droit au respect de la vie privée issu de l'article 8 CEDH en matière de transsexualisme - v. note p. 315). Il s'agit alors de conférer aux normes fondamentales un certain domaine spatial d'application en raison du lien de la situation avec la France, indépendamment de l'ordre juridique normalement désigné par les règles de conflit de lois. Comme pour les lois de police, le raisonnement est de type unilatéraliste, puisque l'on tire de la norme fondamentale internationale elle-même, plus précisément de son contenu et de son objectif, le champ d'application spatial exorbitant qu'elle entend s'assigner (rappr. la proposition de certains auteurs de créer des règles de conflit de lois spécifiques aux droits fondamentaux, lesquelles seraient nécessairement de nature unilatérale ; v. not. W. Wengler, note sous BGH, 29 avril 1964, JZ 1965, 99, spéc. p. 101 et s.). En l'occurrence, cela revient à dire que la prohibition de l'esclavage domestique, telle que consacrée par les instruments internationaux, commande son application dès lors que le différend « présente un rattachement avec la France », comme l'indique l'arrêt, court-circuitant alors les méthodes habituelles du droit international privé. Même si cette analyse paraît correspondre davantage à l'arrêt que les deux précédentes, elle doit malgré tout être abandonnée, pour plusieurs raisons. Tout d'abord, raisonner en termes d'ordre public de rattachement permet éventuellement de justifier la compétence exorbitante donnée à la loi française, alors applicable au fond. Elle intéresse donc à ce titre la compétence législative : la règle de conflit de lois donnant ici compétence au droit nigérian se voit refoulée par le rattachement positif au droit français auquel conduit la norme fondamentale. Dans son acception traditionnelle, en revanche, l'ordre public de rattachement ne semble pas en mesure de justifier une compétence tout aussi exorbitante donnée aux juridictions françaises. Ensuite, si l'on entend poser une véritable règle positive de rattachement, encore faut-il indiquer le critère de rattachement sur lequel elle repose (v. Paris, 14 juin 1994, précité, indiquant que « la matière des droits de l'homme est d'ordre public et que la protection de ces droits doit être assurée tant à l'égard des nationaux qu'à l'égard des ressortissants des États non parties à la Convention s'ils sont domiciliés sur le territoire national »). Or l'arrêt reste des plus elliptiques quant au lien avec la France nécessaire pour justifier l'intervention des droits fondamentaux. Sauf à considérer qu'il tient au simple fait de « se trouver en France », mais peut-on vraiment voir là un réel critère de rattachement ? Doit-on alors considérer que le rattachement tient à la seule compétence du juge français ? Mais encore faudrait-il qu'elle soit préalablement établie, non qu'elle découle de la même règle (rappr. de la formule utilisée par certains arrêts en matière de répudiation, selon laquelle la France s'est engagée à garantir le respect de l'égalité entre époux « à toute personne relevant de sa juridiction », qui semble donc supposer que soit établie la compétence du juge français). Reste en outre la difficulté tenant à l'origine internationale du droit protégé, difficilement compatible avec l'édiction d'une règle reposant sur un « unilatéralisme nationaliste » (selon l'expression de P. Mayer, Droit international privé, n° 119), centrée sur le seul rattachement avec la France. Mais surtout, et avant toute chose, le critère de rattachement adopté, quel qu'il soit, doit être la traduction d'un lien significatif avec l'ordre social concerné, expression du centre de gravité ou de l'efficacité maximale du droit fondamental. Or en l'espèce, quelque lecture que l'on adopte, le rattachement ne correspond pas au lien avec la France que commanderait la norme elle-même - qui tiendrait plutôt au fait que le travail se déroule en France ou encore que l'employeur ou le salarié soit français ou domicilié en France. Mais il traduit davantage la volonté de donner une compétence exorbitante à l'ordre juridique français pour permettre la sanction d'une situation moralement inacceptable, qui ne trouverait pas de réponse dans l'ordre juridique normalement compétent. En cela, on dépasse nettement ce que postule un ordre public positif de rattachement. La dernière difficulté d'un tel raisonnement tient, enfin, à l'imprécision du contenu de la norme 7 fondamentale à appliquer. Alors que ce devrait être le droit fondamental lui-même qui commande la règle de rattachement délimitant son champ spatial, on constate qu'ici la Chambre sociale n'énonce jamais celle-ci expressément en indiquant ses exigences - au contraire de ce que peut faire la Première Chambre civile face au principe d'égalité issu de la Convention européenne des droits de l'homme. Ainsi, la lettre même de l'arrêt indique non que l'on impose un résultat concret tiré de l'application de la norme fondamentale elle-même d'ailleurs jamais mentionnée - mais que les exigences implicitement issues de celles-ci interdisent à l'employeur partie au litige de faire jouer les règles normales de compétence pour laisser perdurer une situation inacceptable. C'est donc, une fois encore, moins une solution au fond qui s'impose par le biais des droits fondamentaux, qu'une règle conduisant à la compétence générale de l'ordre juridique français. En définitive, force est de constater que la solution posée ne peut s'expliquer par un raisonnement en termes d'ordre public international, sous quelque manifestation que ce soit. C'est admettre alors que l'impérativité particulière dont est dotée la prohibition de l'esclavage domestique, dont la Cour assure ici la défense, justifie son intervention sur un autre terrain, en commandant la création d'une nouvelle règle de droit international privé. Si tel est le sens de l'arrêt, la prudence doit alors être de mise : les implications d'un appel aux droits fondamentaux dépassant le seul cadre de l'ordre public pour investir celui des règles de conflit de lois et de compétence juridictionnelle elles-mêmes sont en effet d'un tout autre ordre pour le droit international privé. II. - Difficile à ranger dans les catégories traditionnelles du droit international privé et, particulièrement, de l'ordre public, la solution posée par la Cour de cassation serait ainsi entièrement nouvelle et conduirait à une règle de compétence générale de l'ordre juridique français, qui mettrait à disposition des plaideurs ses juridictions et sa loi dans l'hypothèse d'une violation de ses droits fondamentaux. Si elle se généralisait, pourtant, une telle solution serait potentiellement dévastatrice (A), au point qu'il semble qu'il faille enserrer la règle en cause dans de strictes limites que viendrait dévoiler un régime particulier (B). A. - Dans son communiqué, la Cour de cassation rapproche explicitement la solution posée de la compétence fondée sur le déni de justice. On s'étonnera pourtant que, pas plus que les normes fondamentales en cause, le déni de justice ne soit explicitement invoqué dans l'arrêt lui-même. L'absence de référence claire à cette notion, en effet, laisse entrevoir des interprétations maximalistes et inquiétantes de la solution de la Cour de cassation, dans laquelle on pourrait voir une extension démesurée du traditionnel et fermement encadré principe de faveur au salarié mis en oeuvre par les articles 6 de la Convention de Rome ou R. 517-1 du Code du travail, dès lors que sont en cause les droits fondamentaux du travailleur. Par ailleurs, et même à rester dans le cadre suggéré du déni de justice, l'ampleur de la règle posée par la Cour semble de plus vaste envergure. Dans sa jurisprudence récente, en effet, la Cour de cassation ne se préoccupait guère de loi applicable, dont les enjeux n'étaient pas au centre du débat. Seul était invoqué le droit d'accès à un juge, tel qu'il est garanti par l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. En matière d'immunité comme en re er matière d'arbitrage (Soc, 25 janvier 2005 et Civ. 1 , 1 février 2005, précités), la Cour de cassation n'admet la compétence des juridictions françaises qu'après avoir très clairement établi qu'aucune autre voie de droit n'était ouverte. Le fond du litige, pour sa part, restait hors du débat. La situation est tout à fait différente en l'espèce. Tout d'abord, il n'est nullement prétendu que la jeune fille était effectivement empêchée de saisir les tribunaux nigérians, manifestement mieux placés que les juridictions françaises, puisque la situation juridique en cause était entièrement localisée au Nigeria, n'était le déplacement fortuit en France. Manque donc la condition essentielle du déni de justice en droit international privé, à savoir la double incompétence des juridictions étrangères et des juridictions françaises (sur les conditions du déni de justice, v. Lycette Corbion, Le déni de justice en droit international privé, PUAM, 2004). Ensuite, et surtout, ce sont des raisons de fond qui sont invoquées par la Cour, qui fait de 8 l'absence de manifestation de volonté de la salariée et de l'atteinte à sa liberté individuelle la justification profonde de cette solution. C'est bien parce que, au fond, il est craint que la salariée ne puisse remédier dans son pays d'origine à sa situation d'esclavage, que l'ordre juridique français vient lui prêter main forte. Une telle solution, motivée par un incontestable souci de justice, peu critiquable en l'espèce, ne laisse pas de susciter une certaine perplexité. Elle suppose en effet de donner une définition extrêmement large à la notion de déni de justice, où ce qui est en cause n'est pas simplement la possibilité de faire valoir ses arguments devant une juridiction, mais encore de faire prévaloir au fond une solution considérée comme la seule acceptable. Il y a bien là un important expansionnisme juridique, par lequel la Cour de cassation étend unilatéralement les frontières de l'ordre juridique français. On retrouve là un paradoxe identifié de longue date quant aux rapports entre droits fondamentaux et droit international privé. Ayant pour objet la mise en relation de systèmes juridiques différents, le droit international privé oblige en effet à un certain relativisme de valeurs auquel au contraire se prête fort mal le caractère impératif des droits fondamentaux (sur ce point, v. par exemple, Y. Lequette, « Le droit international privé et les droits e fondamentaux », in R. Cabrillac et al., Libertés et droits fondamentaux, 9 éd., 2003, p. 87). Le paradoxe est ici d'autant plus troublant que le lien de rattachement avec la France, érigé en condition de fonctionnement de la règle nouvelle, est, on l'a vu, très ténu, puisque la simple présence en France de l'employeur et de la salariée justifie la compétence globale de l'ordre juridique français. Il y a bien là une conception très offensive de la défense des droits et libertés fondamentaux susceptible de remettre en cause les solutions les mieux assises du droit international privé. Une telle crainte est récurrente, et l'on souligne fréquemment, même à propos du déni de justice entendu en un sens plus strict, le risque que la France ne devienne le « paradis du forum shoppeur » (Horatia Muir Watt, note précitée, n° 16) ou le juge des « dénis de justice commis dans le monde entier » (A. Ponsard, note sous Paris, 29 juin 1968, cette Revue, 1970.298). Encore avivée par l'apparition d'une conception très large du déni de justice, fondée sur l'impossibilité d'obtenir un droit au fond, la crainte est ici que ces préoccupations substantielles ne remettent profondément en cause le caractère coordonnateur des règles de droit international privé. Une telle crainte, pourtant, doit être nuancée, par une lecture attentive de la motivation de la Cour de cassation. Celle-ci laisse en effet entrevoir la possibilité de construire pour cette règle un régime juridique spécifique, qui en soulignerait l'originalité tout en permettant son insertion dans l'ensemble du droit international privé. B. - La formulation de la solution est en effet remarquable, puisque la Cour, à proprement parler, ne pose ni règle de compétence juridictionnelle ni règle de compétence législative concomitante. Si l'ordre public est invoqué, c'est au contraire pour empêcher que l'employeur se prévale de l'incompétence des juridictions françaises et de l'inapplicabilité de la loi française. Il y a là une sanction procédurale fort originale, par laquelle, à titre de sanction, un plaideur est empêché de faire valoir un argument. Une telle solution, techniquement, se rapproche de l'estoppel (sur lequel, v. part. Béhar-Touchais (dir.), L'interdiction de se contredire au détriment d'autrui, Economica, 2001), avec cette différence fondamentale qu'aucune contradiction dans son argumentation n'est ici reprochée à l'employeur. Ce qui lui est reproché, en effet, est un comportement moralement scandaleux et pénalement répréhensible et non une attitude procédurale contradictoire qui porterait atteinte aux intérêts de l'autre partie. Une telle fonction pour l'ordre public est inhabituelle en droit international privé, où la distinction classique entre ordre public et fraude repose sur l'analyse du contenu de règles étrangères pour le premier et du comportement d'une partie pour le second. En l'espèce, pourtant, l'ordre public vient ici sanctionner l'attitude de l'employeur par une déchéance du droit à faire valoir ses arguments. Une telle analyse permet d'expliquer que l'ordre public soit 9 utilisé pour empêcher le fonctionnement de règles françaises, la règle de compétence (conduisant probablement à l'incompétence des juridictions françaises en l'espèce) et la règle de conflit de lois (désignant probablement la loi nigériane en l'espèce). Ce qui est en cause n'est pas la nature des rattachements utilisés par ces règles, mais bien la volonté de l'employeur d'échapper à toute sanction en se réfugiant sous le régime juridique plus clément de son pays d'accueil. Assurément originale et inventive, une telle interdiction de faire valoir ses arguments se heurte à quelques difficultés. Tout d'abord, il semble difficile de traduire cette solution en termes procéduraux. L'irrecevabilité, qui vient spontanément à l'esprit, semble impropre à traduire en termes techniques l'interdiction faite à l'employeur de présenter ses propres arguments. L'irrecevabilité fait en effet échec à une demande et concerne, à ce titre, le droit d'agir, et non la possibilité pour le défendeur de présenter des arguments (sur l'irrecevabilité, e v. L. Cadiet et E. Jeuland, Droit judiciaire privé, Litec, 4 éd., 2004, p. 340). Cette impossibilité de soulever certains arguments, en l'espèce une exception de procédure et une défense au fond, présente donc bien une spécificité très marquée, qui semble peu susceptible d'être rapportée à une catégorie traditionnelle de la procédure. C'est bien en cela que la sanction imaginée par la Cour de cassation se rapproche de l'estoppel, dont les fondements procéduraux semblent tout aussi introuvables, bien que le droit positif l'accueille exceptionnellement (sur ce point, v. O. Hillel et M.-N. Jobard-Bachellier, « Les applications du principe en droit du contentieux interne et international », in L'interdiction de se contredire au détriment d'autrui, précité, p. 53). On pourrait ensuite estimer qu'une telle solution, justifiée par les droits fondamentaux, est contraire à ces mêmes droits fondamentaux. Les droits de la défense, en effet, font l'objet d'une jurisprudence abondante et sourcilleuse de la part de la Cour européenne des droits de l'homme et la réprobation à l'encontre du comportement du défendeur ne saurait autoriser à s'y soustraire. Celui-ci, en toute circonstance, doit être autorisé à présenter les arguments de droits propres à assurer sa défense. À cette objection, on pourra toutefois répondre que l'atteinte aux droits de la défense paraît ici suffisamment limitée pour ne pas être considérée comme incompatible avec les exigences de l'article 6. Il n'est en effet nullement interdit au défendeur de présenter des arguments de fond au soutien de sa position, même si l'exposé des faits permet de douter qu'ils puissent prospérer. Il lui est simplement interdit de faire valoir les arguments juridiques qui pourraient lui permettre d'échapper au bras armé de la justice française. Partant, les règles substantielles restent bien dans le débat, dont sont seules exclues les règles de droit international privé. Celles-ci n'étant que difficilement susceptibles d'être traduites en termes de droit subjectif (sur ce point, v. F. Marchadier, Les objectifs généraux du droit international privé à l'épreuve de la Convention européenne des droits de l'homme, thèse dactyl. Limoges, 2005), l'interdiction faite au plaideur ne paraît guère de nature à émouvoir les juges de la Cour européenne des droits de l'homme. Enfin, et surtout, la difficulté de la solution posée par la Cour de cassation est qu'elle ne suffit pas, en elle-même, à assurer la compétence des juridictions françaises ou l'applicabilité de la loi française. Il semble certes possible de considérer que, le défendeur n'étant autorisé à soulever ni la question de compétence ni celle de conflit de lois, celle-ci n'est pas dans le débat. L'article 92 NCPC, qui n'oblige pas le juge à soulever d'office son incompétence internationale, ainsi que le statut procédural de la règle de conflit seraient alors invoqués pour justifier la compétence des juridictions françaises et l'applicabilité de la loi française. Une telle analyse, pourtant, paraît bien peu convaincante. Il y aurait une grande part d'artifice, en effet, à réputer hors du débat une question qui a mobilisé l'attention presque exclusive de la Cour de cassation. Par ailleurs, justifiée par le recours aux droits fondamentaux, essentiellement indisponibles, la solution s'accorde fort mal avec la jurisprudence sur re l'obligation de soulever d'office la loi étrangère qui, même si elle reste fluctuante (v. Civ. 1 , 28 juin 2005 et Com., 28 juin 2005, cette Revue, 2005.645, note B. Ancel et H. Muir Watt ), semble toujours faire du caractère disponible un critère de délimitation des obligations du juge. Interdire au défendeur de soulever l'incompétence, lui intimer le silence sur la règle de conflit, ne semble donc pas suffire à établir positivement la compétence des juridictions françaises ou 10 l'applicabilité de la loi française. Il est vrai que, sur le terrain de la loi applicable, et même si, on l'a vu, l'argument semble peu convaincant, la Cour de cassation prend soin d'utiliser à nouveau l'ordre public (au sens, cette fois, de loi de police) pour justifier l'application impérative de la loi française. Sur le terrain de la compétence, en revanche, rien n'est ajouté, et seule l'existence d'un « lien » avec la France paraît ici fonder positivement la compétence des juridictions françaises. Il y a bien là une contraction du raisonnement, par lequel la Cour de cassation assemble en une formule ramassée deux règles distinctes : une règle relative au comportement procédural du plaideur, une règle de compétence et de conflit de lois. On ne saurait voir là l'effet du hasard et, bien plus que l'hypothétique « lien », ou que le caractère « territorial » des règles sur le travail dissimulé (le terme vient du communiqué de la Cour de cassation), c'est bien fondamentalement l'attitude de l'employeur qui justifie à la fois la sanction procédurale et la compétence de l'ordre juridique français envisagé ici globalement. Une telle solution offre un pouvoir discrétionnaire au juge, à qui il revient d'apprécier la gravité du comportement en cause et les conséquences de celui-ci. Parmi les éléments d'appréciation, figurera incontestablement la nature des actes qui lui sont reprochés, et l'insistance que met la Cour de cassation à souligner l'atteinte à la liberté individuelle de son employée doit être lue comme un gage de sa volonté de ne connaître que des violations les plus flagrantes. Il faut toutefois souligner aussi que l'on peut estimer que l'atteinte à la liberté est réalisée non pas uniquement en raison du comportement de l'employeur, mais aussi dans la mesure où celui-ci se déploie dans un environnement juridique probablement peu enclin à le sanctionner. L'expansionnisme juridique dont fait preuve la Cour de cassation est alors doublement bordé, par l'appréciation de la violation des droits fondamentaux dont se rend coupable l'employeur, d'un côté, par l'impossibilité d'obtenir justice ailleurs de l'autre. Cette double limite est la traduction de l'originalité de la solution de la Cour de cassation. En acceptant à la fois la compétence de ses tribunaux et l'application de sa loi, le droit français mobilise désormais toutes ses ressources au bénéfice de la victime. Ainsi qu'on l'a très justement fait remarquer (S. Bollée, note précitée, p. 1408), cette jonction des compétences se rapproche des méthodes du droit pénal, et sans aucun doute la solution a-t-elle vocation à compléter sur le plan civil la répression de faits qui pourraient être deux fois pénalement sanctionnés, sous l'angle du travail dissimulé et sous l'angle de l'esclavage domestique. La jurisprudence future de la Cour de cassation permettra de dire si elle entend restreindre la solution à des faits pénalement sanctionnés. Sans doute d'ailleurs serait-il raisonnable d'en faire un critère, au moins implicite, de la mise en oeuvre de la double compétence. En l'état actuel de la solution, toutefois, celle-ci comporte une souplesse qui laisse une très grande marge d'appréciation au juge. Une telle souplesse est sans doute bienvenue pour une règle qui n'a manifestement qu'une vocation exceptionnelle à être mise en oeuvre, à l'instar de la compétence fondée sur le déni de justice. À la différence de ce dernier, cependant, l'amplitude de la règle nouvelle est bien plus grande. Elle permet de mobiliser l'ordre juridique français pour mettre fin à une situation moralement inacceptable, juridiquement condamnable et restée impunie. C'est là son grand mérite ; c'est aussi là qu'en résident les dangers. Mots clés : ORDRE PUBLIC * Travail * Esclavage * Ordre public universel * Séjour temporaire * Compétence des tribunaux français CONFLIT DE LOIS * Rattachement * Travail * Séjour temporaire * Esclavage * Ordre public universel TRAVAIL * Contrat de travail * Compétence * Esclavage * Ordre public universel * Séjour temporaire COMPETENCE * Compétence internationale * Ordre public * Esclavage * Ordre public universel 11 Revue critique de droit international privé © Editions Dalloz 2012 12