Mai 2012 - vol. 24, no 2

Transcription

Mai 2012 - vol. 24, no 2
CONDITIONS DE PUBLICATION
Toute personne intéressée à soumettre un article au Comité de rédaction
doit en faire parvenir la version définitive, sur support papier ou électronique, avec
ses coordonnées, au rédacteur en chef, au moins 60 jours avant la date de parution,
à l’adresse suivante:
Cahiers de propriété intellectuelle
Rédacteur en chef
Centre CDP Capital
1001, Square-Victoria – Bloc E – 8e étage
Montréal (Québec) H2Z 2B7
Courriel: [email protected]
L’article doit porter sur un sujet intéressant les droits de propriété intellectuelle ou une question de droit s’appliquant à de tels droits. Les articles de doctrine
ne doivent pas dépasser 50 pages dactylographiées, sans les notes; les textes relatifs à des commentaires d’arrêts, à de l’information et à de la législation ne doivent
pas être de plus de 20 pages dactylographiées.
Les textes doivent être en langue française, dactylographiés à double interligne sur format 21 cm x 28 cm (81 2" x 11"). Le texte sur le support électronique ne
doit être justifié à droite et il doit être aligné à gauche; aucun code ne doit être
employé et l’auteur doit indiquer le type d’appareil et le programme utilisés. Les
notes doivent être consécutives et reportées en bas de page.
Les articles de doctrine doivent être accompagnés d’un résumé en langue
française, libre à l’auteur de joindre une version anglaise. Les titres de volumes et
de revues, les décisions des tribunaux, ainsi que les mots et expressions en langue
autre que le français doivent être en italiques; les articles de revues doivent être
cités entre guillemets. Enfin, il est inutile d’apposer les guillemets pour les citations en retrait du texte.
L’auteur conserve son droit d’auteur mais accorde une licence de première
publication en langue française, pour l’Amérique du Nord, accorde à la revue et à
l’éditeur de même qu’une licence non exclusive de diffusion sur le site Internet des
C.P.I. L’auteur est seul responsable de l’exactitude des notes et références ainsi
que des opinions exprimées.
Les Cahiers de propriété intellectuelle, propriété de la corporation Les
Cahiers de propriété intellectuelle inc., sont édités par cette dernière. Ils sont
publiés et distribués par Les Éditions Yvon Blais inc.
Les Cahiers peuvent être cités comme suit: (volume) C.P.I. (page).
Toute reproduction, par quelque procédé que ce soit, est interdite sans l’autorisation du titulaire des droits. Une telle autorisation peut être obtenue en communiquant avec COPIBEC, 606, rue Cathcart, bureau 810, Montréal (Québec) H3B 1K9
(Tél. : (514) 288-1664; Fax : (514) 288-1669).
© Les Éditions Yvon Blais, 2012
C.P. 180 Cowansville (Québec) Canada
Tél. : 1-800-363-3047 Fax : (450) 263-9256
Site Internet : www.editionsyvonblais.com
ISSN : 0840-7266
Publié trois fois l’an au coût de 199,95 $. Pour tout renseignement, veuillez communiquer avec Les Éditions Yvon Blais, 430, rue Saint-Pierre, Montréal (Québec) H2Y 2M5,
tél. : (514) 842-3937. Pour abonnements : 1-800-363-3047.
PRÉSENTATION
Il se mit à siffloter une rengaine de son pays qui,
une fois traduite, n’avait plus aucun sens, mais
cela n’avait pas beaucoup d’importance, car il en
avait oublié les paroles.
– Louis GAUTHIER, Les aventures de Sivis Pacem
et de Para Bellum – Tome 1
(Montréal : Fides, 1970), à la page 40.
La musique est, comme les belles lettres, un moyen
d’élever notre esprit, de lui faire goûter la saveur
du bon et du beau jusqu’à la Bonté et la Beauté
suprêmes, c’est-à-dire jusqu’à Dieu.
– Amédée GASTOUÉ, musicologue et
compositeur français (1873-1943)
Pour ce numéro de mai, un contenu un peu spécial puisqu’à la
désormais traditionnelle revue de certaines décisions d’intérêt rendues en 2011 dans le domaine de la PI et des TIC1 se greffent plusieurs articles sur l’œuvre orpheline2, et ce, de divers horizons.
1. J’allais écrire TI (technologies de l’information, terme défini par l’OQLF comme
« ensemble des matériels, logiciels et services utilisés pour la collecte, le traitement
et la transmission de l’information ») mais on m’a fait remarquer que ça faisait un
peu « support informatique ». Qu’à cela ne tienne, moderne, j’ai voulu opter pour
NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication, terme
autrement défini par l’OQLF comme « ensemble des technologies issues de la
convergence de l’informatique et des techniques évoluées du multimédia et des
télécommunications, qui ont permis l’émergence de moyens de communication plus
efficaces, en améliorant le traitement, la mise en mémoire, la diffusion et l’échange
de l’information »), mais des membres du comité de lecture m’ont indiqué que ça
faisait ringard (pas le nom, l’adjectif) puisque plus si nouvelles que cela ou toujours
nouvelles, selon le point de vue. On m’a suggéré fortement « TIC » mais, tac, j’ai un
blocage disneyien. Docile, je me soumets, notant toutefois que l’OQLF donne pour
synonyme à TIC, NTI et NTIC...
2. « Tout le monde ne peut pas être orphelin. » : Jules Renard, Poil de carotte (Paris :
Flammarion/J’ai lu, 1957 (1894)), à la page 179 [Coup de théâtre, Scène V, Poil de
carotte, Au fond d’un placard. Dans sa bouche, deux doigts ; dans son nez, un seul.]
203
204
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Quoiqu’elle varie d’un système à l’autre, une œuvre dite « orpheline »3 s’entend généralement d’une œuvre dont on ne peut retrouver
les ayants droit après des recherches raisonnables : « Les œuvres
orphelines sont devenues importantes avec la numérisation du patrimoine culturel, car cette numérisation permet d’envisager leur exploitation dans des conditions économiques viables, ce qui n’était
souvent pas le cas auparavant »4. Les différentes problématiques
liées à l’œuvre orpheline5 sont d’ailleurs superbement exposées dans
le billet que commet Ghislain Roussel6.
Florence-Marie Piriou7 présente le projet de Directive sur les
œuvres orphelines et son harnachement au droit français alors
que Alexandra Bensamoun8 traite, elle, de l’approche française des
œuvres orphelines9. L’expérience nordique de la diffusion en ligne et
le régime de licence collective étendue dans le cas d’œuvres orphelines est illustrée par Jan Rosén10.
La récente législation hongroise sur l’utilisation des œuvres
orphelines11 est abordée par Mihàly Ficsor12 en grand contraste avec
le statu quo prévalant dans le monde arabe, tel que décrit, avec un
rappel poétique, par Souheir Nadde-Phlix13.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
10.
11.
12.
13.
« Je ne défendrais point la veuve et je n’attaquerai point l’orphelin . Plus de toge,
plus de stage Voilà ma radiation obtenue. » : Victor Hugo, Les misérables, tome 3
(Paris : J. Hetzel et A. Lacroix, 1865 (1862)), à la page 363 (Oraison funèbre de
Blondeau, par Bossuet). Dans la même veine : « Il n’y aurait pas besoin d’avocats
pour défendre la veuve et l’orphelin, s’il n’y avait pas d’abord d’avocats qui les attaquent. » : Alphonse Karr, Les Guêpes – Quatrième série, (Paris : Michel Levy Frères, 1874 (Juillet 1843)), à la page 299.
Eh oui, une définition tirée de Wikipédia, juste pour faire râler les puristes !
« Nous sommes les inconsolables orphelins des mesures du passé » : Denis Guedj,
Le mètre du monde, (Paris : Seuil/Points, 2003 (2000)), à la page 34.
Avocat, président des Cahiers de propriété intellectuelle.
Docteure en droit, Sous-directrice Sofia (Société française des intérêts des auteurs
de l’écrit).
Maître de conférences HDR, directrice du Master 2, Droit des nouvelles propriétés, Université Paris-Sud XI (faculté Jean-Monnet).
Laquelle n’a rien à voir avec le film canadien Orphan de Jaume-Collet-Serra
(Warner Brothers, 2009) hybride entre le suspense psychologique et le film d’horreur ou de la pièce de théâtre Orphelins de Dennis Kelly mise en scène de Maxime
Dénommée (La manufacture, 2012).
LL.D, professeur de droit privé, Faculté de droit de l’Université de Stockholm.
Texte traduit par Ghislain Roussel.
« Qui tue un taureau rend orphelin un veau » : Philippe Bouvard, Mille et une
pensées, (Paris, Le Cherche-Midi, 2005).
Membre du conseil d’administration du Conseil hongrois d’experts sur le droit
d’auteur et précédemment sous-directeur général de l’Organisation mondiale de
la propriété intellectuelle ; texte traduit par Ghislain Roussel.
Chercheuse, Institut Max-Planck pour la propriété intellectuelle et le droit de la
concurrence, Munich, Allemagne.
Présentation
205
Daniel Gervais14 et David R. Hansen15 nous livrent une analyse quantitative et qualitative, d’un point de vue états-unien, du
problème des œuvres orphelines.
On est loin des romans Oliver Twist16 et Sans famille17 !
Intermezzo18.
Marie-Pier Luneau19 nous brosse un portrait d’un remarquable
oublié20 Louvigny de Montigny, cet « intraitable cerbère », protecteur
de la propriété littéraire et artistique21 et pourfendeur du piratage
14. Professeur de droit à la Faculté de droit de l’université Vanderbilt (FedEx
Research) et co-directeur du Vanderbilt Intellectual Property Program.
15. Digital Library Fellow à la Faculté de droit de l’Université Berkeley.
16. « Olivier criait de toute sa force. S’il eût pu savoir qu’il était orphelin, abandonné à
la tendre compassion des marguilliers et des inspecteurs, peut-être eût-il crié
encore plus fort. » : Charles Dickens, Oliver Twist (Paris : Hachette, 1858 (1837) ;
traduction d’Alfred Gérardin)), à la page 3. On ne retrouve pas un passage aussi
joliment dans l’adaptation en bande dessinée de Olivier Deloye et Loïc Dauvillier
(Paris : Delcourt, 2007-2008) ou dans le Fagin le juif (Fagin the Jew) de Will Eisner (Paris : Delcourt, 2004), non plus que dans la comédie musicale Oliver ! de Lionel Bart (1960) ou le film franco-tchèquo-britanniquo-italien réalisé par Roman
Polanski (2005), Oliver et Compagnie, ni dans le long-métrage d’animation de
Walt Disney Pictures (1988), ou dans Les nouvelles aventures d’Olivier Twist,
série de dessins animés réalisée par Bruno Bianci (Saban/Kero Video, 1996).
Comme quoi le domaine public sert de matériel « pas cher ».
17. Hector Malot, Sans famille (Paris : Dentu, 1878) qui donnera lieu notamment
(orphelin ne veut pas dire sans progéniture) à une série animée japonaise Rémi
sans famille (1997), des séries télévisées dont celle de Jean-Daniel Verhaeghe
(2000), sans compter les adaptations cinématographiques de Georges Monca
(1925), Marc Allégret (1943) et André Michel (1958) ou la bande dessinée éponyme
en six volumes de Yann Dégruel (Paris : Delcourt : 2004-2008) [à ne pas confondre
avec le Sans famille de Roberto Baldazzini (Dynamite, 2005)].
18. J’hésitais entre « Interlude » qui, au sens musical, est une courte pièce exécutée
entre deux autres plus importantes (et c’est masculin singulier) et « intermède »,
« ce qui interrompt qqch, sépare dans le temps deux choses de même nature » (Le
Petit Robert 2012, et c’est aussi masculin). J’ai finalement opté pour le « intermezzo », le mouvement de liaison dans une œuvre musicale parce que je trouvais
cela plus apte.
19. Professeure agrégée au Département des lettres et communications de l’Université de Sherbrooke ; codirectrice du Groupe de recherches et d’études sur le livre
au Québec (GRÉLQ) et, surtout, auteure de Louvigny de Montigny – à la défense
des auteurs (Montréal : Leméac, 2011), 221 pages, ISBN : 978-2-7609-06004 dont
on aura pu lire le compte rendu à 24 :1 CPI 191...
20. Pour emprunter au titre de l’émission radiophonique radio-canadienne de l’historien Serge Bouchard.
21. Tel que connue entre S.C. 1875, c. 88, Acte concernant la propriété littéraire et
artistique (dont l’article 21 est à l’effet « Citant le présent acte, il suffira de dire
« l’Acte de 1875 sur la propriété littéraire et artistique » et S.C. 1886, c. 82, Acte
concernant la propriété littéraire et artistique dont l’article 1 est à l’effet que « Le
présent acte pourra être cité sous le titre Acte concernant le droit d’auteur. »
206
Les Cahiers de propriété intellectuelle
et de la contrefaçon et qui a été l’instigateur de plusieurs recours
judiciaires22, « il affirmait avoir intenté 480 procès et les avoir tous
gagnés au cours des cinquante années passées au service des auteurs
français »23.
Et la revue de la jurisprudence canadienne de 201124.
De cinq en cinq : Vincent Bergeron25 fait un survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologie de l’information alors que
René Pepin26 présente cinq décisions notables en droit d’auteur.
Dans le domaine des marques de commerce, François Larose27 commente cinq28 décisions d’intérêt de la Commission des oppositions et
Florence Lucas29 analyse cinq décisions en matière de vie privée.
Enfin, une capsule de A. Sasha Mandy30 sur une récente affaire
canadienne31 en matière de brevets et d’octroi de dommages punitifs
et un compte rendu de Olivier Charbonneau32 de l’ouvrage Entre
l’art, l’invention et la nourriture : la propriété intellectuelle des recettes au Canada33.
22. Dont on retiendra notamment : Mary c. Hubert (1906), 29 C.S. 334 ; conf. (1906),
15 B.R. 381 Montigny c. Asselin (1948), 7 Fox Pat. C. 192 (C. d’É.) ; Montigny c. Le
Gouriadec [1940] D.A. 92 (Cour des Sessions du Québec) ; Montigny c. Cousineau
([1948] R.C.É. 330 ; inf. [1950] R.C.S. 297) et Durand & Cie c. La Patrie Publishing
Co Limited (1959), 32 C.P.R. 1 (C. d’É) ; inf. [1960] R.C.S. 649.
23. Pierre Tisseyre « Nécessité de sanctions dissuasives en droit d’auteur. Le rôle joué
par Louvigny de Montigny », (1983), 3 :3 Revue canadienne du droit d’auteur 7.
24. Les revues ça se fait généralement en début d’année, pas « au mois de mai, manteau jeté ». Mais voilà, les impératifs de dates de tombée font en sorte que pour le
numéro de janvier, l’année à commenter n’est pas encore terminée et qu’à moins
d’envisager un hors-série annuel, il ne reste que le mois de mai.
25. Avocat au bureau de Québec de ROBIC, S.E.NC.R.L., un cabinet multidisciplinaire
d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce.
26. Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke.
27. Avocat et associé chez Bereskin & Parr.
28. Généreux, l’auteur fait également état de cinq autres décisions, illustrant que
« choisir c’est mourir un peu ».
29. Avocate au cabinet Gowling Lafleur Henderson S.E.N.C.R.L., S.R.L. ; membre du
conseil d’administration des CPI.
30. Avocat et ingénieur junior de ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire
d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce.
31. Eurocopter c. Bell Helicopter Textron Canada Limitée 2012 CF 113 ; en appel
A-74-12.
32. Bibliothécaire professionnel à l’Université Concordia, candidat au doctorat en
droit à l’Université de Montréal.
33. Gaëlle BEAUREGARD, Entre l’art, l’invention et la nourriture : la propriété intellectuelle des recettes au Canada, (Cowansville : Éditions Yvon Blais, 2011), xvi,
172 pages, ISBN 978-2-89635-662-1.
Présentation
207
Et pour conclure, le perlier du quadrimestre qui « sa croix »
(s’accroit) avec une vérification du « primitif » (plumitif) des procédures « contre les facteurs » (contrefacteurs), sans oublier une première
divulgation « en république » (divulgation au public), un bondissant
« les sauteurs de l’écrit » (auteurs de l’écrit), une administration
« pudique » (publique) fédérale qui était presque aussi bonne qu’une
Direction « ludique » (direction juridique)
« Despite some inaccuracies, the « crooks » (crux) of the decision
could be found at paragraphs... »34, poursuivre les démarches auprès
du Tribunal administratif du Québec et autres « intenses » (instances) si requis, « d’astuces » de la création » (plutôt que le situs de la
création), la « super position » (superposition) des droits, un sous « le
fait » (l’effet) de l’ordonnance et le dyslexique free « from » (form) fitness complèteraient les trouvailles. « Les notes ont la vie dure » pour
« les mythes ont la vie dure ».
Et la jurisprudence n’est pas en reste : « Suivant les enseignements de la Cour d’appel dans l’affaire Les Immeubles Paroli, s.e.n.c.
c. Ville de Québec [2009 QCCA 2376], les règlements de zonage doivent faire l’objet d’une interprétation théologique »35 suivie du « Le
terme anglais « copyright » est un des nombreux exemples d’un mot
anglais dont l’emprunt a été considéré comme nécessaire – et finalement accepté – pour compléter le vocabulaire français spécialisé du
droit d’auteur »36.
Et même un clin d’œil de la Cour suprême du Royaume uni37 :
[48] We would uphold the judgments below very largely for the
reasons that they give. But (at the risk of appearing humourless) we are not enthusiastic about the “elephant test” in para.
[77] of the Court of Appeal’s judgment (“knowing one when
you see it”). Any zoologist has no difficulty in recognising an
34. Et c’est moi qui ai signé la lettre ! Cela vaut bien les « droppings » (toppings) dans
un sandwich que l’on présentait (et pour cause) comme distinctif ...
35. Centres de la jeunesse et de la famille Bayshaw c. Dorval, 2011 QCCS 4685 (C.S.
Qué. ; 2011-09-07), la juge Nantel au paragraphe 60. Coquille qui est par ailleurs
un classique dans les examens d’agents de brevets qui doivent appliquer la
méthode téléologique d’interprétation des brevets.
36. Droit de la famille – 12170, 2012 QCCS 326, (C.S. Qué. ; 2012-02-03), le juge Dugré
entre les notes 2 et 3. Je préfère néanmoins cette citation retrouvée : « Copyright
is a cold-blooded attempt at reconciling mind with money. » : Ernest Roth, The
Business of Music : Reflections of a Music Publisher (London : Cassel, 1966), à la
page 20.
37. Oui, oui, c’est l’ancienne House of Lords : Constitutional Reform Act, 2005, c. 4,
art. 23 ; disposition entrée en vigueur le 2009-10-01.
208
Les Cahiers de propriété intellectuelle
elephant on sight, and most could no doubt also give a clear
and accurate description of its essential identifying features.
By contrast a judge, even one very experienced in intellectual
property matters, does not have some special power of divination which leads instantly to an infallible conclusion, and no
judge would claim to have such a power. The judge reads and
hears the evidence (often including expert evidence), reads and
listens to the advocates’ submissions, and takes what the Court
of Appeal rightly called a multi-factorial approach. Moreover
the judge has to give reasons to explain his or her conclusions.38
Bref, presqu’assez de matériel pour un recueil illustré qui pourrait s’appeler « Les perles d’Hermès »39, dieu des faussaires et des
voleurs40.
Sur ce, bonne lecture
Laurent Carrière
Rédacteur en chef41
38. Lucasfilm Ltd. c. Ainsworth, [2011] F.S.R 41 (S.C. ; 2011-07-27) les juges Walket
et Collins [confirmant sur la question de droit d’auteur mais infirmant sur la question de juridiction [2010] 3 W.L.R. 333 (C.A. ; 2009-12-16), confirmant [2009]
F.S.R. 2 (Ch. ; 2008-07-31)].
39. À ne pas confondre avec les ouvrages de Pascal Élie et Jean-Louis Baudouin, Les
perles de Thémis ou les joyaux de l’humour involontaire, (Cowansville : Éditions
Yvon Blais, 1990), Les perles de Thémis II (Cowansville : Blais, 1995) et Les perles
de Thémis III (Cowansville : Éditions Yvon Blais, 2001).
40. À ne pas confondre avec le gentil sorcier Hermès dans Les aventures d’Isabelle de
Will (Willy Maltaite, dit) (1927-2000), épris de Calendula et non de Kalendula.
41. Et non dictateur en chef comme certaines méchantes langues se plaisent à me
taquiner.
BILLET
Les œuvres orphelines
Ghislain Roussel*
Une drôle de bizarrerie ! Une œuvre protégée qui est dépourvue
de parent ou de titulaire et que l’on considère esseulée ou orpheline.
Le statut d’orphelin n’est plus rattaché à un individu, mais à une
œuvre. Nouveau paradigme !
C’est bel et bien de cela dont il s’agit.
Comment traite-t-on une œuvre semblable en cas d’utilisation
licite, car il faut toujours obtenir l’autorisation du titulaire du droit
d’auteur si l’œuvre est encore protégée, mais comment le faire si
l’auteur est inconnu ou s’il ne peut être retrouvé ou localisé ?
Il y a bel et bien le régime canadien de la licence pour ayant
droit introuvable et la délivrance d’une licence – avec versement ou
non de redevances – après demande à cette fin et preuve de recherches raisonnables des ayants droit ? Le régime prévu initialement à
d’autres fins, au traitement de demandes spécifiques et limitées
dans le temps et l’espace, peut trouver ici un élargissement, mais
après quelques culbutes et péripéties et une extrême patience.
Mais comment gérer les droits dans de telles œuvres en cas
d’usages massifs de corpus d’œuvres orphelines protégées dans le
contexte de la numérisation et de l’Internet ? En effet, des pressions
de plus en plus fortes sont exercées auprès du législateur par, entre
autres, des institutions de diffusion de l’information ou de conser© Ghislain Roussel, 2012
* Ghislain Roussel, président, Les Cahiers de propriété intellectuelle inc.
209
210
Les Cahiers de propriété intellectuelle
vation / préservation du matériel culturel pour pouvoir diffuser de
telles œuvres oubliées ou susceptibles de l’être, qui ne sont pas ou
plus accessibles ou disponibles sur le marché, lorsque ces pressions
n’émanent pas d’importantes maisons d’édition ou fournisseurs de
services Internet – pensons à Google – afin de procéder rapidement
et avec le moins de contraintes possible à la reproduction, à la numérisation et à la diffusion en ligne de telles œuvres encore protégées.
C’est dans ce contexte qu’en outre de la revue jurisprudentielle annuelle en matière de propriété intellectuelle et de matières
connexes, le numéro de mai 2012 des Cahiers de propriété intellectuelle fait paraître divers articles sur le thème du traitement juridique national et communautaire (Union européenne) des œuvres
orphelines, œuvres originalement entendues dans le sens étroit
d’œuvres protégées par un droit d’auteur dont le titulaire des droits
demeure introuvable après des recherches dites raisonnables : comment faire pour pouvoir reproduire, entre autres, une telle œuvre en
toute légalité dans de telles circonstances ?
Au sens large, le terme « œuvres orphelines » pourrait englober
les œuvres protégées mais introuvables sur le marché ou épuisées et
dont des ayants droit pourraient être retracés, mais dont la problématique vise les conditions matérielles et économiques raisonnables
de réutilisation par un tiers.
La rédaction des Cahiers de propriété intellectuelle a donc invité
certains collaborateurs de premier plan, ayant effectué des recherches, rédigé des rapports avec recommandations, ou conseillé des
gouvernements en la matière, à soumettre un article à portée juridique et, également, pratique sur ce sujet d’un point de vue national,
d’une part, et parfois d’un point de vue communautaire (l’Union
européenne est en voie de faire adopter un projet de directive – qui en
est à sa seconde mouture – dans ce domaine), d’autre part.
Les articles publiés sur cette thématique reflètent divers modèles, régimes ou applications de nature législative ou contractuelle
qui peuvent varier sensiblement d’un pays à l’autre : le régime canadien présenté par Mario Bouchard paraîtra dans le numéro d’octobre
2012 des Cahiers de propriété intellectuelle, et un « produit dérivé »
mis en place en Hongrie est décrit avec force critique par Mihàly
Ficsor. La situation américaine, vue aussi sous l’angle du concept
élargi d’« œuvres orphelines » est analysée par Daniel Gervais et
David R. Hansen. Le cas de la France est abordé sous divers aspects
législatifs nationaux et communautaire, par Marie-Florence Piriou
Billet
211
de la Société française des intérêts des auteurs de l’écrit (« SOFIA »)
et la doctorante Alexandra Bensamoun (une analyse de la dimension
économique du phénomène ou des enjeux économiques des réponses
possibles a également été effectuée en France par Joëlle Farchy).
L’auteure Bensamoun se penche en outre sur les dispositions d’un
récent projet de législation omnibus relativement aux « œuvres
indisponibles ».
Le professeur Jan Rosén de la Suède se penche sur le régime
spécifique en vigueur dans les pays nordiques de la licence générale
étendue qui peut servir d’instrument pour résoudre ce problème des
œuvres orphelines ; ce régime fait présentement l’objet d’un projet de
révision. L’article de Souheir Nadde-Phlix du Liban, présentement
chercheuse à l’Institut Max-Planck de Munich sur la Propriété intellectuelle et le Droit de la concurrence, présente le point de vue du
régime des œuvres orphelines dans le monde arabe.
Par ailleurs, un point de vue polonais aurait pu être exprimé,
mais selon les personnes ressources approchées, le « problème » n’est
présentement pas pris en considération dans la législation nationale
ni par les tribunaux. Il est de plus difficile de véritablement parler
d’une pratique dans ce domaine en Pologne. Les demandes de libération de droits sont gérées à la pièce par les sociétés de gestion collective de droits d’auteur impliquées, dont la ZAICS, lorsque les ayants
droit peuvent être retrouvés, et ce, dans l’attente de l’adoption et de
la mise en œuvre nationale de la future directive européenne.
Que retenons-nous de ces contributions et divers travaux de la
Commission européenne et rapports nationaux ?
Considérant l’importance des corpus en question et l’urgence de
conserver la mémoire nationale et de trouver une solution qui soit
respectueuse des principes du droit d’auteur et de la Convention de
Berne (« le triple test »), nous constatons que la question est de plus
en plus débattue à l’échelle nationale, que la recherche d’une réponse
est envisagée dans une optique communautaire ou supranationale
ou internationale et que des normes ou règles uniformes devraient
être adoptées. En effet, tous ne s’entendent pas nécessairement sur
la définition de l’œuvre orpheline, les catégories d’œuvres couvertes, les auteurs couverts, le moment dans le temps où une œuvre
« devient » ou « est » orpheline, ni même sur la façon de résoudre le
212
Les Cahiers de propriété intellectuelle
problème : une exception, une limitation des droits exclusifs des
ayants droit, une licence obligatoire, une licence volontaire ou le
régime de la licence générale étendue dans les pays nordiques.
Quant au projet de directive européenne, qu’il s’agisse du projet initial ou du projet de compromis, qui élimine certains irritants, il est
décrié ou critiqué sous de nombreux volets, comme vous le constaterez à la lecture des contributions européennes, mais les inquiétudes
visent plusieurs aspects et les multiples facettes envisagées dans la
mise en œuvre de la future directive dans les États membres, de
même qu’un certain déni des droits exclusifs des créateurs et de solutions pouvant exister dans des États selon la législation sur le droit
d’auteur en vigueur.
Des inquiétudes surgissent aussi sur un changement de paradigme, prétextant de la recherche d’une solution unique pour priver
des auteurs inconnus ou non retraçables de leurs droits et des redevances dues en contrepartie de l’utilisation de leurs œuvres, limitant
parfois les recherches raisonnables des ayants droit à leur plus
simple expression, et considérant les œuvres orphelines comme une
œuvre pouvant avoir été éditée il y a quelques années, dix ans, par
exemple.
Des éditeurs veulent ainsi procéder rapidement, en solitaires et
avec le moins de contraintes possible.
Alexandra Bensamoun fait état du projet de loi en France sur
les œuvres indisponibles, entre autres, projet qui prend prétexte de
l’occasion pour confier la mise en œuvre de la solution aux éditeurs,
au-dessus de la tête des auteurs, libres aux éditeurs d’agir d’euxmêmes sans autorisation, l’auteur ne pouvant exercer que son droit
de retrait (opting out). La France se trouverait ainsi dans la situation
de donner après coup raison à Google dans son projet de Google
Books, après s’y être vertement opposée, tout comme le Syndicat
national de l’édition et de grands éditeurs français, et ce, politiquement et judiciairement. Et la question du respect des droits moraux
n’est pas évoquée. La France interviendrait ainsi dans la réglementation des contrats d’édition en confiant tout de go aux éditeurs la
gestion des droits numériques ou électroniques de leurs catalogues
sans que l’auteur n’ait rien à dire ou ne démembre pas dans son contrat les droits d’exploitation accordés à son éditeur.
Billet
213
Il ne faudrait pas prendre prétexte de la recherche d’une solution au traitement national ou supranational des œuvres orphelines
pour réduire dans le temps et l’espace la portée des droits exclusifs
des créateurs, ni les priver de leurs redevances, ni nier leurs droits
moraux.
Pour l’avoir vécu à quelques reprises, deux problèmes se soulèvent dans l’utilisation d’œuvres orphelines, et j’étendrais aux œuvres
épuisées. Tout d’abord, les efforts investis en ressources humaines
de la part d’un utilisateur plein de bonnes intentions, dans la recherche des ayants droit, sont réellement importants, recherches qui
s’avèrent souvent vaines ou frustrantes, par exemple, après maintes
recherches et relances, aucune réponse ou obtention d’une licence
pour 25 %, 33 % ou 50 % des droits, rarement plus de 66 %. De même,
les sommes d’argent injectées en temps de recherche (employés et
contractuels) sont aussi à souligner, et ce, tout compte fait, pour ne
verser aucune redevance ou des redevances souvent minimes ou
symboliques sans commune mesure avec les ressources injectées.
Une démarche devant la Commission du droit d’auteur du Canada
demeure certes une avenue, mais elle s’avère laborieuse et fort
longue pour la numérisation de corpus massifs ou substantiels
et pour la diffusion Internet hors Canada, malgré toute la bonne
volonté et l’ouverture d’esprit de la direction de la Commission.
L’autre difficulté réside dans la négociation de la redevance à
verser par titre reproduit ou numérisé. L’appétit de titulaires des
droits ou de leurs représentants est subitement devenu parfois fort
grand.
Bien qu’il soit plus aisé de convenir des procédures raisonnables de recherche d’ayants droit et d’identifier les œuvres orphelines
et même épuisées à utiliser et à diffuser dans le cadre d’une entente
de principe volontaire – représentants de titulaires de droits – utilisateur – et de déterminer les principales conditions et modalités de
la numérisation et de la diffusion, il devient souvent ardu – sinon
impossible – d’en arriver à une entente sur une redevance équitable
à verser en contrepartie d’une œuvre « oubliée » qu’un utilisateur fait
renaître.
Subitement une œuvre « morte », en « déshérence » ou orpheline
semble devenir l’objet d’une vaste convoitise et retrouver une famille
élargie.
Oui à la recherche d’une solution nationale ou internationale à
cette problématique des œuvres orphelines dans le respect des droits
214
Les Cahiers de propriété intellectuelle
des titulaires avec le versement de leur dû et avec la collaboration
étroite des regroupements de gestionnaires de droits et des utilisateurs, mais en prenant également en sérieuse considération les
tâches complexes, ardues, énergivores en ressources financières et
humaines des utilisateurs potentiels de telles œuvres dans la recherche dite raisonnable des titulaires de droits.
CAHIERS DE PROPRIÉTÉ
INTELLECTUELLE INC.
CONSEIL D’ADMINISTRATION
Georges AZZARIA, professeur
Faculté de droit
Université Laval, Ste-Foy
Florence LUCAS, avocate
Gowling Lafleur Henderson
Montréal
Louise BERNIER, professeure
Responsable du Programme
Droit et Biotechnologies
Faculté de droit
Université de Sherbrooke
Ejan MACKAAY,
professeur retraité
Faculté de droit,
Université de Montréal,
Montréal
Laurent CARRIÈRE, avocat
Robic, Montréal
Hélène MESSIER, avocate
directrice générale COPIBEC
Montréal
Vivianne DE KINDER, avocate
Montréal
Hilal EL-AYOUBI, avocat
Fasken Martineau Dumoulin
Montréal
Mistrale GOUDREAU, professeure
vice-présidente
Faculté de droit, droit civil,
Université d’Ottawa, Ottawa
Marie-Josée LAPOINTE, avocate
secrétaire trésorière
BCF, Montréal
Annie MORIN, avocate
ArtistI
Montréal
Daniel PAUL, avocat
Vice-président – Affaires
juridiques CGI
Montréal
Ghislain ROUSSEL, avocat
président
Montréal
Daniel URBAS, avocat
Borden Ladner Gervais,
Montréal
Rédacteur en chef
Laurent CARRIÈRE
Comité de rédaction et comité de lecture
Georges AZZARIA, professeur
Faculté de droit
Université Laval, Ste-Foy
Florence LUCAS, avocate
Gowling Lafleur Henderson
Montréal
Louise BERNIER, professeure
Responsable du Programme
Droit et Biotechnologies
Faculté de droit
Université de Sherbrooke
Ejan MACKAAY,
professeur retraité
Faculté de droit,
Université de Montréal,
Montréal
Laurent CARRIÈRE, avocat
Robic, Montréal
Hélène MESSIER, avocate
directrice générale COPIBEC
Montréal
Vivianne DE KINDER, avocate
Montréal
Hilal EL-AYOUBI, avocat
Fasken Martineau Dumoulin
Montréal
Mistrale GOUDREAU, professeure
vice-présidente
Faculté de droit, droit civil,
Université d’Ottawa, Ottawa
Marie-Josée LAPOINTE, avocate
secrétaire trésorière
BCF, Montréal
Annie MORIN, avocate
ArtistI
Montréal
Daniel PAUL, avocat
Vice-président – Affaires
juridiques CGI
Montréal
Ghislain ROUSSEL, avocat
président
Montréal
Daniel URBAS, avocat
Borden Ladner Gervais,
Montréal
Comité exécutif de rédaction
Louise BERNIER
Laurent CARRIÈRE
Mistrale GOUDREAU
Ghislain ROUSSEL
Comité éditorial international
Valérie Laure BENABOU,
professeure agrégée
Directrice du Laboratoire DANTE
Université de Versailles en
Saint-Quentin-en-Yvelines
France
Néfissa CHAKROUN
Directrice de la propriété
intellectuelle
Ministère de l’enseignement
supérieur, de la recherche
scientifique et de la technologie
Tunis, Tunisie
Jacques DE WERRA, professeur
Faculté de droit,
Université de Genève
Genève, Suisse
Paul Edward GELLER
Attorney at law
Los Angeles, USA
Jane C. GINSBURG
Professeure
Columbia University
School of Law
New York, USA
Teresa GRZESZAK, professeure
Faculté de droit
Université de Varsovie, Pologne
Lucie GUIBAULT, avocate
Assistant professeure
en propriété intellectuelle
Instituut voor Informatierecht,
Amsterdam, Pays-Bas
Jacques LABRUNIE, avocat
Gusmao Labrunie
Sao Paulo, Brésil
Dr Fransumo LEE
Conseil en propriété intellectuelle
Cabinet ORIGIN
Séoul, Corée du Sud
André LUCAS
Professeur de droit
Université de Nantes
France
Victor NABHAN, Président
de l’ALAI Internationale,
professeur étranger OMPI
Paris
GianLuca POJAGHI, avocat
Studio Legale Pojaghi
Milan, Italie
Antoon A. QUAEDVLIEG,
avocat et professeur
Faculté de droit
Université catholique de Nimègue
Nijmegem, Pays-Bas
Alain STROWEL
Avocat et professeur de droit
Facultés universitaires Saint-Louis
Avocat Covington & Burling LLP
Bruxelles, Belgique
Paul Leo Carl TORREMANS,
professeur, School of Law,
University of Nottingham
Nottingham, Grande Bretagne
Silke von LEWINSKI, chercheure
Chef de département
Max-Planck Institute for
Intellectual Property
Münich, Allemagne
Ghislain ROUSSEL
Secrétaire du Comité
Avocat conseil
Montréal
Stefan MARTIN, membre
Première et cinquième
chambre de recours
Office de l’harmonisation
dans le marché intérieur
Alicante, Espagne
TABLE DES MATIÈRES
Articles
« Œuvres orphelines » en vue de nouvelles filiations
Florence-Marie Piriou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221
Approche française des œuvres orphelines
Alexandra Bensamoun . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 241
La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines
Mihàly Ficsor . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 279
La diffusion en ligne et le régime de licence collective
étendue (« ECL ») des pays nordiques – Les œuvres
orphelines comme précédent
Jan Rosén . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 321
Analyse quantitative et qualitative du problème
des œuvres orphelines : un point de vue états-unien
Daniel Gervais et David R. Hansen . . . . . . . . . . . . . . . 347
Statu quo du régime des œuvres orphelines dans
le monde arabe
Souheir Nadde-Phlix . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 367
219
220
Les Cahiers de propriété intellectuelle
« Un cycle passera, puis on ne prononcera plus votre beau nom » :
Louvigny de Montigny et le droit d’auteur au Canada
Marie-Pier Luneau. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 381
Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies
de l’information en 2011
Vincent Bergeron. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 393
Cinq décisions notables en droit d’auteur en 2011
René Pepin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 417
Marques de commerce : cinq décisions d’intérêt de la
Commission des oppositions en 2011
François Larose . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 439
Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée
Florence Lucas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 473
Capsule
Difficultés dans les airs : la Cour fédérale accorde des
dommages punitifs dans une affaire de contrefaçon de brevet
A. Sasha Mandy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 505
Compte rendu
Entre l’art, l’invention et la nourriture : la propriété
intellectuelle des recettes au Canada
Olivier Charbonneau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 517
Vol. 24, no 2
« Œuvres orphelines » en vue
de nouvelles filiations
Florence-Marie Piriou*
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 223
1. Genèse d’un statut d’œuvre orpheline . . . . . . . . . . . . 225
1.1 Projet de loi américain : limitation et suppression
des pénalités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 226
1.2 Riposte européenne et mise en œuvre
d’un régime d’œuvre orpheline . . . . . . . . . . . . . 227
1.3 Expertise européenne par un groupe d’experts
de haut niveau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229
2. Principes et effets du projet de directive sur les œuvres
orphelines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231
2.1 L’approche proposée par la Directive repose
sur quatre piliers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 232
3. Procédure d’adoption des œuvres orphelines du livre
avec le modèle français des livres indisponibles
du XXe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 236
© Florence-Marie Piriou, 2012.
* Florence-Marie Piriou, Docteur en droit, Sous-directrice Sofia (Société Française
des Intérêts des Auteurs de l’écrit).
221
222
Les Cahiers de propriété intellectuelle
3.1 Gestion collective étendue aux œuvres orphelines
indisponibles du XXe siècle . . . . . . . . . . . . . . . 237
3.2 Caractère subsidiaire ou non de la
loi française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 238
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239
1. INTRODUCTION
L’initiative prise par Google de numériser les collections des
bibliothèques a donné un écho mondial à la notion d’œuvre orpheline, soulevant un vaste mouvement de réflexion en Europe comme
aux États-Unis. Jusqu’alors, l’absence d’ayant droit connu ne semblait guère poser de difficulté aux diffuseurs qui, tantôt, se contentaient, comme en France, de la mention « droits réservés »1, tantôt,
recherchaient par la voie judiciaire des autorisations2. Mais, l’émergence d’un contexte majeur où il s’agissait de numériser toutes sortes d’œuvres et de les rendre accessibles en ligne à un vaste public, a
placé les bibliothèques, archives ou autres musées, pour s’en tenir à
ces catégories principales d’intervenants, devant l’évidence qu’on ne
pouvait y procéder, sans autorisation préalable, sauf à se trouver en
infraction avec le droit d’auteur. Et, dans ces circonstances, ces institutions ont porté le débat devant le pouvoir politique, en arguant du
fait que leur louable ambition de numériser le patrimoine culturel
qu’elles conservaient justifiait de fortes atteintes au droit d’auteur,
conduisant même « idéalement » à s’en exonérer, grâce à l’insertion
de nouvelles exceptions consacrant le principe d’un accès libre et gratuit à la connaissance. En France, le droit positif prévoit la possibilité de confier, sur ordonnance d’un juge, la gestion des autorisations
à un organisme d’auteurs ou public et d’af- fecter les sommes qui
n’ont pu être réparties à des actions d’intérêt général3. Ainsi, la
carence juridique en la matière n’est pas apparue, en 2008, perti1. La mention « DR », bien que très utilisée dans la presse, n’est pas conforme au droit
d’auteur et elle ne permet pas de limiter la responsabilité du contrefacteur. La gestion d’affaires a pu être invoquée dans ce cas. Toutefois, la Cour d’appel de Paris a
condamné un diffuseur sur le fondement que « les recherches infructueuses entreprises par la société A. pour identifier l’auteur ne sont pas de nature à l’exonérer
de sa responsabilité », Paris, 31 octobre 2000, Com., Com. élect. 2001, no 76, note
Caron.
2. Voir notre article : « Les œuvres orphelines en quête de solutions juridiques »,
RIDA no 218, octobre 2008, p. 3.
3. L’article L.122-9 dispose « qu’en cas d’abus notoire dans l’usage ou le non-usage des
droits d’exploitation de la part des représentants de l’auteur décédé visés à l’article
L.121-2, le tribunal de grande instance peut ordonner toute mesure appropriée.
Il en est de même s’il y a conflit entre lesdits représentants, s’il n’y a pas d’ayant
droit connu ou en cas de déshérence. Le tribunal peut être saisi notamment par
le ministre de la culture ». Cette disposition laisse la possibilité aux organismes
223
224
Les Cahiers de propriété intellectuelle
nente pour les secteurs de la musique ou de l’audiovisuel qui, organisés en gestion collective, font face à de telles situations4. S’agissant
des droits voisins, il existe, en France, des solu- tions d’accords collectifs étendus pour les prestations des artistes interprètes qui n’ont pu
être identifiés pour les œuvres audiovisuelles ou sonores issues
des archives publiques, comme l’INA (Institut National de l’Audiovisuel), par exemple, cas dans lesquels des aménagements récents de
la loi ont permis leur exploitation en ligne5. Seul le secteur du livre a
pris conscience de la nécessité d’une gestion obligatoire pour parer à
une demande massive de numérisation de livres par les bibliothèques.
La nécessité d’encadrer cette catégorie d’œuvre, en principe
inexploitée par les diffuseurs, compte tenu du risque potentiel que
sous-tend l’absence d’autorisation du titulaire du droit, a pris une
tournure singulière avec Google qui s’engagea dans une numérisation massive des bibliothèques universitaires américaines. Dans
cette perspective, les pouvoirs politiques furent aussitôt saisis de la
question de la création d’un statut juridique d’œuvre orpheline pour
prévenir le risque de contrefaçon, mais également pour respecter le
droit d’auteur. Nous constaterons, après un exposé sur la genèse
de ce nouveau statut, que l’approche américaine avortée ou celle en
cours en Europe ne sont pas si éloignées et qu’elles tendent à limiter
la responsabilité des opérateurs, à condition qu’une recherche diligente ait été réalisée au préalable. Si, en Europe, l’élaboration d’un
instrument juridique semble être en bonne voie, la France joue son
va-tout et tente de parvenir à une solution juridique respectueuse
des droits des œuvres orphelines.
professionnels d’intervenir en vertu de l’article L. 331-1 al. 2 du Code de la propriété intellectuelle (« CPI ») qui prévoit cette capacité d’ester en justice pour les
organismes professionnels régulièrement constitués, et ce, pour la défense des
intérêts dont ils ont statutairement la charge.
4. <http://www.cspla.culture.gouv.fr/CONTENU/avisoo08.pdf> : Avis de la commission spécialisée du Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique sur
les œuvres orphelines adopté le 10 avril 2008.
5. Le dernier alinéa II de l’article 49 de la Loi no 86-1067 du 30 septembre 2006
contient des dispositions dérogatoires aux articles L.212-3 et 212-4 du CPI et il
précise : « Toutefois, par dérogation aux articles L. 212-3 et L. 212-4 du Code de la
propriété intellectuelle, les conditions d’exploitation des prestations des artistes-interprètes des archives mentionnées au présent article et les rémunérations
auxquelles cette exploitation donne lieu sont régies par des accords conclus entre
les artistes-interprètes eux-mêmes ou les organisations de salariés représentatives des artistes-interprètes et l’institut. Ces accords doivent notamment préciser le
barème des rémunérations et les modalités de versement de ces rémunérations. »
« Œuvres orphelines » en vue de nouvelles filiations
225
1. GENÈSE D’UN STATUT D’ŒUVRE ORPHELINE
Depuis la numérisation commencée en 2003 à grande échelle
par Google6, les bibliothèques et les centres d’archives furent les premiers à réclamer un nouveau statut et un accès libre et gratuit aux
œuvres, au prétexte que leur diffusion se trouvait bloquée du fait de
l’impossibilité technique d’en demander l’autorisation.
Ainsi est né un nouveau concept d’« orphan work » ou d’« œuvre
orpheline », un terme utilisé pour décrire la situation dans laquelle le
titulaire d’une œuvre protégée par des droits d’auteur ou des droits
voisins ne peut être identifié ou localisé par de nouveaux opérateurs
dont l’objectif est une numérisation massive. Dans cette planification des collections à numériser, il s’avère difficile d’estimer le nombre de documents et d’œuvres abandonnés par leurs ayants droit.
Cependant, les lobbies des bibliothèques7 associées à ces opérations
mettent en exergue les difficultés de mise en œuvre du droit d’auteur, faute de solutions appropriées qui retardent les grands projets
de démocratisation de l’accès à la connaissance et d’enseignement à
distance.
Dans ce contexte, le Canada8 a très tôt mandaté la Commission
du droit d’auteur pour traiter notamment du cas des œuvres orphelines, mais ce modèle ne semble pas avoir été suivi par ses voisins ni
par d’autres pays mis à contribution pour répondre à une telle
demande.
6. Google a numérisé les collections complètes des bibliothèques d’universités comme
celles du Michigan, de Californie, du Wisconsin, de Standford, mais aussi d’Europe, soit 29 bibliothèques – plusieurs millions de documents scannés dans le cadre
d’un programme intitulé « Project Ocean ». Ce projet s’est étendu aux œuvres protégées et Google a contracté avec plus de 20 000 éditeurs pour des services de mise en
ligne et de vente : <http://books.google.com>.
7. Le rapport commandé en 2006 par le Gouvernement britannique à Andrew Gowers
relève qu’au sein du groupe Musées, le Président Peter Wienard indiquait que, sur
la collection de photographies de 70 institutions (environ 19 millions d’objets), le
pourcentage d’auteurs identifiés ne dépassait pas 10 pour cent. Dans une bibliothèque spécialisée sur 200 œuvres sonores, les recherches conduites ne permettaient pas de connaître la moitié des titulaires de droits : « Gowers Review on
Intellectual Property », <www.hm-treasury.gov.uk>, § 4.93, p. 69.
8. DE BEER (Jeremy) et al., Le régime canadien des « œuvres orphelines » : Les titulaires de droits d’auteurs introuvables et la Commission du droit d’auteur, étude du
1er décembre 2009 financée par la Commission du droit d’auteur du Canada et le
ministère du Patrimoine canadien : <www.cb-cda.gc.ca/about-apropos/2010-1119-nouvelleetude.pdf>.
226
Les Cahiers de propriété intellectuelle
1.1 Projet de loi américain : limitation et suppression
des pénalités
Dès 2005, des membres du Sénat et de la Chambre des Représentants des États-Unis ont saisi de cette question le Bureau des
droits d’auteur. À la suite d’une consultation des professionnels, un
rapport sur les œuvres orphelines a été diffusé, en janvier 2006. Un
projet de loi sur cette question a été adopté en octobre 2008, en première lecture, par le Congrès, puis abandonné par la suite. Ce projet
proposait un système qui supprimait toute pénalité prévue en cas de
non-respect du droit d’auteur, quand l’auteur ou les ayants droit de
l’œuvre, présumés introuvables après une recherche diligente effectuée par l’opérateur, venaient à revendiquer leurs droits.
Parallèlement à cette réflexion, le lancement mondial de la
base « Google Book Search », mettant en ligne, en tout ou en partie,
des livres protégés, sans autorisation des titulaires de droits9, obligea les auteurs et les éditeurs à engager des actions judiciaires en
Belgique, en France, en Allemagne et aux États-Unis. La stratégie
de Google s’est ainsi conclue par des procès entraînant des condamnations, se terminant au mieux par des transactions10.
Aux États-Unis, dans le cadre de la procédure judiciaire spécifique de la « Class Action », un accord est intervenu le 28 octobre 2008
entre Google, la Guilde des Auteurs et l’Association des Éditeurs
Américains (AAP), ouvrant la voie à un règlement amiable au moyen
d’une gestion collective des droits administrée par un Book Rights
Registry. Cet accord prévoyait la possibilité pour les auteurs et les
éditeurs, soit d’y adhérer (« opt in ») en acceptant les conditions
financières, soit de s’en retirer (« opt out »), avant mai 2009, sans
indemnités.
9.
Cette base donne accès aux livres sous la forme de « snipets » ou de citations et
Google a plaidé que ces utilisations sont couvertes par les exceptions et les limitations existantes dans les différentes législations nationales, qu’il s’agisse du « fair
use » aux États-Unis ou des exceptions pédagogiques en France, par exemple.
10. En France, les Éditions La Martinière, le Syndicat National de l’Édition et la
Société des Gens de Lettres ont assigné Google en contrefaçon. Voir notre article
sur « La numérisation des livres sans autorisations constitue un délit de contrefaçon » (TGI Paris, 18 déc. 2009, aff. « Google recherche de livres »), (2010) 5 Commerce électronique 43. Après une décision en faveur des ayants droit, les parties
ont conclu une transaction. Un accord a également été conclu entre Google et
Hachette en 2010.
« Œuvres orphelines » en vue de nouvelles filiations
227
Après quelques années de procédure, le juge Chin11 a finalement rejeté, le 22 mars 2011, cet accord de « Class Action », au motif
que cette procédure de retrait ou d’« opt out » emportait cession de
droits de titulaires introuvables, enregistrés malgré eux dans cette
énorme machinerie. Il était reproché à Google de s’approprier un corpus inestimable d’œuvres orphelines et de s’arroger des prérogatives
exorbitantes avec cette bibliothèque mondiale de plus de 15 millions
de titres. Ledit projet de règlement, vivement critiqué par la France,
l’Allemagne et l’ensemble des pays de la Communauté européenne, à
l’exception du Royaume-Uni, ne concernait pas les œuvres étrangères retirées sous la pression de ces opposants. Pour finir, le juge Chin
considéra qu’un tel dispositif venait empiéter sur les compétences
du législateur qui, seul, peut instituer des règles de droit d’auteur
conformes au respect des œuvres orphelines. D’autres procès furent
engagés par les sociétés d’auteurs à l’encontre de bibliothèques
impliquées dans l’initiative de Google à la suite d’accords avec leurs
universités, ce qui conduisit à un nouveau rapport de la Bibliothèque
du Congrès12 faisant état des solutions légales existant dans les différents pays, soulignant ainsi les carences américaines dans ce
domaine par rapport au reste du monde.
1.2 Riposte européenne et mise en œuvre
d’un régime d’œuvre orpheline
« Google recherche de livres » fut perçu en Europe comme une
attitude non seulement invasive en matière d’accès à la connaissance, mais aussi irrespectueuse des droits des ayants droit. Par
réaction et sous l’impulsion française de l’ancien directeur de la
Bibliothèque nationale de France, Monsieur Jean-Noël Jeanneney13,
est née l’idée d’une bibliothèque numérique européenne intitulée
Europeana. La France et, à sa suite, l’Allemagne, l’Italie, la Pologne
et la Hongrie se sont engagés dans cette voie d’une promotion universelle du patrimoine culturel européen. Poussée par Google, l’Europe
a, dès 2010, incité les États membres à prendre des dispositions
législatives pour faciliter la numérisation du patrimoine culturel
11. United States District Court for the Southern District of New York. Pour le détail
de l’accord, voir : <http//:books.google.com/booksrightsholders>.
12. Legal Issues in Mass Digitization: A Preliminary Analysis and Discussion Document Office of the Register of Copyrights, octobre 2011. Voir également une autre
étude conduite dans le cadre de l’Université de Berkeley sur les projets de bibliothèques numériques : HANSEN (David R.) Orphan Works : Definitional Issues,
<www.law.berkeley.edu/12040.htm>.
13. JEANNENEY (Jean-Noël), Quand Google défie l’Europe : plaidoyer pour un
sursaut (Paris : Mille et une Nuits, 2005).
228
Les Cahiers de propriété intellectuelle
européen et sa mise en réseau sur le portail Europeana qui offre
aujourd’hui un accès gratuit à plus de 19 millions de documents.
La Commission européenne a décidé de soutenir ce projet et elle
a engagé une consultation en septembre 2005, dans le cadre du plan
« i2010 : bibliothèques numériques »14 sur la numérisation et l’accessibilité en ligne de la culture, tout en abordant la question du cadre
approprié pour assurer le respect des droits de propriété intellectuelle. Europeana15 réunit plus de vingt-deux bibliothèques nationales de l’Union européenne et elle a pour ambition de permettre à tous
un accès intégral et gratuit aux contenus libres de droits et de proposer de nouvelles modalités de lecture des contenus protégés, en
accord avec les auteurs et les titulaires de droits pour les œuvres ou
les interprétations ou les enregistrements encore sous droits.
Dans les pays partenaires de ce projet, les éditeurs, producteurs et autres acteurs ont passé des accords avec les bibliothèques
pour mettre en ligne des œuvres contemporaines ou relevant du
domaine public développant ainsi la base de données « Gallica 2 ».
Les œuvres orphelines et indisponibles commercialement sont restées à l’écart de ce système de gestion, en raison de l’insécurité juridique de ces deux situations.
En Allemagne, les éditeurs et les libraires ont créé des plateformes numériques de livres sous droits, dans le cadre de « Libreka ».
En ce qui concerne le programme de numérisation envisagé
pour des collections visant très largement la presse, les archives
sonores ou audiovisuelles, les estampes, photos, cartes postales,
revues et périodiques, il est apparu très rapidement que, pour un
grand nombre de ces œuvres non commercialisées, il subsistait de
larges incertitudes, tant sur l’identité des titulaires ou la date de
décès des auteurs que sur leur localisation et, par conséquent, sur
14. Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au
Comité économique et social et au Comité des régions, « i2010 : Bibliothèques
numériques », COM (2005) 465 final, Bruxelles, 30 septembre 2005. Cette
intention est renouvelée dans une Communication de la Commission intitulée
« Europe 2020 une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive », Com (2010) 2020.
15. Communication de la Commission au Conseil, au Parlement européen, au
Comité économique et social européen et au Comité des régions, « Le patrimoine
culturel de l’Europe à portée de clic, progrès réalisés dans l’Union Européenne en
matière de numérisation et d’accessibilité en ligne du matériel culturel et de
conservation numérique », Bruxelles, le 11.2.2008 COM (2008) 513 final.
« Œuvres orphelines » en vue de nouvelles filiations
229
le caractère protégé ou non des œuvres concernées16. Le problème
essentiel réside dans la nécessité d’obtenir les autorisations pour la
diffusion d’un nombre important d’œuvres, afin d’éviter que des institutions culturelles soient tenues pour responsables d’une violation
de droits d’auteurs ou de droits voisins, si le titulaire ou l’auteur
venait à revendiquer sa propriété.
Aussi, dans sa recommandation du 24 août 2006 « sur la
numérisation et l’accessibilité en ligne du matériel culturel et la
conservation numérique »17, la Commission européenne a invité les
États membres à instituer des mécanismes d’octroi de licences, sur
une base contractuelle ou volontaire, facilitant l’accès aux œuvres
orphelines, ainsi qu’aux éditions dites épuisées. Le Conseil du 13
novembre 200618 a approuvé cette approche, tout en demandant que
les solutions nationales adoptées soient efficaces dans le cadre transfrontalier.
1.3 Expertise européenne par un groupe d’experts
de haut niveau
Un groupe d’experts de haut niveau composé d’organisations
d’auteurs, d’éditeurs, de sociétés de reproduction et de représentants
des bibliothèques a ainsi été chargé par la Commission d’examiner
les moyens de développer les bibliothèques numériques. Un premier
rapport intermédiaire du groupe d’experts a été rendu public, le 18
avril 2007, et ses conclusions finales ont été diffusées le 4 juin
200819.
Ce rapport propose un protocole d’accord fixant des lignes
directrices pour la recherche diligente des titulaires des droits d’œuvres orphelines, signé par les représentants des archives et des
bibliothèques, qui aboutira à la mise en place d’un outil de recherche
d’ayants droit accessible par l’interconnexion de différentes bases de
données existantes (ARROW : Accessible Registries of Rights Infor16. Pour la BnF, la question des œuvres orphelines se pose principalement pour la
numérisation massive des livres et des périodiques, puisque, dans ce domaine, il
n’existe pas de registre public, comme pour le cinéma, ou de société d’auteurs,
comme la SACEM ou la SACD, afin d’identifier les titulaires de droits.
17. Recommandation 2006/585/CE du 24 août 2006 sur la numérisation et l’accessibilité en ligne du matériel culturel et la conservation numérique, JO L236/28, 31
août 2006.
18. Conclusion du Conseil du 13 novembre 2006, JO C297 du 7.12.2006, p. 1.
19. Rapport sur la conservation numérique des œuvres par les bibliothèques numériques, les éditions épuisées et les œuvres orphelines : <http://ec.europa.eu/information_society/activities/digital_librairies/hleg/index_en.htm>.
230
Les Cahiers de propriété intellectuelle
mation and Orphan Works towards Europeana). Ce groupe
d’experts, en préconisant des instruments contractuels plutôt que
réglementaires, initia un dialogue entre les titulaires de droits, les
sociétés de gestion collective et les bibliothèques sur les œuvres dites
épuisées, qui aboutit, le 20 septembre 2011, à la signature d’un
Mémorandum d’entente (MoU) sur les principes-clés de la numérisation et de la mise à disposition des œuvres indisponibles20. Il vise les
œuvres protégées par le droit d’auteur qui ne sont plus disponibles à
l’achat dans les circuits traditionnels du commerce, comme les cas
des livres et des revues savantes, et il encourage les ayants droit à
gérer leurs droits par l’intermédiaire des sociétés de gestion collective pour autoriser les institutions culturelles à numériser et à
rendre disponible en ligne ce type d’œuvres, dans le respect du droit
d’auteur.
Sur la question des œuvres orphelines, la Commission publia
un livre vert intitulé « Le droit d’auteur dans l’économie de la
connaissance » donnant lieu à un rapport et à des auditions en
200921. Les solutions constatées se résument en trois propositions :
les deux premières prévoient un recours à la gestion collective étendue, soit par la voie judiciaire, soit par la voie législative ou réglementaire. Les plus avancés dans ce mécanisme juridique sont les
systèmes de licence collective étendue qui existent, depuis le début
des années soixante, dans les pays nordiques, soit au Danemark, en
Finlande, en Norvège, en Suède et en Islande22. S’appliquant aux différents secteurs de la création, ils s’apparentent au système de gestion collective obligatoire que nous connaissons en France pour le
droit de prêt23. Les sociétés de gestion collective ont la possibilité
d’étendre leur autorisation à des œuvres d’auteurs non membres, dès
lors que le répertoire de l’organisme auquel pourrait se rattacher
l’œuvre est suffisamment représentatif, c’est-à-dire comporte un
nombre considérable d’ayants droit. Il prévoit la possibilité pour les
20. <http://ec.europa.eu/internal_market/copyright/copyright-infso/copyright-infso_
fr.htm#mou>.
21. Bruxelles, COM (2008) 466/3 : la Commission s’interrogeait alors si cette question des œuvres orphelines ne nécessiterait pas une modification de la directive
de 2001 sur le droit d’auteur dans la société de l’information ou un acte autonome.
22. KOSKINEN-OLSSON (Tarja), « Collective Management in the Nordic Countries », dans Collective Management of Copyright and Related Rights (La Haye :
Kluwer Law International, 2006), p. 257-282.
23. La loi du 18 juin 2003 a mis en place un système de gestion collective obligatoire
pour la perception et la répartition de la rémunération au titre du prêt, les
auteurs ne pouvant s’opposer au prêt de leur livre moyennant une rémunération
fixée par la loi. Voir les articles L.133-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
« Œuvres orphelines » en vue de nouvelles filiations
231
auteurs réfractaires à toute gestion collective de retirer leurs œuvres
et de les gérer directement. La Commission se rend vite compte que
son approche de recommandation ou de « soft law » n’a pas les résultats escomptés et que les dispositions nationales disparates ne peuvent rendre accessibles ces œuvres orphelines dans tous les États
membres. Ainsi, la Commission, considérant que le problème des
œuvres orphelines devenait un obstacle majeur à la création de
bibliothèques numériques, décide de proposer une directive ayant
pour but de définir un cadre cohérent au niveau de l’Union Européenne, sans aucune incidence budgétaire au niveau de l’Union.
Pour ce faire, la Commission retient une option de licence légale
dérogeant au principe d’autorisation préalable et elle s’approche
ainsi d’un régime d’exception ou de limitation déjà existant24 en
faveur des bibliothèques, des archives et des musées.
2. PRINCIPES ET EFFETS DU PROJET DE DIRECTIVE
SUR LES ŒUVRES ORPHELINES
Publiée par la Commission européenne, le 24 mai 2011, une
proposition de directive « sur certaines utilisations autorisées des
œuvres orphelines »25 entend garantir un accès transfrontier de ces
œuvres mises en ligne par les bibliothèques numériques, en instaurant le principe de la reconnaissance mutuelle du statut d’œuvre
orpheline dans les États membres de l’Union européenne. En l’état
des travaux26, le texte de la Directive, qui ne devrait pas être
transposé avant 2014, recourt au principe d’une exception, à défaut
de l’existence, dans chaque État membre considéré, d’un système
légal approprié à cette situation27. Ce n’est qu’à titre subsidiaire que
les États membres pourraient se prévaloir de dispositifs nationaux
de gestion collective en vigueur. Sous la présidence du Conseil de
l’Union européenne, un texte de compromis a été publié le 6 janvier
2012 et il apporte des modifications à la définition de l’œuvre orphe24. Art. 5(2)(c) de la Directive sur l’harmonisation de certains aspects du droit
d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, qui prévoit une
exception de reproduction spécifique des œuvres dans un but non lucratif en
faveur des archives ou des bibliothèques accessibles au public, des établissements d’enseignement ou des musées.
25. Proposition de la Commission : <http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=COM:2011:0289:FIN:FR:PDF>.
26. Voir Projet de rapport Lidia Geringer De Oedenberg – Commission juridique
du Parlement européen : <http://www.europarl.europa.eu/œil/popups/ficheprocedure.do?reference=2011/0136%28COD %29&l=fr>.
27. Voir Projet de rapport de Lidia Geringer De Oedenberg – Commission juridique
du Parlement européen (COM(2011)0289 – C7-0138/2011 – 2011/0136(COD)) ; le
rapport définitif devrait être publié en mars 2012.
232
Les Cahiers de propriété intellectuelle
line, à la notion de recherche diligente de bonne foi, ainsi qu’à la
portée de l’exception promise aux bibliothèques pour l’exploitation
de ces œuvres28.
La portée de cette nouvelle norme demeure limitée à certaines
utilisations réalisées par les bibliothèques, établissements d’enseignement et musées accessibles au public, ainsi que par les archives, institutions dépositaires du patrimoine cinématographique et
organismes de radiodiffusion de service public. L’article premier
vise, tout d’abord, les œuvres entrant dans son périmètre, à savoir
les œuvres initialement publiées dans un État membre écartant les
œuvres hors Union29. Il s’agit des livres, des articles de presse,
revues, journaux ou autres écrits, y compris les œuvres incorporées comme les photographies ou œuvres graphiques. Les œuvres
cinématographiques ou audiovisuelles figurant dans les collections
des institutions dépositaires du patrimoine cinématographique et
les œuvres sonores, audiovisuelles et cinématographiques produites
par des organismes de radiodiffusion de service public avant le
31 décembre 2002 entrent également dans le périmètre de la directive30. Les phonogrammes, les photographies ou les arts plastiques
qui existent comme œuvres indépendantes étaient laissés initialement hors champ d’application de la Directive. Mais, dans les amendements proposés par le Conseil, figurent désormais les enregistrements sonores qui n’ont jamais été publiés ou radiodiffusés, mais
rendus accessibles par les organismes publics avec le consentement
des ayants droit.
2.1 L’approche proposée par la Directive repose
sur quatre piliers
Cette approche, proposant à l’origine un régime de licence
légale, s’est modifiée progressivement jusqu’à établir une limitation,
voire une exception, permettant aux organismes d’utiliser, sans
autorisation préalable, les œuvres orphelines de leurs collections,
l’État membre ayant la faculté de prévoir une juste rémunération, en
28. Dernier texte de compromis proposé sous la Présidence danoise du Conseil :
<http://register.consilium.europa.eu/pdf/en/12/st06/st06714.en12.pdf>.
29. La Commission précise à la page 10 que « Pour des raisons de courtoisie internationale, la présente directive ne devrait s’appliquer qu’aux œuvres qui sont initialement publiées ou radiodiffusées dans un État membre ».
30. La date du 31 décembre 2002 semble arbitraire, même si l’exposé des motifs
indique qu’il est « nécessaire de limiter l’ampleur du phénomène en prévoyant
une date butoir pour déterminer les œuvres qui relèvent de la présente directive ».
« Œuvres orphelines » en vue de nouvelles filiations
233
cas de retour de l’ayant droit. Cette approche repose sur quatre
piliers.
En premier lieu, une définition commune du statut d’orphelin
est visée à l’article 2 : « une œuvre ou un enregistrement sonore est
considérée comme œuvre orpheline si le titulaire des droits sur cette
œuvre ou cet enregistrement sonore n’a pas été identifié ou, bien
qu’ayant été identifié, n’a pu être localisé à l’issue de la réalisation et
de l’enregistrement d’une recherche diligente des titulaires de droits
conformément à l’article 3 ». Et de poursuivre : « Lorsqu’une œuvre
ou un enregistrement sonore a plus d’un titulaire de droits et que
l’un de ces titulaires été identifié et localisé, elle n’est pas considérée
orpheline ». Cette définition a donné lieu à des débats au sujet des
œuvres composites ou de collaboration, à savoir si l’on devait qualifier une œuvre d’orpheline, alors qu’il existe des titulaires connus.
À l’issue d’un débat sous la Présidence du Conseil, cet article 2 a vu
sa rédaction modifiée, pour inclure sous ce statut : les œuvres partiellement orphelines. Il est précisé que cette qualification ne portera
pas préjudice aux prérogatives des titulaires identifiés ou localisés
qui conservent leurs droits exclusifs ni, par ailleurs, aux dispositions
nationales relatives aux œuvres anonymes et pseudonymes. Ainsi,
dans le cas où une œuvre orpheline a plusieurs coauteurs, les institutions publiques ne pourraient l’utiliser qu’avec l’autorisation des
titulaires de droits identifiés.
La responsabilité de cette qualification incombe aux bibliothèques et aux institutions culturelles considérées. Aussi bien, afin
d’établir si une œuvre est orpheline, il est demandé aux bibliothèques, établissements d’enseignement, musées ou archives, institutions dépositaires du patrimoine cinématographique et organismes de radiodiffusion de service public d’effectuer au préalable une
« recherche diligente de bonne foi » des titulaires de droits, conformément aux exigences de la proposition de directive, dans l’État
membre où l’œuvre a initialement été publiée. Pour ce faire, la directive propose, en annexe, une liste de sources d’information contenues
dans des bases de données accessibles au public et dont la consultation doit être réalisée dans le pays de première publication ou de
radiodiffusion. Un outil de recherche a été développé spécifiquement
pour le livre, sous l’acronyme : « ARROW (Accessible Registries of
Rights Information and Orphan Works towards Europeana)31 inter-
31. <www.arrow-net.eu>. Une extension de ce projet européen aux œuvres visuelles
a vu le jour en 2011 sous le nom de « ARROW PLUS ». Voir le document du
234
Les Cahiers de propriété intellectuelle
connecté aux bases commerciales et à celles des sociétés de gestion
collective. Il s’agit d’un système d’information dédié aux œuvres
orphelines, ainsi qu’aux ouvrages indisponibles, financé par
l’Europe et constitué d’un consortium de bibliothèques nationales et
européennes, d’éditeurs et d’organisations de gestion collective.
En deuxième lieu, en cas de retour du titulaire, l’État veille à ce
que l’ayant droit puisse mettre fin, à tout moment, selon l’article 5,
au statut d’œuvre orpheline correspondant.
En troisième lieu, l’article 6 prévoit que l’État veille à ce que ces
organismes soient autorisés à mettre l’œuvre en ligne, à la reproduire à des fins de numérisation, d’indexation, de catalogage, de préservation ou de restauration, à condition que ces utilisations soient
réalisées à des fins culturelles et éducatives. Dans ce cas, aucune
autorisation préalable n’est nécessaire. En contrepartie, les organismes ont l’obligation de tenir un registre des recherches diligentes et
de le rendre publiquement accessible pour l’information des éventuels titulaires de droits qui se manifesteraient et qui pourraient
demander le retrait de l’œuvre faisant l’objet de leur intervention.
En cas de retour de l’auteur ou de l’ayant droit, aucune indemnité
n’était prévue en dédommagement. Mais, comme indiqué, le texte a
évolué et il prévoit, désormais, que les États membres instaurent
une juste rémunération, en cas de retour du titulaire de droits, à raison des exploitations réalisées.
Initialement, la Commission avait proposé un article 7 permettant aux États membres d’autoriser les organismes visés à utiliser
une œuvre orpheline à des fins autres que celles prévues à l’article 6,
mais à des conditions déterminées. Il s’agissait alors d’autoriser les
bibliothèques et les organismes publics à conclure, avec des partenaires commerciaux, des accès privilégiés à leurs collections ou de
monétiser les quelques rares opus, parfois introuvables sur le marché de livre, ou des documents inédits conservés par les archives, les
musées ou les bibliothèques. Cet article a été supprimé par la présidence danoise, compte tenu des critiques soulevées par les ayants
droit qui craignaient de voir des opérateurs comme Google s’approprier, à travers ce dispositif, le corpus des œuvres orphelines numérisées en masse pour les bibliothèques. L’intérêt de cet article reste
encore d’actualité au Parlement européen (PE), qui pourrait le maintenir sur les usages commerciaux.
Conseil du 14 février qui précise les modalités de recherche et de coût de la base
de données Arrow, celui-ci n’excédant pas, à ce stade, 100 000 euros : <2012http://
register.consilium.europa.eu/pdf/en/12/st06/st06505.en12.pdf>.
« Œuvres orphelines » en vue de nouvelles filiations
235
En quatrième lieu est posé le principe d’une reconnaissance
mutuelle du statut d’œuvre orpheline par tous les États membres, de
façon à faciliter la diffusion transfrontière des œuvres (art. 4 du projet de directive).
Consultées sur la rédaction de cette Directive, en octobre 2011,
par le ministère de la Culture32, les organisations et les sociétés de
gestion de droits d’auteur ou de droits voisins ont toutes exprimé une
opinion défavorable à un tel dispositif qui institue, selon elles, une
nouvelle exception au droit d’auteur, alors que la gestion collective
étendue ou l’articulation avec des régimes existants auraient pu permettre d’apporter une réponse efficace. Le secteur musical et audiovisuel avait souligné, en 2008, au sein du Conseil Supérieur de la
Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA)33, que le recours aux
accords collectifs étendus pour les droits voisins, ainsi qu’au mécanisme spécifique d’ordonnance judiciaire prévu aux articles L.122-9
et L. 211-2 du Code de la propriété intellectuelle permettait de traiter
les rares cas d’œuvres orphelines.
Enfin, la question centrale de la définition de l’œuvre partiellement orpheline était unanimement rejetée par l’ensemble des
ayants droit qui redoutent la contamination de ce statut au régime
de droit commun.
Reconnaissant en 2008 qu’un grand nombre d’œuvres orphelines risquait de rencontrer cet écueil, le secteur de l’écrit avait
confirmé la nécessité d’une gestion collective obligatoire et il s’était
engagé, avec le ministère de la Culture et la Bibliothèque nationale
de France, à résoudre le cas de l’indisponibilité des œuvres repérées34 dans ce que l’on avait alors qualifié de « zone grise » dans les
bibliothèques.
En France, un protocole d’accord signé, le 1er février 2011, entre
le Syndicat National de l’Édition, la Société des Gens de Lettres et la
32. Voir Rapport de la Commission relative à la proposition de directive sur certaines
utilisations autorisées des œuvres orphelines, Conseil Supérieur de la Propriété
Littéraire et Artistique (CSPLA), présidée par Jean Martin : <http://www.culturecommunication.gouv.fr/Politiques-ministerielles/Propriete-litteraire-et-artistique/Conseil-superieur-de-la-propriete-litteraire-et-artistique/Travaux-du-CSP
LA/Commissions-specialisees>.
33. Op. cit., supra, note 4, rapport et avis du CSPLA sur les œuvres orphelines du 10
avril 2008.
34. Rapport sur l’accès aux œuvres numériques conservées par les bibliothèques publiques remis au Ministre de la Culture le 18 avril 2005 : <www.culture.gouv.fr/culture/actualites/rapports/stasse/stasse.rtf>.
236
Les Cahiers de propriété intellectuelle
BnF a permis d’envisager un important projet de numérisation et
d’exploitation numérique des livres indisponibles du XX e siècle.
Un projet de loi déposé en décembre 2011 au Sénat « sur
l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle »
ayant pour objectif de faciliter la numérisation de ces livres par les
bibliothèques, notamment, vient apporter une solution transitoire
aux œuvres orphelines. Il permet, ainsi, d’enrayer le dispositif communautaire qui prévoit, dans son Considérant 20, que « la présente
directive ne devrait pas porter atteinte aux dispositifs existants dans
les États membres en matière de gestion collective, telles que les
licences collectives étendues ».
3. PROCÉDURE D’ADOPTION DES ŒUVRES
ORPHELINES DU LIVRE AVEC LE MODÈLE
FRANÇAIS DES LIVRES INDISPONIBLES
DU XXe SIÈCLE
Pour les modèles existants ou en cours d’élaboration, la gestion
collective est centrale, car c’est à partir de cet outil que pourront être
absorbées un grand nombre d’œuvres orphelines dans le respect du
droit d’auteur. En effet, la majeure partie des œuvres orphelines ne
sont plus commercialisées et elles appartiennent à des catalogues
anciens. Aussi, le sort des œuvres orphelines devrait pouvoir se
régler au moins pour les livres publiés en France avant le 1er janvier
2001 qui ne font plus l’objet d’une publication sous forme imprimée
ou numérique.
En effet, de nouvelles dispositions législatives, adoptées le 23
février 201235, organisent un système de gestion collective obligatoire pour permettre l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle.
Lors de l’examen de ce texte, le Sénat a insisté pour insérer une
définition de l’œuvre orpheline dans le Code de la propriété intellectuelle au chapitre III du livre premier relatif aux titulaires de droits.
Le nouvel article L.113-10 reprend la définition communautaire,
mais y ajoute un aspect essentiel du droit moral, à savoir qu’il doit
s’agir d’une œuvre divulguée. Selon cette définition, « l’œuvre orpheline est une œuvre protégée et divulguée, dont le titulaire des droits
35. Voir le texte de loi adopté le 23 février 2012 relativement à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle : <http://www.assemblee-nationale.fr/
13/ta/ta0865.asp>.
« Œuvres orphelines » en vue de nouvelles filiations
237
ne peut être identifié ou retrouvé malgré des recherches diligentes,
avérées et sérieuses. Lorsqu’une œuvre a plus d’un titulaire de droits
et que l’un de ces titulaires a été identifié et retrouvé, elle n’est pas
considérée comme orpheline ».
Dans le dispositif mis en place pour faciliter la numérisation
des œuvres indisponibles, les œuvres abandonnées dans ce registre
par leurs titulaires suivront le régime orchestré par la nouvelle loi.
Ainsi, dans ce système, les auteurs et leurs éditeurs sont invités,
dans un délai de six mois, à s’opposer à l’inscription du livre dans le
registre répertoriant les titres indisponibles, qui sera prochainement mis en place par la BnF sur Internet. Toute personne pourra
demander à la Bibliothèque nationale de France l’inscription d’un
livre dans cette base de données, le réputant ainsi indisponible. Si le
livre s’y trouve inscrit depuis plus de six mois, le droit d’autoriser sa
reproduction et sa représentation sous une forme numérique sera
exercé par une société de perception et de répartition agréée par le
Ministre chargé de la Culture. Cette société aura donc vocation à se
substituer aux ayants droit pour conclure des licences avec des
bibliothèques, des éditeurs ou tout autre opérateur intéressé par sa
numérisation, moyennant rémunération. L’auteur ou l’éditeur cessionnaire du droit d’édition a, de son côté, six mois pour s’opposer à
ce transfert et pour retirer l’œuvre du répertoire de cette société.
Passé ce délai, l’auteur seul ou conjointement avec son éditeur
pourrait encore décider de retirer les droits, sans toutefois s’opposer
à la poursuite de l’exploitation délivrée par la société à un tiers, pendant la durée restant à courir de cinq ans.
3.1 Gestion collective étendue aux œuvres orphelines
indisponibles du XXe siècle
Bien que le législateur ait indiqué dans ses différents rapports
qu’il ne souhaitait pas préempter les effets juridiques de la future
directive en la matière, il offre aux auteurs des livres orphelins une
protection juridique d’une durée de dix ans supplémentaire par rapport à un texte européen qui laisse le soin aux bibliothèques et aux
autres institutions culturelles de décider de leur exploitation. Suivant un compromis trouvé avec les bibliothèques, le législateur français a prévu qu’une exploitation gratuite d’un livre de leur fonds leur
serait accordée, « sauf refus motivé de la société de perception », si
aucun titulaire du droit de reproduction sous une forme imprimée
n’a été retrouvé à l’issue d’une durée de dix ans, au cours de laquelle
ces mêmes organismes bénéficiaires auront effectué des recherches
238
Les Cahiers de propriété intellectuelle
diligentes. Ce nouvel article L.134-8 du Code de la propriété intellectuelle inaugure donc une phase de « licence libre » d’un corpus de
livres définitivement orphelins. Comment sera jugé le refus motivé
de la société ? Quelle place pourra être encore réservée au statut
européen d’orphelin, dans ce cadre de gestion collective obligatoire ?
Selon une première estimation, quelque 500 000 ouvrages publiés au
XXe siècle seraient retenus comme indisponibles, mais nul ne sait
combien d’entre eux seront considérés comme orphelins.
La loi nouvelle prévoit, comme elle a déjà eu l’occasion de le
faire pour les sommes perçues par les sociétés de gestion collective en
1985 concernant la rémunération pour copie privée ou de la reprographie (art. L.321-9 du Code de la propriété intellectuelle), que les
sommes perçues au titre de l’exploitation des livres indisponibles qui
n’ont pu être réparties parce que leurs destinataires n’ont pu être
identifiés ou retrouvés au terme d’un délai de dix ans puissent être
affectées à des actions d’aide à la création ou de formation des
auteurs de l’écrit et à des actions de promotion de la lecture publique
mises en œuvre par les bibliothèques.
3.2 Caractère subsidiaire ou non de la loi française
D’autres questions se posent à l’égard du nouveau régime français qui entrera bientôt en application : qu’en ira-t-il, par exemple,
des œuvres traduites, oubliées en France ? Il semble officieusement,
à l’heure où nous écrivons ces lignes, qu’elles devraient concrètement
rester à l’écart du corpus des œuvres indisponibles destinées à la
numérisation. Mais le problème n’est pas juridiquement résolu par
le texte et un ensemble de situations mériteraient d’être approfondies, au regard du droit.
Plus globalement, quelle portée aura la loi par rapport à la
directive en projet ? Bénéficiera-t-elle du caractère subsidiaire de
celle-ci comme les autres régimes nationaux de gestion des œuvres
visant au même but ? Dans le cas contraire, une œuvre serait potentiellement soumise à deux régimes différents en France, celui des
œuvres orphelines fondé sur une exception communautaire conditionnée à une recherche diligente et celui des œuvres indisponibles
relevant d’une gestion collective obligatoire.
Enfin, nul n’ignore que la valeur commerciale de chacun de ces
fonds est spécialement faible. Pour l’IABD (Inter-Association Archives Bibliothèques Documentation), les collections d’œuvres orphelines visent, par exemple, « des livres débattant des risques de voir
« Œuvres orphelines » en vue de nouvelles filiations
239
une guerre éclater, publiés entre 1910 et 1913, d’enregistrements
sonores de gens ordinaires, pris dans les actes de la vie quotidienne,
pour garder une trace des dialectes régionaux du Danemark, de
pamphlets politiques anonymes présentant des points de vue dissidents sur le régime communiste en Hongrie ou encore le bulletin
pédagogique d’un institut universitaire de technologie diffusé entre
1969 et 1982, sans mention d’auteur ni d’éditeur ». Pour ces bibliothèques, il est nécessaire que les mesures prises soient adaptées
à la nature des documents trouvés dans une collection et qu’elles
n’engendrent pas de coûts disproportionnés, au plan des recherches
diligentes qu’entend imposer la directive36.
L’investissement nécessaire pour la numérisation des collections atteindrait une quarantaine de millions d’euros sur une
période de dix ans, fonds en partie financés, sous forme d’avances,
par le « grand emprunt de la France en 2010 », aussi connu sous
l’appellation « investissements d’avenir ».
Dans le contexte économique de l’Europe, peu d’États semblent
prêts à alourdir la procédure et ils retiendront sans doute la gratuité
lorsque les utilisations d’œuvres orphelines sont réalisées par les
bibliothèques et autres institutions publiques à des fins culturelles
ou éducatives. Ce n’est qu’en cas de retour de l’ayant droit visé par
l’article 6 de la Directive, qu’une juste rémunération pourrait lui être
versée à titre de dédommagement.
CONCLUSION
Pour sécuriser les usages de ces œuvres, la loi française comme
la Directive s’inspirent de la logique de retrait ou de l’« opt out », au
titre duquel Google a été condamné, le juge considérant que ce dispositif contractuel de « Class Action » portait atteinte aux compétences
du législateur en matière même de droit d’auteur. C’est donc bien
dans le cadre d’une licence légale que seront autorisées ces exploitations, la Directive imposant seulement une recherche diligente, la
France exigeant une rémunération, quels que soient l’utilisateur
et la destination de l’œuvre orpheline. Dans les deux cas, le droit
d’auteur des œuvres orphelines est soumis à un système de limitation des prérogatives, au nom de l’accès à la culture et à la connaissance. Ces mécanismes seront-ils conformes aux conventions inter36. Oeuvres orphelines. Lettre ouverte à Mme Gallo, eurodéputée, 15 février 2012 :
<http://www.iabd.fr/2012/02/15/œuvres-orphelines-lettre-ouverte-a-mme-galloeurodeputee>.
240
Les Cahiers de propriété intellectuelle
nationales en raison de la nécessité de respecter le Triple test et, en
particulier, le critère de « cas spécial », énoncé à l’article 9.2 de la
Convention de Berne ou à l’article 13 de l’Accord sur les ADPIC ?
Ainsi, pourra-t-on considérer que l’exploitation des œuvres orphelines ne concerne que « certains cas spéciaux qui ne portent pas
atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre, ni ne causent un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur » ? On peut en douter37.
Le retour des auteurs ou de leurs ayants droit se matérialisera
par un retrait de leurs œuvres du registre des bibliothèques. Ils
pourront revendiquer, au mieux, une indemnité limitée aux droits
qui leur auront été réservés, mais c’est sans compter les difficultés
qu’ils éprouveront à se réapproprier leurs fichiers diffusés sur Internet. Faut-il espérer que cette accessibilité universelle accroîtra, à
leur satisfaction, leur notoriété et qu’elle viendra, en quelque sorte,
compenser le manque de recettes induites par ces nouvelles exceptions au droit d’auteur ? Encore faudra-t-il qu’ils n’aient pas, pour
tout motif, préféré l’oubli...
37. Voir LANG (Bernard), L’exploitation des œuvres orphelines dans les secteurs de
l’écrit et de l’image, 17 mars 2008, p. 27 : <http://inria.fr>. Voir aussi le point de
vue de GEIGER (Christophe) et al., « Quelles limites au droit d’auteur dans la
société de l’information ? Réponse du CEIPI au Livre vert sur Le droit d’auteur
dans l’économie de la connaissance, CEIPI, Université de Strasbourg : <www.
ceipi.edu/index.php?id=5540&L=2>.
Vol. 24, no 2
Approche française des
œuvres orphelines
Alexandra Bensamoun*
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243
1. LECTURE FRANÇAISE DU PROJET EUROPÉEN . . . . 251
1.1 Les institutions bénéficiaires . . . . . . . . . . . . . . 252
1.2 Les œuvres concernées . . . . . . . . . . . . . . . . . 254
1.3 L’utilisation des œuvres. . . . . . . . . . . . . . . . . 259
2. DESTIN FRANÇAIS DU PROJET EUROPÉEN . . . . . . 261
2.1 La multiplicité des solutions envisageables . . . . . . 261
2.2 Les qualités juridiques d’une solution optimale . . . . 267
2.3 Oeuvres orphelines, œuvres indisponibles
ou le mélange des genres . . . . . . . . . . . . . . . . 271
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 276
© Alexandra Bensamoun, 2012.
* Maître de conférences HDR, directrice du Master 2 Droit des nouvelles propriétés,
Université Paris-Sud 11 (Faculté Jean Monnet).
241
INTRODUCTION
1. L’avènement des technologies numériques oblige, sur de
nombreux points, à une relecture du droit d’auteur. Construit
dans une veine romantique, plaçant l’auteur au centre de toutes les
attentions, le droit français est aujourd’hui tourmenté, en devenir.
L’œuvre orpheline est l’un de ces lieux où le droit craque1.
La notion est née des différents projets de bibliothèques numériques, comme Europeana ou Google Books, impliquant une numérisation massive en vue d’une mise à disposition en ligne des œuvres
littéraires. La démarche a révélé une zone grise, dans laquelle une
partie du patrimoine se trouve « gelée », dans l’impossibilité d’être
légalement diffusée. En effet, l’œuvre orpheline est une œuvre sous
droits mais sans titulaire identifié ou localisé, ce qui la place dans
une situation inconfortable, l’excluant du champ du commerce : ni
dans le domaine public, puisque encore protégée, ni en situation
d’être commercialisée, faute de partenaire de négociation, l’œuvre
orpheline navigue dans un « no book’s land », une sorte de purgatoire,
dans l’attente de l’écoulement du temps, antichambre du domaine
public.
2. Les frontières exactes de la notion d’œuvre orpheline ne sont
pas encore tout à fait fixées, ni hermétiques. On s’entend cependant
sur un critère de qualification précis : l’obligation de recherches diligentes, avérées, sérieuses, on dit encore de bonne foi, qui fait prendre à la création son caractère orphelin. Au rebours, la condition
1. Not. J. GROFFE, « L’œuvre orpheline saisie par le droit, entre impératif de protection et objectif de diffusion », (2011) Revue Lamy Droit de l’Immatériel, no 2620 ;
Marie CORNU, « Des créations de fonctionnaires aux œuvres orphelines : la tentation de la dépossession », (2009), 1630 Revue Lamy Droit de l’Immatériel, suppl. ;
Marie-Anne FERRY-FALL, « La tentation de la dépossession : les œuvres orphelines », ibid., no 1631 ; Emmanuelle TRICOIRE, « L’œuvre orpheline (réflexions sur
la paternité en droit d’auteur) », [2006] Revue Lamy Droit Civil 70 ; France-Marie
PIRIOU, « Les œuvres orphelines en quête de solutions juridiques », [octobre 2008]
218 RIDA, p. 3 ; Jean-François DEBARNOT, « L’expérience de l’INA relative
à l’utilisation d’œuvres audiovisuelles et sonores éventuellement orphelines »,
CCE janvier 2010, p. 6 ; Jane GINSBURG et al., « Google book search, les enjeux
internationaux pour le droit d’auteur », JCP G 2010, 486.
243
244
Les Cahiers de propriété intellectuelle
n’est pas exigée pour les œuvres indisponibles, dont les exemplaires ne sont plus commercialisés. Pour autant, la concomitance des
réflexions sur ces deux questions2 prouve que la parenté existe. En
effet, les catégories se chevauchent partiellement. Il faut dire qu’une
œuvre dont le titulaire ne peut être retrouvé bénéficie rarement
d’une commercialisation en cours.
3. Économiquement, la situation des œuvres orphelines
engendre une perte de bien-être social3. Et leur statut – ou non-statut – actuel est préjudiciable pour tous : pour les titulaires, qui ne
sont pas rémunérés et dont les œuvres ne sont pas diffusées ; pour les
exploitants, qui voient ici leur échapper une part de marché potentiel ; pour le public, qui ne peut accéder à ces œuvres. Le souci est de
savoir en quelle proportion, car les différentes évaluations du stock
existant des œuvres orphelines ne concordent pas. D’autant que certaines des études économiques mettent en œuvre des méthodologies
qui peuvent s’avérer contestables. Une étude prenant appui sur les
chiffres de la SCONUL (Society of College, National and University
Libraries) et prise en référence par la Commission européenne,
estime qu’environ 13 % des livres sont orphelins en Europe. La British Library avance quant à elle le chiffre de 31 % (évaluation réalisée à partir d’un échantillon, dans sa collection, de 140 livres
publiés entre 1870 et 2010). Une autre étude, française, considère
encore que le nombre d’œuvres orphelines et d’œuvres épuisées
s’élève à 57 % du stock d’œuvres publiées depuis 19004.
En tout état de cause, il est difficile d’estimer la valeur économique de cet ensemble. Le phénomène, quelle que soit son ampleur,
ne peut être corrélé à un marché en termes de chiffres d’affaires puisque, par définition, la demande réelle et la valeur potentielle des
œuvres orphelines sont des données inconnues et sans doute bien
plus faibles que la proportion en volume de ces créations. Cependant,
leur valeur culturelle est indéniable. Ce « gel » des œuvres réduit non
seulement la quantité d’œuvres disponibles mais aussi leur diversité.
2. En particulier, au niveau européen, voir pour les œuvres orphelines, la proposition
de directive sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines, 24 mai
2011, COM (2011) 289 final et, pour les œuvres indisponibles, le MoU « Key Principles on the Digitisation and Making Available of Out-of-Commerce Works », 20
sept. 2011.
3. Pour une analyse économique de la question, voir Joëlle FARCHY et al., « Optimizing use of Orphan Works while Respecting Intellectual Property Rights : A Law
and Economics Perspective », Queen Mary Journal of Intellectual Property, 2012,
vol. 2, Issue 3.
4. Ibid.
Approche française des œuvres orphelines
245
4. Ce constat a motivé une réaction juridique pour sortir ces
œuvres de la léthargie où elles sont enfermées. En France, le sujet a
suscité la réflexion. C’est dire que la législation ne permettait pas de
remédier à la difficulté.
D’abord, la jurisprudence5 refuse d’appliquer aux œuvres
délaissées par leur créateur le mécanisme d’occupation, connu du
droit des biens et qui consiste à autoriser l’acquisition, par préhension, des choses corporelles mobilières non actuellement
appropriées. Ces créations ne deviennent pas des res derelictae, des
« choses abandonnées ».
Ensuite, aucune exception française ne permet d’exempter la
démarche. L’exception de copie privée6, qui impose que la reproduction soit réalisée par et pour l’usage privé du copiste, ne serait ici
d’aucun secours, et ce, même si on peut noter en jurisprudence7 une
tendance à élargir le bénéfice de l’exception au cercle de famille8,
exception propre au droit de représentation. De même, la récente
exception de presse9 ne s’applique qu’aux œuvres d’art graphiques,
plastiques ou architecturales et elle est obligatoirement liée à l’infor5. CA Paris, 6 mai 1931, DP 1931, II, 88, note NAST.
6. Code de la propriété intellectuelle (CPI), art. L. 122-5, 2o : « Lorsque l’œuvre a été
divulguée, l’auteur ne peut interdire : [...] Les copies ou reproductions réalisées à
partir d’une source licite et strictement réservées à l’usage privé du copiste et non
destinées à une utilisation collective [...] ».
7. Voir CA Montpellier, 3e ch. corr., 10 mars 2005, affaire Aurélien D., not. [avril
2005] Propriétés Intellectuelles, p. 168, obs. Pierre SIRINELLI : l’arrêt étend la
catégorie aux « copains », expression d’ailleurs critiquable. La cassation se fait sur
un autre point et la cour de renvoi, appelée à se prononcer sur la question de la
source, s’en sort par une dérobade en envisageant plus strictement l’usage privé.
Sans exiger un usage strictement personnel, elle impose un minimum de « contrôle » sur la copie (CA Aix-en-Provence, 5e ch. corr., 5 septembre 2007, not. [2008]
Revue trimestrielle de droit commercial, p. 301, obs. Frédéric POLLAUDDULIAN). – Voir aussi les deux arrêts d’appel dans l’affaire Mulholland Drive : la
première décision accorde le bénéfice de la copie privée puisque la copie est faite
« pour être utilisée, certes à l’extérieur de son domicile, mais dans un cercle familial
restreint » (CA Paris, 22 avril 2005, not. D. 2005, p. 1573, comm. Céline CASTETSRENARD : la cassation se fait sur le point du triple test). Dans la seconde, les juges
affirment que « l’usage privé ne saurait être réduit à un usage strictement solitaire
de sorte qu’il doit bénéficier au cercle des proches, entendu comme un groupe restreint de personnes qui ont entre elles des liens de famille ou d’amitié » (CA Paris,
4e ch., sect. A, 4 avril 2007, not. CCE mai 2007, comm. 68, note Christophe CARON).
8. CPI, art. L. 122-5, 1o : « Lorsque l’œuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire :
Les représentations privées et gratuites effectuées exclusivement dans un cercle
de famille ».
9. CPI, art. L. 122-5, 9o, al. 1er : « La reproduction ou la représentation, intégrale ou
partielle, d’une œuvre d’art graphique, plastique ou architecturale, par voie de
presse écrite, audiovisuelle ou en ligne, dans un but exclusif d’information immédiate et en relation directe avec cette dernière [...] ».
246
Les Cahiers de propriété intellectuelle
mation, ce qui n’est pas l’objectif de diffusion des œuvres orphelines. L’exception pédagogique10, qui n’autorise que l’utilisation
d’« extraits » et est entourée de conditions telles qu’elle en devient
inefficace (on est tenté d’écrire ici « burlesque »...), ne serait pas d’une
plus grande utilité. D’aucuns ont pu également se demander si
la jurisprudence Microfor11, proposant une lecture hétérodoxe, et
même contra legem, de l’exception de courte citation12, ne pouvait
pas bénéficier à Google Books notamment. Mais il faut rétorquer que
c’est ici l’intégralité de l’ouvrage qui est numérisé, même si on en
consulte des extraits en fonction des mots clés. D’autant que la doctrine majoritaire considère que la solution Microfor n’est plus de
droit positif depuis qu’il existe une législation sur les bases de données13.
Certes, le Code de la propriété intellectuelle (CPI) contient bien
un article qui pourrait, à première vue, offrir une solution. L’article
L. 122-9 dispose en effet : « En cas d’abus notoire dans l’usage ou le
non-usage des droits d’exploitation de la part des représentants de
l’auteur décédé visés à l’article L. 121-2, le tribunal de grande instance peut ordonner toute mesure appropriée. Il en est de même s’il y
a conflit entre lesdits représentants, s’il n’y a pas d’ayant droit connu
ou en cas de vacance ou de déshérence. – Le tribunal peut être saisi
notamment par le ministre chargé de la culture »14. Le recours au
10. CPI, art. L. 122-5, 3o, e) : « La représentation ou la reproduction d’extraits
d’œuvres, sous réserve des œuvres conçues à des fins pédagogiques, des partitions de musique et des œuvres réalisées pour une édition numérique de l’écrit,
à des fins exclusives d’illustration dans le cadre de l’enseignement et de la
recherche, à l’exclusion de toute activité ludique ou récréative, dès lors que le
public auquel cette représentation ou cette reproduction est destinée est composé
majoritairement d’élèves, d’étudiants, d’enseignants ou de chercheurs directement concernés, que l’utilisation de cette représentation ou cette reproduction ne
donne lieu à aucune exploitation commerciale et qu’elle est compensée par une
rémunération négociée sur une base forfaitaire [...] ».
11. Assemblée plénière, 30 octobre 1987, not. JCP G 1988, II, 20932, rapport du Conseiller X. NICOT et note Jérôme HUET ; JCP E 1988, II, 15093, note Michel
VIVANT et al. ; [janvier 1988] 135 RIDA, p. 78, concl. J. CABANNES.
12. CPI, art. L. 122-5, 3o, a) : « Les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’œuvre à
laquelle elles sont incorporées ». – En l’espèce, la Cour de cassation avait en effet
appliqué la limitation à une base de données exclusivement constituée de citations d’articles parus dans des journaux français, accessibles par un système de
mots-clés, en l’absence donc d’œuvre citante, alors même qu’il s’agit là d’une
condition de l’exception.
13. Mais la jurisprudence européenne obligera peut-être à admettre le contraire (voir
CJUE, 1er décembre 2011, aff. C-145-10, Painer c. Axel Springer : le document
citant n’a pas à être une œuvre).
14. Comparer CPI, art. L. 211-2 en matière de droits voisins : « Outre toute personne
justifiant d’un intérêt pour agir, le ministre chargé de la culture peut saisir
Approche française des œuvres orphelines
247
juge permettrait donc d’obtenir une autorisation exceptionnelle d’exploitation. Mais les obstacles sont nombreux. De manière pragmatique, il faut noter que la démarche devrait être réalisée œuvre par
œuvre, ce qui ruine l’intérêt de la proposition tant les œuvres orphelines nécessitent un traitement massif. En outre, le délai exigé par la
procédure judiciaire et son coût nuiraient à l’efficacité économique
de la solution. Plus juridiquement, ce texte d’exception qui envisage
une réponse ponctuelle, parce qu’il est dérogatoire, doit recevoir
une interprétation stricte : exceptio est strictissimae interpretationis.
Il ne saurait dès lors devenir la solution de principe pour les œuvres
orphelines.
Enfin, la seule voie, encore inexplorée et qui semble un argument juridique possible, est celle de la bonne foi, fondée sur le droit
commun. Les diligences réalisées constitueraient alors une preuve
de celle-ci et exonéreraient l’exploitant de tout comportement délictueux. Mais le droit commun ne permettra pas d’excuser un acte de
contrefaçon, pour lequel la bonne foi est justement, en France, indifférente15.
5. Dans ces conditions, le Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA), instance consultative indépendante
chargée de conseiller le ministre de la Culture et de la Communication en matière de la propriété littéraire et artistique, a, par le biais
de deux commissions dédiées, rendu deux rapports sur les œuvres
orphelines16.
Constatant que le phénomène n’a pas la même prégnance selon
les secteurs de la création, le premier, en 2008, propose la mise en
place de solutions différenciées : statu quo pour la musique et l’audiovisuel, lesquels peuvent se suffire des mécanismes exceptionnels
existants17 ; mise en place d’un système spécifique dans les domaines
de l’écrit et de l’image fixe, où l’ampleur du phénomène impose une
l’autorité judiciaire, notamment s’il n’y a pas d’ayant droit connu, ou en cas de
vacance ou déshérence ».
15. Voir not., critique sur la question, Pierre-Yves GAUTIER, « L’indifférence de la
bonne foi dans le procès civil pour contrefaçon », [avril 2002] Propriétés Intellectuelles, p. 28.
16. Le CSPLA donne la définition suivante de l’œuvre orpheline : « une œuvre protégée et divulguée, dont les titulaires de droits ne peuvent être identifiés ou
retrouvés, malgré des recherches avérées et sérieuses ». Les rapports sont disponibles en ligne : <http://www.culturecommunication.gouv.fr/Politiques-ministerielles/Propriete-litteraire-et-artistique/Conseil-superieur-de-la-propriete-litter
aire-et-artistique/Travaux-du-CSPLA/Commissions-specialisees>.
17. CPI, art. L. 122-9 et L. 211-2 : voir supra, no 4 (et note).
248
Les Cahiers de propriété intellectuelle
modification du donné légal. En effet, en matière d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles, les œuvres orphelines ont un caractère
très marginal du fait de la présomption légale de cession des droits
au profit du producteur et, s’agissant de la chaîne contractuelle, de
l’existence, depuis 1944, du RPCA (Registre public de la cinématographie et de l’audiovisuel). Certaines difficultés peuvent certes survenir lorsque le contrat de production audiovisuelle arrive à son
terme et qu’il convient de revenir vers les auteurs pour renégocier les
droits. Mais la solution est généralement apportée par le recours à la
gestion collective, la personne intéressée pouvant s’adresser, pour ce
faire, à la SACD. S’agissant des œuvres musicales, les autorisations
générales (contrat général de représentation) qui sont données par
la SACEM aux organismes de radiodiffusion ou aux chaînes de télévision comprennent nécessairement les droits relatifs aux quelques
œuvres orphelines susceptibles d’exister en la matière puisque les
auteurs de la quasi-totalité du répertoire existant sont membres de
cette société de gestion collective. La difficulté est alors dans ce cas,
au pire, la répartition des redevances mais non l’autorisation de réutiliser l’œuvre. Il n’y a donc pas d’immobilisation des œuvres. Au
rebours, pour les secteurs de l’écrit et de l’image fixe, la commission
a proposé un système de gestion collective obligatoire, inspiré du
modèle de la gestion d’affaires18 et organisé par des dispositions
légales spécifiques. Les sociétés de perception et de répartition des
droits (SPRD) auraient été chargées de mettre en place un portail
commun comportant toutes les informations utiles aux utilisateurs
potentiels (démarches à suivre, bases de données à jour et pertinentes). Elles auraient aussi dû délivrer des licences d’utilisation, non
exclusives et de durée limitée, contre rémunération, les droits ainsi
collectés servant, d’une part, à rémunérer les ayants droit qui réapparaîtraient, d’autre part, à financer les bases de données et, enfin,
après un certain délai, pouvant être affectées à l’action culturelle.
Le second rapport, remis en novembre 2011, est une réaction à
la proposition de directive européenne sur certaines utilisations
autorisées des œuvres orphelines19. Il met en exergue quelques
inquiétudes, notamment le risque d’insécurité juridique que repré18. Code civil, art. 1372 : « Lorsque volontairement on gère l’affaire d’autrui, soit que
le propriétaire connaisse la gestion, soit qu’il l’ignore, celui qui gère contracte
l’engagement tacite de continuer la gestion qu’il a commencée, et de l’achever jusqu’à ce que le propriétaire soit en état d’y pourvoir lui-même ; il doit se charger
également de toutes les dépendances de cette même affaire. – Il se soumet à toutes les obligations qui résulteraient d’un mandat exprès que lui aurait donné le
propriétaire ».
19. 24 mai 2011, COM (2011) 289 final.
Approche française des œuvres orphelines
249
senterait la mise en place d’une nouvelle exception ou encore l’articulation entre le régime de la directive et les régimes nationaux qui
permettent d’atteindre l’objectif recherché par des moyens différents. Il critique l’exclusion des œuvres partiellement orphelines,
proposant de statuer aussi sur les droits orphelins. La commission
spécialisée note également que le dispositif mis en place créerait
un système incitatif, au détriment des œuvres sous droits, et elle
dénonce en conséquence l’absence de mécanismes de régulation20.
On peut aussi relever que l’autorité regrette l’absence d’engagement
de la proposition de directive s’agissant de la nécessité de mettre en
place des mécanismes de prévention qui permettraient de tarir la
source des œuvres orphelines.
Pour autant, cette réflexion normative française ne s’est pas
traduite dans les textes. En effet, si l’œuvre orpheline a récemment
intégré le paysage législatif21, le droit français ne connaît qu’une
définition de la notion, elle-même orpheline de régime.
6. Au niveau européen, la proposition de directive sur certaines
utilisations autorisées des œuvres orphelines de mai 2011 vise à faciliter la reproduction et la diffusion sous forme numérique de ces
œuvres dormantes, au profit de certaines institutions du type bibliothèques, musées, archives... Elle envisage « de créer un cadre juridique garantissant un accès transfrontière en ligne licite aux œuvres
orphelines figurant dans les bibliothèques ou archives en ligne administrées par diverses institutions visées dans la proposition, dès lors
que ces œuvres sont utilisées dans l’exercice de la mission d’intérêt
20. Ceux-ci pourraient figurer à trois niveaux. Premièrement, il conviendrait de préciser la « mise à disposition » des œuvres orphelines contenue dans l’article 6 de la
proposition, laquelle pourrait être limitée, pour les utilisateurs, aux usages à des
fins personnelles et à des fins d’enseignement et de recherche ; en revanche, la
commission émet des doutes sur l’idée de la restreindre à la diffusion sans faculté
de téléchargement, le streaming étant plus compliqué à manier pour l’utilisateur.
Du point de vue des organismes concernés par l’article 6, dans la mesure où
ceux-ci remplissent une mission d’intérêt public, la « mise à disposition » des
œuvres orphelines ne devrait pouvoir poursuivre un objectif commercial, qu’il
soit direct ou indirect (par le biais de recettes publicitaires). Deuxièmement, la
commission avance l’idée d’une compensation équitable au titre des utilisations
de l’article 6, mais le principe d’une rémunération n’emporte pas consensus. Troisièmement, certains membres de la commission proposent de mentionner dans la
directive la possibilité d’un recours aux sociétés de gestion collective pour la mise
en œuvre du dispositif (contrôle des recherches diligentes, délivrance de l’autorisation d’exploitation, fixation, perception et répartition d’une rémunération,
etc.).
21. CPI, art. L. 113-10 (loi du 1er mars 2012 sur les livres indisponibles). – Voir infra
nos 34 s.
250
Les Cahiers de propriété intellectuelle
public de ces institutions »22. L’objectif doit être atteint grâce au
principe de reconnaissance mutuelle entre les États membres. L’harmonisation se réalisera alors par l’obligation de recherches diligentes des titulaires de droits dans l’État où l’œuvre a été initialement
publiée et qui conditionnera le statut d’œuvre orpheline dans toute
l’Union. Cette qualification permettra de reproduire et de mettre en
ligne ces créations sans autorisation préalable, dans un but culturel
ou éducatif, l’ayant droit pouvant mettre fin à cette situation, le cas
échéant.
Mais la réflexion européenne est pendante et l’urgence initialement annoncée traîne un peu. La Commission des affaires juridiques
du Parlement européen a déposé un projet de rapport, proposant
un certain nombre d’amendements23. En outre, le texte initial a
déjà évolué puisqu’une version de compromis a été élaborée en
février 2012 sous l’égide de la Présidence du Conseil de l’Union
européenne24. Celle-ci réalise des modifications substantielles puisqu’elle amende rien de moins que la définition de l’œuvre orpheline
ou encore la portée de l’utilisation promise. C’est dire que les choses
ne sont pas définitives25 et que les analyses d’aujourd’hui ne seront
pas celles de demain. Les frontières sont encore floues, volatiles. Car
au-delà du sujet des œuvres orphelines, cette intervention législative marque aussi la politique de l’Union en matière de propriété littéraire et artistique. Or, en ces temps de contestation, on sait que
chaque texte est scruté, prétexte à polémiques et à remises en cause.
Dans ces conditions, ce point de vue de France est nécessairement
provisoire, soumis à la mouvance du sujet. Aussi s’autorisera-t-on, à
l’analyse du paysage normatif ou en voie de normativité, quelques
réflexions plus générales, dépassant la contingence des textes.
7. Les œuvres orphelines suscitent donc l’intérêt, c’est indéniable. Pourtant, les résultats ne sont pas à la hauteur. En effet, le
projet européen, que ce soit dans sa mouture initiale comme dans sa
version de compromis, suscite bien des interrogations, que le juriste
22. Exposé des motifs, Proposition de directive sur certaines utilisations autorisées
des œuvres orphelines, précitée.
23. Procédure 2011/0136 (COD), projet de rapport PE472.338, rapporteure : Lidia
Joanna GERINGER DE OEDENBERG : <http://www.europarl.europa.eu/œil/
popups/ficheprocedure.do?lang=fr&reference=2011/0136(COD)#foreCast>.
24. <http://register.consilium.europa.eu/pdf/en/12/st06/st06714.en12.pdf>.
25. Cette étude commentera principalement la proposition de directive de la Commission européenne. Les propos seront parfois enrichis de comparaisons avec les
évolutions proposées par la version de compromis. Nous parlerons de la proposition de directive pour viser la version initiale de la Commission et de la version de
compromis pour faire référence à celle de la Présidence du Conseil.
Approche française des œuvres orphelines
251
français ne peut s’empêcher de noter. Et la France n’est pas en reste
sur la question car tenter d’imaginer la transcription en droit français du projet européen, c’est accepter l’idée d’une solution d’opportunité, voire en trompe-l’œil, plus que d’une réforme générale
et ambitieuse. À l’heure où l’on déplore la multiplication – et même
l’empilement sans cohérence – des lois pointillistes, étriquées,
réactionnelles, faisant l’économie d’une vision d’ensemble et à long
terme26, il faut craindre que les œuvres orphelines ne permettent
pas de remédier à ce trait malheureux qui caractérise désormais les
réformes françaises en propriété littéraire et artistique. Ainsi, la
proposition d’une approche française des œuvres orphelines se traduira par une lecture, une évaluation, du projet européen lui-même
avant d’en imaginer le destin.
1. LECTURE FRANÇAISE DU PROJET EUROPÉEN
8. De lege ferenda, le droit des œuvres orphelines sera européen. L’Union a en effet déposé une proposition de directive, dont on
nous a plusieurs fois promis l’adoption rapide. Présenter une lecture
française du projet européen, c’est combiner une analyse du texte
aux réflexes d’un juriste de l’Hexagone, enclin à la critique... Aussi,
examinant les principaux traits saillants du texte – les institutions
bénéficiaires, les œuvres concernées et l’utilisation des œuvres –, il y
a lieu de considérer que l’objectif affirmé de libre circulation des
connaissances et des innovations dans le marché intérieur (considérant 2 de la proposition de directive) apparaît difficile à atteindre.
Les contours du texte européen peuvent ainsi apparaître imprécis.
À tout le moins, certaines notions ou propositions suscitent le doute
et ouvrent à l’interprétation. En ces temps de prise de pouvoir évidente de la Cour de Justice de l’Union européenne27, l’incertitude
offerte par le texte, s’il reste en l’état, laisse augurer de belles décisions...
26. Sur ce point, voir notre article « Portrait d’un droit d’auteur en crise », [avril 2010]
224 RIDA, p. 2.
27. Il n’est qu’à songer à la recrudescence de notions autonomes, qui doivent faire
l’objet d’une interprétation uniforme dans tous les États membres, sachant que
celle-ci est donnée par la Cour de Justice : CJCE, 16 juillet 2009, aff. C-5/08, Infopaq, not. [octobre 2009] Propriétés Intellectuelles, p. 378, obs. Valérie-Laure
BENABOU ; CJUE, 21 octobre 2010, aff. C-467/08, Padawan, not. Valérie-Laure
BENABOU, « Copie privée : la Cour de Justice prend en main la notion de « compensation équitable » ou rien ne change mais tout change », disponible en ligne
sur <juriscom.net>.
252
Les Cahiers de propriété intellectuelle
1.1 Les institutions bénéficiaires
9. L’article 1er de la proposition de directive fait référence aux
« bibliothèques, établissements d’enseignement et musées accessibles au public ainsi [qu’aux] archives, institutions dépositaires du
patrimoine cinématographique et organismes de radiodiffusion de
service public ». Le texte européen, confirmé ici par la version de
compromis28, réserve le bénéfice du système aux institutions ayant
une « mission d’intérêt public ». L’utilisation projetée de ces œuvres
doit contribuer à l’accomplissement de cet objectif, « notamment la
préservation et la restauration des œuvres de leurs collections et la
fourniture d’un accès à ces œuvres à des fins culturelles et éducatives ».
10. Dans une interprétation téléologique, il serait possible de
considérer que ne peuvent être regardés comme « institutions bénéficiaires » que les établissements qui gèrent un service public administratif. Et en tout état de cause, même en interprétant le texte de
façon plus souple, il faudrait réserver le bénéfice du régime des
œuvres orphelines aux seuls établissements d’intérêt public. Soit
parce que ne peuvent être envisagés que les établissements qui ont
participé à la sauvegarde ou la conservation des biens culturels en
engageant des frais et qui trouveraient dans la faculté offerte par la
directive une contrepartie aux efforts consentis. Soit encore parce
que l’on estime que ces établissements sont les seuls à offrir une certaine garantie dans la mesure où ils sont déjà rompus au double
exercice de conservation des œuvres et de mise à la disposition de ces
dernières au public sans recherche de profit et dans le respect des
droits des auteurs. Dans ces conditions, en ne poursuivant aucun
intérêt commercial, ces institutions ne seraient que les gardiennes
d’un équilibre auparavant trouvé et désormais poursuivi dans de
nouvelles activités. Une utilisation marchande de l’œuvre orpheline,
voire une utilisation seulement « secondaire », c’est-à-dire par d’autres acteurs que ceux expressément envisagés par le texte, semble
alors exclue.
Mais le texte de la directive est-il limitatif ? Autrement dit, les
États membres ont-ils ici quelque liberté, peuvent-ils envisager
d’autres bénéficiaires, ou le contenu normatif de cette disposition
est-il obligatoire et fermé, interdisant une transposition extensive ?
28. On peut noter que le projet de rapport de la Commission des affaires juridiques
propose de supprimer la référence au service public pour les radiodiffuseurs,
ouvrant ainsi l’utilisation des œuvres audiovisuelles à l’ensemble des radiodiffuseurs et non plus seulement aux radiodiffuseurs publics.
Approche française des œuvres orphelines
253
11. Si, au rebours, on s’attache davantage à la satisfaction de
l’intérêt général, il serait alors possible d’inclure parmi les bénéficiaires toutes les institutions, publiques ou privées, dont les activités
poursuivent directement ou indirectement ce but, mais à la condition
d’encadrer cette ouverture par la prise en compte d’un certain nombre de garanties – la moindre n’étant pas celle d’une rémunération
des auteurs, car l’extension du champ en transforme l’économie.
D’ailleurs, l’article 1er de la proposition de directive ne spécifie pas
que seuls les organismes publics sont ici concernés. Il faut dès lors se
demander si une fondation à vocation culturelle ne pourrait pas être
bénéficiaire de la dérogation. Sans compter que certains musées sont
privés. La distinction à faire serait alors non plus public-privé, mais
commercial-non commercial. C’est ce qu’on peut penser à la lecture
de l’article 6.3, dans sa version initiale, lequel autorise les partenariats, éclairé par le considérant 18, qui évoque des « partenaires
commerciaux ». D’ailleurs, l’article 7 de la proposition envisage
expressément l’utilisation commerciale, dite pudiquement « à des
fins autres que celles visées à l’article 6, § 2 », en y accolant un certain nombre de garanties, dont la rémunération du titulaire en cas
de réapparition29.
Mais la version de compromis du texte européen a profondément remanié cet aspect, obligeant à une autre analyse, même s’il
n’est pas assuré que l’exclusion des usages commerciaux soit définitive. L’article 7 a disparu et l’article 6 évoque désormais expressément la liberté contractuelle des institutions concernées dans la
poursuite de leur mission d’intérêt public, en particulier les accords
de partenariat « public-privé ». Encore que la frontière entre les deux
secteurs n’est pas toujours tranchée et elle peut en outre fluctuer
d’un État membre à l’autre. Notamment, le domaine du « public » se
définit-il par son origine étatique ou par sa mission ? Par exemple, où
classer l’« utilité publique » reconnue de certaines associations qui
possèdent des fonds documentaires ?
12. Ainsi, la proposition européenne ne permet pas de délimiter
clairement la catégorie d’institutions qui pourront bénéficier du
régime d’exception. Il en va de même des œuvres concernées.
29. La coexistence d’exploitations par une institution publique ou plutôt non commerciale, d’une part, et par une entreprise privée, à but lucratif, d’autre part,
serait cependant susceptible de conduire à des distorsions de concurrence si la
même œuvre connaît en réalité deux régimes distincts (notamment dans son
volet économique) suivant l’opérateur concerné.
254
Les Cahiers de propriété intellectuelle
1.2 Les œuvres concernées
13. La compréhension du champ d’application de la proposition
de directive commande en outre de s’intéresser à la notion d’œuvres
ici visées. Et là encore, des défauts peuvent être relevés. Au-delà
de la traditionnelle question de la marge de manœuvre laissée aux
États membres, trois questions principales se posent.
14. En premier lieu, toutes les œuvres sont-elles concernées,
quel que soit leur genre ? Un constat s’impose : la proposition de
directive se limite à l’appréhension de certaines catégories d’œuvres
orphelines seulement. Elle traite ainsi des œuvres publiées sous
forme de livres, revues, journaux, magazines ou autres écrits, y compris les œuvres incorporées dans celles-ci, ainsi que les œuvres
audiovisuelles et cinématographiques figurant dans les collections
des institutions dépositaires du patrimoine cinématographique et
les œuvres sonores, audiovisuelles et cinématographiques figurant
dans les archives des organismes de radiodiffusion de service public
et produites par ceux-ci (art. 1.2). Dans le domaine de l’imprimé, elle
s’applique aussi aux œuvres visuelles, telles que les photographies et
illustrations, figurant dans de tels ouvrages publiés. En l’état, le
texte ne couvre donc que l’écrit publié (et les illustrations qui y sont
intégrées) et encore, lorsqu’il appartient aux fonds des bibliothèques,
établissements d’enseignement, musées et archives accessibles au
public et lorsque ces œuvres sont utilisées dans l’exercice de la mission d’intérêt public de ces institutions. C’est dire que le projet européen, s’il était ainsi retenu, serait doublement limité : d’abord, parce
que tous les genres ne sont pas concernés, ensuite parce que la
reprise est bornée par la nature juridique – incertaine, comme on l’a
vu – des entités ayant à les connaître, entités assurant des missions
culturelles et éducatives. On est loin d’un traitement transversal de
toutes les œuvres orphelines. Cette absence d’approche globale a
d’ailleurs été regrettée en France dans la Résolution européenne du
Sénat sur la proposition de directive30. En effet, quel traitement faudrait-il alors réserver aux autres œuvres, que ce soit les œuvres
visuelles indépendantes ou les phonogrammes, ou aux vidéogrammes appartenant également aux fonds des établissements (bibliothèques, musées, etc.), ou encore aux œuvres non publiées, nombreuses
dans certains fonds de ces établissements souvent spécialisés ? D’autant que l’usage des vidéogrammes et des phonogrammes orphelins
est implicitement autorisé pour d’autres organi- sations que les établissements que l’on vient de mentionner. Aussi la distinction selon
30. Sénat, no 191, 26 juill. 2011 : <http://www.senat.fr/leg/tas10-191.html>.
Approche française des œuvres orphelines
255
le type d’organisations faite par la directive serait- elle pour le moins
étrange, voire contreproductive pour la préservation du patrimoine.
La version de compromis a cependant en partie entendu ces critiques. L’article 1.2 (2) propose en effet d’inclure dans le champ de la
directive les œuvres cinématographiques et audiovisuelles, ainsi que
les phonogrammes, appartenant aux collections des bibliothèques,
établissements d’éducation, musées accessibles au public, et archives ou encore organismes dépositaires du patrimoine audiovisuel et
sonore. Les fonds concernés sont donc plus nombreux. En outre,
entrent désormais dans le périmètre de la directive les œuvres et
phonogrammes qui n’ont pas été publiés ou radiodiffusés, mais qui
ont été rendus accessibles au public par les institutions visées avec le
consentement des titulaires, à la condition qu’il soit raisonnable de
penser que le titulaire n’aurait pas refusé ce type d’usages (art. 1.2a).
Cependant, comment se fera l’appréciation de la volonté supposée –
et nécessairement conjecturale – du titulaire ? Il faut ici craindre une
jurisprudence fluctuante, voire contestable31, et donc des divergences au sein même de chaque État membre.
15. En deuxième lieu, doit-on prendre en considération toutes
les œuvres, quelle que soit leur nature, c’est-à-dire quel que soit leur
statut juridique ?
15.1. S’agissant des œuvres partiellement orphelines, la question pouvait sembler réglée puisque l’Union avait initialement
fourni une réponse d’exclusion. La proposition indique « Lorsqu’une
œuvre a plus d’un titulaire de droits et que l’un de ces titulaires a été
identifié et localisé, elle n’est pas considérée comme orpheline » (art.
2.2). Mais l’affirmation, si elle est respectueuse des principes fondamentaux du droit d’auteur, ruine également l’essentiel du champ de
la directive. Car l’hypothèse n’est pas que théorique, au contraire ! Il
faut d’abord compter avec les œuvres pouvant recevoir une double
protection, droits d’auteur et droits voisins pour les créations musicales ou audiovisuelles. Il peut également arriver que la situation
soit complexe pour les seuls droits d’auteur, soit qu’un démembrement ait été prévu et existe encore en fonction des différents
modes d’exploitation, soit que l’œuvre connaisse plusieurs auteurs
31. Comme en matière d’appréciation post mortem de la volonté de l’auteur dans le
cadre d’une action formée par les héritiers sur le fondement du droit moral. Voir
par exemple : Civ. 1re, 30 janvier 2007 JCP G, II, 10025, note Christophe CARON
et notre article « Victor Hugo et le droit d’auteur : suite et... suite », [mars 2007],
831 Revue Lamy Droit de l’Immatériel.
256
Les Cahiers de propriété intellectuelle
ou titulaires de droits dont l’assentiment devrait être recherché. En
droit français, le statut de l’œuvre de collaboration met en présence
des coauteurs ayant des droits indivis sur l’œuvre, en sorte que
l’unanimité des consentements doit être recherchée pour tout acte
d’exploitation. Le statut de l’œuvre collective peut paraître dans un
premier temps plus simple en ce que l’instigateur est ab initio investi
des droits, mais il existe un nombre non négligeable d’incertitudes
quant aux possibilités d’exploitations dérivées, sans parler de l’hypothèse d’une exploitation séparée d’une contribution individuelle. De
même, les œuvres composites sont très souvent redevables du respect des droits des créateurs dont des apports sont empruntés et réutilisés. Or, l’impossibilité d’exploiter les œuvres incluses dans une
œuvre seconde bloque l’exploitation de cette œuvre dérivée qui l’inclut. La position européenne suscitait donc plus de difficultés qu’elle
n’en réglait.
Aussi la version de compromis est-elle revenue sur ce point. En
effet, consciente de l’inefficacité d’une telle prise de position, elle propose au rebours d’inclure les œuvres semi-orphelines dans le champ
de la directive, et ce, sans préjudice des droits du titulaire présent32,
ni par ailleurs des dispositions nationales relatives aux œuvres anonymes ou pseudonymes. Mais ici, il faudra préciser l’articulation
entre le régime d’autorisation préalable du titulaire retrouvé et le
régime d’autorisation imposée du ou des titulaires défaillants. Et là
encore, les divergences entre les États membres risquent fort d’être
notables.
15.2. Le statut juridique de l’œuvre orpheline impose aussi de
s’interroger sur le concept d’œuvre protégée et publiée, qui borne la
notion.
D’abord, le texte européen ne concerne que les œuvres encore
protégées. L’accord sur ce point tombe sous le sens : les œuvres tombées dans le domaine public sont plus facilement réutilisables dans
la mesure où il n’y a pas lieu, a priori, d’en rechercher les éventuels
ayants droit. L’observation mérite cependant d’être nuancée car la
distinction peut révéler un cercle vicieux. Ne pas pouvoir identifier
les ayants droit, et notamment les auteurs, peut avoir pour conséquence de conduire à un certain nombre d’interrogations à propos du
statut d’œuvre encore protégée par le droit d’auteur, la durée de pro32. Art. 6.2 et 6.3 du texte de compromis de la Présidence du Conseil de l’Union. Le
rapport de la Commission des affaires juridiques du Parlement propose la même
extension.
Approche française des œuvres orphelines
257
tection étant le plus souvent calculée en fonction de la durée de vie
des auteurs.
Ensuite, il y a lieu de remarquer que toutes les législations
n’accordent pas la même place au droit moral de l’auteur. Certains
États reconnaissent de fortes prérogatives aux créateurs et aux
artistes-interprètes là où d’autres se contentent du minimum imposé
par les conventions internationales. Par exemple, le droit au respect
de la famille romano-germanique est plus protecteur des intérêts des
créateurs que celui des pays de copyright qui, pour sanctionner
l’utilisation qui est faite de l’œuvre, exigent souvent, en plus de la
modification de l’œuvre, une démonstration d’une atteinte à l’honneur ou à la réputation de l’auteur. Ainsi, en France, il a pu être jugé
que le voisinage d’une œuvre avec d’autres ou la mise à disposition
de celle-ci corrélativement à d’autres pouvaient être regardés comme
attentatoires au droit au respect de l’intégrité, alors même qu’il n’y a
pas modification de la forme de l’œuvre, mais en raison de l’atteinte
à l’esprit de cette dernière. Or, l’hypothèse sera bien celle pour
laquelle on cherche une solution. En outre, certains États reconnaissent le droit de divulgation (que la Convention de Berne n’impose
pas), au point que le système français prévu pour les œuvres orphelines n’envisage d’application de ce statut qu’à une « œuvre protégée et
divulguée » (CPI, art. L. 113-10). Le dernier adjectif est quasiment
incompréhensible pour, par exemple, un juriste américain qui connaît essentiellement la notion de « publication »33, relevant d’une
autre logique. S’il est vrai que, dans certains cas, publication et
divulgation peuvent coïncider, il peut arriver, précisément en
France, qu’une œuvre publiée ne soit divulguée que pour certaines
utilisations. Il n’y a alors pas coïncidence entre les deux notions.
Il peut également advenir qu’une œuvre divulguée n’ait jamais été
publiée (manuscrit non édité, thèse n’ayant pas fait l’objet d’une
commercialisation, rapport de recherche, voire missive ou journal
intime). La distinction entre ces deux notions est d’autant plus
importante que, dans certains États dont la France, le titulaire du
droit moral et le titulaire des droits patrimoniaux ne sont, la plupart
du temps, pas une seule et même personne, cette disjonction de titu33. Selon l’article 3.3 de la Convention de Berne, « par “œuvres publiées”, il faut
entendre les œuvres éditées avec le consentement de leurs auteurs, quel que soit
le mode de fabrication des exemplaires, pourvu que la mise à disposition de ces
derniers ait été telle qu’elle satisfasse les besoins raisonnables du public, compte
tenu de la nature de l’œuvre. Ne constituent pas une publication la représentation d’une œuvre dramatique, dramatico-musicale ou cinématographique, l’exécution d’une œuvre musicale, la récitation publique d’une œuvre littéraire, la
transmission ou la radiodiffusion des œuvres littéraires ou artistiques, l’exposition d’une œuvre d’art et la construction d’une œuvre d’architecture ».
258
Les Cahiers de propriété intellectuelle
larité étant la conséquence du caractère inaliénable du droit moral
ou des règles de dévolution successorale différentes suivant les prérogatives en cause. Une œuvre pourrait donc être regardée comme
orpheline du point de vue des titulaires (cessionnaires) des droits
patrimoniaux, alors même que le titulaire du droit moral serait identifiable...
Comment réglera-t-on alors la difficulté ? Le droit moral doit-il
ici s’effacer devant ce régime spécial ? Cela paraîtrait surprenant en
droit français ! Certes, la prise en considération du statut de l’œuvre
dans le pays d’origine peut être, dans un premier temps, une solution
à ces difficultés. Mais cela suppose que les acteurs qui aspireront à la
reprise de ces œuvres soient au fait des subtilités de chacun des systèmes juridiques. Sans compter avec les difficultés d’une mise à disposition transfrontalière qui fait qu’un titulaire du droit moral sera
éventuellement susceptible d’en revendiquer le bénéfice non devant
une juridiction du pays d’origine mais auprès d’un juge du pays où
l’œuvre est désormais accessible...
15.3. En troisième lieu – et en définitive –, il faut se demander
ce qu’est réellement une œuvre orpheline. Le critère qualifiant est en
l’espèce la « recherche diligente des titulaires de droits » (art. 3 de la
proposition). Il s’agit d’ailleurs de la seule notion harmonisatrice du
projet européen puisque celui-ci se contente de poser un principe de
reconnaissance mutuelle. Pourtant, là encore, les doutes sont nombreux. L’organisme bénéficiaire devra en effet consulter « les sources
appropriées », celles-ci étant « pour chaque type d’œuvre déterminées par chaque État membre en concertation avec les titulaires
de droits et les utilisateurs, et comprennent notamment les sources énumérées à l’annexe ». Cette recherche, qui doit être réalisée
dans l’État de première publication ou radiodiffusion, devra « être
effectuée de bonne foi » (cons. 12). Si l’on comprend, d’un point de vue
pragmatique, que la liste proposée ne soit pas exhaustive et qu’elle
puisse être différente selon les États, il faut craindre également des
divergences dans le niveau exigé des investigations et donc, plus
généralement, dans le niveau de protection de ces œuvres ou plutôt
des titulaires de droits34. En ce sens, les États pourront-ils imposer
que la recherche s’effectue dans un nombre minimum de fichiers,
voire dans toutes les sources retenues ? La version de compromis du
texte européen semble d’ailleurs s’orienter en ce sens, en proposant
34. Notons d’ailleurs que la loi française a choisi d’imposer des « recherches diligentes, avérées et sérieuses ». Faut-il conclure de cette trilogie un degré d’exigence
plus élevé face à l’unicité européenne ou n’y a-t-il là qu’une figure de style, une
redondance, manière d’« enfoncer le clou » ou faux-semblant ?
Approche française des œuvres orphelines
259
que la recherche concerne non plus « notamment » mais « au moins »
les sources annexées (art. 3.2).
16. Au-delà du champ d’application de la législation projetée,
c’est aussi le périmètre de l’utilisation autorisée des œuvres orphelines qui laisse perplexe.
1.3 L’utilisation des œuvres
17. La proposition de directive, dans sa version initiale, opère
une distinction entre les utilisations liées à l’exécution de la mission
de service public par les institutions visées (art. 6) et les utilisations
commerciales (art. 7). Les deux dispositions, dont l’articulation suscite le doute, portent cependant le même titre, faisant croire à une
continuité. Le versant commercial a été supprimé dans la version de
compromis, mais il n’est pas assuré que cet aspect ne réapparaisse
pas au cours de la procédure, car les pressions sont fortes en ce sens.
18. Aux termes de l’article 6 de la proposition de directive, les
organismes visés sont autorisés, dans le cadre de leur mission de
service public, à reproduire, à des fins de numérisation, de mise à
disposition, d’indexation, de catalogage, de préservation ou de restauration, et à mettre à disposition du public, en ligne, les œuvres
orphelines se trouvant dans leurs fonds. Pour autant, plusieurs éléments devront être précisés.
18.1. Notamment, l’article 6.2 indique que les missions d’intérêt public « incluent notamment la préservation et la restauration
des œuvres de leur collection et la fourniture d’un accès à ces œuvres
à des fins culturelles et éducatives ». La version de compromis est ici
identique. Outre l’utilisation de l’adverbe exemplatif, qui ouvre la
voie à la discussion, il faudra se demander ce que recouvre exactement l’objectif culturel et éducatif. La volonté de diffuser une œuvre
tombée dans l’oubli est-elle à elle seule une preuve de la fin culturelle ou faut-il un projet d’envergure de diffusion de la culture ? De
même, le but éducatif impose-t-il de s’adresser à une communauté
particulière, en limitant les accès (ce qui ruinerait en grande partie
l’intérêt de la proposition) ? Par ailleurs, la mise à disposition
doit-elle se faire obligatoirement dans le format originel ? Et une fois
l’œuvre orpheline mise en ligne, quelle sera la marge de manœuvre
des utilisateurs ? Pourront-ils la télécharger (intégralement ?) ou
devront-ils se contenter d’une lecture en streaming ? L’utilisation
devra-t-elle nécessairement être personnelle ou encore poursuivre
une fin didactique ?
260
Les Cahiers de propriété intellectuelle
18.2. En outre, même si, dans ce cadre, des partenariats peuvent être conclus pour la numérisation et la diffusion des œuvres
orphelines, aucune rémunération n’est expressément envisagée
dans la première version de cet article 6. Certes, le considérant 18
prévoit que « Ces accords devraient pouvoir inclure une contribution
financière de ces partenaires ». Mais qu’est-ce exactement que cette
« contribution financière » et à qui est-elle destinée ? Surtout, la disposition, qui seule oblige les États membres, ne garde aucune trace
de cette participation. Ce silence laisse sans doute la porte ouverte et
donc n’exclut pas une possible rémunération des titulaires qui réapparaîtraient. Mais à nouveau, il faut craindre ici des divergences
entre les États membres, divergences susceptibles de créer des distorsions de concurrence.
La version de compromis a cependant remanié cette disposition. Elle prévoit une rémunération – plus exactement une compensation, fair compensation35 – pour le titulaire de droits mettant fin
au statut orphelin de l’œuvre (art. 6.5), et ce, indépendamment de
l’existence d’un partenariat. Cependant, même à considérer que
l’exigence ne sera pas supprimée, quelles en seront les modalités
exactes ? À qui faudra-t-il payer un prix pour l’utilisation ? À une
société de gestion collective ou peut-être, en cas de partenariat, à
l’institution publique cocontractante ? Mais à quel titre ? Cette institution n’est titulaire d’aucun droit de propriété littéraire et artistique. On pourrait aussi envisager que l’exploitant ait l’obligation de
mettre la somme destinée au titulaire sous séquestre. Mais auprès
de qui ? On pourrait enfin imaginer que l’exploitant n’ait à débourser
cette somme qu’en cas de réapparition du titulaire.
18.3. Par ailleurs, comment comprendre, dans la version de
compromis, la référence de l’article 6.1 à la nécessité, pour les États
membres, de mettre en place une « exception » ou une « limitation »
aux articles 2 (reproduction) et 3 (communication au public) de la
directive « société de l’information »36. Le champ lexical utilisé ne va
pas sans évoquer l’article 5, censé contenir toutes les exceptions et
limitations permises. Est-ce à dire que la liste pourrait grossir d’une
hypothèse supplémentaire ? Mais alors, comment interpréter le fait
que le projet relatif aux œuvres orphelines conserve le principe de
reconnaissance mutuelle ?
35. Il faut noter que la compensation équitable est désormais une notion autonome
du droit de l’Union.
36. Dir. no 2001/29/CE du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du
droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information.
Approche française des œuvres orphelines
261
19. À l’analyse, la proposition de directive de la Commission
présente des contours flous et si la version de compromis a répondu à
certaines interrogations, elle laisse des zones d’ombre relativement
importantes. Dans ces conditions, il faut se demander quel pourrait
bien être le destin d’un tel projet.
2. DESTIN FRANÇAIS DU PROJET EUROPÉEN
20. Les solutions envisageables pour régler le sort des œuvres
orphelines et permettre leur exploitation numérique sont multiples.
Pourtant, aucune n’est idéale. Tout au plus pourrait-on réfléchir aux
qualités juridiques d’une solution optimale. Encore qu’il faudra se
demander si la question est toujours d’actualité en France, où, pratiquant un mélange des genres entre œuvres indisponibles et œuvres
orphelines, le législateur semble avoir partiellement résolu la difficulté.
2.1 La multiplicité des solutions envisageables
21. Il y a lieu de rappeler que la volonté harmonisatrice de
l’Union est en définitive limitée s’agissant des œuvres orphelines. En
effet, la proposition de directive (suivie en cela par la version de compromis) se contente de poser, à l’article 4, un principe de reconnaissance mutuelle, selon lequel « Une œuvre considérée comme
orpheline dans un État membre conformément à l’article 2 est
considérée comme orpheline dans tous les États membres ». Cette
méthode a été préférée à l’harmonisation, laquelle aurait sans doute
été complexe à mettre en œuvre (notamment au regard des pays nordiques qui retiennent le système des licences collectives étendues).
Elle ne doit cependant pas être vue comme un blanc-seing total,
l’Union promettant d’ailleurs, dans l’analyse d’impact accompagnant la proposition, d’en assurer un suivi, avec l’objectif, à long
terme, de permettre le développement de bibliothèques numériques
paneuropéennes37. Les États ont donc l’obligation de mettre en place
un régime, mais restent libres des modalités. Dans ces conditions,
plusieurs scénarios sont envisageables.
37. SEC (2011) 616 final : « La Commission en suivra les incidences à court, moyen et
long terme. À court terme, elle veillera à ce que tous les États membres adoptent
une législation sur les œuvres orphelines. À moyen terme, elle vérifiera si le système de reconnaissance mutuelle permet un accès paneuropéen aux bibliothèques numériques à partir de n’importe quel point de l’UE. À long terme, elle
mesurera la contribution de la législation sur les œuvres orphelines au développement général de bibliothèques numériques paneuropéennes ».
262
Les Cahiers de propriété intellectuelle
22. De manière générale, on pourrait concevoir, pour faciliter
l’exploitation des œuvres orphelines, de revenir aux sources des blocages, en réformant certains aspects du droit d’auteur. On pourrait
notamment étudier la mise en place de formalités pour justifier
d’une durée très longue de protection (par exemple, enregistrement systématique de toute nouvelle œuvre dans un fichier), sur le
modèle de la propriété industrielle, ou encore diminuer la durée des
droits puisque la problématique des œuvres orphelines concerne des
œuvres anciennes dont la durée juridique de protection dépasse largement la durée de vie commerciale.
En l’état du droit positif, ces solutions ne semblent pas envisageables. L’article 5.2 de la Convention de Berne interdit les formalités préalables pour l’accès à la protection38. En outre, l’air du temps
européen n’est pas à la baisse de la durée de protection ; au contraire,
celle des droits voisins a récemment été portée de 50 à 70 ans39.
23. Il convient dès lors d’imaginer en quoi pourrait consister la
mise en œuvre du principe de reconnaissance mutuelle s’agissant
des œuvres orphelines. Ce qui ne signifie pas que toute idée de
fichier doit être ici bannie. En effet, l’une des causes principales de
l’orphelinat est le manque d’informations disponibles sur les œuvres.
Une base de données, sur le modèle de ARROW (Accessible Registries
of Rights information and Orphan Works towards Europeana), intégrant la mention de la titularité, permettrait de pallier cette difficulté. L’Union européenne impose d’ailleurs dans sa proposition de
directive la création de pareil outil, accessible au public et qui répertorierait le résultat des recherches menées et les utilisations qui sont
faites des œuvres orphelines. L’enregistrement semble même faire
partie intégrante de la définition de l’œuvre orpheline40. Chaque
État membre aurait la responsabilité de la mise en place d’une telle
base, qui devrait pouvoir s’interconnecter avec les autres bases au
niveau paneuropéen ; la consultation devrait être facilitée grâce à un
point d’entrée unique. Cette solution permettrait de minimiser collectivement les coûts, tout en respectant les engagements internationaux. Pour autant, si elle vise à résorber le stock des œuvres
38. « La jouissance et l’exercice de ces droits ne sont subordonnés à aucune formalité ».
39. Directive 2011/77/UE, 27 septembre 2011, modifiant la directive 2006/116/CE
relative à la durée de protection du droit d’auteur et de certains droits voisins.
40. Voir art. 2.1 de la proposition de directive : « Une œuvre est considérée comme
orpheline si le titulaire des droits sur cette œuvre n’a pas été identifié ou, bien
qu’ayant été identifié, n’a pu être localisé à l’issue de la réalisation et de
l’enregistrement d’une recherche diligente des titulaires de droits conformément
à l’article 3 ». La version de compromis n’opère pas de modification sur ce point.
Approche française des œuvres orphelines
263
orphelines, elle ne prévient pas les situations futures d’orphelinat41.
En outre, la constitution et la gestion d’une base de données informative présentent des risques économiques42 : le risque d’opportunisme, d’abord, qui conduirait l’usager ayant engagé des coûts pour
la recherche à s’affranchir de l’enregistrement dans la base (sauf à
déléguer la tâche à une institution publique) ; le risque de passager
clandestin, ensuite, les usagers potentiels préférant attendre que
d’autres engagent les recherches pour ne pas en supporter les coûts,
jusqu’à aboutir à une situation de statu quo (sauf à récompenser
l’investisseur, mais comment ? Par une exclusivité, mais avec quelle
légitimité ?) ; le risque lié à la gestion de la base, laquelle aura
nécessairement, si on la souhaite efficace, un coût de fonctionnement
(constitution, mise à jour, périodicité de révision...) ; le risque de
concurrence déloyale, enfin, la base pouvant induire une sorte de
« droit à la paresse » des usagers qui porteraient plus volontiers leur
choix sur des œuvres orphelines plutôt que sur des œuvres avec titulaires identifiés (et donc précautionneux...).
En définitive, la base de données ne peut être qu’un élément de
la solution et non une solution en elle-même à l’orphelinat. Il s’agira
d’un outil complémentaire au régime des œuvres orphelines.
24. Sur le fond, une façon de gérer la question des œuvres
orphelines, et qui dépasse d’ailleurs largement cette seule problématique, pourrait être l’admission de l’opt-out – option de retrait43.
L’idée est de considérer qu’il existerait une sorte de consentement
tacite des personnes concernées par une mise en ligne mais que la
volonté réelle (et non plus simplement présumée) de ces dernières
doit être prise en considération si elle est a posteriori expressément
exprimée. L’ayant droit qui reste passif délivrerait une permission
implicite d’utilisation de ses œuvres, en sorte que tant que cette personne ne manifeste pas son désir de les voir retirées, leur mise à la
disposition du public peut être regardée comme étant licite. Google
avait déjà tenté d’imposer ce raisonnement dans son Google Book
Settlement. Or, le mécanisme, appliqué aux livres épuisés, a été
rejeté en mars 2011 par la justice américaine, considéré comme
41. Ce que regrettent en général les parties concernées. Voir par exemple la Proposition de résolution européenne sur les enjeux européens de la numérisation de
l’écrit, Assemblée nationale, 6 mars 2012, no 4452 : L’Assemblée « 7. Souhaite
qu’une réflexion soit engagée pour élaborer un mécanisme permettant d’éviter
l’apparition d’œuvres orphelines dans le futur ».
42. Sur le sujet, voir aussi Joëlle FARCHY et al., précité, note 3.
43. Voir JORF no 0300, 27 déc. 2009, texte no 71, Vocabulaire de l’informatique et de
l’internet (liste de termes, expressions et définitions adoptés), avis de la Commission générale de terminologie et de néologie.
264
Les Cahiers de propriété intellectuelle
attentatoire aux fondements mêmes du droit d’auteur. Il est vrai
qu’il a pu trouver un certain écho en France dans un arrêt SAIF
contre Google, rendu par la Cour d’appel de Paris le 26 janvier 2011.
Certes, en l’espèce, les juges se prononçaient non sur le terrain du
droit d’auteur, mais sur le régime juridique applicable à un opérateur technique qui, par l’intermédiaire de son moteur de recherche,
reprenait intégralement des photographies. Or, ils ont décidé d’exonérer l’opérateur technique de toute responsabilité, en considérant
que le titulaire de droits dispose des moyens techniques (par l’intégration de balises) d’empêcher le référencement de son œuvre. Ce
faisant, la Cour de Paris peut laisser croire qu’elle admet le raisonnement suivant lequel ce n’est pas à celui qui met des œuvres à la disposition du public de solliciter l’autorisation de l’ayant droit mais
au contraire à ce dernier de rendre cette utilisation impossible (ou
conditionnée) ou de surveiller les moteurs de recherche et de se
manifester pour interdire aux prestataires techniques la copie de ses
œuvres44.
Cela étant, outre le fait que le système de l’opt-out ne laisse
guère de place à la condition de recherches diligentes, l’admission
d’une telle solution semble difficile à envisager en droit d’auteur
français45 tant elle heurterait de front les principes de la propriété
littéraire et artistique et imposerait en la matière un véritable changement de paradigme. En effet, le principe du monopole impose le
consentement exprès et préalable à toute utilisation du titulaire de
droits. En outre, il y a lieu d’observer que la promotion d’un tel mécanisme aurait pour résultat indirect mais inéluctable de transformer
la propriété littéraire et artistique en droit qu’il conviendrait de
revendiquer pour en assurer le respect. Or, on peut légitimement se
demander s’il n’y aurait pas là un retour à une espèce de formalisme,
au mépris de l’un des principes cardinaux du droit d’auteur qui est
l’indifférence des formalités. C’est dire qu’il faudrait sans doute
revoir le contenu de l’article 5.2 de la Convention de Berne.
25. Une autre voie pourrait être la création d’une nouvelle
exception ou limitation au droit d’auteur. C’est la solution proposée
par le rapport Gowers en Grande-Bretagne. Cependant, outre le
fait que les exceptions ont mauvaise presse auprès des titulaires,
la mesure étant considérée comme sévère, elle nécessiterait une
réforme de la directive « société de l’information »46, censée contenir
44. CA Paris, 26 janvier 2011, not. [juillet 2011] 229 RIDA 391, obs. P. SIRINELLI.
45. Il faut cependant nuancer cette affirmation depuis la loi relative aux livres
indisponibles : voir infra no 37.
46. Dir. 2001/29/CE, précit.
Approche française des œuvres orphelines
265
une liste exhaustive de toutes les exceptions possibles. L’obstacle
n’est pas dirimant, mais l’ajout devrait se faire à une liste déjà bien
longue et sans grande cohérence. Le « panier de la ménagère européenne et intellectualiste »47 serait encore plus généreux ! Il conviendrait également de s’assurer que l’exception passe le triple test. Par
ailleurs, la mise en œuvre de cette limitation exposerait à une insécurité juridique évidente : pour le bénéficiaire, parce que la vérification de la condition de recherches diligentes ne pourra se faire qu’a
posteriori (il devra apprécier lui-même le critère) ; pour l’ayant droit,
parce que même s’il obtient la condamnation de l’usager indélicat, la
diffusion numérique de son œuvre aura causé des dommages irréparables. Il faudra encore se demander si l’exception devrait ou non
être compensée et, le cas échéant, selon quelles modalités (accords
collectifs, destinataire de la rémunération, délai de reversement en
cas de réapparition du titulaire... ?). À défaut, il faut craindre que
l’exception ne constitue une véritable expropriation et que cette
situation mette en doute sa conformité aux textes internationaux.
26. D’aucuns ont pu également proposer de régler la question
des œuvres orphelines par le recours au principe de limitation des
voies de recours. Ce système diffère de l’exception en ce que seule la
sanction est atténuée ; il n’y pas ici inopposabilité du droit. Étrangère au mode de pensée français, l’idée a reçu écho aux États-Unis.
Présentée au Congrès le 24 avril 200848, la proposition fait suite à
une première version dite Orphan Works Act of 200649 dont elle
reprend la plupart des principes. Le projet met en place un système
de responsabilité limitée pour l’utilisateur50 : si ce dernier a vainement effectué de bonne foi des recherches afin de localiser le titulaire
des droits, il pourra bénéficier de ce régime et réduire les risques
s’agissant des réparations pécuniaires et des mesures de redressement par voie d’injonction. Sauf cas spécifiques51, il devra s’acquitter
d’une compensation raisonnable si le titulaire réapparaît. Le texte
47. L’expression, éloquente, est de Michel VIVANT, « France, Analyse critique et
prospective », [avril 2005] Propriétés Intellectuelles, p. 146, spéc. no 2.
48. H.R. 5889.
49. H.R. 5439.
50. Art. 514(b) (1) : « le présumé contrefacteur de bonne foi doit prouver qu’il a mené
une recherche diligente, malgré laquelle le titulaire des droits n’a pu être trouvé.
Avant d’utiliser l’œuvre, il doit avoir déposé une déclaration d’utilisation au
Copyright office qui déterminera le symbole d’utilisation devant accompagner
l’utilisation. Il doit aussi citer le nom du titulaire des droits et reconnaître la compétence des juridictions des États-Unis en cas d’action intentée par le titulaire
réapparu contre lui. »
51. Art. 514(c) (1)(B) : « pour les utilisations non-commerciales (université, bibliothèque, archives...), le titulaire ne peut obtenir de dédommagement si l’usager
cesse la violation du droit d’auteur après une procédure d’injonction. »
266
Les Cahiers de propriété intellectuelle
reste cependant aujourd’hui encore au stade de proposition. Cette
solution, si elle est économiquement intéressante pour l’exploitant
(bon rapport coût-efficacité puisque le paiement se fait, éventuellement, a posteriori), n’est pas exempte d’inconvénients. Notamment,
elle oblige le titulaire à une action en justice pour revendiquer son
droit, et ce, même si les recherches effectuées ne sont pas très sérieuses, puisqu’il n’y a aucune vérification en amont de la réalité de
celles-ci.
27. Par ailleurs, la licence collective étendue, très pratiquée
dans les pays nord-européens (Danemark, Finlande, Norvège,
Suède, Islande) mais inconnue du droit français, peut apparaître
comme une solution. Le système n’est cependant pas propre aux
œuvres orphelines. Il combine le transfert volontaire de ses droits
par un titulaire à une société de gestion collective et l’extension juridique du répertoire de la société aux ayants droit qui n’en sont
pas membres. La condition est cependant que l’organisme bénéficie
d’une bonne représentativité d’ayants droit dans une catégorie donnée. Sur ce point, la difficulté en France est justement que certains
secteurs sont rétifs à la gestion collective, empêchant cette représentativité. En outre, ce mécanisme n’impose pas de rechercher le
titulaire de droits avant l’exploitation, ce qui empêche toute reconnaissance mutuelle du statut orphelin des œuvres concernées.
28. On pourrait également envisager un système d’autorisation
par l’intermédiaire d’une autorité administrative. C’est ici le modèle
de la Commission canadienne du droit d’auteur, qui délivre des licences non exclusives d’utilisation si elle est convaincue des « efforts raisonnables » déployés par le requérant en vue de retrouver le titulaire
du droit d’auteur52. L’exploitant doit verser une rémunération à une
société de gestion collective qui représenterait normalement l’ayant
droit introuvable. En cas de réapparition, celui-ci pourra recouvrer
ces sommes dans un certain délai.
S’écartant de la solution canadienne, on pourrait aussi imaginer que cette autorité ad hoc soit le point d’entrée général obligatoire
pour toute demande d’exploitation d’une œuvre orpheline. Son intervention pourrait alors consister soit à opérer une redistribution (renvoi devant les sociétés de gestion collective qui traiteront la question,
l’autorité servant en quelque sorte de « gare de triage »), soit,
lorsqu’aucune solution n’existe, à traiter la question au fond en
accordant éventuellement l’autorisation d’exploitation. Cette auto52. Art. 77 de la Loi sur le droit d’auteur.
Approche française des œuvres orphelines
267
rité pourrait également gérer les demandes complexes concernant
des œuvres semi-orphelines par des solutions adaptées à cette situation. Ce système à double vitesse mais à entrée unique aurait les
avantages de la simplicité et de la généralité ; il permettrait en outre
de préserver l’existant en assurant une meilleure articulation des
régimes. Mais il présenterait l’inconvénient majeur d’imposer un
processus long et coûteux. Il faudrait d’ailleurs déterminer qui supporterait ce coût de fonctionnement.
29. L’autorisation pourrait encore être donnée par une SPRD.
L’idée d’un tel système de gestion collective obligatoire est assez
répandue. Le mécanisme pourrait profiter des structures déjà en
place, garantissant une effectivité rapide de la solution. Encore
faut-il en préciser les contours. Plusieurs formules sont en effet envisageables. D’abord, on pourrait opter pour la mise en place d’une
licence légale, qui fixerait également les modalités de l’autorisation :
la société de gestion ne ferait alors que vérifier que les conditions
sont remplies et collecter le montant de la licence, mais elle n’aurait
aucun pouvoir sur le régime même (fixation du montant, durée,
réversibilité, etc.). On pourrait ensuite proposer que les modalités
soient au contraire laissées à l’appréciation des sociétés de gestion, lesquelles pourraient donc refuser l’autorisation. Ce pouvoir en
opportunité des SPRD permettrait de gérer au mieux les intérêts des
ayants droit mais constituerait à n’en pas douter un inconvénient
majeur pour les exploitants du fait de l’absence de prévisibilité malgré les coûts engagés pour la recherche. On pourrait enfin envisager
un système de licence avec fixation des modalités renvoyées à la conclusion d’accords collectifs, ce qui permettrait une certaine souplesse
et une adaptation des modalités en fonction du secteur concerné.
30. En définitive, le principe de reconnaissance mutuelle mettra en concurrence une diversité de solutions au sein des États membres et il est difficile de trancher pour l’une ou l’autre, comme
meilleure. Disons simplement qu’une solution, pour être optimale,
devrait présenter un certain nombre de qualités, certaines générales, d’autres spécifiques aux œuvres orphelines.
2.2 Les qualités juridiques d’une solution optimale
31. La solution optimale au problème des œuvres orphelines
existe-t-elle vraiment ? Rien n’est moins sûr tant le droit ne constitue
pas une science exacte. Pour autant, on peut dégager certaines vertus que toute réforme devrait réunir sous peine d’avoir à renoncer
à une intervention. Certes, cette configuration de modèle idéal ne
268
Les Cahiers de propriété intellectuelle
peut pas toujours être retenue, mais il est bon, parfois, de rappeler
quelques fondamentaux.
31.1 S’agissant d’abord de la construction juridique qui sera
retenue, il y a lieu de souligner la nécessité d’une réflexion générale.
Même si, en définitive, les solutions peuvent être sectorielles –
comme le propose en France le CSPLA –, elles ne peuvent intervenir
qu’une fois étudié l’ensemble des questions posées par la présence
d’œuvres orphelines. L’approche doit donc être transversale, prenant en considération, d’une part, toutes les œuvres ainsi que toutes
les personnes susceptibles de revendiquer le bénéfice du nouveau
statut et, d’autre part, toutes les solutions déjà existantes. En particulier, une vision périphérique permettra de prendre connaissance
et donc d’intégrer dans la réflexion des questions connexes, précisément le statut des œuvres indisponibles ; il semble en effet périlleux
de délier les deux questions, qui se chevauchent partiellement – ce
que la France a cependant cru bon de faire53.
31.2 Le nouveau statut doit encore reposer sur une assise
ferme et, pour ce faire, éviter le flou en particulier s’agissant du
champ d’application des solutions nouvelles. Aussi, la définition et
les conditions de qualification de l’œuvre orpheline doivent-elles être
rigoureusement déterminées. Il y a également lieu de s’assurer
de l’acceptation sociale du nouveau régime, sous peine de rejet de
celui-ci. Notamment, le statut retenu ne doit pas entraîner un sentiment de dépossession du titulaire de droits, faisant croire que le sort
de l’œuvre n’est plus déterminé par ce dernier. En tout état de cause,
une telle expropriation, si elle était regardée comme servant des
intérêts privés (ou particuliers), pourrait être condamnée, en particulier en France où le droit d’auteur est constitutionnellement protégé. Une rémunération du titulaire semble alors préférable, même
dans le cadre d’une licence.
31.3 En outre, toute réforme – y a-t-il lieu de le rappeler – doit
fonder son inspiration sur l’intérêt général54. Il ne s’agit pas, pour
remédier au « gel » de certaines œuvres, d’ébranler tout le système de
droit d’auteur. Certes, l’intérêt général est une notion à contenu
variable, voire polysémique, qui connaît des acceptions variables suivant les époques ou les questions. En réalité, dans nombre d’États,
53. Voir infra nos 34 s.
54. Sur la question, voir L’intérêt général et l’accès à l’information en propriété intellectuelle, dir. Mireille BUYDENS et al. (Bruxelles : Bruylant, 2008) et, récemment, Sarah DORMONT, « La propriété intellectuelle au service de l’intérêt
général », [décembre 2011] Revue Lamy Droit de l’Immatériel, no 2583.
Approche française des œuvres orphelines
269
l’intérêt général, plus qu’une notion fermement normative, est un
concept servant essentiellement à établir un arbitrage ou une hiérarchie d’intérêts, afin d’atteindre, dans la construction juridique,
une solution susceptible de correspondre à l’intérêt de tous, un équilibre, une balance des intérêts, a-t-on coutume de dire en droit
d’auteur. Disons que l’intérêt général est une conjugaison, une synthèse des intérêts particuliers, qu’il dépasse, transcende. Ce qui
n’empêche pas de faire prévaloir certains des intérêts catégoriels au
détriment d’autres. Ce choix est d’ailleurs bien ce que l’on attend
d’un législateur éclairé, qu’il tranche les conflits et mette en place
une véritable politique législative. C’est ce qu’a fait le rédacteur de
la loi française du 11 mars 1957, première loi moderne de droit
d’auteur, lorsqu’il a décidé d’imposer une vision in favorem auctoris
de la matière. Pourtant, de plus en plus, on perçoit que le législateur
abdique dans ce rôle. Et ce recul législatif engendre d’ailleurs une
prise de pouvoir du juge55. Par ailleurs, l’intérêt général est bien souvent, en pratique, instrumentalisé : clairement, il est ce qu’on veut
qu’il soit en fonction de la position que l’on souhaite défendre !
Pour autant, on ne peut non plus dénier à l’intérêt général
le rôle qu’il doit tenir : aiguillon du législateur, il doit servir et
aussi contenir l’intervention normative. Dans le récent arrêt Premier
League56, par ailleurs riche d’enseignements, les juges de la CJUE
ne disent rien d’autre lorsqu’ils affirment que la protection par le
droit d’auteur trouve son fondement dans « des raisons impérieuses
d’intérêt général » (§ 94) et que c’est donc autour de cette notion que
doit être articulée la problématique des restrictions permises par le
droit d’auteur.
Dans ces conditions, la réponse apportée à la question des
œuvres orphelines, sur le fondement de l’intérêt général, doit être
prudente et proportionnée. L’intérêt général en la matière ne peut
être confondu avec le simple intérêt du public ou une volonté de
conférer une liberté d’utilisation. La satisfaction du public ou la
liberté de l’utilisateur ne sont pas en soi des idéaux à atteindre mais
de simples moyens de poursuivre la satisfaction de l’intérêt général.
55. Sur ces points au sujet des exceptions, voir notre article « Perspectives d’avenir
en matière d’exceptions au droit d’auteur, Vers un changement de paradigme ? »,
in El futuro de las excepciones y limitaciones en el entorno digital (L’avenir des
exceptions et limitations dans l’environnement numérique), [novembre 2011] Pe.i.
Revista de Propiedad Intelectual, Addenda, p. 73.
56. CJUE, gr. ch., 4 oct. 2011, aff. C-403/08 et C-429/08, Europe déc. 2011, comm.
480, note Laurence IDOT ; JCP G 2011, 1296, note Frédéric BUY et al.
270
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Et l’intérêt général lui-même doit être réfléchi, pour servir à la fois
de fondement à la recherche d’un statut et en constituer la mesure.
32. Par ailleurs, le régime retenu des œuvres orphelines doit
être entouré d’un certain nombre de garanties.
32.1 Ainsi, le statut d’œuvre orpheline ne doit pas être décidé
une fois pour toutes. Des vérifications ponctuelles et régulières
doivent être opérées, imposant éventuellement, dans certains cas,
d’accomplir des recherches quand bien même l’œuvre serait signalée
comme étant orpheline dans une base de données.
32.2 Le nouveau statut doit encore ménager les intérêts notamment des titulaires, en prévoyant une rémunération éventuelle,
une réversibilité du système en cas d’identification postérieure du
titulaire, une licence temporaire et non exclusive. Sur ce dernier
point, outre que l’hypothèse inverse engendrerait une expropriation
criante, la question de la liberté d’accès à l’œuvre orpheline n’aura
été que partiellement résolue. Il ne s’agit pas en effet de constituer
un monopole juridique venant créer des nouvelles barrières en lieu
et place des anciennes impossibilités factuelles. En outre, l’esprit de
la matière inciterait à exclure l’exclusivité, car aucun monopole ne
peut ici être identifié. Mais quel sera alors l’intérêt pour ces exploitants ? Car la recherche engendrera des coûts (ayants droit multiples, à l’étranger, héritiers...) et ceux-ci ne sont pas nécessairement
en rapport avec la valeur économique résultant de l’exploitation de
l’œuvre.
32.3 Par ailleurs, le régime retenu doit également veiller à être
interopérable et cette question de l’articulation se pose tant en
interne (entre les États membres eux-mêmes) que d’un point de vue
externe (entre la zone européenne et l’extérieur).
À s’en tenir à la question de l’interopérabilité des solutions au
sein de l’Union, il faut noter que l’interconnexion souhaitée par le
texte européen s’agissant des bases de données informatives va dans
ce sens. Mais pour le reste, le principe de reconnaissance mutuelle
est peu propice à une interopérabilité des solutions qui seront mises
en place localement. En effet, si cette stratégie a minima permet
sans doute d’obtenir plus facilement un consensus, elle pose un certain nombre de questions pour le passage à la phase 2 qui sera celle
de l’implémentation nationale. Précisément, il y a lieu de s’interroger sur la marge de manœuvre exacte laissée aux États membres.
Cette liberté des États membres pour mettre en œuvre une solution
Approche française des œuvres orphelines
271
dans le cadre retenu par l’Union risque en effet d’engendrer des blocages du fait des différents mécanismes arrêtés dans les pays. Mais
qui a le pouvoir de dire, a priori, qu’il y a un risque de conflit entre les
voies élues ? Qui arbitre une éventuelle divergence de vues ? Et en
fonction de quels critères ? La liberté laissée aux États membres suscite une autre incertitude : est-il possible d’aller plus loin quant au
champ du traitement des œuvres orphelines ? Notamment, peut-on
envisager d’autres œuvres que celles visées par la directive ? Ou
d’autres bénéficiaires que ceux désignés par la directive ? Ou encore
d’autres usages que ceux qui y sont appréhendés ? Autrement dit, la
proposition institue-t-elle un système complet et fermé ou s’agit-il
d’un accord minimal qui laisse une place à une protection nationale
complémentaire, ce qui autoriserait les États membres à établir des
textes nationaux plus ouverts quant aux œuvres, acteurs ou usages
concernés, le but, plus ambitieux, étant en réalité la transmission du
savoir ?
33. Il appert que l’accès à la meilleure solution possible impose
aussi une réflexion générale, liée aux qualités que devra recouvrer la
réforme. Encore que le projet européen connaîtra peut-être un destin
malheureux en France. Car la législation récente sur les œuvres
indisponibles amputera sans doute l’intérêt d’un régime propre aux
œuvres orphelines.
2.3 Œuvres orphelines, œuvres indisponibles
ou le mélange des genres
34. Comme on l’a vu, les œuvres orphelines ne peuvent être
reproduites et diffusées en masse en l’état actuel de la législation
française. À tout le moins, elles ne bénéficient pas d’un régime
propre. Mais cet orphelinat de statut ne signifie pas une absence
de parenté, précisément avec les œuvres indisponibles, c’est-à-dire
épuisées. Or, le législateur français est récemment intervenu sur les
secondes, anticipant sur le futur dispositif européen des premières,
peut-être même le contournant. L’accusation est grave et il faut s’en
expliquer.
35. La loi du 1er mars 2012 « relative à l’exploitation numérique
des livres indisponibles du XXe siècle »56 est un texte de mise en
57. Loi no 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation numérique des livres
indisponibles du XXe siècle, JORF no 0053 du 2 mars 2012, p. 3986, texte no 1. –
Voir not. Franck MACREZ, « L’exploitation numérique des livres indisponibles :
que reste-t-il du droit d’auteur ? », D. 2012, p. 749.
272
Les Cahiers de propriété intellectuelle
œuvre d’un accord-cadre passé en février 2011 entre le ministre de la
Culture et de la Communication et des parties intéressées ou considérées comme telles58 et dont le contenu est resté secret. Elle est
censée avoir un objet circonscrit, par son titre, aux œuvres indisponibles, et même plus spécifiquement aux « livres » – disons les livres
contenant une œuvre – indisponibles. La catégorie vise « un livre
publié en France avant le 1er janvier 2001 qui ne fait plus l’objet
d’une diffusion commerciale par un éditeur et qui ne fait pas actuellement l’objet d’une publication sous une forme imprimée ou numérique ». L’objectif de la réforme, qui ajoute un nouveau chapitre
intitulé « Dispositions particulières à l’exploitation numérique des
livres indisponibles » au titre III (sur l’exploitation des droits) du
livre 1er du CPI, est de rendre accessibles sous forme numérique les
livres indisponibles du XXe siècle, dès lors que les œuvres ne sont
plus exploitées commercialement, mais sans pour autant être tombées dans le domaine public. Or, il y a lieu de noter que le statut
retenu procède à un véritable mélange des genres.
36. Étonnamment, le texte définit aussi l’œuvre orpheline.
L’article L. 113-10 du CPI dispose désormais : « L’œuvre orpheline
est une œuvre protégée et divulguée, dont le titulaire des droits ne
peut pas être identifié ou retrouvé, malgré des recherches diligentes,
avérées et sérieuses. – Lorsqu’une œuvre a plus d’un titulaire de
droits et que l’un de ces titulaires a été identifié et retrouvé, elle n’est
pas considérée comme orpheline ». La disposition, enrichie de la
précision sur l’exclusion des œuvres partiellement orphelines, est
reprise d’une proposition de loi de mai 2010 « relative aux œuvres
visuelles orphelines et modifiant le Code de la propriété intellectuelle »59, qui visait à limiter la pratique de la mention « DR » (droits
réservés), souvent utilisée comme prétexte plus qu’autre chose et qui
n’a pas abouti60. Cependant, aucun régime de l’œuvre orpheline n’est
adossé à cette définition dans la loi sur les œuvres indisponibles. La
norme apparaît ainsi inachevée, restant en définitive au stade de
concept.
58. Ont signé l’accord le Président du Syndicat National de l’Édition, le Commissaire
Général à l’Investissement (pour le financement), le Président de la Bibliothèque
nationale de France et celui de la Société des Gens de Lettres de France.
59. Sénat, 12 mai 2010, no 441.
60. Initialement, la proposition prévoyait d’organiser une nouvelle gestion collective
obligatoire : la personne désireuse d’exploiter l’œuvre aurait dû s’adresser à la
SPRD pour payer une redevance. En outre, était mise en place une procédure de
réversion pour le cas où l’auteur était identifié ou retrouvé. Le texte a cependant
été mal reçu puisque, dans la version votée par le Sénat le 28 octobre 2010 et
transmise à l’Assemblée, seule la définition de l’œuvre orpheline restait, avec une
modification tendant à la calquer sur celle donnée par le CSPLA.
Approche française des œuvres orphelines
273
On peut dès lors s’interroger sur l’utilité de préciser une notion
sans en dévoiler les modalités de mise en œuvre. La démarche
contextuelle peut en outre légitimement surprendre : que vient faire
une définition de l’œuvre orpheline dans un texte censé être consacré
aux livres indisponibles ? Certes, on sait depuis longtemps qu’il ne
faut pas se fier aux titres des lois, qui peuvent être déceptifs. Leur
valeur n’est qu’informative et ils n’ont pas de force légale. Mais ils
peuvent « remplir aux yeux du juge une fonction interprétative complémentaire »61. Est-ce à dire que le régime retenu pour les œuvres
indisponibles contaminera les œuvres orphelines ? C’est probable,
car en réalité, il faut comprendre que les œuvres littéraires orphelines seront, dans leur intégralité ou presque, des œuvres indisponibles et seront donc soumises au régime de celles-ci. De nombreuses
œuvres orphelines seront ainsi happées par le nouveau système, un
système complexe et controversé62.
37. Le régime retenu pour les œuvres indisponibles est celui
d’une gestion collective obligatoire. Le mécanisme est sévère puisqu’il impose à l’auteur de manifester son désaccord s’il souhaite
s’y opposer, et ce, à des moments bien précis. La loi prévoit ainsi la
création d’une base de données publique, laquelle sera gérée par la
Bibliothèque nationale de France. Les œuvres indisponibles qui y
seront répertoriées pourront, sous conditions, être reproduites et
représentées sous forme numérique, l’autorisation devant être donnée par une SPRD63, qui assurera une rémunération aux éditeurs et
aux auteurs. Les ayants droit devront donc désormais surveiller que
les œuvres dont ils détiennent les droits ne sont pas inscrites dans ce
fichier et s’opposer, le cas échéant, à leur exploitation, mais en étant
encadrés dans des délais.
En définitive, la réforme procède à une légalisation du mécanisme d’opt-out, qui avait été si décrié pour Google Books. En effet, la
firme avait été sur ce point condamné par un tribunal français64 et
61. Jean-Claude BÉCANE et al., La loi, Collection Méthodes du droit (Paris : Dalloz,
1994), p. 204.
62. Une pétition contre ce texte, intitulée « Le droit d’auteur doit rester inaliénable »
(l’adjectif est sans doute mal choisi), a été lancée en France : <http://www.petitionpublique.fr/?pi=P2012N21047>.
63. On peut noter que les interventions des SPRD se multiplient dans le champ de
l’édition, qui y était rétif il y a encore 20 ans.
64. TGI Paris, 18 décembre 2009, Éditions du Seuil et autres c. Google Inc. et France,
JCP G 2010, 247, note André LUCAS ; [février 2010] Revue Lamy Droit de
l’Immatériel, no 1848, note Asim SINGH et al. ; Florence-Marie PIRIOU, « La
numérisation des livres sans autorisation constitue un délit de contrefaçon »,
[mai 2010] Communication – Commerce électronique, étude 11.
274
Les Cahiers de propriété intellectuelle
le ministre de la Culture avait publiquement critiqué le projet.
Le même se félicite aujourd’hui de la loi sur les œuvres indisponibles,
censée contrer l’hégémonie de Google en la matière... Il est visiblement plus facile de rappeler les dogmes que d’en faire sa religion,
même sur la terre du droit d’auteur ! On se contentera de noter que
l’option est contraire aux principes qui fondent la propriété intellectuelle : l’exclusivité des droits – ou monopole – impose une autorisation préalable et non une validation a posteriori : en droit, qui ne dit
mot ne consent pas. Et le camouflage de l’intermédiation d’une
SPRD n’adoucit pas le camouflet. Il faudra d’ailleurs se demander si
le texte est conforme aux engagements internationaux de la France
et s’il ne contrarie pas la protection constitutionnelle accordée à la
propriété intellectuelle.
38. Au-delà, ce nouveau statut pose un certain nombre de questions.
Il convient d’abord de noter que la loi réserve une place de choix
à l’éditeur, faisant de celui-ci un créancier de la rémunération perçue
pour l’exploitation numérique de l’œuvre. Or, cet éditeur n’est sans
aucun doute pas titulaire des droits numériques. Car il est plus que
probable que le contrat les passe sous silence. Or, en droit français, la
cession est de droit étroit : tout ce qui n’est pas expressément cédé est
retenu par l’auteur. Ne faut-il pas dès lors considérer que c’est le
créateur, et lui seul, qui devrait bénéficier de la rémunération ?
Ensuite, comment comprendre l’articulation du contrat d’édition (qui certes risque fort d’être réformé en France65) et de cette gestion collective ? L’éditeur est tenu d’une obligation d’exploitation
« permanente et suivie » de l’œuvre66 et la violation de celle-ci
entraîne la résiliation du contrat67, l’auteur récupérant alors ses
droits. C’est dire que la notion d’épuisement a ici un sens ! Elle est
même définie, considérant l’édition comme épuisée « si deux demandes de livraisons d’exemplaires adressées à l’éditeur ne sont pas
satisfaites dans les trois mois »68. Dit autrement, le livre « ne fait plus
65. Une commission spécialisée portant sur le contrat d’édition à l’ère numérique a
été créée au CSPLA en septembre 2011. Elle doit rendre ses travaux en 2012.
66. CPI, art. L. 132-12 : « L’éditeur est tenu d’assurer à l’œuvre une exploitation permanente et suivie et une diffusion commerciale, conformément aux usages de la
profession ».
67. CPI, art. L. 132-17, al. 2 : « La résiliation a lieu de plein droit lorsque, sur mise en
demeure de l’auteur lui impartissant un délai convenable, l’éditeur n’a pas procédé à la publication de l’œuvre ou, en cas d’épuisement, à sa réédition ».
68. CPI, art. L. 132-17, al. 3.
Approche française des œuvres orphelines
275
l’objet d’une diffusion commerciale »... Le glissement sémantique ne
suffit pas à masquer l’identité des notions.
Enfin, que reste-t-il du droit moral dans cette construction ? En
droit français, le droit de divulgation, droit de décider de la naissance
de l’œuvre aux yeux du public et des conditions de sa diffusion, peut
être circonscrit à certains modes d’exploitation de l’œuvre69. On ne
peut croire que la SPRD se substituerait à l’auteur pour autoriser
une utilisation de l’œuvre par la voie numérique. Et le droit moral de
devenir symbolique... D’autant que si l’on pense que la loi française a
suivi une procédure d’urgence avec une seule lecture par chaque
assemblée puis une commission mixte paritaire, on passe des désillusions à l’amertume, car l’urgence devait en réalité être autrement
motivée que par des raisons de diffusion de la culture.
39. Certes, on pourrait penser que si l’Union impose un régime
des œuvres orphelines, la fusion partielle des catégories sera inopérante, l’œuvre orpheline échappant alors à ce statut défavorable.
C’est douteux, et ce, pour deux raisons.
D’abord parce que le considérant 20 de la proposition de directive affirme que « La présente directive ne devrait pas porter atteinte
aux dispositifs existants dans les États membres en matière de gestion des droits, telles que les licences collectives étendues ». Le projet
de rapport de la Commission des affaires juridiques du Parlement
européen propose dans un amendement de l’intégrer au texte de la
directive, ce qu’a fait la version de compromis dans son l’article 1.470.
Et le considérant 20 vise désormais non plus seulement les licences
collectives étendues, mais aussi les présomptions légales, la gestion
collective ou encore les dispositions en matière de numérisation de
masse. On pense évidemment ici à la récente loi française relative
aux œuvres indisponibles. Le projet européen est décidément bien
consensuel ! Au principe de reconnaissance mutuelle s’ajoute donc
un « principe de suppléance » (on n’ose dire de subsidiarité car
l’expression a un sens en droit de l’Union), selon lequel le mécanisme
retenu pour les œuvres orphelines est une solution d’appoint, supplétive.
Ensuite, parce qu’il est bien possible que, au-delà de l’absorption des œuvres orphelines par les œuvres indisponibles, le champ
69. Voir supra, no 15.2.
70. « This Directive does not concern and is without prejudice to any arrangements
concerning the management of rights at national level ».
276
Les Cahiers de propriété intellectuelle
d’action de la proposition de directive européenne soit réduit à
peau de chagrin. En effet, la loi française semble avoir partiellement – et officieusement – couvert l’hypothèse projetée. Le nouvel
article L. 134-8 du CPI dispose en ce sens :
Sauf refus motivé, la société de perception et de répartition des
droits mentionnée à l’article L. 134-3 autorise gratuitement les
bibliothèques accessibles au public à reproduire et à diffuser
sous forme numérique à leurs abonnés les livres indisponibles conservés dans leurs fonds dont aucun titulaire du droit
de reproduction sous une forme imprimée n’a pu être trouvé
dans un délai de dix ans à compter de la première autorisation d’exploitation. – L’autorisation mentionnée au premier alinéa est délivrée sous réserve que l’institution bénéficiaire ne
recherche aucun avantage économique ou commercial. – Un
titulaire du droit de reproduction du livre sous une forme
imprimée obtient à tout moment de la société de perception et
de répartition des droits le retrait immédiat de l’autorisation
gratuite.
Une œuvre conservée dans un fonds dont le titulaire « n’a pu
être trouvé » alors que l’exploitation a commencé au moins dix ans
auparavant... L’hypothèse laisse songeur. Quelle œuvre orpheline ne
répondra pas à cette définition ? Et le « principe de suppléance » fera
le reste... Il faut en outre noter que l’utilisation en cause ne sera pas
non compensée. Certes, ayant fait l’objet de débats, elle est circonscrite aux abonnés des bibliothèques concernées. Mais qu’est-ce qu’un
abonné exactement ? Y a-t-il même des conditions à l’abonnement ou
un simple clic et un formulaire en ligne suffiront-ils ?
CONCLUSION
40. Opt-out, limitation au droit d’auteur sans rémunération...
Le législateur français avait pour ambition de développer l’offre
légale d’œuvres (réduisant du même coup l’offre illégale), tout en évitant la voie de l’exception au droit d’auteur. L’objectif était louable,
mais la méthode est contestable. Et le message envoyé est calamiteux. La démarche pourrait même être lue par l’Union européenne
comme un encouragement à créer un régime très dérogatoire, pourquoi pas une exception (non compensée ?) pour les œuvres orphelines, à l’heure où les choses paraissent justement pouvoir évoluer
en ce sens71. La France se targue souvent d’être le pays du droit
71. Voir supra, no 18.3.
Approche française des œuvres orphelines
277
d’auteur, un droit d’auteur romantique, personnaliste, respectant
les prérogatives du créateur. Mais le changement de paradigme n’est
pas nouveau72 et la loi sur les œuvres indisponibles en est une illustration. Ce sont ici, à n’en pas douter, les intérêts des éditeurs qui ont
été privilégiés puisqu’ils n’auront pas à renégocier leurs contrats
pour acquérir les droits d’exploitation numérique et que l’opération
de numérisation bénéficie en plus de fonds publics. Et les œuvres
orphelines ont – sciemment ? La procédure d’urgence incite à le
croire – été emportées dans la tourmente.
La bienveillance législative a quitté le camp des créateurs, pour
jeter son dévolu sur le public ou les exploitants. Est-ce à dire que
« même les gardiens des lois ne sont pas insensibles à l’esprit du
temps »73 ? À moins que, confondant urgence et précipitation, le
législateur n’ait été entraîné dans des contrées qu’il ne maîtrise pas
et qu’il regrettera peut-être d’avoir explorées.
72. Voir not., concernant la directive 2001/29/CE, Philippe GAUDRAT, « Réflexions
dispersées sur l’éradication méthodique du droit d’auteur dans la « société de
l’information » », [2003] Revue trimestrielle de droit commercial 87, 285 et 503.
73. Milan KUNDERA, Les testaments trahis, (Paris : Gallimard, 1993), p. 317.
Vol. 24, no 2
La législation hongroise sur
l’utilisation des œuvres orphelines
Mihàly Ficsor*
1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 283
2. Histoire législative des normes de la Hongrie sur
l’utilisation des œuvres orphelines . . . . . . . . . . . . . . 283
2.1 Les débuts : la stratégie à moyen terme
de l’Office hongrois des brevets . . . . . . . . . . . . . 283
2.2 Adoption de la Loi CXII de 2008 modifiant la
Loi sur le droit d’auteur . . . . . . . . . . . . . . . . . 284
2.3 Le Décret gouvernemental 100/2009 (V. 8.) Korm.
fixant des règles détaillées sur l’octroi d’une licence
pour certaines utilisations d’œuvres orphelines . . . . 285
3. Caractérisation générale des normes pertinentes de
la Loi sur le droit d’auteur en Hongrie : un système
hybride . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 285
4. Les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur et le
Décret gouvernemental sur l’utilisation d’œuvres
orphelines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 286
© Mihàly Ficsor, 2012.
* Membre du conseil d’administration du Conseil hongrois d’experts sur le droit
d’auteur et précédemment sous-directeur général de l’Organisation mondiale de la
propriété intellectuelle (OMPI).
279
280
Les Cahiers de propriété intellectuelle
4.1 La portée de la nouvelle législation ; la définition
d’« œuvres orphelines » . . . . . . . . . . . . . . . . . 286
4.2 « La recherche diligente » d’après la législation
hongroise. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 290
4.3 Les termes de la licence émise par l’HIPO pour
l’utilisation d’une œuvre orpheline . . . . . . . . . . . 293
4.4 La rémunération en contrepartie de la licence . . . . 294
4.5 Aspects procéduraux . . . . . . . . . . . . . . . . . . 296
4.6 Le registre d’œuvres orphelines . . . . . . . . . . . . 297
4.7 Des règles spéciales pour des utilisations
à but non lucratif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 299
5. Gestion collective étendue et obligatoire : « une exception »
à l’octroi gouvernemental d’une licence qui – en ce qui
concerne une application pratique – prévaut comme
règle générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 300
5.1 Remarques introductives . . . . . . . . . . . . . . . . 300
5.2 Des normes internationales et de l’Union européenne
pertinentes quant à savoir si la gestion collective
est présumée être volontaire ou si elle peut être
« étendue » ou obligatoire . . . . . . . . . . . . . . . . 301
5.3 Principes de transparence et de bonne gouvernance
des systèmes de gestion collective et leur importance
du point de vue de la gestion des droits dans les
œuvres orphelines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 308
5.4 Les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur sur
la gestion collective après les modifications de 2008
et avant celles de 2011 . . . . . . . . . . . . . . . . . 311
5.5 Les dispositions actuelles de la Loi sur le droit
d’auteur sur la gestion collective comme modifiées
par la Loi CLXXIII de 2011 . . . . . . . . . . . . . . . 314
La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 281
6. Le projet de directive de l’Union européenne sur les
œuvres orphelines et son impact possible sur la législation
hongroise visant de telles œuvres s’il est adopté . . . . . . 316
7. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 318
1. Introduction
Le présent article décrit tout d’abord l’histoire législative des
nouvelles normes adoptées en Hongrie en 2008, dont la modification
à la Loi de 1999 sur le droit d’auteur. Il décrit à la fois le système gouvernemental d’attribution de licences, introduit en vue de devenir
l’option de base (mais qui s’applique rarement, en pratique) et les
mécanismes de gestion collective présentés comme une possible
exception pour faciliter l’utilisation des œuvres orphelines (mais qui
sont largement utilisés en pratique et qui ont aussi été améliorés par
les modifications de 2011 à la Loi avec l’inclusion de dispositions spécifiques sur les droits dans les œuvres orphelines gérés collectivement). L’article dépeint également les dispositions clés du projet de
directive de l’Union européenne sur les œuvres orphelines afin d’évaluer l’impact possible de son adoption sur le système hongrois.
2. Histoire législative des normes de la Hongrie sur
l’utilisation des œuvres orphelines
2.1 Les débuts : la stratégie à moyen terme de l’Office
hongrois des brevets
La stratégie à moyen terme adoptée par l’Office hongrois des
brevets (ci-après « HPO »), qui avait été approuvée par le ministre
supervisant l’HPO1, couvrait la période entre 2007 et 2010. Ce fut
dans le cadre de cette stratégie à moyen terme que la question des
œuvres orphelines a tout d’abord été abordée dans un document
1. En 2011, le nom de l’Office a été changé pour l’Office national de la propriété intellectuelle (HIPO). Une des raisons évoquées pour que l’Office soit renommé était
que toutes les responsabilités gouvernementales concernant le droit d’auteur
avaient été transférées à l’Office. Jusqu’alors, le ministère de l’Éducation nationale
et de la Culture assumait également certaines responsabilités en droit d’auteur
(comme l’enregistrement et la surveillance des OGCs). Le dirigeant de l’HIPO en
est le président avec rang de Secrétaire d’État et – bien que l’HIPO soit un organisme gouvernemental autonome – il agit sous la supervision du ministre de
l’Administration publique et de la Justice.
283
284
Les Cahiers de propriété intellectuelle
gouvernemental. Ce document contenait le passage suivant sur les
œuvres orphelines :
Notre objectif stratégique est de réaliser les tâches officielles de
l’HPO reliées au droit d’auteur ainsi que les services publiquement connus et reconnus et de renforcer le rôle de l’HPO dans le
domaine du droit d’auteur.
Les principales orientations sont les suivantes : [...]
– l’établissement d’un système en vue d’autoriser l’utilisation
des œuvres orphelines (au cours de 2008, après que le cadre
légal ait été établi).
2.2 Adoption de la Loi CXII de 2008 modifiant la
Loi sur le droit d’auteur
L’idée présentée dans la stratégie à moyen terme de l’HPO a été
avancée lorsque le ministère de la Justice et de l’Application de la
loi2 a commencé à rédiger un projet d’amendement complet à la Loi
LXXVI de 1999 sur le droit d’auteur (ci-après citée comme la « Loi sur
le droit d’auteur »). Cet amendement était destiné à couvrir une
vaste gamme de questions, incluant le droit de prêt public et la gestion collective.
Le premier projet, qui a été rédigé conjointement par le ministère de la Justice et de l’Application de la loi, le ministère de l’Éducation nationale et de la Culture et l’HPO, a été soumis à la consultation publique et interministérielle en mars 2008. Cependant,
certaines des dispositions sur la gestion collective et le prêt public
affrontèrent plus de controverse que celle attendue. De longues
négociations s’ensuivirent, retardant considérablement la soumission de la proposition législative au gouvernement.
Le projet a été révisé plusieurs fois. Les débats au Parlement
sur le projet soumis par le gouvernement ont commencé à la mioctobre 2008 et quelques propositions de modification ont été présentées par les députés. Certains d’entre eux ont proposé la suppression des dispositions sur l’octroi d’une licence pour l’utilisation des
œuvres orphelines. Cependant, ces résolutions ont été finalement
2. Dans l’organisation gouvernementale établie après les élections de 2010, les responsabilités pertinentes ont été prises en charge par le ministère de l’Administration publique et de la Justice.
La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 285
rejetées par vote. Le projet a été passé le 15 décembre 2008. Il a été
adopté comme la Loi CXII de 2008 modifiant la Loi sur le droit
d’auteur. La Loi est entrée en vigueur le 1er février 2009.
2.3 Le Décret gouvernemental 100/2009 (V. 8.) Korm. fixant
des règles détaillées sur l’octroi d’une licence pour
certaines utilisations d’œuvres orphelines
Le gouvernement a été mandaté par la Loi sur le droit d’auteur
modifiée à adopter des règles de mise en œuvre sur l’octroi d’une
licence pour certaines utilisations des œuvres orphelines. On aurait
été porté à croire que le décret nécessaire aurait été adopté avant le
1er février 2009, date d’entrée en vigueur de la Loi CXII de 2008
modifiant la Loi sur le droit d’auteur. Cependant, l’adoption du
décret a été retardée par les débats des autorités gouvernementales
impliquées sur divers détails.
Le Décret 100/2009 (V. 8.) Korm. fixant des règles détaillées sur
l’octroi d’une licence pour certaines utilisations d’œuvres orphelines
(ci-après cité comme le « Décret gouvernemental ») est finalement
entré en vigueur le 16 mai 2009, complétant ainsi le cadre législatif
hongrois en vue d’accorder une licence pour certaines utilisations
d’œuvres orphelines.
3. Caractérisation générale des normes pertinentes
de la Loi sur le droit d’auteur en Hongrie :
un système hybride
La Loi CXII de 2008 a introduit un système hybride en vue de
faciliter l’utilisation des œuvres orphelines. En principe, la règle de
base est que l’HIPO accorde une licence (sa nature juridique est une
sorte de licence obligatoire) pour l’utilisation de telles œuvres3 selon
les exigences déterminées par la Loi sur le droit d’auteur (tout particulièrement, l’exigence à l’effet que « la recherche diligente » ait été
effectuée. Cependant, il y a une exception à l’application de cette
règle, à savoir que, là où, pour l’octroi d’une licence d’utilisation
donnée de la catégorie spécifiée des œuvres, la gestion collective
3. La loi hongroise étend l’application de ses règles sur les œuvres orphelines aussi
« aux prestations d’œuvres orphelines ». Néanmoins, lorsque cet article décrit le
système hongrois, en général, il réfère seulement aux « œuvres orphelines » en ce
sens que, quand c’est nécessaire, il couvre également les « interprétations et exécutions orphelines ». L’expression « prestation d’œuvres orphelines » est uniquement
utilisée lorsque les dispositions sur de telles prestations d’artistes interprètes ou
exécutants sont discutées.
286
Les Cahiers de propriété intellectuelle
existe – qui, en Hongrie, est nécessairement ou la gestion collective
« étendue » ou la gestion collective obligatoire 4.
Dans le paragraphe précédent, les mots « en principe » sont utilisés en lien avec la référence à l’octroi d’une licence gouvernementale par le HIPO comme « la règle de base » et à la gestion collective
comme « une exception » pour souligner que, du point de vue pratique, la situation est tout à fait à l’opposé.
4. Les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur
et le Décret gouvernemental sur l’utilisation
d’œuvres orphelines
4.1 La portée de la nouvelle législation ; la définition
d’œuvres orphelines
Au moment de la préparation de la Loi CXII de 2008, il y eut
divers – quelque peu différents, mais convergents – concepts et définitions d’« œuvres orphelines ».
Le considérant 10 de la Recommandation de la Commission du
24 août 2006 sur la numérisation et l’accessibilité en ligne du matériel culturel et la conservation numérique (2006/585/CE) (ci-après
citée comme la « Recommandation 2006 de la Commission »)5 mentionne l’œuvre orpheline de la façon suivante : « des œuvres protégées par le droit d’auteur dont il est difficile, voire impossible, de
trouver le titulaire ».
Le Livre vert de la Commission sur le droit d’auteur dans
l’économie de la connaissance a décrit les œuvres orphelines et les
problèmes liés comme suit :
Les projets de numérisation à grande échelle ont jeté une
lumière nouvelle sur le phénomène des œuvres dites « orphelines », c’est-à-dire les œuvres qui sont encore couvertes par le
droit d’auteur mais dont les propriétaires ne peuvent être iden4. Voir l’article 57/A(7) de la Loi sur le droit d’auteur. Comme discuté ci-dessous, selon
la législation hongroise, là où des OGCs sont enregistrées, il y a toujours un effet
« étendu » des licences accordées par les organisations. En outre, dans certains cas
exceptionnels, l’exercice des droits ne peut seulement qu’avoir lieu au moyen de la
gestion collective (« la gestion collective obligatoire »).
5. Document 2006/585/CE, OJ L 236, 31.8.2006 (ci-après la « Recommandation 2006
de la Commission »), p. 28.
La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 287
tifiés ou localisés. Il existe une demande importante pour la
diffusion en ligne d’œuvres ou d’enregistrements sonores présentant un intérêt éducatif, historique ou culturel à un coût
relativement faible pour un large public. Il est souvent avancé
que ces projets sont retardés par l’absence de solution satisfaisante au problème des œuvres orphelines. Les œuvres protégées peuvent devenir orphelines si les informations sur l’auteur
et/ou le ou les titulaires de droits concernés (comme les éditeurs
ou producteurs de films) sont perdues ou dépassées [...]
L’absence d’informations sur leur propriétaire peut faire obstacle à leur mise en ligne et aux efforts de restauration numérique. [...]
Le problème essentiel des œuvres orphelines réside dans l’obtention de licences, c’est-à-dire comment faire en sorte que les
utilisateurs qui mettent à disposition des œuvres orphelines
ne soient tenus pour responsables d’une violation du droit
d’auteur si le titulaire des droits se manifeste ou fait valoir ses
droits sur l’œuvre. Abstraction faite des questions de responsabilité, les moyens financiers et le temps nécessaires pour localiser ou identifier les titulaires de droits, en particulier dans le
cas d’œuvres ayant plusieurs auteurs, peuvent se révéler dissuasifs. [...] L’autorisation des droits relatifs à des œuvres
orphelines peut constituer un obstacle à la diffusion de contenus de grande valeur et à leur utilisation comme source d’inspiration.6
Dans sa Communication au Parlement européen, le Conseil, le
Comité économique et social européen et le Comité des régions sur
« Europeana – nouvelles étapes, la Commission a utilisé la définition
suivante d’œuvres orphelines : « œuvres pour lesquelles il est impossible ou très difficile de retracer les titulaires de droits »7.
Dans le Rapport final sur la conservation numérique des
œuvres orphelines et des œuvres épuisées du Sous-groupe sur le
droit d’auteur du Groupe de haut niveau d’experts sur les bibliothèques numériques (ci-après cité comme le « Rapport final »), l’explication suivante du terme « œuvres orphelines » peut être trouvée :
« dans quelques cas, les titulaires de droits ne peuvent pas être iden6. « Livre vert – Le droit d’auteur dans l’économie de la connaissance », COM(2008)
466/3, p.10.
7. Document COM(2009) 440 final.
288
Les Cahiers de propriété intellectuelle
tifiés ou, s’ils le peuvent, ils ne peuvent pas être localisés, d’où le
terme « orphelin »8.
On peut affirmer que les dispositions hongroises sur l’utilisation des œuvres orphelines s’appliquent aux mêmes catégories
d’œuvres que celles mentionnées dans les divers documents de
l’Union européenne mentionnés précédemment. Elles couvrent des
œuvres dont l’auteur est inconnu ou, s’il est connu, il ne peut pas être
localisé. Ceci se reflète dans l’article 57/A de la Loi sur le droit
d’auteur, qui réfère « à l’identité ou à la résidence de l’auteur » qui ne
peut pas être identifié. Ceci s’infère également de l’article 1(1) du
Décret gouvernemental, qui dispose que les dispositions de ce décret
« seront applicables à l’octroi d’une licence pour l’utilisation des
œuvres tombant sous la portée de la Loi sur le droit d’auteur [...] dans
le respect de la personne habilitée à accorder une licence [...] si elle
est inconnue ou si sa résidence est inconnue ».
En vertu de l’article 57/A(7) de la Loi sur le droit d’auteur, les
dispositions spécifiques sur l’autorisation d’utilisation des œuvres
orphelines ne peuvent pas s’appliquer à ce genre d’utilisations dont
la libération des droits s’effectue au moyen de la gestion collective.
En conséquence, le système d’octroi de licence qu’exploite l’HIPO
s’applique seulement aux droits qui ne sont pas gérés par des organisations de gestion collective (ci-après « OGCs »).
Bien que la Recommandation 2006 de la Commission traite des
œuvres orphelines dans l’environnement numérique et qu’elle propose aux États membres « d’améliorer les conditions de numérisation et de l’accessibilité en ligne du matériel culturel [...] en créant
des mécanismes pour faciliter l’exploitation des œuvres orphelines »9, la législation hongroise pertinente ne se limite pas à la
numérisation. Elle s’étend à l’autorisation de toutes les utilisations
possibles des œuvres orphelines, qu’elles soient numériques ou analogiques. Quant à « l’accessibilité en ligne », l’élément suivant devrait
être souligné.
Les documents de l’Union européenne et les instruments
légaux contenaient des références assez générales aux « œuvres
orphelines ». Cependant, ces références semblent s’étendre à d’autre
8. Disponible à : <http://ec.europa.eu/information_society/activities/digital_libraries/
doc/hleg/reports/copyright/copyright_subroup-final_report_26508-clean.pdf> (ciaprès le « Rapport final »), p. 10.
9. Recommandation 2006 de la Commission, point 6(a).
La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 289
« matériel culturel » protégé et, dès lors, aussi bien aux droits qui
y sont rattachés.
Les dispositions hongroises sur l’utilisation de productions
orphelines se sont par ailleurs arrêtées à mi-chemin à cet égard.
L’article 1(2) du Décret gouvernemental stipule que ses dispositions
doivent s’appliquer mutatis mutandis à l’octroi d’une licence pour
l’utilisation des prestations des artistes interprètes ou exécutants.
D’autres droits reliés (en particulier, les droits de producteurs de
phonogrammes) ne sont pas couverts. Le contexte de cette situation
peut se retrouver à l’article 55 de la Loi sur le droit d’auteur rendant
les dispositions sur le droit d’auteur concernant les accords d’octroi
de licences applicables mutatis mutandis à l’octroi d’une licence pour
l’utilisation des prestations des artistes interprètes ou exécutants.
Tant l’article 55 que l’article 57/A font partie du même chapitre de la
Loi sur le droit d’auteur (Chapitre V intitulé « Accords d’octroi de
licence »). Le Décret gouvernemental reflète seulement la conclusion
qui peut être tirée de ces dispositions et de leur place dans la structure de la Loi sur le droit d’auteur, à savoir que l’utilisation de prestations « orphelines » d’artistes interprètes ou exécutants peut aussi
être accordée par une licence selon l’arrangement particulier mis en
place par les articles 57/A-57/D de la Loi sur le droit d’auteur. Par ailleurs, il n’y avait aucune base légale pour étendre, au plan du
Décret gouvernemental, cet arrangement à d’autres droits voisins
(par exemple, à ceux de producteurs de phonogrammes). Si cette
extension s’avérait nécessaire dans la perspective d’une expérience
pratique en vue de la réussite de la mise en œuvre de la nouvelle
législation, elle ne pourrait être effectuée qu’au seul moyen d’une
modification appropriée à la Loi sur le droit d’auteur.
Néanmoins, tant que les œuvres sont concernées, la Loi sur le
droit d’auteur de la Hongrie semble avoir suivi le Rapport final et son
Annexe 6, soit Les principes clés recommandés par le Sous-groupe sur
le droit d’auteur des bibliothèques numérique i2010 pour des centres
de libération de droits et des bases de données des œuvres orphelines
(ci-après cités comme « Principes clés »), en ce sens que le Rapport
final couvre « toutes les catégories pertinentes des œuvres protégées
par le droit d’auteur » et qu’il est « applicable à toutes les catégories
d’œuvres protégées »10.
10. Rapport final, Annexe 6, p. 1.
290
Les Cahiers de propriété intellectuelle
4.2 « La recherche diligente » d’après la législation
hongroise
Il ressort d’un consensus général que, quel que soit l’arrangement possible permettant l’utilisation des œuvres orphelines,
une recherche diligente devrait être exigée de l’utilisateur éventuel
comme une condition préalable à l’utilisation légale d’une œuvre
orpheline.
Le Rapport final l’a identifiée comme « un prérequis général » à
remplir pour que « la diligence attendue ait été réalisée dans l’effort
d’identification des titulaires de droits ou de leur localisation » 11.
De plus, le Rapport final a également suggéré que la notion et
les conditions de « recherche diligente » dans le contexte des œuvres
orphelines devraient être élaborées. Le Rapport final a proposé,
entre autres, les paramètres suivants :
• l’utilisateur potentiel d’œuvres orphelines devrait être requis de
conduire une recherche minutieuse en toute bonne foi dans le pays
de publication ou de production, le cas échéant, en vue d’identifier,
de localiser et de contacter le propriétaire du droit d’auteur avant
l’utilisation de l’œuvre ;
• une approche souple devrait être adoptée pour assurer une solution adéquate en traitant les circonstances propres à chaque
œuvre orpheline, prenant en compte les diverses catégories des
œuvres ;
• des lignes directrices ou les meilleures pratiques particulières aux
différentes catégories d’œuvres peuvent être mises au point par
les parties prenantes dans des domaines différents ;
• n’importe quelle initiative réglementaire devrait s’abstenir de
prescrire des étapes minimales de recherche ou des sources d’information à consulter en raison du changement rapide des sources
d’information et des techniques de recherche12.
Les Principes clés ont confirmé cette approche et ils ont souligné le besoin « de critères spécifiques par secteur dans la recherche
du titulaire de droits »13.
11. Rapport final, p. 12.
12. Rapport final, p. 15.
13. Rapport final, Annexe 6, p. 1.
La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 291
Il est aussi important de mentionner que, dans le cadre de
l’Initiative européenne sur les bibliothèques numériques, les représentants des titulaires de droits et des institutions culturelles ont
convenu d’un Protocole d’accord sur des lignes directrices de recherche diligente des œuvres orphelines, dans lequel ils ont souligné que
« les lignes directrices sur la diligence raisonnable [...] devraient être
observées, dans la mesure où elles sont applicables, lorsque, dans
la recherche des titulaires de droits et de ce que l’on peut seulement considérer comme une œuvre orpheline, les critères pertinents,
incluant la documentation du processus, ont été suivis, et ce, sans
retrouver les titulaires de droits »14.
Dans le cas de licences à être accordées par l’HIPO, la Loi sur le
droit d’auteur en Hongrie exige aussi une recherche diligente. L’article 57/A(1) de la Loi sur le droit d’auteur en fait une condition préalable à l’émission d’une licence par l’HIPO à l’effet que le demandeur
ait pris chaque mesure appropriée raisonnable dans les circonstances données afin de retrouver le titulaire de droits et que la recherche
se soit avérée un échec. En évaluant si tous les efforts raisonnables
ont été faits pour trouver le titulaire de droits, les redevances dues
doivent être versées selon la catégorie d’œuvre concernée et le mode
d’utilisation prévue. Ainsi, il semble que la législation hongroise prévoit des critères spécifiques par secteur à être appliqués en examinant si une recherche diligente a été effectuée. La formulation de
l’article 57/A(1) de la Loi sur le droit d’auteur est assez flexible pour
satisfaire aux circonstances particulières de chaque œuvre orpheline.
L’article 3(1) du Décret gouvernemental établit une liste non
exhaustive des mesures qui peuvent être prises pour effectuer une
recherche diligente. Les exemples donnés dans cet article ne constituent pas non plus des étapes minimales de recherche. D’une part,
un utilisateur éventuel peut mener une recherche diligente sans
prendre toutes les mesures énumérées et, d’autre part, même la
prise en considération de toutes les mesures inscrites à la liste peut
ne pas correspondre à une recherche vraiment diligente. Ceci doit
être déterminé en fonction du respect dû aux circonstances propres à
chaque cas.
14. High Level Expert Group (2008), Memorandum of Understanding on Diligent
Search Guidelines for Orphan Works, 4 juin 2008, disponible à : <http://ec.
europa.eu/information_society/activities/digital_libraries/doc/hleg/orphan/mou.
pdf>), p. 2.
292
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Les mesures suivantes sont mentionnées à l’article 3(1) du
Décret gouvernemental :
• recherche dans la base de données configurée par l’HPO sur la
base de son enregistrement volontaire des œuvres ;
• recherche dans les bases de données des OGCs (recherche dans
des bases de données disponibles sur Internet) ;
• recherche dans des bases de données appropriées pour retrouver
la résidence du titulaire de droits ;
• recherche dans les bases de données des collections des œuvres
accessibles au public ;
• requête d’informations de la part d’organisations engagées dans
la publication des œuvres sur une base régulière, de personnes
effectuant quelle qu’autre utilisation de l’œuvre, d’autres auteurs
de l’œuvre s’ils sont connus et s’ils peuvent être trouvés, aussi bien
que de la part d’autorités publiques exécutant des responsabilités
officielles par rapport à l’œuvre ;
• publicité dans des quotidiens nationaux.
Cela va sans dire que ces mesures doivent être prises dans le
respect dû au type d’œuvre visée, aussi bien qu’au mode d’utilisation
potentielle.
L’article 3(2) du Décret gouvernemental stipule que, là où on
peut présumer que l’œuvre a d’abord été publiée à l’extérieur de la
Hongrie, la recherche diligente doit être effectuée dans le pays de
première publication à moins que ceci ne crée des difficultés disproportionnées. Ceci correspond à l’une des conclusions contenues dans
le Rapport final, à savoir que « la recherche diligente des titulaires
de droits [...] sera normalement effectué dans le pays d’origine de
l’œuvre lorsque c’est identifiable »15.
Le fait qu’une recherche diligente ait été effectuée a besoin
d’être documenté. Conformément à l’article 2(2) du Décret gouvernemental, le demandeur est requis de fournir la preuve d’une telle
recherche. Ceci est conforme au fait que la recherche diligente est
du devoir du demandeur (c’est-à-dire de l’utilisateur éventuel) et que
15. Rapport final, p. 25.
La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 293
l’HIPO ne doit pas mener la recherche. La seule tâche du HIPO est
de vérifier, sur la base de la preuve fournie par le demandeur, si
une recherche diligente a effectivement été effectuée. Ce genre de
« répartition des tâches » a semblé être en lien avec les recommandations suivantes du Rapport final : « L’utilisateur [...] a la responsabilité entière d’effectuer une recherche diligente des titulaires de
droits des œuvres orphelines. La recherche diligente doit être [...]
documentée avant l’octroi d’une licence »16.
4.3 Les termes de la licence émise par l’HIPO
pour l’utilisation d’une œuvre orpheline
Dans sa demande d’une licence d’utilisation d’une œuvre
orpheline à l’HIPO, le demandeur éventuel doit indiquer le genre
(mode), l’étendue et la durée planifiée de l’usage prévu (art. 2(1) du
Décret gouvernemental).
L’article 57/A(1) de la Loi sur le droit d’auteur fixe les conditions de base auxquelles n’importe quelle licence accordée par
l’HIPO doit correspondre. Ce sont les suivantes :
• une licence peut seulement être accordée pour une durée n’excédant pas cinq ans ;
• la licence est uniquement valide en Hongrie ;
• elle n’est pas exclusive ;
• elle ne peut pas être transférée ;
• le licencié n’a pas le droit d’accorder des sous-licences à d’autres
personnes ;
• la licence ne peut pas s’étendre à l’adaptation de l’œuvre.
La modification à la Loi sur le droit d’auteur a laissé ouverte la
question de savoir si une personne qui a accordé une licence pour utiliser une œuvre orpheline peut ou non également prendre action et
entreprendre des procédures lors d’une violation des droits dans
l’œuvre.
16. Rapport final, p. 25.
294
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Une telle capacité de cette sorte particulière de licencié ne
serait pas nécessairement en conflit avec la Directive Exécution de
l’Union européenne17 dont l’article 4(b) stipule :
Les États membres reconnaissent qu’ont qualité pour demander l’application des mesures, procédures et réparations visées
au présent chapitre [c’est-à-dire le Chapitre II de la Directive]
[...]
(b) toutes les autres personnes autorisées à utiliser ces droits
[c’est-à-dire la propriété intellectuelle], en particulier des licenciés, dans la mesure où la législation applicable le permet et
conformément aux dispositions de la législation applicable.
Dans ce cas, la Loi sur le droit d’auteur de la Hongrie est la loi
applicable. En vertu de son article 57/A(1), la licence d’utilisation
d’une œuvre orpheline n’est pas exclusive. Selon l’article 98(2) de la
Loi sur le droit d’auteur, un détenteur d’une licence non exclusive
peut seulement introduire des procédures pour violation si l’accord
de licence l’a explicitement habilité à agir ainsi. Donc, la question
surgit quant à savoir si l’HIPO peut, peut-être à la requête du
demandeur, inclure dans la licence qu’il accorde une autorisation
expresse au licencié d’agir et d’engager des procédures contre le contrevenant. Cependant, aucune telle demande n’a été présentée jusqu’à ce jour et, dès lors, l’HIPO n’a pas été encore obligé de prendre
une décision quant à savoir si l’accomplissement de la demande
pourrait vraiment se justifier.
4.4 La rémunération en contrepartie de la licence
Dans le cas de l’octroi d’une licence contractuelle normale, une
rémunération doit être versée en contrepartie de la licence d’utilisation d’une œuvre. Le Rapport final statue qu’il s’agit d’« un principe
fondamental généralement accepté » auquel des solutions nationales
différentes doivent se conformer et qu’elles devraient « inclure [une]
exigence pour une rémunération générale ou une rémunération si le
titulaire de droits réapparaît »18. Ceci est aussi inhérent à d’autres
recommandations du Rapport final, en particulier lorsqu’elles réfèrent « au montant de la redevance » à être versé par l’utilisateur ou
17. Directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle.
18. Rapport final, p. 15.
La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 295
au paiement « des honoraires perçus »19 au titulaire de droits s’il
réapparaît.
La législation hongroise a appliqué ce principe d’une façon
spécifique.
Chaque fois que l’HIPO accorde l’utilisation d’une œuvre, il doit
aussi fixer la rémunération (les honoraires) qui est due en contrepartie de la licence. Dans ce but, la demande de licence doit indiquer,
parmi d’autres choses, toutes les circonstances qui peuvent être pertinentes dans la détermination des frais à verser contre la licence,
incluant (mais non limitativement) l’étendue, le mode et la durée
planifiée de l’utilisation prévue (art. 57/A(1) de la Loi sur le droit
d’auteur et art. 2(2) du Décret gouvernemental).
Si l’usage prévu vise un profit (c’est-à-dire s’« il sert à produire
ou à augmenter le revenu de n’importe quelle façon »), la rémunération (les honoraires) établie dans la décision d’accorder une licence
doit être déposée à l’HIPO. Dans un tel cas, l’utilisation de l’œuvre
orpheline conformément à la licence ne peut seulement commencer
qu’après le versement du montant des honoraires à l’HIPO. Autrement dit, le dépôt des honoraires est une condition préalable à
l’utilisation légale de l’œuvre orpheline (art. 57/A(1) de la Loi sur le
droit d’auteur).
Si le titulaire de droits devient identifié ou s’il réapparaît ou
était retrouvé alors que la licence accordée par l’HIPO est toujours
valide, la licence doit être retirée à la requête du titulaire de droits
ou de l’utilisateur. Cependant, pendant la période non écoulée de la
licence, mais au maximum pour une année, l’utilisation autorisée
selon la licence peut toujours être poursuivie dans la mesure où elle
tenait lieu au moment de l’identification ou de la localisation de
l’auteur ou d’un autre propriétaire des droits. Ceci s’applique également aux mesures sérieuses entreprises par l’utilisateur jusqu’à ce
moment.
Le titulaire de droits peut revendiquer le paiement de la rémunération déposée à l’HIPO dans les cinq ans après l’expiration, ou le
retrait, de la licence. Si le titulaire de droits conteste le montant de la
rémunération, il peut soumettre le cas au tribunal, qui réglera le
conflit conformément aux dispositions applicables aux poursuites en
matière de droit d’auteur.
19. Rapport final, p. 26.
296
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Après l’expiration de la période de cinq ans mentionnée cidessus, l’HIPO transfère la rémunération déposée à l’OGC qui autoriserait normalement d’autres utilisations à même la catégorie
d’œuvres concernées. S’il y a plusieurs semblables OGCs, le montant
est divisé également parmi eux. S’il n’y en a aucun, la rémunération
déposée est transférée au Fonds culturel national pour faciliter la
disponibilité du matériel culturel.
4.5 Aspects procéduraux
Les caractéristiques principales de la procédure en vue d’accorder une licence d’utilisation d’une œuvre orpheline – comme les
articles 57/B-57/D de la Loi sur le droit d’auteur le précisent – sont
les suivantes :
• l’HIPO accorde la licence conformément aux règles de procédure
administrative ;
• à moins que la Loi sur le droit d’auteur ne le prévoie autrement,
les règles générales sur les procédures administratives (contenues
dans la Loi CXL de 2004) doivent être appliquées ;
• en règle générale, une demande de licence peut seulement toucher
à l’utilisation d’une seule œuvre. Une licence d’utilisation de plus
d’une œuvre peut seulement être sollicitée par une seule demande
si elle vise le même mode d’utilisation et elle répond à la même
catégorie d’œuvres du même auteur ;
• dans le cas des œuvres dont la paternité est multiple, la demande
doit répondre aux conditions prescrites au regard de chaque
auteur. Si un ou quelques titulaires de droits peuvent ou peuvent
être identifiés et localisés, une copie de l’accord ou des accords de
licence conclus avec le ou les titulaires doit être annexée à la
demande ;
• les demandes peuvent être complétées électroniquement, mais
ceci est uniquement une option pour les demandeurs ; ils peuvent
aussi soumettre leurs demandes sur papier ;
• des frais administratifs doivent être payés pour chaque demande
de licence. Le montant est de 102 500 HUF20. Il est cependant de
20. Au moment de l’achèvement de la rédaction de cet article 1 euro valait environ
290 forints hongrois.
La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 297
10 000 HUF plus bas si la demande est déposée en utilisant un formulaire rédigé par l’HIPO ou les moyens électroniques. Dans le
cas d’une demande de retrait d’une licence, les frais administratifs
sont de 10 500 HUF ;
• la révision judiciaire des décisions administratives prises par
l’HIPO au regard des œuvres orphelines est possible. Ces décisions sont révisées par la Cour métropolitaine de Budapest (c’està-dire la juridiction centralisée pour traiter ces cas selon une procédure civile quelque peu simplifiée).
En raison des fardeaux procéduraux et financiers mentionnés
ci-dessus, le système d’octroi de licence de l’HIPO a rarement été
utilisé jusqu’à ce jour. Le nombre de licences s’élève seulement à
deux ou trois centaines.
4.6 Le registre d’œuvres orphelines
Un élément principal tant de la Recommandation 2006 de la
Commission que du Rapport final était que les données sur les
œuvres orphelines devraient être rendues disponibles au public au
moyen de bases de données ou de listes.
La Recommandation 2006 de la Commission a conseillé aux
États membres « d’améliorer les conditions de numérisation et l’accessibilité en ligne au matériel culturel », parmi d’autres choses, « en
veillant à la promotion de la disponibilité des listes d’œuvres orphelines »21.
En outre, le Rapport final contenait des principes détaillés
et bien élaborés, ainsi que des recommandations, sur les bases de
données d’œuvres orphelines. Il présentait le raisonnement et les
perspectives européennes de développement de bases de données
d’œuvres orphelines et de bureaux d’enregistrement comme suit :
Le développement des bases de données d’informations sur les
œuvres orphelines peut faciliter les utilisateurs dans leurs
recherches. La raison d’être d’une base de données est de fournir de l’aide aux utilisateurs dans leurs recherches. L’interconnexion des bases nationales de données et de bureaux d’en-
21. Recommandation 2008 de la Commission, point 6(c).
298
Les Cahiers de propriété intellectuelle
registrement est nécessaire pour réaliser un point d’accès multilingue commun et une ressource à l’échelle européenne.22
Le Sous-groupe sur le droit d’auteur avait aussi développé des
Principes clés (voir ci-dessus), qui sont rassemblés à l’Annexe 6 du
Rapport final et qui sont étendus aux questions liées au développement de bases de données d’œuvres orphelines. Appuyé sur ces
recommandations et comme un suivi au Rapport final, le projet
ARROW23 fut lancé dans le but final de constituer un enregistrement
européen d’œuvres orphelines.
En Hongrie, l’article 8 du Décret gouvernemental prévoit un
registre d’œuvres orphelines. Le registre doit être conservé par
l’HIPO, mais seulement au regard des œuvres orphelines pour lesquelles il a accordé une licence d’utilisation. C’est un registre public
disponible à tous pour consultation et inspection. Il doit être rendu
électroniquement accessible en ligne. Le registre contient les informations suivantes :
• le nombre de demandes se rapportant aux œuvres orphelines
concernées ;
• des données identifiant les œuvres orphelines concernées ;
• l’information sur l’étendue en vertu de laquelle l’œuvre peut être
utilisée conformément à la licence ;
• le montant de la rémunération et la date de son versement ;
• le fait que la licence a été retirée et la date d’entrée en vigueur du
retrait ;
• la création de n’importe quelle procédure et son objet relativement
à une œuvre orpheline.
De plus, avec le consentement exprès écrit du licencié, l’HIPO
peut inclure dans le registre et publier des informations sur son identité, aussi bien que sur ses coordonnées.
Comme on a pu le constater ci-dessus, le registre conservé
par l’HIPO sur les œuvres orphelines est nécessairement incomplet,
22. Rapport final, p. 11.
23. Disponible à : <http://www.arrow-net.eu/>.
La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 299
puisqu’il ne couvre que des œuvres orphelines dont l’HIPO a accordé
une licence d’utilisation. Au moment de l’adoption des normes pertinentes, il n’était pas encore clair si le registre hongrois pouvait
véritablement être rendu interopérable avec d’autres bureaux d’enregistrement et des bases de données conservées au niveau national
ou européen. Le fait que le registre a dû être constitué de façon accessible électroniquement a laissé cette possibilité ouverte.
4.7 Des règles spéciales pour des utilisations à but
non lucratif
Le Rapport final a fortement recommandé que des solutions à
la problématique des œuvres orphelines doivent « offrir aux établissements culturels à but non lucratif un traitement spécial dans la
réalisation de leurs fins de diffusion »24 :
• la législation hongroise sur les œuvres orphelines poursuit vraiment cette approche et elle offre un traitement préférentiel pour
des utilisations à but non lucratif. Les préférences données à de
telles utilisations sont les suivantes : dans le cas d’une utilisation
à but non lucratif (c’est-à-dire là où l’usage prévu « ne vise pas
même indirectement le but de générer ou d’accroître un revenu »),
l’HIPO détermine seulement le montant de la rémunération à verser pour l’utilisation pour laquelle il a accordé une licence, mais ce
montant n’a pas besoin d’être déposé avec la licence ; donc, le
début de l’utilisation de l’œuvre orpheline n’est pas conditionnel
au versement de la rémunération établie dans la décision de
l’HIPO d’accorder la licence. Si le titulaire de droits réapparaît, il
peut réclamer le versement de cette rémunération directement de
l’utilisateur (art. 57/A(2) et 57/A(5)) ;
• un tarif préférentiel des frais administratifs s’applique aux
demandes touchant aux utilisations à but non lucratif (respectivement 40 000 HUF et 30 000 HUF (art. 4(3) et 4(4) du Décret gouvernemental).
On doit noter que ces préférences ne sont pas reliées au genre
d’institution demandant une licence, mais qu’elles dépendent seulement de savoir si l’usage prévu est à des fins de profit ou non. En
conséquence, on doit indiquer dans la demande de licence quelle
serait l’utilisation planifiée (art. 2(1) du Décret gouvernemental).
24. Rapport final, p. 15.
300
Les Cahiers de propriété intellectuelle
5. Gestion collective étendue et obligatoire :
« une exception » à l’octroi gouvernemental d’une
licence qui – en ce qui concerne une application
pratique – prévaut comme règle générale
5.1 Remarques introductives
Comme cela a été indiqué précédemment, la règle de base est,
en principe selon la législation hongroise, que l’HIPO délivre des
licences non exclusives pour l’utilisation des œuvres orphelines si
certaines conditions (particulièrement la « recherche diligente »)
sont respectées, mais il y a là une exception à cette règle lorsque les
droits visés dans des œuvres orphelines sont couverts par la gestion
collective. Comme déjà mentionné, les OGCs agissent, en vertu de la
législation hongroise sur le droit d’auteur (comme nous le verrons
dans la portée de la « définition ») en matière de gestion collective
« étendue » et, dans certains cas, la gestion collective est aussi une
façon obligatoire d’exercer certains droits.
En ce sens et aussi parce que – comme discuté ci-après – la gestion collective (tant « étendue » qu’obligatoire) est apparue au cours
de la préparation du projet de directive de l’Union européenne sur
l’utilisation des œuvres orphelines comme une option de base pour
régler les problèmes des œuvres orphelines, il semble nécessaire de
passer en revue à quelles conditions de telles formes de gestion collective devraient correspondre afin qu’elles puissent être conformes
aux traités internationaux et aux directives de l’Union européenne.
Nous décrirons ensuite les principes émergeant de l’Union européenne et les règles de transparence et de bonne gouvernance des
systèmes de gestion collective du point de vue de la gestion de droits
dans des œuvres orphelines.
Cela sera suivi d’une présentation du système hongrois de gestion collective à la fois de la manière dont il existait en 2008, au
moment de l’adoption des nouvelles normes législatives sur l’utilisation des œuvres orphelines, et également de la manière dont il a été
modifié par la Loi CXII de 2011. La description indique aussi les problèmes du point de vue du statut des œuvres orphelines – problème
en partie le même et en partie différent dans la législation d’avant
2011 et dans la présente législation.
La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 301
5.2 Des normes internationales et de l’Union européenne
pertinentes quant à savoir si la gestion collective est
présumée être volontaire ou si elle peut être « étendue »
ou obligatoire
Les droits exclusifs des auteurs d’exploiter leurs œuvres ou
d’autoriser (ou d’interdire) d’autres à agir ainsi sont un élément de
base du droit d’auteur et, là où c’est reconnu, un tel droit est aussi
important pour les bénéficiaires des droits voisins. La nature exclusive d’un droit signifie que son propriétaire – et son propriétaire
seul – est dans une position pour décider à qui il autorise ou interdit
l’exécution d’un acte couvert par son droit ; et s’il autorise tel acte,
sous quelles conditions et contre quel genre de rémunération.
On peut jouir d’un droit exclusif dans sa plus complète portée
s’il est exercé individuellement par le propriétaire du droit luimême. Dans une telle situation, le propriétaire exerce son contrôle
dans l’exploitation de son travail et il peut contrôler de près si son
droit est dûment respecté.
Dans certains cas, la gestion collective est la façon la plus efficace d’exercer des droits du point de vue des intérêts de toutes les
parties prenantes : les propriétaires de droits, les utilisateurs et le
public. Dans de telles situations, les propriétaires de droits établissent normalement volontairement des systèmes de gestion collective.
Afin qu’un système de gestion collective puisse dûment fonctionner, beaucoup d’éléments de gestion des droits sont normalisés –
et, en fait, ils sont même « collectivisés ». Les mêmes tarifs, conditions de licence et règles de distribution s’appliquent à toutes les
œuvres qui tombent dans une catégorie donnée. C’est aussi fréquent – ou plutôt tout à fait général – que les tarifs des OGCs soient
approuvés par quelques organismes de règlement des différends ou
par des autorités gouvernementales, et que les OGCs soient obligées
d’accorder une licence à n’importe quel utilisateur qui demande une
autorisation et qui est prêt à payer la rémunération selon les tarifs
établis. Les propriétaires des droits qui joignent un organisme de
gestion collective doivent accepter tout ceci.
Tant que le système est établi et fonctionne volontairement sur
la base de décisions libres des propriétaires de droits, tout cela est
conforme du point de vue des normes internationales. La prescription de la gestion collective obligatoire est, cependant, une autre problématique. Dans ce cas, les propriétaires de droits ne peuvent pas
302
Les Cahiers de propriété intellectuelle
agir comme les propriétaires de droits exclusifs ; la loi ne leur permet
pas de décider dans quels cas ils autorisent l’utilisation de leurs
œuvres et dans lesquels ils l’interdisent ; et ils ne peuvent désormais
décider d’aucune façon sous quelles conditions et contre quelle rémunération l’autorisation est accordée. D’autres décident de tout cela.
Dans certains cas – mais seulement dans certains cas arrêtés
de manière exhaustive – on permet la gestion collective obligatoire
selon les normes de droit d’auteur internationales aussi bien que
selon l’acquis communautaire qui semble être conforme à ces normes.
D’après les normes internationales, au regard des droits à
rémunération – ces droits qui sont établis comme tels à l’origine (par
exemple, le droit de revente sous l’article 14ter de la Convention de
Berne ou le droit des artistes interprètes ou exécutants et le droit des
producteurs de phonogrammes à une « rémunération équitable et
unique » sous l’article 12 de la Convention de Rome et l’article 15 du
WPPT (Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les
phonogrammes) et ceux qui consistent dans la limitation de droits
exclusifs conformément aux normes internationales (par exemple,
les limitations du droit exclusif de reproduction sur la base de
l’article 9(2) dans certains cas de reproduction privée et la reproduction par reprographie) – la gestion collective obligatoire peut être
prescrite. Il en est ainsi parce que ces droits ne sont pas – ou ne sont
plus désormais – des droits exclusifs et qu’en raison de leur nature,
la gestion collective peut être la meilleure façon, ou même la seule
possible, d’exercer ces droits.
Par opposition, la prescription à l’effet qu’un droit exclusif peut
seulement être exercé par une OGC est évidemment une condition
d’exercice d’un tel droit (avec d’autres conditions, comme les licences
obligatoires). La Convention de Berne permet l’imposition de telles
conditions ; cependant, uniquement au regard de certains droits
exclusifs identifiés de manière exhaustive, à savoir, le droit de radiodiffusion et d’autres actes reliés à l’article 11bis(2) et le droit de
reproduction concernant l’enregistrement d’œuvres musicales en
vertu de l’article 13(1). Il s’ensuit a contrario que la Convention ne
permet pas la prescription de telles conditions en ce qui regarde
d’autres droits exclusifs.
L’article 11bis(2) stipule ce qui suit : « Il appartient aux législations des pays de l’Union de régler les conditions d’exercice des droits
visés par l’alinéa ci-dessus ... » [Les italiques sont nôtres.]
La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 303
L’article 13(1) se lit comme suit : « Chaque pays de l’Union peut,
pour ce qui le concerne, établir des réserves et conditions relatives au
droit exclusif de l’auteur d’une œuvre musicale et de l’auteur des
paroles, dont l’enregistrement avec l’œuvre musicale a déjà été autorisé par ce dernier, d’autoriser l’enregistrement sonore de ladite
œuvre musicale, avec, le cas échéant, les paroles ... » [Les italiques
sont nôtres.]
Il est possible de préserver la nature exclusive d’un droit exclusif, mais de prévoir un droit à rémunération sans renonciation
(désigné sous le « droit résiduel ») maintenu pour les propriétaires
originaux – typiquement des auteurs et des interprètes – après le
transfert du droit exclusif. Depuis qu’un tel « droit résiduel » est un
droit de rémunération, il est possible de prescrire la gestion collective obligatoire pour son exercice – par opposition à l’exercice du
droit exclusif inhérent lui-même, où cela n’est pas permis.
En ce qui concerne « les droits résiduels », l’exemple évident
est « le droit [de location] à rémunération équitable auquel il ne peut
être renoncé » en vertu de l’article 5(1) de la Directive location25.
D’abord, le paragraphe (3) de l’article 5 stipule que « la gestion du
droit d’obtenir une rémunération équitable peut être confiée à des
sociétés de gestion collective représentant des auteurs ou des artistes interprètes ou exécutants » et, dès lors, le paragraphe (4) traite de
la question de la prescription possible de gestion collective obligatoire. Sa partie pertinente se lit comme suit : « Les États membres
peuvent réglementer la question de savoir si, et dans quelle mesure,
la gestion par les sociétés de gestion collective du droit d’obtenir une
rémunération équitable peut être imposée [...] ».
Cette disposition est appropriée du point de vue de la gestion
collective obligatoire non seulement parce qu’elle confirme que, dans
le cas de ce « droit résiduel », la gestion collective peut être imposée,
mais aussi parce qu’elle a a contrario une importante implication.
25. Directive 93/83/CEE du Conseil, du 27 septembre 1993, relative à la coordination
de certaines règles du droit d’auteur et des droits voisins du droit d’auteur applicables à la radiodiffusion par satellite et à la retransmission par câble. L’alinéa
(1) de l’article 5 de la Directive énonce ce qui suit : « Lorsqu’un auteur ou un
artiste interprète ou exécutant a transféré ou cédé son droit de location en ce qui
concerne un phonogramme ou l’original ou une copie d’un film à un producteur de
phonogrammes ou de films, il conserve le droit d’obtenir une rémunération équitable au titre de la location ». Et l’alinéa (2) de ce même article ajoute que « Le
droit d’obtenir une rémunération équitable au titre de la location ne peut pas
faire l’objet d’une renonciation de la part des auteurs ou artistes interprètes ou
exécutants ».
304
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Puisque la Directive trouve qu’il est nécessaire de statuer que, dans
ce cas, la gestion collective peut être imposée, elle indique implicitement par le fait même que, sous l’acquis communautaire – à moins
que cette possibilité ne découle pas directement des dispositions d’un
traité international auquel les États membres sont partie – une telle
permission est nécessaire. Autrement dit, la gestion collective obligatoire de droits exclusifs peut seulement être prescrite dans ces cas où
les normes internationales et les règles de l’acquis communautaire
conformes à ces normes internationales permettent explicitement de
faire ainsi.
Cependant, du point de vue des œuvres orphelines, les « droits
résiduels » spécifiques sont à peine applicables directement et séparément puisque cela apparaît seulement comme un droit de nonrenonciation à rémunération lorsque les droits exclusifs soulignés
sont exercés.
La Directive satellite et câble va plus loin en permettant uniquement la prescription de la gestion collective obligatoire. Dans le
cas de la retransmission par câble, elle permet non seulement la gestion collective obligatoire, mais elle la prescrit. L’article 9(1) de la
Directive stipule ce qui suit : « Les États membres veillent à ce que le
droit des titulaires de droits d’auteur et de droits voisins d’accorder
ou de refuser l’autorisation à un câblodistributeur pour la retransmission par câble d’une émission ne puisse être exercé que par une
société de gestion collective ». [Les italiques sont nôtres.]
Cette disposition est en harmonie avec le principe énoncé précédemment, à savoir que, dans le cas d’un droit exclusif, la gestion collective obligatoire peut seulement être prescrite là où les normes
internationales pertinentes le permettent, soit par la permission de
la prescription de conditions à l’exercice de droits (l’imposition de la
gestion collective étant évidemment une condition), soit par une
limitation de cela à un droit de la rémunération dans certains cas
(dans lesquels les droits affectés ne sont plus désormais de nature
exclusive).
Il en est ainsi depuis, au regard du « droit exclusif [des auteurs]
d’autoriser ... toute communication au public... par le fil ... de l’œuvre
radiodiffusée » accordé selon l’alinéa (1) de l’article 11bis et de
l’alinéa (2) du même article qui stipule que « [il] appartient aux législations des pays de l’Union [de Berne] de régler les conditions d’exercice des droits mentionnés par l’alinéa (1) » et, depuis dans le cas des
droits voisins, aucune des dispositions de la Convention de Rome, de
La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 305
l’Accord ADPIC (Accord sur les droits de la propriété intellectuelle et
des matières liées au commerce) et du WPPT ni de l’acquis communautaire ne régit les droits exclusifs d’autorisation concernant les
retransmissions par câble.
L’article 10 de la Directive satellite et câble prévoit une exception à la gestion collective obligatoire des droits de retransmission
par câble, à savoir pour de tels droits des organismes de diffusion26.
Ceci confirme l’un des principes de base de la gestion collective, à
savoir que cette gestion collective, même si cela pouvait être possible
du point de vue des normes internationales pertinentes et de l’acquis
communautaire, est seulement justifiée là où l’exercice individuel
des droits – en raison du nombre de propriétaires de droits, du
nombre d’utilisateurs ou d’autres circonstances d’utilisations – est
impossible ou, au moins, est fortement impraticable27. Des organismes de radiodiffusion sont relativement moins nombreux (par opposition aux auteurs et aux propriétaires de droits voisins autres que
les droits des organismes de radiodiffusion) ; ils peuvent gérer leurs
droits individuellement.
La Directive sur le droit de suite28 ne prescrit pas la gestion collective obligatoire de la perception et de la distribution de la rémunération due pour le droit de revente, mais elle permet aux États
membres de le faire. Son article 6.2 se lit comme suit : « Les États
membres peuvent prévoir la gestion collective obligatoire ou facultative du droit prévue à l’article 1er ». [Les italiques sont nôtres.]
Comme mentionné précédemment, on permet dans ce cas la
prescription de la gestion collective obligatoire selon les normes
internationales du droit d’auteur, puisque cela correspond à la
nature du droit de suite en vertu de l’article 14ter de la Convention de
Berne, à savoir que c’est un simple droit à rémunération (et c’est
aussi uniquement un tel droit d’après l’article 1 de la Directive sur le
droit de suite).
26. L’article 10 de la Directive satellite et câble stipule ce qui suit : « Exercice du droit
de retransmission par câble par les organismes de radiodiffusion – Les États
membres veillent à ce que l’article 9 ne s’applique pas aux droits exercés par un
organisme de radiodiffusion à l’égard de ses propres émissions, que les droits en
question lui appartiennent ou qu’ils lui aient été transférés par d’autres titulaires de droits d’auteur et/ou de droits voisins ».
27. Voir FICSOR (Mihály) « La gestion collective du droit d’auteur et des droits voisins », publication de l’OMPI no 855(F), 2002, p. 163, principe (1).
28. Directive 2001/84/CE du Parlement européen et du Conseil du 27 septembre
2001 relative au droit de suite au profit de l’auteur d’une œuvre d’art originale.
306
Les Cahiers de propriété intellectuelle
En résumé, il s’ensuit de l’application a contrario du principe
que, là où les normes internationales du droit d’auteur ou les règles
de l’acquis communautaire prévoient un droit exclusif et où elles ne
permettent pas la prescription des conditions de son exercice (ni ne
permettent sa limitation à un simple droit à rémunération), il est en
conflit avec ces normes s’il soumet l’exercice d’un tel droit à la condition qu’il peut seulement être exercé au moyen de la gestion collective.
En plus des formes volontaires et obligatoires de gestion collective, il y en a également une troisième, à savoir le système connu
sous l’expression de la gestion collective « étendue » appliqué conformément à certaines lois sur le droit d’auteur. Dans le cas de la « gestion collective étendue » de droits exclusifs, la législation sur le droit
d’auteur stipule que la couverture de la licence accordée par une
OGC, au nom de ses membres et de ces propriétaires des droits qui
sont autrement représentés par l’organisme de gestion collective, est
étendue, à certaines conditions, à ces propriétaires des droits qui ne
sont pas ses membres ou qui ne sont pas autrement représentés.
Pour éviter sa transformation en une gestion collective obligatoire de
facto, trois conditions de base doivent être remplies : premièrement,
un tel système peut seulement être introduit là où la gestion collective est nécessaire, habituelle et normale comme moyen d’exercer un
droit exclusif ; deuxièmement, le système peut uniquement s’appliquer lorsqu’une OGC établie à l’origine sur une base volontaire
est adéquatement et largement représentatif (tant à l’intérieur du
pays – par des contrats de représentation mutuelle – qu’en ce qui
concerne les propriétaires étrangers de droits) ; et troisièmement, la
possibilité de « sortie » (opting out) du système dans des conditions
raisonnables doit être garantie.
L’acquis communautaire reconnaît l’applicabilité de la gestion
collective étendue à certaines conditions. Ceci se reflète dans l’article
3(2) à (4) de la Directive satellite et câble. D’abord, l’article 2 statue
que « les États membres prévoient le droit exclusif de l’auteur
d’autoriser la communication au public par satellite des œuvres protégées ... » ; l’article 3(1) ajoute que « les États membres veillent à ce
que l’autorisation visée à l’article 2 ne puisse être acquise que par
contrat ». Quant à lui, l’article 3(2) prévoit un système de gestion collective étendue de gestion. Il se lit comme suit : « Un État membre
peut prévoir qu’un contrat collectif entre une société de gestion collective et un organisme de radiodiffusion pour une catégorie donnée
d’œuvres peut être étendue à des titulaires de droits de la même
La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 307
catégorie qui ne sont pas représentés par la société de gestion collective, à la condition :
• que la communication au public par satellite ait lieu en même
temps qu’une diffusion par voie terrestre par le même diffuseur, et
• que le titulaire de droits non représenté ait la possibilité, à tout
moment, d’exclure l’extension du contrat collectif à des œuvres et
d’exercer ses droits soit individuellement, soit collectivement. »
Cet alinéa inclut une autorisation (l’emploi du terme « peut »
indique clairement cela) pour des États membres d’introduire un
système d’octroi d’une licence collective étendue. Ceci semble indiquer la position, sous l’acquis communautaire, à l’effet qu’une telle
autorisation est nécessaire et que, là où on ne l’accorde pas, dans le
cas de droits expressément couverts par l’acquis, aucune gestion collective étendue ne peut être permise29.
Les articles 3(3) et (4) de la Directive indiquent également que
la gestion collective même étendue peut uniquement se justifier là où
c’est vraiment indispensable et là où les propriétaires de droits n’ont
pas habituellement l’intention d’exercer leurs droits exclusifs à la
pièce. L’article 3(3) identifie une catégorie d’œuvres où ce n’est pas le
cas ; il édicte que « le paragraphe 2 ne s’applique pas aux œuvres
cinématographiques, y compris les œuvres créées par un processus
analogue à la cinématographie », tandis que l’article 3(4) souligne la
nature exceptionnelle de la gestion collective étendue en présentant
une procédure de notification particulière 30.
Il y a une autre directive dans laquelle on retrouve la mention
de la gestion collective étendue, à savoir la Directive société de
29. Il est souligné que cela est seulement applicable dans le cas de droits expressément couverts par l’acquis. Par exemple, le droit d’exécution publique d’auteurs
n’est pas expressément couvert par l’acquis communautaire. Dans le cas de ce
droit, par exemple, la gestion collective étendue peut être justifiée (mais, puisque
c’est un droit exclusif, les normes de droit d’auteur internationales ne permettent
évidemment pas la gestion collective obligatoire).
30. L’article 3(4) stipule ce qui suit : « Lorsque la législation d’un État membre
prévoit l’extension d’un contrat collectif, conformément aux dispositions du
paragraphe 2, cet État membre indique à la Commission les organismes de radiodiffusion qui sont habilités à se prévaloir de cette législation. La Commission
publie cette information au Journal officiel des Communautés européennes,
série C. »
308
Les Cahiers de propriété intellectuelle
l’information31 dont le considérant (18) énonce ce qui suit : « La présente directive ne porte pas atteinte aux modalités qui dans les États
membres en matière de gestion des droits, telles que les licences
collectives étendues ». Il semble cependant évident que cela peut
à peine être interprété comme une autorisation d’appliquer n’importe quelle sorte d’arrangement – incluant des systèmes de gestion
collective étendue – au regard de n’importe quelle utilisation et de
n’importe quelle catégorie d’objets protégés. Les principes reflétés
dans l’article 3 de la Directive satellite et câble doivent certainement
être dûment pris en compte.
5.3 Principes de transparence et de bonne gouvernance
des systèmes de gestion collective et leur importance
du point de vue de la gestion des droits dans les
œuvres orphelines
Pour compléter la revue de l’acquis communautaire sur la
gestion collective, il est aussi nécessaire de noter qu’un projet de
directive sur la gestion collective est également à l’étude par la Commission européenne. On a annoncé que, en plus de la question de
l’octroi d’une licence transfrontière de services de musique en ligne –
au regard desquels la Recommandation de 200532 a créé beaucoup
plus de problèmes que ce qu’elle avait l’intention de résoudre –, on
doit traiter en détail les règles sur la transparence et sur « la bonne
gouvernance » des activités des OGCs.
Bien que le projet de directive n’ait pas encore une forme suffisamment finale, certains documents d’organismes de l’Union européenne indiquent quelques principes de base à cet égard.
La recommandation 2005 de la Commission a connu beaucoup
de controverses et de critiques – tout à fait bien méritées. Cependant, exceptionnellement, personne n’a mis en doute l’importance et
la validité de ce qui était énoncé dans le considérant (13) :
(13) Des recommandations additionnelles sur la responsabilité,
la représentation des titulaires de droits au sein des organes de
décision de gestionnaires collectifs de droits et de règlement des
31. Directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur
l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la
société de l’information.
32. Recommandation 2005/737/EC de la Commission de mai 2005 relative à la gestion collective transfrontière du droit d’auteur et des droits voisins dans le
domaine des services licites de musique en ligne.
La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 309
litiges doivent permettre aux gestionnaires collectifs de droits
d’atteindre une rationalisation et une transparence plus élevées et aux titulaires de droits et utilisateurs commerciaux
d’effectuer des choix avisés. Il ne doit y avoir aucune différence
de traitement sur la base de la catégorie d’affiliation à la société
collective de gestion des droits : tous les titulaires de droits,
qu’ils soient auteurs, compositeurs, éditeurs, producteurs de
disques, exécutants ou autres, doivent être traités de la même
manière.
La Résolution du Parlement européen33 qui a formulé de
sérieuses – mais entièrement justifiées – inquiétudes sur beaucoup
d’aspects de la Recommandation, au regard du besoin de transparence et de la responsabilité des systèmes de gestion collective,
exprimait l’accord complet. Cela se reflète dans le considérant R et
dans les points 5 et 6 de la Résolution :
R. considérant que, en particulier pour éviter les abus de monopoles éventuels, une meilleure gouvernance des GDC [GDC est
une abréviation inhabituelle dans la position de la Résolution
pour désigner les gestionnaires de droits collectifs] s’impose
grâce à un renforcement de la solidarité, de la transparence,
des règles de non-discrimination, une représentation équitable
et équilibrée de chaque catégorie de titulaires de droits et des
règles de responsabilité s’accompagnant de mécanismes de contrôle appropriés dans les États membres ; considérant que les
GCD devraient fournir leurs services sur la base des trois principes-clés que sont l’efficacité, l’équité et la transparence.
[...] 5. invite les États membres et les GCD à assurer la représentation équitable des titulaires de droits auprès des GCD et
donc leur participation équilibrée au processus de décision
interne ;
6. souligne que la proposition de directive proposée... devrait :
– garantir aux titulaires de droits un haut degré de protection
et l’égalité de traitement, ...
33. Résolution du Parlement européen du 13 mars 2007 sur la recommandation
2005/737/CE de la Commission du 18 octobre 2005 relative à la gestion collective
transfrontière du droit d’auteur et des droits voisins dans le domaine des services
licites de musique en ligne (2006/2008(INI)).
310
Les Cahiers de propriété intellectuelle
– reposer sur la solidarité et un équilibre adéquat, équitable
entre titulaires de droits...,
– assurer une gouvernance démocratique, transparente et responsable au sein des GCD, notamment, en établissant des
normes minimales concernant les structures organisationnelles, la transparence, la représentation, les règles de distribution des droits, la comptabilité et les recours juridiques,
– assurer la transparence totale des GCD...
Les principes de transparence et de responsabilité sont d’importance particulière du point de vue des propriétaires des droits qui
sont qualifiés comme des œuvres orphelines. Dans les réseaux de
distribution des OGCs, la rémunération due pour l’utilisation de telles œuvres est incluse dans la catégorie des « montants non distribuables ».
De tels montants sont habituellement traités dans des comptes
séparés pour une certaine période, puis ils sont ajoutés aux montants qui sont distribués parmi les membres de l’organisation et
d’autres propriétaires de droits représentés par eux, ou au moins
dont on connaît l’identité, ou ils sont utilisés à d’autres fins. Des
règles appropriées sont nécessaires – de préférence non seulement
dans les règlements de distribution des organisations concernées,
mais aussi dans la loi statutaire – pour garantir que les œuvres ne
finissent pas trop légèrement dans la catégorie des œuvres d’auteurs
inconnus ou des auteurs dont la résidence est inconnue (c’est-à- dire
des œuvres orphelines). Ceci présuppose, entre autres, l’exigence
d’étendre l’obligation de la « recherche de diligence due » aux OGCs
de manière transparente et responsable selon un traitement égal
tant pour ceux qui sont retrouvés comme propriétaires des droits que
pour ceux qui étaient des « candidats » en devenir d’œuvres orphelines.
Dans beaucoup de pays, la gestion collective étendue est considérée comme la solution la plus séduisante pour accorder une licence
d’utilisation des œuvres orphelines, puisque c’est un système qui a
toujours pris soin de l’octroi d’une licence de telles œuvres. On considère que, depuis que les OGCs ont déjà en main les ressources nécessaires pour traiter des droits de telles œuvres, le problème peut
simplement leur être laissé au regard de ces droits dans cette catégorie d’œuvres auxquelles leurs activités s’étendent et qu’il suffit de
mettre au point quelque solution législative et pratique de ces droits
La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 311
dans ces œuvres orphelines qui ne sont pas normalement exercés au
moyen de gestion collective.
Cependant, l’expérience démontre que les gouvernements et les
législateurs de tels pays ne prêtent pas habituellement une attention suffisante à ces œuvres orphelines qui sont l’objet de la gestion
collective ; comme résultat, les garanties statutaires en faveur des
propriétaires des droits de telles œuvres ont tendance à manquer. En
général, la gestion et l’utilisation « des montants non distribuables »
(en grande partie, les montants dus aux propriétaires des droits
d’œuvres orphelines sont laissés aux règles internes des OGCs. Il y a
trois façons d’utiliser de tels montants (après l’expiration d’un « délai
de prescription » spécifique : l’ajout de ces montants à ceux à être distribués aux propriétaires de droits identifiés et localisés ou la réduction des coûts de gestion (en ce faisant en augmentant de nouveau
indirectement les montants distribuables) ou l’utilisation de ces
mêmes montants pour des fins « culturelles » ou sociales générales.
Toutes ces utilisations sont beaucoup en faveur des propriétaires de
droits identifiés et localisés et, dès lors, également en faveur de la
gestion (le destin et le statut économique dont dépendent ces derniers propriétaires de droits). Donc, on pourrait comprendre que les
OGCs, bien qu’elles doivent prendre quelques mesures pour retrouver les propriétaires de droits, ne sont pas intéressées à être « trop
diligentes » dans de telles tentatives.
5.4 Les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur
sur la gestion collective après les modifications
de 2008 et avant celles de 2011
Comme cela a été discuté auparavant, les normes d’utilisation
des œuvres orphelines introduites dans la Loi CXII de 2008 établissent, en principe, la règle de base selon laquelle l’HIPO peut accorder
une licence d’utilisation des œuvres orphelines, mais l’article 57/A(7)
stipule que là où un droit dans des œuvres orphelines est exercé au
moyen de la gestion collective, l’OGC gère ce droit. Cette disposition,
qui ne précise pas la nature de la gestion collective à laquelle elle
réfère (ainsi, cela couvre n’importe quelle forme de gestion collective
prévue dans la Loi sur le droit d’auteur), n’a pas été modifiée depuis
2008 (comme d’ailleurs aucune autre disposition sur les œuvres
orphelines n’a été modifiée). Cependant, les dispositions sur la gestion collective dans la Loi sur le droit d’auteur ont été modifiées et
complétées en grande partie par la Loi CLXXIII de 2011.
312
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Dans cette partie du présent article, nous discutons de ces dispositions de la Loi sur le droit d’auteur qui étaient en vigueur en
2008 ; le nouveau règlement annoncé par la Loi de 2011 est décrit
ci-dessous.
Dans la version de la Loi sur le droit d’auteur qui était en force
en 2008, les dispositions suivantes sur la gestion collective étaient
pertinentes sous l’angle des questions discutées précédemment relativement à l’utilisation des œuvres orphelines (certaines dispositions
du texte original de 1999 avaient été modifiées par la Loi CII de
2003).
L’article 85 a, entre autres, statué que la gestion collective est
seulement applicable là où un droit, en raison de la nature et des
conditions d’utilisation des œuvres et des objets des droits voisins, ne
peut pas être exercé individuellement.
Le paragraphe 88(1) énumère les conditions d’enregistrement
(à l’époque, par le ministère de la Culture) des OGCs (et, de ce fait, le
permis d’exercice de leurs activités), qui incluent, notamment, les
exigences suivantes :
• n’importe quel propriétaire des catégories de droits administrées
par l’organisation peut devenir membre en remplissant les conditions statutaires pour ce faire ;
• une partie substantielle de propriétaires nationaux s’est jointe ou
a au moins exprimé l’intention de se joindre à l’organisation ;
• l’organisation a conclu des accords de représentation mutuelle
avec des OGCs étrangers importants du point de vue de la gestion
des droits des propriétaires étrangers de droits ou elle peut au
moins prouver l’empressement de ces OGCs à conclure de tels
accords.
Le paragraphe 86(2) prévoyait qu’une seule organisation devait
être enregistrée pour la gestion de la même catégorie des droits de la
même catégorie de propriétaires de droits. L’article 88(4) ajoutait
que, si plus d’une organisation remplissait les conditions d’enregistrement pour la même catégorie, l’organisation qui devait être enregistrée était celle qui répondait le plus totalement aux conditions.
L’article 91 contenait les dispositions sur la gestion collective
étendue. En vertu du paragraphe (1), l’effet des licences accordées
La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 313
pour l’utilisation des œuvres ou des objets des droits voisins pour le
compte de ces propriétaires des droits rejoints par l’OGC, ou qui sont
autrement représentés par l’OGC, s’étend aussi aux œuvres et aux
objets des droits voisins de ces propriétaires des droits qui ne sont
pas représentés par l’OGC. Le paragraphe (2) prévoyait cependant la
liberté de sortie des propriétaires de droits non représentés. Il stipule que n’importe quel propriétaire de droits couvert par une telle
gestion collective étendue peut exposer, dans les trois derniers mois
avant la fin de l’année civile, qu’il ne veut pas que ses droits soient
gérés par l’OGC) (mais qu’il désire s’occuper lui-même de leur exercice).
Comme on peut le constater, les dispositions de la Loi sur le
droit d’auteur ont uniquement prévu la gestion collective étendue si
les trois conditions mentionnées ci-après étaient respectées : 1) si,
dans la situation donnée, la gestion collective est une façon nécessaire, habituelle et normale d’exercer des droits (art. 85), 2) si les
organisations représentent suffisamment les propriétaires de droits
tant nationaux qu’étrangers, et 3) si ces propriétaires de droits qui
ne veulent pas que leurs droits soient gérés par l’OGC puissent sortir
(opt out).
La dernière phrase du paragraphe 91(2) couvrait la question de
la gestion collective obligatoire, en édictant que la faculté de sortie
n’était pas possible là où la Loi prescrivait la gestion collective obligatoire. Les dispositions de la Loi prévoyant la gestion collective obligatoire ont été suivies de parenthèses à la fin de la phrase, soit :
Paragraphe 19(1) : « droit d’enregistrement mécanique » (conformément à l’article 13 (1) de la Convention de Berne),
Paragraphe 20(7) : droit à rémunération pour reproduction
privée,
Paragraphe 23(6) : droit de location résiduel des auteurs,
Paragraphe 27(1) : droit de radiodiffusion des œuvres musicales de petits droits (conformément à l’article 11bis(2) de la
Convention de Berne),
Paragraphe 28(3) : droits de retransmission par câble (conformément à l’article 11bis(2) de la Convention de Berne),
Paragraphe 70(5) : droit de suite,
314
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Paragraphe 73(3) : droit de location résiduel des artistes interprètes ou exécutants,
Paragraphe 77(3) : droit à une rémunération équitable et unique des artistes interprètes ou exécutants et des producteurs de
phonogrammes conformément à l’article 12 de la Convention de
Rome et à l’article 15(1) du WPPT,
Paragraphe 78(2) : droits de location résiduels prévus dans un
autre contexte.
À la lumière des critères sur la gestion collective obligatoire
présentés ci-dessus, on peut constater que ces dispositions sur la gestion collective obligatoire sont conformes aux normes internationales et à l’acquis communautaire.
La Loi ne contenait pas de dispositions particulières sur l’utilisation des montants non distribuables. Tout au plus, l’article 93(2)
de la Loi aurait pu être pertinent de ce point de vue. D’après cette
disposition, l’autorité de surveillance (à cette époque, le ministère de
la Culture) avait également la tâche de contrôler les règles de distribution et leur application. En principe, cela aurait pu être étendu au
contrôle de l’utilisation raisonnable de tels montants. Cependant,
cela ne s’est pas réalisé en pratique.
5.5 Les dispositions actuelles de la Loi sur le droit
d’auteur sur la gestion collective comme modifiées
par la Loi CLXXIII de 2011
La Loi CLXXIII de 2011, qui est entrée en vigueur le 1er janvier
2012, remplaçait le Chapitre XII de la Loi sur le droit d’auteur sur la
gestion collective par des dispositions beaucoup plus détaillées qui
incluaient également diverses modifications. Au regard de l’octroi
d’une licence et de l’utilisation des œuvres orphelines, les amendements suivants ont été pertinents.
La Loi CLXXIII de 2011 a éliminé la règle selon laquelle une
seule OGC peut être enregistrée pour une catégorie de droits de la
même catégorie de propriétaires de droits. Le paragraphe 87(1) sur
la gestion collective a été maintenu, mais une nouvelle disposition a
été introduite aux paragraphes 87(2) et 92/E(3) dans le cas où plus
La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 315
d’une OGC ont été enregistrées pour la gestion de la même catégorie
de droits de la même catégorie de propriétaires de droits. Dans une
telle situation, les OGCs doivent s’entendre entre elles quant à
savoir qui représentera, dans le régime de gestion collective étendue,
ces propriétaires de droits qui ne sont pas membres de l’une ou
l’autre des organisations. En l’absence d’un tel accord, l’HIPO désigne l’OGC qui représente de tels propriétaires de droits sous le
régime de la gestion collective étendue.
Les autres dispositions pertinentes ont été maintenues, mais
les paragraphes de l’article 91 sur la gestion collective, comme indiqué ci-dessus, ont été renumérotés. Les dispositions sur la possibilité de sortie ont également été renumérotées comme le paragraphe
87(3). Ce dernier inclut aussi la disposition à l’effet que, là où la Loi
prévoit la gestion collective obligatoire, aucune sortie n’est possible,
mais la liste des dispositions pertinentes a été tenue à l’écart. Les
clauses référant aux conditions d’enregistrement des OGCs – maintenant appliquées par l’HIPO – qui furent incluses avant l’amendement à l’article 88(1) sont maintenant devenues le paragraphe 1
de l’article 92.
Cependant, la Loi CLXXIII de 2011 a également introduit des
dispositions spécifiques sur les montants perçus pour l’utilisation
des œuvres orphelines.
Le paragraphe 89(8) stipule que l’OGC n’est pas obligée (c’està-dire qu’il peut toujours décider) de distribuer entièrement les montants perçus pour l’utilisation des œuvres orphelines (au regard de
l’expiration du « délai de prescription » prescrit) parmi les propriétaires connus et dûment localisés des titulaires de droits. Ces montants
peuvent aussi être utilisés, sur la base de la plus haute autorité
administrative de l’OGC, à des fins sociales et culturelles des propriétaires de droits connus et dûment localisés dans la mesure déterminée par le paragraphe (11) de l’article (qui est d’un maximum de
25 % de tels montants).
Le paragraphe 89(9) est particulièrement pertinent pour les
œuvres orphelines, car il oblige les OGCs à effectuer une recherche
diligente avant de qualifier des œuvres comme orphelines et la
rémunération due en contrepartie de leur utilisation comme la partie des montants non distribuables.
316
Les Cahiers de propriété intellectuelle
6. Le projet de directive de l’Union européenne sur
les œuvres orphelines et son impact possible sur la
législation hongroise visant de telles œuvres s’il
est adopté
Le projet de directive de l’Union européenne était toujours
à l’étude au moment de la conclusion de la rédaction du présent
article34.
La dernière version du projet connu par l’auteur de cet article a
été incluse dans la proposition de compromis soumise par la Présidence polonaise de l’Union européenne et dans un document de travail du Conseil de l’UE désigné sous le numéro « inter-agences »
2011/0136 (COD).
Conformément à la « proposition de compromis », la Directive
devrait inclure les principales dispositions suivantes.
L’article 1 de la Directive vise certaines utilisations des œuvres
orphelines entreprises par des bibliothèques publiquement accessibles, des établissements d’enseignement ou des musées, aussi bien
que par des services d’archives, des institutions de patrimoine cinématographique et sonore et des organismes publics de radiodiffusion
et il s’appliquerait aux œuvres d’abord publiées dans un État membre ou, en absence de publication, aux œuvres radiodiffusées d’abord
dans un État membre et qui sont :
• des œuvres publiées sous forme de livres, de journaux, de magazines ou d’autres écritures contenues dans les collections de bibliothèques publiquement accessibles, d’établissements d’enseignement ou de musées, aussi bien que dans les collections de services
d’archives ou d’institutions de patrimoine sonore, ou
• des œuvres cinématographiques ou d’autres œuvres audiovisuelles et des enregistrements sonores contenus dans les collections de
bibliothèques publiquement accessibles, d’établissements d’enseignement ou des musées, aussi bien que dans les collections de services d’archives, ou
• des œuvres cinématographiques ou d’autres œuvres audiovisuelles et des enregistrements sonores produits par des organismes
34. À la fin février 2012.
La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 317
publics de radiodiffusion avant le 31 décembre 2002 et faisant
partie de leurs archives.
L’article 2 énonçait la définition des œuvres orphelines basée
sur le concept de recherche diligente. Les conditions de recherche
diligente ont été déterminées plus en détail à l’article 3. Sous cet
article, pour les fins de l’établissement de ce qui est une œuvre
orpheline, les organisations auxquelles réfère l’article 1(1) devraient
s’assurer qu’une recherche diligente raisonnable et de bonne foi soit
effectuée pour chaque œuvre, en consultant les sources appropriées
de la catégorie des œuvres en question. Ces sources devraient être
déterminées par chaque État membre, en concertation avec les titulaires de droits et les utilisateurs, et inclure au moins les sources pertinentes inscrites à l’Annexe. La recherche diligente devrait être
effectuée seulement dans l’État membre de la première publication
ou radiodiffusion.
En vertu de l’article 4, une œuvre qui devait être considérée
comme une œuvre orpheline selon l’article 2 dans un État membre
serait considérée comme une œuvre orpheline dans tous les États
membres.
L’article 5 stipulerait que les États membres doivent s’assurer
qu’un titulaire de droits dans une œuvre considérée comme orpheline a, à tout moment, la possibilité de mettre fin au statut d’orphelin
de l’œuvre.
L’article 6 qualifierait les utilisations permises comme des
exceptions et des limitations. Les États membres devraient prévoir
une exception ou une limitation à la reproduction et aux droits
rendus disponibles par les articles 2 et 3 de la Directive sur le droit
d’auteur dans la société de l’information afin de s’assurer que les établissements et institutions mentionnés à l’article 1(1) soient autorisés à utiliser des œuvres orphelines contenues dans leurs collections
de la manière suivante :
• en rendant disponible l’œuvre orpheline au sens de l’article 3 de la
Directive 2001/29/EC ;
• par des actes de reproduction, au sens de l’article 2 de la Directive,
à des fins de numérisation, de mise à disponibilité, d’indexation,
de catalogage, de conservation ou de restauration.
318
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Les établissements et institutions mentionnés à l’article 1(1)
utilisent une œuvre orpheline uniquement pour réaliser des buts
reliés à leurs missions d’intérêt public, notamment la conservation,
la restauration et la disponibilité ou l’accès culturel et éducatif aux
œuvres contenues dans leurs collections, à la condition que l’utilisation ne soit pas en conflit avec l’exploitation normale de l’œuvre ou
d’autre objet et qu’elle ne porte pas préjudice de façon déraisonnable
aux intérêts légitimes des titulaires de droits.
Les États membres devraient s’assurer que les organismes
mentionnés à l’article 1(1) :
• maintiennent des dossiers sur leurs recherches diligentes et produisent des informations sur leurs résultats et sur l’utilisation
ultérieure des œuvres disponibles dans des bases de données
publiquement accessibles ;
• indiquent le nom du ou des titulaires de droits dans n’importe
quelle utilisation d’une œuvre orpheline là où un ou plus d’un titulaire de droits ont été identifiés, mais pas localisés.
Conformément au concept d’utilisation mentionné ci-dessus,
l’utilisation devrait être couverte par des exceptions et des limitations et les États membres pourraient prévoir que la rémunération
due aux titulaires de droits met fin au statut d’orphelin de leurs
œuvres pour l’utilisation faite de telles œuvres.
7. Conclusion
L’objectif du présent article était de décrire et de discuter de la
législation hongroise sur les œuvres orphelines. Donc, il n’est pas
nécessaire d’analyser et de caractériser en substance les dispositions
du projet de directive (en fait, le nombre de pages de cet article ne
permettrait même pas une telle analyse et une telle discussion). La
seule raison pour laquelle il nous a semblé nécessaire de résumer les
dispositions clés de la Directive est de dresser une évaluation de son
impact possible sur la législation hongroise.
Il semble que l’essence de l’impact possible peut être décrite
d’une façon tout à fait simple. Les dispositions hongroises s’appliquent seulement dans les situations où il n’y a aucune exception et
limitation (supprimant le besoin d’une autorisation) pour couvrir
une utilisation d’œuvres orphelines. Puisque la Directive détermine-
La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 319
rait certaines exceptions et limitations (en partie en chevauchant
des dispositions existantes dans des directives (et des traités internationaux) concernant des exceptions et des limitations et en partie
en allant au-delà de celles-ci), cela signifierait que – « par définition » – dans les cas couverts par ces exceptions, les règles hongroises
sur les œuvres orphelines ne s’appliqueraient pas, mais qu’elles
continueraient d’être applicables dans tous les autres cas non couverts par la Directive.
Cependant, ceci n’éliminerait pas deux tâches législatives :
d’abord, pour transposer les dispositions de la Directive sur les
exceptions ou les limitations prévues à cette fin et, deuxièmement,
pour passer en revue les problèmes de l’application du système gouvernemental de licence engendrant de lourds fardeaux administratifs et financiers.
Vol. 24, no 2
La diffusion en ligne et le régime de
licence collective étendue (« ECL »)
des pays nordiques – Les œuvres
orphelines comme précédent
Jan Rosén*
1. INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 323
2. DES ÉLÉMENTS RELIÉS À L’ECL DANS L’ACQUIS
COMMUNAUTAIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 324
3. LA QUESTION DES ŒUVRES ORPHELINES. . . . . . . 327
4. LE PROJET DE LÉGISLATION SUÉDOIS SUR LE
DÉVELOPPEMENT DE MÉTHODES ET DE FORMES
D’OCTROI DE LICENCES DE DROIT D’AUTEUR . . . . 329
5. LA FORMULE ECL DES PAYS NORDIQUES . . . . . . . 330
5.1 Obligations internationales . . . . . . . . . . . . . . . 330
5.2 Le point de connexion pour racheter l’octroi
d’une licence collective étendue. . . . . . . . . . . . . 332
5.3 Quelles organisations doivent être autorisées à
conclure des accords conformément aux règles
sur les licences collectives étendues ? . . . . . . . . . 334
© Jan Rosén, 2012.
* Jan Rosén, LL.D., professeur de droit privé, Faculté de droit, Université de Stockholm.
321
322
Les Cahiers de propriété intellectuelle
5.4 Numérisation des actifs des bibliothèques . . . . . . . 340
5.5 Œuvres et prestations d’artistes apparaissant
dans les programmes de radio et de télévision . . . . 341
5.6 Une licence collective étendue spécifique . . . . . . . 342
6. CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 343
1. INTRODUCTION
Les œuvres protégées par le droit d’auteur et les droits connexes étaient toujours l’objet de licences dans une multitude de
marchés mais ils avaient très peu en commun. Les circonstances factuelles et les objets d’attribution de licences dans le royaume du droit
d’auteur diffèrent largement de l’un à l’autre. La multitude de buts,
d’intérêts et de marchés très différents de l’un à l’autre crée une réalité commerciale à multiples facettes. C’est probablement pourquoi
l’Union européenne (« UE ») a, au fil du temps et généralement parlant, laissé ses États membres résoudre des matières reliées aux
licences dans le champ du droit sur une base nationale.
Malgré cela, l’harmonisation des éléments spécifiques des
droits exclusifs de titulaires du droit d’auteur et de leurs droits
connexes a été réalisée au sein de l’UE en grande partie pendant ces
vingt dernières années, basée sur sept directives communautaires,
avec des objectifs variés touchant au droit d’auteur et aux droits
connexes1. Néanmoins, il y a très peu de matière dans les directives
européennes sur le droit d’auteur traitant des méthodes de libération des droits, de l’attribution de licences ou des utilisations trans-
1. Directive 2001/84/EC du Parlement européen et du Conseil sur le droit de revente
au bénéfice de l’auteur d’une œuvre d’art originale ; Directive 2001/29/EC du Parlement européen et du Conseil sur l’harmonisation de certains aspects du droit
d’auteur et des droits connexes dans la société de l’information ; Directive 96/9/EC
du Parlement européen et du Conseil sur la protection juridique des bases de données ; Directive 2006/116/EC du 12 décembre 2006 du Parlement européen et du
Conseil sur la durée de protection du droit d’auteur et de certains droits connexes
(version codifiée) ; Directive 93/98/EEC du Conseil harmonisant la durée de protection du droit d’auteur et de certains droits connexes (abrogée) ; Directive 93/83/
EEC du Conseil sur la coordination de certaines règles concernant le droit d’auteur
et les droits connexes au droit d’auteur applicables à la radiodiffusion par satellite
et la retransmission par câble ; Directive 2006/115/EC du 12 décembre 2006 du
Parlement européen et du Conseil sur le droit de location et le droit de prêt et sur certains droits connexes du droit d’auteur dans le domaine de la propriété intellectuelle
(version codifiée) ; Directive 92/100/EEC du Conseil sur le droit de location et le
droit de prêt et sur certains droits connexes au droit d’auteur dans le domaine de la
propriété intellectuelle (abrogée) ; Directive 91/250/EEC du Conseil sur la protection juridique des programmes d’ordinateur.
323
324
Les Cahiers de propriété intellectuelle
frontalières des droits, et même si c’était le cas, ce que l’UE offre n’est
pas présenté de façon harmonieuse.
Ainsi, la diffusion en ligne pour des utilisations massives
d’œuvres protégées, de haute pertinence dans l’actuel environnement de l’Internet, a été un mal de tête virtuel durant la dernière
décennie pour la Commission européenne, par exemple, dans la
recherche de solutions communes en réponse au besoin évident
d’effectuer la libération des droits de manière efficace et justifiée,
tout particulièrement lorsque la circulation transfrontalière en ligne
est concernée.
Le projet actuel de directive sur les œuvres orphelines2 – ciaprès la Directive OW – est un catalyseur afin de résoudre la problématique prévalant – principalement comment traiter de la libération
des droits pour la numérisation et pour la diffusion en ligne de ces
immenses quantités d’œuvres protégées par un droit d’auteur et
d’objets connexes au droit d’auteur émanant d’institutions majeures
de diffusion de l’information, telles les bibliothèques publiques, et
pour lesquelles les ayants droit des œuvres ne peuvent pas être trouvés ou peuvent être retracés seulement après d’immenses efforts de
recherche.
Le régime statutaire de la licence collective étendue des Pays
nordiques (« ECL »), un mécanisme fort apprécié d’octroi de licence
pour usage massif dans le royaume des pays nordiques, offre une
solution de choix, par l’accomplissement, en bref, d’un effet « étendu »
en englobant aussi les objets protégés d’une certaine façon émanant
d’ayants droit qui ne sont pas partie à un accord entre une organisation représentant des ayants droit et un utilisateur. Ce texte
démontrera comment, en mettant l’accent sur les qualités et les
défauts de ce régime légal, l’ECL s’étend aussi bien aux nouveautés
proposées en Suède qu’à celles déjà valables dans d’autres pays nordiques.
2. DES ÉLÉMENTS RELIÉS À L’ECL DANS
L’ACQUIS COMMUNAUTAIRE
Les exceptions les plus importantes à l’absence de réticence
générale de l’UE à ne pas s’attaquer aux méthodes de libération des
2. Voir Commission européenne, Bruxelles 24.5.2011 COM (2011) 289 final 2011/
0136 (COD) Proposition pour une Directive du Parlement et du Conseil sur certaines utilisations permises d’œuvres orphelines.
La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue
325
droits sont incluses dans la Directive Sat/Cab3. L’article 3 (1) de cette
Directive dispose que l’autorisation d’un auteur de communiquer
au public au moyen de satellite peut être acquise seulement par
entente. Ceci a principalement pour sens de souligner que le droit
exclusif de radiodiffusion par satellite ne peut pas être assujetti à un
système de licence légale. Malgré une autorisation insérée à l’article
11bis (2) de la Convention de Paris4, les directives de l’UE sur le droit
d’auteur rejettent normalement le régime de la licence légale, laissant ainsi le marché ouvert à la négociation des termes du contrat
par les individus.
L’article 3(2) de la Directive Sat/Cab permet ainsi aux États
membres de disposer que les ententes collectives entre une société de
gestion collective et un organisme de radiodiffusion concernant une
catégorie donnée d’œuvres peuvent être étendues aux titulaires de
droits de la même catégorie d’œuvres qui ne sont pas représentés par
ladite société de gestion collective. Nonobstant le premier paragraphe, ce système d’octroi d’une licence collective « étendue », une
véritable innovation des pays nordiques5, peut s’étendre au droit de
communication au public par satellite, mais seulement dans le cas
d’une radiodiffusion simultanée par satellite d’une émission sur le
territoire.
L’article 8(1) de la Directive Sat/Cab exige que les États membres s’assurent que la retransmission par câble des programmes sur
leur territoire a lieu sur la base d’ententes contractuelles individuelles ou collectives entre les titulaires de droits d’auteur, les titulaires
des droits connexes et les câblodistributeurs, tandis que l’article 9
exige que toutes les autorisations ou qu’un refus d’autorisation à un
câblodistributeur puissent seulement être exercés par une société de
gestion collective.
3. Directive 93/83/EC du 27 septembre 1993 du Conseil sur la coordination de certaines règles concernant le droit d’auteur et des droits connexes au droit d’auteur applicables à la radiodiffusion par satellite et à la retransmission par câble, OJ (L 248)
15-21.
4. Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques du 9 septembre 1886, complétée à Paris le 4 mai 1896, révisée à Berlin le 13 novembre
1908, complétée à nouveau à Berne le 20 mars 1914, révisée à Rome le 2 juin 1928,
puis à Bruxelles le 26 juin 1948, à Stockholm le 14 juillet 1967 et à Paris le 24 juillet 1971, et modifiée le 28 septembre 1979.
5. Voir KYST (Martin), « Aftalelicens Quo Vadis ? » (Extended collective license – quo
vadis ?) NIR 1/2009, p. 56 et s. ; Rognstad, « Opphavsrettens innhold i en multimedieverden – om tradisjonelle opphavsrettsbegrepers møte med digital teknologi »
(Copyright in a multimedia world – on the junction of traditional copyright concepts
and digital technology) NIR 6/2009, p. 535 et s.
326
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Ces exemples démontrent que, en bref, l’UE a désiré i) ne pas
exposer le monde du droit d’auteur aux systèmes des licences légales,
préférant au lieu de cela ii) que de telles transactions soient basées
sur, et guidées par, des normes de droit privé ou la loi des contrats,
mais, dans des cas très spécifiques, iii) permettre aussi que l’autorisation et des utilisations légitimes puissent être transigées au
moyen d’ententes collectives6. Pourtant, malgré l’acquis communautaire tout à fait vaste dans ce domaine, basé sur les sept directives
sur le droit d’auteur, des différences considérables prévalent toujours dans les législations nationales du droit d’auteur parmi des
États membres.
Bien sûr, ceci ne donne pas un tableau exhaustif de la situation.
La Commission a été intensivement impliquée dans la recherche des
solutions transnationales ou, plutôt, paneuropéennes d’attribution
de licences d’utilisation en ligne de droits d’auteur ou d’objets couverts par des droits connexes pendant la première décennie de
ce siècle – principalement en recourant aux instruments du soft law
étendu. En particulier, ces mesures ont été prises dans le sillage
d’une évaluation de la Directive Infosoc7. Dans sa révision du marché
unique, la Commission a mis en évidence le besoin de promouvoir la
libre circulation de la connaissance et de l’innovation comme « Cinquième Liberté » dans le marché unique8. De plus, les efforts de la
Commission peuvent à cet égard être observés dans certains exemples fort révélateurs comme sa Recommandation sur l’octroi d’une
licence collective transfrontière de musique9. En plus, à l’automne
2009, la Direction générale INFSO et la Direction générale MARKT
de la Commission ont lancé un document intitulé « Contenu créatif
dans le Marché unique numérique européen ».
6. Voir l’article 2(3) de la Directive 2006/115/EC (antérieurement 92/100/EEC) sur
la location et le prêt qui statue de manière laconique que « Les droits auxquels
réfère le premier paragraphe peuvent être transférés, cédés ou soumis à l’octroi de
licences contractuelles. »
7. Directive 2001/29/EC du 22 mai 2001 du Parlement européen et du Conseil sur
l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits connexes dans la
société de l’information, OJ (L 167) 10.
8. Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité
économique et social européen et au Comité des régions « Un marché unique pour
le 21e siècle en Europe », COM(2007) 724 final (20 novembre 2007), p. 9.
9. Recommandation du 18 mai 2005 de la Commission sur la gestion collective transfrontière du droit d’auteur et des droits connexes pour des services légitimes de
musique en ligne (Texte avec pertinence EEA) (2005/737/EC), OJ (L 265) 54.
La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue
327
3. LA QUESTION DES ŒUVRES ORPHELINES
Les œuvres orphelines ont été longtemps une question dans les
matières du droit d’auteur. Quoique non encore clairement définies
dans une législation comme telle, la notion réfère aux œuvres protégées dont l’auteur ou l’ayant droit ne peut être trouvé ou retracé,
sauf après des démarches coûteuses ou énergivores en vue de permettre l’exécution. Le phénomène adjacent des œuvres « épuisées »
ou « non disponibles sur le marché » est quelquefois ajouté au même
faisceau des éléments orphelins de ces vastes répertoires d’œuvres
protégées dans les bibliothèques publiques, par exemple, œuvres
dont la numérisation et la diffusion en ligne nécessitent une libération des droits.
La Commission a indiqué, dans le contexte de l’initiative des
bibliothèques numériques, que la numérisation et l’accessibilité en
ligne du contenu culturel exigent des mesures appropriées lorsqu’on
traite avec de prétendues œuvres orphelines, c’est-à-dire le matériel
toujours sous protection du droit d’auteur, mais dont les titulaires
des droits ne peuvent pas être identifiés ou localisés. Dans les communications « Europeana – nouvelles étapes »10 et « Le droit d’auteur
dans l’économie de la connaissance »11, la Commission a indiqué
qu’elle examinerait le problème des œuvres orphelines dans une
évaluation de ses impacts, qui explorerait une variété d’approches
en vue de faciliter la numérisation et la dissémination de telles
œuvres12. Ceci a été amorcé selon une recommandation adoptée par
la Commission en 2006 encourageant les États membres à créer des
mécanismes pour faciliter l’utilisation des œuvres orphelines et pour
promouvoir la disponibilité des listes des œuvres orphelines 13.
Finalement, la Directive OW a été proposée par la Commission,
comme cela est mentionné à la note 2. Ce projet fait évidemment face
10. Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au
Comité économique et social européen et au Comité des régions « Europeana –
nouvelles étapes », COM(2009) 440 final, 28 août 2009.
11. Communication de la Commission « Le droit d’auteur dans l’économie de la
connaissance », COM(2009) 532 final, 19 octobre 2009.
12. Voir GUIBAULT (Lucie) et al., Study on the implementation and effect in Member
States’ Laws of Directive 2001/29/EC on the harmonisation of certain aspects of
copyright and related rights in the information society, Institute for Information Law, University of Amsterdam, The Netherlands, février 2007 ; disponible à : <www.ivir.nl/publications/guibault/Infosoc_report_2007.pdf> last visited
September 19, 2010.
13. Voir la Recommandation du 24 août 2006 de la Commission sur la numérisation
et l’accessibilité en ligne du contenu culturel et la conservation numérique, 2006/
585/EC, OJ (L 236) 28.
328
Les Cahiers de propriété intellectuelle
à plusieurs questions complexes et fortement discutables parmi lesquelles les suivantes pourraient être identifiées.
À un très haut niveau de généralisation il est clair, d’une part,
que les normes de la protection du droit d’auteur s’étendent vraisemblablement aux œuvres orphelines, depuis que, dans la plupart
des cas, la valeur de l’exploitation économique d’une pièce donnée
de matériel protégé par un droit d’auteur s’est vraisemblablement diluée longtemps avant l’expiration de la durée de protection.
D’autre part, le désir des institutions médiatiques de compiler des
collections numériques complètes et exhaustives est très compréhensible, mais elles doivent accepter que les titulaires de droits connus
puissent décider de ne pas délivrer des droits, ce qui ne devrait pas
changer, comme c’est un aspect fondamental du droit d’auteur.
Le projet de la Commission accepte aussi cet aspect comme
point de départ de la Directive OW. Le projet n’est en aucun cas en
faveur de l’octroi d’une licence obligatoire. Même si l’on peut accepter
que les bibliothèques, les musées et les services d’archives puissent
avoir besoin de numériser des œuvres, incluant des œuvres orphelines, pour les préserver et pour pouvoir combiner la conservation de
l’œuvre avec l’accès continu pour le public (c’est-à-dire l’accès à
l’œuvre fragile d’une façon indirecte au moyen d’une copie numérique), la solution proposée n’est pas dessinée comme une exception
particulière taillée sur mesure.
La proposition de la Commission européenne exige, comme une
condition de la détermination du statut d’orphelin (« orphanage »),
que l’usager ou son agent ait répondu à un processus de recherche
diligente. Ceci constitue le pilier central du projet de la Directive
OW. Cependant, il semble peu probable que même une version
diluée de la condition de recherche diligente soit acceptable pour la
communauté des bibliothèques. Simplement parce que la recherche
diligente est une démarche qualifiée et conséquemment onéreuse,
pour laquelle des organismes publics n’ont ni les ressources financières ni les ressources humaines. Il est également vraisemblable que
des recherches diligentes feront dans un certain nombre de cas
remonter jusqu’aux titulaires de droits et que ces derniers voudront
dans quelques cas accorder leurs droits. Autrement dit, une recherche diligente appropriée devient prohibitivement chère pour certains scénarios, tout particulièrement si un grand nombre d’œuvres
est impliqué. Ceci peut rendre la proposition de la Commission peu
convenable pour certains buts. La recherche diligente peut avoir du
sens pour quelques activités, par la publication d’un livre ou la pro-
La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue
329
duction d’un documentaire. Ces buts sont cependant exclus du projet
de la Directive OW. De plus, on doit s’interroger quant à savoir si une
mesure potentielle visant des œuvres orphelines ne devrait pas
avoir une couverture globale. Est-il sensé d’exclure des œuvres non
d’abord éditées ou radiodiffusées dans un État membre ?
La question se soulève donc quant à savoir s’il n’y a pas ici une
disparité lorsqu’il survient des situations où une exigence de recherche diligente pourrait fonctionner. La question a déjà besoin d’être
posée à ce stade-ci quant à savoir si le mécanisme de la licence collective étendue pourrait fournir un meilleur résultat. Une exigence
plus faible de recherche diligente est, d’autre part, aussi problématique. Elle pourrait après tout ouvrir la porte à une application indûment abusive de la règle des œuvres orphelines dans tous les cas où
une recherche minimaliste ne conduit pas immédiatement à l’identification de l’ayant droit, ainsi qu’à une usurpation totale des principes de droit d’auteur, datant de la Convention de Berne et de son idée
de « consentement », tout particulièrement l’article 9(2) de la Convention.
4. LE PROJET DE LÉGISLATION SUÉDOIS SUR LE
DÉVELOPPEMENT DE MÉTHODES ET DE FORMES
D’OCTROI DE LICENCES DE DROIT D’AUTEUR
Considérant ce contexte, il est compréhensible que le Gouvernement suédois ait décidé il y a plusieurs années de se concentrer sur
certains aspects du droit des contrats de droit d’auteur sans aucune
référence spécifique au droit de l’UE afin de répondre au besoin de
support statutaire contemporain pour l’octroi de licences et la libération de droits en général. Un commissaire spécial a été nommé
en avril 2008 (l’auteur du présent article) pour réviser toute la
Loi sur le droit d’auteur (SFS 1960:729)14, principalement la rédiger
pour fournir une plus grande clarté, mais aussi analyser les effets de
tous les articles de la Loi sur les contrats de droit d’auteur, tout spécialement les licences collectives étendues15. La question des œuvres
orphelines est clairement un catalyseur dans tout cela.
C’est la première fois dans les quelque quinze dernières années
que des modifications à la Loi sur le droit d’auteur en Suède ont été
14. Telle que modifiée par SFS 1995:1274.
15. Voir Regeringens direktiv (Directive 2008 :37), 10 avril 2008 et, en complément à
la Commission, Justitiedepartementet, Kommittédirektiv (Directive 2009:65),
29 juin 2009.
330
Les Cahiers de propriété intellectuelle
considérées non seulement pour effectuer la mise en œuvre du droit
de l’UE, mais aussi pour refléter la numérisation et les défis des utilisations de l’Internet et les licences transfrontières de transaction qui
avaient recueilli une telle attention de la Commission et du Parlement.
Le commissaire a livré un rapport provisoire en avril 2010, le
« SOU 2010:24, Avtalad upphovsrätt », qui a porté principalement
sur des questions de droit d’auteur et de contrats. Un rapport final,
concernant la réédition et la réécriture de l’ensemble de la Loi sur le
droit d’auteur, a été publié en avril 2011, le « SOU 2011:32, En ny
upphovsrättslag », qui contient des suggestions en vue de l’adoption
d’une nouvelle loi sur le droit d’auteur.
Comme le règlement ECL est concerné, ces propositions de
l’Enquête du commissaire spécial vont probablement être soumises
au Parlement suédois au printemps 2012 et être effectives à partir
du 1er juillet 2012. En conséquence, le présent article donne suite aux
propositions relatives à l’ECL et aux œuvres orphelines.
5. LA FORMULE ECL DES PAYS NORDIQUES
5.1 Obligations internationales
Comme cela a déjà été mentionné, les dispositions du Traité sur
le fonctionnement de l’Union européenne gouvernant la libre circulation et la non-discrimination (« TFUE ») et le Traité de Lisbonne ont
eu un impact sur la formulation des nouvelles dispositions concernant des licences avec des effets étendus. Un autre élément eut de
nouveaux effets dans ce contexte, à savoir la Directive sur les services16. Cette Directive est une directive horizontale avec un large
champ d’application. Elle se fonde sur le principe général que les services devraient être librement disponibles dans l’Union européenne.
La notion de « service » est définie à l’article 4.1 de la Directive
sur les services comme « n’importe quelle activité économique autonome, normalement dotée d’une rémunération, comme cela est mentionné à l’article 50 du Traité » (maintenant l’article 57 TFUE). La
Commission européenne a, en de nombreuses occasions, allégué que
la gestion collective de droits est la manière de rendre disponibles
des services – par rapport aux titulaires de droits aussi bien qu’aux
16. Directive 2006/123/EC du 12 décembre 2006 du Parlement européen et du
Conseil sur les services dans le marché intérieur, OJ (L 376) 36.
La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue
331
utilisateurs et aussi les uns par rapport aux autres – et que les organisations qui poursuivent la gestion collective de droits sont soumises aux dispositions sur, parmi d’autres matières, la libre circulation
des services dans le Traité communautaire européen et la Directive
sur les services.
Il doit être alors présumé que les activités poursuivies par les
organisations de gestion conformément aux dispositions de la Loi sur
le droit d’auteur sur les licences collectives étendues et sur la collecte
des rémunérations sont respectivement couvertes par la notion de
« services » de la Directive sur les services et qu’elles tombent sous le
champ d’application de la Directive.
Il s’ensuit de l’article 16 de la Directive sur les services que les
États membres respecteront le droit des prestataires de services de
fournir des services dans un État membre autre que celui où ils sont
établis et que, par conséquent, ils ne doivent assujettir un prestataire de services établi dans un autre État membre à certaines
exigences. Par exemple, les États membres ne doivent pas – pour
permettre l’accès à ou l’exercice d’un service sur leurs territoires –
imposer des obligations qui sont directement ou indirectement au
regard de la nationalité (art. 16.1 (a) de la Directive 2006/123). Les
États membres ne doivent non plus imposer des obligations à l’effet
qu’un prestataire de services établi dans un autre État membre
doive obtenir l’autorisation des autorités compétentes pour pouvoir
fournir ses services dans un État membre (art. 16 2. (b)).
L’article 17 contient, cependant, une énumération d’un certain
nombre d’exceptions de l’article 16. D’après l’article 17.11, il s’ensuit,
entre autres, que l’article 16 ne s’appliquera pas au droit d’auteur et
à certains autres droits de propriété intellectuelle.
Pendant les négociations concernant la Directive sur les services, il y eut des discussions sur la façon dont l’exception de l’article
17.11 devrait être interprétée. La Suède, comme les autres pays nordiques, a considéré que l’exception s’appliquerait aux dispositions
reliées à la gestion collective de droits tandis que la Commission a
maintenu le point de vue à l’effet que l’exception s’appliquerait seulement aux droits eux-mêmes. Au cours de la mise en œuvre de la
Directive, la Commission a continué à donner les raisons inhérentes à sa position tandis qu’un certain nombre des États membres
(incluant la Suède) ont soutenu que les dispositions reliées à la gestion des droits sont couvertes par l’exception de l’article 17.11, parce
que l’on ne peut pas considérer les droits en soi comme des services.
332
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Un projet de loi du gouvernement sur la mise en œuvre de la Directive sur les services a été soumis au Parlement suédois le 26 mai
200917. Le Parlement a adopté le projet le 4 novembre 2009.
Cette Directive contient aussi, en plus de la disposition sur la
libre circulation des services, des dispositions générales sur des systèmes d’autorisation. L’article 9 prescrit, par exemple, que les États
membres peuvent assujettir l’accès à un service ou l’exercice de
celui-ci à un mécanisme d’autorisation seulement s’il exige d’ignorer
des intérêts touchant aux intérêts publics.
5.2 Le point de connexion pour racheter l’octroi d’une
licence collective étendue
Le chapitre 3 a, articles 42 a) à 42 f), de la Loi sur le droit
d’auteur en Suède (« SCA ») contient des dispositions complètes et
tout à fait complexes sur les licences collectives étendues, couvrant
à ce jour six différents domaines tout à fait spécifiques d’utilisation. Conformément à ces dispositions, des accords sur l’exploitation
d’œuvres peuvent être conclus avec une organisation qui représente
un nombre substantiel d’auteurs suédois dans le domaine concerné.
En concluant un tel accord, un utilisateur peut aussi acquérir le droit
d’exploiter des œuvres d’auteurs non représentés par l’organisation.
Sans le support de la législature, cela ne pourrait naturellement pas
être possible. L’intention, clairement énoncée, est de rendre plus
facile pour un utilisateur, tel un télédiffuseur majeur ou câblodistributeur, d’acquérir, au moyen d’un accord avec l’organisation représentative, tous les droits dont l’utilisateur a besoin dans le cadre de
ses activités, tout en permettant aux auteurs concernés de recevoir
une rémunération raisonnable. Pour l’utilisateur, c’est le répertoire
complet et illimité qui l’attire et, pour une bibliothèque publique,
c’est probablement mieux exprimé comme la collection complète des
œuvres alors couvertes par la licence. Tant les œuvres des Suédois
que celles de n’importe quel étranger sont ainsi comprises dans un
ECL.
Les intérêts d’auteurs non représentés par l’organisation sont
sauvegardés selon certaines règles de protection, par exemple des
dispositions touchant le droit à rémunération sur la même base
que ceux des membres qui sont contractuellement représentés par
l’organisation, et la possibilité d’interdire l’exploitation. S’il n’y avait
aucune possibilité pour des auteurs de sortir du système des licences
17. Voir Prop. 2008/09 :187.
La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue
333
collectives étendues, cela aurait eu peu de chance de respecter les
exigences de la Convention de Berne ou de la Convention de Paris18.
Pour l’instant, un seul ECL a un effet étendu dans le cas
d’ententes avec des organisations représentant un nombre substantiel d’auteurs suédois dans le domaine concerné. Des exigences
correspondantes existent aussi concernant la perception de la « redevance pour copie privée », désignée sous kassettavgift, articles 26 k) –
26 m) SCA, et la rémunération sur le droit de revente, à savoir le
droit de suite, article 26 j). Cette exigence se retrouve également
dans la disposition relative à la licence obligatoire de l’article 47 SCA
sur le droit à rémunération « des producteurs de phonogrammes et
des artistes interprètes » pour l’exécution en public et la communication au public de leurs enregistrements sonores et de leurs prestations, une sorte de licence obligatoire structurée selon le même
arrangement collectif que les licences collectives étendues à certains
égards. Cependant, l’accent mis sur les auteurs suédois (ainsi que les
artistes interprètes et les producteurs) pour enclencher l’effet de ces
dispositions est bien sûr discutable, pour ne pas dire plus, dans une
perspective non-discriminatoire de l’Union européenne. Cela a déjà
été matière à conflit en relation avec la mise en œuvre de la Directive
de la Commission européenne sur le droit d’auteur dans la société de
l’information19, où l’on a noté qu’il y avait là motif pour revoir si c’est
une délimitation appropriée pour des organisations de représenter
un nombre substantiel d’auteurs suédois20.
Le Danemark a modifié ses dispositions législatives équivalentes après la découverte par la Commission européenne qu’elles
étaient en violation avec l’interdiction de discrimination contenue
dans le Traité de la CE. Les autres pays nordiques ont par la suite
fait des modifications similaires. Les termes de référence de l’enquête édictent qu’il y a aussi motif en Suède à supprimer ladite limitation d’un nombre substantiel d’auteurs suédois et à examiner en
quoi d’autres critères seraient exigés pour que les systèmes fonctionnent de manière transparente, efficace et neutre concurrentiellement à partir de perspectives des « titulaires de droits » et des
« utilisateurs ».
18. RIIS (Thomas) et al., Extended Collective Licenses and the Nordic Experience- It’s
a Hybrid but is it a VOLVO or a Lemon ?, disponible à : <http://ssrn.com/abstract=1535230>, et dans (2012), 22:4 Journal of Law & Arts 10-12.
19. Voir la note 7, supra.
20. Voir Prop. 2004/05 :110, p. 144 et 247.
334
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Selon les termes de référence, l’enquête avait également pour
but d’examiner les exigences équivalentes dans les dispositions sur
la redevance pour copie privée, article 26 m) SCA, la rémunération
sur le droit de revente, article 26 p), et le droit à rémunération des
artistes interprètes et des producteurs d’enregistrements sonores,
article 47.
Ainsi, il est maintenant proposé que la disposition générale sur
la licence collective étendue à l’article 42 a) SCA soit modifiée afin
qu’une organisation qui est la plus représentative et la mieux placée
pour représenter les auteurs des œuvres dans le domaine exploité en
Suède soit autorisée à conclure des accords dans lesquels des licences
collectives ont un effet étendu. En adhérant à une organisation qui
représente les auteurs des œuvres dans le domaine exploité en
Suède, la législation répond aux demandes de normes de l’Union
européenne relativement à la non-discrimination en mettant de
l’avant l’élément de connexion comme des œuvres présentement utilisées en Suède, que les œuvres aient été créées par des ressortissants de la Suède ou par des étrangers.
5.3 Quelles organisations doivent être autorisées à
conclure des accords conformément aux règles
sur les licences collectives étendues ?
Étroitement liée, mais d’une nature fondamentalement différente, à laquelle des critères autres devraient s’appliquer au lieu de
l’exigence qu’une organisation représente un nombre substantiel
d’auteurs suédois, demeure la question de savoir si une ou plusieurs
organisations devraient être autorisées à conclure des accords dans
le même domaine du droit d’auteur. Dans les autres pays nordiques,
cette question a été résolue en instituant un système basé sur une
concession par une autorité publique à une organisation qui peut
ainsi conclure des accords accomplissant l’effet étendu aux auteurs
non-membres. Ceux-ci appliquent une politique permettant à une
seule organisation d’avoir la concession dans un domaine spécifique
de droit d’auteur21.
En Suède, les dispositions sur la licence collective étendue stipulent seulement que l’on doit avoir conclu un accord avec une organisation représentant un nombre substantiel d’auteurs suédois dans
21. Voir ROSÉN (Jan), Administrative Institutions in Copyright – notes on the Nordic
Countries – Institutions administratives du droit d’auteur / Copyright – Administrative Institutions, éd. GENDREAU (Ysolde) (Montréal 2001).
La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue
335
le domaine, article 42 a). Des formulations semblables apparaissent
dans les dispositions mentionnées ci-dessus sur la redevance pour la
copie privée, article 26 m), la rémunération sur le prix de revente,
article 26 p), et le droit de rémunération pour les artistes interprètes
et les producteurs d’enregistrements sonores en vertu de l’article 47,
troisième paragraphe. Eu égard à la question de la rémunération sur
le droit de revente, la Cour suprême de la Suède a décidé que cette
disposition signifie que plus d’une organisation peut être habilitée à
réclamer une rémunération, mais que certaines conditions doivent
s’appliquer en ce qui regarde la structure de l’organisation et sa stabilité22. En rapport avec la mise en œuvre de la Directive sur le droit
d’auteur dans la société de l’information, le Conseil suédois sur la
législation a noté que des problèmes pourraient surgir comme une
conséquence pour plusieurs organisations étant autorisées à revendiquer une redevance pour copie privée ou à signer des accords portant sur des licences collectives étendues23.
À la lumière de ceci, il devrait y avoir un examen prudent quant
à savoir si l’on devrait permettre à plusieurs organisations dans
le même domaine d’opérer dans le domaine de la licence collective
étendue, ou si seulement une organisation devrait être autorisée à
conclure des accords dans le domaine. Un examen semblable a été
requis relativement à la redevance pour copie privée, à la rémunération sur le droit de revente et au droit de rémunération pour les artistes interprètes et les producteurs d’enregistrements sonores.
Le commissaire spécial a proposé la chose suivante : le nouveau
libellé « d’une organisation qui est la plus représentative et qui représente le mieux les auteurs des œuvres dans le domaine » précise que,
en vertu de la disposition générale de la CSA sur les licences collectives, une seule organisation peut être autorisée dans un domaine
donné à conclure des accords dans lesquels des licences collectives
ont un effet étendu ou à percevoir la rémunération visée.
Cette déclaration a besoin d’une clarification : comme la proposition ne prévoit pas spécifiquement un système de concession –
peut-être exécuté par le gouvernement lui-même– comme c’est le cas
dans les autres pays nordiques, cela relève plutôt de quelque chose à
être traité par les parties contractantes dans le marché ou, en cas de
désaccord grave, par un tribunal civil.
22. Voir NJA 2000, p. 178, BUS c. DUR.
23. Voir Prop. 2004/05:110, p. 563.
336
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Les observations suivantes du commissaire spécial abordent la
question.
D’une part, tant que les organisations représentent des auteurs
dans des domaines différents ou des sous-domaines et qu’elles ne
rivalisent pas l’une avec l’autre, aucun problème ne surgirait normalement dans la détermination de l’entité compétente à conclure des
accords avec l’effet étendu de la licence collective. D’autre part, des
problèmes peuvent surgir dans la détermination de la compétence
des organisations lorsque celles-ci rivalisent l’une avec l’autre et
qu’elles représentent des auteurs dans les mêmes domaines ou sousdomaines. Comme mentionné précédemment, il pourrait être possible que les organisations se regroupent afin de constituer une
partie à l’accord, par exemple si elles sont seulement représentatives
dans un tel cas. Si, dans un domaine spécifique ou un sous-domaine,
plusieurs organisations existent là où elles peuvent être individuellement considérées comme suffisamment représentatives, il serait
suffisant, d’après le commissaire, si un accord avec une seule d’entre
elles était conclu, de donner à l’accord l’effet de la licence collective
étendue.
L’utilisateur ne peut pas être requis de conclure des accords
supplémentaires avec les autres organisations ou avec l’une d’entre
elles. Un tel accord ne fournirait pas à l’utilisateur des droits supplémentaires ou une rémunération additionnelle aux auteurs, mais il
compliquerait seulement l’image et le système de paiement. Ceci
serait en conflit avec le but sous-jacent du système d’entente sur la
licence collective étendue.
Il ne peut non plus avoir été dans l’intention du législateur
d’exiger d’un utilisateur qu’il conclue des accords avec chacune des
organisations là où chacune agit en toute représentativité. Selon les
observations de l’enquête du commissaire spécial, cela peut être relié
au fait que les réseaux de distribution selon les licences collectives
étendues, comme celles présentement utilisées par les organisations
de perception et de distribution de la rémunération, fonctionnent
bien et que la rémunération versée aux organisations d’ayants droit
sur la base des dispositions relatives à la licence collective étendue le
soit en fait et que ces réseaux atteignent les titulaires de droits,
incluant ceux non représentés par les organisations. Bref, rien n’a
émargé laissant supposer qu’il y ait des irrégularités concernant des
paiements.
La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue
337
En général, on considère la concurrence afin de promouvoir
l’efficacité administrative et la tarification. Au cours de l’enquête, on
a suggéré de concevoir la nouvelle loi de telle manière à encourager
la concurrence. En effet, les termes de référence mentionnent la
concurrence comme un facteur positif qui devrait être équilibré
contre d’autres avantages, dont la clarté et la transparence.
La concurrence entre deux organisations ou plus qui représentent des auteurs ou d’autres titulaires de droits peut surgir sous
deux considérations différentes. Les organisations peuvent rivaliser
l’une avec l’autre, d’une part, par rapport aux auteurs ou aux titulaires de droits dans le respect de la meilleure gestion des droits et,
d’autre part, par rapport aux utilisateurs relativement aux meilleurs accords touchant à l’utilisation. Dans l’avis du commissaire, la
libre concurrence, comme question de principe, devrait exister par
rapport aux membres. À titre d’auteur ou de titulaire de droits, il
pourrait choisir l’organisation en laquelle il a le plus confiance pour
gérer ses droits.
En pratique, sous le régime actuel, qui permet à coup sûr plus
d’une organisation dans chaque domaine du droit d’auteur, une telle
liberté de choix est présente seulement à une échelle très limitée ;
généralement parlant, il y a de facto une seule organisation dans
chaque domaine. Dans les presque cinquante années d’utilisation de
la SCL en Suède, nous n’avons jamais vu deux organisations rivales
intervenir activement dans le même domaine. L’intérêt dans l’établissement d’une « nouvelle » organisation, en plus de celle déjà en
place, a été jusqu’ici extrêmement bas. Une raison pour expliquer ce
fait pourrait être, par comparaison, le vaste degré d’expérience, les
contacts et l’administration nécessaires à la gestion des droits d’une
façon efficace. Ceci peut, cependant, changer au fil du temps. Les
nouvelles dispositions de la SCA devraient en tenir compte.
Au regard de la question de la concurrence au chapitre des utilisateurs, il n’y a pas de réponse claire. Autrement dit, il n’est pas
évident que les utilisateurs seraient libres de choisir de conclure
des accords avec l’organisation qui offre les meilleures conditions
quant à l’utilisation. Les organisations représentent leurs membres et, donc, elles ont seulement une portée limitée eu égard aux
accords qu’elles peuvent offrir aux utilisateurs. En principe, seul le
coût administratif lié à leur gestion est soumis à la variation et la
concurrence. Pour les utilisateurs, l’alternative à une licence collective étendue serait de négocier directement avec les auteurs ou
les titulaires de droits. Du point de vue des utilisateurs, il n’y a
338
Les Cahiers de propriété intellectuelle
aucune liberté de choix s’ils souhaitent utiliser une certaine œuvre
ou matière. En conséquence, le droit exclusif constitue en soi une
sorte de monopole auquel, cependant, sont rattachées certaines limitations nécessaires afin de satisfaire certains intérêts publics et privés.
Le fait que les organisations tiennent une certaine position
monopolistique a été accepté dans le droit communautaire européen
et la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») a longtemps
vu une concentration considérable du marché – en fait une position
dominante – de la part des titulaires de droits comme étant nécessaire afin d’obtenir des résultats raisonnables par rapport à la
négociation avec des grandes entreprises d’utilisateurs, comme les
radiodiffuseurs et les télédiffuseurs et d’autres entreprises dans le
marché de masse24.
Une organisation considérée tenir une position dominante sur
le marché ne doit cependant pas employer abusivement cette position en faisant des demandes déraisonnables. Un tel usage abusif
peut consister dans la demande d’un prix trop élevé qui ne reflète pas
une relation raisonnable à la valeur économique de la transaction.
Le mauvais usage peut aussi consister dans la demande d’un certain
modèle de rémunération25. La CJUE n’a trouvé aucun mauvais
usage dans l’affaire Kanal 5, car la demande d’un modèle de rémunération était en soi acceptable. Il pourrait, selon la CJUE, constituer
dans certaines circonstances un usage abusif, notamment si une
autre méthode de calcul de la rémunération aux auteurs existait,
lequel aurait permis d’identifier et de quantifier de plus près l’utilisation du matériel protégé par un droit d’auteur.
La CJUE a, dans un certain nombre de décisions, fait preuve
d’une considérable compréhension des problèmes des auteurs (et de
leurs successeurs en titre) d’un point de vue pratique et administratif lors de l’obtention d’une rémunération raisonnable dans les
marchés de masse26. L’opinion de la CJUE dans l’affaire Kanal 5
(par. 40) a déclaré que, même si des méthodes de calcul plus détaillées étaient souhaitables afin d’éviter l’usage abusif d’un point de
24. Voir RIIS (Thomas), « Kollektiv forvaltning og konkurrenceretlige spørgsmål »
(Collective management and competition law questions), (juin 2009), NIR, p. 621.
25. Voir, par exemple, jugement du 11 décembre 2008, Affaire C-52/07, Kanal 5
Ltd. c. Föreningen Svenska Tonsättares Internationella Musikbyrå (STIM) upa,
[2008] ECR I-9275, en particulier les paragraphes 28 – 40 et les références à des
décisions antérieures.
26. Voir l’affaire C-395/87, Ministère public c. Jean-Louis Tournier [1989] ECR 2521.
La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue
339
vue de la concurrence, un modèle de rémunération doit toujours
être basé sur des buts légitimes fondamentaux, de sauvegarde des
intérêts des auteurs, et que des systèmes plus précis et détaillés
d’attribution d’une licence et de perception ne doivent pas aboutir à
une augmentation disproportionnée des coûts d’administration des
accords et au contrôle de l’utilisation des œuvres protégées par un
droit d’auteur. Ceci parle évidemment en faveur d’une administration concentrée des droits dans les marchés de masse.
En termes pratiques, des problèmes apparaissent rarement
dans l’application de la législation suédoise existante. Dans la plupart des domaines d’ECL, il est plus ou moins évident que l’organisation est habilitée à conclure des accords avec l’effet de licence
collective étendue. Dans les domaines de la photographie et des images fixes, il y a cependant plusieurs organisations où chacune se
considère elle-même compétente à conclure des accords selon l’article 42 c) de la Loi sur le droit d’auteur.
De nouvelles organisations peuvent aussi naître et, lorsque la
restriction aux auteurs suédois est supprimée, des organisations
étrangères peuvent entrer dans le marché suédois de la licence collective étendue. Partant de la position qu’un utilisateur devra conclure, pour une exploitation spécifique, un seul accord pour chaque
période de temps, c’est-à-dire pendant une certaine durée de l’accord,
l’enquête du commissaire spécial ne pouvait pas voir de problèmes
dans le concept à l’effet que plusieurs organisations pouvaient à la
fois être compétentes à conclure des contrats de licence collective
étendue dans le même domaine.
Par ailleurs, on doit présumer qu’un système qui exige qu’une
seule organisation dans chaque zone (ou partie d’un domaine) soit
compétente à conclure des accords avec un effet de licence collective
étendue a quelques avantages, par exemple en ce qui concerne la
clarté. Ceci est particulièrement évident par rapport aux utilisateurs, mais aussi par rapport aux auteurs, aussi bien ceux représentés que ceux qui restent à l’extérieur, et par rapport aux organisations elles-mêmes.
La législation dans les autres pays nordiques ne contient,
comme cela a été dit, aucune disposition explicite reliée au nombre
d’organisations compétentes qui peuvent conclure un accord avec
l’effet de licence collective étendue. Le système de concession implique cependant, en pratique, qu’une seule organisation dans chaque
domaine détient une telle compétence ou que les organisations coo-
340
Les Cahiers de propriété intellectuelle
pèrent. Par conséquent, la proposition de l’enquête n’empêche pas
une organisation autre que celle qui a conclu l’entente avec l’effet
de licence collective étendue, avec une certaine période de temps, de
conclure un accord ultérieur dans ce domaine à la prochaine occasion
si cette autre organisation respecte les critères pour être la plus
représentative et qu’elle prend le mieux en compte les intérêts des
auteurs.
Le système maintenant proposé signifierait que les utilisateurs
ne peuvent négocier qu’avec une seule organisation dans chaque
domaine. Ils ne pourraient pas, par conséquent, choisir l’organisation qui, à leur avis, leur donne les meilleures conditions d’utilisation, c’est-à-dire le prix le plus bas. La Loi sur le droit d’auteur pour
la protection des droits des auteurs ne peut pas vraiment, en principe, prévoir un système qui constituerait une pression à la baisse
sur le revenu des auteurs.
En conclusion, le commissaire spécial a considéré que les avantages dépassent les inconvénients quant au régime résultant d’une
organisation unique dans chaque domaine qui est présumée compétente à conclure un accord avec l’effet de licence collective étendue.
Sur la base de ces considérations, et comme le commissaire spécial
n’a pas trouvé d’obstacles selon la législation de l’Union européenne
ou la jurisprudence de l’Union européenne, il a conclu qu’une seule
organisation dans chaque domaine ou dans une partie de domaine
devrait avoir la compétence de conclure des accords avec un effet de
licence collective étendue.
5.4 Numérisation des actifs des bibliothèques
Le commissaire spécial propose un élargissement de la disposition sur la licence collective étendue à l’article 42 d) de la SCA afin de
la rendre plus simple pour des bibliothèques et des services d’archives, pour numériser des œuvres dans leurs collections et pour les
rendre accessibles, par exemple, en les communiquant au moyen de
l’Internet. On propose donc que l’article 42 d) de la Loi sur le droit
d’auteur i) couvre toutes sortes de production de copies en toutes formes et ii) rende disponibles des œuvres au public qui ne peuvent
pas être reproduites de toute façon en vertu de certaines exceptions expresses dans la SCA. En conséquence, les bibliothèques
pourraient numériser et communiquer leurs dépôts d’actifs sur des
écrans, non seulement aux visiteurs dans leurs locaux, mais aussi les
rendre disponibles en ligne. Pour l’instant, les bibliothèques doivent
La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue
341
accomplir cela sur la base de contrats individuels œuvre par œuvre –
ce qui ne fonctionne simplement pas en pratique.
De plus, on propose qu’un amendement soit apporté afin d’améliorer des occasions pour des services d’archives et des bibliothèques
de rendre disponibles dans leurs propres locaux des œuvres contenues dans leurs collections, c’est-à-dire que s’ils possèdent déjà une
copie numérique légale, ils peuvent aussi l’afficher sur des écrans
dans leurs locaux, malgré le fait qu’une telle utilisation constituerait
une communication au public et qu’elle serait autrement défendue.
5.5 Œuvres et prestations d’artistes apparaissant
dans les programmes de radio et de télévision
Un problème pratique majeur d’aujourd’hui en radiodiffusion
suédoise, c’est le fait qu’aucune licence collective étendue ne couvre
les nouvelles utilisations d’une émission de télévision dans l’environnement de l’Internet, c’est-à-dire pour ce qui est souvent appelé
la « Web télé ». Un organisme de radiodiffusion doit donc négocier
individuellement tous les éléments de droit d’auteur compris dans
un programme de télévision si cet organisme voulait afficher le
programme dans son propre site Web, le communiquant ainsi au
public. Actuellement, aucune licence collective étendue ne couvre
cette situation de communication au public, non plus que ce qui est
disponible sur le Web, se limitant à la radiodiffusion.
On recommande maintenant une libération plus simple des
droits pour les organismes de radio et de télévision pour des programmes rendus disponibles à la demande des individus, par exemple au moyen de l’Internet, après le temps de transmission régulièrement prévu. La proposition élargit la disposition de licence collective étendue prévue à l’article 42 e) SCA concernant la radiodiffusion et la diffusion des émissions de télévision. Selon la proposition,
la disposition de licence collective étendue couvrirait toute la communication au public et non uniquement les émissions. De plus, on
recommande que ladite disposition couvre une telle reproduction
nécessaire en vue de rendre possible la communication.
On propose également que la même disposition englobe les
prestations des artistes interprètes de certaines œuvres littéraires
en vertu de l’article 45 SCA, aussi bien que certains enregistrements
sonores sous l’article 46 SCA.
342
Les Cahiers de propriété intellectuelle
5.6 Une licence collective étendue spécifique
Toutes les licences collectives étendues existantes sont valables
pour des buts très spécifiques et pour des œuvres de domaines bien
définis et des utilisations. La supposition sous-jacente de base est
que ces licences étendues devraient seulement être exécutées dans
des domaines où les principes de droit privé ordinaires de droit
d’auteur ne fonctionnent pas bien, c’est-à-dire si des contrats individuels ne peuvent pas être employés pour des libérations de droits
nécessaires. Avant la proposition, la législature décidait ce qui serait
couvert.
Maintenant, on recommande que la disposition générale sur
des licences collectives étendues soit complétée en ce qui concerne la
portée d’une licence étendue potentielle. Cela offre la possibilité de
conclure des accords en vertu desquels des licences collectives ont un
effet étendu dans des domaines autres que ceux indiqués dans le
SCA. Ceci serait connu comme des licences collectives étendues spéciales ou (si non adéquatement exprimé) comme une licence collective étendue générale. La proposition exigerait que les conditions
suivantes soient rencontrées :
i)
l’accord doit s’appliquer à un domaine limité et bien défini ;
ii) un accord en vertu duquel une licence collective a un effet étendu
doit être une condition préalable à l’exploitation ;
iii) l’accord doit être par écrit et contenir des informations dans le
sens où l’« intention des parties » est que la licence collective ait
étendu l’effet.
Plus loin, des dispositions protectrices spéciales seront présentées, selon lesquelles, parmi d’autres choses, l’auteur aura toujours
le droit de déposer une interdiction d’exploitation.
Cette nouveauté existe déjà dans la Loi sur le droit d’auteur du
Danemark. Évidemment, ceci est un mandat fort pour les acteurs
sur le marché et il exprime une croyance forte en leur capacité de respecter les prérequis exposés, de respecter la transparence et de
convenir de termes justes pour toutes les parties. On doit cependant
observer qu’au Danemark le système concessionnel prévoit le contrôle d’une autorité publique, tandis que la proposition suédoise est
construite en supposant que les parties contractantes sur le marché
puissent entrer dans un instrument de licence collective étendue
spéciale d’une façon acceptable.
La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue
343
6. CONCLUSION
La licence collective étendue s’est avérée un réel succès dans les
pays nordiques et elle a bien servi dans des domaines définis pendant plus de 50 ans.
En résumé des avantages de la construction du régime ECL des
pays nordiques, il faudrait tout d’abord et avant tout souligner qu’il a
une fonction significative dans les utilisations massives virtuelles
d’œuvres protégées et d’objets de droits connexes où des licences
individuelles se sont avérées un échec, c’est-à-dire lors d’occasions où
aucune libération de droits n’est possible ou pratiquement faisable.
La reproduction savante, la radiodiffusion et la retransmission,
aussi bien que des utilisations du Web, en sont de vrais exemples.
La formule ECL reconnaît ainsi qu’un certain « collectivisme » doit
être un élément dans l’accomplissement de la libération efficace de
droits, en réalisant en même temps qu’aucune organisation de gestion collective ne pourra jamais représenter tous les titulaires de
droits pertinents, ni même dans une catégorie étroitement structurée des œuvres protégées, encore moins sur une base internationale.
Des qualités évidentes se trouvent dans le régime, dont sa
grande efficacité atteinte, soit un guichet unique offrant à l’utilisateur un répertoire complet dans la catégorie donnée des œuvres,
basé sur des termes équitables négociés par les parties prenantes et,
bien sûr, la possibilité de sortie pour les titulaires de droits non intéressés, bien qu’étant aussi rémunérés sur un pied d’égalité avec les
ayants droit couverts par l’entente. En conséquence, un utilisateur
peut disposer de tout le matériel du genre couvert par l’entente et les
titulaires de droits non représentés sont assurés d’un traitement
égal, d’un droit à rémunération individuelle et, dans la plupart des
cas (les retransmissions constituant l’exception), d’un droit d’interdire l’utilisation, c’est-à-dire d’un droit de sortie.
Ainsi, il est important de souligner que les utilisateurs et des
représentants des organisations de gestion collective de droits concluent les accords appropriés sur la base de libres négociations et que
les termes de l’accord sont de par la loi applicables aux titulaires de
droits non représentés – un véritable effet d’extension de l’entente
étant alors effectué avec le support du législateur. De là, les utilisateurs sont protégés contre des réclamations postérieures de titulaires de droits non représentés.
344
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Quant aux œuvres orphelines, quelle que serait la définition de
ce phénomène, elles cessent simplement d’être une question en tombant dans le domaine d’application du régime ECL statutaire, réalisé par des parties contractantes compétentes. C’est parce qu’un
ECL touche toujours aux catégories d’œuvres, ou des objets de droits
connexes, et non pas au statut individuel d’une œuvre comme étant,
par exemple, d’un titulaire de droits reconnu (ou à peine reconnaissable). Le statut d’orphelin cesse alors d’être un « problème » particulier. De là, les pays nordiques ne voient aucun bénéfice dans
l’adoption des principes du projet actuel européen de Directive OW.
Dans ses versions ultérieures, le projet de Directive OW rend hommage au régime ECL des pays nordiques comme étant une alternative acceptée en vue de la mise en œuvre du projet, si cela était
réalisé27.
Aussi, les limites de la construction d’un ECL sont tout à fait
évidentes. En autant que la dissémination en ligne est concernée, il
faut accepter que les législateurs nationaux ne puissent pas offrir un
effet étendu aux utilisations à l’intérieur des frontières de juridictions étrangères. De là, le régime n’est pas un gage de réussite
comme véhicule d’un système simplifié d’attribution de licences pour
l’UE entière, encore moins comme un système de guichet unique
au sein de l’Union. Certainement, un principe de reconnaissance
mutuelle à l’échelle de l’Union européenne du statut d’une œuvre
ne peut pas être généré en vertu, par exemple, d’une licence suédoise
basée sur le régime statutaire de l’ECL dans le SCA.
27. Voir l’article 7 du projet de Directive OW ci-après :
Art. 7
« Octroi d’une licence collective étendue
1. Les États membres stipuleront qu’une convention collective entre une société
de gestion collective et une bibliothèque publiquement accessible, un établissement d’enseignement, un musée ou un service d’archives, une cinémathèque ou
une organisation de radiodiffusion, qui est impliqué dans la mise à disposition,
au sens de l’article 3 de la Directive 2001/29/EC, d’une catégorie donnée d’œuvres
peut être étendue aux titulaires de droits de la même catégorie qui ne sont pas
représentés par la société de gestion collective, sans tenir compte que de telles
œuvres soient des œuvres orphelines en vertu de l’article 2, à la condition que :
– le titulaire de droits non représenté ait, en tout temps, la possibilité d’exclure de
l’extension de l’entente collective ses œuvres et d’exercer ses droits individuellement ou collectivement, et
– l’entente s’applique uniquement aux œuvres publiées la première fois dans cet
État membre.
2. Cet article ne s’appliquera pas aux œuvres cinématographiques, incluant les
œuvres créées par un procédé analogue à la cinématographie.
3. Les États membres s’assureront que, lorsqu’une entente collective est étendue
conformément au paragraphe 1, la société de gestion collective maintient des rapports publiquement accessibles des titulaires de droits qui n’ont pas été identifiés
ou localisés. »
La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue
345
Il est cependant clair que l’UE peut risquer d’utiliser le modèle
de l’ECL dans d’autres situations que celles de la Directive Sat/Cab,
comme décrit précédemment, en essayant ensuite de mener à bonne
fin une solution paneuropéenne, au moins pour certains types d’utilisations et des sortes particulières d’œuvres28.
Par ailleurs, quant au côté négatif, vu d’une perspective holistique de l’Union européenne, le modèle d’ECL exige une structure
organisationnelle très bien développée, transparente et efficace dans
chaque juridiction concernée. Il est probablement fortement invraisemblable qu’une seule solution, comme celle des pays nordiques,
puisse être appliquée à tous les types d’œuvres, de domaines et de
territoires.
Mais il se pourrait peut-être que l’attribution d’une licence
transfrontalière d’utilisations massives d’œuvres protégées par un
droit d’auteur et d’objets de droits connexes ne puisse jamais être
entièrement harmonisée – au moins pas au point de ne pas laisser
l’octroi d’une licence de droit d’auteur être une préoccupation nationale. En conséquence, la territorialité très distincte du droit d’auteur, toujours pertinente aussi au sein de l’UE, est l’obstacle principal à la recherche de solutions universelles à l’octroi d’une licence en
ligne transfrontière ou à une libération des droits efficace pour des
utilisations de masse ou d’œuvres protégées, cela étant essentiellement le départ pour les acteurs sur le marché et les titulaires de
droits de faire face aux différences nationales.
28. Voir AXHAM (Johan) et al., « Cross-border extended collective licensing: a solution to online dissemination of Europe’s cultural heritage. Final report prepared
for Europeana Connect » (août 2011), IVIR, University of Amsterdam.
Vol. 24, no 2
Analyse quantitative et qualitative
du problème des œuvres orphelines :
un point de vue états-unien
Daniel Gervais et David R. Hansen*
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 349
1. DÉFINIR LE PROBLÈME POSÉ PAR LES ŒUVRES
ORPHELINES. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 351
1.1 L’approche du Copyright Office des États-Unis . . . . 351
1.2 L’approche de Google Books. . . . . . . . . . . . . . . 355
1.3 Licences collectives étendues (ou élargissement
de répertoire) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 356
1.4 L’approche de l’Union européenne . . . . . . . . . . . 358
2. LA TAILLE ET LA NATURE DU PROBLÈME
DES ŒUVRES ORPHELINES . . . . . . . . . . . . . . . . 359
2.1 Le nombre d’œuvres orphelines . . . . . . . . . . . . 360
2.2 La gravité du problème . . . . . . . . . . . . . . . . . 363
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 365
© Daniel Gervais et David R. Hansen, 2012.
* Daniel Gervais est FedEx Research Professor of Law à la Faculté de droit de
l’Université Vanderbilt et David R. Hansen est le Digital Library Fellow à la
Faculté de droit de l’Université Berkeley.
347
INTRODUCTION
Deux questions fondamentales se posent au regard des œuvres
orphelines. La première est de nature qualitative et plutôt théorique : quelle est exactement la nature du problème que pose l’absence de « parents » pour les utilisateurs d’une œuvre protégée par
droit d’auteur1 ? La seconde est de nature quantitative et d’ordre
pratique : quelle est la taille du problème et vaut-il la peine de s’y
intéresser ? Les réponses à ces deux questions sont essentielles pour
élaborer et comprendre les solutions avancées pour remédier à la
situation.
Bien que ces deux questions ne soient pas nouvelles, la réponse
à la première semble varier en fonction du type d’utilisateur (ou
d’utilisation). La réponse à la seconde reste difficile à estimer avec
précision. Dans ce bref article, nous tenterons non seulement d’apporter un début de réponse mais aussi et, surtout, d’identifier les
domaines où des recherches supplémentaires sont nécessaires.
Commençons donc par définir l’objet de notre étude. La description la plus couramment utilisée de la notion d’œuvre orpheline aux
États-Unis est celle adoptée par le Copyright Office dans son Avis
d’enquête publique relatif aux œuvres orphelines et dans le rapport
publié à la suite de cette enquête :
Œuvre orpheline [est] un terme utilisé pour décrire la situation
où le propriétaire d’une œuvre protégée par droit d’auteur ne
peut être identifié et localisé par une personne qui souhaite
obtenir l’autorisation du détenteur du droit d’auteur, dont elle
a besoin pour faire usage de l’œuvre.2
1. Un « parent » dans ce contexte est une personne en mesure d’octroyer une autorisation d’utilisation, ou son représentant.
2. Register Of Copyrights, Report on Orphan Works (Washington, 2006), p. 1. Disponible à l’adresse <http://www.copyright.gov/orphan/orphan-report-full.pdf> (ciaprès appelé le « Rapport du Register of Copyrights »). Tous les documents étatsuniens cités dans cet article ont été publiés en langue anglaise. Les traductions
(par les auteurs) sont non officielles.
349
350
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Cela dit, il y a une autre façon de définir le problème. L’impossibilité pour les titulaires de droits et les utilisateurs potentiels de
leurs œuvres de se mettre en rapport afin de négocier une autorisation d’utilisation a conduit certains experts à considérer les œuvres
orphelines dans le cadre d’un plus grand problème de défaillance du
marché. Ceci a eu pour effet d’élargir considérablement l’univers des
œuvres considérées comme orphelines, car les propositions visant à
remédier à ce problème traitent comme œuvres orphelines pratiquement toutes celles qui ne sont plus disponibles dans le commerce,
mais néanmoins encore protégées par droit d’auteur, que l’ayant
droit soit connu ou non.
D’autres experts ont suggéré des solutions telles que les licences collectives étendues (« ECL »), que nous préférons nommer élargissements de répertoire, bien connues dans les pays nordiques. Ces
ECL ont essentiellement pour objectif de permettre l’utilisation d’un
grand nombre d’œuvres sans devoir trouver le titulaire de droits
(afin de négocier une autorisation), mais sans pour cela entrer
dans le champ des exceptions proprement dites, car ces ECL sont
octroyées généralement en échange du paiement du tarif applicable
pour la catégorie d’œuvres et du type d’utilisation dont il s’agit. Ce
système semble particulièrement justifié pour les utilisations qui ne
sont pas permises par une exception au droit d’auteur, mais demeurent particulièrement sensibles aux coûts de transaction élevés, qui
correspondent souvent dans les faits pour ces utilisations à une
défaillance du marché.
S’agissant de la taille réelle du problème dont il s’agit, si on la
mesure à l’aune du nombre d’œuvres considérées comme orphelines,
ou de la valeur de ces œuvres lorsqu’elles étaient disponibles dans le
commerce, il est raisonnable de conclure que le problème est pour le
moins significatif. Les estimations les plus récentes restent encore
relativement vagues, mais varient d’au moins plusieurs centaines de
milliers à des dizaines de millions d’œuvres, même si on se limite
aux œuvres exploitées dans le commerce3. Il est encore plus difficile
d’évaluer les coûts sociaux et économiques de la sous-utilisation
(licite) des œuvres orphelines et des inconvénients posés aux utilisateurs de ces œuvres. En effet, malheureusement, les données disponibles sont presque entièrement basées sur des preuves anecdotiques. Cela dit, nous sommes d’avis – et les études disponibles le
3. Le nombre réel est presque infini puisque chaque courriel et chaque blogue est
potentiellement une œuvre protégée, étant donné l’absence de formalités.
Analyse quantitative et qualitative du problème des œuvres...
351
confirment – que le problème est important, même si les données sur
la taille exacte du problème restent incomplètes.
Ayant posé ce premier jalon, voyons maintenant les deux questions posées en introduction plus en détail.
1. DÉFINIR LE PROBLÈME POSÉ PAR LES ŒUVRES
ORPHELINES
On peut lier le problème des œuvres orphelines aux préoccupations, communes aux auteurs et aux utilisateurs, concernant la
manière la plus efficace de faciliter le rapport entre eux et une éventuelle négociation destinée à autoriser l’utilisation d’une œuvre protégée. C’est sur ce point que les analyses du problème des œuvres
orphelines divergent. Les définitions étroites de la notion d’œuvre
orpheline se concentrent strictement sur l’incapacité d’un utilisateur
potentiel d’identifier et de localiser le titulaire de l’œuvre protégée
dont l’autorisation doit être obtenue. Les définitions plus larges y
ajoutent les situations où l’utilisateur est en mesure de localiser le
titulaire, mais est incapable d’obtenir (dans des conditions raisonnables) l’autorisation d’utiliser l’œuvre en cause.
1.1 L’approche du Copyright Office des États-Unis
Lorsque le Copyright Office a sollicité, en janvier 2005, des commentaires sur les problèmes posés par les œuvres orphelines, il a
posé directement la question de savoir comment la notion d’« œuvre
orpheline » devait être définie4. L’avis d’enquête faisait allusion à
plusieurs pistes de définition possibles, y compris la définition du
type de recherche d’un titulaire de droits qui pourrait conduire à la
désignation d’une œuvre comme « orpheline ». L’avis mentionnait
aussi l’impact potentiel d’autres facteurs, en particulier le nombre
d’années depuis la mise en circulation de l’œuvre (donc son « âge ») et
l’existence ou non d’une mise en circulation publique (publication) de
l’œuvre. En d’autres termes, selon l’avis, il est important de déterminer entre autres si une œuvre inédite (non publiée) peut être considérée comme orpheline au même titre qu’une œuvre publiée qui n’est
plus disponible dans le commerce et dont le titulaire ne peut être
localisé5.
4. Orphan Works Notice of Inquiry, 70 Fed. Reg. 3739, 3741 (26 janvier 2005).
5. Ibid.
352
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Le Copyright Office a publié en 2006 un rapport donnant suite
à l’avis d’enquête et aux nombreux mémoires soumis en réponse
à celui-ci. Il y décrit d’abord les commentaires reçus en réponse à
l’enquête. Mais dans ce rapport, le Copyright Office prend parti et
explique qu’il « semble y avoir un consensus dans le dossier selon
lequel une ‘œuvre orpheline’ est une œuvre protégée pour laquelle un
titulaire ne peut pas être identifié ou localisé, malgré le fait que
l’œuvre soit ou ait été exploitée commercialement »6. Cela semble
donc exclure les œuvres inédites et celles dont le titulaire est connu
ou « trouvable », mais qui ne veut pas accorder une autorisation
même si l’œuvre n’est plus exploitée.
Le rapport ne laisse pas complètement de côté le contexte plus
large de défaillance du marché et de la place qu’y jouent les œuvres
orphelines. Il met l’accent sur les risques d’utilisation pour les utilisateurs potentiels :
Dans la situation où le titulaire ne peut pas être identifié et
localisé [...] l’utilisateur est confronté à une incertitude, car il
ne peut pas déterminer si et dans quelles conditions le titulaire
aurait permis l’utilisation de l’œuvre. Lorsque l’utilisation proposée va au-delà d’une exception au droit d’auteur (ou d’une
licence non volontaire, le cas échéant), l’utilisateur ne peut pas
réduire le risque de responsabilité pour une telle utilisation,
car il y a toujours une possibilité, même lointaine, qu’un titulaire de droits même introuvable puisse intenter une action en
contrefaçon.7
Il faut mettre cet énoncé en contexte. Les dommages préétablis
aux États-Unis pour une œuvre enregistrée au Copyright Office peuvent se chiffrer à 150 000 $ par œuvre contrefaite8. Le risque est donc
bien réel. En fait, le risque d’encourir une condamnation à payer
des dommages préétablis, qui sont automatiquement accordés aux
États-Unis dès lors que la contrefaçon porte sur une œuvre enregistrée au Copyright Office, est probablement le facteur qui pèse le
plus lourd en faveur d’une solution simple et convaincante aux problèmes posés par l’utilisation d’œuvres orphelines.
Le fait de concentrer ainsi le faisceau de l’analyse sur le risque
de responsabilité face à des titulaires de droits introuvables au
6. Rapport du Register of Copyrights, note 2, p. 348.
7. Ibid., p. 5.
8. Loi sur le droit d’auteur (É.U.), Titre 17 du Code des États-Unis d’Amérique,
art. 504(c)(2).
Analyse quantitative et qualitative du problème des œuvres...
353
moment de l’utilisation mais qui se manifestent ultérieurement en
a conduit plusieurs à vouloir résoudre le problème sous-jacent, à
savoir trouver une meilleure façon de localiser les titulaires de
droits9. On comprend donc la portée plus restreinte de la définition
proposée par le Copyright Office. En fait, l’accent mis par le Copyright Office sur l’identification et la localisation des titulaires est tel
qu’on peut le considérer dans les faits comme la caractéristique qui
définit le problème10. Partant, la nature introuvable d’un titulaire et
la façon de définir cette nature constituent les bornes du rapport et
de la solution qu’il préconise. Le rapport indique à ce propos que :
[b]ien que nous ayons renoncé à proposer une définition catégorique des « œuvres orphelines »... le terme dit ce que cela
implique, à savoir que le ‘parent’ de l’œuvre est inconnu ou
indisponible.11
Il est donc clair que le Copyright Office, comme nous venons de
le préciser, a choisi d’exclure du problème les œuvres dont les propriétaires peuvent être localisés, mais qui demeurent insensibles
aux demandes d’autorisation d’utiliser leurs œuvres même lorsque
celles-ci ne sont plus disponibles dans le commerce12.
L’approche du Copyright Office ne distingue pas formellement
les œuvres orphelines en fonction de facteurs tels que leur âge ou
leur statut (publiées ou non) mais ces critères demeurent certainement pertinents dans la détermination du niveau de difficulté à localiser le titulaire de droits (les œuvres plus anciennes et les œuvres
inédites sont censées poser plus de difficultés à ce chapitre)13. Le
rapport explique que les mémoires soumis en réponse à l’avis d’enquête ont en général refusé les « restrictions catégorielles » de la
notion d’œuvre orpheline (notamment par type d’œuvres) et qu’ils
ont souligné le fait que la condition sine qua non de l’existence d’une
telle œuvre était le fait que le propriétaire ne pouvait être localisé,
sans que cela ait nécessairement un lien avec l’âge de l’œuvre14.
Ainsi, il paraît juste de décrire ce rapport comme ratissant relativement large sur les catégories d’œuvres qu’il serait disposé à inclure
dans sa définition d’œuvres orphelines, mais en revanche limité en
ce qui a trait à la taille du problème. Il cherche à remédier seulement
9.
10.
11.
12.
13.
14.
Rapport du Register of Copyrights, note 2, p. 1.
Ibid., p. 93.
Ibid., p. 34.
Ibid., p. 34 et 97.
Ibid., p. 96.
Rapport du Register of Copyrights, note 2, p. 79-80, et 100-103.
354
Les Cahiers de propriété intellectuelle
au problème relativement grave, mais restreint, des titulaires non
identifiables ou non localisables.
Il est certes juste d’affirmer que les titulaires introuvables augmentent le risque que des utilisations non autorisées puissent
déclencher une action en contrefaçon coûteuse, et ce, même par un
demandeur qui n’a pas daigné se faire connaître et n’a pas confié le
mandat d’autoriser les utilisations de ses œuvres à une tierce partie
facile à identifier, comme une société de gestion collective par exemple. Mais on peut néanmoins regretter que le Copyright Office ait
laissé de côté le problème plus vaste de la défaillance du marché qui
survient lorsqu’une transaction avec un titulaire « trouvable » ne
peut avoir lieu, soit parce que le nombre d’utilisations est trop grand
(par exemple la numérisation de millions de livres), soit parce que
l’utilisation d’une œuvre en particulier a une valeur (pour l’utilisateur) trop faible pour justifier une négociation15.
La focalisation sur la réduction des risques posés aux utilisateurs réapparaît dans les recommandations de l’Office, qui visent
essentiellement à restreindre par voie législative la gamme de
recours que les titulaires introuvables peuvent obtenir d’un utilisateur qui peut démontrer qu’il a effectué une « recherche raisonnablement diligente » pour localiser le titulaire des droits16. L’approche du
Copyright Office, qui reflète l’une des approches les plus courantes
du problème des œuvres orphelines, a influencé le législateur. En
effet, entre 2006 et 2008, le Congrès des États-Unis a examiné une
série de projets de loi relatifs aux œuvres orphelines. Tous ces projets
sans exception suivaient l’approche recommandée par le Copyright
Office, soit l’imposition de limites aux recours disponibles contre un
utilisateur après que celui-ci ait effectué une « recherche raisonnablement diligente », mais évitant la question des défaillances plus
vastes du marché des autorisations17. Ces projets de lois contenaient
des variantes uniquement au niveau des détails, notamment dans la
définition de ce qui constitue un recherche diligente et dans les
limites aux recours, en particulier les dommages préétablis.
Il va de soi qu’un régime de ce type, s’il est perçu comme ayant
pour objectif de réduire l’incertitude des utilisateurs potentiels, doit
idéalement établir des normes claires, en particulier en ce qui con15. On retrouve ici les critiques traditionnelles du célèbre théorème de Ronald Coase.
16. Rapport du Register of Copyrights, note 2, p. 96.
17. Voir Orphan Works Act of 2006, H.R. 5439, 109th Cong. (2006) ; Orphan Works
Act of 2008, H.R. 5889, 110th Cong. (2008) et Shawn Bentley Orphan Works Act of
2008, S. 2913, 110th Cong. (2008).
Analyse quantitative et qualitative du problème des œuvres...
355
cerne la notion de recherche diligente, puisque celle-ci constitue la
pierre de touche essentielle pour pouvoir bénéficier du régime. Un
certain nombre d’articles dans les revues scientifiques et des propositions de « meilleures pratiques » dans ce domaine ont également
accepté l’idée que l’identification et la localisation du ou des titulaires(s) de droits sont au cœur du problème. Ces propositions tendent
donc à suggérer une discussion explicite de la notion ou du fonctionnement par une hypothèse implicite concernant ce que l’on entend
par la notion d’« œuvres orphelines »18.
En Europe, où les efforts pour répondre au problème des
œuvres orphelines sont assez avancés, le débat suit également cette
approche, bien que les questions plus larges liées aux défaillances du
marché et aux œuvres non disponibles dans le commerce y soient
également traitées, mais comme question connexe19.
1.2 L’approche de Google Books
Le projet de règlement négocié par les parties à ce litige bien
connu, mais finalement refusé par le juge Chin, était-il la meilleure
solution au problème des œuvres orphelines ? On peut en douter.
S’agissant en particulier des œuvres dont les propriétaires ne sont
pas à proprement parler introuvables mais dont il est néanmoins difficile d’utiliser les œuvres en raison de l’incapacité à négocier une
autorisation transactionnelle (au cas par cas), le débat concernant ce
litige a certainement contribué à rendre le problème beaucoup plus
visible. Le projet de règlement lui-même utilise du bout des lèvres le
terme « œuvre orpheline »20 ; il aborde la question plus large de
défaillance du marché. Marché qui peut être défini comme la disponibilité raisonnable d’autorisations d’utilisation d’œuvres qui ne
sont pas ou plus disponibles dans le commerce.
18. Voir HUANG (Olive), « U.S. Copyright Office Orphan Works Inquiry : Finding
Homes for the Orphans » (2006), 21 Berkeley Technology Law Journal 265 ;
LANG (Bernard), « Orphan Works and the Google Book Search Settlement: An
International Perspective » (2010-11), 55 New York Law School Law Review 111
et SAMUELSON (Pamela), « The Google Books Search Settlement as Copyright
Reform », 2011 Wisconsin Law Review 479.
19. Voir i2010 : Digital Libraries High Level Expert Group, Copyright Subgroup,
Final Report On Digital Preservation, Orphan Works, And Out-Of-Print Works
(2008), disponible à l’adresse <http://ec.europa.eu/information_society/activities/
digital_libraries/other_groups/hleg/meetings/index_en.htm>.
20. Voir The Authors Guild Inc. v. Google, Inc., projet de règlement du 23 novembre
2090, dossier no 05 CV 8136-DC, au par. 3.8, p. 45 ; et au par. 7.2(b)(v), p. 95.
356
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Un projet de règlement modifié par les parties en 2009 (mais
rejeté par le tribunal) est intéressant à cet égard. Il définit l’expression « disponible dans le commerce » comme signifiant « au sujet d’un
livre, que le titulaire de droits sur ce livre, ou un agent désigné par le
titulaire de droits, est, à l’époque en question, en mesure d’offrir le
livre (autres que les exemplaires provenant d’une bibliothèque participant au programme de numérisation) neuf, à des vendeurs partout
dans le monde, à travers un ou plusieurs canaux commerciaux
[...] »21. Les livres qui sont orphelins, selon cette définition, sont
ceux dont les titulaires de droits ne peuvent pas être localisés, qui
seraient inclus dans cette définition, mais aussi tous les livres qui
sont simplement difficiles à trouver ou à acheter. Le projet de règlement aurait donc permis d’accéder à deux types d’œuvres d’une
manière commune en octroyant à Google ce qui aurait constitué dans
les faits une « licence obligatoire »22 d’utilisation de ces œuvres de
plusieurs façons, commerciales et non commerciales23. En retour,
Google aurait payé (comme pour une licence non volontaire) une
partie des produits générés par ces utilisations24.
1.3 Licences collectives étendues (ou élargissement
de répertoire)
Le type de solution proposé par le projet de règlement dans
l’affaire Google Books a été comparé à des systèmes déjà en place
dans certains pays qui permettent des utilisations particulières
d’œuvres sans négociation entre les titulaires de droits individuels
et les utilisateurs potentiels25. Dans plusieurs pays nordiques, par
exemple, le régime de licences collectives étendues (ECL) permet à
certains utilisateurs de payer les coûts d’une licence d’utilisation à
une société de gestion collective, et ce, pour l’utilisation de certaines
catégories spécifiques d’œuvres (par exemple, les émissions de télévision archivées) ou pour des utilisations spécifiques (par exemple,
la photocopie aux fins d’enseignement ou de la radiodiffusion publi-
21. Ibid., au par. 1.31, p. 6.
22. Voir l’article de la professeure Pamela Samuelson cité à la note 18, p. 513. Voir
aussi le projet de règlement cité à la note 20, aux par. 2.1(a), p. 23, et 3.3(a)-(c), p.
33-34.
23. Projet de règlement, ibid., au par. 3.3, p. 33-34.
24. Ibid., par. 2.1(a), p. 24.
25. Voir SAMUELSON (Pamela), « Legislative Alternatives to the Google Book Settlement », (2011) 34:4 Columbia Journal of Law & the Arts 697-730.
Analyse quantitative et qualitative du problème des œuvres...
357
que)26. Les licences s’appliquent aux œuvres d’auteurs nationaux et
étrangers selon le principe du traitement national. Parce que ces systèmes sont conçus pour faciliter des utilisations où les coûts de transactions individuelles pour chaque utilisation sont élevés et, dans
certains cas, incompatibles avec la nature spontanée ou non planifiée de l’utilisation, les sociétés de gestion collective sont autorisées par la loi à accorder une licence pour le compte des titulaires de
droits d’auteur. Les licences sont accordées dans un but précis, et les
utilisateurs ont la certitude que leur utilisation ne présente aucun
risque de contrefaçon27. Un système un peu différent mais témoignant des mêmes préoccupations vient d’être voté en France pour les
livres indisponibles28.
À certains égards, les systèmes ECL sont plus larges que
l’approche proposée dans le litige Google Books, parce qu’ils visent
non seulement les œuvres orphelines ou non disponibles dans le
commerce, mais toutes les œuvres qui relèvent de la catégorie spécifique d’œuvres en cause. Les ECL sont plus étroites, en revanche,
lorsqu’on considère qu’elles ne s’appliquent qu’à certains types d’utilisation (généralement de nature non commerciale), tandis que l’accord Google Books aurait permis plusieurs utilisations commerciales
et non commerciales.
Les ECL et le projet de règlement Google Books s’attaquent au
même problème, soit celui de la défaillance du marché des autorisations. Par conséquent, les deux solutions sont destinées à des situations particulières où les coûts de transaction (négociation) sont
difficiles à justifier ou même constituent des obstacles insurmontables. À la différence du rapport du Copyright Office, ces deux approches sont par contre assez étroites dans le type d’œuvres considérées
comme problématiques (livres non disponibles dans Google Books,
utilisations très spécifiques dans les systèmes ECL), mais en revanche très libérales dans leur définition du problème, à savoir l’incapacité de plusieurs utilisateurs à négocier au cas par cas avec les titulaires de manière efficace.
26. Voir AHHAMM (Johan) et al., « Cross-Border Extended Collective Licensing:
A Solution To Online Dissemination Of Europe’s Cultural Heritage », (Amsterdam : Instituut Voor Informatierecht, 2008), p. 43. Disponible à l’adresse <www.
ivir.nl/publicaties/guibault/ECL_Europeana_final_report092011.pdf>.
27. Voir KOSKINEN-OLSSON (Tarja), « Collective Management in the Nordic
Countries », dans GERVAIS (Daniel), dir., Collective Management of Copyright
and Related Rights, 2e éd. (The Hague : Kluwer, 2010), p. 292-302.
28. Loi relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle, J.O.
no 0053 du 2.3.2012.
358
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Ces deux approches, à savoir celle qui met l’accent sur le problème de localisation du titulaire proposée par le Copyright Office
et l’approche plus large de défaillance du marché des autorisations
même pour les titulaires localisables, illustrent la manière dont les
solutions au problème des œuvres orphelines peuvent être à la fois
envisagées de façon très ouverte afin d’atteindre une variété de types
de contenu grâce à une solution commune, mais comment en même
temps les solutions peuvent être adaptées à des utilisations ou types
d’œuvres précises. Les deux approches ont leurs forces et leurs faiblesses et elles peuvent être combinées de plusieurs façons. C’est le
cas dans l’Union européenne.
1.4 L’approche de l’Union européenne
La Commission européenne a combiné certains éléments des
approches décrites ci-dessus pour traiter à la fois les œuvres orphelines et des éditions épuisées et autres œuvres non disponibles
dans le commerce. Dans son projet de directive relatif aux œuvres
orphelines, la nature orpheline d’une œuvre semble découler d’une
« recherche diligente » infructueuse, soit celle qui ne permet pas de
localiser le titulaire de l’œuvre en question29. Le projet de directive
permettrait des utilisations relativement larges d’œuvres considérées comme orphelines, mais seulement par certaines catégories
d’utilisateurs, à savoir les bibliothèques accessibles au public, les
établissements d’enseignement ou les musées et archives, et les institutions du patrimoine cinématographique et organismes de radiodiffusion publique30.
S’agissant des œuvres non disponibles dans le commerce, la
Commission européenne a présenté en septembre 2011 un « Mémorandum d’entente sur les principes clés relatifs à la numérisation et
mise à disposition d’œuvres non disponibles dans le commerce »31. Ce
mémorandum vise tout particulièrement à favoriser les licences
volontaires entre les titulaires de droits sur les livres dont les tirages
29. Memorandum of Understanding on Key Principles on the Digitisation and
Making Available of Out-of-Commerce Works (20 septembre 2011), disponible
à l’adresse <ec.europa.eu/internal_market/copyright/docs/copyright-infso/
20110920-mou_en.pdf>.
30. Ibid.
31. Memorandum of Understanding (MoU) on Key Principles on the Digitisation and
Making Available of Out-of-Commerce Works – Frequently Asked Questions,
MEMO/11/619 (20 septembre 2011), disponible à l’adresse <europa.eu/rapid/
pressReleasesAction.do?reference=MEMO/11/619&format=HTML&aged=0&
language=EN&guiLanguage=en>.
Analyse quantitative et qualitative du problème des œuvres...
359
sont épuisés, d’une part, et les bibliothèques et les archives qui souhaitent numériser ces œuvres, d’autre part32. La Commission y
décrit sa proposition comme « spécifique à ce secteur » et explique
que la solution préconisée est destinée à travailler « en conjonction »
avec une solution au problème des œuvres orphelines, soit en facilitant l’octroi de licences volontaires là où cela est possible 33.
Cette approche mixte montre que le problème peut être abordé
de façon nuancée. En clair, des solutions qui visent à traiter de grandes catégories d’œuvres et d’utilisations, comme dans le rapport du
Copyright Office, sont plus facilement réalisables dans des contextes
spécifiques. Des solutions spécifiques, soit pour des types particuliers d’œuvres ou pour des catégories d’utilisateurs plus sensibles aux inconvénients causés par une défaillance du marché, sont
aussi une option éminemment sensée et pratique. Autrement dit, on
peut adopter une définition qui vise toutes les catégories d’œuvres,
mais relativement peu d’œuvres dans ces catégories et préservant
l’entière obligation de trouver un accord avec chaque titulaire de
droit dès lors qu’un titulaire est techniquement « trouvable », mais
on peut aussi élargir la définition du problème aux cas où une transaction individuelle est irréaliste ou impossible, mais alors il faut
cibler précisément soit le type d’utilisateur visé, soit le type d’utilisation(s).
On peut mélanger ces approches (spécificité du contexte, du
type d’œuvres ou d’utilisateurs), mais pour ce faire il nous faudrait
des données plus détaillées sur le type et le nombre d’œuvres concernées, les avantages possibles et les coûts d’un accès accru pour les
utilisateurs et titulaires de droits. Un survol des recherches existantes sur ce point est présenté dans la seconde partie de cet article.
2. LA TAILLE ET LA NATURE DU PROBLÈME
DES ŒUVRES ORPHELINES
Au-delà du débat relatif à la notion de base d’œuvres orphelines, il y a un désaccord manifeste sur la taille exacte du problème.
On débat même de ce qu’on cherche à quantifier, car « taille » dans ce
contexte peut être analysé sous au moins deux volets distincts, mais
connexes, soit i) combien d’œuvres orphelines existent, et ii) quel est
l’impact de la défaillance du marché des autorisations (même si on le
32. Ibid.
33. Ibid.
360
Les Cahiers de propriété intellectuelle
limite aux œuvres dont le titulaire est introuvable) en termes économiques ou sociaux ?
Des études empiriques ont montré qu’il existe un « très grand
nombre » d’œuvres orphelines, mais les données détaillées sur le
nombre, la nature et, surtout, la valeur exacts de ces œuvres sont difficiles à rassembler. Dans de nombreux cas, cela est dû au fait que les
échantillons sont des sous-ensembles de grandes collections et la
généralisation des résultats de ces échantillons à une population
entière de collections est un défi. La valeur des œuvres est tout aussi
difficile à évaluer, comme pour toutes les œuvres.
Alors que la première des questions ci-dessus (nombre
d’œuvres orphelines) a fait l’objet de plusieurs études, la seconde (la
gravité du problème) a, quant à elle, été beaucoup moins étudiée de
façon systématique. Il est évident à nos yeux que les deux questions
sont dignes de recherches plus approfondies.
2.1 Le nombre d’œuvres orphelines
Les estimations sur le nombre d’œuvres orphelines varient
considérablement. Les meilleures estimations disponibles concernent le nombre d’œuvres orphelines (en particulier, les monographies publiées), car les données bibliographiques sont généralement
disponibles et complètes et les échantillons sont assez facilement
généralisables d’une collection donnée à une autre. Toutefois, parfois
même des données de ce type ne peuvent pas être appliquées à des
collections plus vastes, en particulier dès lors que l’on tente de les
extrapoler à d’autres catégories d’œuvres, même de genre connexe.
Pour les livres34, les meilleures estimations indiquent que jusqu’à 50 % des publications du XXe siècle peuvent être considérées
comme « orphelines » dans la mesure où les titulaires de droits sur
ces 50 % ne peuvent pas être localisés. Récemment, John Wilkin a
examiné le fonds documentaire du HathiTrust, une bibliothèque
numérique avec une collection de plus de cinq millions de monographies pour déterminer le nombre d’œuvres orphelines qu’elle renferme35. Cette collection est intéressante, car elle est représentative
34. Livres ou « monographies ». Voir CAIRNS (Michael), 580,388 Orphan Works –
Give or Take (9 septembre 2009), disponible à l’adresse <personanondata.blogspot.com/2009/09/580388-orphan-works-give-or-take.html>.
35. Voir WILKIN (John P.), « Bibliographic Indeterminacy and the Scale of Problems
and Opportunities of « Rights » in Digital Collection Building » », Ruminations
(février 2011), disponible à l’adresse <www.clir.org/pubs/ruminations/ 01wilkin/wilkin.html>.
Analyse quantitative et qualitative du problème des œuvres...
361
des monographies disponibles dans le commerce et en bibliothèque.
Avec un « échantillon » de bonne taille36, que Wilkin a été en mesure
de diviser en segments (par exemple, pays et année de publication) et
en se fondant sur les données d’un projet de l’Université Carnegie
Mellon qui s’est engagée à obtenir les droits relatifs aux publications
contemporaines, il a estimé que près de 50 % des volumes dans la collection HathiTrust sont susceptibles d’être orphelins. Il a ensuite
précisé que 12,6 % des orphelins provenaient des années 1923-1963,
13,6 % de 1964 à 1977, et 23,8 % de 1978 et après37. Wilkin ajoute,
toutefois, que ses estimations pour les années ultérieures ne sont
que des « suppositions éclairées » fondées sur une extrapolation des
analyses d’échantillons d’œuvres avec des dates de publication antérieure. Ainsi, le lecteur ne sera pas surpris de lire que sa première
conclusion est que « nous avons encore besoin de meilleures données »38.
Il n’en demeure pas moins que les résultats d’autres analyses
tendent à confirmer que le problème est bien réel. Une étude réalisée
par Michael Cairns utilise des données de publication afin de vérifier les estimations du nombre d’ouvrages publiés qui peuvent être
considérés comme orphelins39. Sur une population totale estimée
d’environ deux millions d’œuvres publiées aux États-Unis depuis
1920, il est en mesure de conclure que près de 600 000 (ou 25 %)
devraient être considérées comme de vraies « orphelines »40. Des estimations du nombre de livres orphelins dans certaines collections
européennes sont comparables, bien que ces estimations varient
considérablement en fonction de la date de publication et de la collection à partir de laquelle l’échantillon a été créé, ce qui au demeurant
n’est pas particulièrement surprenant41.
Au-delà des livres, les estimations sont difficiles à faire avec un
bon niveau de certitude. Pour les œuvres protégées en général, les
estimations de la British Library sont que plus de 40 % de l’ensemble
36. Ibid.
37. Ibid. Soit 800 000 œuvres états-uniennes orphelines et environ deux millions
d’œuvres étrangères.
38. Ibid.
39. Voir le texte de Cairns, note 33.
40. Ibid.
41. Voir le rapport établi en 2010 par Anna Vuopala pour la Commission européenne
intitulé « Assessment Of The Orphan Works Issue And Costs For Rights Clearance », disponible à l’adresse <ec.europa.eu/information_society/activities/digital_libraries/doc/reports_orphan/anna_report.pdf>.
362
Les Cahiers de propriété intellectuelle
des œuvres protégées doivent être considérées comme orphelines42.
Une autre enquête réalisée au Royaume-Uni par le Joint Information Systems Committee (JISC) indique que le nombre d’œuvres circulant dans les établissements culturels au Royaume-Uni pourrait
bien dépasser les 50 millions43. Bien que ces études constituent des
points de départ utiles pour évaluer la dimension du problème, les
deux estimations sont fondées sur des données ou des résultats
d’enquête invérifiables.
Des estimations similaires sont également disponibles pour les
types de contenu spécifiques telles les photographies ou œuvres
audiovisuelles, mais les exemples et les données ont tendance à être
localisés ou anecdotiques. Le rapport Gowers (un rapport de 2006
sur le droit de la propriété intellectuelle au Royaume-Uni) note, par
exemple, que les experts en droits d’auteur pour les musées estiment que près de 90 % des œuvres muséales n’ont pas d’auteur
connu. Pour les enregistrements sonores, des chercheurs de la British Library ont été incapables d’identifier les titulaires de droits sur
plus de 50 % des enregistrements dans un échantillon de plus de 200
titres44.
Ces recherches indiquent toutes qu’il y a un grand nombre
d’œuvres d’orphelines. Mais pour vraiment comprendre l’impact réel
du problème des œuvres orphelines, il est important d’avoir une
connaissance précise, ou du moins de base, du nombre d’œuvres qui
sont en cause. Les efforts de quantification du nombre des œuvres
orphelines constituent un point de départ utile, mais à ce jour insuffisant pour permettre de proposer des solutions plus particularisées
sur le plan juridique. Des efforts doivent impérativement être faits
pour produire des données plus claires et plus généralisables afin
d’évaluer le statut d’œuvres à travers une gamme de types de contenu (par exemple livres, périodiques, enregistrements sonores).
Heureusement, une partie des données bibliographiques déjà
mises à profit pour produire les estimations discutées ci-dessus peuvent donner des informations plus précises sur la quantité et la
42. Voir British Library, « Orphan Works And Mass Digitizatio », disponible à
l’adresse <pressandpolicy.bl.uk/imagelibrary/downloadMedia.ashx?MediaDetailsID=635>.
43. JISC, In From The Cold: An Assessment Of The Scope Of ‘’Orphan Works’‘ And Its
Impact On Delivery To The Public (2009), p. 18. Disponible à l’adresse <www.jisc.
ac.uk/media/documents/publications/infromthecoldv1.pdf>.
44. Gowers Review of Intellectual Property (Londres : HM Treasury, 2006), p. 69.
Disponible à l’adresse <www.official-documents.gov.uk/document/other/
0118404830/0118404830.pdf>.
Analyse quantitative et qualitative du problème des œuvres...
363
nature spécifique des œuvres en question. Dans le contexte d’une
approche plus centrée sur les types de contenu ou d’utilisations
(comme dans le projet de règlement du litige Google Books ou dans
les régimes ECL scandinaves), ces données pourraient s’avérer précieuses dans l’élaboration de solutions juridiques particularisées
pour des catégories spécifiques d’œuvres ou d’utilisations. Même
dans une approche plus générale, comme celle préconisée dans le
rapport du Copyright Office, ces données pourraient être utilisées
pour, par exemple, évaluer plus précisément les coûts potentiels
d’une « recherche raisonnablement diligente » en utilisant comme
hypothèse la numérisation de collections entières.
2.2 La gravité du problème
La gravité du problème n’est pas bien quantifiée. Est-elle quantifiable ? De nombreuses études décrivent la problématique des procédures d’obtention des autorisations d’utilisation d’œuvres qui doit
être résolue dans le cas des œuvres orphelines. Ces études démontrent que de tenter d’utiliser légalement des œuvres orphelines est
souvent extrêmement difficile et coûteux. L’étude du JISC, par
exemple, contient une évaluation de ces coûts. Le JISC a interrogé
plusieurs institutions culturelles (principalement des bibliothèques
et des archives situées au Royaume-Uni) sur leurs expériences avec
les œuvres orphelines. L’enquête (plus de 500 répondants avec des
collections allant de moins de 1 000 articles à plus de 1 million)45 a
révélé que, d’une part, les responsables de ces institutions ne savent
pas quel est le pourcentage de la collection qui peut être constitué
d’œuvres orphelines, mais, d’autre part, la plupart des répondants
ont convenu que l’incapacité de retracer les titulaires de droits a
fréquemment ou occasionnellement affecté leurs projets de façon
négative46. Sur la base des réponses qui tentent de quantifier le
pourcentage d’œuvres orphelines dans leur collection, le rapport a pu
estimer que, parmi les 500 répondants, plus de 13 millions d’œuvres
pouvaient être considérées comme orphelines47. Malheureusement,
la plupart des répondants ont été incapables de quantifier avec précision la quantité de temps passé à chercher des titulaires de droits
pour les œuvres orphelines mais, comme le note le rapport, même
avec une estimation conservatrice de quatre heures de recherche par
45. Rapport du JISC, note 42, annexe A, p. 30-31.
46. Ibid. ; voir aussi Impact Assessment on the Cross-Border Online Access to Orphan
Works, Commission Staff Working Paper, 11–12 COM (2011) 289 final (24 mai
2011), disponible à l’adresse <ec.europa.eu/internal_market/copyright/docs/
orphan-works/impact-assessment_en.pdf>.
47. Ibid., p. 18.
364
Les Cahiers de propriété intellectuelle
œuvre, les recherches entraîneraient énormément de dépenses et de
temps (multipliant quatre heures par 13 millions d’orphelins).
D’autres études ont explicitement analysé le temps consacré à
l’analyse des droits pour les œuvres orphelines et tenté de chiffrer le
temps passé ou gaspillé à ce faire (temps passé si le résultat est satisfaisant ; temps gaspillé si aucun résultat satisfaisant n’est obtenu).
La bibliothèque de l’Université Cornell, par exemple, a présenté
un mémoire en réponse à l’Avis d’enquête du Copyright Office. L’université y explique que le temps passé par son personnel spécialisé à
la recherche des titulaires de droits relatifs à 343 monographies
identifiées comme protégées par droit d’auteur mais non disponibles
dans le commerce lui avait coûté plus de 50 000 $. Malgré ces efforts
coûteux, elle a finalement été incapable d’identifier les titulaires de
plus de la moitié (58 %) des œuvres en question48.
Ces études et d’autres de même nature sont très utiles pour
comprendre et pour évaluer la gravité du problème, dans la mesure
où elles illustrent de manière concrète les types de situations où
l’analyse des droits et les difficultés d’identification du titulaire
de droits peut être coûteuse et contraindre un utilisateur à ne pas
pouvoir utiliser une œuvre légalement, ce qui, tous en conviendront,
n’est dans l’intérêt de personne.
Aucune étude n’a abordé d’un point de vue quantitatif, toutefois, comment ce problème d’accessibilité réduite cause un tort à la
communauté ou au public en général. De même, aucune étude existante n’a tenté de quantifier la valeur de ces œuvres, que ce soit dans
leur état actuel ou en format numérique. Les premières évaluations
de l’impact économique des efforts de numérisation à grande échelle
(à savoir, Google Books) ont conclu que ces efforts ne causent aucun
préjudice aux titulaires de droits et peuvent même aider les éditeurs49. Cela dit, il nous faut approfondir dans ce domaine, car les
modèles économiques sur Internet sont en mutation et ils ne répondent pas toujours aux lois économiques applicables aux entreprises
et aux modèles de distribution traditionnelles. On comprend aussi
assez mal le préjudice causé par la mise à disposition d’un exem-
48. Mémoire de la bibliothèque de l’Université Cornell en réponse à l’Avis d’enquête
(note 3), Commentaire OW0569, disponible à l’adresse <www.copyright.gov/
orphan/comments/OW0569-Thomas.pdf>.
49. Voir TRAVIS (Hannibal), « Estimating the Economic Impact of Mass Digitization
Projects on Copyright Holders: Evidence from the Google Book Search Litigation », (2011) 57 Journal of the Copyright Society of the U.S.A. 907.
Analyse quantitative et qualitative du problème des œuvres...
365
plaire d’œuvre non disponible dans le commerce, sauf s’il s’agit d’une
rupture de stock ou d’une autre interruption temporaire.
Dans cette ligne de pensée, il nous faut quantifier non seulement les coûts, mais aussi les bénéfices d’un accès plus large aux
œuvres orphelines et, en particulier, ce que cela pourrait signifier en
termes de coûts et avantages économiques pour les utilisateurs. Bien
sûr, l’évaluation des matériaux culturels seulement en termes de
variables purement économiques est contraire à la finalité pour
laquelle les bibliothèques et les archives recueillent et conservent
ces œuvres. Par conséquent, il faut prendre en compte sérieusement
la valeur qualitative et sociétale de ces œuvres. Bien que la quantification plus précise du nombre des œuvres orphelines soit une première étape importante, il faut comprendre la valeur ajoutée de
l’accès à ces œuvres. À nos yeux, cela est en fait, et de loin, plus
important pour éclairer les décisions juridiques et politiques qui
doivent être prises dans ce domaine.
CONCLUSION
Le problème des œuvres orphelines est généralement considéré
comme découlant de la situation dans laquelle se trouve l’utilisateur
potentiel d’une œuvre protégée par droit d’auteur dont le titulaire ne
peut être localisé. Cette focalisation sur l’identification du titulaire
de droits a mû une grande partie de la discussion du problème jusqu’à présent, bien qu’une conception plus large de défaillance du
marché ait incité des solutions alternatives à prendre forme, notamment dans la mouvance du litige qui a opposé Google Books à des
associations d’auteurs et d’éditeurs devant un tribunal fédéral à
New York. On peut aussi considérer les licences étendues (ou élargissement de répertoire) comme une esquisse de solution au problème. Ces solutions ont eu tendance à mettre l’accent sur des types
spécifiques d’œuvres ou sur des utilisations spécifiques d’œuvres.
Mais en y regardant de près, la différence entre les approches est largement une question de degré, car si l’incapacité à localiser un titulaire de droits peut constituer un obstacle absolu à une opération de
marché, l’utilisation d’œuvres non disponibles dans le commerce ou
l’obtention d’utilisations spécifiques (notamment celles auxquelles
s’appliquent les régimes ECL) sont souvent associées à des coûts de
transaction trop élevés. Entre ces coûts trop élevés qui rendent toute
transaction invraisemblable et une impossibilité complète, le fossé
n’est pas immense.
366
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Il serait utile d’étudier plus avant comment certains aspects
des solutions proposées jusqu’ici pourraient être combinés pour élaborer des solutions plus nuancées. Il est important de comprendre la
dimension du problème en cause et les recherches détaillées sur ce
point sont rares. Plus de travail doit être fait pour obtenir des données sur le statut d’œuvre orpheline et, notamment, pour générer
des échantillons représentatifs qui peuvent être extrapolés à de
grandes collections. De même, l’étude de la valeur de ces œuvres
et des coûts associés aux problèmes d’obtention d’autorisation qu’ils
causent est nécessaire afin de pouvoir mettre en œuvre efficacement
et rapidement des changements juridiques ciblés.
Vol. 24, no 2
Statu quo du régime des œuvres
orphelines dans le monde arabe
Souheir Nadde-Phlix*
1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 369
2. Dispositions normatives et pratiques traitant
des œuvres orphelines dans certains pays arabes . . . . . . 372
3. Solutions possibles d’un système d’exploitation
des œuvres orphelines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 376
4. Recommandations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 378
5. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 379
© Souheir Nadde-Phlix, 2012.
* Chercheure, Institut Max-Planck pour la Propriété intellectuelle et le Droit de la
concurrence, Munich, Allemagne.
367
1. INTRODUCTION
La notion d’œuvres orphelines ne date pas d’aujourd’hui.
Depuis des siècles, cette notion a été accordée à un poème arabe « AlYatima » ou « l’Orpheline » (connu aussi sous le nom de « Al-Quassida
Al-Yatima » ou « le poème orphelin ») dont l’auteur est inconnu1. Il a
fallu attendre le XXIe siècle pour que ce poème, qui est depuis des
siècles dans le domaine public, donne son nom non seulement à toute
œuvre dont l’auteur est inconnu, mais aussi à celles dont l’auteur ne
peut pas être localisé2.
1. Concernant « Al-Yatima », on raconte que dans la période de l’Arabie préislamique
(connue en arabe sous le nom de jahiliya (« ignorance » ou « paganisme »), la fille
d’un prince de Nejd (ou Najd) qui s’appelait « Daad » était une poète éloquente et
une charmante princesse qui a décidé de n’épouser qu’un homme plus éloquent
qu’elle. Un poète de Tihama, parmi beaucoup d’autres de diverses régions d’Arabie,
a alors composé un poème (considéré jusqu’à nos jours l’un des plus beaux poèmes
dans la littérature arabe en raison de son éloquence et de sa splendeur dans la description de la femme) dans lequel il décrivait la beauté de la princesse et il se rendit
à Nejd pour demander sa main en mariage. Sur sa route vers Nejd, il rencontra un
homme de l’Iraq et lui raconta son histoire. Ce dernier tua le poète de l’Orpheline
après avoir appris le poème par cœur (à cette époque les Arabes étaient capables de
mémoriser un poème après l’avoir entendu une seule fois) et il se rendit chez la
princesse pour demander sa main en mariage. Celle-ci l’écouta après lui avoir
demandé ses origines et elle ne tarda pas à découvrir qu’il n’était pas l’auteur du
poème, car l’auteur original avait mentionné dans son poème qu’il était de Tihama.
À la suite de cela, le voleur de l’Orpheline a été condamné à mort après avoir
reconnu son crime.
2. Il n’existe pas encore une définition commune des « œuvres orphelines ». L’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) les définit comme étant
« des œuvres dont le titulaire des droits ne peut pas être déterminé ou localisé » :
voir <http://www.wipo.int/copyright/fr/registration/registration_and_deposit_system_03_10.html>. La loi canadienne parle d’une œuvre publiée, d’une fixation
d’une prestation, d’un enregistrement sonore publié ou d’une fixation d’un signal
de communication dont le titulaire du droit d’auteur est introuvable : voir l’article
77 de la loi canadienne sur le droit d’auteur (pour plus d’information sur la question, voir aussi le site de la Commission du droit d’auteur du Canada disponible à
l’adresse suivante : <http://www.cb-cda.gc.ca/unlocatable-introuvables/brochure2f.html>). En France, la Commission spécialisée du Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique relative aux œuvres orphelines a adopté la définition
suivante : « l’œuvre est orpheline lorsqu’un ou plusieurs titulaires de droit d’auteur
ou de droits voisins sur une œuvre protégée et divulguée ne peuvent être identifiés ou retrouvés malgré des recherches avérées et sérieuses » (le rapport et l’avis
369
370
Les Cahiers de propriété intellectuelle
De nos jours, les œuvres orphelines constituent une pierre
d’achoppement pour beaucoup de projets de numérisation et de mise
en ligne à grande échelle visant à permettre le plus large accès possible à la richesse et à la diversité du patrimoine culturel3. Le problème réside dans le fait que ces œuvres sont présumées être encore
protégées par le droit d’auteur4 et donc leur utilisation est sujette à
une autorisation préalable du titulaire des droits qui est dans ce cas
inconnu ou introuvable. En d’autres termes, tout usage ou exploitation d’une œuvre orpheline sans l’accord du titulaire des droits comporte le risque juridique de poursuite en contrefaçon si ce dernier se
manifeste.
La question qui se pose est celle de savoir comment autoriser la
numérisation de ces œuvres d’une manière adéquate et équitable,
sans affaiblir la législation sur le droit d’auteur et tout en préservant
les droits exclusifs des titulaires des droits5. Les solutions adoptées
jusqu’à présent sont loin d’offrir un cadre juridique global qui tient
compte de tous les problèmes posés et qui s’applique sur les différentes catégories d’objet protégé.
Les pays qui ont abordé le sujet de l’utilisation des œuvres
orphelines n’ont pas tous réglé le problème de la même façon.
adopté de la Commission sont disponibles à l’adresse suivante : http://www.cspla.
culture.gouv.fr/travauxcommissions.html>). Quant à l’Union européenne, l’article
2 de la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur certaines
utilisations autorisées des œuvres orphelines considère une œuvre comme étant
orpheline « si le titulaire des droits sur cette œuvre n’a pas été identifié ou, bien
qu’ayant été identifié, n’a pu être localisé à l’issue de la réalisation et de l’enregistrement d’une recherche diligente des titulaires de droits conformément à
l’article 3 » : voir le projet de directive susmentionné disponible à l’adresse suivante : <http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=COM:2011:
0289:FIN:FR:PDF>).
3. Bibliothèque numérique européenne : les experts se penchent sur le droit d’auteur,
Communiqué de presse IP/07/508, 18/04/2007 : <http://europa.eu/rapid/pressReleasesAction.do?reference=IP/07/508&format=HTML&aged=1&language=FR&
guiLanguage=fr>. La Commission lance une stratégie sur cinq ans pour dynamiser
l’économie numérique, Communiqué de presse IP/05/643, 01/06/2005 : <http://
europa.eu/rapid/pressReleasesAction.do?reference=IP/05/643&format=HTML&
aged=1&language=FR&guiLanguage=fr>. Voir aussi le projet de bibliothèque de
Google : <http://books.google.fr/intl/fr/googlebooks/history.html>.
4. Pour les fins de cet article, nous utilisons le terme « droit d’auteur » pour désigner le
droit d’auteur et les droits voisins et le terme « auteur » pour désigner la personne à
l’origine du droit considéré, cette personne pouvant être, par exemple, un interprète.
5. Pour plus d’information sur ce sujet, voir LANG (Bernard), « L’exploitation des
œuvres orphelines dans les secteurs de l’écrit et de l’image fixe », (INRIA, AFUL),
17 mars 2008 disponible à l’adresse suivante : <http://bat8.inria.fr/~lang/orphan/
œuvres-orphelines-BLang.pdf>.
Régime des œuvres orphelines dans le monde arabe
371
Le Canada, qui débat la question depuis les années 70, a été le
premier pays à légiférer sur les œuvres orphelines en mettant en
place un système de licences non exclusives délivrées par la Commission du droit d’auteur du Canada à condition que la personne demandant la licence démontre qu’elle a fait son possible pour trouver le
titulaire du droit d’auteur, mais sans y parvenir6.
Le Japon a fait de même en accordant au Commissaire de
l’Agence des Affaires culturelles l’autorité de délivrer une licence
obligatoire pour l’exploitation d’une œuvre qui a déjà été rendue
accessible au public à condition que le titulaire du droit d’auteur
demeure inconnu ou introuvable malgré l’exercice d’une diligence
raisonnable et après le versement d’une indemnité au nom du titulaire des droits7.
En Inde, la Commission du droit d’auteur a limité la délivrance
d’une licence obligatoire aux cas de la publication ou de la traduction
d’une œuvre indienne non publiée si l’auteur est décédé ou inconnu
ou s’il ne peut être retrouvé, ou si le titulaire du droit d’auteur dans
cette œuvre ne peut être atteint8.
Certains pays nordiques comme la Suède, la Finlande et le
Danemark ont opté pour un système de licences collectives élargies
suivant lequel les sociétés de gestion collectives accordent les licences nécessaires à l’utilisation d’une œuvre d’une manière déterminée, lorsqu’un accord a été conclu pour cette utilisation avec la
société de gestion du domaine concerné. Par extension de cet accord
collectif, l’utilisation d’œuvres, de même nature que celles sur lesquelles porte l’accord, est autorisée en dépit du fait que les auteurs
de ces œuvres ne sont pas représentés par la société de gestion.
Par conséquent, ces sociétés peuvent accorder une licence pour l’utilisation des œuvres orphelines9.
6. Voir le site de la Commission du droit d’auteur du Canada disponible à l’adresse
suivante : <http://www.cb-cda.gc.ca/unlocatable-introuvables/brochure2-f.html>.
7. Art. 67 de la loi japonaise sur le droit d’auteur no 48 de 1970 et ses amendements
disponible à l’adresse suivante : <http://www.wipo.int/wipolex/en/details.jsp?id=
2650>.
8. Art. 31A de la loi indienne sur le droit d’auteur no 14 de 1957 et ses amendements
disponible à l’adresse suivante : <http://www.wipo.int/wipolex/en/text.jsp?file_id=
128100>.
9. Art. 26i de la loi suédoise sur le droit d’auteur (no 729 de 1960), art. 26 de la loi finlandaise sur le droit d’auteur (no 404 de 1961) et art. 50 de la loi du Danemark sur
le droit d’auteur (no 1404 de 2008), toutes disponibles à l’adresse suivante : <http://
www.wipo.int/wipolex/en/>.
372
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Quant à la loi suisse, celle-ci prévoit que les droits nécessaires à
l’exploitation de phonogrammes ou de vidéogrammes orphelins ne
peuvent être exercés que par une société de gestion agréée et dans la
mesure où certaines conditions sont remplies10.
D’autres, tels que l’Union européenne et les États-Unis, sont
sur la voie de l’adoption d’une législation dans le domaine des
œuvres orphelines. Ainsi, le Parlement européen a proposé une
Directive sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines
ayant pour objectif principal la création d’un cadre juridique garantissant un accès transfrontière licite en ligne aux œuvres orphelines
figurant dans les bibliothèques ou archives en ligne administrées
par diverses institutions, dès lors que ces œuvres sont utilisées dans
l’exercice de la mission d’intérêt public de ces institutions11. Quant
à la proposition de loi américaine, celle-ci repose sur la preuve de
recherches faites de bonne foi, limitant ainsi les recours disponibles
en cas d’utilisation d’une œuvre orpheline si la « recherche de bonne
foi et raisonnablement minutieuse » du détenteur du droit d’auteur
s’est avérée infructueuse12.
Malgré les démarches prises dans certains pays pour régler la
question d’œuvres orphelines, beaucoup de travail reste à faire afin
de cerner le problème et de trouver des solutions appropriées et équitables à tous les cas qui se présentent. Ainsi, la question continue
d’être débattue aux niveaux national et international, en espérant
qu’un jour elle trouvera son chemin vers les pays arabes qui, jusqu’à
présent, sont étrangers à la question.
Cet article vise à clarifier la situation des pays arabes vis-à-vis
les œuvres orphelines et à préparer le terrain pour un débat dans ces
pays sur la question.
2. DISPOSITIONS NORMATIVES ET PRATIQUES
TRAITANT DES ŒUVRES ORPHELINES DANS
CERTAINS PAYS ARABES
Les références sur les œuvres orphelines dans les pays arabes
sont rares ou même inexistantes. Le document « orphelin » sur le
10. Art. 22b de la loi fédérale suisse sur le droit d’auteur et les droits voisins (1992) ;
disponible à l’adresse suivante : <http://www.admin.ch/ch/f/rs/231_1/a22b.
html>.
11. Voir la proposition de directive sur certaines utilisations autorisées des œuvres
orphelines, note 2, supra.
12. <http://www.copyright.gov/orphan/>.
Régime des œuvres orphelines dans le monde arabe
373
sujet demeure les réponses de certains pays arabes au questionnaire
de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI)
relatif aux « systèmes d’enregistrement et de dépôt volontaires dans
le cadre du droit d’auteur »13 (ci-après « le questionnaire de l’OMPI »)
qui requiert, entre autres, des informations sur la façon dont les
États membres traitent la question des œuvres orphelines. En particulier, trois questions ont été posées concernant i) les dispositions
législatives ou réglementaires traitant expressément des « œuvres
orphelines »14, ii) l’existence, au niveau de l’industrie nationale, de
pratiques visant à déterminer ou à localiser le titulaire du droit
d’auteur sur des œuvres orphelines15 et iii) le rôle de l’organisme
chargé de l’enregistrement ou du dépôt du droit d’auteur dans la
législation ou la pratique relative aux œuvres orphelines 16.
Parmi les pays qui ont répondu à ces questions figurent l’Algérie, l’Arabie Saoudite, le Bahreïn, Oman, la Syrie et la Tunisie. Selon
le résumé des réponses au questionnaire de l’OMPI17, la majorité des
pays n’ont pas de législation traitant expressément des œuvres
orphelines. Tel est le cas du Bahreïn, d’Oman, de la Syrie et de la
Tunisie. Quant à l’Algérie et à l’Arabie saoudite ceux-ci ont, selon le
document susmentionné, des dispositions normatives concernant les
œuvres orphelines.
Cependant, une lecture des lois sur le droit d’auteur et les
droits voisins de l’Algérie et de l’Arabie saoudite montre que ces deux
13. « Questionnaire de l’OMPI aux fins de l’enquête sur les systèmes d’enregistrement et de dépôt du droit d’auteur » disponible à l’adresse suivante : <http://
www.wipo.int/copyright/fr/registration/registration_and_deposit_system_03_
10.html> (ci-après « le questionnaire de l’OMPI »).
14. Question 21 du questionnaire de l’OMPI : « Votre pays dispose-t-il de dispositions
législatives ou réglementaires traitant expressément des « œuvres orphelines »,
c’est-à-dire des œuvres en ce qui concerne lesquelles le titulaire des droits ne peut
pas être déterminé ou localisé (par exemple s’agissant d’une licence obligatoire ou
d’une limitation de responsabilité) ? Veuillez brièvement indiquer les principaux
éléments de ces dispositions ».
15. Question 22 du questionnaire de l’OMPI : « Indépendamment de la question de
savoir si votre pays dispose d’une législation en la matière, existe-t-il au niveau
de l’industrie dans votre pays des pratiques visant à déterminer ou localiser le
titulaire du droit d’auteur sur des « œuvres orphelines » ? ».
16. Question 23 du questionnaire de l’OMPI : « L’organisme chargé de l’enregistrement ou de l’inscription joue-t-il un rôle particulier dans le cadre des dispositions
législatives ou réglementaires ou de la pratique relatives aux « œuvres orphelines » ? ».
17. Le résumé des réponses au questionnaire de l’OMPI est disponible à l’adresse
suivante : <http://www.wipo.int/copyright/fr/registration/pdf/registration_summary_responses.pdf>.
374
Les Cahiers de propriété intellectuelle
pays ne jouissent pas d’un système qui régit l’utilisation des œuvres
orphelines.
La question posée par l’OMPI mentionne aussi les licences obligatoires comme, par exemple, des dispositions traitant des œuvres
orphelines, ce qui a été erronément interprété par certains pays.
La réponse de l’Algérie se rapporte plutôt aux limitations du
droit de traduction et de production18 qui permet aux pays membres
de la Convention de Berne pour la Protection des Œuvres Littéraires
et Artistiques (ci-après la Convention de Berne)19 et de son Annexe
concernant les pays en développement de substituer le droit exclusif
de reproduction et de traduction par un régime de licences non exclusives et incessibles, accordées par l’autorité compétente sous conditions bien précises20.
Cette réponse n’est d’ailleurs que la reproduction de l’article 33
de la loi algérienne relative aux droits d’auteur et aux droits voisins
qui stipule que :
Toute œuvre littéraire ou artistique, produite sous forme imprimée, radiophonique, audiovisuelle ou toute autre forme, destinée à l’enseignement scolaire ou universitaire, peut donner
lieu à :
– une licence obligatoire de traduction non exclusive aux fins
de publication en Algérie, sous forme d’édition graphique ou
par radiodiffusion sonore ou audiovisuelle si elle n’a pas été
traduite en langue nationale et mise en circulation ou communiquée au public en Algérie un an après la première
publication ;
– une licence obligatoire de reproduction non exclusive aux fins
de publication, si elle n’a pas été publiée en Algérie à un prix
équivalent à celui pratiqué par les éditions nationales, trois
18. Art. 33 de l’Ordonnance algérienne no 03-05 du 19 Joumada El Oula 1424 correspondant au 19 juillet 2003 relative aux droits d’auteur et aux droits voisins.
19. Convention de Berne pour la Protection des Œuvres Littéraires et Artistiques du
9 septembre 1886, complétée à Paris le 4 mai 1896, révisée à Berlin le 13 novembre 1908, complétée à Berne le 20 mars 1914 et révisée à Rome le 2 juin 1928, à
Bruxelles le 26 juin 1948, à Stockholm le 14 juillet 1967 et à Paris le 24 juillet
1971 et modifiée le 28 septembre 1979. Disponible à l’adresse suivante : <http://
www.wipo.int/treaties/fr/ip/berne/trtdocs_wo001.html#P113_19806>.
20. Voir les articles II à IV de l’Annexe de Berne concernant les pays en développement.
Régime des œuvres orphelines dans le monde arabe
375
ans après sa première publication s’il s’agit d’une œuvre
scientifique, sept ans après sa première publication, s’il s’agit
d’une œuvre de fiction, et cinq ans après sa première publication pour toute autre œuvre.
La licence visée aux alinéas ci-dessus est délivrée par l’Office
national des droits d’auteur et des droits voisins, en conformité
avec les conventions internationales dûment ratifiées.
Quant à la réponse de l’Arabie saoudite qui confirmait par
un simple « oui » le contenu de la question 21 du questionnaire de
l’OMPI, celle-ci se rapportait apparemment à l’existence de licence
obligatoire en matière de droit d’auteur en général, et non pas à la
protection des œuvres orphelines21.
De son côté, la Syrie a confondu, dans sa réponse, les œuvres
orphelines avec les œuvres anonymes ou pseudonymes en précisant
qu’il n’existe pas de loi spécifique sur les œuvres orphelines, mais
que la loi sur le droit d’auteur fait référence à ses œuvres de façon
générale en indiquant la période de protection à partir du moment
où l’identité de l’auteur de l’œuvre anonyme ou pseudonyme est
révélée22.
D’autre part, le questionnaire de l’OMPI montre qu’il n’existe
dans les six pays arabes susmentionnés aucune pratique au niveau
de l’industrie visant à déterminer ou à localiser le titulaire du
droit d’auteur sur des œuvres orphelines. Il est aussi mentionné qu’à
l’exception de l’Algérie et de la Syrie, l’organisme chargé de l’enregistrement ou du dépôt du droit d’auteur n’a aucun rôle particulier dans
la législation ou la pratique relative aux œuvres orphelines.
Les lois régissant le droit d’auteur dans d’autres pays arabes
tels que l’Égypte, le Liban, le Maroc, la Jordanie, le Kuwait, le Qatar
21. Art. 16 de la loi saoudienne sur le droit d’auteur no M/41 de 2003 et l’article 30 du
règlement de mise en œuvre issue par la décision du ministre de la Culture et de
l’Information no1688/1 du 29 mai 2004 (10/04/1425H) et modifié par la décision no
1640 du 22 juin 2005 (15/05/1426H).
22. Art. 23 de la loi syrienne sur le droit d’auteur no 12/2001 qui stipule que :
« L’œuvre anonyme ou pseudonyme publiée est protégée pour une durée de 50 ans
à compter de la fin de l’année de la première publication légale de l’œuvre. Si le
nom de l’auteur est divulgué ou si le pseudonyme utilisé ne laisse aucun doute sur
l’identité de l’auteur avant l’expiration de la période de 50 ans susmentionnée, les
dispositions de l’article 22 de la présente loi s’appliquent. ». La traduction de
l’arabe est effectuée par l’auteur de cet article.
376
Les Cahiers de propriété intellectuelle
et les Émirats Arabes Unis sont démunies de toute mention ou disposition concernant l’utilisation des œuvres orphelines23.
Il est important de noter dans ce contexte que, jusqu’à la date
de la rédaction de cet article, aucune initiative n’a été prise afin
d’instaurer un système d’exploitation des œuvres orphelines dans les
pays arabes à titre national ou régional, le sujet n’étant même pas
discuté dans les forums arabes sur la propriété intellectuelle24.
Malgré l’absence de dispositions législative, réglementaire ou
pratique traitant de manière directe ou indirecte de l’exploitation ou
de l’utilisation des œuvres orphelines dans les pays arabes, ces derniers ne tarderont pas à se mettre sur de bons rails pour rattraper
leur retard sur les développements au niveau international de ce
patrimoine culturel.
3. SOLUTIONS POSSIBLES D’UN SYSTÈME
D’EXPLOITATION DES ŒUVRES ORPHELINES
Instaurer un système général et durable permettant l’utilisation des œuvres orphelines nécessite une infrastructure juridique
homogène capable de couvrir le sujet de tous ses angles afin de
préserver les droits des titulaires du droit d’auteur et des droits
voisins et d’éviter tout comportement abusif des utilisateurs de leurs
œuvres.
Le résultat de plusieurs années de réflexion et de travail sur la
question des œuvres orphelines n’est pas encore final. La question
préoccupe encore plusieurs pays qui ne sont toujours pas convaincus
par les solutions proposées. L’expérience occidentale en la matière
propose une gamme de solutions qui varient entre le recours à un
régime d’exception, l’adoption d’un système de gestion collective obligatoire, la délivrance par un organisme de l’État de licences obligatoires ou non exclusives, la limitation des recours ou l’adoption d’un
système de licences collectives élargies25. D’autres solutions ont été
aussi proposées, notamment l’amélioration du domaine public à tra23. Pour plus d’information sur les lois sur le droit d’auteur et les droits voisins dans
ces pays, voir l’Observatoire mondial de lutte contre la piraterie préparée par
l’UNESCO disponible à l’adresse suivante : <http://portal.unesco.org/culture/fr/
ev.php-URL_ID=39067&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html>.
24. Information communiquée par Maha Bakhiet Zaki, ministre plénipotentiaire et
Chef de l’Unité de la Propriété Intellectuelle au sein de la Ligue arabe (Cabinet
du Secrétaire général).
25. Voir supra, notes 8 à 12.
Régime des œuvres orphelines dans le monde arabe
377
vers une législation qui fera tomber dans le domaine public les
œuvres orphelines qui, en principe, ne font plus l’objet d’une exploitation commerciale26.
Les pays arabes ne s’étant pas encore penchés sur la question
peuvent bénéficier du travail déjà fait pour explorer les solutions
proposées et leur applicabilité dans chacun d’eux. Ils seront appelés
dans un premier temps à identifier la solution adéquate pour leur
système juridique et les pratiques existantes.
L’existence dans ces pays d’un système opérationnel de gestion
collective facilitera toute démarche ultérieure vers l’adoption d’un
système d’exploitation des œuvres orphelines basé sur la gestion collective obligatoire ou les licences collectives élargies. Les pays jouissant d’un tel système sont l’Algérie, le Liban, l’Égypte, la Jordanie, le
Maroc et la Tunisie.
D’autres pays arabes tels que l’Arabie saoudite, le Bahreïn, le
Kuwait, Oman, le Qatar et la Syrie n’ont pas encore réglementé le
domaine de la gestion collective du droit d’auteur et des droits voisins. L’absence de sociétés dans ce domaine limite le choix de ces
pays qui ne pourront plus opter pour une solution qui inclut les sociétés de gestion collective comme facteur essentiel dans l’administration des œuvres orphelines. Quel que soit le choix de ces pays par
rapport à l’exploitation des œuvres orphelines, la réglementation et
la mise en place d’un système efficace de gestion collective sont de
nos jours une condition préalable à la protection des auteurs et de
leurs ayants droit, ainsi que des titulaires des droits voisins.
Par ailleurs, les pays qui ont déjà un système bien établi de
licences obligatoires dans le domaine du droit d’auteur (telles les
licences de traduction ou de reproduction d’une œuvre en application
des articles II à IV de l’Annexe de la Convention de Berne concernant
les pays en développement)27 peuvent y inclure les œuvres orphelines pourvu que les conditions d’un système de licences obligatoires
ou non exclusives de ces œuvres soient remplies. Les pays arabes
qui appliquent un système de licences obligatoires sont l’Algérie28, la
26. Actualités du Droit de l’information, no 63, novembre 2005. D’après ce projet de
loi, connu sous le nom de « Public Domain Enhancement » (loi pour l’amélioration
du domaine public), pour pouvoir conserver leurs droits, les titulaires de droits
devraient payer un dollar chaque année et pour chaque œuvre 50 ans après sa
première publication aux États-Unis. Si cette taxe n’est pas payée pendant
trois ans, l’œuvre tomberait irrémédiablement dans le domaine public.
27. Voir supra, note 20.
28. Art. 33 à 40 de la loi algérienne sur le droit d’auteur et les droits voisins.
378
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Jordanie29, l’Égypte30, le Qatar31, l’Arabie saoudite32 et les Émirats
Arabes Unis33, 34.
Ceci dit, et en attendant qu’une législation adéquate soit adoptée au niveau national ou régional, les pays arabes peuvent chacun
appliquer sur les œuvres orphelines la règle des biens abandonnés
selon sa législation concernée en vigueur.
4. RECOMMANDATIONS
Quel que soit le moyen qui sera adopté pour permettre l’utilisation des œuvres orphelines, celui-ci doit prendre en considération les
résultats de recherches et les principes développés par les auteurs
et les groupes d’experts aux niveaux européen et international35,
incluant les principes suivants :
• l’implication de toutes les parties concernées lors de l’élaboration
de la loi ou du règlement régissant l’utilisation des œuvres orphelines ;
• la notion d’œuvres orphelines doit être clairement définie ;
• les critères d’une recherche approfondie doivent être clairs et
précis ;
29. Art. 11 de la loi jordanienne sur le droit d’auteur.
30. Art. 170 de la loi égyptienne sur la protection des droits de la propriété intellectuelle.
31. Art. 27 de la loi du Qatar sur le droit d’auteur et les droits voisins.
32. Voir supra, note 21.
33. Art. 21 de la loi des Émirats Arabes Unis sur le droit d’auteur et les droits voisins.
34. Les lois arabes susmentionnées sont toutes disponibles à l’adresse suivante :
<http://portal.unesco.org/culture/en/ev.php-URL_ID=39067&URL_DO=DO_
TOPIC&URL_SECTION=201.html>.
35. Voir le Rapport de la Commission sur les œuvres orphelines du Conseil Supérieur
de la Propriété Littéraire et Artistique du 19 mars 2008, disponible à l’adresse
suivante : <http://www.cspla.culture.gouv.fr/CONTENU/rapoeuvor08.pdf>. Voir
aussi LANG (Bernard), « L’exploitation des œuvres orphelines dans les secteurs
de l’écrit et de l’image fixe », disponible à l’adresse suivante : <bat8.inria.fr/~
Lang/orphan/œuvres-orphelines-BLang.pdf> et KLIMPEL (Paul), « Les œuvres
orphelines : quelques réflexions au sujet des œuvres orphelines et de leurs familles d’accueil », 64e Congrès de la Fédération internationale des archives du film,
Paris, 04.2008 ; en ligne : <http://www.cnc-aff.fr/internet_cnc/Internet/Aremplir/
Docs/Klimpel_fr.pdf>.
Régime des œuvres orphelines dans le monde arabe
379
• la création d’une base de données des œuvres identifiées comme
orphelines qui sera mise à la disposition du public pour consultation et pour collecte de toute information importante concernant
ces œuvres ;
• toute utilisation d’une œuvre orpheline doit être accompagnée
d’un paiement d’une somme raisonnable qui doit être versée à un
organisme privé ou public afin de dédommager le détenteur du
droit d’auteur au moment de l’utilisation et pour éviter tout conflit
à ce sujet après son apparition. Ceci est aussi en faveur de l’utilisateur qui tiendra compte du prix de l’utilisation et décidera au
bon moment s’il veut utiliser l’œuvre ou pas ;
• dans le cas où le titulaire du droit d’auteur n’apparaît pas après
une « période raisonnable », l’argent payé à l’organisme susmentionné pourra être utilisé à des fins de préservation et de sauvegarde du patrimoine culturel. Une « période raisonnable » peut
être celle appliquée pour la prescription du droit à la rémunération.
5. CONCLUSION
Autoriser l’exploitation des œuvres orphelines pose certainement un problème à beaucoup de titulaires du droit d’auteur car
il s’agirait pour eux d’un empiètement injustifié sur leurs droits
exclusifs. Mais comme dit Victor Hugo « Le principe est double, ne
l’oublions pas. Le livre, comme livre, appartient à l’auteur, mais
comme pensée, il appartient – le mot n’est pas trop vaste – au genre
humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l’un des deux droits,
le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié,
ce serait, certes, le droit de l’écrivain, car l’intérêt public est notre
préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant
nous »36.
En attendant que la question de l’utilisation des œuvres orphelines trouve son chemin vers les pays arabes, une numérisation du
patrimoine culturel arabe et une identification des œuvres orphelines qui en ressortent nous paraissent une tâche essentielle afin que
les nouvelles générations puissent en bénéficier et pour donner un
sens à une législation sur les œuvres orphelines.
36. HUGO (Victor), Discours d’ouverture du Congrès littéraire international de
1878, (1878).
380
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Dans le monde du « printemps arabe », le vent du changement
affectera-t-il aussi les auteurs et leurs droits ? La réponse apparaîtra
peut-être dans les prochains épisodes. Le film n’est pas terminé.
À suivre ...
Vol. 24, no 2
« Un cycle passera, puis on ne
prononcera plus votre beau nom* » :
Louvigny de Montigny et le droit
d’auteur au Canada
Marie-Pier Luneau**
Louvigny de Montigny fait partie de ces personnages « tenus
pour acquis » dans l’histoire culturelle. Il n’appartient pas, à strictement parler, au groupe des « oubliés » qu’on extirpe manu militari de
l’ombre ; en revanche, les connaissances sur son parcours restent
limitées, restreintes à certains épisodes de sa trajectoire.
Son nom revient certes fréquemment dans l’historiographie,
que ce soit à titre de membre fondateur de l’école littéraire de Montréal, ou de premier éditeur (sous forme de livre) du célèbre Maria
Chapdelaine de Louis Hémon. Les notices biographiques mentionnent également son rôle de représentant au Canada des diverses
sociétés françaises chargées de surveiller les droits de leurs membres, en particulier auprès de l’auguste Société des Gens de Lettres
de Paris (SGDL) et pourtant son action concrète en ce domaine est
peu documentée. Depuis le célèbre procès Mary contre Hubert en
1906 jusqu’à celui mené contre le Père Jacques Cousineau et la revue
© Marie-Pier Luneau, 2012.
* Citation de Claude-Henri Grignon s’adressant à Louvigny de Montigny, voir Valdombre, « Médecin, guéris-toi toi-même. (Lettre à Louvigny de Montigny) », (Mars
1938) 4 Les Pamphlets de Valdombre 151-172.
** Marie-Pier Luneau est professeure agrégée au Département des lettres et communications de l’Université de Sherbrooke. Codirectrice du Groupe de recherches
et d’études sur le livre au Québec (GRÉLQ), elle s’intéresse à la figure de l’auteur,
aux stratégies d’écrivains et à l’édition populaire. Elle codirige avec Josée Vincent
le grand projet collectif de Dictionnaire historique des métiers du livre au Québec, à
paraître aux P.U.M. en 2013.
381
382
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Aujourd’hui dans les années cinquante, la rumeur veut que l’infatigable batailleur ait intenté plus de 400 procès contre les contrefacteurs et les « ait tous gagnés ». Force est d’admettre que les
chercheurs se sont contentés jusqu’à maintenant de reconnaître ce
rôle, sans en démonter les rouages.
Devant la multitude d’initiatives lancées par Montigny dans le
domaine du livre au XXe siècle, on ne peut que s’étonner, avec Shelley S. Beal, qu’aucune monographie ne lui ait été consacrée : « The
main collection of Louvigny de Montigny’s papers is held at Library
and Archives Canada, still awaiting the biographer of this somewhat
overlooked cultural activist and man of letters »1. L’ouvrage intitulé
Louvigny de Montigny à la défense des auteurs2, dont je tire ici une
synthèse, vise à combler en partie cette lacune. Adoptant résolument
le point de vue de Darnton qui affirme que l’histoire du livre a intérêt
à réintroduire le « facteur humain »3 dans sa méthode en se penchant
sur des trajectoires individuelles, cet essai tente de jeter un éclairage
aussi bien sur un personnage méconnu que sur une époque charnière
de l’évolution du statut de l’auteur au Québec. Car si Montigny
s’engage dans la lutte contre la piraterie en vue d’une juste rémunération des auteurs, il épouse une cause beaucoup plus large. De fait,
il souhaite imposer, à travers la reconnaissance matérielle, la fonction symbolique de l’écrivain dans la société. C’est bien ce qu’il clame
sur toutes les tribunes : faute de rémunération, nous n’aurons que
des écrivains amateurs, et sans écrivains professionnels, point de
littérature. Après avoir rappelé quelques jalons biographiques, je
résumerai ici les principaux acquis permis par son action, dans
l’histoire du droit d’auteur au Québec, pendant la première moitié du
XXe siècle. Au passage, seront explicités la nature de ses contrats
avec les divers producteurs culturels, de même que les grincements
de dents qui les accompagnent à l’occasion.
Un chevalier des lettres : repères biographiques
Le moins qu’on puisse dire, c’est que Louvigny est le digne fils
d’une lignée composée de Don Quichotte qui n’ont pas froid aux yeux
et qui ont marqué l’histoire du Québec avec leurs prises de positions
péremptoires. Un exemple suffira à illustrer l’extraction : son grand1. Shelley S. BEAL, « « La fin du pillage des auteurs ». Louvigny de Montigny’s International Press Campaign for Author’s Right in Canada », (2011) 43 :1 Cahiers de la
Société bibliographique du Canada 49.
2. Voir Marie-Pier Luneau, Louvigny de Montigny à la défense des auteurs, (Montréal : Leméac, 2011), 220 p.
3. Robert DARNTON, Gens de lettres, gens du livre, (Paris : Seuil, 1992), p. 8.
Louvigny de Montigny et le droit d’auteur au Canada
383
père, Casimir-Amable Testard de Montigny, a été fait prisonnier par
les Patriotes pour avoir tenté de convaincre ses concitoyens de
Saint-Jérôme de ne pas participer à la Rébellion de 1837. Revenu à
la liberté, il a à son tour incriminé, à titre de commissaire à la Cour
des commissaires pour la décision sommaire des petites causes pour
Saint-Jérôme, les responsables de son arrestation4.
Fils du juge Benjamin-Antoine Testard de Montigny, recorder à
la Ville de Montréal et lui-même auteur et journaliste, Louvigny de
Montigny naît à Saint Jérôme le 1er décembre 1876. Après des études
au collège Sainte-Marie (1886-1896), pendant lesquelles il participe
au groupe des Six Éponges et à la fondation de l’École littéraire de
Montréal, il fréquente le programme de droit de l’Université Laval
de Montréal, puis abandonne les bancs d’école pour se consacrer
au journalisme. Il fonde et dirige successivement plusieurs journaux, dont les intrépides Débats, organe qui brandit comme devise :
« Journal populaire ni vendu ni à vendre à aucune faction politique ».
Il occupe ensuite la position de rédacteur en chef d’un imprimé plus
conventionnel, La Gazette municipale de Montréal. À partir de 1910,
il devient traducteur au Sénat du Canada, puis cinq ans plus tard,
chef du service de traduction, un poste qu’il occupera jusqu’à sa mort
en 1955.
Dans ses temps libres, Montigny se pique de poésie : au tournant du siècle, il est aux côtés de Nelligan au sein de l’École littéraire
de Montréal, rêvant, comme le reste de la bohème montréalaise dont
il se targue de faire partie (malgré sa richesse relative), d’une carrière d’homme de lettres. En réalité, la postérité retiendra très peu
de ses œuvres, en dépit des récompenses prestigieuses qu’elles lui
vaudront en France (notamment deux prix de l’Académie française :
un pour La Revanche de Maria Chapdelaine en 1937 et un pour Au
pays de Québec en 1945, ainsi que le prix Ernesta Stern de la SGDL
en 1945). Sur huit livres publiés entre 1916 et 1953, dans des genres
aussi divers que l’essai, le conte, le théâtre, ce ne sont que ses pièces
dramatiques qui retiennent aujourd’hui, à l’occasion, l’attention des
spécialistes de la littérature5. Encore faut-il mentionner qu’aucune
de ces œuvres n’a été rééditée, signe tangible de leur absence au corpus des œuvres majeures de la littérature québécoise.
4. Michel PAQUIN, « Testard de Montigny, Casimir-Amable », Dictionnaire biographique du Canada, 1861-1870, vol. IX, en ligne. <http://www.biographi.ca/FR/
ShowBio.asp ?BioId=38862&query=montigny>, (3 juin 2008).
5. Voir par exemple les pages qui y sont consacrées dans Denis SAINT-JACQUES et
Maurice LEMIRE (dir.), La Vie littéraire au Québec. Volume V – 1895-1918,
(Sainte-Foy : Presses de l’Université Laval, 2005), p. 358-360.
384
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Du courage de porter « la réputation d’un intraitable
Cerbère »...6
Hormis une propension évidente pour le combat idéologique,
les raisons qui motivent Montigny à pourfendre avec tant d’assiduité
et de constance les contrefacteurs et pirates de tout acabit restent
fort nébuleuses. Au tournant du XXe siècle, il publie lui-même des
poèmes dans les journaux, il est joué à l’occasion sur la scène : a-t-il
été victime de la tendance généralisée des producteurs du littéraire
(éditeurs, directeurs de théâtre, propriétaires de journaux) à prendre leur bien où ils le trouvaient sans se soucier de verser une
rémunération aux auteurs ? A-t-il été lui-même, comme journaliste,
dégoûté des pratiques de piratage systématique des auteurs français
dans les journaux canadiens-français ? Au final, les motifs initiaux
importent peu. On sait que dès le 17 février 1899, au cours d’une réunion de l’École littéraire de Montréal, Montigny exprime le souhait
que le regroupement parraine un mouvement en faveur de la protection de la propriété intellectuelle afin d’éradiquer le piratage dans
les journaux7. L’École ne donne pas de suites à ce projet, si bien que
c’est au sein de l’Association des journalistes canadiens-français que
Montigny orchestre finalement, en 1903, une imposante campagne
de presse de part et d’autre de l’Atlantique.
Les travaux de Jacques Michon et de Shelley S. Beal8 ont montré que l’application du Copyright Act fait alors en sorte que les
droits des auteurs étrangers ne sont pas reconnus en terre canadienne, cette loi exigeant notamment que les ouvrages soient imprimés au Canada et déposés auprès du ministère de l’Agriculture pour
bénéficier d’une protection légale. Il presse donc de faire appliquer la
Convention de Berne au Canada : Montigny sera l’instigateur principal du procès Mary contre Hubert. Selon Pierre Tisseyre, Montigny aurait convaincu l’écrivain français Jules Mary, membre de la
SGDL, de participer à ce « test case » visant à faire jurisprudence.
Montigny aurait, avec le consentement de Mary, payé lui-même les
frais de l’édition pirate, comme l’explique Tisseyre : « Ainsi maître
à la fois de la poursuite et de la défense, [Montigny] put s’assurer
que d’un côté comme de l’autre la seule question qui serait soulevée
6. Louvigny de Montigny à Jacques Guéritat, 6 mai 1953, Fonds Louvigny-de-Montigny, MLS-0018, Boîte 5, Biographie et varia, Bibliothèque et Archives Canada,
Ottawa.
7. Réginald HAMEL, L’école littéraire de Montréal. Procès-verbaux et correspondance
(et autres documents inédits sur l’école : réunis, classés et annotés par Réginald
Hamel, (Montréal : La Librairie de l’Université de Montréal, 1974-1975), vol. 1,
p. 46.
Louvigny de Montigny et le droit d’auteur au Canada
385
serait de savoir si la Convention de Berne s’appliquait ou non au
Canada »9. Les défenseurs du droit d’auteur remportent une éclatante victoire. La démonstration est faite : la Convention de Berne a
préséance sur la loi canadienne. Mais encore faut-il que les divers
producteurs se sentent surveillés, voire menacés pour qu’un véritable changement de culture s’opère dans des mœurs de piratage
établis depuis longue date. Il va sans dire, Louvigny de Montigny est
l’homme de la situation.
Le 14 mai 1906, Montigny est officiellement mandaté par le
conseil d’administration de la SGDL pour surveiller les intérêts des
auteurs français au Canada10. On sait qu’au moins à partir de 1907,
il est également représentant au Canada de la Société des Auteurs et
compositeurs dramatiques (SACD). Dès les débuts, il couvre un
vaste territoire. S’il m’a été impossible de reconstituer un portrait
complet des représentants qui travaillent de concert avec lui dans
diverses villes canadiennes moyennant une commission, la correspondance prouve par exemple que déjà en 1907, Félix Dumontier
surveille pour lui les journaux et théâtres de la Vieille Capitale.
Après le déménagement de Montigny à Ottawa, le bureau de Montréal sera toujours en opération, géré d’abord par son beau-père Jules
Helbronner, puis plus tard par Paul-Émile Senay. Pierre Tisseyre
sera le dernier « fondé de pouvoir » de Montigny et assumera sa
succession au sein de l’agence dans les années 1950.
Un examen des contrats types que Montigny signe avec les
journaux et théâtres et, un peu plus tard, avec les stations radiophoniques, permet de mieux comprendre son action au quotidien dans le
domaine du droit d’auteur.
Un contrat comptant 6 pages et 17 articles, passé avec la revue
mensuelle Aujourd’hui, daté du 10 octobre 1939, nous donne des
indications précises sur la nature des ententes de reproduction con8.
Shelley S. BEAL, « « La fin du pillage des auteurs ». Louvigny de Montigny’s
International Press Campaign for Author’s Right in Canada », (2005) 43 :1
Cahiers de la Société bibliographique du Canada 45-64. Voir aussi Jacques
MICHON (dir.), « Annexe 2. L’Association des journalistes canadiens-français et
le droit d’auteur », Histoire de l’édition littéraire au Québec, volume 1. La naissance de l’éditeur (1900-1939), (Montréal : Fides, 1999), p. 406-409.
9. Pierre TISSEYRE, « Nécessité de sanctions dissuasives en droit d’auteur. Le rôle
joué par Louvigny de Montigny », (1983) 3 :3 Revue canadienne du droit d’auteur 7.
10. Cette date précise est indiquée dans plusieurs contrats ultérieurs rappelant l’historique du mandat de Montigny, dont le contrat passé entre « Aujourd’hui » et la
« Société des gens de lettres » en octobre 1939 (voir Fonds Revue Aujourd’hui,
P56, Série 1, Correspondance, Archives de l’Université de Sherbrooke).
386
Les Cahiers de propriété intellectuelle
clues entre les périodiques et la société11. La SGDL autorise la revue
à reproduire des articles ou des œuvres littéraires dont elle possède
les droits à un montant forfaitaire de 50 $ pour 10 000 lignes-prose
de reproduction (chaque ligne comprenant six mots, chaque vers de
poésie étant payable au taux de deux lignes-prose). Le périodique
s’engage à publier un minimum de 2 500 lignes par livraison et
doit au préalable s’en référer au représentant de la SGDL. Lorsqu’un droit de reproduction est accordé, le périodique doit publier le
texte dans les six mois, faute de quoi l’œuvre pourra être concédée
à d’autres périodiques canadiens abonnés qui en auront fait la
demande. En retour, la SGDL envoie au client sa « Chronique »,
publication dans laquelle on retrouve des renseignements sur les
œuvres reproductibles. Afin de faciliter le travail du représentant,
l’abonné lui envoie deux numéros de chaque publication. Après vérification, Montigny fait parvenir au périodique un bordereau établissant la quantité de lignes reproduites : si celui-ci s’acquitte de la
facture dans les trente jours, il bénéficie d’un rabais de 20 %. Le montant est ensuite envoyé au complet, chaque trimestre, à la Banque
canadienne nationale de Montréal, qui retourne à Montigny sa commission de 20 %. Notons que ces tarifs sont établis en fonction du
tirage du périodique : moins celui-ci est élevé, moins il en coûte.
Les contrats signés au nom de la SACD reposent sur des bases
semblables et Montigny cherche là aussi à négocier les plus bas
tarifs : contrairement à l’Europe où la SACD exige 10 % des recettes
pour chaque représentation, ici, les taux sont fixés à 5 % pour les
organisations commerciales. L’agence canadienne peut aussi signer
des contrats forfaitaires pour des tournées complètes, à des tarifs
réduits.
Les contrats types signés entre l’agence et les compagnies théâtrales contiennent 14 articles, qui paramètrent précisément l’usage
des pièces. Les Comédiens de l’Arcade, sous la tutelle de J.-A. de
Sève de la compagnie France-Film, s’engagent par exemple à représenter en 1941 au moins 10 et au maximum 24 pièces choisies dans le
répertoire de la SACD, chacune de ces pièces devant être représentée
7 fois en matinée et 7 fois en soirée, soit 14 fois en 1 semaine, au
théâtre Arcade, rue Sainte-Catherine Est « et non ailleurs »12.
11. Voir Fiche 6, « Copyright Protection Society Ottawa », Série 1, Correspondance,
Fonds Revue Aujourd’hui, P56, Archives de l’Université de Sherbrooke.
12. Lettre de Louvigny de Montigny à A.-H. Mathieu, 14 juillet 1942, Fonds Custodian of Ennemy Property, RG 117 5437, Copyright Protection Society, Boîte
2033, Dossier -5437 – Statements, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.
Contrat entre la SACD et les Comédiens de l’Arcade, 18 septembre 1941.
Louvigny de Montigny et le droit d’auteur au Canada
387
La compagnie s’assure au préalable auprès de l’agence que les
pièces choisies n’ont pas été retenues par d’autres compagnies. Elle
verse ensuite 5 % des recettes brutes de chaque représentation à la
société, la somme ne devant pas être inférieure à 10 $ pour la
matinée et à 15 $ pour la soirée. Dans ce cas précis, l’acquittement
doit être fait hebdomadairement, « au plus tard le samedi à midi »,
auprès de l’agent contrôleur de Montréal. En plus de faire parvenir à
l’agence le détail des titres, noms d’auteur, date de la représentation,
total des recettes brutes, affiches et programmes des représentations, attestation du comptable de la compagnie, celle-ci remet au
représentant de la Société « quatre places de choix et réservées pour
chacune des représentations couvertes par le présent traité. Si ces
billets ne sont pas remis le lundi, avant midi, pour toute la semaine
courante, le représentant de la Société pourra de plein droit (24 heures après que la Compagnie aura manqué de lui remettre les billets
convenus) réclamer et obtenir de la Compagnie le prix en espèces des
billets que la Compagnie est tenue de remettre au représentant de la
Société aux termes du présent traité. »
Comme pour la SGDL, Montigny reçoit une commission de 20 %
sur les sommes qu’il dépose mensuellement à la Banque canadienne
nationale de Montréal. Cette commission doit couvrir, selon le pouvoir décerné par la SACD à Montigny le 10 décembre 1936, « les
salaires des agents régionaux, les frais de justice et les honoraires
d’avocats, la location et l’entretien de bureaux, la papeterie, la correspondance, la comptabilité, etc. »13.
Lorsque les représentations sont données par des institutions
caritatives, religieuses ou éducatives, ces taux sont révisés à la
baisse : on demande alors la somme forfaitaire de 5 $ par acte. Ce
montant peut encore être réduit à 2,50 $ si le droit est acquitté avant
la représentation, mais l’habitude de demander à l’avance la permission de présenter une pièce n’est pas répandue : « Les cercles
d’amateurs organisent le plus souvent leurs représentations de pièces françaises sans en avertir l’Agence canadienne qui n’intervient
ainsi que pour réclamer les droits, sans avoir le loisir de donner
l’autorisation requise »14.
13. Lettre de Louvigny de Montigny à A.-H. Mathieu, 14 juillet 1942, Fonds Custodian of Ennemy Property, RG 117 5437, Copyright Protection Society, Boîte
2033, Dossier -5437 – Statements, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.
14. Lettre de Louvigny de Montigny à A.-H. Mathieu, 14 juillet 1942, Fonds Custodian of Ennemy Property, RG 117 5437, Copyright Protection Society, Boîte
2033, Dossier -5437 – Statements, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa. Les
citations qui suivent sont tirées de la même source.
388
Les Cahiers de propriété intellectuelle
... « sinon la réputation d’un véritable Shylock »15
Ce détail n’est pas anodin, car si Montigny parvient progressivement à convaincre les compagnies théâtrales de verser des droits
aux auteurs dont ils produisent les œuvres, les communautés religieuses semblent plus lentes à recevoir le message. Or, pour Montigny, « s’il est louable de fournir des récréations au public et même
d’aider une entreprise d’intérêt général, il n’est pas moins condamnable de faire la charité aux dépens d’autrui »16.
Les pratiques en ce domaine sont telles qu’elles nécessitent en
1932 une intervention des autorités cléricales, qui rappellent dans la
Semaine religieuse de Québec l’importance de respecter la loi sur le
droit d’auteur, et ce « quelle que soit la fin de charité et de bienfaisance sociale en vue de laquelle les pièces en question sont jouées »17.
L’infortunée Sœur supérieure du Couvent Saint-Malo de Winnipeg
l’apprendra à ses dépens, elle qui reçoit, le 8 janvier 1941, une lettre
signée A. C. de la Lande, lui réclamant, au nom du « bureau central
d’Ottawa » de Louvigny de Montigny, une somme de 7,50 $, pour la
représentation de la pièce « Hostie » de l’auteure française Marguerite Perroy. En novembre 1940, les orphelins du couvent Saint-Malo
ont donné une représentation de cette pièce afin d’amasser des fonds.
Étonnée, pour ne pas dire courroucée, la Sœur supérieure répond en
ces termes à de la Lande :
Cher monsieur,
Votre lettre m’est arrivée comme un hold-up nouveau genre. Si
j’ai des redevances à qui que ce soit je suis prête à les payer,
mais vous comprendrez sans peine que je ne puis pas débourser
de l’argent qui ne m’appartient pas sans m’être assurée de quel
droit vous me faites vos réclamations.18
15. Louvigny de Montigny à Jacques Guéritat, 6 mai 1953, Fonds Louvigny-de-Montigny, MLS-0018, Boîte 5, Biographie et varia, Bibliothèque et Archives Canada,
Ottawa.
16. Louvigny de Montigny, « Les droits d’auteur », Annuaire de la publicité et de
l’imprimerie, (Ottawa : Éditions Le Droit, 1939), p. 28. La citation qui suit est
tirée de la même source, à la même page.
17. Anonyme, « Représentations théâtrales », (juin 1932) 44 :43 Semaine religieuse de
Québec 675.
18. Sœur supérieure du Couvent Saint-Malo à A.C. de la Lande, 11 janvier 1941,
Fonds Custodian of Ennemy Property, RG 117 5437, Copyright Protection
Society, Boîte 2033, Dossier -5437 – SACD, SGLF, Éditeurs de musique, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.
Louvigny de Montigny et le droit d’auteur au Canada
389
La Sœur supérieure exige de de la Lande des preuves du fait
que les œuvres de Marguerite Perroy sont protégées au Canada. Elle
a examiné le livre attentivement, il ne porte aucune mention de
copyright, il est par conséquent libre, affirme-t-elle. Elle présente
des pièces au couvent depuis des années et n’a jamais été inquiétée
par quiconque auparavant. Et non seulement le livre ne comporte
pas de mention de copyright, mais, selon elle, l’achat du livre luimême est suffisant pour procurer à l’acheteur le droit de jouer la
pièce ! Le grand patron, Louvigny de Montigny, s’en mêle. Il peut
souffrir le fait que la Sœur supérieure demande des renseignements,
mais, « elle aurait pu attendre ces renseignements avant de considérer comme un ‘hold-up’ la réclamation que vous lui avez adressée »19.
Est-ce de l’esbroufe lorsqu’il ajoute : « Aussi dois-je commencer par
réserver les recours que nous pourrons exercer contre elle pour nous
avoir assimilés, dans sa lettre du 11 janvier que je dois garder pour
les fins de justice, à des voleurs de grands chemins et qui pratiquent
le « hold-up » »20 ? Faute d’un règlement d’ici le 10 février, Montigny portera la cause devant les tribunaux, en plus, peut-être, de
poursuivre la Sœur supérieure pour l’accusation de « hold-up »
qu’elle adresse selon lui gratuitement aux représentants des
auteurs21. Nul n’est censé ignorer la loi : la Sœur supérieure payera,
sans doute en jurant qu’on ne l’y prendrait plus.
Les exemples de ces propriétaires de journaux, de théâtres, de
stations de radio, de ces directeurs de collège ou prêtres de paroisse,
pris la main dans le sac alors qu’ils agissaient en toute bonne foi, pullulent dans la correspondance de Montigny. Ces agents se drapent
alors dans leur fierté, comme Phil Lalonde, directeur de CKAC, qui
envoie des redevances à Montigny en concluant dans une finale
digne de Galilée :
Qu’il soit bien compris que ce paiement est effectué sans admission de responsabilité de notre part et sans reconnaissance de
19. Louvigny de Montigny à A.C. de la Lande, 18 janvier 1941, Fonds Custodian
of Ennemy Property, RG 117 5437, Copyright Protection Society, Boîte 2033,
Dossier -5437 – SACD, SGLF, Éditeurs de musique, Bibliothèque et Archives
Canada, Ottawa.
20. Louvigny de Montigny à A.C. de la Lande, 18 janvier 1941, Fonds Custodian
of Ennemy Property, RG 117 5437, Copyright Protection Society, Boîte 2033,
Dossier -5437 – SACD, SGLF, Éditeurs de musique, Bibliothèque et Archives
Canada, Ottawa.
21. Louvigny de Montigny à A.C. de la Lande, 18 janvier 1941, Fonds Custodian
of Ennemy Property, RG 117 5437, Copyright Protection Society, Boîte 2033,
Dossier -5437 – SACD, SGLF, Éditeurs de musique, Bibliothèque et Archives
Canada, Ottawa.
390
Les Cahiers de propriété intellectuelle
votre droit ou du droit de l’éditeur Hamelle de réclamer la
somme précitée. Ce règlement, bien entendu, est fait sans préjudice et uniquement dans le but d’obtenir la paix dans cette
affaire.22
Dans les années 1940, la pratique du contrat semble pourtant
bien implantée puisque, forcé de rendre des comptes au bureau du
Séquestre en 1942, Montigny peut fournir en exemple de nombreuses ententes signées avec plusieurs journaux, revues, compagnies
théâtrales. Cependant, il ne baisse pas la garde et surveille attentivement même les journaux partenaires de la SGDL. Il le fait à raison. Ainsi qu’il l’explique à A.-H. Mathieu, du bureau du Séquestre :
Il arrive qu’un journal conclut un traité de reproduction avec la
Société des gens de lettres apparemment pour se mettre en
règle et surtout pour régler à l’amiable une réclamation, et qu’il
saisisse ensuite la première occasion pour résilier son contrat.23
On voit bien comment le respect du droit d’auteur au Québec,
dans la première partie du XXe siècle, est davantage lié à la crainte
qu’ont les éditeurs ou producteurs de théâtre de subir les foudres
de Montigny plutôt qu’inspiré par une réelle volonté d’encourager la création. La crise d’autorité que subit Montigny pendant la
Deuxième Guerre mondiale en atteste éloquemment, comme si la
plupart de ses « clients » n’attendaient qu’une occasion pour se débarrasser de celui qu’ils considèrent souvent comme un « intempestif
zélé ».
Le 10 septembre 1939, le Canada entre en guerre contre l’Allemagne. S’ensuivent une multitude de bouleversements dans le
monde du livre canadien, changements qui se manifesteront au jour
le jour et nécessiteront la mise en place de nouvelles procédures, en
particulier concernant la réimpression de livres français. Au cours
des premiers mois, l’état de guerre ne change rien aux activités de
Montigny, qui signe par exemple le 10 octobre 1939, avec le digest
22. Phil Lalonde à M.A. Belisle, 18 juin 1942, Fonds Custodian of Ennemy Property,
RG 117 5437, Copyright Protection Society, Boîte 2033, Dossier J. Hamelle
vs CKAC Montréal « Requiem de Fauré », Bibliothèque et Archives Canada,
Ottawa.
23. Lettre de Louvigny de Montigny à A.-H. Mathieu, 14 juillet 1942, Fonds Custodian of Ennemy Property, RG 117 5437, Copyright Protection Society, Boîte
2033, Dossier -5437 – Statements, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa. Les
citations qui suivent sont tirées de la même source.
Louvigny de Montigny et le droit d’auteur au Canada
391
mensuel Aujourd’hui nouvellement fondé par Roger Duhamel, un
contrat de six pages conforme aux ententes habituelles24.
La courtoisie teintée de respect mutuel qui caractérise les premiers échanges entre Aujourd’hui et Montigny est cependant de bien
courte durée. À partir de juillet 1940, Montigny constate que les bordereaux qu’il adresse au digest sont payés avec de plus en plus de
retard puis, malgré ses rappels réguliers, ne sont plus payés du tout.
Ce n’est pas un hasard. Au printemps 1940, une partie de la France
est occupée par les Allemands, et plusieurs croient foncièrement que
les droits d’auteurs sont tout simplement suspendus, ou alors que
seul le Séquestre des biens ennemis du Canada a le pouvoir de réclamer ces sommes. Ils sont alors nombreux, les individus qui souhaitent avoir l’heure juste sur « l’autorité et les pouvoirs qu’aurait
conférés le Séquestre à M. Louvigny de Montigny de continuer à
représenter et à agir pour le compte de la Société des gens de lettres,
comme il le faisait antérieurement à l’état de guerre actuel »25.
Malgré ces formes de contestation régulières, Montigny tire son
épingle du jeu et parvient à s’attirer l’entière confiance du Séquestre,
qui lui confie pendant la guerre le mandat de recueillir les sommes dues aux auteurs français reproduits dans les journaux ou au
théâtre, sommes qui leur seront versées à la fin du conflit. Montigny
n’a jamais eu autant de pouvoir : lui qui n’était mandaté que par des
sociétés françaises pour surveiller les intérêts de leurs membres,
devient tout à coup responsable des biens de tous les auteurs français, quels qu’ils soient. Cela n’est pas sans produire des situations
plutôt loufoques, comme dans ce procès qui l’oppose au digeste
Aujourd’hui, dirigé par les Jésuites, cause dans laquelle il en vient à
défendre ces auteurs malgré eux. En effet, la revue argue que la plupart des articles reproduits sans autorisation appartiennent à des
Jésuites, et qu’à ce titre, aucune autorisation individuelle de la part
des auteurs n’est nécessaire. La Cour suprême tranche autrement :
24. Louvigny de Montigny à Roger Duhamel, 10 octobre 1939, Fonds Revue Aujourd’hui, P56, Série 1, Correspondance, Service des archives de l’Université de Sherbrooke. Bien que je n’aie pu mettre la main sur l’ensemble des contrats signés au
nom de la SGDL, les bordereaux de dépôt effectués par de Montigny indiquent
par exemple, pour le début des années 1940, des paiements provenant, pour n’en
nommer que quelques-uns, de La Feuille d’érable, La Tribune, Le Bien public, La
Presse, La Petite Revue, Le Devoir, Le Canard, Le Bulletin des agriculteurs, Le
Clairon, La Voie d’Évangéline, Le Sorelois, La Revue moderne, Le Saint-Laurent,
L’Action catholique, Le Soleil.
25. Maître Gérin-Lajoie à A.-H. Mathieu, 21 avril 1944, Fonds Custodian of Ennemy
Property, RG 117 5437, Copyright Protection Society, Bibliothèque et Archives
Canada, Ottawa.
392
Les Cahiers de propriété intellectuelle
ces auteurs, Jésuites ou non, qu’ils le veuillent ou non, ont bel et bien
des droits, confiés au Bureau du Séquestre pendant toute la durée du
conflit26.
Dans les années 1950, Montigny fait la rencontre de Pierre
Tisseyre, en qui il voit un digne successeur. Impressionné par son
expérience en matière de droit d’auteur, Montigny lui confie progressivement la direction de son agence –non pas sans devoir se battre
encore, cette fois-ci avec les sociétés françaises qu’il représente, pour
les convaincre du bien-fondé de cette candidature. Il meurt à Ottawa
en 1955, après avoir consacré plus de cinquante ans de sa vie à pourfendre les producteurs qui bafouent les droits des auteurs français,
toujours dans l’optique de parvenir, chemin faisant, à ouvrir ainsi la
carrière aux auteurs locaux.
Pour lui, cela va de soi que si les producteurs culturels sont forcés de payer les auteurs français, ils deviendront conséquemment
moins réfractaires à l’idée de payer aussi des auteurs canadiens.
Au terme de sa vie, Montigny dresse un bilan somme toute positif
de son action, constatant en 1953 que le vent a enfin tourné et que
les producteurs culturels canadiens-français se montrent désormais
enclins à respecter le droit d’auteur pour le principe même, et non
plus par crainte de représailles. Enfin, s’exclame-t-il, « la mise en
valeur pacifique du terrain conquis présente plus d’importance que
les luttes judiciaires »27. Et pourtant, lui qui a assisté à l’essor de la
radio, de la musique sur disques et de la télévision, avait compris
qu’il faut constamment reconduire le débat pour ajuster la loi et les
pratiques sur la propriété intellectuelle aux divers supports émergents, au fil du temps. Que de batailles il eût livrées, à l’ère du
numérique !
26. De Montigny c. Cousineau, [1950] R.C.S. 297.
27. Louvigny de Montigny à Jacques Gueritat, 6 mai 1953, Fonds Louvigny de Montigny, MLS-0018, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa.
Vol. 24, no 2
Survol de cinq décisions d’intérêt
en matière de technologies
de l’information en 2011
Vincent Bergeron*
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 395
1. Crookes c. Newton : diffamation et hyperliens . . . . . . . . 395
1.1 Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 395
1.2 La question en litige. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 396
1.3 L’analyse et les conclusions de la Cour. . . . . . . . . 396
1.4 Les répercussions de ce jugement . . . . . . . . . . . 399
2. Voltage Pictures LLC c. Untel : le partage
de fichiers illégaux sur Internet . . . . . . . . . . . . . . . 399
2.1 Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 399
2.2 La question en litige. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 400
2.3 L’analyse et les conclusions de la Cour. . . . . . . . . 401
2.4 Les répercussions de ce jugement . . . . . . . . . . . 402
© CIPS, 2012.
* Avocat de ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents
de brevets et d’agents de marques de commerce.
393
394
Les Cahiers de propriété intellectuelle
3. Private Career Training Institutions Agency c. Vancouver
Career College : l’utilisation de noms et de marques
de commerce de tiers comme mots clés sur les
moteurs de recherche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 403
3.1 Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 403
3.2 La question en litige. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 405
3.3 L’analyse et les conclusions de la Cour. . . . . . . . . 405
3.4 Les répercussions de ce jugement . . . . . . . . . . . 406
4. Tucows.Com Co. c. Lojas Renner S.A. : le droit
de propriété sur un nom de domaine . . . . . . . . . . . . . 407
4.1 Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 407
4.2 La question en litige. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 409
4.3 L’analyse et les conclusions de la Cour. . . . . . . . . 409
4.4 Les répercussions de ce jugement . . . . . . . . . . . 410
5. Boivin & Associés c. Scott : la signification de
procédures par le biais de Facebook . . . . . . . . . . . . . 411
5.1 Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 411
5.2 La question en litige. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 412
5.3 L’analyse et les conclusions de la Cour. . . . . . . . . 412
5.4 Les répercussions de ce jugement . . . . . . . . . . . 414
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 415
INTRODUCTION
Depuis l’apparition et la démocratisation d’Internet et des
courriels, de la prolifération des pages Internet, de l’expansion des
noms de domaine disponibles, de l’arrivée et de la popularisation des
médias sociaux, ainsi que de l’arrivée sur le marché d’une gamme
d’appareils mobiles multifonctions se renouvelant sans cesse, les
façons des individus et des entreprises d’interagir ne cessent d’évoluer.
Dans ce contexte, les aspects juridiques applicables à certains
actes courants se retrouvent dans une zone grise, lorsque ces actes se
déroulent dans un contexte relié aux technologies de l’information.
Ainsi, chaque année voit son lot de décisions d’importance en
matière de technologies de l’information, lesquelles tiennent compte
de plus en plus du contexte technologique et social qui évolue à une
vitesse fulgurante.
L’année 2011 n’ayant pas fait exception à cette tendance, la
présente revue couvrira cinq décisions qui, d’une façon ou d’une
autre, ont retenu notre attention au cours de la dernière année. Il
sera donc question i) de diffamation par le biais d’hyperliens, ii) de
partage de fichiers illégaux sur Internet, iii) de l’utilisation de noms
et de marques de commerce de tiers comme mots clés sur les moteurs
de recherche, iv) du droit de propriété sur un nom de domaine et,
finalement, v) de la signification de procédures par le biais de Facebook.
1. Crookes c. Newton1 : diffamation et hyperliens
1.1 Les faits
Le 19 octobre 2011, la Cour suprême du Canada a rendu une
décision très intéressante en matière de diffamation par le biais
d’hyperliens redirigeant un utilisateur à du contenu externe.
1. Crookes c. Newton, 2011 CSC 47.
395
396
Les Cahiers de propriété intellectuelle
De façon générale, afin d’obtenir gain de cause dans une action
en diffamation, « le demandeur doit établir suivant la prépondérance
des probabilités que les mots diffamatoires ont été diffusés, c’est-àdire qu’ils « ont été communiqués à au moins une personne autre que
le demandeur » (Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S.
640, par. 28) »2.
Dans cette affaire, dont les faits se déroulaient en 2005, plusieurs articles avaient été publiés sur un certain nombre de sites
Internet dans le cadre d’une « campagne de dénigrement » contre le
demandeur, Wayne Crookes, et d’autres membres du Parti vert du
Canada, dont il faisait partie.
Jon Newton, le défendeur, possédait et exploitait quant à lui un
site Internet en Colombie-Britannique sur lequel il commentait
divers sujets, dont notamment la question de la liberté d’expression
dans le contexte de l’Internet. Un des articles publiés sur ledit site
Internet comprenait des hyperliens menant vers d’autres sites, où se
trouvaient des propos peu flatteurs à l’encontre de M. Crookes.
M. Crookes avait alors contacté M. Newton afin de lui demander de retirer les hyperliens de son site Internet. Devant le refus de
M. Newton d’effectuer un tel retrait, M. Crookes avait intenté un
recours devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique, alléguant que M. Newton avait diffusé des propos diffamatoires à son
endroit. Le recours fut toutefois rejeté, tant en première instance3
qu’en appel devant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique 4.
1.2 La question en litige
Essentiellement, la Cour suprême devait décider si la simple
incorporation dans une page Internet d’hyperliens permettant d’accéder à des documents externes contenant des propos diffamatoires
devait être considérée comme une « diffusion » de ces propos et, donc,
passible d’une condamnation en diffamation.
1.3 L’analyse et les conclusions de la Cour
La juge Abella, rendant jugement pour la majorité, a confirmé
les décisions des instances inférieures à l’effet que l’incorporation
2. Ibid., par. 1.
3. 2008 BCSC 1424, 88 BCLR (4th) 395.
4. 2009 BCCA 392, 96 B.C.L.R. (4th) 315.
Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies...
397
d’hyperliens qui renvoient à des propos diffamatoires n’équivaut pas
à une diffusion desdits propos, ni même à une répétition de ceux-ci :
Le fait de renvoyer à un contenu étranger à son texte diffère
fondamentalement d’autres actes relevant de la diffusion car il
ne comporte pas, en soi, l’exercice d’un contrôle sur ce contenu.
La communication d’une information diffère nettement de la
simple mention que l’information existe ou encore de l’endroit où elle se trouve. Contrairement à la simple mention de
son existence, la communication d’une information consiste en
la dissémination du contenu, et elle suppose l’existence d’un
contrôle à la fois sur ce dernier et sur l’existence même d’un
auditoire. Même si la personne qui renvoie à une publication
diffamatoire a pour but d’en élargir l’auditoire, sa participation
n’est qu’accessoire à celle du diffuseur initial : que cette personne y ait renvoyé ou non, l’information prétendument diffamatoire a déjà été mise à la disposition du public par le biais des
actes du diffuseur initial. Ces caractéristiques du renvoi le distinguent autant des actes posés dans le cadre du processus de
diffusion, tels la création ou l’affichage de la publication diffamatoire, que de la répétition.5
Par ailleurs, la Cour ajoute que les hyperliens ne sont que
des renvois à d’autres sources de contenu sur lesquelles la personne
qui effectue le renvoi n’a aucun contrôle. Les hyperliens sont donc
des sources neutres permettant uniquement de signaler l’existence
d’une information, sans que la personne effectuant le renvoi en
publie elle-même le contenu.
La juge Abella ajoute un commentaire intéressant quant à
l’utilité des hyperliens, ainsi qu’aux répercussions négatives et à
l’effet paralysant que pourrait avoir le fait d’assujettir les hyperliens
à la règle traditionnellement applicable en matière de diffusion :
En bref, l’Internet ne peut donner accès à l’information sans les
hyperliens. Or, limiter l’utilité de ces derniers en les assujettissant à la règle traditionnellement applicable en matière de diffusion aurait pour effet de gravement restreindre la circulation
de l’information et, partant, la liberté d’expression. L’« effet
paralysant » que cela serait susceptible d’avoir sur le fonctionnement de l’Internet pourrait être lourd de conséquences
désastreuses, car il est peu probable que les auteurs d’articles
5. Supra, note 1, par. 26.
398
Les Cahiers de propriété intellectuelle
de fond consentiraient à courir le risque d’engager leur responsabilité en incorporant dans leurs articles des liens menant à
d’autres articles dont le contenu peut changer tout à fait indépendamment de leur volonté. Compte tenu de l’importance
capitale du rôle des hyperliens dans l’Internet, nous risquerions de compromettre le fonctionnement de l’Internet dans son
ensemble. L’application stricte de la règle en matière de diffusion dans ces circonstances reviendrait à s’efforcer de faire
entrer une cheville carrée archaïque dans le trou hexagonal de
la modernité.6
Ainsi, la Cour conclut que la simple mention par le biais d’un
hyperlien de l’existence d’un contenu ou de l’endroit où il se trouve ne
revient pas à le diffuser. Toutefois, lorsque la personne qui crée
l’hyperlien fait ainsi en sorte de reprendre les propos diffamatoires
de façon à les répéter, il y aura alors diffusion des propos diffamatoires7.
La juge en chef McLachlin et le juge Fish, dans leurs motifs
concordants, sont toutefois d’avis que dans certains cas, la combinaison du texte et de l’hyperlien peut parfois équivaloir à la diffusion
des propos diffamatoires :
À notre avis, la combinaison du texte et de l’hyperlien peut,
dans certaines circonstances, équivaloir à la diffusion des propos diffamatoires auxquels ce dernier renvoie. Il faut conclure à
la diffusion de propos diffamatoires par le biais d’un hyperlien
s’il ressort du texte que l’auteur adopte les propos auxquels
l’hyperlien renvoie, ou y adhère. Si le texte indique qu’il souscrit
au contenu auquel renvoie l’hyperlien, l’auteur sera alors responsable du contenu diffamatoire. Il faut démontrer que le
défendeur adopte les mots ou les propos diffamatoires, ou y
adhère ; le simple renvoi général à un site Web ne suffit pas.
Ainsi, le défendeur qui renvoie à un site Web anodin en en
approuvant le contenu ne verra pas sa responsabilité engagée
si ce dernier est ultérieurement modifié par l’ajout de propos
diffamatoires.8 [les italiques sont nôtres]
6. Ibid., par. 36.
7. Ibid., par. 42.
8. Ibid., par. 48.
Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies...
399
1.4 Les répercussions de ce jugement
Suivant cet arrêt important de la Cour suprême, il est maintenant clair que le seul fait de publier un hyperlien référant à des propos diffamatoires ne pourra engager de ce seul chef la responsabilité
du diffuseur de l’hyperlien pour diffamation. La répétition des commentaires diffamatoires ou la publication de nouveaux propos diffamatoires, en association avec l’hyperlien, pourra quant à elle être
considérée comme une diffusion des propos diffamatoires et engager
la responsabilité de son auteur.
Il semble donc que plusieurs bloggeurs et adeptes de publications de contenu par le biais des médias sociaux seront soulagés
d’apprendre qu’ils pourront poursuivre la pratique courante de référer leurs lecteurs à du contenu externe, sans risquer d’être poursuivis en diffamation pour des propos tenus par des tiers, et pouvant
être modifiés à leur insu.
2. Voltage Pictures LLC c. Untel9 : le partage de fichiers
illégaux sur Internet
2.1 Les faits
Après avoir intenté des procédures similaires aux États-Unis et
au Royaume-Uni, le studio américain Voltage Pictures LLC (« Voltage Pictures »), détenteur des droits d’auteur sur le film « The Hurt
Locker », a pris la décision en 2011 de s’attaquer aux internautes canadiens ayant téléchargé le film illégalement par le biais de
réseaux poste-à-poste.
Voltage Pictures aurait d’abord identifié les adresses IP d’internautes ayant copié et distribué illégalement le film. Les adresses IP
étant des adresses uniques octroyées à chacun des modems fournis
par les fournisseurs de services Internet et permettant aux internautes d’accéder à Internet, Voltage Pictures a dû se tourner vers la
Cour fédérale afin d’obtenir l’identité des individus associés aux
adresses IP. La demande de Voltage Pictures visait essentiellement
l’émission d’une ordonnance permettant d’interroger au préalable
les fournisseurs de services Internet afin que ceux-ci divulguent les
noms et les adresses des clients qui correspondaient aux adresses
IP déjà obtenues, pour que des mises en demeure puissent être
envoyées aux personnes ainsi identifiées.
9. Voltage Pictures LLC c. Untel, 2011 CF 1024 (C.F., le juge Shore).
400
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Les fournisseurs de services Internet rattachés aux adresses IP
identifiées étaient Bell Canada, Cogeco Câble Inc. et Vidéotron
s.e.n.c. La demande de Voltage Pictures était donc fondée sur le fait
que, sans les informations à être divulguées par ces fournisseurs de
service Internet, elle n’était pas en mesure d’identifier ceux qui violaient ses droits d’auteur, se voyant ainsi privée de son droit de les
poursuivre.
2.2 La question en litige
Essentiellement, la Cour fédérale devait décider si, en vertu du
droit applicable, elle pouvait valablement permettre la tenue d’un
interrogatoire préalable des fournisseurs de services Internet, tierces parties au litige.
Citant un passage de la décision de la Cour d’appel fédérale
dans l’affaire BMG Canada inc. c. John Doe10, la Cour fédérale a
confirmé que :
[s]elon la Cour d’appel fédérale, il est indiqué de procéder à un
interrogatoire préalable par écrit des fournisseurs de service
internet lorsque leurs clients violent les droits d’auteur de la
partie demanderesse.11
Afin de démontrer qu’elle avait une demande légitime à faire
valoir, Voltage Pictures devait toutefois démontrer que sa demande
répondait aux dispositions de la Règle 238 des Règles des Cours fédérales12 :
238. (1) Une partie à une action peut, par voie de requête,
demander l’autorisation de procéder à l’interrogatoire préalable d’une personne qui n’est pas une partie, autre qu’un
témoin expert d’une partie, qui pourrait posséder des renseignements sur une question litigieuse soulevée dans l’action.
[...]
(3) Par suite de la requête visée au paragraphe (1), la Cour peut
autoriser la partie à interroger une personne et fixer la date et
10. BMG Canada inc. c. John Doe, 2005 C.A.F. 193, par. 25, 41 et 42.
11. Supra, note 9, par. 14.
12. Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.
Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies...
401
l’heure de l’interrogatoire et la façon de procéder, si elle est
convaincue, à la fois :
a) que la personne peut posséder des renseignements sur
une question litigieuse soulevée dans l’action ;
b) que la partie n’a pu obtenir ces renseignements de la personne de façon informelle ou d’une autre source par des
moyens raisonnables ;
c) qu’il serait injuste de ne pas permettre à la partie d’interroger la personne avant l’instruction ;
d) que l’interrogatoire n’occasionnera pas de retards, d’inconvénients ou de frais déraisonnables à la personne ou aux
autres parties.
2.3 L’analyse et les conclusions de la Cour
Le juge Shore a donc analysé les faits lui étant soumis à la
lumière de chacun des critères énumérés au paragraphe 3 de la
Règle 238 des Règles des Cours fédérales.
En premier lieu, la Cour a jugé que les noms et adresses des
défendeurs éventuels, tels que connus par les fournisseurs de service
Internet par le biais des adresses IP identifiées par Voltage Pictures,
étaient pertinents au litige.
Ensuite, la Cour a affirmé que, sans une ordonnance de la Cour
fédérale, les fournisseurs de services Internet ne pouvaient pas
divulguer les noms et adresses de leurs clients, compte tenu du paragraphe 7(3) de la Loi sur la protection des renseignements personnels
et les documents électroniques13 :
(3) Pour l’application de l’article 4.3 de l’annexe 1 et malgré la
note afférente, l’organisation ne peut communiquer de renseignement personnel à l’insu de l’intéressé et sans son consentement que dans les cas suivants :
[...]
13. Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, L.C. 2000, ch. 5.
402
Les Cahiers de propriété intellectuelle
c) elle est exigée par assignation, mandat ou ordonnance
d’un tribunal, d’une personne ou d’un organisme ayant le
pouvoir de contraindre à la production de renseignements
ou exigée par des règles de procédure se rapportant à la production de documents.
Rappelant un passage de la décision BMG Canada inc. c. John
Doe14, le juge Shore a ensuite affirmé que Voltage Pictures, dans le
cas à l’étude, ne pouvait faire valoir ses droits d’auteur ni intenter
une action contre les défendeurs sans connaître leurs noms et adresses.
Finalement, quant au dernier critère de la Règle 238 des Règles
des Cours fédérales, le juge Shore a tenu en compte le fait que
Voltage Pictures acceptait de rembourser les frais raisonnables
qu’allaient encourir les fournisseurs de services Internet pour réunir
les renseignements recherchés. Par ailleurs, l’obtention des noms et
adresses des défendeurs, en tant qu’informations minimales permettant à Voltage Pictures de faire valoir ses droits, accélérait la poursuite de l’action intentée.
En conclusion, la Cour fédérale a donc accordé la demande de
permission de procéder à un interrogatoire au préalable des fournisseurs de services Internet impliqués et a émis une ordonnance à cet
effet. Il est toutefois à noter que la demande de Voltage Pictures n’a
été contestée par aucun des fournisseurs de service Internet impliqués dans l’affaire.
2.4 Les répercussions de ce jugement
À la suite de l’émission de cette ordonnance, Voltage Pictures
a été en mesure de pouvoir obtenir l’information voulue auprès
de fournisseurs de services Internet visés par l’ordonnance. Il en
découle qu’elle a pu faire parvenir des mises en demeure à près d’une
trentaine d’internautes dont l’identité a été dévoilée par lesdits fournisseurs de services Internet15.
Il est toutefois à noter que l’identification des véritables individus ayant téléchargé le contenu illégal sera difficile à faire. En effet,
14. Supra, note 10, par. 42.
15. Alain McKENNA, « Téléchargement de The Hurt Locker : des internautes canadiens poursuivis », le 28 novembre 2011, <http://technaute.cyberpresse.ca/nouvelles/internet/201111/28/01-4472247-telechargement-de-the-hurt-locker-des-in
ternautes-canadiens-poursuivis.php>.
Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies...
403
la multiplication des réseaux partagés entre membres d’une même
famille, colocataires, collègues, voisins ou dans les endroits publics
rendra très difficile l’identification du réel coupable.
À la lumière de l’ordonnance émise par la Cour fédérale, bien
que les internautes pratiquant le partage de fichiers illégaux sur
Internet ne puissent être personnellement identifiés directement
par les distributeurs d’œuvres protégées, ces internautes ne peuvent
dorénavant plus espérer se réfugier derrière le couvert de leur
adresse IP pour se soustraire aux poursuites judiciaires. Cette décision, combinée à la montée des nouveaux services légaux de diffusion
des œuvres qui émergent en ce moment au Canada, pourrait donc
contribuer à enrayer le phénomène du partage de fichiers illégaux
dans l’avenir.
Finalement, si le projet de loi C-11 visant une refonte de la Loi
sur le droit d’auteur est finalement adopté dans sa mouture actuelle,
les dommages statutaires applicables en pareille situation seront
limités à 5 000 $, plutôt que 20 000 $ comme c’est présentement le
cas. Il serait toutefois surprenant qu’une telle limite revue à la
baisse puisse décourager les titulaires de droit d’obtenir des ordonnances afin d’identifier les internautes ayant téléchargé illégalement des œuvres. En effet, la réception d’une mise en demeure
pourrait bien suffire pour que plusieurs internautes paient rapidement les sommes demandées, afin d’éviter toute poursuite judiciaire.
3. Private Career Training Institutions Agency c.
Vancouver Career College16 : l’utilisation de noms
et de marques de commerce de tiers comme mots clés
sur les moteurs de recherche
3.1 Les faits
À titre introductif, l’achat de mots clés sur certains moteurs de
recherche permet aux entreprises qui désirent annoncer leurs produits et services de faire afficher des publicités dans des sections spécifiques dédiées aux liens commerciaux dans les pages de résultats
lorsqu’un utilisateur entre un terme de recherche acheté comme
mot clé. Certains problèmes peuvent toutefois survenir lorsque les
termes achetés à titre de mots clés sont des noms commerciaux ou
marques de commerce de concurrents.
16. Private Career Training Institutions Agency c. Vancouver Career College, 2011
BCCA 69 (B.C.C.A., les juges Prowse, Kirkpatrick et Chiasson).
404
Les Cahiers de propriété intellectuelle
La décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans
l’affaire Private Career Training Institutions Agency c. Vancouver
Career College est la première décision canadienne sur ce sujet rendue par un tribunal d’appel.
La demanderesse, Private Career Training Institutions
Agency, est l’organisme responsable des établissements d’enseignement privés en Colombie-Britannique et elle a été créée en vertu du
Private Career Training Institutions Act17. La défenderesse, Vancouver Career College, est quant à elle un établissement d’enseignement de la région de Vancouver supervisé par le Private Career
Training Institutions Agency.
Essentiellement, le Vancouver Career College a procédé à
l’achat de mots clés auprès de divers moteurs de recherche tels
Yahoo et Google, lesquels mots clés visaient le nom d’établissements
d’enseignement compétiteurs. En vertu de cette pratique, des liens
visant le Vancouver Career College apparaissaient dans des positions mises en évidence lorsqu’un utilisateur entrait le nom d’un établissement concurrent dans les moteurs de recherche.
Certaines situations de confusion ont par ailleurs été vécues
par des étudiants désirant s’inscrire dans des établissements particuliers, mais s’étant inscrits par erreur au Vancouver Career College
en raison du placement publicitaire effectué par ce dernier.
À la suite des plaintes de ses établissements membres, le Private Career Training Institutions Agency a donc intenté un recours
contre le Vancouver Career College afin d’obtenir une injonction
pour empêcher cet établissement d’employer le nom de ses compétiteurs, geste en contravention avec l’un de ses règlements :
Internet Advertising
With respect to internet advertising, the Board agreed by
motion at its meeting of June 18, 2009 that the use of another
institution’s trademarks, logo, or business name, or anything
confusingly similar, by a registered institution in any metatags
(website or html), search engine AdWords, adCenter keywords,
or any similar medium for advertising purposes shall constitute false, deceptive or misleading activity within the meaning
of Bylaw 29.1, and is prohibited.
17. Private Career Training Institutions Act, S.B.C. 2003, c. 79.
Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies...
405
Cette nuance est importante, puisque le recours n’était pas étudié sous l’angle de la Loi sur les marques de commerce, mais bel et
bien sous celui de ce règlement spécifiquement applicable aux institutions d’enseignement de la Colombie-Britannique sous la supervision du Private Career Training Institutions Agency.
En première instance, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a comparé l’emploi par la défenderesse du nom de ses compétiteurs au placement de publicités dans les pages jaunes d’un
annuaire téléphonique. N’ayant pas de décisions canadiennes en
matière de publicité par mots clés sur lesquelles baser sa décision, le
tribunal de première instance s’est référé à certaines décisions américaines traitant de la question, à savoir si l’achat d’une marque de
commerce à titre de mot clé constituait un emploi de ladite marque
de commerce.
Le juge de première instance s’est également référé aux critères
visant à déterminer si des marques de commerce portent à confusion
en vertu de l’alinéa 7 b) de la Loi sur les marques de commerce, afin
de trouver un parallèle d’application pour que l’emploi d’un nom ou
d’une marque de commerce soit considéré trompeur en vertu du
règlement du Private Career Training Institutions Agency. En effet,
le règlement susmentionné exigeait que l’emploi soit trompeur, et
non seulement qu’il porte à confusion. À la suite d’une telle analyse
en vertu de la jurisprudence américaine et de la jurisprudence canadienne en matière de confusion sous la Loi sur les marques de commerce, le juge de première instance a rejeté le recours du Private
Career Training Institutions Agency, considérant que la publicité
effectuée par le Vancouver Career College n’était pas trompeuse.
3.2 La question en litige
Essentiellement, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique
devait décider si le juge de première instance avait erré en droit en
appliquant la jurisprudence relative à la Loi sur les marques de commerce dans le cadre d’une action intentée en vertu d’une réglementation visant à protéger les consommateurs.
3.3 L’analyse et les conclusions de la Cour
Dans un jugement unanime, la Cour d’appel de la ColombieBritannique a rejeté l’appel du Private Career Training Institutions
Agency, tout en apportant certains commentaires quant aux motifs
invoqués par le juge de première instance. En premier lieu, la Cour a
406
Les Cahiers de propriété intellectuelle
mentionné que la jurisprudence applicable en matière de confusion
entre deux marques de commerce ne pouvait être d’aucune assistance, puisque la confusion et la tromperie ne peuvent être équivalentes, en ce qu’une publicité peut simplement créer de la confusion,
sans être trompeuse18.
Il est par ailleurs intéressant de noter qu’en appel, la Cour a
commenté un argument de l’appelante, qui tentait de faire un parallèle entre l’achat de mots clés et le placement publicitaire dans les
annuaires Pages Jaunes ou Pages Blanches, où il est possible de placer une publicité à proximité du nom d’un compétiteur. La Cour
a rejeté l’analogie, en mentionnant que les annuaires Pages Jaunes
sont basés sur les sujets, et non sur les noms. Les Pages Blanches
contiennent quant à elle uniquement des noms, et non des choix.
À l’opposé, un site Internet donne des choix, des noms et des sujets,
ce qui empêche toute analogie avec les méthodes traditionnellement
utilisées pour faire de la publicité :
These propositions seek to analyze the legal implications of the
use of modern technology with practice and technology that
bears no resemblance to it. The Yellow Pages are based on topics, not names. The white pages contain names, but no choices.
An Internet page gives choices, names and topics. It is information technology carried far beyond the traditional. 19
3.4 Les répercussions de ce jugement
Bien que cette décision ne soit pas une décision fondée sur la
confusion et l’emploi de marques de commerce en vertu de la Loi sur
les marques de commerce, elle peut tout de même nous éclairer sur la
façon dont les tribunaux pourront traiter la question de la publicité
par l’achat de mots clés sur des moteurs de recherche.
Lorsqu’une décision sera rendue en vertu d’une loi ou d’un
règlement particulier faisant référence au caractère trompeur de
l’emploi d’un nom ou d’une marque, il conviendra de ne pas référer
aux critères traditionnels de la confusion en vertu de la Loi sur les
marques de commerce. À l’inverse, dans un cas visant spécifiquement
un recours en vertu de la Loi sur les marques de commerce et fondé
sur le critère de la confusion, il faudra alors se référer aux commentaires récemment émis par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt
18. Supra, note 16, par. 31-33.
19. Supra, note 16, par. 27.
Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies...
407
Masterpiece Inc. c. Alavida Lifestyles Inc.20 pour l’évaluation de cette
confusion.
Il convient également de mentionner qu’une décision québécoise a été rendue en 2010 en matière de mots clés dans l’affaire
Chocolat Lamontagne inc. c. Humeur Groupe-conseil inc.21, soit postérieurement au jugement de première instance dans l’affaire à
l’étude. Ce cas similaire d’achat de mots clés sur un moteur de
recherche était cependant fondé sur la commercialisation trompeuse, en vertu de l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce.
Le recours a finalement été rejeté, puisque le texte de la publicité de
la défenderesse indiquait clairement qu’il s’agissait d’une alternative aux produits et services de la demanderesse.
Malgré la décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’affaire Private Career Training Institutions Agency c.
Vancouver Career College, et la décision de la Cour supérieure du
Québec dans l’affaire Chocolat Lamontagne inc. c. Humeur Groupeconseil inc., la question de savoir si l’achat d’un mot clé étant une
marque de commerce enregistrée détenue par une autre partie constitue un emploi de la marque au sens de la Loi sur les marques de
commerce demeure une question sans réponse au Canada.
Compte tenu de cette jurisprudence limitée au Canada dans un
domaine qui prend de plus en plus d’ampleur dans le cadre de stratégies publicitaires, il est à prévoir que plusieurs autres cas se présenteront devant les tribunaux au cours des prochaines années.
4. Tucows.Com Co. c. Lojas Renner S.A.22 :
le droit de propriété sur un nom de domaine
4.1 Les faits
Une décision rendue en Ontario en 2011 pourrait avoir certaines incidences en matière de litiges touchant des noms de domaine
au Canada. En effet, depuis plusieurs années, les tribunaux hésitent
sur la façon de qualifier un nom de domaine ou d’y appliquer des
concepts juridiques applicables aux biens mobiliers. Or, la Cour
d’appel de l’Ontario a rendu une décision dans l’affaire Tucows.Com
20. Masterpiece Inc. c. Alavida Lifestyles Inc., 2011 CSC 27.
21. Chocolat Lamontagne inc. c. Humeur Groupe-conseil inc., 2010 QCCS 3301 (C.S.
la juge Corriveau).
22. Tucows.Com Co. c. Lojas Renner S.A., 2011 ONCA 548 (C.A. Ont.).
408
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Co. c. Lojas Renner S.A., dans laquelle elle a qualifié la nature d’un
nom de domaine en vertu de la common law applicable en Ontario.
Tucows.Com Co. (« Tucows ») est une société technologique
incorporée en vertu des lois de la Nouvelle-Écosse, mais dont le principal bureau d’affaires est situé à Toronto, en Ontario. En 2006,
Tucows a procédé à l’achat de plus de 30 000 noms de domaine constitués principalement de noms de famille auprès de la société Mailbank Inc., dont notamment le nom de domaine « Renner.com ».
Lojas Renner S.A. (« Renner ») est quant à elle une compagnie
brésilienne qui opère plusieurs magasins de vente au détail de
vêtements et est titulaire de la marque de commerce enregistrée
RENNER au Brésil, ainsi que dans d’autres pays.
Estimant que le nom de domaine de Tucows contrevenait à ses
droits dans la marque de commerce RENNER, Renner a donc déposé
une plainte devant l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) en vertu des principes de résolution des conflits de
celle-ci, soit le Uniform Dispute Resolution Policy (UDRP).
Plutôt que de fournir une réponse quant au bien-fondé de la
plainte devant l’OMPI, Tucows a plutôt déposé une requête en
Cour supérieure de l’Ontario, en vue d’obtenir une déclaration selon
laquelle i) elle détient des intérêts légitimes dans le nom de domaine,
ii) elle n’a pas déposé ou utilisé le nom de domaine de mauvaise foi, et
iii) que Renner n’est pas en droit de demander le transfert du nom de
domaine. À la suite du dépôt de cette requête devant un tribunal de
droit commun, l’OMPI a pris la décision d’exercer sa discrétion et de
mettre fin aux procédures instituées devant elle.
En première instance, le recours a été rejeté pour le motif qu’il
n’y avait pas de bases adéquates sur lesquelles fonder la juridiction
de la Cour supérieure de l’Ontario pour décider d’un tel litige, en
vertu du test de la connexion réelle et substantielle (real and substantial connection) prévu à l’article 17.02 des Rules of Civil Procedure23 :
17.02 A party to a proceeding may, without a court order, be
served outside Ontario with an originating process or notice of
a reference where the proceeding against the party consists of a
claim or claims,
(a) in respect of real or personal property in Ontario ;
23. Rules of Civil Procedure, R.R.O. 1990, Reg. 194.
Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies...
409
4.2 La question en litige
La Cour d’appel de l’Ontario devait décider, entre autres, si le
recours pouvait bénéficier d’une présomption de connexion réelle et
substantielle avec l’Ontario i) en ce qu’un nom de domaine puisse
répondre à la qualification de bien meuble (personal property) et
ii) en ce que le nom de domaine « Renner.com » soit situé sur le territoire ontarien en vertu de l’article 17.02 précité. Ainsi, cette cause
reposait sur la qualification d’un nom de domaine en tant que bien
meuble, ainsi que sur la localisation géographique d’un tel bien, le
cas échéant.
4.3 L’analyse et les conclusions de la Cour
La Cour a tout d’abord mentionné qu’il y avait présentement
très peu de décisions canadiennes faisant autorité en matière de
qualification d’un nom de domaine à titre de bien meuble, mais que
la tendance internationale était de traiter les noms de domaine
comme une nouvelle forme de bien intangible24. Par ailleurs, puisque les Rules of Civil Procedure de l’Ontario ne contiennent pas de
définition d’un bien meuble, la Cour s’est penchée sur la qualification d’un bien meuble en vertu de la common law.
La Cour a donc examiné les attributs du droit de propriété en
référant à certaines décisions faisant autorité en common law, en
association avec les caractéristiques d’un nom de domaine :
The bundle of rights associated with the domain name <renner.
com> that Tucows has (as purchaser and registrant) satisfies
the attributes of property as described by Harris and Ziff in
that at present Tucows can enforce those rights against all
others.
As in Saulnier, Tucows derives income from being the holder of
the rights in the domain name <renner.com>. It has fourteen
clients who subscribe to personal e-mail services using the
domain name. If the domain name were to be transferred to
Renner, it would undoubtedly assist in unlocking the value of
Renner’s business. The registered owner of the domain name
has the right to exclusively direct traffic to the domain name’s
corresponding website and to exclude anyone else from using
the same name. The ability to exclude others from the enjoy24. Supra, note 22, par. 46-55.
410
Les Cahiers de propriété intellectuelle
ment of, interference with or appropriation of a specific legal
right was held by Cory J. in Bouckhuyt, as a necessary incident
of property.25
À la suite de cette analyse, la Cour a donc conclu qu’un nom de
domaine constitue un bien meuble en vertu de la common law. Quant
à la situation géographique de ce bien meuble, la Cour a mentionné
que le simple fait qu’un nom de domaine soit un bien meuble intangible ne signifie pas qu’il n’a pas de situation géographique permettant à une cour de justice d’avoir juridiction sur ce bien. En effet, afin
de déterminer le point de rattachement géographique d’un nom de
domaine, la Cour a mentionné plusieurs facteurs à prendre en considération :
[...] in this case the connecting factors favouring location of the
domain name in Ontario are the location of the registrant of the
domain name, as well as the location of the registrar and the
servers as intermediaries. The evidence concerning the location
of Tucows’s target audience is insufficient for me to draw any
conclusion based on it. The location of the registrar is an important consideration because, as Bogdan and Maunsbach point
out at p. 182, without the domain name registrar/ administrator being subject to the court’s jurisdiction, questions of the
enforceability of the order could arise.26
La Cour a finalement conclu en établissant que le nom de
domaine « Renner.com » était un bien meuble intangible situé en
Ontario, lui conférant ainsi juridiction en vertu de l’article 17.02 des
Rules of Civil Procedure.
4.4 Les répercussions de ce jugement
Cette décision semble donc ouvrir la porte à ce que des procédures fondées sur la propriété de noms de domaine appartenant à des
sociétés ontariennes puissent être intentées devant les tribunaux
ontariens de droit commun.
Il convient toutefois de se demander si les tribunaux québécois
appliqueraient le même genre de raisonnement en matière de noms
de domaine appartenant à des entreprises québécoises, en vertu du
droit civil québécois. Selon l’article 907 du Code civil du Québec, il
25. Supra, note 22, par. 62-63.
26. Supra, note 22, par. 71.
Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies...
411
serait toutefois soutenable d’argumenter qu’un nom de domaine
puisse être qualifié de « bien meuble », puisque n’étant pas explicitement qualifié autrement. Quoi qu’il arrive, les tribunaux québécois
auront une décision canadienne récente de laquelle s’inspirer si une
situation similaire devait se présenter au Québec.
5. Boivin & Associés c. Scott27 : la signification
de procédures par le biais de Facebook
5.1 Les faits
Au Québec, les modes de signification des procédures et documents en matière civile sont prévus par le Code de procédure civile.
Généralement, la signification se fera par huissier ou par un messager, de façon à pouvoir détenir une preuve que la signification a validement été effectuée. Toutefois, il arrive parfois que l’adresse d’une
personne soit inconnue, malgré plusieurs recherches, compte tenu
de déménagements successifs ou à l’étranger, ou que cette personne
tente sciemment de se cacher.
Or, avec l’évolution rapide de moyens technologiques, il arrive
parfois que la seule façon de pouvoir contacter un individu pour lui
signifier un document soit par le biais d’un profil affiché sur l’un des
différents sites principaux de médias sociaux, dont Facebook. En
2011, deux décisions ont retenu notre attention à ce sujet.
La première décision ayant traité de cette question, quoique
sommairement, est la décision Droit de la famille – 11176428, rendue par la Cour supérieure. Dans cette affaire relative à la garde
d’un enfant, la Cour a autorisé la signification d’une procédure par
Facebook, étant donné que madame a tenté sans succès d’obtenir
l’adresse de monsieur, ce dernier n’ayant pas laissé d’adresse à
madame depuis son départ en Colombie-Britannique. La Cour a
affirmé que la « signification par ce réseau social était donc la meilleure façon de rejoindre monsieur »29. La Cour note d’ailleurs que la
signification par Facebook a obtenu les résultats escomptés, puisque
monsieur a ensuite communiqué avec l’avocate de madame.
Cette décision, quoique intéressante, ne donnait que très peu
de détails sur les motifs justifiant la signification d’un document par
27. Boivin & Associés c. Scott, 2011 QCCQ 10324 (le juge Dortélus).
28. Droit de la famille – 111764, 2011 QCCS 3120 (la juge Bélanger).
29. Supra, note 28, par. 5.
412
Les Cahiers de propriété intellectuelle
le biais de Facebook. Le 15 août 2011, la Cour du Québec a toutefois
rendu une décision plus détaillée quant à ce mode de signification,
dans l’affaire Boivin & Associés c. Scott.
Dans cette affaire, la demanderesse a institué un recours contre des codéfendeurs, parmi lesquels une des défenderesses n’avait
aucune adresse connue au Québec, malgré plusieurs démarches
effectuées par la demanderesse. La dernière adresse connue de la
défenderesse était en Floride, mais cette dernière aurait déménagé
depuis. Connaissant toutefois l’adresse Facebook de la défenderesse,
la demanderesse s’est adressée à la Cour du Québec afin d’obtenir
l’autorisation de signifier la requête introductive d’instance à la
défenderesse par Facebook, soulevant qu’il lui était possible de soumettre cette requête de façon efficace et personnalisée.
5.2 La question en litige
La Cour du Québec devait donc décider si la signification d’une
requête introductive d’instance pouvait validement être effectuée
par le biais de Facebook, compte tenu de la Loi concernant le cadre
juridique des technologies de l’information (« L.C.C.J.T.I. »), malgré
le fait que l’article 123 du Code de procédure civile prévoie qu’une
telle requête puisse être remise à son destinataire par le biais de certains moyens, dont par huissier, par l’envoi par la poste de la copie à
son destinataire, ou par la publication d’un avis dans un journal.
5.3 L’analyse et les conclusions de la Cour
La Cour a d’abord mentionné les articles 28 et 74 de la
L.C.C.J.T.I. :
28. Un document peut être transmis, envoyé ou expédié par
tout mode de transmission approprié à son support, à moins
que la loi n’exige l’emploi exclusif d’un mode spécifique de
transmission.
Lorsque la loi prévoit l’utilisation des services de la poste ou du
courrier, cette exigence peut être satisfaite en faisant appel à la
technologie appropriée au support du document devant être
transmis. De même, lorsque la loi prévoit l’utilisation de la
poste certifiée ou recommandée, cette exigence peut être satisfaite, dans le cas d’un document technologique, au moyen d’un
accusé de réception sur le support approprié signé par le destinataire ou par un autre moyen convenu.
Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies...
413
Lorsque la loi prévoit l’envoi ou la réception d’un document à
une adresse spécifique, celle-ci se compose, dans le cas d’un
document technologique, d’un identifiant propre à l’emplacement où le destinataire peut recevoir communication d’un tel
document.
[...]
74. L’indication dans la loi de la possibilité d’utiliser un ou des
modes de transmission comme l’envoi ou l’expédition d’un document par lettre, par messager, par câblogramme, par télégramme, par télécopieur, par voie télématique, informatique
ou électronique, par voie de télécommunication, de télétransmission ou au moyen de la fibre optique ou d’une autre technologie de l’information n’empêche pas de recourir à un autre
mode de transmission approprié au support du document, dans
la mesure où la disposition législative n’impose pas un mode
exclusif de transmission.
Afin d’interpréter l’effet de ces deux articles en lien avec l’article 123 du Code de procédure civile, la Cour s’en est remise à
l’analyse des auteurs De Rico et Jaar :
Comme son nom l’indique, la Loi concernant le cadre juridique
des technologies de l’information est une loi « chapeau » qui a
amendé nommément plusieurs lois, mais qui a aussi eu pour
effet d’amender toutes lois qui traitent de documents et de
modes de transmission, incluant le C.p.c. Le législateur a été
précurseur en comprenant que l’avènement des TI et la vitesse
de leur évolution ne permettraient pas d’amender chacune des
lois à chaque avancée technologique. Ainsi, il a favorisé un
cadre juridique général qui chapeaute toutes les lois pertinentes pour éviter de recourir à l’amendement législatif de ces
dernières.
Il nous semble justifié d’appliquer les dispositions de la
L.C.C.J.T.I. aux articles concernant la signification dans le
Code de procédure civile. Rappelons que le principe juridique à
la base de la signification est en fait « la remise d’une copie de
l’acte à l’intention de son destinataire » (123 C.p.c.). Selon
l’article 28 L.C.C.J.T.I., cette remise peut être effectuée « par
tout mode de transmission approprié à son support, à moins
que la loi n’exige l’emploi exclusif d’un mode spécifique de
transmission ». Notons que la seule exception à l’article 28
414
Les Cahiers de propriété intellectuelle
L.C.C.J.T.I. tient dans l’exigence législative d’un mode exclusif
de transmission. Or, à la lecture des articles 123 et 140.1 C.p.c.,
on constate l’usage du mot « peut » qui dénote une possibilité,
i.e. tout le contraire d’une obligation exclusive. Considérant
que le Code de procédure civile ne prévoit pas de mode exclusif
de transmission pour effectuer une signification, retenant plutôt plusieurs modes (huissier, poste, télécopieur, etc.), nous
croyons que l’article 28 L.C.C.J.T.I. peut recevoir pleine application, et ainsi permettre au courriel d’être utilisé comme mode
de signification.30
La Cour a affirmé partager l’avis de ces deux auteurs et a donc
appliqué le même raisonnement en matière de signification d’une
requête introductive d’instance par le biais de Facebook. En effet,
dans le cas à l’étude, le seul moyen dont disposait la demanderesse
pour transmettre une copie de la requête à la défenderesse était par
le biais de son adresse Facebook.
La Cour a ajouté que la signification par le biais de Facebook
dans cette affaire constituait un moyen « direct et pratique d’aviser
la défenderesse que des procédures sont entreprises contre elle, afin
qu’elle puisse préparer sa défense et d’être [sic] entendue, ce qui rencontre le principal but de la signification »31.
Rappelons également que l’article 31 de la L.C.C.J.T.I. encadre
les modalités de la preuve d’une telle signification. La Cour a donc
tenu compte du fait que la partie demanderesse serait en mesure de
faire la preuve de la signification de la requête par le biais de Facebook.
En somme, à la suite de l’étude de ces dispositions législatives,
la Cour du Québec a autorisé la signification de la requête introductive d’instance à la défenderesse, de façon électronique par le biais
d’une adresse Facebook.
5.4 Les répercussions de ce jugement
Cette décision démontre encore une fois que la L.C.C.J.T.I. peut
s’appliquer dans des contextes diversifiés, dont notamment dans le
cadre de la signification d’actes de procédures en vertu du Code de
30. DE RICO (Jean-François) et al., « Le Cadre juridique des technologies de l’information », Congrès annuel du Barreau du Québec, Service de la formation continue (Montréal : CAIJ, 2009), p. 17-18.
31. Supra, note 27, par. 13.
Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies...
415
procédure civile. Avec l’avènement et la popularité grandissante des
médias sociaux, il est à prévoir que la L.C.C.J.T.I. pourra trouver
application à plusieurs niveaux dans l’interprétation et l’application
de la législation québécoise.
Cette décision permet aussi de penser qu’il sera de plus en plus
difficile pour un défendeur de tenter de se cacher pour éviter les
poursuites judiciaires. En effet, dans la mesure où il est impossible
de localiser une adresse physique pour un défendeur, il appert qu’il
est maintenant possible de signifier une requête introductive d’instance par le biais de tout profil l’identifiant clairement sur un des
principaux sites de médias sociaux, dont Facebook.
CONCLUSION
Ces décisions, couvrant un vaste éventail de domaines reliés
aux technologies de l’information, nous rappellent que l’évolution
constante des moyens technologiques amène un flot grandissant de
nouvelles décisions des tribunaux dans lesquelles ceux-ci doivent
appliquer la législation existante à des domaines nouveaux, ou en
pleine expansion.
Il est donc nécessaire pour les praticiens œuvrant dans ces
domaines de demeurer constamment à l’affût des nouvelles décisions
venant influencer la sphère juridique encadrant l’utilisation des
nouvelles technologies. Les technologies de l’information peuvent
toutefois également être employées au service de ces praticiens, de
façon à transmettre et échanger de l’information et les commentaires
de chacun à une vitesse beaucoup plus grande qu’autrefois.
Vol. 24, no 2
Cinq décisions notables en
droit d’auteur en 2011
René Pepin*
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 419
1. L’affaire Cinar. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 420
2. L’affaire Shaw Cablesystems . . . . . . . . . . . . . . . . . 424
3. L’affaire Harmony Consulting . . . . . . . . . . . . . . . . 427
4
L’affaire Ré:Sonne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 430
5. L’affaire Century 21 Canada . . . . . . . . . . . . . . . . . 432
© René Pepin, 2012.
* Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke.
417
INTRODUCTION
L’année 2011 ne passera pas à l’histoire pour avoir été une
année de très grand cru en matière de droit d’auteur. Mais c’est un
peu inévitable. La Cour suprême du Canada, à l’instar de celle des
États-Unis, estime qu’il y a un tribunal d’appel spécialisé en matière
de propriété intellectuelle, de sorte qu’elle n’intervient que dans des
circonstances spéciales. Il peut s’agir d’une question en jeu considérée d’une très grande importance juridique, ou qu’il y ait confusion
ou hésitations dans les décisions des tribunaux inférieurs sur un
sujet donné. On ne doit donc pas s’attendre à voir à chaque année des
décisions comme dans l’affaire opposant les grandes maisons d’édition canadiennes au barreau ontarien1, où la Cour suprême a eu
l’occasion de se prononcer sur deux des notions les plus importantes
en matière de droit d’auteur, l’originalité et l’autorisation. Dans
l’affaire Théberge, la Cour s’est penchée sur la notion de reproduction2.
L’année 2011 n’en a pas été une de disette pour autant. Il ne
manque pas de décisions importantes et intéressantes pour toute
personne qui s’intéresse au domaine du droit d’auteur.
Nous pensons que les cinq suivantes sont notables. Il y a évidemment eu la décision de la Cour d’appel du Québec dans l’affaire
Cinar, qui était fort attendue. Elle mérite notre attention, car elle
contient des motifs élaborés. Elle ne se contente pas d’accepter ou
d’infirmer en bloc ce qui avait été dit par la Cour supérieure.
La Cour fédérale d’appel, pour sa part, a eu l’occasion de se
pencher sur un certain nombre de cas. Ainsi dans l’affaire Shaw
Cablesystems s’est posé la question de savoir si la transmission en
continu, appelée couramment « streaming », est visée par l’alinéa
3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur. La décision était très importante, car elle concerne tout ce qui est accessible sur un réseau
1. CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 334.
2. Théberge c. Galerie d’art du Petit Champlain, [2002] 2 R.C.S. 336.
419
420
Les Cahiers de propriété intellectuelle
comme You Tube, dont le contenu est protégé par la loi. Elle vise
aussi les internautes qui veulent écouter de la musique au moyen de
leur ordinateur, sans faire de copie de la pièce écoutée.
La Cour fédérale, quant à elle, s’est penchée, dans l’affaire Harmony Consulting, sur le droit d’auteur de logiciels. Une compagnie
de camionnage avait requis les services d’un informaticien pour élaborer un logiciel destiné à la gestion de l’entreprise. Mais les relations entre les parties ont dégénéré, et s’est posée la question de la
détention du droit d’auteur sur le logiciel. La question était difficile.
Il a fallu déterminer s’il y avait eu licence ou cession de droits
d’auteur.
L’affaire Re :Sound, mérite aussi l’attention, bien que la décision de la Cour fédérale d’appel soit courte. C’était une tentative de
la part d’artistes-interprètes dans le domaine de la musique pour
obtenir des redevances spécifiques pour leurs prestations incorporées dans un film, malgré des dispositions contraires prévues dans la
Loi sur le droit d’auteur sur le sujet.
Enfin, dans la décision Century 21, de la Cour suprême de la
Colombie-Britannique, la compagnie de courtage immobilier s’est
plaint du fait qu’une autre firme plagiait allègrement son site Internet, lui faisant une concurrence déloyale, et violait ses droits d’auteur sur les photos et sur le texte décrivant chaque propriété. L’affaire retient l’attention, car c’est une des rares décisions qui se soit
penchée sur la valeur juridique des différentes formes de consentement à l’utilisation d’un site Internet. On pense ici aux modèles
appelés selon le cas « shrinkwrap », « clickwrap » et « browse wrap ».
1. L’affaire Cinar
À tout seigneur, tout honneur. La décision la plus notable est
probablement l’affaire Cinar, qui a été rendue en juillet dernier3 par
la Cour d’appel du Québec. Le jugement en première instance date
de 2009. Cette affaire a été tellement médiatisée que l’on peut
s’exempter d’en rappeler les faits. Cependant, lorsque la décision en
appel a été connue, les grands médias se sont contentés de rapporter
que la décision de la Cour supérieure a été confirmée, mais que pour
d’obscures raisons le quantum des dommages-intérêts a été réduit.
La décision de la Cour d’appel mérite un meilleur traitement. Elle ne
bouleverse pas l’état du droit d’auteur sur les questions en jeu, mais
3. France animation, s.a. c. Robinson, 2011 QCCA 1361.
Cinq décisions notables en droit d’auteur en 2011
421
il vaut la peine de voir les positions qu’elle a prises sur l’une ou
l’autre des nombreuses questions qui y ont été examinées.
Ainsi, l’une de ces questions était de savoir ce qui peut être examiné par le tribunal pour déterminer si une œuvre est suffisamment originale. Cinar, la compagnie fondée par Ronald Weinberg et
feu Micheline Charest, prétendait que la Cour ne devait pas tenir
compte de documents non achevés faits par Claude Robinson, tels
que les scénarios, synopsis, descriptions du caractère des personnages, dessins et bandes dessinées. Il n’aurait fallu considérer que les
documents préparés ayant un caractère plus définitif, seulement
ceux soumis à des organismes subventionnaires ou à des producteurs ou réalisateurs dans l’espoir de les intéresser au projet. Sur ce
point, le tribunal a rappelé que la qualification d’une œuvre et la
détermination de son caractère original constituent des questions
mixtes de droit et de fait. Les appelants devaient donc montrer
l’existence d’une erreur importante de la part du juge de première
instance pour que la Cour intervienne. Ce qui n’était pas le cas.
Celui-ci a correctement déterminé que l’œuvre en cause était constituée d’un grand nombre d’éléments, littéraires et artistiques, qui
résultent de la combinaison de l’effort, du talent et du jugement de
M. Robinson4. Ses idées ont été exprimées et incarnées sous une
forme littéraire ou artistique. L’œuvre est donc protégée en vertu de
la loi. Cependant, le fait qu’un projet ne soit pas mené à terme a une
certaine pertinence, et doit être pris en considération dans la qualification de l’œuvre.
Un autre reproche adressé par les appelants au juge de première instance était qu’il n’avait pas défini correctement l’œuvre originale, en ce sens qu’il aurait dû dégager la substance de l’œuvre aux
fins de déterminer s’il y a eu contrefaçon par la reproduction d’une
partie substantielle de celle-ci. Selon la Cour d’appel, le juge Auclair,
en première instance, n’a pas commis d’erreur. Car ce n’est pas « la
substance de l’œuvre qui doit être comparée à la copie, mais bien
l’œuvre dans sa globalité, pour déterminer s’il y a reprise substantielle de celle-ci dans la copie »5. À ce sujet, on s’est interrogé quant à
la façon de déterminer ce qui constitue la partie substantielle d’une
œuvre. Le tribunal a rappelé qu’il s’agit davantage d’une question de
qualité que de quantité. Mais il a précisé aussi que la contrefaçon
s’apprécie d’abord par l’étude des ressemblances entre deux œuvres.
Car « les ressemblances permettent de déterminer s’il y a emprunt
4. Voir aux par. 27 à 40 de la décision.
5. Ibid., par. 43.
422
Les Cahiers de propriété intellectuelle
d’une partie substantielle d’une œuvre, alors que les différences
pourraient appuyer une allégation de création indépendante » 6.
La loi précise d’ailleurs que l’imitation déguisée constitue une
contrefaçon7. En somme, si l’emprunt est substantiel, les différences
entre deux œuvres peuvent ne pas avoir d’impact. Il se peut aussi
qu’on soit en présence d’une œuvre nouvelle et originale, qui a été
inspirée par une première œuvre. Tout est une question de degré et
de contexte. Mais s’il y a reprise d’une partie substantielle d’une
œuvre, il y a contrefaçon, même s’il y a un effort intellectuel important qui a permis la création de la nouvelle œuvre8.
On s’est interrogé aussi, dans cette décision, sur la pertinence
du témoignage d’un expert, en ce qui concerne la comparaison des
similitudes entre deux œuvres. Selon la Cour, ce témoignage ne
devrait pas être nécessaire pour lui permettre de faire cette détermination. Mais il peut arriver que ce témoignage soit nécessaire,
compte tenu des circonstances de l’espèce, et si l’expert ne cherche
pas à faire le travail qui revient au tribunal. En l’occurrence, l’expert
Perraton n’a pas seulement comparé les œuvres sous leur aspect perceptible, c’est-à-dire ce qui se voit facilement, soit les choix des formes, des couleurs, des mots ou leur articulation. Il a aussi étudié la
forme dite intelligible des œuvres en cause, soit leur structure, leur
composition, l’arrangement de leurs éléments tels les personnages,
l’interaction entre eux, l’époque, les actions, etc. C’est « la compréhension de la dynamique, de l’atmosphère, des motifs qui construisent l’œuvre »9. Sur ce point, le juge Auclair a eu raison de s’appuyer
sur les conclusions de M. Perraton, mais il n’a pas abdiqué son rôle
pour autant de juge ultime des faits et du droit. En l’occurrence, le
cumul des éléments perceptibles et intelligibles a permis de conclure
qu’il y a eu reprise d’éléments substantiels de l’œuvre de M. Robinson, même si le produit final qu’est Robinson Sucroë contient des éléments nouveaux et distincts de Robinson Curiosité.
La Cour d’appel s’est aussi penchée sur la responsabilité personnelle de Christian Davin, en vertu de la L.D.A. M. Davin était
directeur général de la compagnie France Animation. C’est lui qui a
6. Au par. 61.
7. Voir l’article 2 de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42 (ci-après la
L.D.A.). À la définition du terme « contrefaçon », il est précisé : « À l’égard d’une
œuvre sur laquelle existe un droit d’auteur, toute reproduction, y compris l’imitation déguisée, qui a été faite contrairement à la présente loi [...] ».
8. Voir aux par. 55 à 67 de la décision de la Cour d’appel.
9. Au par. 80.
Cinq décisions notables en droit d’auteur en 2011
423
offert en 1991 un contrat de pigiste à un dénommé Izard, et qui lui a
demandé l’année suivante de développer un nouveau projet.
Ce dernier a proposé une parodie du roman de Daniel Defoe
paru en 1719, Robinson Crusoe. Au lieu de faire un travail honnête,
M. Izard a plagié l’œuvre de Claude Robinson. S’est alors posée la
question de la responsabilité personnelle de son patron à l’époque.
Sur ce point, la Cour d’appel renverse la décision de première instance qui avait conclu à une responsabilité. À son avis, il fallait que
des présomptions « graves, précises et concordantes »10 puissent être
tirées des faits en cause. Or ce n’était pas le cas. Les faits révélés en
preuve ne permettaient pas de conclure que M. Davin était au courant du plagiat11.
Ce qui est plus intéressant pour nous ici, c’est que le rôle joué
par M. Davin permettait de soulever la question de savoir s’il avait
violé le paragraphe 3(1) in fine de la L.D.A.12 en autorisant une autre
personne à accomplir un des gestes que la loi réserve au détenteur du
droit d’auteur. Comme le tribunal l’a dit, le titre accolé à une personne n’est pas l’élément le plus important. Il faut examiner plutôt
ses fonctions et toutes les circonstances pertinentes. Ici, en appliquant les critères retenus par la Cour suprême dans l’affaire CCH13,
la Cour d’appel a conclu qu’il n’y avait pas de preuve suffisante pour
prouver la collusion. Le seul lien hiérarchique entre les deux hommes ne prouvait pas la connaissance de la contrefaçon chez M.
Davin, ni son autorisation de produire une œuvre en violation de la
loi14. Par contre, selon cette logique, le tribunal a conclu à la responsabilité des autres appelants, France Animation, Cinar et Ronald
Weinberg, en vertu de la L.D.A. Car il y a eu de leur part violation
consciente et délibérée du droit d’auteur des intimés.
10. Au par. 133.
11. Voir au par. 122. M. Izard avait d’ailleurs signé un contrat de droit d’auteur
en octobre 1992 dans lequel il avait garanti que l’œuvre Robinson Sucroë était un
concept original, dont il était l’auteur.
12. Le texte se lit ainsi : « Est inclus dans la présente définition le droit exclusif d’autoriser ces actes ».
13. [2004] 1 R.C.S. 334, par. 37 et 38.
14. Au par. 146. On voit donc que le lien hiérarchique est insuffisant. L’erreur ou la
faute de l’employé n’entraîne pas nécessairement la responsabilité de l’employeur. Il faut plutôt qu’il y ait autorisation. Elle peut découler d’actes positifs,
comme un encouragement ou une autorisation expresse, ou d’une situation
passive, comme l’omission d’exécuter une obligation légale. Voir au par. 145.
424
Les Cahiers de propriété intellectuelle
2. L’affaire Shaw Cablesystems
Une autre décision d’importance a été rendue par la Cour
d’appel fédérale dans l’affaire Shaw Cablesystems15. Elle concerne le
téléchargement de musique sur le réseau Internet. La Commission
du droit d’auteur avait accepté le tarif proposé par la SOCAN. La
Cour suprême a déterminé, en 2004, qu’un fichier musical est communiqué lorsqu’il est téléchargé sur l’ordinateur du destinataire, et
que ce genre de communication est une communication par télécommunication16.
La question qui s’est posée dans Shaw Cablesystems vient du
fait que les internautes ont maintenant accès aux œuvres musicales
soit en téléchargeant un fichier, ou en faisant du « streaming », qu’on
appelle « transmission en continu », c’est-à-dire un téléchargement
conçu pour être lu tel qu’il est reçu et ensuite effacé du disque dur de
l’ordinateur. Comme les internautes reçoivent chacun une seule
copie du fichier musical, on peut se demander si on est en présence
d’une communication « au public par télécommunication » d’une
œuvre au sens de l’alinéa 3(1) f) de la L.D.A. Or la Cour suprême
avait jugé, dans l’affaire CCH, que le fait pour le Barreau ontarien
d’envoyer par Internet à des avocats ou juges des copies de décisions
ou chapitres de volumes ne constituait pas une infraction à cette disposition de la loi, vu qu’il s’agissait d’une transmission à un seul destinataire, les mots « au public » signifiant qu’un fichier doit être
accessible à un grand nombre de personnes. Le tribunal avait tout de
même laissé une porte ouverte en écrivant que « la transmission
répétée d’une même œuvre à de nombreux destinataires pourrait
constituer une communication au public et violer le droit d’auteur »17.
L’argument de Shaw Cablesystems, pour contester la validité
d’une partie du tarif déterminé par la Commission du droit d’auteur,
était donc à l’effet que les internautes reçoivent chacun sur une base
individuelle un fichier musical, qui ne se trouve pas alors transmis
« au public ». Certaines œuvres musicales sont peut-être « reproduites » lorsque téléchargées, mais il n’y aurait pas lieu de payer un tarif
supplémentaire parce que non transmises « au public » par télécommunication. L’argument s’appuyait donc sur le prononcé de la Cour
15. Shaw Cablesystems c. Société canadienne des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs
de Musique (2010), 86 C.P.R. (4th) 239. La décision a été rendue en septembre
2010, mais des motifs additionnels et amendés ont été publiés le 30 juin 2011.
16. SOCAN c. Association canadienne des fournisseurs Internet, [2004] 2 R.C.S. 427.
17. CCH, supra, note 1, au par. 78.
Cinq décisions notables en droit d’auteur en 2011
425
suprême dans la décision CCH, et demandait à la Cour de renverser
sa propre décision dans ce qu’on a appelé « l’affaire des sonneries »18.
Les faits y étaient simples. Une entreprise de télécommunications
sans fil laissait ses abonnés choisir la sonnerie de leur téléphone.
À partir du serveur de la compagnie, les abonnés pouvaient écouter
différentes sonneries et télécharger celle de leur choix. La Cour
d’appel fédérale a déterminé que la transmission des sonneries aux
consommateurs constituait une communication, et que cette communication en était une « au public ».
Le tribunal a d’abord examiné un certain nombre d’anciennes
décisions, citées par la demanderesse, portant sur la notion d’« exécution en public »19, mais a dit qu’elles n’étaient pas réellement
applicables pour déterminer le sens des mots « communication au
public ».
À son avis, la jurisprudence enseigne que deux éléments sont
essentiels pour qu’on puisse déterminer si une communication en est
une « au public ». Il faut rechercher principalement l’intention de la
personne qui communique, et vérifier ensuite s’il y a réception de la
communication par au moins une personne membre du public20. Le
juge Pelletier s’est appuyé ici sur la jurisprudence du tribunal dont il
fait partie dans l’affaire CCH, où le juge Linden avait écrit que le
sens courant de l’expression « au public » indique que la communication doit viser à atteindre un grand nombre de personnes : « Ainsi,
pour être faite « au public » une communication doit être destinée à
un groupe de personnes, ce qui est plus qu’une personne mais pas
nécessairement tout le public en général »21. Le juge Pelletier a donc
18. Ou appelée aussi « l’affaire ACTSF » : Association canadienne des télécommunications sans fil c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de
musique (2008) C.A.F. 6.
19. Notamment, l’affaire CAPAC c. CTV Television, [1968] R.C.S. 676, où la Cour
suprême a jugé que la transmission par micro-ondes d’une version sonore d’une
œuvre musicale ne constituait pas une communication de l’œuvre au public par
radio, mais plutôt une exécution de l’œuvre. Aussi : CTV c. Commission du droit
d’auteur, [1993] 2 C.F. 115, où on a déterminé que lorsque le réseau CTV communique à ses stations affiliées une émission comportant une œuvre musicale, qui
les radiodiffusent ensuite au public, il n’y a pas d’exécution en public de l’œuvre.
Enfin, dans ACTC : Association canadienne de télévision par câble c. Commission
du droit d’auteur [1993] 2 C.F. 138, où on s’est demandé si la transmission aux
abonnés du câble d’œuvres musicales dont le point d’origine n’était pas une station ordinaire de télévision constituait une communication de l’œuvre au public.
La Cour a jugé que non, parce que la définition de l’œuvre musicale n’avait pas
changé, c’est-à-dire qu’il devait s’agir de feuilles manuscrites sur lesquelles les
notes musicales sont inscrites.
20. Supra, note 15, au par. 37.
21. Ibid., au par. 41.
426
Les Cahiers de propriété intellectuelle
estimé qu’une communication est faite « au public » lorsque la personne qui communique veut qu’elle soit accessible et captée par le
public en général. Et il suffit qu’au moins une personne du public
reçoive la communication pour qu’on puisse considérer qu’il y a eu
communication au public22.
Quant à la décision de la Cour suprême dans l’affaire CCH, le
juge estime qu’elle ne s’écarte pas du tout de sa façon de voir les choses. Le plus haut tribunal y a seulement dit que le fait que le Barreau
ontarien expédie par télécopie ou fax des documents numérisés à un
seul destinataire ne constituait pas une communication au public au
sens de l’alinéa 3(1) f) de la loi. Mais la situation aurait été autre si le
Barreau avait eu l’intention de rendre ces documents disponibles à
plusieurs personnes, ou s’il les avait rendus accessibles au public en
général. On peut donc se trouver face à une communication dite « au
public » au sens de la loi lorsque des documents sont distribués à une
personne à la fois, mais où la personne qui les transmet a l’intention
de les distribuer à un grand nombre de personnes23. Cet élément
d’intention serait conforme à la mise en garde de la Cour suprême
concernant les transmissions multiples d’une œuvre à des destinataires multiples.
Enfin, pour déterminer cette intention de la personne qui communique, on peut vérifier si la communication a eu lieu dans un
contexte commercial, et la quantité totale des communications, mais
ces deux éléments ne sont pas en soi absolument déterminants. Par
exemple, le fameux partage de fichiers de poste à poste (P2P) n’est
pas une activité commerciale, car il implique des consommateurs qui
s’échangent gratuitement des fichiers musicaux, mais cela constitue
tout de même une communication au public, car il y a initialement
un internaute qui place des œuvres musicales sur le disque dur de
son ordinateur, et les met à la disposition des autres utilisateurs qui
se servent du même logiciel de partage de fichiers24. En conclusion,
la Cour d’appel fédérale a jugé qu’était raisonnable la décision de la
22. Ibid., au par. 42. Cette façon de voir serait appuyée par la jurisprudence, comme
dans l’affaire australienne concernant la musique entendue par les gens qui sont
mis « en attente » lorsqu’ils téléphonent : Telstra Corporation Ltd. c. Australasian
Performing Right Association (1997), 38 I.P.R. 294 (H.C. Aust.). Dans cette
affaire, on a pu lire (traduction) : « L’on pourrait plutôt dire que l’expression « au
public » véhicule un concept plus large que l’expression « en public » [...] Ce qui
revient à dire qu’une communication peut être faite à des membres du public en
particulier dans un endroit privé ou chez quelqu’un et constituer tout de même
une communication faite au public. ».
23. Ibid., aux par. 51 à 54.
24. Ibid., au par. 61.
Cinq décisions notables en droit d’auteur en 2011
427
Commission selon laquelle le téléchargement d’un fichier musical à
partir d’un service de musique en ligne vers un seul utilisateur est
une communication de l’œuvre au public.
3. L’affaire Harmony Consulting
En juillet 2011, la division de première instance de la Cour
fédérale a rendu son jugement dans l’affaire Harmony Consulting25.
Elle traite de la question des droits d’auteur sur les logiciels. Les
faits, qui se sont déroulés sur plusieurs années, peuvent être résumés tout de même assez simplement. Un informaticien, du nom de
Sushil Chari, a mis au point, pour le compte de la compagnie de
transport G.A.Foss Transport, des logiciels destinés à aider le travail
des répartiteurs et des employés assignés à la facturation. Les logiciels ont été livrés en 2000, avec une licence d’utilisation d’une durée
indéfinie, mais pour un maximum de cinq utilisateurs. M. Chari a
été payé 40 000 $ pour ses services26. Il a poursuivi son travail pour
la compagnie de transport, soit pour fournir un support technique,
pour mettre à jour les logiciels, corriger leurs problèmes de fonctionnement, ou pour mettre au point d’autres logiciels de moindre importance27. Ses services étaient retenus à raison de 1 000 $ par semaine.
Dans ce cas-ci, comme pour le programme principal, il était prévu
que l’entente avec Foss Transport serait résiliée si la compagnie cessait de payer les frais de licences, ou si elle faisait un manquement
grave à ses obligations et n’y remédiait pas dans un délai de 60 jours
après avoir eu un avertissement28, ou déclarait faillite.
Les relations se sont graduellement détériorées entre les parties, de sorte qu’au printemps de l’année 2003, M. Chari ne rendait
plus de services à la compagnie de transport. Quand d’autres travaux ont dû être effectués au système informatique, il a autorisé la
compagnie à faire affaires avec un autre programmeur. La compagnie de transport a cessé de payer les frais hebdomadaires de
1 000 $ à M. Chari à partir de mars 2004. C’est ce qui a mis le feu aux
poudres, d’autant plus que M. Chari espérait qu’une compagnie qu’il
avait créée soit fusionnée avec Foss Transport. M. Chari a alors
modifié les deux principaux logiciels mis au point par lui pour qu’ils
cessent complètement de fonctionner, l’un en avril et l’autre en mai
25.
26.
27.
28.
Harmony Consulting Ltd. c. G.A. Foss Transport Ltd. (2011), 92 C.P.R. (4ht) 6.
Voir aux par. 10 à 51. Le logiciel principal s’appelait Petro Dispatch 2000.
Dont un Card Lock Invoicing program qui lui a rapporté 6 800 $. Voir au par. 43.
Supra, note 23, au par. 47.
428
Les Cahiers de propriété intellectuelle
200429. Ce qui a entraîné un arrêt complet des opérations de la compagnie pendant quelques jours.
M. Chari s’est adressé aux tribunaux pour réclamer les sommes
qu’il estimait lui être dues, et une déclaration à l’effet que ses droits
d’auteur dans les logiciels ont été violés. S’est donc posée d’abord la
question de la détention du droit d’auteur relativement aux logiciels.
Le juge Heneghan, qui a rendu la décision, a rappelé, comme principe de base, que les logiciels sont visés par la Loi sur le droit
d’auteur, à la définition d’« œuvre littéraire ». Il faut qu’ils soient évidemment originaux. Le concepteur d’un logiciel n’a pas pour autant
de droit d’auteur sur les bases de données qui pourront être créées
par l’utilisateur du logiciel. Dans le cas sous étude, le juge a pu déterminer facilement qu’il existait un droit d’auteur valide dans les
logiciels, à titre de compilations30, et ce, même si certains éléments
constitutifs de la compilation ne sont pas protégés en soi. Il en va
ainsi pour les réparations ou mises à jour des logiciels, qui ne bénéficient pas d’une protection indépendante, ou certains éléments qui ne
sont pas suffisamment originaux, comme le fait de reformater des
colonnes ou changer des champs où du texte pourra être inscrit31.
Quant à la détention du droit d’auteur, M. Chari était évidemment le créateur des logiciels, et donc premier détenteur du droit
d’auteur, mais la compagnie de transport prétendait qu’il y avait eu
cession de ses droits. Le problème est venu du fait que M. Chari a
incorporé en mars 2000 une compagnie, appelée Harmony Consulting, la demanderesse en l’occurrence32. En 2009, il a rédigé un texte
par lequel il cédait ses droits d’auteur à sa compagnie, auquel il a
voulu donner un effet rétroactif. Ce qu’on appelle une clause nunc
pro tunc, c’est-à-dire « maintenant pour alors », une entente faite
pour remédier à un élément manquant33. Le texte était ainsi rédigé :
« Par la présente, moi, Sushil Chari confirme que le 16 mars 2000 j’ai
cédé à Harmony Consulting tous mes droits mondiaux en ce qui
concerne le logiciel Petro Dispatch 2000... »34. Ce qui fait difficulté,
29. Voir aux par. 102 et 104. Le juge Heneghan écrit qu’il s’agit d’un acte de sabotage,
dicté par un désir de vengeance. Voir aux par. 109 et 111.
30. Au par. 54.
31. Voir aux par. 162 et 163.
32. La question était importante pour M. Chari parce que l’action a été intentée par
Harmony Consulting. Si on estime que la compagnie ne pouvait détenir les droits
d’auteur sur les logiciels en cause, elle pouvait difficilement se plaindre de violation de ces droits !
33. Voir MAYRAND (Albert), Dictionnaire de maximes et locutions latines utilisées
en droit, (Cowansville : Blais, 1985), p. 192.
34. Au par. 213 [la traduction est nôtre].
Cinq décisions notables en droit d’auteur en 2011
429
parce que le paragraphe13(4) de la L.D.A. est formel quant à l’exigence d’un écrit au moment de la cession. Il ne pouvait donc pas y
avoir eu cession valide en 2000, car elle n’existait que dans la tête de
M. Chari. La cession n’a pu avoir lieu qu’en juin 2009. Le texte fait
nunc pro tunc est donc inopérant et non pertinent35. Et M. Chari n’a
pas pu céder à sa compagnie ses droits moraux, car ils sont incessibles36.
Mais il y a plus. Lorsque M. Chari a obtenu la commande de la
compagnie de transport pour l’élaboration de logiciels, il a facturé
ses services par le biais de la compagnie Atrimed, qu’il avait incorporée avec son frère en décembre 1994. Aux yeux de la Cour fédérale,
cela suffisait pour qu’Atrimed soit la détentrice des droits d’auteur
sur les logiciels. En effet, la L.D.A. prévoit au paragraphe 13(3) que
c’est l’employeur qui détient le droit d’auteur à l’égard d’une œuvre
créée par un employé dans le cours de son emploi. Et, comme
l’enseigne le professeur Vaver dans son volume paru en 200037, il en
va de même pour les officiers supérieurs d’une compagnie, qui sont
légalement des employés de l’entreprise. Ceci amène, comme résultat, que Foss Transport ne peut pas avoir enfreint les droits d’auteur
de Harmony Consulting, car Atrimed ne lui a pas cédé ses droits.
Même si M. Chari détient le droit d’auteur sur le logiciel Petro Dispatch 2000, il ne l’a cédé à Harmony que quelques semaines avant le
début des procédures. Harmony détient des droits d’auteur, mais
seulement sur les logiciels plus récents, créés par M. Chari après
qu’il fut devenu un employé et eut transféré ses droits.
Un dernier point mérite l’attention. Le juge Heneghan s’est
demandé, dans l’hypothèse où Harmony aurait détenu le droit d’auteur sur le logiciel principal, si les gestes de la compagnie de transport, en les utilisant, constituaient une infraction. À ce sujet, il
rappelle qu’en vertu de la loi, il y a violation du droit d’auteur quand
une personne accomplit un des gestes réservés au détenteur du droit
d’auteur, ou autorise une autre personne à ce faire38. En l’occurrence, Harmony Consulting prétendit qu’il y avait eu violation de ses
droits à partir du moment où Foss Transport a cessé de faire les paiements hebdomadaires à M. Chari. Le tribunal a rappelé ici que le
35. La jurisprudence avait déjà posé le principe dans l’affaire Star Kist Foods, (1985)
3 C.P.R. (3d) 208 (C.F.P.I.) à l’effet que des ententes nunc pro tunc ne peuvent
être utilisées pour des raisons de commodité, pour remédier à des oublis ou des
négligences commises dans le passé.
36. Par. 14.1(2) de la L.D.A.
37. Copyright Law (Toronto : Irwin Law, 2000), p. 85.
38. Par. 3(1) de la L.D.A.
430
Les Cahiers de propriété intellectuelle
non-respect d’un contrat n’équivaut pas à la violation du droit d’auteur39. Le logiciel en jeu était installé dans un seul serveur chez Foss
Transport. Il n’y avait donc qu’un logiciel, sur un serveur. Foss
Transport n’a pas eu à copier le logiciel pour continuer à l’exploiter40.
Il n’y a donc pas eu violation de la loi. Et même si la compagnie avait
permis l’utilisation du logiciel à plus de cinq personnes à la fois, cela
n’aurait constitué qu’une violation d’une disposition d’un contrat.
Enfin, le tribunal a jugé que ce n’était pas une violation de la loi
pour la compagnie de transport de faire effectuer des modifications
au logiciel de M. Chari par d’autres programmeurs car, comme l’a dit
la Cour suprême dans l’affaire Théberge41, la reproduction implique
la multiplication des exemplaires d’une œuvre, ce qui n’était pas le
cas ici. La loi permet aussi spécifiquement de faire une copie de sauvegarde d’un logiciel. Et comme le logiciel de M. Chari était basé en
partie sur le logiciel appelé Microsoft Access, il était implicite dans la
licence d’utilisation que la compagnie pourrait effectuer les mises
à jour de ce logiciel.
4. L’affaire Ré:Sonne
Une courte décision a été rendue par la Cour d’appel fédérale
en février 2011, concernant les droits des artistes-interprètes, qui
aurait pu avoir un impact économique non négligeable. Dans cette
affaire42, la demanderesse, Ré:Sonne, a déposé devant la Commission du droit d’auteur un projet de tarif applicable à la bande sonore
qui accompagne un film montré en public, ou incluse dans une
émission de télévision diffusée au grand public. Si le tarif avait été
accepté, cela aurait eu pour conséquence qu’un propriétaire de salle
de cinéma aurait dû acquitter des droits d’auteur pour montrer un
film en salle, et un montant additionnel pour la musique incorporée
dans le film. De même, si Radio-Canada ou une station du réseau
TVA désirent diffuser un film dans leur programmation, il aurait
fallu payer un montant supplémentaire, spécifique pour la bande
sonore.
La L.D.A. prévoit déjà, depuis 1997, un droit d’auteur pour les
artistes-interprètes, les radiodiffuseurs et les compagnies de dis39. Au par. 261.
40. Au par. 262, le juge écrit : « ... use of a software program, without more, does not
constitute copyright infringement ».
41. Théberge c. Galerie d’art du Petit Champlain inc., [2002] 2 R.C.S. 336, au par. 42.
42. Ré:Sonne c. Fédération des associations de propriétaires de cinémas du Canada,
2011 CFA 70.
Cinq décisions notables en droit d’auteur en 2011
431
ques. L’article 19 mentionne, pour les artistes-interprètes, un droit à
la rémunération équitable pour « l’exécution en public » et la « communication au public par télécommunication » de l’enregistrement
sonore publié. Cela semble couvrir exactement ce qui est visé par la
demande de tarif. La difficulté vient du fait que la définition, à
l’article 2, de l’« enregistrement sonore » exclut spécifiquement la
bande sonore d’une œuvre cinématographique43. La Commission du
droit d’auteur, se fondant sur cette définition, a rejeté le projet de
tarif.
La plaignante a tenté de faire voir devant la Cour fédérale
qu’on devait, du point de vue juridique, considérer séparément chacun des éléments constitutifs d’une bande sonore. À son avis, c’est la
bande sonore dans son entièreté qui est exclue dans la définition
à l’article 2. Ses composantes individuelles ne le seraient pas, et
ce, pour deux raisons. D’abord, la définition de l’« enregistrement
sonore » vise seulement l’emplacement physique de l’enregistrement, ce qu’elle appelle le « support matériel quelconque ». Deuxièmement, les diverses parties d’une bande sonore ne sont pas la même
chose que la bande dans sa totalité, et peuvent et doivent recevoir un
traitement différent. Selon la demanderesse, l’objet de la définition
et de l’article 19 est simplement d’éviter que les films soient protégés
deux fois : pour les images, et pour l’œuvre musicale. Ainsi, personne
ne peut revendiquer une rémunération exclusivement pour l’ensemble de la bande sonore. Mais les artistes-interprètes et les compagnies de disques dont une ou plusieurs pièces musicales sont incorporées dans un film le pourraient.
La Cour a rejeté ces prétentions, sous la plume de la juge Trudel. Avec raison, à notre avis, car la demande de la plaignante cherchait à contourner ce que la loi prévoyait assez clairement, c’est-àdire la volonté de ne pas considérer séparément, pour les films, les
droits d’auteur sur les images et sur les sons. La juge Trudel a fourni
trois motifs pour étoffer sa conclusion à l’effet qu’il n’y avait pas lieu
de renverser la décision de la Commission du droit d’auteur.
D’abord, la demanderesse a fait valoir que si sa demande
d’homologation de tarif était rejetée, les artistes-interprètes seraient
floués dans le cas où leur performance, comprise dans une bande
43. La disposition est ainsi formulée : « ... est exclue de la présente définition la bande
sonore d’une œuvre cinématographique lorsqu’elle accompagne celle-ci ». Le
paragraphe 17(1) prévoit aussi que dès qu’un artiste-interprète accepte que sa
prestation soit incorporée dans un film, il ne peut plus exercer les droits donnés à
l’article 15.
432
Les Cahiers de propriété intellectuelle
sonore, serait mise sur Internet, ou si une bande sonore était extraite
d’un DVD pour être vendue séparément. À cela le tribunal a répondu
que cette préoccupation est non fondée. Car le paragraphe17(1) de la
loi exige le consentement de l’artiste-interprète pour que sa prestation soit incorporée dans un film.
De plus, si un enregistrement préexistant est extrait de la
bande sonore d’un film, la protection que la loi prévoit pour les artistes et les compagnies de disques continue de s’appliquer44.
La plaignante a ensuite formulé un argument de droit comparatif, qui n’a pas été analysé en détail par la juge. La juge Trudel a
simplement fait remarquer que le droit australien et du RoyaumeUni diffère radicalement du nôtre45.
Enfin, on a invoqué un argument à l’effet que la protection
demandée s’inscrit dans le sens de ce qui est prévu à l’article 10 de la
Convention de Rome, selon lequel les producteurs de « phonogrammes » ont le droit d’autoriser ou d’interdire la reproduction de leurs
phonogrammes. Mais, selon la juge, cela ne tient pas compte de la
définition du terme « phonogramme », qui ne vise que la fixation
sonore des sons et exclut les fixations d’images, ou d’images et de
sons, comme au cinéma ou à la télévision par exemple. La demande
de contrôle judiciaire a donc été rejetée.
5. L’affaire Century 21 Canada
Enfin, une décision fort intéressante a été rendue en septembre
dernier par la Supreme Court de la Colombie-Britannique dans un
litige opposant le courtier immobilier Century 21 à Rogers Communications46. La question, ultimement, traite du droit du propriétaire
d’un site web de contrôler l’utilisation qui peut être faite de l’information mise gratuitement à la disposition du public. Century 21 voulait bien que le public en général ait accès à son site et se serve des
44. Supra, note 42, aux par. 10 et 11.
45. On aurait aimé avoir davantage de précisions sur ce point. Car en doctrine, on
semble enseigner autre chose. Ainsi les auteurs Bently et Sherman écrivent-ils,
relativement aux droits des artistes-interprètes : « The most important of these,
at least financially, is the right to claim equitable remuneration from the owner
of copyright in a sound recording (note, not an audiovisual work) of a qualifying
performance, where the sound recording is played in public... », ce qui nous apparaît conforme à la règle prévalant au Canada. BENTLEY (Lionel) et al., Intellectual Property Law, 3e éd. (Londres : OUP, 2009), p. 307.
46. Century 21 Canada Ltd Partnership c. Rogers Communications inc. (2011), 96
C.P.R. (4th) 1.
Cinq décisions notables en droit d’auteur en 2011
433
renseignements qui y sont contenus, mais ne voulait pas se faire
« voler » par des concurrents tout le fruit de son travail. Century 21
a réclamé du tribunal une injonction et des dommages-intérêts à
l’endroit de Zoocasa, au motif que des images et du texte avaient été
reproduits illégalement à partir de son site. De plus, Rogers Communications aurait autorisé illégalement ses employés ou ceux de Zoocasa à accomplir des actes que la loi réserve au détenteur du droit
d’auteur47.
Les faits sont assez simples. Le site web de Century 21 contient
une liste des propriétés à vendre, à travers le Canada. Les utilisateurs peuvent faire une recherche selon différents critères : la localisation, le prix, ou selon d’autres caractéristiques des propriétés. Le
défendeur principal dans le litige est la compagnie Zoocasa. Rogers
Communications a eu l’idée initiale de créer son propre site web en
matière immobilière48, et a éventuellement créé Zoocasa, qui allait
se consacrer à ce travail.
Le site web de Zoocasa contenait les éléments suivants. Il y
avait une photo de chaque propriété à vendre, avec des informations
générales sur le quartier où elle se trouve, les commerces de proximité, les écoles avoisinantes, etc., puis un lien hypertexte vers le site
de l’agent d’immeuble ayant le mandat de vendre la propriété en
question, et de la publicité. Le « concept » du site de Zoocasa est de
regrouper les propriétés d’abord par quartier. Il fonctionne comme
un moteur de recherche, permettant à l’utilisateur d’identifier des
propriétés selon leur emplacement, ou leur prix, ou le nombre de
chambres à coucher, ainsi de suite. Initialement, le robot d’indexation de Zoocasa transférait toutes les informations du site de Century 21 relatives à la description des immeubles annoncés sur le site
de Zoocasa, mais à partir de novembre 2008, suite aux plaintes de
Century 21, seules de courtes informations étaient mises en ligne49.
Une première question qui s’est posée concerne la valeur juridique et la portée des conditions d’utilisation que Century 21 a mises
sur son site web. Il y avait plusieurs restrictions prévues. Century 21
voulait interdire les utilisations à caractère commercial. Elle interdisait aussi d’afficher, de distribuer, de retransmettre, ou de diffuser
47. La décision soulève des questions relatives au droit des biens, et à la notion de
concurrence déloyale, dont nous ne traiterons évidemment pas.
48. C’est au printemps de 2007 que Rogers a commencé à travailler à ce projet. Voir
au par. 23. Zoocasa a été incorporée en mars 2008.
49. Il s’agit de descriptions du type « adresse : 123 rue Hamilton, à Vancouver, à
275 000 $, 1 c. à c., 2 s. de bain, rénos, belle vue côté ouest ». Voir au par. 202.
434
Les Cahiers de propriété intellectuelle
de quelque façon le contenu du site. Mais l’élément important au
point de vue juridique est celui-ci : il y avait une phrase au début des
conditions d’utilisation, à l’effet que l’utilisateur qui accède au site et
qui l’utilise accepte par ce fait même d’être lié par toutes les clauses
des conditions d’utilisation50.
On peut penser, à première vue, que les considérations du tribunal sur la valeur juridique de ce contrat sont plus ou moins pertinentes pour nous, puisqu’il s’agit d’une question relevant de la
common law. Mais on voit que, sur certaines questions, le droit civil
et la common law se rejoignent. Le juge Punnett, qui rend la décision,
dit bien qu’il faut déterminer si on est en présence d’une offre de
contracter, d’une acceptation et d’une intention de la part des parties
de conclure un contrat valide, et donc de force exécutoire51. C’est ce
qu’on retrouve essentiellement à l’article 1371 de notre Code civil. La
position de Zoocasa était à l’effet que le simple fait d’avoir accès à un
site web n’implique aucunement qu’il y a eu acceptation des restrictions relatives à l’utilisation. Au contraire, le fait de créer un site web
laisse présumer que son auteur permet implicitement au public d’y
accéder et utiliser le contenu comme bon lui semble, avec comme seules limites ce qui est prévu dans la Loi sur le droit d’auteur.
Le tribunal a donc dû se pencher sur les différentes modalités
que peut prendre l’acceptation de contracter que l’on trouve dans le
domaine de l’informatique. On les appelle couramment les « shrink
wrap agreements », les « click wrap agreements » ou « browse wrap
agreements ».
Dans le premier cas, on vise le consommateur qui achète un
logiciel protégé par une pellicule de cellophane, dont le contenu est
accompagné d’un texte écrit sur papier à l’effet que les conditions de
licence deviennent effectives dès que la pellicule a été déchirée.
Le second cas est plus courant, maintenant que plusieurs logiciels sont achetés directement sur le réseau Internet. Ici, le consommateur est obligé de cliquer sur une case à la fin d’une boîte de
dialogue indiquant « I agree », ou « J’accepte les conditions ».
50. Voir au par. 60. La phrase est typique. Elle se retrouve sur énormément de sites
web. Elle est ainsi rédigée : « By accessing or using the website you agree to be
bound by these terms of use without limitation or qualification ». Elle a été
affichée sur le site dès octobre 2007.
51. Supra, note 46, au par. 64 : « It is trite law that creation of a contract requires
that there be an offer, acceptance and consideration to form a valid and binding
contract ».
Cinq décisions notables en droit d’auteur en 2011
435
Dans le dernier cas, qui était en cause en l’occurrence, le
consommateur serait lié par le fait qu’il utilise un logiciel ou le
contenu d’un site web après avoir été mis au courant des conditions
d’utilisation.
Il serait trop long ici de résumer la revue de jurisprudence que
le juge a faite pour chacune de ces modalités d’acceptation, mais il en
arrive clairement à la conclusion que dans le cas soumis Zoocasa
était liée par les conditions d’utilisation. Elle avait pris connaissance
de ces conditions, et elle savait qu’aller de l’avant dans son projet
d’utiliser les informations contenues sur le site de Century 21 serait
interprété comme une acceptation des conditions52. Or, Zoocasa a
violé presque tous les termes de cette entente, en copiant le contenu
du site, en le reproduisant ensuite sur son propre site web, en l’utilisant de façon commerciale et en disséminant le contenu à d’autres
personnes.
Sur les questions de droit d’auteur, il est évident que les photos
sont des œuvres protégées, à titre d’œuvres artistiques, et les textes descriptifs des propriétés sont des œuvres littéraires. Zoocasa
prétendait ne faire que de l’indexation automatique, c’est-à-dire
une technique informatique permettant de repérer des éléments
significatifs dans un fichier informatique53, et faire des liens hypertextes. Ce seraient deux techniques inhérentes au fonctionnement
du réseau Internet. Cet argument a été rejeté rapidement par le tribunal. Pour répondre à la question posée, il fallait uniquement se
demander si on est en présence d’œuvres protégées par la loi, et si le
défendeur a posé l’un des gestes que la loi réserve au détenteur du
droit d’auteur54. Les seuls textes produits par Zoocasa qui étaient
légaux étaient les descriptions ne contenant que de l’information de
base, tels le prix demandé, les dimensions de la maison, du terrain, le
montant des taxes, etc.
Zoocasa a aussi invoqué en défense la notion d’utilisation équitable. Pour en étudier la valeur, le tribunal a dû appliquer tous les
52. Voir au par. 119 : « Taking the service with sufficient notice of the Terms of Use
and knowledge that the taking of the service is deemed agreement constitutes
acceptance sufficient to form a contract. ».
53. En l’occurrence, Zoocasa copiait les informations suivantes : l’adresse URL, le
prix de la propriété, sa description faite pour le service Multiple Listing Service,
l’adresse, le nombre de chambres à coucher, le nombre de salles de bains, la
dimension du terrain, l’année de construction, les taxes, le nom du courtier, son
adresse électronique, son site web, le nom de l’agence, son adresse électronique,
son numéro de téléphone et son site web. Voir au par. 195 de la décision.
54. Voir aux par. 203 à 205.
436
Les Cahiers de propriété intellectuelle
six éléments identifiés par la Cour suprême dans l’affaire CCH55 : i)
le but de l’utilisation, ii) la nature de l’utilisation faite de l’œuvre
reproduite, iii) la quantité de l’œuvre originale reproduite, iv) les
alternatives possibles à la reproduction, v) la nature de l’œuvre
reproduite, et vi) les impacts économiques de l’utilisation sur l’œuvre
originale.
Sur le premier critère, le juge Punnett n’a pas pris de position
ferme. La Cour suprême a dit qu’une utilisation à caractère commercial pourrait moins facilement être jugée équitable. C’était le cas ici,
mais il reste que les gestes posés par le défendeur pouvaient être
considérés comme utiles pour le public en général56. Le deuxième critère a donné lieu à une longue étude de la pertinence en matière
d’utilisation équitable du « Robot exclusion standard ». En matière
informatique, les créateurs de sites web ont la possibilité d’accepter
ou de refuser que leur site soit visité et indexé par l’un ou l’autre des
robots d’indexation utilisés par les moteurs de recherche tels Google,
Yahoo ou Bing. Selon Century 21, le fait que Zoocasa ait refusé de se
plier aux termes du « Robot exclusion standard » a comme conséquence de l’empêcher complètement de plaider l’utilisation équitable57. Aux yeux du juge, la question de l’acceptation ou non de la
norme de l’industrie ne permet pas de trancher le litige. Cela est pertinent pour déterminer comment une personne a eu accès à une
information58, mais pas comment cette information est ensuite utilisée. Sur ce point, donc, la défense de Zoocasa est faible, mais il faut
analyser les autres critères pour déterminer si une défense d’utilisation équitable est acceptable.
Le troisième critère, relatif aux alternatives possibles pour le
défendeur, a joué en faveur de Century 21. On a jugé que c’était principalement pour épargner temps et argent que Zoocasa a copié si
directement et complètement le site de Century 21 alors que les
informations recherchées auraient pu être trouvées ailleurs. Quant
à la quantité de l’œuvre reproduite, il a joué aussi contre Zoocasa.
C’est que pendant longtemps elle a reproduit intégralement le texte
descriptif des propriétés à vendre rédigé par les agents de Century 21, et elle le faisait chaque jour, en ce sens que son moteur
de recherche faisait une mise à jour quotidienne des informations
55. Voir aux par. 208 et s.
56. Voir au par. 222.
57. Au point de vue technique, le site web de Century 21 n’a pas pu faire savoir au
moteur de recherche de Zoocasa son refus d’être indexé, parce que Zoocasa refuse
de dévoiler quel moteur de recherche elle utilise.Voir au par. 244.
58. Voir aux par. 252 et 253.
Cinq décisions notables en droit d’auteur en 2011
437
contenues sur le site de Century 21. Il en a été autrement seulement
lorsque Zoocasa a rédigé ses propres textes, qu’on pourrait qualifier
de minimalistes, qui ne fournissaient que des informations de base,
que la loi ne considère pas suffisamment originaux pour mériter protection.
Le critère de la nature de l’œuvre reproduite a joué en faveur de
la défenderesse. Il reste en effet que les informations reproduites
n’étaient pas le fruit d’un grand effort de création littéraire. On était
loin de Madame Bovary ou de À la recherche du temps perdu ! De
plus, les informations sur le site de Century 21 étaient publiques,
donc non confidentielles, et elles avaient une fonction commerciale.
Quant au dernier critère, l’impact économique de l’utilisation, il était
clair que les deux sites visaient la même clientèle, les acheteurs potentiels de maisons. Ce critère ne jouait donc pas en faveur de Zoocasa59.
En conclusion sur la défense d’utilisation équitable, les agissements de Zoocasa, pendant tout le temps qu’elle a copié intégralement les photos et textes provenant du site de Century 21, n’ont pas
été jugés comme constituant une utilisation équitable. La question
du « Robot exclusion standard » a été jugée pour sa part non pertinente, parce que relative seulement à la façon dont Zoocasa a eu
l’accès à l’information recherchée60.
Une autre question importante concernait la responsabilité de
la compagnie Rogers. Puisque Rogers avait créé Zoocasa, en était le
principal investisseur et en faisait activement la promotion61, on
pouvait se demander si elle s’était rendue coupable d’avoir autorisé
illégalement Zoocasa à accomplir des actes que la loi réserve au
détenteur du droit d’auteur. Le juge Punnett, en bon juriste, a fait
une étude de la jurisprudence pertinente, qu’il s’agisse de l’affaire De
Tervagne, en 199362, sur la responsabilité du locateur d’une salle où
on a monté une pièce de théâtre, ou de l’affaire SOCAN en 2004, où
on a étudié la responsabilité des fournisseurs d’accès au réseau
Internet63. Il a appliqué le principe de base sur cette question selon
59. Voir au par. 275. Il reste tout de même qu’une étude statistique a montré que l’achalandage du site de Century 21 ne provenait qu’en proportion de 1 % du site de
Zoocasa.
60. Aux par. 281 et 282.
61. Voir au par. 306. C’est Rogers qui a enregistré le nom de domaine de Zoocasa, lui
a fourni des programmeurs, et trois dirigeants de Zoocasa étaient aussi des
employés de Rogers !
62. De Tervagne c. Ville de Belœil (1993), 50 C.P.R. (3d) 413 (C.F.P.I.).
63. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Association canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45.
438
Les Cahiers de propriété intellectuelle
lequel le simple fait, sans plus, de fournir à quelqu’un un appareil
qui pourrait être utilisé pour violer la loi n’entraîne pas de responsabilité64.
Dans le cas étudié, Rogers n’a pas exercé de contrôle sur la
façon dont Zoocasa utilisait son moteur de recherche. Il en aurait été
autrement si on avait pu montrer que Rogers savait que Century 21
se plaignait de violation de ses droits et avait continué à encourager
les agissements de Zoocasa65. Ce qui a amené le juge à se demander
si les liens étroits entre les deux compagnies pouvaient établir une
telle présomption. Rogers était actionnaire majoritaire de Zoocasa,
mais y avait-il plus ? Normalement, le voile corporatif fait en sorte
que les agissements d’une compagnie n’entraînent pas la responsabilité de la compagnie mère. Il faut montrer que les liens entre les deux
entreprises sont si étroits, si directs, qu’on peut considérer qu’il s’agit
en réalité d’une seule et même entité66. Ce n’était pas le cas en
l’occurrence. Les compagnies n’étaient pas non plus dans une relation de type employeur-employé, ni mandant et mandataire. Century 21 n’a donc pas réussi à renverser la présomption selon laquelle
Rogers a autorisé Zoocasa à utiliser son site web et son moteur de
recherche uniquement en conformité avec la loi67.
En somme, Zoocasa a très bien tiré son épingle du jeu dans cette
affaire, car le dispositif de la décision est à l’effet que toutes les accusations contre Rogers sont tombées, de même que la plainte de Century 21 pour violation de la Loi sur le droit d’auteur. Elle a pu obtenir
une injonction permanente, mais fondée sur la notion de bris de contrat. Les seules personnes qui ont obtenu des dommages-intérêts
pour violation de droit d’auteur sont deux agents de Century 21 qui
lui avaient accordé une licence relativement aux photos et aux textes
descriptifs des propriétés. Comme il n’y avait pas eu cession de droits
d’auteur, ils devaient eux-mêmes réclamer leur dû devant les tribunaux.
64. Supra, note 46, au par. 327.
65. Les tribunaux considèrent aussi qu’on peut encourir une responsabilité si on fait
preuve d’un degré d’indifférence élevée quant au comportement d’une personne à
qui on a fourni un appareil qui peut être utilisé pour violer la loi, mais on a jugé ici
que ce n’était pas le cas pour Rogers. Voir aux par. 361 et 362 de la décision.
66. Au par. 333. Le juge cite la décision Aluminium Co. of Canada c. Toronto (1944),
3 D.L.R. 609, à la p. 614 : « The question... is whether or not the parent company is
in fact in such an intimate and immediate domination of the motions of the
subordinate company that it can be said that the latter has, in the true sense of
the expression, no independent functioning of its own ».
67. Voir aux par. 341 et 342.
Vol. 24, no 2
Marques de commerce :
cinq décisions d’intérêt
de la Commission des
oppositions en 2011
François Larose*
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 443
1. Reitmans (Canada) Limited c. The Thymes, Limited . . . . 444
1.1 La marque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 445
1.2 L’opposition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 445
1.3 La décision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 446
1.4 L’intérêt de la décision . . . . . . . . . . . . . . . . . 446
1.4.1 Preuve de la requérante . . . . . . . . . . . . . 446
1.4.2 Motifs d’opposition fondés sur
l’alinéa 30 d) L.M.C. . . . . . . . . . . . . . . . 447
2. 990982 Ontario Inc. (Laurier Optical) c. 1663158
Ontario Inc. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 449
2.1 La marque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 449
© François Larose, 2012.
* Avocat chez Bereskin & Parr.
439
440
Les Cahiers de propriété intellectuelle
2.2 L’opposition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 450
2.3 La décision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 451
2.4 L’intérêt de la décision . . . . . . . . . . . . . . . . . 452
2.4.1 Le motif en vertu de l’alinéa 16(3) a) L.M.C. :
la requérante n’a pas droit à l’enregistrement
de la marque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 452
2.4.2 Le motif en vertu de l’article 2 L.M.C. :
la marque n’est pas distinctive . . . . . . . . . 454
3. Formula 1 Licensing BV c. Formule 1
Emporium Inc. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 455
3.1 La marque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 455
3.2 L’opposition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 455
3.3 La décision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 456
3.4 L’intérêt de la décision . . . . . . . . . . . . . . . . . 456
4. Spirits International BV c. Distilleries Melville
Limitée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 458
4.1 La marque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 458
4.2 L’opposition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 458
4.3 La décision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 459
4.4 L’intérêt de la décision . . . . . . . . . . . . . . . . . 459
4.4.1 Rejet sommaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . 460
4.4.2 Variation dans l’emploi . . . . . . . . . . . . . 461
4.4.3 L’emploi sous licence . . . . . . . . . . . . . . . 462
4.4.4 La distinctivité . . . . . . . . . . . . . . . . . . 463
Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions
441
4.4.5 La descriptivité. . . . . . . . . . . . . . . . . . 463
4.4.6 La confusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 464
5. Association dentaire canadienne c. Ontario Dental
Assistants Association. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 466
5.1 La marque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 467
5.2 L’opposition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 467
5.3 La décision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 467
5.4 L’intérêt de la décision . . . . . . . . . . . . . . . . . 467
5.4.1 Le titre professionnel . . . . . . . . . . . . . . 467
5.4.2 La distinctivité . . . . . . . . . . . . . . . . . . 470
6. Cinq autres décisions d’intérêt . . . . . . . . . . . . . . . . 470
6.1 Lakeside Produce c. Imagine IP. . . . . . . . . . . . . 470
6.2 2076631 Ontario Limited CBA The Shoe Club c.
2169-5763 Québec Inc.. . . . . . . . . . . . . . . . . . 471
6.3 Bayer c. Robert Victor Marcon . . . . . . . . . . . . . 471
6.4 De Granpré Chait c. Galey & Lord Industries . . . . . 471
6.5 Cohen c. Gottfried Paul Hiltebrandt . . . . . . . . . . 472
INTRODUCTION
Des produits de beauté, des verres fumés, de la course automobile, de la vodka et un titre professionnel d’assistant dentaire. N’eût
été cette dernière, nous aurions eu tous les ingrédients pour une
belle sauterie.
La Commission des oppositions a rendu en 2011 plusieurs décisions d’intérêt pour les praticiens en droit des marques de commerce,
desquelles nous avons retenu cinq exemples.
Dans Reitmans (Canada) Limited c. The Thymes, Limited1,
nous avons retenu la tentative de fonder la demande d’enregistrement d’une marque canadienne sur l’emploi et l’enregistrement à
l’étranger en vertu de l’alinéa 30 d) de la Loi sur les marques de commerce (la « L.M.C. ») alors que la marque n’avait pas encore été
employée, décision qui traite aussi de l’admissibilité d’une preuve
provenant de banques de données étrangères, soumises par surcroît
par un avocat membre du cabinet de l’agent de la requérante.
La décision 990982 Ontario Inc. (Laurier Optical) c. 1663158
Ontario Inc.2 traite d’une demande d’enregistrement produite par un
ancien franchisé pour une marque qui avait été créée et employée
par celui-ci alors qu’il était toujours franchisé, et de l’impact de cet
emploi sur la distinctivité de la marque.
Nous discuterons ensuite de la décision Formula 1 Licensing
BV c. Formule 1 Emporium Inc.3 dans laquelle l’allégation d’emploi de la marque de commerce au Canada qui précède d’une
seule journée le début de l’exploitation du commerce de la requérante aura été fatale à la demande.
1. 2011 COMC 100 (Comm. opp. ; 2011-06-25), l’agente d’audience Cindy R. Folz
(ci-après « Reitmans ») ; en appel T-1423-11.
2. 2011 COMC 29 (Comm. opp. ; 2011-02-14), l’agente d’audience Céline Tremblay
(ci-après « Laurier Optical »).
3. 2011 COMC 124 (Comm. opp. ; 2011-07-20), l’agent d’audience Jean Carrière
(ci-après « Formula 1 »).
443
444
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Dans Spirits International BV c. Distilleries Melville Limitée4,
l’opposante tente de démontrer que la marque demandée est faussement descriptive de l’origine des produits de la requérante en vertu
de l’alinéa 12(1) b) L.M.C. car elle est constituée du nom d’un fleuve
russe et est liée à de la vodka. Nous discutons également de la pertinence de la preuve d’expert depuis l’arrêt Masterpiece5.
Enfin, dans Association dentaire canadienne c. Ontario Dental
Assistants Association6, la Commission confirme que la jurisprudence antérieure sur la possibilité – ou non – d’enregistrer un titre
professionnel en tant que marque de certification est toujours en
vigueur.
Le but du présent exercice était d’identifier cinq décisions
d’intérêt rendues par la Commission des oppositions. Bien entendu,
pourquoi nous limiter à cinq quand nous pouvons en résumer dix.
Nous avons donc ajouté un court résumé de cinq autres décisions
tout aussi intéressantes et dignes de mention.
1. Reitmans (Canada) Limited c. The Thymes, Limited7
Une demande d’enregistrement peut reposer sur plusieurs fondements, notamment sur l’enregistrement à l’étranger d’une marque
identique combinée avec son emploi dans ce pays ou dans un autre
pays étranger, en vertu du paragraphe 16(2) L.M.C. Quand une
demande repose sur plusieurs fondements, il ne semble pas essentiel
que la requérante ait débuté cet emploi à l’étranger ou produit
sa demande étrangère au moment de produire la demande canadienne – elle peut amender sa demande pour ajouter ce fondement
en tout temps avant la publication de la demande dans le Journal des
marques de commerce. Toutefois, cette demande d’enregistrement
étrangère doit être produite et cet emploi à l’étranger doit avoir
débuté au moment où la requérante revendique ce fondement. C’est
ce que la présente décision Reitmans nous rappelle ci-dessous.
4. 2011 COMC 186 (Comm. opp. ; 2011-09-30), l’agente d’audience Andrea Flewelling
(ci-après « Spirits International ») ; en appel T-2016-11.
5. Infra, note 18.
6. 2011 COMC 125 (Comm. opp. ; 2011-07-25), l’agente d’audience Andrea Flewelling
(ci-après « Association dentaire canadienne ») ; en appel T-1600-11.
7. Supra, note 1.
Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions
445
1.1 La marque
La requérante, The Thymes, Limited, a produit une demande
d’enregistrement pour la marque THYMES & Dessin (la « Marque »)
en liaison avec des produits de beauté, tels que savon, shampooing,
crème pour le corps, parfums et des chandelles. Elle fonde sa
demande sur un emploi projeté au Canada et l’emploi et l’enregistrement de la Marque aux États-Unis. La Marque est ci- après reproduite :
1.2 L’opposition
L’opposante, Reitmans (Canada) Limited, est titulaire de plusieurs marques et noms commerciaux comprenant le mot THYME en
liaison avec des boutiques de vêtements de maternité et des accessoires de beauté. Son opposition est fondée sur la confusion avec ses
marques et noms commerciaux :
• la Marque n’est pas enregistrable en vertu de l’alinéa 12(1) d) ;
• la requérante n’a pas droit à l’enregistrement en vertu des alinéas
16(2) a) et 16(3) a) ;
• la Marque n’est pas distinctive.
L’opposition est aussi fondée sur le non-respect de l’alinéa 30
d) – c’est-à-dire que la requérante n’avait pas enregistré ni employé
la Marque aux États-Unis, tel qu’allégué dans la demande d’enregistrement –, ainsi que celui du non-respect des alinéas 30 e) et 30 i).
446
Les Cahiers de propriété intellectuelle
1.3 La décision
La Commission a accueilli les motifs d’opposition en vertu de
l’alinéa 30 d) et sur les motifs fondés sur la confusion avec la marque
THYME MATERNITY de l’opposante préalablement employée et
enregistrée. Elle ne s’est donc pas prononcée sur les autres motifs.
1.4 L’intérêt de la décision
Cette décision est d’intérêt particulièrement pour sa discussion
sur l’admissibilité de la preuve de la requérante et sur le motif fondé
sur l’alinéa 30 d).
1.4.1 Preuve de la requérante
La requérante a produit comme seule preuve l’affidavit d’un
avocat membre du cabinet qui la représente dans l’opposition. L’affiant annexe à son affidavit :
• des pages Web du site de la requérante ;
• des détails concernant des enregistrements de marques de commerce qui semblent provenir du site Web du United States Patent
and Trademark Office (USPTO) ;
• des détails d’enregistrements canadiens qui semblent provenir du
site Web de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada ; et
• un extrait d’un dictionnaire sur la définition du mot « thyme ».
L’opposante a argué que cette preuve n’était pas admissible
car elle était produite par un avocat membre de l’opposante présentant des pages Web de sa cliente. Au soutien de ses prétentions,
l’opposante a invoqué la décision Cross Canada Auto Body Supply
(Windsor) Limited c. Hyundai Auto Canada8. La Commission a toutefois rejeté ces arguments puisque l’affidavit produit par la requérante ne contenait aucun témoignage d’opinion portant sur une
question en litige.
De même, l’opposante a allégué que la preuve de la requérante
constituait du ouï-dire car l’affiant n’avait pas connaissance person8. 2005 CF 1254.
Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions
447
nelle des documents produits. La Commission a rejeté cet argument
pour les pages Web des marques canadiennes et américaines car
elles provenaient de sites appartenant à des organismes officiels.
Concernant les pages du site Web de la requérante, cette
dernière avait argumenté que ces pages devaient être admissibles
puisque l’opposante les avait également produites. La Commission
conclut que cette dernière preuve était également admissible, mais
qu’elle ne démontrait que l’existence du site Web à la date où l’affiant
avait souscrit son affidavit, et non qu’elle établissait la véracité du
contenu des pages Web.
1.4.2 Motifs d’opposition fondés sur l’alinéa 30 d) L.M.C.
Tel qu’indiqué ci-dessus, l’alinéa 30 d) permet à un requérant
de fonder sa demande d’enregistrement sur une demande ou un
enregistrement d’une marque de commerce identique produite dans
un autre pays membre de l’Union (tel que défini par la L.M.C.) si
cette marque a été employée dans ce pays ou ailleurs dans le monde.
La requérante, afin de bénéficier de ce fondement, doit fournir le
détail de cette demande ou de l’enregistrement et le nom d’un pays
où la requérante a employé la marque avec chacune des catégories
générales de marchandises ou services énumérés dans la demande.
Bien que la requérante ait l’ultime fardeau de démontrer que, à
la date de production de sa demande, elle respectait les exigences de
l’alinéa 30 d), un fardeau de preuve initial pour qu’une opposition
réussisse sur ce motif repose sur l’opposante. Cette dernière peut
s’appuyer sur la preuve présentée par la requérante pour renverser
ce fardeau initial.
S’appuyant sur cette preuve, l’opposante décortique le détail
relatif à l’enregistrement américain de la requérante, produit par
l’affiant de cette dernière. Elle note que la date de premier emploi
indiquée dans la demande d’enregistrement américaine (le 12 juillet
2005 pour toutes les marchandises, à l’exception des chandelles pour
laquelle la date de premier emploi est le 1er juillet 2005) est postérieure à la date de production de la demande canadienne pour la
Marque, qui a été produite le 30 mars 2005. La preuve de la requérante semble donc indiquer que la Marque n’avait pas été employée à
la date de production de la demande canadienne.
448
Les Cahiers de propriété intellectuelle
En réponse, la requérante explique qu’il est nécessaire, en
revendiquant un emploi dans une demande d’enregistrement américaine, de produire des spécimens d’emploi et que le USPTO fonde la
date de premier emploi d’après les dates des échantillons. Toutefois,
la requérante ne fournit aucune preuve au soutien de son explication.
Après l’audience, avec permission de la Commission, la requérante fournit des explications supplémentaires : lors du dépôt de la
demande d’enregistrement canadienne, la requérante avait en fait
déclaré fonder la demande d’enregistrement sur une demande américaine, indiquant qu’elle « demande l’enregistrement de la marque
de commerce à l’égard des marchandises en liaison avec lesquelles
elle sera enregistrée et employée » (souligné dans la décision). Ainsi,
allègue-t-elle, les dates de début d’emploi indiquées dans la demande
d’enregistrement américaine n’étaient pas en contradiction avec
cette déclaration. En outre, la requérante fait valoir que la L.M.C.
n’exige pas que la marque de commerce soit employée dans le pays
étranger à la date de dépôt de la demande d’enregistrement fondée
sur le paragraphe 16(2).
Malheureusement pour la requérante, la Commission n’est pas
de cet avis et accueille le motif d’opposition contre le fondement en
vertu de l’alinéa 30 d). Elle précise que, puisque la requérante fondait le droit à l’enregistrement sur sa demande américaine, elle
devait aussi avoir employé la marque aux États-Unis au moment de
revendiquer ce fondement. Elle précise que l’alinéa 30 d) prévoit précisément que « [...] et, si la marque n’a été ni employée, ni révélée au
Canada, le nom d’un pays où le requérant ou son prédécesseur en
titre désigné, le cas échéant, l’a employée en liaison avec chacune des
catégories générales de marchandises ou services décrites dans la
demande » (en italiques dans la décision). L’opposante a donc réussi
à réfuter le fondement sur l’enregistrement et l’emploi de la marque
aux États-Unis.
Cette décision vient s’ajouter à la jurisprudence antérieure sur
l’emploi et l’enregistrement d’une marque dans un autre pays de
l’Union comme fondement à une demande canadienne en vertu du
paragraphe 16(2). Bien que la demande étrangère et l’emploi dans
un autre pays semblent pouvoir être postérieurs à la date de dépôt de
la demande canadienne, dans la mesure où la demande canadienne
repose également sur un autre fondement, la requérante ne peut
Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions
449
clairement fonder sa demande sur le paragraphe 16(2) qu’après
avoir non seulement produit la demande étrangère, mais également
après avoir débuté son emploi à l’étranger.
Cette décision a été portée en appel.
2. 990982 Ontario Inc. (Laurier Optical) c. 1663158
Ontario Inc.9
L’absence de distinctivité d’une marque peut être causée par
l’emploi antérieur de la marque par l’ancienne franchise opérée par
le dirigeant principal de la requérante, et ce, même si le franchiseur
n’exerçait pas le contrôle nécessaire sur les caractéristiques et la
qualité des produits ou services liés à cette marque en vertu de
l’article 50 L.M.C.
2.1 La marque
La requérante, 1663158 Ontario Inc., a été constituée par un
dénommé Edward Huan Khoi Tri (« Monsieur Tri »), l’ancien opérateur d’une ancienne franchise de l’opposante. Monsieur Tri avait été
approché en 1994 par l’opposante afin d’opérer une franchise de commerce de lunettes. Il avait d’abord travaillé à temps partiel comme
technicien de laboratoire, puis a pris possession de sa franchise. Chacune des franchises est opérée par une société à numéro distincte.
Pour Monsieur Tri, sa franchise était opérée par 1120931 Ontario
Inc. Le franchiseur était opéré par 1101465 Ontario Inc., elle-même
liée à la société mère et opposante 990982 Ontario Inc.
Le contrat de franchise entre le franchiseur et le franchisé
prévoyait des dispositions sur l’emploi de la marque LAURIER
OPTICAL. Étant donné que le franchisé opérait dans un quartier
avec une large population d’origine chinoise, Monsieur Tri a décidé
de choisir un nom chinois consistant en quatre caractères qui signifient respectivement « vrai », « lumière », « œil » et « miroir ». Le contrat de franchise ne faisait aucune mention de cette marque et aucun
accord n’avait été conclu quant à la propriété de cette marque.
Selon Monsieur Tri, le franchiseur n’a jamais exercé quelque contrôle que ce soit sur les marchandises ou services liés à
cette marque. La relation de franchise a duré environ onze années.
En 2006, le franchisé décida de mettre fin à sa relation de franchise
9. Supra, note 2.
450
Les Cahiers de propriété intellectuelle
avec le franchiseur pour fonder son propre commerce de lunettes.
Peu après avoir résilié le contrat de franchise, Monsieur Tri constitua une nouvelle personne morale, 1663158 Ontario Inc., pour
l’exploitation de son propre commerce de lunettes. Il déposa ensuite
une demande d’enregistrement pour la marque de commerce TRI
OPTICAL & Dessin, constituée des quatre caractères chinois que
Monsieur Tri utilisait lors de l’opération de sa franchise par 1120931
Ontario Inc. avec, en-dessous, l’expression TRI OPTICAL (la « Marque »), ci-après reproduite :
La Marque est liée à des montures de lunettes et accessoires
ainsi que l’exploitation d’une entreprise spécialisée dans la vente au
détail de lunettes et d’accessoires.
La Commission conclut, d’après la preuve, que la marque telle
qu’elle était employée par le franchisé (la « Marque telle qu’employée »), était constituée des mêmes caractères chinois, mais
excluait les mots « TRI OPTICAL ».
2.2 L’opposition
L’opposante s’est opposée à la demande d’enregistrement pour
la Marque, alléguant divers motifs, dont les principaux sont :
• la demande d’enregistrement ne satisfait pas aux exigences de
l’alinéa 30 i) ;
• la Marque n’est pas enregistrable en vertu des alinéas 38(2) b) et
12(1) c), car ses deux derniers caractères signifient « lunettes », et
en vertu de l’alinéa 38(2) b) et de l’article 29 du Règlement sur les
marques de commerce (le « Règlement ») puisque la traduction en
français ou en anglais et la translitération des caractères chinois
sont inexactes ou propres à induire en erreur ;
• la requérante n’est pas la personne ayant droit à l’enregistrement
en vertu de l’alinéa 16(3) a) car la Marque crée de la confusion
Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions
451
avec la marque TRUE VISION & Dessin de l’opposante qu’elle
aurait antérieurement employée ;
• la Marque n’est pas distinctive des marchandises et services
d’autres personnes, notamment ceux de l’opposante.
La marque TRU VISION & Design de l’opposante (la « Marque
citée »)10, reproduite ci-dessous, reprend les quatre caractères chinois de la Marque telle qu’employée, mais diffère quelque peu, l’une
étant dans des caractères traditionnels chinois, l’autre dans des
caractères simplifiés :
2.3 La décision
D’emblée, la Commission rejette le motif d’opposition selon
lequel la Marque ne serait pas enregistrable en vertu de l’article 29
du Règlement. En effet, un tel allégué ne forme pas un motif d’opposition valable en vertu de l’alinéa 38(2) b) qui ne réfère qu’à l’article
12 L.M.C.
De même, la Commission rejette le motif d’opposition en vertu
duquel la Marque ne serait pas enregistrable suivant l’alinéa 12(1) c)
car, non seulement l’opposante n’a pas produit d’élément de preuve
au soutien de son allégation, mais également elle avait allégué dans
son motif d’opposition que la Marque était constituée du nom en chinois des marchandises et des services puisque ses deux derniers
caractères chinois signifiaient « lunettes ». Or, la Marque est constituée de quatre caractères chinois et non de seulement deux. Ainsi,
l’allégation de l’opposante ne viserait qu’une partie de la Marque
alors qu’elle doit, dans son ensemble, constituer le nom des marchandises ou services afin d’être considérée non enregistrable en vertu de
l’alinéa 12(1) c).
Après analyse de la preuve et des notes sténographiques des
contre-interrogatoires, la Commission reconnaît que seule la marque LAURIER OPTICAL était visée par les contrats de franchise
entre l’opposante et le franchisé. Le contrat ne fait aucune mention
10. L’opposante a depuis abandonné sa demande pour la Marque citée.
452
Les Cahiers de propriété intellectuelle
de marques constituées de caractères chinois. La Commission
retient également que l’opposante ne possédait ni n’employait de
marque de commerce contenant des caractères chinois avant le
début de l’exploitation de l’établissement du franchisé, et que l’opposante savait que Monsieur Tri avait demandé l’ajout de caractères
chinois pour l’exploitation de l’établissement.
Concernant la non-conformité avec l’alinéa 30 i), l’opposante
allègue que Monsieur Tri, par sa relation de franchisé, était parfaitement au courant de l’existence de la Marque telle qu’employée et
savait donc très bien qu’elle était employée de manière continue
depuis au moins 1995 dans l’exploitation d’un établissement franchisé. La Commission examine donc la preuve afin de déterminer
si la requérante essaie de s’approprier la marque que l’opposante
allègue avoir utilisée. Or, étant donné que LAURIER OPTICAL était
la seule marque de commerce visée au contrat de franchise, que le
franchisé restait libre de créer et d’employer en tout temps ses propres marques de commerce et qu’il a, à ce titre, créé la Marque telle
qu’employée, la Commission rejette cet allégué, concluant dans la
bonne foi de la requérante.
La Commission rejette également le motif par lequel la requérante n’aurait pas droit à l’enregistrement suivant l’alinéa 16(3) a),
étant donné que l’opposante ne pouvait prétendre avoir de droit dans
la Marque telle qu’employée, tel qu’expliqué ci-dessous.
Enfin, elle rejette le motif selon lequel la Marque n’est pas
distinctive des marchandises et services de l’opposante, mais elle
accueille le motif selon lequel la Marque n’est pas distinctive des
marchandises et services d’autres personnes, tel qu’expliqué ci-dessous.
2.4 L’intérêt de la décision
Les motifs d’opposition en vertu de l’alinéa 16(3) a) et ceux
selon lesquels la Marque n’est pas distinctive sont particulièrement
d’intérêt.
2.4.1 Le motif en vertu de l’alinéa 16(3) a) L.M.C. : la requérante
n’a pas droit à l’enregistrement de la marque
L’opposante a allégué l’absence de droit à l’enregistrement
suivant l’alinéa 16(3) a). Pour ce faire, elle invoque l’emploi antérieur
de la marque par son ancien franchisé, qui était à son bénéfice, et la
Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions
453
confusion entre cette dernière et la Marque faisant l’objet de la présente demande d’enregistrement.
En examinant la preuve, la Commission conclut que la société
du franchisé, 1120931 Ontario Inc., a employé la Marque telle
qu’employée en tant que sous-licenciée de l’opposante. Elle examine
donc si, de la création de la Marque jusqu’à la cessation de la relation
de franchisage, l’opposante respectait les critères de l’article 50
L.M.C. afin de déterminer si l’emploi par le franchisé était au bénéfice de l’opposante. En vertu de l’article 50, l’opposante doit contrôler
directement ou indirectement les caractéristiques ou la qualité des
marchandises et services offerts par une autre personne en liaison
avec une marque afin de pouvoir revendiquer le bénéfice de son
emploi.
La Commission rappelle que c’est un principe de droit bien
connu qu’une relation organisationnelle est insuffisante à elle seule
pour remplir la condition de l’article 50, mais que la présence commune d’une personne physique exerçant un contrôle peut être suffisante pour remplir une telle condition. Elle ajoute par ailleurs que
l’exercice par un franchiseur d’un certain contrôle sur un franchisé
est insuffisant en soi pour remplir la condition fixée par l’article 50.
La Commission reconnaît que le contrat de franchise conclu
entre l’opposante et le franchisé semble contenir des dispositions qui
équivalent à l’exercice par le franchiseur d’un contrôle des caractéristiques et de la qualité de l’exploitation par le franchisé du commerce de lunettes. Toutefois, l’opposante ne semble pas avoir pris
quelque mesure pour effectuer ce contrôle. En tentant de démontrer
un contrôle de facto, l’opposante a produit des lettres et des notes qui
se rapportent à des annonces publiées sans l’autorisation du franchiseur. Or, la Commission conclut de ces lettres et notes que ce contrôle
vise davantage l’emploi de la Marque telle qu’enregistrée plutôt
qu’un contrôle des caractéristiques ou de la qualité des marchandises et services offerts par le franchisé en liaison avec la Marque telle
qu’employée.
Ainsi, la Commission conclut qu’elle ne peut valablement retirer de la preuve produite que l’opposante a établi l’exercice d’un contrôle suffisant en vertu de l’article 50 L.M.C. pour se voir attribuer
l’emploi de la Marque telle qu’employée par le franchisé. Elle note
par ailleurs qu’un des établissements de l’opposante a effectivement
commencé à employer la Marque citée depuis le mois de mai 2006,
mais cette date est postérieure à la date de production de la
454
Les Cahiers de propriété intellectuelle
demande, soit la date pertinente pour déterminer si une requérante
a droit à un enregistrement en vertu de l’alinéa 16(3) a). La Commission n’en tient donc pas compte pour l’analyse de ce motif.
2.4.2 Le motif en vertu de l’article 2 L.M.C. : la marque n’est
pas distinctive
La Commission se tourne donc vers l’allégation de l’absence du
caractère distinctif. Dans son motif d’opposition, l’opposante allègue
que la Marque n’est pas distinctive « [...] des marchandises et services d’autres personnes, notamment des marchandises et services de
l’opposante » [les italiques sont nôtres].
N’ayant pu démontrer qu’elle exerçait un contrôle en vertu
de l’article 50, l’opposante ne peut donc démontrer avec succès que
la Marque n’est pas distinctive en raison de la confusion avec la
Marque telle qu’employée.
Toutefois, la Commission rappelle que la société 1120931 Ontario Inc. qui opérait la franchise de Monsieur Tri a, de l’adoption de la
Marque telle qu’employée dès 1995 jusqu’à la cessation de la relation de la franchise, employé la Marque telle qu’employée dans
l’exploitation de son établissement de franchisé. 1120931 Ontario
Inc. est une « autre personne » et rien dans la preuve ne démontre
que la requérante était le successeur en titre de la Marque telle
qu’employée. Or, comme la preuve démontre que la Marque telle
qu’employée était alors devenue suffisamment connue pour faire
perdre la distinctivité de la Marque, le fardeau de démontrer l’absence de confusion entre la Marque et la Marque telle qu’employée
revient donc à la requérante.
En analysant les différents critères du paragraphe 6(5) L.M.C.,
la Commission conclut que la Marque porte à confusion avec la
Marque telle qu’employée et que, ainsi, le motif d’opposition fondé
sur l’absence de caractère distinctif doit être accueilli en raison de
la confusion entre la Marque et la Marque telle qu’employée par
1120931 Ontario Inc., dans l’exploitation de son établissement franchisé.
Dans son analyse, la Commission rappelle qu’il faut prendre
en considération les risques de confusion que la Marque représente
pour les personnes qui comprennent aussi bien le chinois que l’anglais. De même, elle conclut à une ressemblance suffisante entre la
Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions
455
Marque et la Marque telle qu’employée, même si les mots « TRI
OPTICAL » ajoutés à la Marque démontrent une certaine différence
visuellement et phonétiquement puisque les deux marques sont
semblables dans les idées qu’elles suggèrent pour celles et ceux qui
peuvent lire les caractères chinois qu’elles ont en commun et que,
ainsi, cette ressemblance l’emporte sur leur différence.
Cette décision rappelle l’importance pour un franchiseur
d’exercer un réel contrôle sur la qualité et les caractéristiques des
marchandises ou services de ses franchisés s’il veut bénéficier de
leur emploi des marques de commerce. Le seul lien franchiseurfranchisé est insuffisant. Par ailleurs, cette décision rappelle que
l’emploi de deux marques qui prêtent à confusion par deux personnes morales, même si ces personnes morales ont été contrôlées par
une même personne physique, peut suffire pour nier la distinctivité
nécessaire pour l’obtention d’un enregistrement par l’une d’elles, à
moins de démontrer qu’elle est le successeur de l’autre.
3. Formula 1 Licensing BV c. Formule 1 Emporium Inc.11
Trop souvent, des requérantes établissent leur date de premier
emploi d’une marque sans tenir compte de la définition de « emploi »
en vertu de la L.M.C. Par exemple, l’envoi massif de courriels annonçant l’ouverture prochaine d’un commerce est insuffisant. Parfois,
une seule journée trop tôt peut suffire à compromettre une demande
d’enregistrement.
3.1 La marque
La requérante, Formule 1 Emporium F1 Inc., a produit une
demande d’enregistrement pour la marque F1 EMPORIUM (la
« Marque ») fondée sur un emploi au Canada depuis mars 2000 en
liaison avec des imprimés et des publications ainsi que des services
de vente au détail de vêtements, accessoires et articles de course
automobile et autres accessoires analogues, ainsi que des services de
publicité pour des tiers dans le domaine de l’industrie automobile.
3.2 L’opposition
L’opposante, Formula One Licensing BV, est la société détenant les marques de commerce célèbres employées en liaison avec
les Grand Prix automobile FORMULE 1, incluant les marques FOR11. Supra, note 3.
456
Les Cahiers de propriété intellectuelle
MULA 1 et F1. Au soutien de son opposition, l’opposante allègue
notamment que la demande ne satisfait pas aux exigences de l’alinéa
30 b) L.M.C. en ce que la requérante n’emploie pas la Marque au
Canada depuis mars 2000 en liaison avec les marchandises et les
services énoncés dans la demande.
Elle allègue également que la Marque n’est pas enregistrable
en raison de la confusion avec la marque de commerce enregistrée
FIA FORMULA 1 WORLD CHAMPIONSHIP & Dessin.
L’opposante allègue aussi que la requérante n’a pas droit à
l’enregistrement de la Marque en vertu de l’alinéa 16(1) a) puisque, à
la date de premier emploi allégué et revendiqué dans la demande, la
Marque créait et crée encore de la confusion avec les marques de
commerce FORMULA ONE, FORMULA 1, F1, F1 FORMULA 1 &
Dessin et FIA FORMULA 1 WORLD CHAMPIONSHIP & Dessin (la
« famille de marques F1 ») déjà employées ou révélées au Canada par
l’opposante.
Enfin, l’opposante allègue que la Marque n’est pas distinctive
des marchandises et services d’autres entités, notamment ceux de
l’opposante.
3.3 La décision
La Commission accueille l’opposition fondée sur les motifs en
vertu de l’alinéa 30 b) puisque la requérante n’avait pas employé la
Marque depuis la date indiquée dans la demande, et de l’alinéa 16(1)
a) car la Marque prête à confusion avec la famille de marques F1 précédemment employées.
3.4 L’intérêt de la décision
Cette décision illustre bien l’importance de s’assurer de déterminer correctement la date de début d’emploi d’une marque au
Canada avant de produire une demande d’enregistrement.
La demande d’enregistrement indiquait que la requérante
avait débuté l’emploi depuis le mois de mars 2000. Une preuve
d’emploi au 31 mars 2000 aurait donc suffi pour faire échec au motif
d’opposition en vertu de l’alinéa 30 b).
Bien que l’opposante ait le fardeau de preuve initial de démontrer le non-respect de l’alinéa 30 b), elle peut s’appuyer sur la preuve
Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions
457
produite par la requérante elle-même si cette preuve soulève des
doutes sérieux quant à l’exactitude des déclarations faites par la
requérante dans sa demande. Ainsi, l’opposante note de la preuve
produite par la requérante que cette dernière a été constituée en personne morale le 20 mars 2000 et que son point de vente au détail
était situé sur la rue Crescent à Montréal, au cœur des festivités du
Grand Prix du Canada qui met en vedette la course de Formule 1.
Cependant, au cours de son contre-interrogatoire, l’affiant de la
requérante a admis que la requérante n’avait débuté ses opérations
et effectué sa première vente que le 1er avril 2000. De même, il a
reconnu n’avoir commencé à distribuer ses publications qu’au cours
de l’été 2000. Il a tenté de démontrer qu’il avait fait parvenir plusieurs courriels à différents individus afin de faire connaître ses services, et ce, durant le mois de mars 2000.
Toutefois, aucun élément de preuve n’a démontré que la Marque avait été apposée sur les marchandises de la requérante avant le
1er avril 2000. Aussi, même si l’annonce des services a débuté au
cours du mois de mars 2000, la jurisprudence a reconnu que les services doivent être disponibles au Canada lors de cette annonce pour
constituer un emploi de la marque au sens de la L.M.C.
S’appuyant sur la décision International Academy of Design
and Technology, Toronto Ltd. c. TFC Group Canada Inc.12, la Commission conclut que l’opposante s’est acquittée de son fardeau initial
et que la Marque n’était pas employée en mars 2000 en liaison avec
les services liés à la Marque. Enfin, l’affiant de la requérante a
reconnu n’avoir jamais vendu d’imprimés et que les publications ont
été distribuées gratuitement. Ainsi, la Commission accepte le motif
d’opposition fondé sur l’alinéa 30 b) L.M.C.
Cette décision illustre bien l’importance pour une requérante
de s’assurer de bien déterminer la date de début d’emploi revendiquée puisqu’une erreur d’une seule journée peut être fatale. Parallèlement, elle illustre aussi l’importance pour une opposante de ne
pas hésiter à contre-interroger un affiant pour obtenir des admissions déterminantes.
12. (2007), 64 C.P.R. (4th) 187 (Comm. opp.).
458
Les Cahiers de propriété intellectuelle
4. Spirits International BV c. Distilleries Melville Limitée13
La décision Sociedad14 avait traité du sort d’une marque qui
décrit clairement le nom du lieu d’origine des marchandises en vertu
de l’alinéa 12(1) b). La présente décision la distingue dans le cas
d’une marque constituée du nom d’une rivière et qui fait, allèguet-on, faussement croire à l’origine des marchandises. La décision
Masterpiece15 avait traité de l’utilité des rapports d’experts et de la
preuve par sondage en matière de marque de commerce. La Commission l’applique ici à de tels rapports.
4.1 La marque
La requérante tente d’enregistrer la marque nominale MOSKOVA (la « Marque ») en liaison avec de la vodka. Elle fonde sa
demande sur un emploi au Canada depuis au moins 1970.
4.2 L’opposition
L’opposante allègue :
• que la Marque n’est pas enregistrable ;
• que la requérante n’a pas droit à l’enregistrement ; et
• que la Marque n’est pas distinctive car elle prête à confusion avec
sa marque de commerce enregistrée MOSKOVSKAYA RUSSIAN
VODKA & Dessin, reproduite ci-dessous :
13. Supra, note 4. Cette décision a été portée en appel.
14. Infra, note 17.
15. Infra, note 18.
Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions
459
et avec sa marque MOSKOVSKAYA qui aurait été employée
depuis au moins aussitôt que 1966 ;
• que la marque de la requérante n’a pas été employée de façon
continue depuis la date revendiquée (al. 30 b)) ;
• que la marque employée par la requérante diffère considérablement de la Marque et qu’elle ne satisfait donc pas à l’alinéa 29 c)
du Règlement puisque l’exemple d’emploi de la Marque depuis la
date de premier emploi alléguée diffère considérablement de la
Marque visée par la demande, et ce, contrairement à l’alinéa 38(2)
d) ;
• que la Marque donne une description fausse et trompeuse du lieu
d’origine des marchandises, contrairement à l’alinéa 12(1) b),
puisque « Moskova » est le nom d’un lieu géographique en Russie,
que la Russie est un pays renommé pour sa vodka, que la première
impression créée par la Marque est que la vodka qui lui est
associée provient de la Russie, et ce, malgré que la véritable origine de la vodka de la requérante soit le Québec ;
• que la requérante contrevient aux articles 52 et 74.01 de la Loi sur
la concurrence puisqu’elle fait faussement croire que sa vodka provient de la Russie.
Au soutien de sa preuve, l’opposante produit vingt affidavits.
Toutefois, il semble que cela n’ait pas été suffisant, tel que nous le
verrons ci-dessous.
4.3 La décision
La Commission rejette l’opposition.
4.4 L’intérêt de la décision
Cette décision est d’intérêt car elle soulève plusieurs motifs
inusités, tels que le non-respect du Règlement sur les marques de
commerce16 et la Loi sur la concurrence.
16. Ce motif a également été plaidé dans la décision Laurier Optical, supra, note 2,
mais comme motif en vertu de l’alinéa 38(2) b), et non 38(2) d) contrairement à la
présente affaire.
460
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Elle illustre aussi que l’opposante ne peut se fonder sur un
emploi antérieur par des sociétés qui lui seraient liées sans démontrer le respect des conditions de l’article 50 L.M.C. en matière de contrôle des caractéristiques et de la qualité des marchandises.
Enfin, elle distingue ou applique les principes dégagés de décisions récentes telles que Sociedad Agricola Santa Teresa Ltda et.
al. c. Vina Leyda Vinitada17 et Masterpiece Inc. c. Alla Vida Lifestyle
Inc.18.
4.4.1 Rejet sommaire
D’emblée, la Commission rejette certains des motifs d’opposition pour les raisons qui suivent :
• non-respect de l’alinéa 29 c) du Règlement : la Commission rejette
ce motif étant donné qu’il ne précise pas de faits pertinents importants à l’appui d’une allégation d’absence de caractère distinctif
fondée sur l’alinéa 38(2) d) ;
• la requérante n’a pas droit à l’enregistrement conformément à
l’alinéa 16(1) b) : ce motif peut être invoqué pour démontrer
qu’une marque prête à confusion avec une marque pour laquelle
une demande d’enregistrement avait été antérieurement produite au Canada. Or, l’allégué de l’opposante réfère à sa marque
MOSKOVSKAYA employée au Canada depuis au moins 1966.
Elle ne précise pas de numéro de demande d’enregistrement pour
cette marque. Ce motif aurait dû être fondé sur l’alinéa 16(1) a) –
ce que l’opposante a également fait. Ce dernier a toutefois également été repoussé car les demandes sur lesquelles l’opposante
s’est fondée ont été produites le 30 juin 2000, soit bien après la
date pertinente du premier emploi revendiquée, c’est-à-dire 1970 ;
• les motifs fondés sur l’alinéa 30 i) : ces motifs ont été rejetés.
L’opposante n’a pas démontré de circonstances exceptionnelles,
telle que la mauvaise foi de la requérante. De même, bien que la
Commission déduit que le non-respect des articles 52 et 74.01 de
la Loi sur la concurrence semble traiter de la non-conformité de la
demande aux exigences de l’alinéa 30 i), elle constate que l’opposante n’a présenté aucune preuve prima facie de la violation de la
Loi sur la concurrence. L’opposante avait soutenu que la Russie
17. (2007), 63 C.P.R. (4th) 321 (C.F.) (« Sociedad »).
18. (2011), 92 C.P.R. (4th) 361 (C.S.C.) (« Masterpiece »).
Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions
461
est renommée pour sa vodka et que l’impression générale créée
par la Marque qui ne provient pas de la Russie constitue une
indication fausse et trompeuse. Toutefois, l’opposante n’a produit
aucune preuve admissible démontrant que la Russie est bien
connue comme fournisseur de vodka et que le consommateur
canadien moyen des produits liés à la Marque croirait à tort que ce
produit provient de la Russie.
4.4.2 Variation dans l’emploi
L’opposante tente par la suite de démontrer que la Marque faisant l’objet de la demande d’enregistrement est différente de la
marque qui avait été employée depuis au moins aussi tôt que 1970
par la requérante. Au soutien de cette prétention, elle produit une
copie de l’étiquette que la requérante a apposée sur ses produits de
1970 à 2000. Sur cette étiquette, les mots « Melville », « Vodka » et
« Moskova » sont disposés verticalement de haut en bas, dans des
polices et grosseurs de caractères qui diffèrent légèrement. L’opposante se réfère ensuite à la copie de l’étiquette utilisée par la requérante depuis 2000. Sur cette étiquette, le mot « Moskova » apparaît
maintenant en haut de l’étiquette alors que les mots « Vodka » et
« Melville » apparaissent au bas de l’étiquette. L’opposante allègue
donc que la marque utilisée depuis 1970 était MELVILLE VODKA
MOSKOVA et non MOSKOVA, et que, en conséquence, la déclaration de la requérante à l’effet qu’elle a utilisé la marque depuis au
moins aussi tôt que 1970 est fausse.
La Commission analyse donc la preuve fournie par la requérante et la jurisprudence pertinente pour conclure que, au contraire,
MOSKOVA est suffisamment différente des autres éléments, notamment en raison de la police de caractères et de la grosseur de la fonte
utilisées, faisant en sorte que l’emploi de l’étiquette de 1970 à 2000
constituait l’emploi de la marque MOSKOVA. MOSKOVA se distingue des autres mots et est, de surcroît, séparée de la marque
MELVILLE de la requérante (qui constitue la « marque parapluie »
de la requérante puisqu’elle apparaît sur tous ses produits) par le
nom des marchandises en liaison avec lesquelles la marque est
employée, c’est-à-dire VODKA.
En outre, la demande d’enregistrement vise la marque nominale MOSKOVA. Citant la décision Nightingale Interloc Ltd. c.
Prodesign Ltd.19, la requérante affirme que l’emploi d’une marque
19. (1984), 2 C.P.R. (3d) 535 (Comm. opp.).
462
Les Cahiers de propriété intellectuelle
nominale peut être corroboré par l’emploi d’une marque composée de
différents éléments qui incluent la marque nominale.
La Commission rejette donc l’affirmation de l’opposante à savoir
qu’il faut chercher une preuve d’emploi de la marque nominale
employée seule afin de démontrer que la marque n’a pas perdu son
identité et qu’elle demeure reconnaissable. Enfin, la requérante cite
également la décision Mantha & Associates c. Old Time Stove Co.20,
qui nous rappelle que l’emploi de plusieurs marques de commerce
sur une seule marchandise dans une large gamme de produits est
répandu.
En examinant la preuve fournie par la requérante, la Commission conclut que la requérante a vendu sa vodka avec la marque
MOSKOVA au Canada depuis au moins aussi tôt que 1970. Elle
rejette donc le motif d’opposition de l’opposante fondé sur l’alinéa 30
b).
4.4.3 L’emploi sous licence
La Commission examine ensuite le motif d’opposition fondé
sur l’alinéa 16(1) a) à l’effet que la Marque prête à confusion avec
des marques de l’opposante employées antérieurement, c’est-à-dire
depuis au moins aussi tôt que 1966. Or, l’opposante a le fardeau initial de démontrer que les marques alléguées étaient employées au
Canada avant la date de premier emploi revendiquée par la requérante et que ses marques n’avaient pas été abandonnées. Si l’opposante veut revendiquer un emploi par un licencié de l’opposante, elle
doit s’assurer que les marques alléguées ont été employées conformément à l’article 50 L.M.C.
Toutefois, la preuve de l’opposante censée démontrer cet emploi
antérieur est produite par un affidavit qui réfère à l’emploi par « MA
SOCIÉTÉ » de la marque. « MA SOCIÉTÉ » a été défini comme étant
un groupe de ce qui semble être environ cinq sociétés qui seraient
affiliées.
Bien que l’opposante affirme avoir vendu des produits portant
les marques MOSKOVSKAYA depuis au moins aussi tôt que 1966,
aucun document à l’appui de cette prétention n’a été fourni. En effet,
l’affiant a fourni des chiffres de vente de vodka pour les années 1999
et suivantes, des frais de publicité pour une compagnie affiliée pour
20. (1990), 30 C.P.R. (3d) 574 (Comm. opp.).
Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions
463
les années 2002 et suivantes, des maquettes d’étiquettes qui ne mentionnent même pas le nom de l’opposante, un document d’une tierce
partie démontrant des ventes entre 1986 et 1999, ainsi que des factures de vente de vodka sur lesquelles le nom de l’opposante n’apparaît
pas, pour les années 1999 et suivantes.
D’une part, aucune de ces preuves ne démontre de ventes avant
1970. D’autre part, le document établi par une tierce partie constitue
du ouï-dire. En outre, la preuve ne révèle aucunement l’existence
d’une licence liant l’opposante aux autres entités qui lui seraient
liées et qui auraient employé la marque MOSKOVSKAYA. Bien que
l’opposante affirme que la propriété commune de toutes ces entités
démontre que l’emploi par l’une ou l’autre profiterait à l’opposante,
la requérante répond que la preuve de la propriété collective n’est
pas suffisante pour satisfaire aux critères de contrôle de l’article 50
L.M.C. La Commission est d’accord avec cette dernière. Ce raisonnement serait en outre conforme à la jurisprudence existante21.
Ainsi, la Commission conclut que l’opposante n’a pas établi
l’emploi des marques MOSKOVSKAYA par elle ou par ses licenciés
conformément à l’article 50 avant la date pertinente de 1970.
4.4.4 La distinctivité
La Commission se penche ensuite sur le motif évoquant l’absence de caractère distinctif de la marque. Toutefois, le motif allègue uniquement la non-distinctivité pour des raisons de confusion
avec l’emploi des marques MOSKOVSKAYA de l’opposante. Puisque
l’opposante n’a pas réussi à s’acquitter de son fardeau de preuve
démontrant que l’emploi de la marque MOSKOVSKAYA était à son
bénéfice, ce motif est rejeté. La Commission semble ainsi indiquer
qu’elle aurait examiné ce motif plus en détail si l’opposante avait
allégué la non-distinctivité en raison de confusion avec des marques
de tierces personnes. Notons que ce motif aurait selon nous également été rejeté étant donné l’absence de preuve d’emploi de la
marque MOSKOVSKAYA avant 1970.
4.4.5 La descriptivité
La Commission se penche ensuite sur le motif d’opposition
fondé sur l’alinéa 12(1) b), c’est-à-dire que la Marque donne une des21. Voir entre autres Spirits International BV c. Nemiroff Intellectual Property Establishment, 2009 COMC 129.
464
Les Cahiers de propriété intellectuelle
cription fausse et trompeuse du lieu d’origine des marchandises.
En effet, l’opposante allègue que la Marque est le nom de la rivière
Moskova qui traverse la ville de Moscou et qui a donné son nom à
cette ville. Puisque la vodka de la requérante est fabriquée au Québec, la Marque fait donc faussement croire que sa vodka est russe.
L’opposante s’appuie sur la décision Sociedad pour soutenir que
l’impression du consommateur moyen n’est pas pertinente lorsqu’il
s’agit de déterminer si une marque de commerce est le lieu d’origine
des marchandises et qu’une fois qu’il a été établi qu’une marque correspond à l’appellation du lieu d’origine de ces marchandises, le
motif d’opposition doit être retenu. La Commission souligne toutefois que, dans cette décision Sociedad, la Cour ne devait pas se prononcer sur une allégation selon laquelle la marque en jeu donnait
une description fausse et trompeuse du lieu d’origine des marchandises en liaison avec lesquelles elle était employée, mais portait plutôt
sur une allégation que la marque était clairement descriptive de son
lieu d’origine.
La Commission fait plutôt droit à l’argumentation de la requérante, à savoir que le mot « Moskova » est le nom d’une rivière et non
celui d’un lieu, d’une ville ou d’une région, et que rien au dossier ne
permet de conclure que la rivière Moskova est connue comme étant
une rivière produisant de la vodka22. L’opposante a tenté de convaincre la Commission qu’elle admette d’office le fait que la Russie
est reconnue pour sa vodka, ce que la Commission a refusé parce que,
d’une part, aucune preuve admissible ne lui permettait de conclure
que la Russie est reconnue pour sa vodka ou, d’autre part, que cette
renommée est bien connue du Canadien moyen.
4.4.6 La confusion
Enfin, la Commission se penche sur le motif fondé sur l’alinéa
12(1) d), c’est-à-dire que la Marque prêterait à confusion avec la
marque enregistrée MOSKOVSKAYA RUSSIAN VODKA & Dessin
représentée ci-dessus. Le fardeau de preuve de l’opposante est facile
à surmonter puisqu’elle n’a qu’à produire une copie certifiée de
son enregistrement. La Commission a vérifié si cet enregistrement
était toujours valide et a remarqué que, à la suite d’une procédure
en radiation fondée sur l’article 45 L.M.C., l’enregistrement a été
22. Cette conclusion aurait peut-être été différente s’il s’était agi d’une rivière où la
vodka coulait à flots, mais il appert que tous ceux qui ont tenté de trouver une
telle rivière ne soient jamais revenus.
Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions
465
radié23. La décision de la Commission a été confirmée en Cour fédérale24, mais l’opposante a depuis déposé un avis d’appel à la Cour
d’appel fédérale25. Ce faisant, l’enregistrement demeure valide et
l’opposante s’est donc acquittée de son fardeau de preuve initial. La
Commission applique donc le test en matière de confusion. Plus particulièrement, elle note que la Marque et la marque enregistrée de
l’opposante sont suffisamment différentes visuellement, phonétiquement et dans l’impression commerciale évoquée par chacune
pour éviter la confusion. Elle note également que la Marque a
été employée depuis environ 1970 alors que l’opposante n’a fourni
aucune preuve admissible quant à l’emploi de sa marque enregistrée.
Elle observe ensuite d’autres circonstances de l’espèce, c’est-àdire une preuve d’expert et une preuve par sondage produites par
l’opposante. Ces preuves ont été confectionnées avant que la Cour
suprême ne se penche sur la pertinence et l’admissibilité de la
preuve d’expert en matière de marques de commerce dans l’affaire
Masterpiece. La Cour suprême avait rappelé qu’une preuve d’expert devait satisfaire quatre exigences, c’est-à-dire la pertinence, la
nécessité d’aider le juge des faits, l’absence de toute règle d’exclusion
et la qualification suffisante de l’expert.
La Cour suprême avait affirmé que lorsque des produits sont
vendus au grand public, comme dans la présente affaire, la question
de savoir si une marque crée de la confusion peut être déterminée
par le tribunal. La preuve d’expert serait nécessaire si elle permettait au juge d’apprécier des faits vu leur nature technique ou s’il est
peu probable que le consommateur ordinaire puisse se former une
opinion juste sur une question sans l’aide de personnes ayant des
connaissances particulières.
En l’espèce, la Commission est d’avis que la preuve d’expert
n’est pas pertinente. En effet, l’expert retenu par l’opposante tentait
de faire preuve de l’opinion des consommateurs sur des étiquettes de
bouteilles de vodka. Or, la Marque est constituée du mot « Moskova »
et non d’une étiquette. Comme l’expert aurait dû examiner la Marque qui fait l’objet de la demande d’enregistrement et non une étiquette comprenant cette Marque, la Commission refuse d’accorder
de l’importance à son témoignage.
23. 2010 COMC 122.
24. 2011 CF 805.
25. A-356-10.
466
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Concernant la preuve par sondage d’un autre expert, la Commission se fonde à nouveau sur l’arrêt Masterpiece qui rappelle qu’un
sondage doit être à la fois fiable et valide pour être pertinent. Or, au
cours du sondage, l’expert a montré cinq étiquettes de vodka dont
celles de la requérante et celle de MOSKOVSKAYA afin de démontrer un risque de confusion entre elles. Tel qu’indiqué ci-dessus, une
conclusion de confusion entre les étiquettes utilisées dans le sondage
n’est pas nécessairement pertinente pour déterminer les probabilités de confusion entre la Marque et les marques alléguées de l’opposante puisque la Marque est sous la forme nominale.
Enfin, la requérante souligne l’absence d’une preuve de confusion entre les marques malgré que ces dernières auraient, selon les
allégués de l’opposante, coexisté pendant plus de 40 ans. La Commission confirme que cette absence de cas de confusion réelle est une
autre des circonstances de l’espèce.
Ainsi, elle rejette le dernier des motifs d’opposition de l’opposante en vertu de l’alinéa 12(1) b), rejetant ainsi l’opposition de
l’opposante.
Comme cette décision a été portée en appel, il sera intéressant
de voir si l’opposante en profitera pour bonifier sa preuve pour
démontrer son emploi antérieur à celui de la requérante.
5. Association dentaire canadienne c. Ontario Dental
Assistants Association26
Cette décision traite de l’enregistrement d’un titre professionnel en tant que marque de certification. La décision Association des
assureurs-vie du Canada c. Association provinciale des assureurs-vie
du Québec27 s’était déjà prononcée sur cet aspect, concluant que les
titres professionnels sont utilisés en association avec des personnes
et non en association avec des marchandises ou des services. Cette
décision se fondait sur une autre décision qui, selon la requérante,
aurait depuis été infirmée par la Cour d’appel fédérale. La requérante a donc argué que la décision Association des assureurs-vie ne
tenait plus.
26. Supra, note 6. Cette décision a été portée en appel.
27. (1988), 22 C.P.R. (3d) 1 (C.F.P.I.) (« Association des assureurs-vie »).
Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions
467
5.1 La marque
La requérante tente d’enregistrer la marque de certification
CDA (la « Marque ») fondée sur un emploi depuis au moins 1965
en liaison avec des services d’assistance dentaire. Afin de pouvoir
employer la Marque, les personnes qui rendent les services doivent
répondre à la norme définie dans l’enregistrement, qui inclut d’être
membre en règle de la requérante, de passer des examens et de compléter un programme approuvé par la requérante ou d’avoir pratiqué
pendant deux années complètes.
5.2 L’opposition
L’opposante est l’Association dentaire canadienne/Canadian
Dental Association. Elle allègue que la requérante ou ses licenciés
n’ont pas employé la Marque au Canada en liaison avec les services
depuis 1965. Elle allègue également que la Marque donne une description claire ou fausse et trompeuse de la nature de la qualité des
services puisque la Marque est un sigle bien connu au Canada pour
désigner « Certified Dental Assistant ». En outre, l’opposante allègue
que la Marque n’est pas distinctive puisqu’elle a été employée par
d’autres organismes, incluant l’opposante, au Canada depuis longtemps.
5.3 La décision
La Commission accueille les motifs fondés sur l’alinéa 30 d) et
sur l’absence de distinctivité de la Marque.
5.4 L’intérêt de la décision
5.4.1 Le titre professionnel
La Commission fait la distinction entre une marque de certification qui distingue des services et une marque qui distingue plutôt
des personnes qui emploient la marque, et confirme qu’un titre professionnel ne peut être utilisé comme marque de certification.
En tentant de déterminer si l’emploi de la Marque date effectivement de 1965, la Commission décide d’abord de déterminer si la
Marque peut être désignée en tant que marque de certification. La
468
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Commission cite la définition de marque de certification que l’on
retrouve à l’article 2 L.M.C. :
« Marque de certification »
Marque employée pour distinguer, ou de façon à distinguer, les
marchandises ou services qui sont d’une norme définie par rapport à ceux qui ne le sont pas, en ce qui concerne :
[...]
c) soit la catégorie de personnes qui a produit les marchandises ou exécuté les services ;
[...]
[Les italiques sont nôtres.]
En révisant la preuve de la requérante, la Commission conclut
que cette preuve donne à penser que la Marque est employée en tant
que titre professionnel au lieu d’être employée comme marque de
certification. En effet, un affiant de la requérante admet que CDA est
le sigle qui désigne les assistants dentaires certifiés lequel, toujours
selon l’admission de la requérante, est un titre professionnel. L’opposante affirme qu’un titre professionnel ne peut servir de marque de
certification, s’appuyant entre autres sur la décision Association des
assureurs-vie citée ci-dessus.
La requérante avait soutenu que la décision Association des
assureurs-vie ne faisait plus autorité. Cette décision était fondée sur
un ensemble particulier de faits et sur une jurisprudence qui aurait
été depuis infirmée. Plus particulièrement, dans Association des
assureurs-vie, il s’agissait d’une question de partage des compétences provinciales et fédérales. Cette décision renvoyait à la décision
Conseil canadien des ingénieurs c. Lubrication Engineers, Inc.28 qui
a ensuite été infirmée par la Cour d’appel fédérale29. Ce faisant, la
décision Association des assureurs-vie aurait été écartée.
L’opposante soutient plutôt que l’élément infirmé en appel
dans Association des assureurs-vie portait sur une conclusion à
l’égard de la loi fédérale en vertu de laquelle les titres professionnels
28. (1984), 1 C.P.R. (3d) 309 (C.F.P.I.).
29. (1990), 32 C.P.R. (3d) 317 (C.A.F.).
Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions
469
avaient été conférés et non sur une conclusion qu’un titre professionnel ne pouvait être utilisé comme marque de certification. De plus,
l’opposante cite la décision Groupe conseil Parisella Vincelli Associés
Inc. c. CPSA Sales Institute30, où la Commission avait conclu que la
marque de certification sous opposition n’était pas utilisée relativement à des services mais plutôt comme titre professionnel apparaissant à la suite du nom d’une personne sur des cartes d’affaires, des
entêtes de lettres ou des certificats d’accréditation. La Commission
partage l’argument de l’opposante et conclut que la jurisprudence
antérieure est toujours en vigueur.
La requérante a également argué que les titres professionnels
sont spécifiquement visés à l’alinéa 2 c) de la définition de « marque
de certification », qui prévoit une norme définie pour les catégories
de personnes qui exécutent les services et que les titres professionnels relèvent de cette définition puisque ce titre est la reconnaissance que le professionnel est qualifié pour fournir les services
conformes aux normes établies. Ainsi, selon la requérante, il suffirait que le titre professionnel distingue des services qui sont d’une
norme définie par rapport à la catégorie de personnes qui les exécutent pour constituer une marque de certification. La Commission
n’est pas de cet avis. Elle remarque que la Marque, en tant que sigle
pour le titre professionnel de Certified Dental Assistant, ne sert qu’à
distinguer les personnes qui l’emploient parce qu’ils sont des assistants dentaires certifiés, plutôt que les services qu’ils offrent.
La Commission continue en disant que même si un titre professionnel pouvait être employé comme une marque de certification, la
requérante n’aurait pas établi l’emploi de sa Marque en liaison avec
les services. En effet, la preuve soumise par la requérante démontre
que le sigle est employé après le nom d’une personne sur des imprimés et que cet emploi ne constitue par un emploi de la Marque au
sens de la L.M.C. Par exemple, « CDA » apparaît sur des diplômes,
sur une plaque affichant le nom des présidents antérieurs de la
requérante, et dans des articles, des extraits de journaux et des
annonces. Ces derniers ne sont pas suffisants pour démontrer l’emploi de la Marque avec les services. La Commission ajoute que les étiquettes de noms portées par des assistants dentaires certifiés qui
arborent la Marque à la suite de leur nom pourrait constituer un
emploi si ces étiquettes étaient portées pendant l’exécution des services. Toutefois, il s’agirait d’un emploi indiquant que les assistants
dentaires répondent aux critères qui les autorisent à employer le
30. (2003), 31 C.P.R. (4th) 308 (Comm. opp.).
470
Les Cahiers de propriété intellectuelle
titre CDA plutôt qu’un emploi en liaison avec les services qu’ils exécutent. Ainsi, la Commission conclut que la requérante n’a pas établi
que des licenciés emploient la Marque depuis au moins 1965 comme
marque de certification. Ce motif est donc accueilli.
5.4.2 La distinctivité
Enfin, l’opposante allègue également l’absence de caractère distinctif en se fondant sur l’emploi du sigle CDA par d’autres entités,
incluant par elle-même. Par cette preuve, il a été établi que le sigle
avait souvent été utilisé par des tiers, parfois précédant ou suivant le
nom du tiers, parfois seul. Certains des éléments de preuve sont des
publications distribuées aux membres de l’opposante. La requérante a allégué que ces publications ne constituaient pas un emploi
externe, mais plutôt un emploi interne. La Commission, en désaccord, affirme plutôt que les publications distribuées aux membres
d’une organisation ne peuvent être considérées comme un emploi
interne puisque ses membres œuvrent à l’extérieur du fonctionnement interne de l’organisation. De toute façon, la preuve de
l’opposante a été suffisante pour démontrer l’emploi externe du sigle
au grand public qui a recours aux services d’assistance dentaire. Par
conséquent, la Commission accueille le motif fondé sur l’absence du
caractère distinctif de la Marque. La demande d’enregistrement est
donc refusée.
6. Cinq autres décisions d’intérêt
6.1 Lakeside Produce c. Imagine IP31
La Commission des oppositions n’accorde aucune valeur à
i) une preuve produite par un affiant situé aux États-Unis utilisant
le moteur de recherche google.com – et non google.ca – car la preuve
ne démontrait pas que les consommateurs canadiens avaient eu
accès aux sites Web repérés par la recherche, et ii) une preuve devant
démontrer qu’une marque est clairement descriptive des marchandises en vertu de l’alinéa 12(1) b) puisqu’elle a été constituée trois
années après la date pertinente pour déterminer si une marque est
enregistrable.
31. 2011 COMC 17 (Comm. opp. ; 2011-01-31), l’agente d’audience Andrea Flewelling.
Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions
471
6.2 2076631 Ontario Limited CBA The Shoe Club c.
2169-5763 Québec Inc.32
La date pertinente pour évaluer le motif fondé sur l’absence de
distinctivité est la date de production de la déclaration d’opposition
d’origine, et non la date de production de la déclaration amendée ou
de la demande de prolongation de délai pour produire la déclaration
d’opposition. De même, dans l’analyse de la confusion, la requérante a tenté de justifier son droit à l’enregistrement de sa marque SHOE CLUB en s’appuyant sur sa marque enregistrée CLUB
CHAUSSURE en tant qu’autre circonstance en l’espèce puisqu’elle
est la version française de la marque demandée. S’appuyant sur la
décision Restaurant Au Chalet Suisse Inc. c. Cara Operations Ltd.33,
la Commission rejette cet argument.
6.3 Bayer c. Robert Victor Marcon34
Le requérant a déposé quinze demandes d’enregistrement pour
des marques célèbres, liées à des produits similaires aux produits
liés à ces dernières, dont la présente qui concerne la marque BAYER
avec, notamment, des produits d’hygiène. Cinq des demandes ont été
abandonnées, cinq sont en opposition et les cinq autres ont été refusées, dont quatre par la Commission des oppositions. La présente est
la quatrième...
6.4 De Granpré Chait c. Galey & Lord Industries35
La titulaire enregistrée étant différente de la titulaire actuelle,
cette dernière a produit auprès du registraire, après réception d’un
avis en vertu de l’article 45 L.M.C. en vue de faire radier son enregistrement, un document intitulé « Confirmatory Nunc Pro Tunc
Assignment » afin de confirmer qu’une cession de la marque avait eu
lieu avant la réception de l’avis. Le libellé du document était de
nature confirmative plutôt que rétroactive. Même si l’acte de cession
a été signé et produit après sa date d’entrée en vigueur, et après
l’émission de l’avis en vertu de l’article 45, la Commission l’accepte
car il est nunc pro tunc et qu’on ne tente pas de lui donner un effet
rétroactif.
32. 2011 COMC 92 (Comm. opp. ; 2011-06-02), l’agente d’audience Andrea Flewelling.
33. (1988), 20 C.P.R. (3d) 331 (Comm. opp.).
34. 2011 COMC 9 (Comm. opp. ; 2011-01-24), l’agente d’audience Cindy R. Folz.
35. 2011 COMC 131 (Registraire ; 2011-07-21), l’agente d’audience Kathryn Barnett.
472
Les Cahiers de propriété intellectuelle
6.5 Cohen c. Gottfried Paul Hiltebrandt36
Le titulaire inscrit de la marque MONTE CARLO a produit une
preuve d’emploi de sa marque en combinaison avec un autre élément, nommément avec ROTHSCHILD. De l’avis de la Commission,
cet élément peut être perçu comme une marque distincte, de sorte
que l’élément MONTE CARLO serait perçu comme une marque
secondaire distincte. La Commission ajoute, en réponse aux arguments de la partie requérante à l’effet que la preuve démontre que le
titulaire est importateur des produits et non le fabricant, que la procédure fondée sur l’article 45 est limitée à déterminer si le titulaire
emploie la marque enregistrée au sens des articles 4 et 45 L.M.C. Les
questions reliées, par exemple, à la propriété ou au caractère distinctif ne sont pas pertinentes.
36. 2011 COMC 196 (Registraire ; 2011-10-21), l’agente d’audience Kathryn Barnett.
Vol. 24, no 2
Les cinq saisons de l’année 2011
en matière de vie privée
Florence Lucas*
1. HIVER 2011 – Le recours collectif en matière
de diffamation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 475
2. PRINTEMPS 2011 – La vie privée et la réputation
de la personne caricaturée . . . . . . . . . . . . . . . . . . 480
3. ÉTÉ 2011 – L’ordonnance d’injonction en
matière de diffamation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 486
4. AUTOMNE 2011 – Crookes c. Newton :
l’hyperlien et la diffusion sur Internet . . . . . . . . . . . . 492
5. SAISON INÉDITE – La constitutionnalité des lois
fédérales en matière de protection des renseignements
personnels et de vie privée . . . . . . . . . . . . . . . . . . 498
© 2012, Florence Lucas.
* Avocate au cabinet Gowling Lafleur Henderson S.E.N.C.R.L., s.r.l.
473
Le présent article retrace essentiellement le choix bien personnel de son auteure, au gré des saisons, de différents développements
juridiques survenus au cours de l’année 2011 en matière de vie
privée, touchant notamment les droits à la réputation, à la dignité, à
l’image et à la vie privée.
1. HIVER 2011 – Le recours collectif en matière
de diffamation
En début d’année 2011, la Cour suprême du Canada s’est intéressée à la recevabilité d’un recours collectif en matière d’atteinte à
la réputation et à la dignité et s’est ensuite prononcée à cet égard.
Le 17 février 2011, elle rendait une décision attendue (à six
juges contre un – la juge Rosalie Silberman Abella étant dissidente)
dans l’affaire Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc.1, issue
des tribunaux québécois.
La Cour suprême résume ainsi le recours de Farès Bou
Malhab :
Dans le cadre d’un recours collectif, M a demandé réparation
pour le préjudice que les membres du groupe qu’il représente
allèguent avoir subi par suite de propos racistes tenus par A –
un animateur radio connu pour ses remarques provocatrices –
à l’endroit de chauffeurs de taxi montréalais de langue
maternelle arabe et créole. En commentant l’industrie du taxi à
Montréal, A a proféré des accusations de malpropreté, d’arrogance, d’incompétence, de corruption et de méconnaissance des
langues officielles.
Dans un premier temps, il serait bon de rappeler qu’un recours
collectif ne peut être exercé que si une autorisation est obtenue en
vertu des articles 102 et 103 du Code de procédure civile. Si cette
autorisation est accordée, les parties procèdent sur le fond et la
partie demanderesse doit établir la responsabilité du défendeur.
1. 2011 CSC 9, [2011] 1 R.C.S. 214.
475
476
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Or, la juge Diane Marcelin de la Cour supérieure du Québec
avait rejeté la demande d’autorisation d’exercer le recours, jugeant
que, compte tenu de la taille considérable du groupe, il serait impossible de prouver une lien de causalité entre ses propos et un préjudice
subi par chaque membre du groupe personnellement2.
La Cour d’appel a infirmé cette décision et autorisé l’exercice du
recours collectif, estimant que la taille d’un groupe pouvait rendre la
preuve d’un préjudice individualisé difficile, mais jugeant néanmoins qu’il appartenait au tribunal de déterminer au fond [...] « dans
quelle mesure le caractère individuel de l’atteinte à la réputation
était réduit ou même anéanti par la taille de la collectivité visée en
prenant en compte la nature des propos tenus et les circonstances
dans lesquelles la diffamation est survenue »3.
Le recours autorisé, le juge Jean Guibault a ultimement
accueilli le recours collectif de Farès Bou Malhab. Bien qu’il estime
que la preuve ne révèle pas que chacun des membres du groupe a
subi un préjudice personnel, se sentant lié par la décision de la Cour
d’appel sur la demande d’autorisation, il supplée à cette lacune en
utilisant le mécanisme de recouvrement collectif (art. 1028 et 1034
du Code de procédure civile). Il condamne solidairement les intimés
à payer la somme de 220 000 $ à l’Association professionnelle des
chauffeurs de taxis, un organisme sans but lucratif4.
Cette décision sera infirmée par la Cour d’appel. Deux juges sur
trois ont estimé que le citoyen ordinaire n’aurait pas accordé foi aux
propos et aurait considéré que les imputations injurieuses s’étaient
diluées dans la foule en raison de la taille du groupe visé 5.
La question soumise à la Cour suprême dans le contexte de ce
pourvoi vise le préjudice, soit l’atteinte à la réputation des membres
du groupe.
L’atteinte à la réputation est appréciée objectivement si l’on
tient compte du point de vue du « citoyen ordinaire ». La juge Marie
Deschamps, pour la majorité, précise notamment ce qui suit, après
avoir longuement discuté de la norme objective :
[28] [...] Il faut cependant se garder de laisser glisser l’analyse du préjudice vers un troisième niveau et de se deman2.
3.
4.
5.
SOQUIJ AZ-01021767.
[2003] R.J.Q. 1011, par. [51] (C.A.).
2006 QCCS 2124, [2006] R.J.Q. 1145 (C.S.).
2008 QCCA 1938, [2008] R.J.Q. 2356 (C.A.).
Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée
477
der, comme semble l’avoir fait la majorité de la Cour d’appel
(par. 73), si le citoyen ordinaire, se portant lui-même juge des
faits, aurait estimé que la réputation de la victime a été déconsidérée aux yeux d’un public susceptible d’ajouter foi aux propos de M. Arthur. C’est plutôt ce citoyen ordinaire qui est
observé par le juge et qui incarne les « autres ».
[...]
[30] Mes commentaires sur la faute révèlent déjà que le recours
à une norme objective n’est pas nouveau. En réalité, le citoyen
ordinaire est le pendant, pour le préjudice, de la personne raisonnable auquel le droit a recours pour l’évaluation de la faute.
S’ils ont en commun leur caractère objectif, les deux concepts ne
se confondent toutefois pas. Le comportement de la personne
raisonnable exprime une norme de conduite dont la violation
constitue une faute. Le citoyen ordinaire constitue plutôt une
incarnation de la société qui reçoit les propos litigieux. C’est
donc à travers les yeux de ce citoyen ordinaire, récepteur des
propos ou des gestes litigieux, que le préjudice est évalué.
[...]
[32] Le recours à une norme comme celle du citoyen ordinaire
en tant que critère de détermination d’une atteinte à la réputation présente un avantage pratique indéniable. Une telle
norme constitue un repère rationnel et objectif. Elle permet de
faciliter la preuve du préjudice, étant donné que cette preuve
peut s’avérer difficile. [...] L’intérêt pratique de la norme objective est encore plus grand dans les cas de propos tenus à l’endroit d’un groupe, lorsque le préjudice peut être similaire pour
toutes les personnes qui ont été visées de la même manière par
les mêmes propos, et qui ont été atteintes dans ce que leur
réputation a en commun. [...]
Or, cette affaire présentait une difficulté particulière liée au
fait que la diffamation s’incarne à l’endroit d’un groupe de personnes. À cet égard, un recours en matière de diffamation exige que le ou
les demandeurs aient, dans les faits, subi un préjudice personnel. La
majorité de la Cour suprême du Canada juge que le contexte du
recours collectif n’écarte pas cette exigence :
[44] Premièrement, seul un préjudice personnel confère à l’auteur d’une demande en justice l’intérêt requis pour la présen-
478
Les Cahiers de propriété intellectuelle
ter. Une demande en justice ne peut être formée que par une
personne qui est apte à ester en justice (art. 56, al. 1 C.p.c.) et
qui dispose d’un intérêt suffisant (art. 55 et 59 C.p.c.). Sauf
dans les cas où le législateur est intervenu, un groupe sans personnalité juridique n’a pas la capacité requise pour ester en justice. Un groupe ne peut donc intenter un recours sur la base
d’un préjudice qu’il prétend avoir subi à titre de groupe sans
personnalité juridique. Par ailleurs, une personne ne possède
pas, simplement à titre de membre d’un groupe, l’intérêt suffisant pour exercer un recours en dommages-intérêts pour un
préjudice subi par le groupe à titre de groupe. Pour être suffisant, l’intérêt doit notamment être direct et personnel. Même si
les attributs du groupe et ceux de la partie demanderesse ne
sont pas mutuellement exclusifs, il demeure cependant que
cette dernière doit être en mesure de faire valoir un droit qui lui
est propre (Jeunes Canadiens pour une civilisation chrétienne c.
Fondation du Théâtre du Nouveau-Monde, [1979] C.A. 491,
p. 494).
En d’autres termes, la diffamation doit outrepasser la généralité du groupe et atteindre personnellement chacun de ses membres :
[55] Ce n’est qu’une fois prouvée l’existence d’un préjudice
personnel chez chacun des membres du groupe que le juge
s’attarde à évaluer l’étendue du préjudice et à choisir le mode
de recouvrement, individuel ou collectif, approprié. À défaut de
preuve d’un préjudice personnel, le recours collectif doit être
rejeté. Ainsi, et contrairement à la prétention de l’appelant, la
possibilité d’ordonner un recouvrement individuel des dommages-intérêts ne déleste pas le demandeur du fardeau de prouver, en premier lieu, l’existence d’un préjudice personnel chez
tous les membres du groupe. En d’autres mots, le mode de
recouvrement ne permet pas de suppléer à l’absence de préjudice personnel.
Pour déterminer si un membre du groupe, certains de ses membres ou encore l’ensemble de celui-ci ont subi un préjudice personnel,
la majorité de la Cour suprême met en place une liste de facteurs non
exhaustive pour ce faire, soit :
i)
la taille du groupe ;
ii) la nature du groupe ;
Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée
479
iii) le lien du demandeur avec le groupe ;
iv) l’objet réel de la diffamation ;
v) la gravité ou l’extravagance des allégations ;
vi) la vraisemblance des propos et la propension à emporter la
dérision ;
vii) les facteurs intrinsèques.
Ces facteurs seront certainement au cœur des décisions futures
dans toute action en diffamation visant un groupe de personnes.
En l’espèce, à la lumière de ces différents facteurs, la majorité
de la Cour a considéré qu’un citoyen ordinaire n’aurait pas cru que
les imputations injurieuses et racistes (fautives) d’André Arthur portaient atteinte à la réputation de chacun des chauffeurs de taxi membres du recours. Étant un polémiste bien connu, André Arthur et sa
généralisation outrancière donnaient à ses propos peu de vraisemblable du point de vue du citoyen ordinaire. Ce dernier aurait compris qu’André Arthur généralisait son expérience personnelle et que
l’attribution de ces caractéristiques « ne pouvait relever que de l’extrapolation et de l’intolérance à l’endroit des immigrants en général ».
La juge Rosalie Silberman Abella, dissidente sur ce point, a
plutôt considéré que le groupe était assez bien défini et les déclarations assez précises pour risquer manifestement, d’un point de vue
objectif, non seulement de nuire à la réputation, mais aussi d’entraîner des conséquences économiques préjudiciables relatives à la
clientèle.
Une deuxième décision d’intérêt a été rendue sur cette question. Le 30 mai 2011, un arrêt unanime de la Cour d’appel du Québec
dans le dossier Gordon c. Mailloux6, a confirmé le jugement du
16 septembre 20097 du juge Mark De Wever, lequel avait refusé l’autorisation d’intenter un recours collectif à la suite de la télédiffusion
des propos racistes tenus par l’intimé Mailloux lors de l’émission
Tout le monde en parle du 25 septembre 2005.
6. 2011 QCCA 992, J.E. 2011-1028 (C.A.).
7. J.E. 2009-1853 (C.S.).
480
Les Cahiers de propriété intellectuelle
La Cour d’appel a confirmé les conclusions du juge de première
instance selon lesquelles le recours était prescrit en vertu de l’article
2929 du Code civil du Québec (un an à compter du jour où la connaissance en fut acquise par la personne diffamée), mais elle signale
qu’un autre motif justifie ce rejet.
Faisant référence à l’arrêt précité Bou Malhab, l’appelant
Gordon cherchait à instituer un recours fondé sur le préjudice subi
par le groupe, à titre de groupe. La Cour d’appel, forte de la décision
qui avait été rendue plus tôt par la Cour suprême du Canada, a conclu ce qui suit :
[19] En effet, bien que les allégations de la requête réamendée
pour autorisation d’exercer un recours collectif (qui sont tenues
pour avérées à ce stade) ainsi que les arguments présentés au
soutien de l’appel fassent ostensiblement état d’un préjudice en
termes que l’on veut personnels et particularisés, il en ressort
clairement que l’appelant revendique ici comme sien le préjudice du groupe comme groupe, avançant ainsi que le recours
collectif serait le seul moyen pour une communauté de se
défendre. Cela, cependant, n’est pas possible, dans les circonstances.
Somme toute, l’exigence d’un préjudice personnel et les facteurs établis par la Cour suprême du Canada auront certainement
un impact sur le nombre de recours collectifs déposés ou autorisés en
matière de diffamation. Elle aura le mérite d’avoir clarifié définitivement les conditions pour ce faire.
2. PRINTEMPS 2011 – La vie privée et la réputation
de la personne caricaturée
Nombre de décisions en matière de diffamation citent cet
extrait de la doctrine de Jean-Louis Baudouin8 :
Toute atteinte à la réputation, qu’elle soit verbale (parole,
chanson, mimique) ou écrite (lettre, pièce de procédure, caricature, portrait, etc.), publique (articles de journaux, de revues,
livres, commentaires de radio, de télévision) ou privée (lettre,
tract, rapport, mémoire), qu’elle soit seulement injurieuse ou
aussi diffamatoire, qu’elle procède d’une affirmation ou d’une
8. Jean-Louis BAUDOUIN et Patrice DESLAURIERS, La responsabilité civile,
5e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1998, par. 475, p. 299-300.
Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée
481
imputation ou d’un sous-entendu, peut constituer une faute
qui, si elle entraîne un dommage, doit être sanctionnée par une
compensation pécuniaire. On retrouve le terme diffamation
employé, la plupart du temps, dans un sens large couvrant donc
l’insulte, l’injure et pas seulement l’atteinte stricte à la réputation. [Les italiques sont nôtres.]
Or, très peu d’affaires ont spécifiquement traité de vie privée
et de réputation dans le contexte d’une caricature, d’où l’intérêt de
la décision du juge Louis Lacoursière de la Cour supérieure dans
l’affaire Blanc c. Éditions Bang Bang inc.9 en date du 12 mai 2011.
Les faits de cette affaire se résument ainsi.
La demanderesse, Michelle Blanc, est publiquement connue.
Elle a atteint une notoriété certaine dans le marketing Web et a fait
le choix d’assumer au grand jour son état de transgenre.
Au printemps 2010, un débat public naît entre Nathalie
Petrowski, journaliste de La Presse, et la demanderesse Michelle
Blanc sur le rôle des journalistes qui s’expriment dans les pages
Facebook, les blogues et Twitter.
Le défendeur Simon Jodoin décide de commenter ce débat dans
sa chronique « L’abominable homme des cons » publié sur BangBangblog ; il intitule son article « Michelle Blanc vs. Nathalie Petrowski :
rite sacrificiel 2.0 » et l’illustre par un photomontage mettant en
vedette les deux personnalités.
C’est ce photomontage qui fera l’objet du mécontentement et de
la poursuite de Madame Blanc :
[17] Surplombe la première page de la Chronique un montage
photo tiré d’une toile du maître Le Caravage, Le Sacrifice
d’Isaac [5], où le visage d’Abraham est remplacé par celui de
Mme Blanc et celui de son fils Isaac, sur le point d’être sacrifié,
par celui de Mme Petrowski. Ce faisant, le visage de Mme Blanc
est affublé de la barbe. [...]
Le tribunal remarque que la demanderesse a été vraisemblablement envahie d’un profond sentiment de tristesse face à cette
caricature. Elle accepte que l’on s’attaque à ses idées et le texte du
9. 2011 QCCS 2624, note omise.
482
Les Cahiers de propriété intellectuelle
défendeur Jodoin ne l’indispose pas, mais elle ne s’explique pas que
le débat atteigne son intégrité et qu’on la dépeigne comme « une
femme à barbe, une freak, un animal de cirque. » Elle allègue l’usurpation et la violation à son droit à l’image et l’atteinte à sa réputation
et la dignité.
Quant au droit à l’image, le juge Lacoursière constate que la
photographie utilisée dans le photomontage se retrouve partout
sur Internet et a été utilisée à plusieurs fins. Cette photographie est
d’ailleurs enregistrée sur le site Gravatar.com (globally recognized
avatar – en français avatar universel), soit un service en ligne qui
permet d’attribuer un avatar (image) à une adresse de courriel. Le
juge en conclut que :
[65] Il y a, dans ces circonstances, à tout le moins, un consentement tacite de Mme Blanc qui est, rappelons-le, un personnage
public, à l’utilisation de sa photo.
À cet égard, rappelons que l’argument de l’usurpation du droit
à l’image avait été soulevé également dans l’affaire Perron c. Éditions des Intouchables Inc.10 devant la Cour supérieure du Québec, à
l’encontre de la caricature (dessin) du demandeur Jean Perron, postillonnant derrière un micro avec un dictionnaire de déconjugaison
devant lui et un autre de « joual » dans sa poche, le tout reproduit sur
la page frontispice du livre Les Perronismes.
La juge Danièle Mayrand avait alors considéré que :
[41] La protection conférée par la Charte et le C.c.Q. par le droit
à l’image ne comprend pas la protection contre la caricature.
[42] L’image en soi est distincte de la caricature. D’ailleurs, par
définition, la caricature constitue une représentation qui, par
la déformation ou l’exagération de détails, tend à parodier et
ridiculiser le modèle. L’image constitue plutôt la reproduction
visuelle de figures qui évoquent ou font reconnaître la réalité
(cinéma, photographie, télévision) [v].
[43] Si le droit à l’image comprend la caricature, cela signifie
que tous les medias hebdomadaires doivent obtenir, à l’avance,
le consentement de toute personne faisant l’objet d’une caricature. Cette proposition est incompatible avec la doctrine et la
10. 2003 CanLII 33321, notes omises.
Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée
483
jurisprudence relatives au droit à l’image et également incompatible avec le fait que lorsqu’il est discuté de « caricature » par
la doctrine et les tribunaux, cela s’inscrit dans un contexte de
diffamation et non du droit à l’image : [vi]
[44] Décider autrement équivaut à empêcher la parution de
quelque caricature que ce soit pour ceux qui les publient, à
moins d’obtenir le consentement préalable de la « victime ».
[45] Le requérant n’est associé à aucun produit publicitaire et
commercial par la parution du livre « Les Perronismes », lequel
se veut essentiellement un livre humoristique. Comme personnage public, le requérant peut faire l’objet de plaisanterie, de
satire, de raillerie et peut être caricaturé sans son accord [vii].
Dans ce cas, il ne s’agit pas d’associer l’image de Perron à un
produit publicitaire ou à des fins de commercialisation mais de
« caricaturer ».
Il semble donc qu’au-delà du caractère public de la photographie choisie de la demanderesse Michelle Blanc, la caricature qui
nécessairement vise à illustrer et à parodier, soit pour se moquer ou
critiquer un événement social ou politique, ne constitue pas une
atteinte au droit à l’image et à la vie privée (à moins que son sujet ne
soit pas d’intérêt public, bien entendu).
Cela nous rappelle les commentaires de la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Productions Avanti Ciné Vidéo inc. c. Favreau11 en
matière de droit d’auteur :
Ces définitions sont manifestement utiles mais, en réalité,
les tribunaux se sont généralement référés au texte législatif
et c’est sans doute pour cela qu’ils n’ont généralement pas
reconnu la défense de parodie [34]. [...]
L’absence de décision formelle sur ce point au Canada, du
moins suivant mes recherches et celles des parties, découle
peut-être du fait qu’en réalité, cette vision des choses est celle
communément acceptée et que la véritable parodie est reconnue. Cela signifie que si un créateur produit une authentique
parodie créant ainsi une œuvre nouvelle qui pastiche ou ridiculise une autre œuvre ou qui prend appui sur une autre œuvre
pour se moquer ou critiquer un événement social ou politique –
11. 1999 CanLII 13258, notes omises.
484
Les Cahiers de propriété intellectuelle
c’était la situation dans Joy Music Ltd., où on avait utilisé la
chanson Rock-a-Billy pour caricaturer le prince Philip – il n’y
aura pas lieu à violation des droits d’auteur. À mon sens, deux
critères sont rencontrés : la finalité de l’emprunt à l’autre
œuvre et l’originalité de l’œuvre nouvelle. On peut discuter de
la situation du « Target parody » ou celle du « Weapon parody »
mais la véritable question est et demeure la suivante : Quelle
est l’œuvre produite ? La parodie et le burlesque sont des genres littéraires et dramatiques. Leur objet est de critiquer par le
ridicule une œuvre, une situation ou des personnes. Dès lors
que l’œuvre est qualifiée ainsi, elle a sa vie propre. Toutefois, la
parodie ne doit pas être un paravent pour éviter le travail intellectuel et bénéficier de la renommée de l’œuvre parodiée.12
Somme toute, inspiré de ce qui précède, nous sommes d’avis que
la finalité de la caricature, au sens propre du terme, explique qu’elle
ne puisse être considérée comme une atteinte au droit à l’image de
l’individu ainsi personnifié.
Quant à l’atteinte à la réputation et la dignité, le juge Lacoursière reprend les motifs du juge Jean Normand dans Fontaine c. Distribution Continental Inc.13 (et dont la décision a été confirmée par la
Cour d’appel) pour résumer les circonstances susceptibles de faire
d’une caricature une cause de diffamation, et notamment :
[78] La caricature vise à présenter une image. Personne ne doit
croire que cette image doit être prise telle quelle ; ce serait antinomique de la définition même de la caricature. Le caractère
diffamatoire doit s’apprécier en tenant compte de la déformation, (exagération, raillerie ou satire) de la réalité qui est de
l’essence même de la caricature. En soi, la caricature comporte
un sens de ridicule.
[79] Néanmoins, il ne faut pas en inférer pour autant que, par
sa nature, la caricature ne saurait être cause de diffamation.
Aucune règle particulière n’exempte le caricaturiste de l’obligation de diligence. L’écrit caricatural est soumis aux mêmes
règles que les autres écrits et sa portée doit s’apprécier selon le
critère de l’individu raisonnable, un lecteur moyen, pourvu de
12. À surveiller : le projet de loi C-11 modifiant la Loi sur le droit d’auteur, à son
article 21, propose de modifier l’article 29 de la Loi sur le droit d’auteur pour y
ajouter notamment, parmi les exceptions d’utilisation équitable, celle « de parodie ou de satire ».
13. 2003 CanLII 39016.
Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée
485
bon sens, capable de faire la part des choses ; une personne
éclairée, informée, neutre, sans parti-pris ni sympathie particulière.
Dans l’affaire précitée, rappelons qu’il s’agissait d’une caricature dépeignant trois clowns dans une arène de spectacle, tirant à
qui mieux mieux à coup de pistolets, jouets et fléchettes. Elle illustrait les interventions assidues aux assemblées du conseil municipal
du demandeur Fontaine et ses acolytes, leurs questions sur l’administration municipale et le traitement qui en avait été fait publiquement depuis plusieurs mois dans les médias, ce qui avait propulsé le
demandeur sur la scène publique. Le tribunal a considéré que la caricature ne constituait pas une atteinte à la réputation du requérant :
[89] [...] Elle décrit l’atmosphère qui règne aux séances du
conseil, une atmosphère créée par les trois participants mentionnés. Cette caricature représente une image raisonnable
d’une situation globale telle que le perçoit l’auteur de la caricature.
À l’instar, le juge Lacoursière, suivant une analyse contextuelle
du débat public mis en preuve devant lui et du texte de la chronique
du défendeur Jodoin, conclut :
[81] Le Tribunal conclut que Mme Blanc n’a pas prouvé de faute
des défendeurs. La Chronique est, de l’avis du Tribunal, un
exercice de la libre expression de M. Jodoin dans le contexte
d’un débat auquel a participé et qu’a nourri Mme Blanc.
[82] Mme Blanc est un personnage public. Son choix d’assumer
au grand jour son état de transgenre n’est certes pas une invitation à la ridiculiser gratuitement ou sans justification. Par ailleurs, il ne la met pas à l’abri de commentaires, remarques,
ironie et humour, protégés par la liberté d’expression, dont sont
l’objet tous les personnages qui choisissent d’œuvrer sur la
scène publique, en particulier dans le domaine de l’opinion.
Nous considérons que ces conclusions rejoignent celles de la
Cour d’appel dans Genex Communications inc. c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo14, qui rappelle la distinction faite dans l’arrêt de la Cour suprême du Canada
14. 2009 QCCA 2201.
486
Les Cahiers de propriété intellectuelle
WIC Radio Ltd. c. Simpson15, soit entre le reportage journalistique
qui présente des faits et le commentaire d’évènements, auquel la
caricature est associée. La Cour d’appel conclut que :
[31] Bien sûr, cet arrêt rendu sous le régime de la common law
ne s’applique pas directement en droit civil québécois où la
défense de commentaire loyal n’existe pas. [...] Il fournit aussi
des repères quant à la quantification du préjudice, notamment
en soulignant que celui associé à des commentaires pouvant
être bien moindre que celui découlant d’une allégation factuelle
non fondée.
Somme toute, la finalité et la nature même de la caricature
semblent donner à son auteur une liberté d’expression certaine et
étendue, dans la mesure où il présente une image raisonnable d’une
situation globale d’intérêt public qui se déroule devant ses yeux et
ceux du public.
3. ÉTÉ 2011 – L’ordonnance d’injonction en
matière de diffamation
Jusqu’alors, nos tribunaux étaient guidés par l’arrêt de la Cour
d’appel de l’été 1997 dans l’affaire Champagne c. Collège d’enseignement général et professionnel de Jonquière16, et ultimement, par
l’arrêt de 1998 du plus haut tribunal du pays, dans Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net17, où la
Cour suprême citait avec approbation les critères retenus par la
Cour d’appel sous la plume du juge Rothman dans l’arrêt Champagne.
En 2010, dans l’arrêt Prud’homme c. Rawdon (Municipalité de)
(ci-après « Rawdon »)18, la Cour d’appel a eu l’occasion de se prononcer à nouveau sur le contexte des plus restrictifs d’une demande d’injonction en matière de diffamation. Or, compte tenu de la rareté et de
la spécificité de telles requêtes et ordonnances, nous jugions à propos
de faire le compte rendu de l’application de l’affaire Rawdon et de ses
principes pour l’année 2011.
15.
16.
17.
18.
2008 CSC 40 (CanLII), [2008] 2 R.C.S. 420.
[1997] R.J.Q. 2395 (C.A.), 1997 CanLII 10001 (C.A.).
[1998] 1 R.C.S. 626 (en appel de la Cour fédérale).
2010 QCCA 584, notes omises dans les citations reproduites.
Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée
487
En effet, l’injonction en matière de diffamation fait exception :
elle met en cause deux valeurs fondamentales, soit le droit à la sauvegarde de sa réputation et la liberté d’expression. Les critères pour
l’obtenir sont nécessairement distincts, voire plus exigeants que le
cadre d’une demande pour une injonction (provisoire, interlocutoire
ou permanente) traditionnelle. Les tribunaux devraient toujours
être très prudents avant d’émettre une telle injonction, et ne l’accorder que dans des circonstances exceptionnelles, que dans les situations les plus claires :
[57] D’entrée de jeu, il faut reconnaître que le test traditionnel
[20] pour justifier le prononcé d’une ordonnance d’injonction
interlocutoire n’est pas celui qui est approprié si l’injonction
recherchée vise à interdire la diffusion des déclarations diffamatoires. Cela tient essentiellement à l’utilisation inappropriée des critères du poids des inconvénients et du préjudice
irréparable qui, en matière de diffamation, peuvent difficilement favoriser l’auteur des propos dits diffamatoires. Ce qui a
pour effet de restreindre sinon de scléroser la liberté d’expression. C’est la conclusion à laquelle en est venue la Cour
suprême dans l’affaire Canadian Liberty Net.
La Cour d’appel a rappelé les quatre principes importants à
retenir de la jurisprudence antérieure :
[60] Dans un premier temps, le juge Rothman rappelle que la
Cour supérieure a entièrement compétence pour prononcer une
ordonnance d’injonction interlocutoire afin d’interdire tous propos diffamatoires, et ce, dans l’attente de l’audition au fond de
l’action.
[61] En deuxième lieu, souligne-t-il, cette compétence sera
exercée avec prudence. Elle sera réservée aux situations les
plus claires et rares où le caractère diffamant ou injurieux des
propos est évident et ne peut être justifié d’aucune façon.
Encore là, l’ordonnance d’injonction ne sera prononcée que si la
preuve établit, de façon prépondérante, que l’auteur a l’intention de récidiver.
[62] Troisièmement, dans tous les cas l’ordonnance recherchée
doit viser des propos précis, et ce, pour deux motifs. D’abord,
l’ordonnance en termes généraux qui interdit de diffamer a
pour effet de porter indûment atteinte à la liberté d’expression
et a nécessairement un effet de bâillon (chilling effect) pour la
personne visée [22].
488
Les Cahiers de propriété intellectuelle
[63] Finalement, cela ne signifie pas que l’auteur de la faute ne
sera pas sanctionné pour ces propos diffamatoires ou injurieux.
Il le sera, le cas échéant, par l’octroi de dommages-intérêts à la
suite de l’audition au fond.
Le pourvoi intenté devant la Cour d’appel dans l’affaire Rawdon « [7] [...] a trait à la justesse des mesures injonctives retenues par
le juge de première instance au stade interlocutoire, pour contrer
« une campagne de diffamation » dans un forum de discussion sur
Internet. »
Dans un premier temps, la Cour d’appel a confirmé qu’à ce
stade interlocutoire, les insultes et les injures, soit :
les qualificatifs tels que « crosseur », « menteur », « bitch » et
« whore of Babylon » [...] « jeu de magouille », ou encore de l’affirmation que « tout ce qui sort de l’Hôtel de Ville, sans exception
ou presque, a constamment et depuis la première élection de
ces crétins les apparences de magouilles aux odeurs indéniables de pot-de-vin et de favoritisme » [...]
prononcées pour la plupart sous le couvert de l’anonymat, apparaissaient gratuites, les appelants n’en ayant fait aucune preuve. Surtout, qu’elles ne pouvaient que chercher à ridiculiser, humilier et
exposer au mépris les personnes visées.
La Cour précise toutefois que les propos n’étaient pas tous
diffamatoires ou injurieux.
C’est ce qui a spécifiquement fait défaut dans la décision de première instance de ce dossier. En effet, à la lumière du troisième principe précité, les trois juges de la Cour considèrent unanimement
que :
[69] Par ailleurs, je conviens qu’il aurait été approprié en l’espèce d’exiger le retrait de certains propos du forum de discussion. Il s’agit des propos que j’ai identifiés plus tôt, propos
prononcés sous le couvert de l’anonymat par certains appelants
qui ne contiennent que des insultes, des propos dégradants et
pour lesquels les auteurs n’ont soumis aucune preuve susceptible d’étayer un tant soit peu une justification quelconque. Ces
propos dépassaient les bornes d’un débat d’affaires publiques.
Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée
489
[70] L’utilisation de l’Internet aurait rendu nécessaire cette
dernière ordonnance puisque la diffusion des propos diffamatoires ou injurieux en cause se poursuivait dans le cyberespace
et les propos étaient accessibles à tous les internautes.
[71] Toutefois, la fermeture complète du site Internet n’était
pas justifiée. En fonction de la preuve faite, la fermeture complète d’un forum de discussion qui contient 240 pages et qui
traite de la vie municipale à Rawdon m’apparaît être une
mesure extrême et trop drastique car, à la limite, le but recherché était le retrait d’un maximum de 22 paragraphes. Ce type
de mesure s’avérera rarement approprié puisque non seulement une telle mesure met une fin brutale aux échanges déjà
effectués, mais elle prive également les participants d’un mécanisme de communication futur auquel ils ont librement adhéré.
[...]
[77] J’ajoute un dernier commentaire. En l’espèce, la juge de la
Cour supérieure aurait pu, à la limite, inférer de la preuve la
propension de certains appelants à répéter des propos particulièrement injurieux à l’endroit de Major et Lacroix. Dans ce
contexte, elle aurait pu, de façon exceptionnelle, identifier avec
précision ces propos injustifiés et ordonner aux appelants en
cause de ne plus les prononcer jusqu’à l’audition au fond de l’affaire. La juge de la Cour supérieure n’a pas fait cet exercice. Il
ne nous appartient pas de le faire en appel. Les événements ont
évolué avec le retrait de Major et Lacroix de la vie municipale
de Rawdon et la désactivation du site Internet. Prononcer une
ordonnance à ce stade n’aurait qu’une portée théorique.
Ainsi, en l’espèce, bien que ce remède pouvait paraître approprié à une situation qu’on peut juger exceptionnelle, l’ordonnance
trop générale du juge de première instance a été infirmée par la Cour
d’appel et la requête en injonction interlocutoire a été ainsi rejetée.
Parmi les quelques décisions répertoriées par les banques de
données juridiques existantes19, soit plus ou moins une douzaine20,
19. AZIMUT, CAIJ, SOQUIJ, CanLII, notamment.
20. Forensic Technology Wai Inc. c. Pyramidal Technologies Ltd., 2010 QCCS 2144 ;
L.M. c. CBC Radio-Canada, 2011 QCCS 6275 ; Petkov c. Saputo inc., 2012 QCCA
369 ; Saputo inc. c. Petkov, 2011 QCCS 6885 ; Ward c. Labelle, 2011 QCCS 6753 ;
Acadia Subaru c. Michaud, 2011 QCCA 1037 ; Université de Montréal c. Côté,
2011 QCCS 833 ; P.P. c. Pi.P., 2011 QCCS 2203 ; Gagnon c. Groupe Radio
490
Les Cahiers de propriété intellectuelle
la moitié21 seulement ont mis spécifiquement en application l’arrêt
Rawdon (et Champagne) et ses principes.
Notamment, dans la décision Saputo inc. c. Petkov22, la juge
Manon Savard a jugé que les principes de l’arrêt Rawdon devaient
guider le tribunal à l’étape de l’ordonnance permanente, et a émis
une ordonnance en deux temps :
[74] ÉMET une ordonnance d’injonction permanente ;
[75] ORDONNE à Victor Petkov de ne pas diffuser, imprimer,
publier, faire circuler ou de faire usage de quelque manière que
ce soit, verbalement ou par écrit, par courriel ou sous tout autre
médium, des propos diffamatoires contenus dans le Courriel et
le Communiqué joints à la requête introductive d’instance, pièces R-1 et R-2, ou des propos analogues, en tout ou en partie, de
manière :
• à laisser entendre que Saputo Inc., Impact de Montréal F.C.
ou Joey Saputo font partie de la mafia, auraient proféré des
menaces à l’endroit de Victor Petkov, tenteraient de le faire
assassiner, le harcèlent, le tiennent en filature ou le surveillent, auraient commis des infractions criminelles ou seraient
coupables d’actes criminels, ou auraient commis des activités illicites ;
• à attribuer à Joey Saputo le qualificatif de « psychopathe » ou
de « racaille », ou tout autre qualificatif ayant une signification de même nature ;
[76] EXCLUT toutefois de l’injonction ci-dessus les propos suivants :
a) tel qu’il apparaît dans le communique de l’Office de la
protection du consommateur du 29 janvier 2009, la compagnie Saputo Groupe Boulangerie inc. a plaidé couAntenne 6 inc., 2011 QCCS 1398 ; Demtec inc. c. Lacroix, 2011 QCCS 5393 ; Kindinformatique.com c. Tardif, 2011 QCCS 736 ; Groupe BMR inc. c. Gilbert, 2011
QCCS 4954 ; Massé c. Tremblay, 2011 QCCS 3735 ; Échafaudage Falardeau inc.
c. Massé, 2011 QCCA 1825.
21. Forensic Technology Wai Inc. c. Pyramidal Technologies Ltd., 2010 QCCS 2144 ;
L.M. c. CBC Radio-Canada, 2011 QCCS 6275 ; Petkov c. Saputo inc., 2012 QCCA
369 ; Saputo inc. c. Petkov, 2011 QCCS 6885 ; Ward c. Labelle, 2011 QCCS 6753 ;
Acadia Subaru c. Michaud, 2011 QCCA 1037.
22. 2011 QCCS 6885.
Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée
491
pable d’avoir fait de la publicité destinée aux enfants de
moins de 13 ans en distribuant dans les Centres de la
petite enfance du matériel publicitaire visant à faire la
promotion du muffin Igor ; elle contrevenait ainsi à l’article 28 de la Loi sur la protection du consommateur ;
b) Saputo Groupe Boulangerie inc. a ainsi plaidé coupable
à 22 chefs d’accusation et payé des amendes totalisant
44 000 $ ;
c) Saputo Groupe Boulangerie inc. est une division de
Saputo inc. ;
d) toute condamnation future, le cas échéant, pénale ou
criminelle, des Demandeurs par un tribunal compétent.
Nous sommes d’avis que ce jugement respecte le troisième principe (d’ailleurs cité par la juge Savard) voulant que l’ordonnance
recherchée vise des propos précis. Ainsi, le défendeur connaît exactement et à l’avance les propos clairement diffamatoires que le tribunal a jugé opportun de prohiber, sans le bâillonner complètement.
Malheureusement, nous comprenons à la lecture de plusieurs
autres décisions de 2011 que les arrêts précités et les principes particuliers d’une injonction en matière de diffamation n’ont pas toujours
été plaidés et par conséquent, considérés aux termes des décisions
rendues sur ce type d’injonction. Il existe encore des ordonnances
générales23. L’une de ces décisions a d’ailleurs été portée en appel,
soit le jugement de l’affaire Massé c. Tremblay24, dont le dispositif
prévoit notamment :
[91] ORDONNE aux défendeurs de ne plus discuter ou commenter les compétences professionnelles, à titre d’ingénieur,
du demandeur Jean Massé ni se porter à des critiques ou commentaires relativement aux plans préparés ou exécutés par
le demandeur face à toute personne, notamment la clientèle
du demandeur ou toute autre personne susceptible d’en faire
partie.
23. Demtec inc. c. Lacroix, 2011 QCCS 5393 ; Kindinformatique.com c. Tardif, 2011
QCCS 736 ; Groupe BMR inc. c. Gilbert, 2011 QCCS 4954 ; Massé c. Tremblay,
2011 QCCS 3735 ; Échafaudage Falardeau inc. c. Massé, 2011 QCCA 1825.
24. 2011 QCCS 3735.
492
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Se prononçant sur la requête pour rejet d’appel des intimés, la
Cour d’appel a porté une attention toute particulière à cette dernière
conclusion injonctive :
[1] Même si l’on peut entretenir des doutes sérieux sur les chances de succès de l’appel en ce qui touche la question de la responsabilité de l’appelante et celle du quantum des dommages
compensatoires, il n’en va pas de même en ce qui touche l’ordonnance figurant au paragraphe 91 du dispositif du jugement de
première instance. Cette ordonnance soulève une difficulté
réelle tant par son libellé que par son objet ou même son opportunité. C’est également le cas de la condamnation solidaire aux
dommages punitifs.
[2] La modicité des sommes en jeu, en elle-même, n’est pas une
raison de rejeter l’appel à ce stade.25
À notre humble avis, compte tenu de l’importance des principes
et droits fondamentaux en jeu, un autre arrêt pourra bien voir
le jour, réitérant le caractère exceptionnel de l’injonction en matière
de diffamation et le caractère restreint des ordonnances recherchées
à cet égard, et ce, en espérant cette fois que ces principes ne passeront plus inaperçus auprès des instances inférieures.
4. AUTOMNE 2011 – Crookes c. Newton : l’hyperlien et la
diffusion sur Internet
Les principes traditionnels en matière de diffamation ont été
ébranlés à la fin de cette année 2011. Internet, « l’une des grandes
innovations de l’ère de l’information »26, a poussé la Cour suprême du
Canada à faire revoir l’interprétation traditionnelle de la notion de
diffusion en matière de diffamation.
En effet, le 19 octobre 2011, un arrêt important du plus haut tribunal canadien tranchait la question de savoir si le fait de créer des
hyperliens constitue en soi de la diffusion, et par conséquent, une
forme de diffamation : Crookes c. Newton27.
25. Échaffaudage Falardeau inc. c. Massé, 2011 QCCA 1825.
26. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc.
canadienne des fournisseurs Internet, [2004] 2 R.C.S. 427, 2004 CSC 45, par. 40.
27. 2011 CSC 47, [2011] 3 R.C.S. 269.
Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée
493
Les faits de ce litige sont fort simples (et communs) :
N possède et exploite en Colombie Britannique un site Web
commentant divers sujets, dont la question de la liberté d’expression dans le contexte de l’Internet. L’un des articles qui
y figuraient comprenait des hyperliens simples et profonds
menant à d’autres sites Web dans lesquels se trouvaient des
renseignements au sujet de C. C a poursuivi N, alléguant que
deux des hyperliens créés par ce dernier renvoyaient à des propos diffamatoires et que N avait ainsi diffusé de l’information
diffamatoire à son égard.
Ayant été débouté par les tribunaux de la Colombie-Britannique, l’appelant Crookes s’est présenté devant la Cour suprême du
Canada avec cette question inédite, d’intérêt public.
Bien que les neuf juges de la Cour suprême aient unanimement
rejeté le recours de l’appelant, des motifs distincts ont été présentés
par la juge Abella (avec l’accord des juges Binnie, LeBel, Charron,
Rothstein et Cromwell), les motifs conjoints concordants des juges
McLachlin et Fish et les motifs concordants quant au résultat de la
juge Deschamps.
La juge Abella, pour la majorité, a d’abord rappelé l’interprétation très libérale qui a été faite jusqu’alors de la notion de diffusion
en matière de diffamation :
[16] Pour établir, dans le cadre d’une action en diffamation,
qu’il y a eu diffusion des propos visés, le demandeur doit prouver que le défendeur a, par le biais d’un acte quelconque, transmis des propos diffamatoires à au moins un tiers, qui les a reçus
(McNichol c. Grandy, [1931] R.C.S. 696, 699). Traditionnellement, la forme que revêt cet acte et la façon dont il contribue à
permettre au tiers d’y accéder sont dénuées de pertinence :
[traduction] La façon dont l’information diffamatoire peut
être diffusée ne connaît aucune limite. Tout acte qui a pour
effet de transférer cette information à un tiers constitue
donc de la diffusion. (Stanley c. Shaw, 2006 BCCA 467, 231
B.C.A.C. 186, par. 5, citant Raymond E. BROWN, The Law
of Defamation in Canada, (2e éd.), vol. 1, no 7.3.)
494
Les Cahiers de propriété intellectuelle
La majorité a ensuite longuement expliqué l’importance de la
circulation de l’information et de la liberté d’expression sur Internet :
[32] Au Canada, avant l’avènement de la Charte, les diverses
façons d’aborder le droit de la diffamation menaient largement
vers la protection de la réputation. Cette situation a commencé
à changer [...] dans WIC Radio Ltd. c. Simpson, 2008 CSC 40,
[2008] 2 R.C.S. 420 [...] Dans ces arrêts, notre Cour a reconnu
l’importance d’établir un juste équilibre entre la protection de
la réputation d’une personne et le rôle fondamental de la liberté
d’expression dans l’évolution des institutions et des valeurs
démocratiques (Grant, par. 1 ; Hill, par. 101).
[33] Interpréter la règle en matière de diffusion de façon à
exclure les simples renvois est compatible non seulement avec
une appréciation plus raffinée des valeurs protégées par la
Charte, mais également avec les développements spectaculaires dans le domaine de la technologie des communications.
(... la Cour cite doctrines et décisions)
[34] Notre Cour a décrit la capacité de diffusion de l’information
par l’Internet comme « l’une des grandes innovations de l’ère de
l’information » et indiqué que le « recours à l’Internet doit être
facilité, et non découragé » (SOCAN, par. 40, le juge Binnie).
Les hyperliens en particulier sont un élément indispensable de
son fonctionnement. Comme Matthew Collins l’explique au
par. 5.42 :
[traduction] Les hyperliens sont les synapses qui raccordent
les différentes parties du World Wide Web. Sans eux, le Web
serait une bibliothèque sans catalogue : remplie de renseignements, mais dénuée de tout moyen sûr de trouver ceuxci. (Voir aussi Lindsay, p. 78-79 ; Mark SABLEMAN, « Link
Law Revisited: Internet Linking Law at Five Years », (2001)
16 Berkeley Tech. L.J. 1273, 1276.)
À l’issue de cette analyse, les juges majoritaires conviennent
que l’hyperlien28, en lui-même, ne devrait jamais être assimilé à la
28. Un hyperlien ou lien hypertexte ou simplement lien, est une référence dans un
système hypertexte permettant de passer automatiquement d’un document consulté à un document lié. Les hyperliens sont notamment utilisés dans le World
Wide Web pour permettre le passage d’une page Web à une autre d’un clic :
<http://fr.wikipedia.org/wiki/Hyperlien>.
Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée
495
« diffusion » du contenu auquel il renvoie, et basent leur raisonnement essentiellement sur les deux éléments suivants :
i)
l’hyperlien en lui-même est neutre sur le plan du contenu (et ce,
bien qu’il soit beaucoup plus facile d’accéder au contenu d’un
texte par le truchement d’hyperliens) ; et
ii) le seul fait d’incorporer un hyperlien dans un article ne confère
pas à l’auteur de celui-ci un quelconque contrôle sur le contenu
de l’article secondaire auquel il mène.
Ce dernier point nous rappelle les propos de cette même Cour
dans l’arrêt SOCAN précité, où les juges majoritaires de la Cour
suprême avaient considéré que :
L’alinéa 2.4(1)b) de la Loi sur le droit d’auteur dispose que le
participant à une télécommunication qui ne fait que fournir
« les moyens de télécommunication nécessaires » n’est pas
réputé en être l’auteur. [...] L’intermédiaire Internet qui ne
se livre pas à une activité touchant au contenu de la communication, mais qui se contente d’être « un agent » permettant
à autrui de communiquer, bénéficie de l’application de l’alinéa
2.4(1)b). Ce qui caractérise entre autres un tel « agent », c’est l’ignorance du contenu attentatoire et l’impossibilité (tant sur le
plan technique que financier) de surveiller la quantité énorme
de fichiers circulant sur l’Internet. Toutefois, la protection
prévue à l’alinéa 2.4(1)b) s’applique à une fonction protégée,
et non à toute activité possible d’un fournisseur de services
Internet.
Ils avaient toutefois nuancé leurs propos ainsi :
Le fait qu’un fournisseur de services Internet sache que quelqu’un pourrait violer le droit d’auteur grâce à une technologie
sans incidence sur le contenu n’équivaut pas nécessairement à
autoriser cette violation, car il faut démontrer que l’intéressé a
approuvé, sanctionné, permis, favorisé ou encouragé le comportement illicite. L’omission de « retirer » un contenu illicite après
avoir été avisé de sa présence peut, dans certains cas, être
considérée comme une « autorisation ». Celle-ci peut parfois
être inférée, mais tout dépend des faits.
Or, dans l’arrêt Crookes c. Newton, la connaissance du contenu diffamatoire et même le refus délibéré de retirer un hyperlien
496
Les Cahiers de propriété intellectuelle
menant à un site diffamatoire n’ont vraisemblablement pas d’incidence sur la responsabilité de l’auteur de l’hyperlien, et ce, puisque
l’utilisation d’un hyperlien ne peut, en soi, équivaloir à de la diffusion, à de la diffamation.
Toutefois, la juge Abella, pour la majorité, a cependant précisé
que, lorsque la personne qui crée l’hyperlien répète le contenu diffamatoire, celui-ci doit être considéré comme ayant été diffusé par elle
et engage ainsi sa responsabilité.
Les juges McLachlin et Fish vont plus loin et proposent dans
leurs motifs conjoints concordants que, dans les cas où l’auteur
adopte les propos diffamatoires contenus dans un site Web ou y
adhère, il y a diffusion en vertu des règles générales du droit en
matière de diffamation. Les juges s’en remettent aux propos de cette
même Cour dans Hill c. Église de scientologie de Toronto :
L’auteur d’un libelle, celui qui le répète, et celui qui approuve
l’écrit, se rendent tous trois coupables de libelle diffamatoire.
La personne qui prononce pour la première fois la déclaration
diffamatoire et celle qui exprime son accord sont toutes deux
responsables du préjudice.29
Soulignons que certains ont jugé que cet arrêt pourrait ne pas
avoir application en Ontario, en raison du libellé de la législation
ontarienne :
While Crookes v. Newton is definitely binding law in British
Columbia, it may not be applicable in Ontario. The reasoning of
both Abella and Deschamps relied on the fact that there is no
presumption of publication for material posted on the Internet
under the British Columbia Libel and Slander Act. The Ontario
Libel and Slander Act has a similar, but more expansive, set of
presumptions.30
Contrairement à l’Ontario, il n’existe pas au Québec de législation ou de recours particulier pour sanctionner la diffamation, encore
moins de présomption de publication. Le recours s’inscrit dans le
régime général de la responsabilité civile prévu à l’article 1457 du
29. [1995] 2 R.C.S. 1130, par. 176.
30. Jacob KAUFMAN, Supreme Court Rules Hyperlinks are not Publications, [201202-14] LEXOLOGY : <http://www.lexology.com/library/detail.aspx?g= 8bd9ba602c16-46a4-9600-901970d6d1ac>.
Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée
497
Code civil du Québec. Le demandeur a droit à une indemnisation si
une faute, un préjudice et un lien de causalité coexistent.
À maintes reprises, nos tribunaux ont considéré qu’il est essentiel que les propos diffamatoires soient publiés pour donner ouverture à une réclamation en dommages. Il y aura publication lorsque
les propos auront été communiqués par l’auteur à au moins une personne autre que celle visée par les propos31. Ainsi libellée, la notion
de publication en droit québécois rejoint celle de la diffusion, circonscrite dans l’analyse de la majorité de la Cour suprême dans l’affaire
Crookes c. Newton. Il est donc à prévoir que nos tribunaux confirmeront l’application des motifs et conclusions de cet arrêt aux éventuels
recours en diffamation de notre juridiction, ce qui impliquera bien
entendu la problématique des hyperliens sur Internet.
La question demeure à savoir si cet arrêt aura une incidence
invoquée et pourra faire l’objet d’une analogie dans le cadre de l’interprétation future des notions de publication, reproduction et représentation propres à la Loi sur le droit d’auteur, mais également si cet
arrêt pourra servir d’argument pour les détracteurs du Tarif provisoire d’Access Copyright pour les établissements d’enseignement postsecondaires 2011-2013 (7 avril 2011)32.
L’arrêt Crookes n’est certainement pas la dernière décision du
genre : les autres formes de « liens » utilisés sur Internet, et notamment les fameux et répandus « tweets » qui se distinguent des
hyperliens33, seront vraisemblablement à la source de litiges et de
31. Azrieli c. Southam, [1987] R.J.Q. 1756 (C.S.) ; RBC Dominion c. André Lizotte,
[1999] R.R.A. 924 (C.S.) ; Tran c. Myre, [1993] R.R.A. 71 (C.S.) ; Alfert c. Dugas,
[1991] R.J.Q. 2340 ; Confédération des Caisses populaires et d’économie Desjardins du Québec c. Regroupement des victimes des Caisses populaires, J.E. 2002-32
(C.S.) (Appel rejeté sur requête (C.A., 2002-03-21), 500-09-011725-017, SOQUIJ
AZ-50117943, J.E. 2002-658, [2002] R.R.A. 312 (rés.). Requête pour autorisation
de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C.S.C. 2003-01-09), 29218).
32. « Crookes v. Newton – Hyperlinking is Not Publication – Implications for Access
Copyright’s Proposed Post-Secondary Tariff » publié sur Internet par Howard
Knopf le 19 octobre, 2011 : <http://excesscopyright.blogspot.com/2011/10/crookes-v-newton-hyperlinking-is-not.html> ; Voir : <http://www.accesscopyright.ca/
francais/éducateurs/tarif-provisoire-d’access-copyright-pour-les-établissementsd’enseignement-postsecondaires-2011-2013-(7-avril-2011)>.
33. « Au cœur de Twitter se trouvent de petites rafales d’information appelées
Tweets. Chaque Tweet est long de 140 caractères, mais ne laissez pas cette petite
taille vous tromper–vous pouvez découvrir beaucoup dans un espace réduit. Vous
pouvez voir des photos, des vidéos et des conversations directement dans les
Tweets et accéder à toute l’histoire d’un simple coup d’œil, et tout cela au même
endroit. » : <http://twitter.com/about>.
498
Les Cahiers de propriété intellectuelle
questions particulières de faits et de droit. Déjà, aux États-Unis
notamment, la chanteuse, musicienne et actrice Courtney Love a été
poursuivie en 2011 pour ses commentaires divulgués sur Twitter et
MySpace à l’endroit de son designer de mode, laquelle poursuite a
été réglée pour quelque 430 000 $ US34.
Somme toute, bien que le fait de créer des hyperliens ne constitue pas en soi de la diffusion, la prudence et la neutralité sont de
mise.
5. SAISON INÉDITE – La constitutionnalité
des lois fédérales en matière de protection des
renseignements personnels et de vie privée
Il peut sembler inusité dans le contexte de la revue annuelle
des développements récents en matière de vie privée de traiter de la
décision de la Cour suprême du 22 décembre 2011 dans l’affaire d’un
Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66. En
réalité, cet arrêt devient pertinent à la lecture des motifs et conclusions de droit constitutionnel qui pourraient être pertinents dans un
éventuel débat sur la légitimité des lois fédérales en matière de vie
privée.
Le gouverneur en conseil, en vertu de l’article 53 de la Loi sur la
Cour suprême, a sollicité l’avis consultatif de la Cour sur la question
de savoir si la Loi sur les valeurs mobilières proposée, qui est annexée
au décret C.P. 2010-667, relève de la compétence législative du Parlement du Canada :
Le Canada, auquel se sont joints l’Ontario ainsi que plusieurs
intervenants, prétend que la Loi, considérée dans son ensemble, relève du volet général de la compétence de légiférer en
matière de trafic et de commerce que le par. 91(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 confère au Parlement. L’Alberta, le Québec, le Manitoba et le Nouveau-Brunswick ainsi que d’autres
intervenants soutiennent que le régime relève de la compétence
des provinces en matière de propriété et de droits civils prévue
au par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867, et crée une
brèche dans le pouvoir législatif provincial quant à des sujets de
34. « Courtney Love Settles Twitter Defamation Case for $430,000 » publié sur Internet par Marko Vesely le 7 mars 2011 : <http://www.westerncanadabusinesslitigationblog.com/defamation/>.
Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée
499
nature purement locale ou privée (par. 92(16)), à savoir, la
réglementation des contrats, de la propriété et des professions.
Aux termes de cet arrêt, la Cour a analysé le « véritable caractère » de la Loi sur les valeurs mobilières, qui propose de se pencher
sur l’objet et les effets de la loi, avant d’examiner la question de
savoir si la loi relève du chef de compétence qui est invoqué pour en
soutenir la validité. La Cour a conclu :
En l’espèce, le caractère véritable de la loi consiste à réglementer, à titre exclusif, tous les aspects du commerce des valeurs
mobilières au Canada, y compris les occupations et les professions relatives à ce domaine dans chaque province. L’objet de la
Loi consiste à mettre sur pied un régime canadien complet de
réglementation des valeurs mobilières, en vue de protéger les
investisseurs, de favoriser l’existence de marchés des capitaux
équitables, efficaces et compétitifs ainsi que d’assurer l’intégrité et la stabilité du système financier. Elle aurait pour effets
de dédoubler et d’évincer les régimes provinciaux et territoriaux de réglementation des valeurs mobilières actuels.
Suivant la jurisprudence établie, la Loi, si elle est considérée
dans son ensemble, ne saurait être classée parmi celles qui relèvent du pouvoir général en matière de trafic et de commerce.
Son caractère véritable n’intéresse pas une matière d’importance et de portée véritablement nationales touchant le commerce dans son ensemble et distincte des enjeux provinciaux.
[...] Cependant, la Loi se préoccupe principalement de la réglementation courante de tous les aspects des contrats portant sur
les valeurs mobilières, y compris la protection du public et la
compétence professionnelle dans les provinces. Ces matières
demeurent essentiellement des enjeux provinciaux intéressant
la propriété et les droits civils dans les provinces et ne ressortissent pas au commerce dans son ensemble. Certains éléments de
la Loi concernant des matières d’importance et de portée véritablement nationales touchant le commerce dans son ensemble
et distinctes des enjeux provinciaux, comme la prévention des
risques systémiques et la collecte de données nationale, semblent liés au pouvoir général en matière de trafic et de commerce. En ce qui a trait à ces éléments de la Loi, les provinces,
agissant seules ou de concert, sont dépourvues de la capacité constitutionnelle de maintenir un régime national viable.
Toutefois, si on la considère dans sa totalité, la Loi ne porte
pas principalement sur des enjeux véritablement fédéraux.
500
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Elle intéresse surtout la réglementation courante de tous les
aspects du commerce des valeurs mobilières et, à cet égard, elle
ne serait pas compromise si une province n’adhérait pas au
régime fédéral.
Ainsi, dans cette décision unanime, les neuf juges de la Cour
suprême du Canada ont répondu par la négative à la question qui
leur avait été posée, et ont considéré que la Loi sur les valeurs mobilières, dans sa version proposée, n’est pas valide, car elle ne relève
pas du pouvoir général de réglementation en matière de trafic et
de commerce conféré au Parlement par le paragraphe 91(2) de la
Loi constitutionnelle de 1867.
Rappelons que la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé est en vigueur au Québec depuis 1994,
et a précédé la législation fédérale actuelle. En effet, ce n’est que
depuis le 1er janvier 2004 que la loi fédérale est applicable à l’ensemble du Canada, et que les entreprises du secteur privé doivent se
conformer à la Loi sur la protection des renseignements personnels et
les documents électroniques (la « LPRPDÉ » ou sous son acronyme
anglais « PIPEDA »). Cette loi concerne la collecte, l’utilisation et la
communication de pratiquement tous les renseignements personnels dans le cadre d’activités commerciales. L’adoption de cette loi
fédérale a été présentée comme un exercice approprié du volet général de la compétence législative du Parlement en matière de réglementation du trafic et du commerce prévue au par. 91 (2) de la Loi
constitutionnelle de 1867, tout comme la Loi sur les valeurs mobilières précitée.
Or, d’aucuns considèrent que la décision rendue dans le Renvoi
relatif à la Loi sur les valeurs mobilières précitée pourrait être un
précédent pertinent pour remettre en question la validité des lois
fédérales en matière de protection de renseignements personnels,
tels la LPRPDÉ et le Projet de Loi anti-pourriel fédéral, adopté
au mois de décembre 2010 et qui devrait être bientôt promulgué. En
effet, le professeur Michael Geist, de la Faculté de droit, Section de
common law, et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en
droit d’Internet rappelle que :
There have been questions about the constitutionality of
PIPEDA, Canada’s private sector privacy law, since its inception. Quebec launched a constitutional challenge in 2003,
pointing to its longstanding provincial privacy statute and the
constitutional limitations on a federal privacy statute. The
Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée
501
Quebec challenge has remained dormant for many years, but
State Farm Insurance revived the issue in a privacy case in
2010.35
En effet, dans cette dernière affaire citée, State Farm Insurance avait notamment invoqué que les dispositions de la LPRPDÉ
qui rendent ce texte applicable aux organisations se livrant à une
activité commerciale de droit provincial sont inconstitutionnelles et
vont à l’encontre de la compétence provinciale en matière de propriété et de droits civils et en matière d’administration de la justice :
[19] La compétence provinciale en matière de propriété et
de droits civils englobe la plupart des activités commerciales
menées dans une province. Elle comprend la compétence et le
pouvoir de réglementation sur les assureurs de la province et
permet aux provinces de légiférer sur les accidents de la circulation et sur la responsabilité civile délictuelle en général. La
compétence en matière de propriété et de droits civils permet
aussi à une province de réglementer les droits à la protection
des renseignements personnels.
[20] Le paragraphe 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867
confère explicitement aux législatures provinciales le pouvoir
exclusif de légiférer sur l’administration de la justice, ce qui
comprend la procédure dans les affaires civiles portées devant
les cours supérieures provinciales. Les règles applicables au
Nouveau-Brunswick reconnaissent les privilèges relatifs au
litige et le droit de ne pas révéler l’existence de rapports de surveillance destinés à servir uniquement durant un contre-interrogatoire. L’application de la LPRPDÉ qui est proposée par le
commissaire empiéterait sérieusement sur ces règles et donc
sur le pouvoir provincial en matière d’administration de la justice. La présente affaire est un bon exemple du mal à corriger
dont il s’agit ici : un organisme fédéral tente d’intervenir, directement ou par l’entremise du pouvoir de contrôle de la Cour
fédérale, dans l’administration de preuves qui intéressent une
action en responsabilité civile et qui relèvent manifestement de
la compétence législative des provinces et de la compétence des
tribunaux visés par l’article 96.36
35. Michael GEIST, « Are Canada’s Digital Laws Unconstitutional ? », Ottawa
Citizen [10 janvier 2012].
36. State Farm Mutual Automobile Insurance Company c. The Privacy Commissioner
of Canada, 2010 FC 736.
502
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Le 9 juillet 2010, la Cour fédérale du Canada a rendu une décision aux termes de laquelle le juge Robert M. Mainville a restreint la
portée de la définition d’« activité commerciale » prévue par la
LPRPDÉ :
[106] Interprétant comme il convient la LPRPDÉ, j’arrive à la
conclusion que, si l’activité ou tâche principale en cause, à
savoir le fait pour le défendeur dans une action en responsabilité civile d’organiser sa défense en recueillant des preuves
concernant le demandeur, n’est pas une activité commerciale
au sens de la LPRPDÉ, alors l’activité ou tâche demeure soustraite à la LPRPDÉ même si des tiers sont engagés par le
défendeur pour mener cette activité ou tâche en son nom. La
qualification première de l’activité ou tâche en cause est donc le
facteur dominant à prendre en compte pour juger du caractère
commercial de cette activité ou tâche selon la LPRPDÉ, et non
la relation qui peut exister entre celui qui entend mener l’activité ou tâche et les tiers. En l’espèce, la relation assureurassuré ou avocat-client est simplement un élément secondaire
de l’activité ou tâche principale non commerciale qui est en
cause, à savoir la collecte de preuves par Mme Vetter en vue
d’organiser sa défense dans l’action en responsabilité civile
engagée contre elle par M. Gaudet.
[107] Je suis donc d’avis que la LPRPDÉ ne s’applique pas aux
rapports d’enquête ni aux documents et bandes vidéo connexes
qui concernent M. Gaudet et qui ont été établis par la State
Farm ou ses avocats, ou en leur nom, pour assurer la défense de
Mme Vetter dans l’action en responsabilité civile engagée contre
elle par M. Gaudet.
[108] Je suis conforté dans cette interprétation de la LPRPDÉ
par l’alinéa 26(2)b), qui permet au gouverneur en conseil d’exclure une organisation, une activité ou une catégorie d’organisations ou d’activités, de l’application de la partie 1 de la
LPRPDÉ « s’il est convaincu qu’une loi provinciale essentiellement similaire à la présente partie s’applique » à cette organisation ou activité. En vertu de cette disposition, le gouverneur
en conseil a exclu de l’application de la LPRPDÉ presque toutes
les organisations de la Colombie-Britannique, de l’Alberta et du
Québec qui ne sont pas des entreprises fédérales : Décret d’exclusion des organisations de la province de l’Alberta, DORS/
2004-219, Décret d’exclusion des organisations de la province
de la Colombie-Britannique, DORS/2004-220 ; et Décret d’ex-
Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée
503
clusion des organisations de la province de Québec, DORS/2003
374.37
Compte tenu de cette interprétation, la question constitutionnelle demeure :
[119] Eu égard à mes conclusions ci-dessus, il ne sera pas nécessaire d’examiner les questions constitutionnelles soulevées par
la State Farm. Il est en effet un principe bien établi selon lequel
une cour de justice n’est pas tenue de répondre à une question
constitutionnelle si cela n’est pas nécessaire pour qu’elle puisse
statuer sur l’affaire dont elle est saisie : arrêt Skoke-Graham c.
La Reine, [1985] 1 R.C.S. 106, 121-122 ; arrêt R. c. Nystrom,
2005 CACM 7, au paragraphe 7.38
Cette décision n’a pas été portée en appel.
La LPRPDÉ a ainsi été écartée. Nous constatons que cette définition restreinte est la première brèche, importante, à son application nationale. Autrement, seul l’avenir nous dira si cette décision de
la Cour fédérale, mais surtout l’arrêt de la Cour suprême du Canada
dans le Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières inspireront
de futurs détracteurs des lois fédérales en matière de vie privée.
37. Ibid.
38. Ibid.
Capsule
Difficultés dans les airs :
la Cour fédérale accorde des
dommages punitifs dans une
affaire de contrefaçon de brevet
A. Sasha Mandy*
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 507
1. Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 507
2. Le jugement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 508
2.1 Les moyens de défense invoqués par Bell . . . . . . . 509
2.2 Validité du brevet ‘787 . . . . . . . . . . . . . . . . . 509
2.3 Dommages punitifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 512
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 514
© CIPS, 2012.
* Avocat et ingénieur junior de ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire
d’avocats et d’agents de brevets et d’agents de marques de commerce.
505
INTRODUCTION
Dans quelles circonstances le comportement du contrefacteur
doit-il être sanctionné par des dommages punitifs ? Jusqu’à quel
point une demande de brevet pour une invention mécanique doit-elle
être utile à sa date de dépôt ? Ces questions faisaient partie de celles
sur lesquelles la Cour fédérale du Canada a dû se pencher dans la
décision Eurocopter1 rendue le 30 janvier 2012.
Cette affaire en est une d’importance pour les plaideurs en
matière de brevet car elle semble être la seule à accorder des dommages punitifs dans un contexte de contrefaçon de brevets au Canada.
Elle est également d’un grand intérêt pour tous les praticiens en
matière de brevet puisqu’elle établit que la doctrine de la prédiction
valable peut être utilisée pour invalider des inventions mécaniques
relativement simples.
1. LES FAITS
Eurocopter et Bell Hélicoptère sont les principaux joueurs de
l’industrie des hélicoptères. Ces deux entreprises construisent la
majeure partie des hélicoptères civils fabriqués dans le monde. En
1997, Eurocopter a déposé une demande de brevet visant à protéger
un train d’atterrissage amélioré, consistant essentiellement en deux
patins ou skis qui interagissent avec le sol (désigné dans la décision
comme étant le train d’atterrissage de type « Moustache »). L’aspect
nouveau et inventif de ce brevet réside en une pièce transversale
frontale comprenant des zones courbées qui sont reliées à l’avant des
deux patins. Cette pièce transversale frontale peut être inclinée soit
vers l’avant de l’hélicoptère, soit vers l’arrière. Les avantages prodigués par ce train d’atterrissage amélioré sont les suivants : i) une
meilleure absorption du choc causé par l’impact de l’hélicoptère avec
le sol lors des atterrissages, ii) une diminution des problèmes de
« résonance du sol », et iii) un train d’atterrissage plus léger. Ces
1. Eurocopter c. Bell Helicopter Textron Canada Limitée, 2012 CF 113 [aux présentes : Eurocopter] : 100 C.P.R. (4th) 87.
507
508
Les Cahiers de propriété intellectuelle
avantages ont joué un rôle crucial dans le raisonnement de la Cour,
tel que discuté ultérieurement. Le brevet canadien d’Eurocopter a
été délivré le 31 décembre 2002, en tant que brevet portant le
numéro 2,207,787 (ci-après « le brevet 1787 »).
Au début des années 2000, Bell a commencé à développer
un nouveau modèle d’hélicoptère. En septembre 2004, ce nouveau
modèle a officiellement été désigné comme étant le « modèle 429 ».
Le train d’atterrissage original du modèle 429 portait le nom de
« Legacy ». Le modèle Legacy fut utilisé par Bell pour toutes ses activités reliées au 429, tels la manufacture, les tests réglementaires
ainsi que les ventes, sur une période allant de mars 2005 au 9 mai
2008 approximativement. La date du 9 mai 2008 en est une d’importance car c’est à cette date qu’Eurocopter a intenté son action devant
la Cour fédérale. Presque immédiatement après s’être fait signifier
les procédures, Bell a commencé à travailler avec un nouveau train
d’atterrissage, désigné comme étant le train « Production », qui est
aujourd’hui utilisé sur le 429.
Eurocopter allègue que les trains d’atterrissage Legacy et Production contrefont les revendications du brevet ‘787. Elle allègue
également que Bell a délibérément et malicieusement porté atteinte
aux droits qui lui sont conférés par le brevet, et que Bell est responsable de dommages-intérêts punitifs s’élevant à 25 000 000 $.
Bell réplique en alléguant que ni le modèle Legacy ni le modèle
Production ne contrefont les revendications du brevet ‘787 et que son
comportement bénéficie d’exemptions légales à la contrefaçon. Elle
allègue également que le brevet ‘787 est invalide dû notamment à un
manque d’utilité.
2. LE JUGEMENT
Le juge Martineau a statué que le train d’atterrissage du
modèle Production n’a pas contrefait les revendications du brevet
‘787, ce qui n’était toutefois pas le cas du modèle Legacy. La Cour a
également trouvé Bell redevable de dommages-intérêts punitifs.
Puisque la Cour en est arrivée à une telle conclusion concernant le train d’atterrissage Legacy, elle a dû se pencher sur les
moyens de défense soulevés par Bell ainsi que l’argument selon
lequel le brevet ‘787 est invalide.
Difficultés dans les airs
509
2.1 Les moyens de défense invoqués par Bell
Bell a soutenu qu’elle bénéficiait de certaines défenses légales.
Parmi les défenses soulevées, Bell a invoqué le paragraphe 55.2(1)
de la Loi sur les brevets, qui stipule qu’il « n’y a pas de contrefaçon de
brevet lorsque la fabrication d’une invention brevetée se justifie
dans la seule mesure nécessaire à la préparation et à la production
du dossier d’information qu’oblige à fournir une loi », autrement
désignée comme étant « l’exemption réglementaire ». Cette exemption est similaire à l’exemption jurisprudentielle dite « expérimentale », qui exige que le produit contrefait soit produit « à des fins
d’expérimentation et de tests »2.
Bell a argué qu’il lui était nécessaire d’utiliser le modèle Legacy
afin d’être en mesure d’effectuer des tests sur le modèle 429 dans le
but d’obtenir un certificat de navigabilité délivré par les autorités
nationales compétentes. Bell a déclaré que ces trains d’atterrissage
étaient requis pour effectuer « des essais de résistance à la fatigue et
aux chutes, ainsi qu’à mettre au point et tester un ensemble de flottaison, le tout à des fins d’homologation »3.
Le juge Martineau n’était pas de cet avis. Il a constaté qu’au
moins une des 21 unités de trains d’atterrissage de type Legacy produites était utilisée à des fins publicitaires à un salon commercial,
permettant ainsi à Bell de solliciter des commandes à l’avance pour
son modèle 429 en plus de promouvoir son nouvel hélicoptère. Ce faisant, Bell n’a pas exclusivement utilisé le modèle Legacy à des fins
réglementaires, ce qui est suffisant pour faire tomber le moyen de
défense légale, et l’exemption provenant de la common law.
2.2 Validité du brevet ‘787
Parmi les allégations usuelles d’antériorité et d’évidence soulevées dans la plupart des poursuites en contrefaçon de brevet, Bell a
également fait valoir que le brevet ‘787 était invalide pour manque
d’utilité. La législation canadienne en matière de brevet exige que
la demande de brevet démontre l’utilité de l’invention à la date de
dépôt, ou qu’il y ait au moins une prédiction valable de cette utilité.
Les attaques envers les brevets mécaniques pour manque d’utilité sont rares au Canada, et c’est probablement la seule affaire en
2. Voir Micro Chemicals Ltd. c. Smith Kline & French Inter-American Corp., [1972]
R.C.S. 506 et Merck & Co c. Apotex Inc., 2006 FC 524.
3. Eurocopter, supra, note 1, par. 265.
510
Les Cahiers de propriété intellectuelle
matière de brevet mécanique où une telle attaque a été considérée.
La règle de l’utilité au Canada et la doctrine de la prédiction valable
ont été développées à partir de jurisprudence impliquant des brevets
touchant des domaines plus « abstraits », tels ceux reliés aux inventions pharmaceutiques et aux compositions chimiques4. Dans ces
domaines, l’utilité d’un produit ou d’un procédé breveté n’est pas toujours simple à évaluer en jetant un rapide coup d’œil aux figures faisant partie du brevet, comme c’est souvent le cas pour des inventions
mécaniques.
Après avoir examiné son fascicule, le juge Martineau conclut
que l’utilité promise par le brevet ‘787 est de réduire de manière
significative les inconvénients retrouvés dans l’art antérieur, et plus
spécifiquement : i) les facteurs d’accélération élevés lors de l’atterrissage (les facteurs de charge) ; ii) l’adaptation de fréquence difficile
à l’égard de la résonance du sol ; et iii) le poids élevé du train
d’atterrissage5.
En révisant la règle d’utilité, le juge Martineau concède qu’il
est très facile d’établir l’utilité dans la législation canadienne :
[58] Au Canada, on a établi une norme peu exigeante pour
l’utilité. Il suffit que l’invention soit nouvelle, meilleure, moins
coûteuse ou qu’elle offre un choix. Elle peut inclure un avantage
ou l’évitement d’un désavantage (Pfizer Canada Ltd. c. Canada
(Ministre de la Santé) (2006), 52 CPR (4th) 241 (CAF), au paragraphe 31, 2006 CAF 214). Mais il faut quand même poser la
question, comme l’a fait la Cour d’appel d’Angleterre dans
Lane-Fox c Kensington [1892], 9 RPC 413, p. 417 : [TRADUCTION]
« utile à quoi ? ».
La jurisprudence canadienne a généralement constaté que lorsque l’utilité d’une invention est évidente pour la personne versée
dans l’art et qu’aucune promesse particulière n’a été faite quant aux
potentiels avantages de l’invention, cette utilité évidente est suffisante pour rencontrer le standard requis6. Pour la plupart des inven4. Voir par exemple Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77 (l’arrêt de
principe en la matière) ; Eli Lilly c. Apotex, 2008 CF 142, confirmé en appel 2009
CAF 97 ; Monsanto Company c. Commissaire des brevets, [1979] 2 R.C.S. 1108 et
Burton Parsons Chemicals Inc. c. Hewlett-Packard (Canada) Ltd., [1976] 1 R.C.S.
555.
5. Eurocopter, supra, note 1, par. 215-216 et 338-339.
6. Voir Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Saskatchewan) Ltd., (1981) 56 C.P.R.
(2d) 145 (C.S.C.) ; voir aussi The Manual of Patent Office Practice, ch. 12.08.01.
Difficultés dans les airs
511
tions mécaniques, la quête d’utilité se borne à déterminer l’utilité
évidente de l’invention.
Cela aurait également pu être le cas pour le brevet ‘787. Selon
toute probabilité, la Cour aurait probablement considéré le train
d’atterrissage Moustache comme possédant l’utilité évidente d’être
un train d’atterrissage amélioré permettant aux hélicoptères d’atterrir en supportant leur poids et en absorbant ou en déviant les forces d’impact résultant de l’atterrissage. Toutefois, le brevet ‘787
indiquait que le train d’atterrissage Moustache permettait de surmonter les désavantages provenant de l’art antérieur suivants : les
facteurs d’accélération élevés lors de l’atterrissage (les facteurs de
charge), l’adaptation de fréquence difficile à l’égard de la résonance
du sol et le poids élevé du train d’atterrissage7. Cela est donc devenu
l’utilité du brevet ‘787, et il a donc été nécessaire à la Cour d’analyser
les arguments de Bell voulant que l’utilité de toutes les configurations du train d’atterrissage Moustache n’était pas établie à la date
de dépôt et ne pouvait être valablement prédite.
Dans son analyse8, le juge Martineau a conclu que Bell ne
s’était pas acquittée de son fardeau de preuve d’établir que l’invention telle que définie dans la seule revendication indépendante,
la revendication 1, n’allait pas fonctionner9. Toutefois, Bell a également soutenu que certaines configurations préférentielles de l’invention telles que définies par les revendications dépendantes, nommément la pièce transversale inclinée vers l’avant (revendication
15) et vers l’arrière (revendication 16) de l’hélicoptère, manquaient
d’utilité.
La Cour a donc concentré sa quête d’utilité sur la pièce transversale, en cherchant à savoir si l’utilité de l’avoir inclinée vers
l’avant (revendication 15) et vers l’arrière (revendication 16) de
l’hélicoptère était établie à la date de dépôt ou pouvait être valablement prédite. Concernant la pièce transversale inclinée vers l’avant,
la description qui en est faite et les figures qui l’illustrent décrivent
amplement cette configuration et c’est en fait le train d’atterrissage
utilisé sur les hélicoptères de la ligne courante d’Eurocopter qui a été
testé à des fins de certification. Ce faisant, le juge Martineau a conclu que l’utilité de la pièce transversale inclinée vers l’avant était
établie10.
7.
8.
9.
10.
Eurocopter, supra, note 1, par. 338.
Ibid., par. 333-376.
Ibid., par. 350.
Ibid., par. 354-360.
512
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Concernant la pièce transversale inclinée vers l’arrière, la Cour
conclut à un manque d’utilité. La description du brevet ne décrit pas
en détail la fonctionnalité ou la configuration de la pièce transversale inclinée vers l’arrière, mentionnant uniquement que « cela
procure des avantages spécifiques » mentionnés ailleurs dans la description. Bien que cette configuration soit illustrée dans l’une des
figures, le juge Martineau a tout de même conclu à un manque
d’utilité :
[369] Après avoir examiné avec soin les preuves factuelles et
d’expert, la Cour conclut selon la prépondérance des probabilités que, contrairement au principe clairement énoncé par
la juge Layden-Stevenson dans la décision Eli Lilly c. Novopharm, précitée, [ (2009), 75 CPR (4th) 165] au paragraphe 60,
les inventeurs n’avaient aucune information sur laquelle fonder la promesse qu’ils avaient expressément faite à l’égard de la
variante présentée à la figure 11e. L’utilité d’un train d’atterrissage d’hélicoptère, selon la revendication 16, n’avait pas été
démontrée à la date de dépôt au Canada, soit le 5 juin 1997. De
plus, les données pertinentes qui étaient disponibles avant le
5 juin 1997 ne permettaient pas aux inventeurs de prédire
de manière valable le comportement d’un train d’atterrissage
Moustache équipé d’une traverse avant décalée vers l’arrière,
et, en tout état de cause, il n’y a pas de raisonnement décrit
dans le brevet 787 à cet égard.11
La Cour conclut que la preuve au dossier ne supporte pas
l’utilité de la variante inclinée vers l’arrière, et suggère même que
cette variante ne fonctionne tout simplement pas. Ce faisant, cette
variante revendiquée ne peut être utile. Étant donné que la revendication 1 couvre également cette variante (la revendication a été
vraisemblablement rédigée afin de protéger la pièce transversale
frontale dans ses deux configurations), elle a été jugée comme étant
invalide, en sus des revendications dépendantes 2 à 14 et 16. Toutefois, la revendication indépendante 15, qui ne couvre que la variante
inclinée vers l’avant, a été confirmée et jugée comme étant violée par
le train d’atterrissage Legacy de Bell.
2.3 Dommages punitifs
La Cour a condamné Bell à des dommages punitifs pour avoir
contrefait la revendication 15 du brevet ‘787, en sus des dommages
11. Eurocopter, supra, note 1, par. 369.
Difficultés dans les airs
513
généraux pouvant comprendre la perte de profit résultant de ventes
ou de paiements de royauté perdus12. Le quantum des dommages est
à déterminer à une date ultérieure étant donné l’ordre de bifurcation
en place.
Il est à noter qu’aucun tribunal canadien n’avait jusqu’ici
accordé de dommages punitifs dans un contexte de contrefaçon de
brevet. Bien que de tels dommages ne soient pas contredits13, la Cour
ne cite aucune autorité ayant accordé de tels dommages punitifs
dans le cadre d’une contrefaçon de brevet14.
Tel qu’expliqué par le juge Martineau, les dommages punitifs
sont accordés lorsque le comportement d’une partie a été malicieux,
oppressif et tyrannique, ou qu’il offense le sens accordé par le tribunal à la décence, ou représente un écart marqué par rapport aux normes ordinaires de bonne conduite15. La Cour a maintenu que Bell
s’était effectivement conduite de telle façon. Les adjectifs employés
par la Cour pour décrire les actions de Bell incluent « mauvaise foi »,
« extrême », « aveuglement volontaire », « détournement intentionnel
et planifié », « sans remords » et « répréhensible ». Pour en arriver à
une telle conclusion, la Cour a cité des exemples d’actions spécifiques
posées par Bell :
– Bell a, ou aurait dû avoir, la connaissance d’entreprise du brevet
‘787 et a tout de même procédé à la construction du modèle Legacy
(en fait, Bell a loué un modèle d’Eurocopter comprenant le train
d’atterrissage de type Moustache pour effectuer des tests et pour
former ses employés, et ce, durant la vie du brevet)16 ;
– Bell n’a pas simplement comparé la performance d’un hélicoptère
Bell équipé d’un train d’atterrissage conventionnel par rapport à
un hélicoptère Eurocopter équipé du train d’atterrissage de type
traîneau : Bell a franchi une étape supplémentaire en décidant
d’importer et de copier une technologie brevetée unique et nouvelle développée par Eurocopter 17 ;
12.
13.
14.
15.
16.
17.
Ibid., par. 416.
Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltd., 1996 FCJ 454, par. 33.
Eurocopter, supra, note 1, par. 421.
Ibid., par. 420.
Ibid., par. 425-427.
Ibid., par. 430.
514
Les Cahiers de propriété intellectuelle
– Bell a procédé au développement du modèle Legacy malgré les
craintes soulevées concernant les ressemblances avec le modèle
revendiqué par le brevet ‘78718 ;
– Bell avait des plans de construire et d’incorporer le modèle Legacy
dans son modèle Bell 429 dès qu’une certification allait être
obtenue19 ; et
– La manière dont Bell a publiquement dépeint le 429 et son « nouveau » train d’atterrissage20.
CONCLUSION
L’affaire Eurocopter soulève de nouvelles options jusque-là
inconnues de la législation canadienne en matière de brevet.
Pour les plaideurs, la possibilité de réclamer des dommages
punitifs est probablement l’aspect le plus important de cette affaire.
Toutefois, les avocats qui auront à plaider une défense face à une
accusation de contrefaçon vont trouver troublant le fait que la Cour
ait tiré une inférence négative du fait que Bell ait refusé de faire
témoigner des gens au sein de son département de propriété intellectuelle sur une base de privilège21, et qu’elle ait qualifié de « vindicatif » le fait que Bell ait soulevé la défense Gillette (soit que
Bell utilisait ce qu’enseignait l’art antérieur) ainsi que la défense
d’exemption réglementaire22.
Pour ce qui est des agents de brevet, surtout ceux œuvrant dans
le domaine de la mécanique, ils devront être plus prudents avant
d’attribuer des avantages spécifiques à une invention ou à certaines
de ses réalisations. Les agents devront à tout le moins s’assurer que
l’utilité de ces avantages soit établie, ou du moins valablement prédite, à la date de dépôt de la demande de brevet. Pour les agents de
brevet dans le domaine mécanique, la doctrine de la prédiction
valable n’est désormais plus une simple banalité qui n’est utile qu’à
des fins d’examens d’agents de brevet.
18.
19.
20.
21.
22.
Ibid., par. 431.
Ibid., par. 434.
Ibid., par. 437-442.
Ibid., par. 432.
Ibid., par. 434.
Difficultés dans les airs
515
Évidemment, tant Eurocopter que Bell sont des « high-flyers »
et toutes deux ont des raisons pour porter ce jugement en appel, ce
qui a été fait le 29 février 2012. Cela sera à surveiller de près.
Compte rendu
Entre l’art, l’invention et
la nourriture : la propriété
intellectuelle des recettes
au Canada*
Olivier Charbonneau**
Les recettes sont à l’intersection des besoins primaires de l’humain, des savoirs des peuples et de diverses industries d’envergure,
ce qui en fait un sujet fascinant à étudier sous l’angle de la propriété
intellectuelle. L’auteure Gaëlle Beauregard présente une analyse
du point de vue du droit positif, dans cette version éditée de son
mémoire de maîtrise1 déposé à la Faculté de droit de l’Université de
Montréal. Son travail offre ainsi un survol exhaustif des points saillants de la propriété intellectuelle, appliquée à un sujet qui est malheureusement négligé par la doctrine canadienne.
Le modèle que retient l’auteure consiste à préciser qu’une
recette permet l’élaboration d’un plat, constitué d’ingrédients. L’objet d’étude est la recette proprement dite, mais l’auteure offre parfois
des réflexions intéressantes à l’intérieur de ce modèle.
*
Gaëlle BEAUREGARD, « Entre l’art, l’invention et la nourriture : la propriété
intellectuelle des recettes au Canada », Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2011,
xvi, 172 p., ISBN 978-2-89635-662-1.
** Bibliothécaire professionnel à l’Université Concordia, candidat au doctorat en
droit à l’Université de Montréal.
1. Les mémoires et thèses de l’Université de Montréal sont maintenant disponibles
au moyen de l’Internet dans le dépôt institutionnel Papyrus de l’Université. Le
mémoire de Me Beauregard est sous un embargo de diffusion jusqu’en mars 2013.
Voici la référence complète : Gaëlle BEAUREGARD, Entre l’art, l’invention et la
nourriture : examen de la possibilité de protéger les recettes de cuisine en droit de la
propriété intellectuelle canadien, Mémoire déposé à la Faculté de droit, Université
de Montréal, 2011 : <http://hdl.handle.net/1866/4860>.
517
518
Les Cahiers de propriété intellectuelle
L’auteure divise son texte en trois parties. La première évoque
l’importance sociale des recettes et elle y rattache les savoirs traditionnels et les indications géographiques. Ensuite, il est question de
secret industriel, puis de brevets. Enfin, l’auteure applique le droit
d’auteur au contexte précis des recettes, soit dans la perspective de
l’octroi de celui-ci et des catégories d’œuvres protégeables. En plus
d’une analyse des dispositions législatives applicables, chaque section est étoffée par des jugements récents.
Il est important de noter que le régime des marques de commerce est éliminé du cadre d’analyse de l’auteure. En effet, celle-ci
précise que la marque de commerce est un symbole qui représente un
produit et un plat ou une recette ne peuvent en tenir lieu2 :
En effet, lorsqu’on examine les recettes promotionnelles ainsi
que les décisions du Bureau des marques et les tribunaux, on
constate que c’est plutôt la recette qui protège la marque, et non
le contraire.3
Ce passage démontre à la fois la passion de l’auteure pour son
sujet et sa compréhension des questions juridiques sous-jacentes.
En ce qui concerne la propriété intellectuelle, le volet de la
loyauté des employés (et surtout des anciens employés) domine la
section sur le secret industriel. Puis, les brevets dépendent de la nouveauté, de l’utilité et de l’activité inventive ou de la non-évidence.
Dans les deux cas, il est amplement démontré que les tribunaux
n’hésitent pas à puiser dans le corpus de recettes publiées pour
détruire les impératifs de protection par la propriété intellectuelle,
sauf, par exemple, dans certaines applications de transformation
industrielle.
Pour ce qui est du droit d’auteur, l’auteure soulève rapidement
les difficultés qu’apportent les recettes comme objet de droit. Peut-on
distinguer une recette d’une idée ou d’un procédé ? En quoi une
recette peut-elle devenir originale ? Est-ce qu’une recette est une
œuvre artistique, littéraire ou autre et en quoi cela influence-t-il sa
protection ? En fait, seules la fixation de l’œuvre ainsi que la sélection et la compilation de recettes sont facilement réconciliables avec
2. Gaëlle BEAUREGARD, « Entre l’art, l’invention et la nourriture : la propriété
intellectuelle des recettes au Canada », Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2011,
p. 34.
3. Ibid., p. 35.
Entre l’art, l’invention et la nourriture
519
le droit positif en vue de la qualification pour la protection par le
droit d’auteur.
Cet état de la question permet de lancer une réflexion sur la difficulté de protéger les recettes en général. L’auteure termine son
analyse sur ce thème, évoquant la popularité des émissions télévisuelles et des livres de recettes, puis la nécessité éventuelle de réfléchir à un régime de protection normatif (autoréglementation) ou
législatif nouveau.
Écrit dans un style clair et accessible, l’auteure Beauregard
offre une solide analyse et une description détaillée des recettes
comme objets de droit de propriété intellectuelle. Il faut cependant
constater qu’il s’agit à l’origine d’un travail académique, ce qui
implique nécessairement un survol de concepts de base sous chaque
objet de droit. Ainsi, le texte se pose à cheval entre une introduction
et une analyse d’un sujet pointu, ce qui peut parfois lasser le lecteur
chevronné. Peu importe, une fois les paragraphes introductifs de
chaque section passés, l’analyse de Me Beauregard rend sa vigueur
au texte.
Il va sans dire que Me Beauregard offre par son texte une
occasion unique au néophyte de s’initier à la propriété intellectuelle
sous un angle d’attaque qui s’avère fort pertinent puisqu’il nous
touche tous d’une façon ou d’une autre.