Mai 2012 - vol. 24, no 2
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CONDITIONS DE PUBLICATION Toute personne intéressée à soumettre un article au Comité de rédaction doit en faire parvenir la version définitive, sur support papier ou électronique, avec ses coordonnées, au rédacteur en chef, au moins 60 jours avant la date de parution, à l’adresse suivante: Cahiers de propriété intellectuelle Rédacteur en chef Centre CDP Capital 1001, Square-Victoria – Bloc E – 8e étage Montréal (Québec) H2Z 2B7 Courriel: [email protected] L’article doit porter sur un sujet intéressant les droits de propriété intellectuelle ou une question de droit s’appliquant à de tels droits. Les articles de doctrine ne doivent pas dépasser 50 pages dactylographiées, sans les notes; les textes relatifs à des commentaires d’arrêts, à de l’information et à de la législation ne doivent pas être de plus de 20 pages dactylographiées. Les textes doivent être en langue française, dactylographiés à double interligne sur format 21 cm x 28 cm (81 2" x 11"). 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L’auteur est seul responsable de l’exactitude des notes et références ainsi que des opinions exprimées. Les Cahiers de propriété intellectuelle, propriété de la corporation Les Cahiers de propriété intellectuelle inc., sont édités par cette dernière. Ils sont publiés et distribués par Les Éditions Yvon Blais inc. Les Cahiers peuvent être cités comme suit: (volume) C.P.I. (page). Toute reproduction, par quelque procédé que ce soit, est interdite sans l’autorisation du titulaire des droits. Une telle autorisation peut être obtenue en communiquant avec COPIBEC, 606, rue Cathcart, bureau 810, Montréal (Québec) H3B 1K9 (Tél. : (514) 288-1664; Fax : (514) 288-1669). © Les Éditions Yvon Blais, 2012 C.P. 180 Cowansville (Québec) Canada Tél. : 1-800-363-3047 Fax : (450) 263-9256 Site Internet : www.editionsyvonblais.com ISSN : 0840-7266 Publié trois fois l’an au coût de 199,95 $. 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La musique est, comme les belles lettres, un moyen d’élever notre esprit, de lui faire goûter la saveur du bon et du beau jusqu’à la Bonté et la Beauté suprêmes, c’est-à-dire jusqu’à Dieu. – Amédée GASTOUÉ, musicologue et compositeur français (1873-1943) Pour ce numéro de mai, un contenu un peu spécial puisqu’à la désormais traditionnelle revue de certaines décisions d’intérêt rendues en 2011 dans le domaine de la PI et des TIC1 se greffent plusieurs articles sur l’œuvre orpheline2, et ce, de divers horizons. 1. J’allais écrire TI (technologies de l’information, terme défini par l’OQLF comme « ensemble des matériels, logiciels et services utilisés pour la collecte, le traitement et la transmission de l’information ») mais on m’a fait remarquer que ça faisait un peu « support informatique ». Qu’à cela ne tienne, moderne, j’ai voulu opter pour NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication, terme autrement défini par l’OQLF comme « ensemble des technologies issues de la convergence de l’informatique et des techniques évoluées du multimédia et des télécommunications, qui ont permis l’émergence de moyens de communication plus efficaces, en améliorant le traitement, la mise en mémoire, la diffusion et l’échange de l’information »), mais des membres du comité de lecture m’ont indiqué que ça faisait ringard (pas le nom, l’adjectif) puisque plus si nouvelles que cela ou toujours nouvelles, selon le point de vue. On m’a suggéré fortement « TIC » mais, tac, j’ai un blocage disneyien. Docile, je me soumets, notant toutefois que l’OQLF donne pour synonyme à TIC, NTI et NTIC... 2. « Tout le monde ne peut pas être orphelin. » : Jules Renard, Poil de carotte (Paris : Flammarion/J’ai lu, 1957 (1894)), à la page 179 [Coup de théâtre, Scène V, Poil de carotte, Au fond d’un placard. Dans sa bouche, deux doigts ; dans son nez, un seul.] 203 204 Les Cahiers de propriété intellectuelle Quoiqu’elle varie d’un système à l’autre, une œuvre dite « orpheline »3 s’entend généralement d’une œuvre dont on ne peut retrouver les ayants droit après des recherches raisonnables : « Les œuvres orphelines sont devenues importantes avec la numérisation du patrimoine culturel, car cette numérisation permet d’envisager leur exploitation dans des conditions économiques viables, ce qui n’était souvent pas le cas auparavant »4. Les différentes problématiques liées à l’œuvre orpheline5 sont d’ailleurs superbement exposées dans le billet que commet Ghislain Roussel6. Florence-Marie Piriou7 présente le projet de Directive sur les œuvres orphelines et son harnachement au droit français alors que Alexandra Bensamoun8 traite, elle, de l’approche française des œuvres orphelines9. L’expérience nordique de la diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue dans le cas d’œuvres orphelines est illustrée par Jan Rosén10. La récente législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines11 est abordée par Mihàly Ficsor12 en grand contraste avec le statu quo prévalant dans le monde arabe, tel que décrit, avec un rappel poétique, par Souheir Nadde-Phlix13. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. « Je ne défendrais point la veuve et je n’attaquerai point l’orphelin . Plus de toge, plus de stage Voilà ma radiation obtenue. » : Victor Hugo, Les misérables, tome 3 (Paris : J. Hetzel et A. Lacroix, 1865 (1862)), à la page 363 (Oraison funèbre de Blondeau, par Bossuet). Dans la même veine : « Il n’y aurait pas besoin d’avocats pour défendre la veuve et l’orphelin, s’il n’y avait pas d’abord d’avocats qui les attaquent. » : Alphonse Karr, Les Guêpes – Quatrième série, (Paris : Michel Levy Frères, 1874 (Juillet 1843)), à la page 299. Eh oui, une définition tirée de Wikipédia, juste pour faire râler les puristes ! « Nous sommes les inconsolables orphelins des mesures du passé » : Denis Guedj, Le mètre du monde, (Paris : Seuil/Points, 2003 (2000)), à la page 34. Avocat, président des Cahiers de propriété intellectuelle. Docteure en droit, Sous-directrice Sofia (Société française des intérêts des auteurs de l’écrit). Maître de conférences HDR, directrice du Master 2, Droit des nouvelles propriétés, Université Paris-Sud XI (faculté Jean-Monnet). Laquelle n’a rien à voir avec le film canadien Orphan de Jaume-Collet-Serra (Warner Brothers, 2009) hybride entre le suspense psychologique et le film d’horreur ou de la pièce de théâtre Orphelins de Dennis Kelly mise en scène de Maxime Dénommée (La manufacture, 2012). LL.D, professeur de droit privé, Faculté de droit de l’Université de Stockholm. Texte traduit par Ghislain Roussel. « Qui tue un taureau rend orphelin un veau » : Philippe Bouvard, Mille et une pensées, (Paris, Le Cherche-Midi, 2005). Membre du conseil d’administration du Conseil hongrois d’experts sur le droit d’auteur et précédemment sous-directeur général de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle ; texte traduit par Ghislain Roussel. Chercheuse, Institut Max-Planck pour la propriété intellectuelle et le droit de la concurrence, Munich, Allemagne. Présentation 205 Daniel Gervais14 et David R. Hansen15 nous livrent une analyse quantitative et qualitative, d’un point de vue états-unien, du problème des œuvres orphelines. On est loin des romans Oliver Twist16 et Sans famille17 ! Intermezzo18. Marie-Pier Luneau19 nous brosse un portrait d’un remarquable oublié20 Louvigny de Montigny, cet « intraitable cerbère », protecteur de la propriété littéraire et artistique21 et pourfendeur du piratage 14. Professeur de droit à la Faculté de droit de l’université Vanderbilt (FedEx Research) et co-directeur du Vanderbilt Intellectual Property Program. 15. Digital Library Fellow à la Faculté de droit de l’Université Berkeley. 16. « Olivier criait de toute sa force. S’il eût pu savoir qu’il était orphelin, abandonné à la tendre compassion des marguilliers et des inspecteurs, peut-être eût-il crié encore plus fort. » : Charles Dickens, Oliver Twist (Paris : Hachette, 1858 (1837) ; traduction d’Alfred Gérardin)), à la page 3. On ne retrouve pas un passage aussi joliment dans l’adaptation en bande dessinée de Olivier Deloye et Loïc Dauvillier (Paris : Delcourt, 2007-2008) ou dans le Fagin le juif (Fagin the Jew) de Will Eisner (Paris : Delcourt, 2004), non plus que dans la comédie musicale Oliver ! de Lionel Bart (1960) ou le film franco-tchèquo-britanniquo-italien réalisé par Roman Polanski (2005), Oliver et Compagnie, ni dans le long-métrage d’animation de Walt Disney Pictures (1988), ou dans Les nouvelles aventures d’Olivier Twist, série de dessins animés réalisée par Bruno Bianci (Saban/Kero Video, 1996). Comme quoi le domaine public sert de matériel « pas cher ». 17. Hector Malot, Sans famille (Paris : Dentu, 1878) qui donnera lieu notamment (orphelin ne veut pas dire sans progéniture) à une série animée japonaise Rémi sans famille (1997), des séries télévisées dont celle de Jean-Daniel Verhaeghe (2000), sans compter les adaptations cinématographiques de Georges Monca (1925), Marc Allégret (1943) et André Michel (1958) ou la bande dessinée éponyme en six volumes de Yann Dégruel (Paris : Delcourt : 2004-2008) [à ne pas confondre avec le Sans famille de Roberto Baldazzini (Dynamite, 2005)]. 18. J’hésitais entre « Interlude » qui, au sens musical, est une courte pièce exécutée entre deux autres plus importantes (et c’est masculin singulier) et « intermède », « ce qui interrompt qqch, sépare dans le temps deux choses de même nature » (Le Petit Robert 2012, et c’est aussi masculin). J’ai finalement opté pour le « intermezzo », le mouvement de liaison dans une œuvre musicale parce que je trouvais cela plus apte. 19. Professeure agrégée au Département des lettres et communications de l’Université de Sherbrooke ; codirectrice du Groupe de recherches et d’études sur le livre au Québec (GRÉLQ) et, surtout, auteure de Louvigny de Montigny – à la défense des auteurs (Montréal : Leméac, 2011), 221 pages, ISBN : 978-2-7609-06004 dont on aura pu lire le compte rendu à 24 :1 CPI 191... 20. Pour emprunter au titre de l’émission radiophonique radio-canadienne de l’historien Serge Bouchard. 21. Tel que connue entre S.C. 1875, c. 88, Acte concernant la propriété littéraire et artistique (dont l’article 21 est à l’effet « Citant le présent acte, il suffira de dire « l’Acte de 1875 sur la propriété littéraire et artistique » et S.C. 1886, c. 82, Acte concernant la propriété littéraire et artistique dont l’article 1 est à l’effet que « Le présent acte pourra être cité sous le titre Acte concernant le droit d’auteur. » 206 Les Cahiers de propriété intellectuelle et de la contrefaçon et qui a été l’instigateur de plusieurs recours judiciaires22, « il affirmait avoir intenté 480 procès et les avoir tous gagnés au cours des cinquante années passées au service des auteurs français »23. Et la revue de la jurisprudence canadienne de 201124. De cinq en cinq : Vincent Bergeron25 fait un survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologie de l’information alors que René Pepin26 présente cinq décisions notables en droit d’auteur. Dans le domaine des marques de commerce, François Larose27 commente cinq28 décisions d’intérêt de la Commission des oppositions et Florence Lucas29 analyse cinq décisions en matière de vie privée. Enfin, une capsule de A. Sasha Mandy30 sur une récente affaire canadienne31 en matière de brevets et d’octroi de dommages punitifs et un compte rendu de Olivier Charbonneau32 de l’ouvrage Entre l’art, l’invention et la nourriture : la propriété intellectuelle des recettes au Canada33. 22. Dont on retiendra notamment : Mary c. Hubert (1906), 29 C.S. 334 ; conf. (1906), 15 B.R. 381 Montigny c. Asselin (1948), 7 Fox Pat. C. 192 (C. d’É.) ; Montigny c. Le Gouriadec [1940] D.A. 92 (Cour des Sessions du Québec) ; Montigny c. Cousineau ([1948] R.C.É. 330 ; inf. [1950] R.C.S. 297) et Durand & Cie c. La Patrie Publishing Co Limited (1959), 32 C.P.R. 1 (C. d’É) ; inf. [1960] R.C.S. 649. 23. Pierre Tisseyre « Nécessité de sanctions dissuasives en droit d’auteur. Le rôle joué par Louvigny de Montigny », (1983), 3 :3 Revue canadienne du droit d’auteur 7. 24. Les revues ça se fait généralement en début d’année, pas « au mois de mai, manteau jeté ». Mais voilà, les impératifs de dates de tombée font en sorte que pour le numéro de janvier, l’année à commenter n’est pas encore terminée et qu’à moins d’envisager un hors-série annuel, il ne reste que le mois de mai. 25. Avocat au bureau de Québec de ROBIC, S.E.NC.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce. 26. Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. 27. Avocat et associé chez Bereskin & Parr. 28. Généreux, l’auteur fait également état de cinq autres décisions, illustrant que « choisir c’est mourir un peu ». 29. Avocate au cabinet Gowling Lafleur Henderson S.E.N.C.R.L., S.R.L. ; membre du conseil d’administration des CPI. 30. Avocat et ingénieur junior de ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce. 31. Eurocopter c. Bell Helicopter Textron Canada Limitée 2012 CF 113 ; en appel A-74-12. 32. Bibliothécaire professionnel à l’Université Concordia, candidat au doctorat en droit à l’Université de Montréal. 33. Gaëlle BEAUREGARD, Entre l’art, l’invention et la nourriture : la propriété intellectuelle des recettes au Canada, (Cowansville : Éditions Yvon Blais, 2011), xvi, 172 pages, ISBN 978-2-89635-662-1. Présentation 207 Et pour conclure, le perlier du quadrimestre qui « sa croix » (s’accroit) avec une vérification du « primitif » (plumitif) des procédures « contre les facteurs » (contrefacteurs), sans oublier une première divulgation « en république » (divulgation au public), un bondissant « les sauteurs de l’écrit » (auteurs de l’écrit), une administration « pudique » (publique) fédérale qui était presque aussi bonne qu’une Direction « ludique » (direction juridique) « Despite some inaccuracies, the « crooks » (crux) of the decision could be found at paragraphs... »34, poursuivre les démarches auprès du Tribunal administratif du Québec et autres « intenses » (instances) si requis, « d’astuces » de la création » (plutôt que le situs de la création), la « super position » (superposition) des droits, un sous « le fait » (l’effet) de l’ordonnance et le dyslexique free « from » (form) fitness complèteraient les trouvailles. « Les notes ont la vie dure » pour « les mythes ont la vie dure ». Et la jurisprudence n’est pas en reste : « Suivant les enseignements de la Cour d’appel dans l’affaire Les Immeubles Paroli, s.e.n.c. c. Ville de Québec [2009 QCCA 2376], les règlements de zonage doivent faire l’objet d’une interprétation théologique »35 suivie du « Le terme anglais « copyright » est un des nombreux exemples d’un mot anglais dont l’emprunt a été considéré comme nécessaire – et finalement accepté – pour compléter le vocabulaire français spécialisé du droit d’auteur »36. Et même un clin d’œil de la Cour suprême du Royaume uni37 : [48] We would uphold the judgments below very largely for the reasons that they give. But (at the risk of appearing humourless) we are not enthusiastic about the “elephant test” in para. [77] of the Court of Appeal’s judgment (“knowing one when you see it”). Any zoologist has no difficulty in recognising an 34. Et c’est moi qui ai signé la lettre ! Cela vaut bien les « droppings » (toppings) dans un sandwich que l’on présentait (et pour cause) comme distinctif ... 35. Centres de la jeunesse et de la famille Bayshaw c. Dorval, 2011 QCCS 4685 (C.S. Qué. ; 2011-09-07), la juge Nantel au paragraphe 60. Coquille qui est par ailleurs un classique dans les examens d’agents de brevets qui doivent appliquer la méthode téléologique d’interprétation des brevets. 36. Droit de la famille – 12170, 2012 QCCS 326, (C.S. Qué. ; 2012-02-03), le juge Dugré entre les notes 2 et 3. Je préfère néanmoins cette citation retrouvée : « Copyright is a cold-blooded attempt at reconciling mind with money. » : Ernest Roth, The Business of Music : Reflections of a Music Publisher (London : Cassel, 1966), à la page 20. 37. Oui, oui, c’est l’ancienne House of Lords : Constitutional Reform Act, 2005, c. 4, art. 23 ; disposition entrée en vigueur le 2009-10-01. 208 Les Cahiers de propriété intellectuelle elephant on sight, and most could no doubt also give a clear and accurate description of its essential identifying features. By contrast a judge, even one very experienced in intellectual property matters, does not have some special power of divination which leads instantly to an infallible conclusion, and no judge would claim to have such a power. The judge reads and hears the evidence (often including expert evidence), reads and listens to the advocates’ submissions, and takes what the Court of Appeal rightly called a multi-factorial approach. Moreover the judge has to give reasons to explain his or her conclusions.38 Bref, presqu’assez de matériel pour un recueil illustré qui pourrait s’appeler « Les perles d’Hermès »39, dieu des faussaires et des voleurs40. Sur ce, bonne lecture Laurent Carrière Rédacteur en chef41 38. Lucasfilm Ltd. c. Ainsworth, [2011] F.S.R 41 (S.C. ; 2011-07-27) les juges Walket et Collins [confirmant sur la question de droit d’auteur mais infirmant sur la question de juridiction [2010] 3 W.L.R. 333 (C.A. ; 2009-12-16), confirmant [2009] F.S.R. 2 (Ch. ; 2008-07-31)]. 39. À ne pas confondre avec les ouvrages de Pascal Élie et Jean-Louis Baudouin, Les perles de Thémis ou les joyaux de l’humour involontaire, (Cowansville : Éditions Yvon Blais, 1990), Les perles de Thémis II (Cowansville : Blais, 1995) et Les perles de Thémis III (Cowansville : Éditions Yvon Blais, 2001). 40. À ne pas confondre avec le gentil sorcier Hermès dans Les aventures d’Isabelle de Will (Willy Maltaite, dit) (1927-2000), épris de Calendula et non de Kalendula. 41. Et non dictateur en chef comme certaines méchantes langues se plaisent à me taquiner. BILLET Les œuvres orphelines Ghislain Roussel* Une drôle de bizarrerie ! Une œuvre protégée qui est dépourvue de parent ou de titulaire et que l’on considère esseulée ou orpheline. Le statut d’orphelin n’est plus rattaché à un individu, mais à une œuvre. Nouveau paradigme ! C’est bel et bien de cela dont il s’agit. Comment traite-t-on une œuvre semblable en cas d’utilisation licite, car il faut toujours obtenir l’autorisation du titulaire du droit d’auteur si l’œuvre est encore protégée, mais comment le faire si l’auteur est inconnu ou s’il ne peut être retrouvé ou localisé ? Il y a bel et bien le régime canadien de la licence pour ayant droit introuvable et la délivrance d’une licence – avec versement ou non de redevances – après demande à cette fin et preuve de recherches raisonnables des ayants droit ? Le régime prévu initialement à d’autres fins, au traitement de demandes spécifiques et limitées dans le temps et l’espace, peut trouver ici un élargissement, mais après quelques culbutes et péripéties et une extrême patience. Mais comment gérer les droits dans de telles œuvres en cas d’usages massifs de corpus d’œuvres orphelines protégées dans le contexte de la numérisation et de l’Internet ? En effet, des pressions de plus en plus fortes sont exercées auprès du législateur par, entre autres, des institutions de diffusion de l’information ou de conser© Ghislain Roussel, 2012 * Ghislain Roussel, président, Les Cahiers de propriété intellectuelle inc. 209 210 Les Cahiers de propriété intellectuelle vation / préservation du matériel culturel pour pouvoir diffuser de telles œuvres oubliées ou susceptibles de l’être, qui ne sont pas ou plus accessibles ou disponibles sur le marché, lorsque ces pressions n’émanent pas d’importantes maisons d’édition ou fournisseurs de services Internet – pensons à Google – afin de procéder rapidement et avec le moins de contraintes possible à la reproduction, à la numérisation et à la diffusion en ligne de telles œuvres encore protégées. C’est dans ce contexte qu’en outre de la revue jurisprudentielle annuelle en matière de propriété intellectuelle et de matières connexes, le numéro de mai 2012 des Cahiers de propriété intellectuelle fait paraître divers articles sur le thème du traitement juridique national et communautaire (Union européenne) des œuvres orphelines, œuvres originalement entendues dans le sens étroit d’œuvres protégées par un droit d’auteur dont le titulaire des droits demeure introuvable après des recherches dites raisonnables : comment faire pour pouvoir reproduire, entre autres, une telle œuvre en toute légalité dans de telles circonstances ? Au sens large, le terme « œuvres orphelines » pourrait englober les œuvres protégées mais introuvables sur le marché ou épuisées et dont des ayants droit pourraient être retracés, mais dont la problématique vise les conditions matérielles et économiques raisonnables de réutilisation par un tiers. La rédaction des Cahiers de propriété intellectuelle a donc invité certains collaborateurs de premier plan, ayant effectué des recherches, rédigé des rapports avec recommandations, ou conseillé des gouvernements en la matière, à soumettre un article à portée juridique et, également, pratique sur ce sujet d’un point de vue national, d’une part, et parfois d’un point de vue communautaire (l’Union européenne est en voie de faire adopter un projet de directive – qui en est à sa seconde mouture – dans ce domaine), d’autre part. Les articles publiés sur cette thématique reflètent divers modèles, régimes ou applications de nature législative ou contractuelle qui peuvent varier sensiblement d’un pays à l’autre : le régime canadien présenté par Mario Bouchard paraîtra dans le numéro d’octobre 2012 des Cahiers de propriété intellectuelle, et un « produit dérivé » mis en place en Hongrie est décrit avec force critique par Mihàly Ficsor. La situation américaine, vue aussi sous l’angle du concept élargi d’« œuvres orphelines » est analysée par Daniel Gervais et David R. Hansen. Le cas de la France est abordé sous divers aspects législatifs nationaux et communautaire, par Marie-Florence Piriou Billet 211 de la Société française des intérêts des auteurs de l’écrit (« SOFIA ») et la doctorante Alexandra Bensamoun (une analyse de la dimension économique du phénomène ou des enjeux économiques des réponses possibles a également été effectuée en France par Joëlle Farchy). L’auteure Bensamoun se penche en outre sur les dispositions d’un récent projet de législation omnibus relativement aux « œuvres indisponibles ». Le professeur Jan Rosén de la Suède se penche sur le régime spécifique en vigueur dans les pays nordiques de la licence générale étendue qui peut servir d’instrument pour résoudre ce problème des œuvres orphelines ; ce régime fait présentement l’objet d’un projet de révision. L’article de Souheir Nadde-Phlix du Liban, présentement chercheuse à l’Institut Max-Planck de Munich sur la Propriété intellectuelle et le Droit de la concurrence, présente le point de vue du régime des œuvres orphelines dans le monde arabe. Par ailleurs, un point de vue polonais aurait pu être exprimé, mais selon les personnes ressources approchées, le « problème » n’est présentement pas pris en considération dans la législation nationale ni par les tribunaux. Il est de plus difficile de véritablement parler d’une pratique dans ce domaine en Pologne. Les demandes de libération de droits sont gérées à la pièce par les sociétés de gestion collective de droits d’auteur impliquées, dont la ZAICS, lorsque les ayants droit peuvent être retrouvés, et ce, dans l’attente de l’adoption et de la mise en œuvre nationale de la future directive européenne. Que retenons-nous de ces contributions et divers travaux de la Commission européenne et rapports nationaux ? Considérant l’importance des corpus en question et l’urgence de conserver la mémoire nationale et de trouver une solution qui soit respectueuse des principes du droit d’auteur et de la Convention de Berne (« le triple test »), nous constatons que la question est de plus en plus débattue à l’échelle nationale, que la recherche d’une réponse est envisagée dans une optique communautaire ou supranationale ou internationale et que des normes ou règles uniformes devraient être adoptées. En effet, tous ne s’entendent pas nécessairement sur la définition de l’œuvre orpheline, les catégories d’œuvres couvertes, les auteurs couverts, le moment dans le temps où une œuvre « devient » ou « est » orpheline, ni même sur la façon de résoudre le 212 Les Cahiers de propriété intellectuelle problème : une exception, une limitation des droits exclusifs des ayants droit, une licence obligatoire, une licence volontaire ou le régime de la licence générale étendue dans les pays nordiques. Quant au projet de directive européenne, qu’il s’agisse du projet initial ou du projet de compromis, qui élimine certains irritants, il est décrié ou critiqué sous de nombreux volets, comme vous le constaterez à la lecture des contributions européennes, mais les inquiétudes visent plusieurs aspects et les multiples facettes envisagées dans la mise en œuvre de la future directive dans les États membres, de même qu’un certain déni des droits exclusifs des créateurs et de solutions pouvant exister dans des États selon la législation sur le droit d’auteur en vigueur. Des inquiétudes surgissent aussi sur un changement de paradigme, prétextant de la recherche d’une solution unique pour priver des auteurs inconnus ou non retraçables de leurs droits et des redevances dues en contrepartie de l’utilisation de leurs œuvres, limitant parfois les recherches raisonnables des ayants droit à leur plus simple expression, et considérant les œuvres orphelines comme une œuvre pouvant avoir été éditée il y a quelques années, dix ans, par exemple. Des éditeurs veulent ainsi procéder rapidement, en solitaires et avec le moins de contraintes possible. Alexandra Bensamoun fait état du projet de loi en France sur les œuvres indisponibles, entre autres, projet qui prend prétexte de l’occasion pour confier la mise en œuvre de la solution aux éditeurs, au-dessus de la tête des auteurs, libres aux éditeurs d’agir d’euxmêmes sans autorisation, l’auteur ne pouvant exercer que son droit de retrait (opting out). La France se trouverait ainsi dans la situation de donner après coup raison à Google dans son projet de Google Books, après s’y être vertement opposée, tout comme le Syndicat national de l’édition et de grands éditeurs français, et ce, politiquement et judiciairement. Et la question du respect des droits moraux n’est pas évoquée. La France interviendrait ainsi dans la réglementation des contrats d’édition en confiant tout de go aux éditeurs la gestion des droits numériques ou électroniques de leurs catalogues sans que l’auteur n’ait rien à dire ou ne démembre pas dans son contrat les droits d’exploitation accordés à son éditeur. Billet 213 Il ne faudrait pas prendre prétexte de la recherche d’une solution au traitement national ou supranational des œuvres orphelines pour réduire dans le temps et l’espace la portée des droits exclusifs des créateurs, ni les priver de leurs redevances, ni nier leurs droits moraux. Pour l’avoir vécu à quelques reprises, deux problèmes se soulèvent dans l’utilisation d’œuvres orphelines, et j’étendrais aux œuvres épuisées. Tout d’abord, les efforts investis en ressources humaines de la part d’un utilisateur plein de bonnes intentions, dans la recherche des ayants droit, sont réellement importants, recherches qui s’avèrent souvent vaines ou frustrantes, par exemple, après maintes recherches et relances, aucune réponse ou obtention d’une licence pour 25 %, 33 % ou 50 % des droits, rarement plus de 66 %. De même, les sommes d’argent injectées en temps de recherche (employés et contractuels) sont aussi à souligner, et ce, tout compte fait, pour ne verser aucune redevance ou des redevances souvent minimes ou symboliques sans commune mesure avec les ressources injectées. Une démarche devant la Commission du droit d’auteur du Canada demeure certes une avenue, mais elle s’avère laborieuse et fort longue pour la numérisation de corpus massifs ou substantiels et pour la diffusion Internet hors Canada, malgré toute la bonne volonté et l’ouverture d’esprit de la direction de la Commission. L’autre difficulté réside dans la négociation de la redevance à verser par titre reproduit ou numérisé. L’appétit de titulaires des droits ou de leurs représentants est subitement devenu parfois fort grand. Bien qu’il soit plus aisé de convenir des procédures raisonnables de recherche d’ayants droit et d’identifier les œuvres orphelines et même épuisées à utiliser et à diffuser dans le cadre d’une entente de principe volontaire – représentants de titulaires de droits – utilisateur – et de déterminer les principales conditions et modalités de la numérisation et de la diffusion, il devient souvent ardu – sinon impossible – d’en arriver à une entente sur une redevance équitable à verser en contrepartie d’une œuvre « oubliée » qu’un utilisateur fait renaître. Subitement une œuvre « morte », en « déshérence » ou orpheline semble devenir l’objet d’une vaste convoitise et retrouver une famille élargie. Oui à la recherche d’une solution nationale ou internationale à cette problématique des œuvres orphelines dans le respect des droits 214 Les Cahiers de propriété intellectuelle des titulaires avec le versement de leur dû et avec la collaboration étroite des regroupements de gestionnaires de droits et des utilisateurs, mais en prenant également en sérieuse considération les tâches complexes, ardues, énergivores en ressources financières et humaines des utilisateurs potentiels de telles œuvres dans la recherche dite raisonnable des titulaires de droits. CAHIERS DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE INC. CONSEIL D’ADMINISTRATION Georges AZZARIA, professeur Faculté de droit Université Laval, Ste-Foy Florence LUCAS, avocate Gowling Lafleur Henderson Montréal Louise BERNIER, professeure Responsable du Programme Droit et Biotechnologies Faculté de droit Université de Sherbrooke Ejan MACKAAY, professeur retraité Faculté de droit, Université de Montréal, Montréal Laurent CARRIÈRE, avocat Robic, Montréal Hélène MESSIER, avocate directrice générale COPIBEC Montréal Vivianne DE KINDER, avocate Montréal Hilal EL-AYOUBI, avocat Fasken Martineau Dumoulin Montréal Mistrale GOUDREAU, professeure vice-présidente Faculté de droit, droit civil, Université d’Ottawa, Ottawa Marie-Josée LAPOINTE, avocate secrétaire trésorière BCF, Montréal Annie MORIN, avocate ArtistI Montréal Daniel PAUL, avocat Vice-président – Affaires juridiques CGI Montréal Ghislain ROUSSEL, avocat président Montréal Daniel URBAS, avocat Borden Ladner Gervais, Montréal Rédacteur en chef Laurent CARRIÈRE Comité de rédaction et comité de lecture Georges AZZARIA, professeur Faculté de droit Université Laval, Ste-Foy Florence LUCAS, avocate Gowling Lafleur Henderson Montréal Louise BERNIER, professeure Responsable du Programme Droit et Biotechnologies Faculté de droit Université de Sherbrooke Ejan MACKAAY, professeur retraité Faculté de droit, Université de Montréal, Montréal Laurent CARRIÈRE, avocat Robic, Montréal Hélène MESSIER, avocate directrice générale COPIBEC Montréal Vivianne DE KINDER, avocate Montréal Hilal EL-AYOUBI, avocat Fasken Martineau Dumoulin Montréal Mistrale GOUDREAU, professeure vice-présidente Faculté de droit, droit civil, Université d’Ottawa, Ottawa Marie-Josée LAPOINTE, avocate secrétaire trésorière BCF, Montréal Annie MORIN, avocate ArtistI Montréal Daniel PAUL, avocat Vice-président – Affaires juridiques CGI Montréal Ghislain ROUSSEL, avocat président Montréal Daniel URBAS, avocat Borden Ladner Gervais, Montréal Comité exécutif de rédaction Louise BERNIER Laurent CARRIÈRE Mistrale GOUDREAU Ghislain ROUSSEL Comité éditorial international Valérie Laure BENABOU, professeure agrégée Directrice du Laboratoire DANTE Université de Versailles en Saint-Quentin-en-Yvelines France Néfissa CHAKROUN Directrice de la propriété intellectuelle Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche scientifique et de la technologie Tunis, Tunisie Jacques DE WERRA, professeur Faculté de droit, Université de Genève Genève, Suisse Paul Edward GELLER Attorney at law Los Angeles, USA Jane C. GINSBURG Professeure Columbia University School of Law New York, USA Teresa GRZESZAK, professeure Faculté de droit Université de Varsovie, Pologne Lucie GUIBAULT, avocate Assistant professeure en propriété intellectuelle Instituut voor Informatierecht, Amsterdam, Pays-Bas Jacques LABRUNIE, avocat Gusmao Labrunie Sao Paulo, Brésil Dr Fransumo LEE Conseil en propriété intellectuelle Cabinet ORIGIN Séoul, Corée du Sud André LUCAS Professeur de droit Université de Nantes France Victor NABHAN, Président de l’ALAI Internationale, professeur étranger OMPI Paris GianLuca POJAGHI, avocat Studio Legale Pojaghi Milan, Italie Antoon A. QUAEDVLIEG, avocat et professeur Faculté de droit Université catholique de Nimègue Nijmegem, Pays-Bas Alain STROWEL Avocat et professeur de droit Facultés universitaires Saint-Louis Avocat Covington & Burling LLP Bruxelles, Belgique Paul Leo Carl TORREMANS, professeur, School of Law, University of Nottingham Nottingham, Grande Bretagne Silke von LEWINSKI, chercheure Chef de département Max-Planck Institute for Intellectual Property Münich, Allemagne Ghislain ROUSSEL Secrétaire du Comité Avocat conseil Montréal Stefan MARTIN, membre Première et cinquième chambre de recours Office de l’harmonisation dans le marché intérieur Alicante, Espagne TABLE DES MATIÈRES Articles « Œuvres orphelines » en vue de nouvelles filiations Florence-Marie Piriou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221 Approche française des œuvres orphelines Alexandra Bensamoun . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 241 La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines Mihàly Ficsor . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 279 La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue (« ECL ») des pays nordiques – Les œuvres orphelines comme précédent Jan Rosén . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 321 Analyse quantitative et qualitative du problème des œuvres orphelines : un point de vue états-unien Daniel Gervais et David R. Hansen . . . . . . . . . . . . . . . 347 Statu quo du régime des œuvres orphelines dans le monde arabe Souheir Nadde-Phlix . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 367 219 220 Les Cahiers de propriété intellectuelle « Un cycle passera, puis on ne prononcera plus votre beau nom » : Louvigny de Montigny et le droit d’auteur au Canada Marie-Pier Luneau. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 381 Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies de l’information en 2011 Vincent Bergeron. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 393 Cinq décisions notables en droit d’auteur en 2011 René Pepin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 417 Marques de commerce : cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions en 2011 François Larose . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 439 Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée Florence Lucas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 473 Capsule Difficultés dans les airs : la Cour fédérale accorde des dommages punitifs dans une affaire de contrefaçon de brevet A. Sasha Mandy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 505 Compte rendu Entre l’art, l’invention et la nourriture : la propriété intellectuelle des recettes au Canada Olivier Charbonneau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 517 Vol. 24, no 2 « Œuvres orphelines » en vue de nouvelles filiations Florence-Marie Piriou* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 223 1. Genèse d’un statut d’œuvre orpheline . . . . . . . . . . . . 225 1.1 Projet de loi américain : limitation et suppression des pénalités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 226 1.2 Riposte européenne et mise en œuvre d’un régime d’œuvre orpheline . . . . . . . . . . . . . 227 1.3 Expertise européenne par un groupe d’experts de haut niveau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229 2. Principes et effets du projet de directive sur les œuvres orphelines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231 2.1 L’approche proposée par la Directive repose sur quatre piliers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 232 3. Procédure d’adoption des œuvres orphelines du livre avec le modèle français des livres indisponibles du XXe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 236 © Florence-Marie Piriou, 2012. * Florence-Marie Piriou, Docteur en droit, Sous-directrice Sofia (Société Française des Intérêts des Auteurs de l’écrit). 221 222 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.1 Gestion collective étendue aux œuvres orphelines indisponibles du XXe siècle . . . . . . . . . . . . . . . 237 3.2 Caractère subsidiaire ou non de la loi française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 238 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239 1. INTRODUCTION L’initiative prise par Google de numériser les collections des bibliothèques a donné un écho mondial à la notion d’œuvre orpheline, soulevant un vaste mouvement de réflexion en Europe comme aux États-Unis. Jusqu’alors, l’absence d’ayant droit connu ne semblait guère poser de difficulté aux diffuseurs qui, tantôt, se contentaient, comme en France, de la mention « droits réservés »1, tantôt, recherchaient par la voie judiciaire des autorisations2. Mais, l’émergence d’un contexte majeur où il s’agissait de numériser toutes sortes d’œuvres et de les rendre accessibles en ligne à un vaste public, a placé les bibliothèques, archives ou autres musées, pour s’en tenir à ces catégories principales d’intervenants, devant l’évidence qu’on ne pouvait y procéder, sans autorisation préalable, sauf à se trouver en infraction avec le droit d’auteur. Et, dans ces circonstances, ces institutions ont porté le débat devant le pouvoir politique, en arguant du fait que leur louable ambition de numériser le patrimoine culturel qu’elles conservaient justifiait de fortes atteintes au droit d’auteur, conduisant même « idéalement » à s’en exonérer, grâce à l’insertion de nouvelles exceptions consacrant le principe d’un accès libre et gratuit à la connaissance. En France, le droit positif prévoit la possibilité de confier, sur ordonnance d’un juge, la gestion des autorisations à un organisme d’auteurs ou public et d’af- fecter les sommes qui n’ont pu être réparties à des actions d’intérêt général3. Ainsi, la carence juridique en la matière n’est pas apparue, en 2008, perti1. La mention « DR », bien que très utilisée dans la presse, n’est pas conforme au droit d’auteur et elle ne permet pas de limiter la responsabilité du contrefacteur. La gestion d’affaires a pu être invoquée dans ce cas. Toutefois, la Cour d’appel de Paris a condamné un diffuseur sur le fondement que « les recherches infructueuses entreprises par la société A. pour identifier l’auteur ne sont pas de nature à l’exonérer de sa responsabilité », Paris, 31 octobre 2000, Com., Com. élect. 2001, no 76, note Caron. 2. Voir notre article : « Les œuvres orphelines en quête de solutions juridiques », RIDA no 218, octobre 2008, p. 3. 3. L’article L.122-9 dispose « qu’en cas d’abus notoire dans l’usage ou le non-usage des droits d’exploitation de la part des représentants de l’auteur décédé visés à l’article L.121-2, le tribunal de grande instance peut ordonner toute mesure appropriée. Il en est de même s’il y a conflit entre lesdits représentants, s’il n’y a pas d’ayant droit connu ou en cas de déshérence. Le tribunal peut être saisi notamment par le ministre de la culture ». Cette disposition laisse la possibilité aux organismes 223 224 Les Cahiers de propriété intellectuelle nente pour les secteurs de la musique ou de l’audiovisuel qui, organisés en gestion collective, font face à de telles situations4. S’agissant des droits voisins, il existe, en France, des solu- tions d’accords collectifs étendus pour les prestations des artistes interprètes qui n’ont pu être identifiés pour les œuvres audiovisuelles ou sonores issues des archives publiques, comme l’INA (Institut National de l’Audiovisuel), par exemple, cas dans lesquels des aménagements récents de la loi ont permis leur exploitation en ligne5. Seul le secteur du livre a pris conscience de la nécessité d’une gestion obligatoire pour parer à une demande massive de numérisation de livres par les bibliothèques. La nécessité d’encadrer cette catégorie d’œuvre, en principe inexploitée par les diffuseurs, compte tenu du risque potentiel que sous-tend l’absence d’autorisation du titulaire du droit, a pris une tournure singulière avec Google qui s’engagea dans une numérisation massive des bibliothèques universitaires américaines. Dans cette perspective, les pouvoirs politiques furent aussitôt saisis de la question de la création d’un statut juridique d’œuvre orpheline pour prévenir le risque de contrefaçon, mais également pour respecter le droit d’auteur. Nous constaterons, après un exposé sur la genèse de ce nouveau statut, que l’approche américaine avortée ou celle en cours en Europe ne sont pas si éloignées et qu’elles tendent à limiter la responsabilité des opérateurs, à condition qu’une recherche diligente ait été réalisée au préalable. Si, en Europe, l’élaboration d’un instrument juridique semble être en bonne voie, la France joue son va-tout et tente de parvenir à une solution juridique respectueuse des droits des œuvres orphelines. professionnels d’intervenir en vertu de l’article L. 331-1 al. 2 du Code de la propriété intellectuelle (« CPI ») qui prévoit cette capacité d’ester en justice pour les organismes professionnels régulièrement constitués, et ce, pour la défense des intérêts dont ils ont statutairement la charge. 4. <http://www.cspla.culture.gouv.fr/CONTENU/avisoo08.pdf> : Avis de la commission spécialisée du Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique sur les œuvres orphelines adopté le 10 avril 2008. 5. Le dernier alinéa II de l’article 49 de la Loi no 86-1067 du 30 septembre 2006 contient des dispositions dérogatoires aux articles L.212-3 et 212-4 du CPI et il précise : « Toutefois, par dérogation aux articles L. 212-3 et L. 212-4 du Code de la propriété intellectuelle, les conditions d’exploitation des prestations des artistes-interprètes des archives mentionnées au présent article et les rémunérations auxquelles cette exploitation donne lieu sont régies par des accords conclus entre les artistes-interprètes eux-mêmes ou les organisations de salariés représentatives des artistes-interprètes et l’institut. Ces accords doivent notamment préciser le barème des rémunérations et les modalités de versement de ces rémunérations. » « Œuvres orphelines » en vue de nouvelles filiations 225 1. GENÈSE D’UN STATUT D’ŒUVRE ORPHELINE Depuis la numérisation commencée en 2003 à grande échelle par Google6, les bibliothèques et les centres d’archives furent les premiers à réclamer un nouveau statut et un accès libre et gratuit aux œuvres, au prétexte que leur diffusion se trouvait bloquée du fait de l’impossibilité technique d’en demander l’autorisation. Ainsi est né un nouveau concept d’« orphan work » ou d’« œuvre orpheline », un terme utilisé pour décrire la situation dans laquelle le titulaire d’une œuvre protégée par des droits d’auteur ou des droits voisins ne peut être identifié ou localisé par de nouveaux opérateurs dont l’objectif est une numérisation massive. Dans cette planification des collections à numériser, il s’avère difficile d’estimer le nombre de documents et d’œuvres abandonnés par leurs ayants droit. Cependant, les lobbies des bibliothèques7 associées à ces opérations mettent en exergue les difficultés de mise en œuvre du droit d’auteur, faute de solutions appropriées qui retardent les grands projets de démocratisation de l’accès à la connaissance et d’enseignement à distance. Dans ce contexte, le Canada8 a très tôt mandaté la Commission du droit d’auteur pour traiter notamment du cas des œuvres orphelines, mais ce modèle ne semble pas avoir été suivi par ses voisins ni par d’autres pays mis à contribution pour répondre à une telle demande. 6. Google a numérisé les collections complètes des bibliothèques d’universités comme celles du Michigan, de Californie, du Wisconsin, de Standford, mais aussi d’Europe, soit 29 bibliothèques – plusieurs millions de documents scannés dans le cadre d’un programme intitulé « Project Ocean ». Ce projet s’est étendu aux œuvres protégées et Google a contracté avec plus de 20 000 éditeurs pour des services de mise en ligne et de vente : <http://books.google.com>. 7. Le rapport commandé en 2006 par le Gouvernement britannique à Andrew Gowers relève qu’au sein du groupe Musées, le Président Peter Wienard indiquait que, sur la collection de photographies de 70 institutions (environ 19 millions d’objets), le pourcentage d’auteurs identifiés ne dépassait pas 10 pour cent. Dans une bibliothèque spécialisée sur 200 œuvres sonores, les recherches conduites ne permettaient pas de connaître la moitié des titulaires de droits : « Gowers Review on Intellectual Property », <www.hm-treasury.gov.uk>, § 4.93, p. 69. 8. DE BEER (Jeremy) et al., Le régime canadien des « œuvres orphelines » : Les titulaires de droits d’auteurs introuvables et la Commission du droit d’auteur, étude du 1er décembre 2009 financée par la Commission du droit d’auteur du Canada et le ministère du Patrimoine canadien : <www.cb-cda.gc.ca/about-apropos/2010-1119-nouvelleetude.pdf>. 226 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1.1 Projet de loi américain : limitation et suppression des pénalités Dès 2005, des membres du Sénat et de la Chambre des Représentants des États-Unis ont saisi de cette question le Bureau des droits d’auteur. À la suite d’une consultation des professionnels, un rapport sur les œuvres orphelines a été diffusé, en janvier 2006. Un projet de loi sur cette question a été adopté en octobre 2008, en première lecture, par le Congrès, puis abandonné par la suite. Ce projet proposait un système qui supprimait toute pénalité prévue en cas de non-respect du droit d’auteur, quand l’auteur ou les ayants droit de l’œuvre, présumés introuvables après une recherche diligente effectuée par l’opérateur, venaient à revendiquer leurs droits. Parallèlement à cette réflexion, le lancement mondial de la base « Google Book Search », mettant en ligne, en tout ou en partie, des livres protégés, sans autorisation des titulaires de droits9, obligea les auteurs et les éditeurs à engager des actions judiciaires en Belgique, en France, en Allemagne et aux États-Unis. La stratégie de Google s’est ainsi conclue par des procès entraînant des condamnations, se terminant au mieux par des transactions10. Aux États-Unis, dans le cadre de la procédure judiciaire spécifique de la « Class Action », un accord est intervenu le 28 octobre 2008 entre Google, la Guilde des Auteurs et l’Association des Éditeurs Américains (AAP), ouvrant la voie à un règlement amiable au moyen d’une gestion collective des droits administrée par un Book Rights Registry. Cet accord prévoyait la possibilité pour les auteurs et les éditeurs, soit d’y adhérer (« opt in ») en acceptant les conditions financières, soit de s’en retirer (« opt out »), avant mai 2009, sans indemnités. 9. Cette base donne accès aux livres sous la forme de « snipets » ou de citations et Google a plaidé que ces utilisations sont couvertes par les exceptions et les limitations existantes dans les différentes législations nationales, qu’il s’agisse du « fair use » aux États-Unis ou des exceptions pédagogiques en France, par exemple. 10. En France, les Éditions La Martinière, le Syndicat National de l’Édition et la Société des Gens de Lettres ont assigné Google en contrefaçon. Voir notre article sur « La numérisation des livres sans autorisations constitue un délit de contrefaçon » (TGI Paris, 18 déc. 2009, aff. « Google recherche de livres »), (2010) 5 Commerce électronique 43. Après une décision en faveur des ayants droit, les parties ont conclu une transaction. Un accord a également été conclu entre Google et Hachette en 2010. « Œuvres orphelines » en vue de nouvelles filiations 227 Après quelques années de procédure, le juge Chin11 a finalement rejeté, le 22 mars 2011, cet accord de « Class Action », au motif que cette procédure de retrait ou d’« opt out » emportait cession de droits de titulaires introuvables, enregistrés malgré eux dans cette énorme machinerie. Il était reproché à Google de s’approprier un corpus inestimable d’œuvres orphelines et de s’arroger des prérogatives exorbitantes avec cette bibliothèque mondiale de plus de 15 millions de titres. Ledit projet de règlement, vivement critiqué par la France, l’Allemagne et l’ensemble des pays de la Communauté européenne, à l’exception du Royaume-Uni, ne concernait pas les œuvres étrangères retirées sous la pression de ces opposants. Pour finir, le juge Chin considéra qu’un tel dispositif venait empiéter sur les compétences du législateur qui, seul, peut instituer des règles de droit d’auteur conformes au respect des œuvres orphelines. D’autres procès furent engagés par les sociétés d’auteurs à l’encontre de bibliothèques impliquées dans l’initiative de Google à la suite d’accords avec leurs universités, ce qui conduisit à un nouveau rapport de la Bibliothèque du Congrès12 faisant état des solutions légales existant dans les différents pays, soulignant ainsi les carences américaines dans ce domaine par rapport au reste du monde. 1.2 Riposte européenne et mise en œuvre d’un régime d’œuvre orpheline « Google recherche de livres » fut perçu en Europe comme une attitude non seulement invasive en matière d’accès à la connaissance, mais aussi irrespectueuse des droits des ayants droit. Par réaction et sous l’impulsion française de l’ancien directeur de la Bibliothèque nationale de France, Monsieur Jean-Noël Jeanneney13, est née l’idée d’une bibliothèque numérique européenne intitulée Europeana. La France et, à sa suite, l’Allemagne, l’Italie, la Pologne et la Hongrie se sont engagés dans cette voie d’une promotion universelle du patrimoine culturel européen. Poussée par Google, l’Europe a, dès 2010, incité les États membres à prendre des dispositions législatives pour faciliter la numérisation du patrimoine culturel 11. United States District Court for the Southern District of New York. Pour le détail de l’accord, voir : <http//:books.google.com/booksrightsholders>. 12. Legal Issues in Mass Digitization: A Preliminary Analysis and Discussion Document Office of the Register of Copyrights, octobre 2011. Voir également une autre étude conduite dans le cadre de l’Université de Berkeley sur les projets de bibliothèques numériques : HANSEN (David R.) Orphan Works : Definitional Issues, <www.law.berkeley.edu/12040.htm>. 13. JEANNENEY (Jean-Noël), Quand Google défie l’Europe : plaidoyer pour un sursaut (Paris : Mille et une Nuits, 2005). 228 Les Cahiers de propriété intellectuelle européen et sa mise en réseau sur le portail Europeana qui offre aujourd’hui un accès gratuit à plus de 19 millions de documents. La Commission européenne a décidé de soutenir ce projet et elle a engagé une consultation en septembre 2005, dans le cadre du plan « i2010 : bibliothèques numériques »14 sur la numérisation et l’accessibilité en ligne de la culture, tout en abordant la question du cadre approprié pour assurer le respect des droits de propriété intellectuelle. Europeana15 réunit plus de vingt-deux bibliothèques nationales de l’Union européenne et elle a pour ambition de permettre à tous un accès intégral et gratuit aux contenus libres de droits et de proposer de nouvelles modalités de lecture des contenus protégés, en accord avec les auteurs et les titulaires de droits pour les œuvres ou les interprétations ou les enregistrements encore sous droits. Dans les pays partenaires de ce projet, les éditeurs, producteurs et autres acteurs ont passé des accords avec les bibliothèques pour mettre en ligne des œuvres contemporaines ou relevant du domaine public développant ainsi la base de données « Gallica 2 ». Les œuvres orphelines et indisponibles commercialement sont restées à l’écart de ce système de gestion, en raison de l’insécurité juridique de ces deux situations. En Allemagne, les éditeurs et les libraires ont créé des plateformes numériques de livres sous droits, dans le cadre de « Libreka ». En ce qui concerne le programme de numérisation envisagé pour des collections visant très largement la presse, les archives sonores ou audiovisuelles, les estampes, photos, cartes postales, revues et périodiques, il est apparu très rapidement que, pour un grand nombre de ces œuvres non commercialisées, il subsistait de larges incertitudes, tant sur l’identité des titulaires ou la date de décès des auteurs que sur leur localisation et, par conséquent, sur 14. Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social et au Comité des régions, « i2010 : Bibliothèques numériques », COM (2005) 465 final, Bruxelles, 30 septembre 2005. Cette intention est renouvelée dans une Communication de la Commission intitulée « Europe 2020 une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive », Com (2010) 2020. 15. Communication de la Commission au Conseil, au Parlement européen, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, « Le patrimoine culturel de l’Europe à portée de clic, progrès réalisés dans l’Union Européenne en matière de numérisation et d’accessibilité en ligne du matériel culturel et de conservation numérique », Bruxelles, le 11.2.2008 COM (2008) 513 final. « Œuvres orphelines » en vue de nouvelles filiations 229 le caractère protégé ou non des œuvres concernées16. Le problème essentiel réside dans la nécessité d’obtenir les autorisations pour la diffusion d’un nombre important d’œuvres, afin d’éviter que des institutions culturelles soient tenues pour responsables d’une violation de droits d’auteurs ou de droits voisins, si le titulaire ou l’auteur venait à revendiquer sa propriété. Aussi, dans sa recommandation du 24 août 2006 « sur la numérisation et l’accessibilité en ligne du matériel culturel et la conservation numérique »17, la Commission européenne a invité les États membres à instituer des mécanismes d’octroi de licences, sur une base contractuelle ou volontaire, facilitant l’accès aux œuvres orphelines, ainsi qu’aux éditions dites épuisées. Le Conseil du 13 novembre 200618 a approuvé cette approche, tout en demandant que les solutions nationales adoptées soient efficaces dans le cadre transfrontalier. 1.3 Expertise européenne par un groupe d’experts de haut niveau Un groupe d’experts de haut niveau composé d’organisations d’auteurs, d’éditeurs, de sociétés de reproduction et de représentants des bibliothèques a ainsi été chargé par la Commission d’examiner les moyens de développer les bibliothèques numériques. Un premier rapport intermédiaire du groupe d’experts a été rendu public, le 18 avril 2007, et ses conclusions finales ont été diffusées le 4 juin 200819. Ce rapport propose un protocole d’accord fixant des lignes directrices pour la recherche diligente des titulaires des droits d’œuvres orphelines, signé par les représentants des archives et des bibliothèques, qui aboutira à la mise en place d’un outil de recherche d’ayants droit accessible par l’interconnexion de différentes bases de données existantes (ARROW : Accessible Registries of Rights Infor16. Pour la BnF, la question des œuvres orphelines se pose principalement pour la numérisation massive des livres et des périodiques, puisque, dans ce domaine, il n’existe pas de registre public, comme pour le cinéma, ou de société d’auteurs, comme la SACEM ou la SACD, afin d’identifier les titulaires de droits. 17. Recommandation 2006/585/CE du 24 août 2006 sur la numérisation et l’accessibilité en ligne du matériel culturel et la conservation numérique, JO L236/28, 31 août 2006. 18. Conclusion du Conseil du 13 novembre 2006, JO C297 du 7.12.2006, p. 1. 19. Rapport sur la conservation numérique des œuvres par les bibliothèques numériques, les éditions épuisées et les œuvres orphelines : <http://ec.europa.eu/information_society/activities/digital_librairies/hleg/index_en.htm>. 230 Les Cahiers de propriété intellectuelle mation and Orphan Works towards Europeana). Ce groupe d’experts, en préconisant des instruments contractuels plutôt que réglementaires, initia un dialogue entre les titulaires de droits, les sociétés de gestion collective et les bibliothèques sur les œuvres dites épuisées, qui aboutit, le 20 septembre 2011, à la signature d’un Mémorandum d’entente (MoU) sur les principes-clés de la numérisation et de la mise à disposition des œuvres indisponibles20. Il vise les œuvres protégées par le droit d’auteur qui ne sont plus disponibles à l’achat dans les circuits traditionnels du commerce, comme les cas des livres et des revues savantes, et il encourage les ayants droit à gérer leurs droits par l’intermédiaire des sociétés de gestion collective pour autoriser les institutions culturelles à numériser et à rendre disponible en ligne ce type d’œuvres, dans le respect du droit d’auteur. Sur la question des œuvres orphelines, la Commission publia un livre vert intitulé « Le droit d’auteur dans l’économie de la connaissance » donnant lieu à un rapport et à des auditions en 200921. Les solutions constatées se résument en trois propositions : les deux premières prévoient un recours à la gestion collective étendue, soit par la voie judiciaire, soit par la voie législative ou réglementaire. Les plus avancés dans ce mécanisme juridique sont les systèmes de licence collective étendue qui existent, depuis le début des années soixante, dans les pays nordiques, soit au Danemark, en Finlande, en Norvège, en Suède et en Islande22. S’appliquant aux différents secteurs de la création, ils s’apparentent au système de gestion collective obligatoire que nous connaissons en France pour le droit de prêt23. Les sociétés de gestion collective ont la possibilité d’étendre leur autorisation à des œuvres d’auteurs non membres, dès lors que le répertoire de l’organisme auquel pourrait se rattacher l’œuvre est suffisamment représentatif, c’est-à-dire comporte un nombre considérable d’ayants droit. Il prévoit la possibilité pour les 20. <http://ec.europa.eu/internal_market/copyright/copyright-infso/copyright-infso_ fr.htm#mou>. 21. Bruxelles, COM (2008) 466/3 : la Commission s’interrogeait alors si cette question des œuvres orphelines ne nécessiterait pas une modification de la directive de 2001 sur le droit d’auteur dans la société de l’information ou un acte autonome. 22. KOSKINEN-OLSSON (Tarja), « Collective Management in the Nordic Countries », dans Collective Management of Copyright and Related Rights (La Haye : Kluwer Law International, 2006), p. 257-282. 23. La loi du 18 juin 2003 a mis en place un système de gestion collective obligatoire pour la perception et la répartition de la rémunération au titre du prêt, les auteurs ne pouvant s’opposer au prêt de leur livre moyennant une rémunération fixée par la loi. Voir les articles L.133-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. « Œuvres orphelines » en vue de nouvelles filiations 231 auteurs réfractaires à toute gestion collective de retirer leurs œuvres et de les gérer directement. La Commission se rend vite compte que son approche de recommandation ou de « soft law » n’a pas les résultats escomptés et que les dispositions nationales disparates ne peuvent rendre accessibles ces œuvres orphelines dans tous les États membres. Ainsi, la Commission, considérant que le problème des œuvres orphelines devenait un obstacle majeur à la création de bibliothèques numériques, décide de proposer une directive ayant pour but de définir un cadre cohérent au niveau de l’Union Européenne, sans aucune incidence budgétaire au niveau de l’Union. Pour ce faire, la Commission retient une option de licence légale dérogeant au principe d’autorisation préalable et elle s’approche ainsi d’un régime d’exception ou de limitation déjà existant24 en faveur des bibliothèques, des archives et des musées. 2. PRINCIPES ET EFFETS DU PROJET DE DIRECTIVE SUR LES ŒUVRES ORPHELINES Publiée par la Commission européenne, le 24 mai 2011, une proposition de directive « sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines »25 entend garantir un accès transfrontier de ces œuvres mises en ligne par les bibliothèques numériques, en instaurant le principe de la reconnaissance mutuelle du statut d’œuvre orpheline dans les États membres de l’Union européenne. En l’état des travaux26, le texte de la Directive, qui ne devrait pas être transposé avant 2014, recourt au principe d’une exception, à défaut de l’existence, dans chaque État membre considéré, d’un système légal approprié à cette situation27. Ce n’est qu’à titre subsidiaire que les États membres pourraient se prévaloir de dispositifs nationaux de gestion collective en vigueur. Sous la présidence du Conseil de l’Union européenne, un texte de compromis a été publié le 6 janvier 2012 et il apporte des modifications à la définition de l’œuvre orphe24. Art. 5(2)(c) de la Directive sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, qui prévoit une exception de reproduction spécifique des œuvres dans un but non lucratif en faveur des archives ou des bibliothèques accessibles au public, des établissements d’enseignement ou des musées. 25. Proposition de la Commission : <http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=COM:2011:0289:FIN:FR:PDF>. 26. Voir Projet de rapport Lidia Geringer De Oedenberg – Commission juridique du Parlement européen : <http://www.europarl.europa.eu/œil/popups/ficheprocedure.do?reference=2011/0136%28COD %29&l=fr>. 27. Voir Projet de rapport de Lidia Geringer De Oedenberg – Commission juridique du Parlement européen (COM(2011)0289 – C7-0138/2011 – 2011/0136(COD)) ; le rapport définitif devrait être publié en mars 2012. 232 Les Cahiers de propriété intellectuelle line, à la notion de recherche diligente de bonne foi, ainsi qu’à la portée de l’exception promise aux bibliothèques pour l’exploitation de ces œuvres28. La portée de cette nouvelle norme demeure limitée à certaines utilisations réalisées par les bibliothèques, établissements d’enseignement et musées accessibles au public, ainsi que par les archives, institutions dépositaires du patrimoine cinématographique et organismes de radiodiffusion de service public. L’article premier vise, tout d’abord, les œuvres entrant dans son périmètre, à savoir les œuvres initialement publiées dans un État membre écartant les œuvres hors Union29. Il s’agit des livres, des articles de presse, revues, journaux ou autres écrits, y compris les œuvres incorporées comme les photographies ou œuvres graphiques. Les œuvres cinématographiques ou audiovisuelles figurant dans les collections des institutions dépositaires du patrimoine cinématographique et les œuvres sonores, audiovisuelles et cinématographiques produites par des organismes de radiodiffusion de service public avant le 31 décembre 2002 entrent également dans le périmètre de la directive30. Les phonogrammes, les photographies ou les arts plastiques qui existent comme œuvres indépendantes étaient laissés initialement hors champ d’application de la Directive. Mais, dans les amendements proposés par le Conseil, figurent désormais les enregistrements sonores qui n’ont jamais été publiés ou radiodiffusés, mais rendus accessibles par les organismes publics avec le consentement des ayants droit. 2.1 L’approche proposée par la Directive repose sur quatre piliers Cette approche, proposant à l’origine un régime de licence légale, s’est modifiée progressivement jusqu’à établir une limitation, voire une exception, permettant aux organismes d’utiliser, sans autorisation préalable, les œuvres orphelines de leurs collections, l’État membre ayant la faculté de prévoir une juste rémunération, en 28. Dernier texte de compromis proposé sous la Présidence danoise du Conseil : <http://register.consilium.europa.eu/pdf/en/12/st06/st06714.en12.pdf>. 29. La Commission précise à la page 10 que « Pour des raisons de courtoisie internationale, la présente directive ne devrait s’appliquer qu’aux œuvres qui sont initialement publiées ou radiodiffusées dans un État membre ». 30. La date du 31 décembre 2002 semble arbitraire, même si l’exposé des motifs indique qu’il est « nécessaire de limiter l’ampleur du phénomène en prévoyant une date butoir pour déterminer les œuvres qui relèvent de la présente directive ». « Œuvres orphelines » en vue de nouvelles filiations 233 cas de retour de l’ayant droit. Cette approche repose sur quatre piliers. En premier lieu, une définition commune du statut d’orphelin est visée à l’article 2 : « une œuvre ou un enregistrement sonore est considérée comme œuvre orpheline si le titulaire des droits sur cette œuvre ou cet enregistrement sonore n’a pas été identifié ou, bien qu’ayant été identifié, n’a pu être localisé à l’issue de la réalisation et de l’enregistrement d’une recherche diligente des titulaires de droits conformément à l’article 3 ». Et de poursuivre : « Lorsqu’une œuvre ou un enregistrement sonore a plus d’un titulaire de droits et que l’un de ces titulaires été identifié et localisé, elle n’est pas considérée orpheline ». Cette définition a donné lieu à des débats au sujet des œuvres composites ou de collaboration, à savoir si l’on devait qualifier une œuvre d’orpheline, alors qu’il existe des titulaires connus. À l’issue d’un débat sous la Présidence du Conseil, cet article 2 a vu sa rédaction modifiée, pour inclure sous ce statut : les œuvres partiellement orphelines. Il est précisé que cette qualification ne portera pas préjudice aux prérogatives des titulaires identifiés ou localisés qui conservent leurs droits exclusifs ni, par ailleurs, aux dispositions nationales relatives aux œuvres anonymes et pseudonymes. Ainsi, dans le cas où une œuvre orpheline a plusieurs coauteurs, les institutions publiques ne pourraient l’utiliser qu’avec l’autorisation des titulaires de droits identifiés. La responsabilité de cette qualification incombe aux bibliothèques et aux institutions culturelles considérées. Aussi bien, afin d’établir si une œuvre est orpheline, il est demandé aux bibliothèques, établissements d’enseignement, musées ou archives, institutions dépositaires du patrimoine cinématographique et organismes de radiodiffusion de service public d’effectuer au préalable une « recherche diligente de bonne foi » des titulaires de droits, conformément aux exigences de la proposition de directive, dans l’État membre où l’œuvre a initialement été publiée. Pour ce faire, la directive propose, en annexe, une liste de sources d’information contenues dans des bases de données accessibles au public et dont la consultation doit être réalisée dans le pays de première publication ou de radiodiffusion. Un outil de recherche a été développé spécifiquement pour le livre, sous l’acronyme : « ARROW (Accessible Registries of Rights Information and Orphan Works towards Europeana)31 inter- 31. <www.arrow-net.eu>. Une extension de ce projet européen aux œuvres visuelles a vu le jour en 2011 sous le nom de « ARROW PLUS ». Voir le document du 234 Les Cahiers de propriété intellectuelle connecté aux bases commerciales et à celles des sociétés de gestion collective. Il s’agit d’un système d’information dédié aux œuvres orphelines, ainsi qu’aux ouvrages indisponibles, financé par l’Europe et constitué d’un consortium de bibliothèques nationales et européennes, d’éditeurs et d’organisations de gestion collective. En deuxième lieu, en cas de retour du titulaire, l’État veille à ce que l’ayant droit puisse mettre fin, à tout moment, selon l’article 5, au statut d’œuvre orpheline correspondant. En troisième lieu, l’article 6 prévoit que l’État veille à ce que ces organismes soient autorisés à mettre l’œuvre en ligne, à la reproduire à des fins de numérisation, d’indexation, de catalogage, de préservation ou de restauration, à condition que ces utilisations soient réalisées à des fins culturelles et éducatives. Dans ce cas, aucune autorisation préalable n’est nécessaire. En contrepartie, les organismes ont l’obligation de tenir un registre des recherches diligentes et de le rendre publiquement accessible pour l’information des éventuels titulaires de droits qui se manifesteraient et qui pourraient demander le retrait de l’œuvre faisant l’objet de leur intervention. En cas de retour de l’auteur ou de l’ayant droit, aucune indemnité n’était prévue en dédommagement. Mais, comme indiqué, le texte a évolué et il prévoit, désormais, que les États membres instaurent une juste rémunération, en cas de retour du titulaire de droits, à raison des exploitations réalisées. Initialement, la Commission avait proposé un article 7 permettant aux États membres d’autoriser les organismes visés à utiliser une œuvre orpheline à des fins autres que celles prévues à l’article 6, mais à des conditions déterminées. Il s’agissait alors d’autoriser les bibliothèques et les organismes publics à conclure, avec des partenaires commerciaux, des accès privilégiés à leurs collections ou de monétiser les quelques rares opus, parfois introuvables sur le marché de livre, ou des documents inédits conservés par les archives, les musées ou les bibliothèques. Cet article a été supprimé par la présidence danoise, compte tenu des critiques soulevées par les ayants droit qui craignaient de voir des opérateurs comme Google s’approprier, à travers ce dispositif, le corpus des œuvres orphelines numérisées en masse pour les bibliothèques. L’intérêt de cet article reste encore d’actualité au Parlement européen (PE), qui pourrait le maintenir sur les usages commerciaux. Conseil du 14 février qui précise les modalités de recherche et de coût de la base de données Arrow, celui-ci n’excédant pas, à ce stade, 100 000 euros : <2012http:// register.consilium.europa.eu/pdf/en/12/st06/st06505.en12.pdf>. « Œuvres orphelines » en vue de nouvelles filiations 235 En quatrième lieu est posé le principe d’une reconnaissance mutuelle du statut d’œuvre orpheline par tous les États membres, de façon à faciliter la diffusion transfrontière des œuvres (art. 4 du projet de directive). Consultées sur la rédaction de cette Directive, en octobre 2011, par le ministère de la Culture32, les organisations et les sociétés de gestion de droits d’auteur ou de droits voisins ont toutes exprimé une opinion défavorable à un tel dispositif qui institue, selon elles, une nouvelle exception au droit d’auteur, alors que la gestion collective étendue ou l’articulation avec des régimes existants auraient pu permettre d’apporter une réponse efficace. Le secteur musical et audiovisuel avait souligné, en 2008, au sein du Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA)33, que le recours aux accords collectifs étendus pour les droits voisins, ainsi qu’au mécanisme spécifique d’ordonnance judiciaire prévu aux articles L.122-9 et L. 211-2 du Code de la propriété intellectuelle permettait de traiter les rares cas d’œuvres orphelines. Enfin, la question centrale de la définition de l’œuvre partiellement orpheline était unanimement rejetée par l’ensemble des ayants droit qui redoutent la contamination de ce statut au régime de droit commun. Reconnaissant en 2008 qu’un grand nombre d’œuvres orphelines risquait de rencontrer cet écueil, le secteur de l’écrit avait confirmé la nécessité d’une gestion collective obligatoire et il s’était engagé, avec le ministère de la Culture et la Bibliothèque nationale de France, à résoudre le cas de l’indisponibilité des œuvres repérées34 dans ce que l’on avait alors qualifié de « zone grise » dans les bibliothèques. En France, un protocole d’accord signé, le 1er février 2011, entre le Syndicat National de l’Édition, la Société des Gens de Lettres et la 32. Voir Rapport de la Commission relative à la proposition de directive sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines, Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA), présidée par Jean Martin : <http://www.culturecommunication.gouv.fr/Politiques-ministerielles/Propriete-litteraire-et-artistique/Conseil-superieur-de-la-propriete-litteraire-et-artistique/Travaux-du-CSP LA/Commissions-specialisees>. 33. Op. cit., supra, note 4, rapport et avis du CSPLA sur les œuvres orphelines du 10 avril 2008. 34. Rapport sur l’accès aux œuvres numériques conservées par les bibliothèques publiques remis au Ministre de la Culture le 18 avril 2005 : <www.culture.gouv.fr/culture/actualites/rapports/stasse/stasse.rtf>. 236 Les Cahiers de propriété intellectuelle BnF a permis d’envisager un important projet de numérisation et d’exploitation numérique des livres indisponibles du XX e siècle. Un projet de loi déposé en décembre 2011 au Sénat « sur l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle » ayant pour objectif de faciliter la numérisation de ces livres par les bibliothèques, notamment, vient apporter une solution transitoire aux œuvres orphelines. Il permet, ainsi, d’enrayer le dispositif communautaire qui prévoit, dans son Considérant 20, que « la présente directive ne devrait pas porter atteinte aux dispositifs existants dans les États membres en matière de gestion collective, telles que les licences collectives étendues ». 3. PROCÉDURE D’ADOPTION DES ŒUVRES ORPHELINES DU LIVRE AVEC LE MODÈLE FRANÇAIS DES LIVRES INDISPONIBLES DU XXe SIÈCLE Pour les modèles existants ou en cours d’élaboration, la gestion collective est centrale, car c’est à partir de cet outil que pourront être absorbées un grand nombre d’œuvres orphelines dans le respect du droit d’auteur. En effet, la majeure partie des œuvres orphelines ne sont plus commercialisées et elles appartiennent à des catalogues anciens. Aussi, le sort des œuvres orphelines devrait pouvoir se régler au moins pour les livres publiés en France avant le 1er janvier 2001 qui ne font plus l’objet d’une publication sous forme imprimée ou numérique. En effet, de nouvelles dispositions législatives, adoptées le 23 février 201235, organisent un système de gestion collective obligatoire pour permettre l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle. Lors de l’examen de ce texte, le Sénat a insisté pour insérer une définition de l’œuvre orpheline dans le Code de la propriété intellectuelle au chapitre III du livre premier relatif aux titulaires de droits. Le nouvel article L.113-10 reprend la définition communautaire, mais y ajoute un aspect essentiel du droit moral, à savoir qu’il doit s’agir d’une œuvre divulguée. Selon cette définition, « l’œuvre orpheline est une œuvre protégée et divulguée, dont le titulaire des droits 35. Voir le texte de loi adopté le 23 février 2012 relativement à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle : <http://www.assemblee-nationale.fr/ 13/ta/ta0865.asp>. « Œuvres orphelines » en vue de nouvelles filiations 237 ne peut être identifié ou retrouvé malgré des recherches diligentes, avérées et sérieuses. Lorsqu’une œuvre a plus d’un titulaire de droits et que l’un de ces titulaires a été identifié et retrouvé, elle n’est pas considérée comme orpheline ». Dans le dispositif mis en place pour faciliter la numérisation des œuvres indisponibles, les œuvres abandonnées dans ce registre par leurs titulaires suivront le régime orchestré par la nouvelle loi. Ainsi, dans ce système, les auteurs et leurs éditeurs sont invités, dans un délai de six mois, à s’opposer à l’inscription du livre dans le registre répertoriant les titres indisponibles, qui sera prochainement mis en place par la BnF sur Internet. Toute personne pourra demander à la Bibliothèque nationale de France l’inscription d’un livre dans cette base de données, le réputant ainsi indisponible. Si le livre s’y trouve inscrit depuis plus de six mois, le droit d’autoriser sa reproduction et sa représentation sous une forme numérique sera exercé par une société de perception et de répartition agréée par le Ministre chargé de la Culture. Cette société aura donc vocation à se substituer aux ayants droit pour conclure des licences avec des bibliothèques, des éditeurs ou tout autre opérateur intéressé par sa numérisation, moyennant rémunération. L’auteur ou l’éditeur cessionnaire du droit d’édition a, de son côté, six mois pour s’opposer à ce transfert et pour retirer l’œuvre du répertoire de cette société. Passé ce délai, l’auteur seul ou conjointement avec son éditeur pourrait encore décider de retirer les droits, sans toutefois s’opposer à la poursuite de l’exploitation délivrée par la société à un tiers, pendant la durée restant à courir de cinq ans. 3.1 Gestion collective étendue aux œuvres orphelines indisponibles du XXe siècle Bien que le législateur ait indiqué dans ses différents rapports qu’il ne souhaitait pas préempter les effets juridiques de la future directive en la matière, il offre aux auteurs des livres orphelins une protection juridique d’une durée de dix ans supplémentaire par rapport à un texte européen qui laisse le soin aux bibliothèques et aux autres institutions culturelles de décider de leur exploitation. Suivant un compromis trouvé avec les bibliothèques, le législateur français a prévu qu’une exploitation gratuite d’un livre de leur fonds leur serait accordée, « sauf refus motivé de la société de perception », si aucun titulaire du droit de reproduction sous une forme imprimée n’a été retrouvé à l’issue d’une durée de dix ans, au cours de laquelle ces mêmes organismes bénéficiaires auront effectué des recherches 238 Les Cahiers de propriété intellectuelle diligentes. Ce nouvel article L.134-8 du Code de la propriété intellectuelle inaugure donc une phase de « licence libre » d’un corpus de livres définitivement orphelins. Comment sera jugé le refus motivé de la société ? Quelle place pourra être encore réservée au statut européen d’orphelin, dans ce cadre de gestion collective obligatoire ? Selon une première estimation, quelque 500 000 ouvrages publiés au XXe siècle seraient retenus comme indisponibles, mais nul ne sait combien d’entre eux seront considérés comme orphelins. La loi nouvelle prévoit, comme elle a déjà eu l’occasion de le faire pour les sommes perçues par les sociétés de gestion collective en 1985 concernant la rémunération pour copie privée ou de la reprographie (art. L.321-9 du Code de la propriété intellectuelle), que les sommes perçues au titre de l’exploitation des livres indisponibles qui n’ont pu être réparties parce que leurs destinataires n’ont pu être identifiés ou retrouvés au terme d’un délai de dix ans puissent être affectées à des actions d’aide à la création ou de formation des auteurs de l’écrit et à des actions de promotion de la lecture publique mises en œuvre par les bibliothèques. 3.2 Caractère subsidiaire ou non de la loi française D’autres questions se posent à l’égard du nouveau régime français qui entrera bientôt en application : qu’en ira-t-il, par exemple, des œuvres traduites, oubliées en France ? Il semble officieusement, à l’heure où nous écrivons ces lignes, qu’elles devraient concrètement rester à l’écart du corpus des œuvres indisponibles destinées à la numérisation. Mais le problème n’est pas juridiquement résolu par le texte et un ensemble de situations mériteraient d’être approfondies, au regard du droit. Plus globalement, quelle portée aura la loi par rapport à la directive en projet ? Bénéficiera-t-elle du caractère subsidiaire de celle-ci comme les autres régimes nationaux de gestion des œuvres visant au même but ? Dans le cas contraire, une œuvre serait potentiellement soumise à deux régimes différents en France, celui des œuvres orphelines fondé sur une exception communautaire conditionnée à une recherche diligente et celui des œuvres indisponibles relevant d’une gestion collective obligatoire. Enfin, nul n’ignore que la valeur commerciale de chacun de ces fonds est spécialement faible. Pour l’IABD (Inter-Association Archives Bibliothèques Documentation), les collections d’œuvres orphelines visent, par exemple, « des livres débattant des risques de voir « Œuvres orphelines » en vue de nouvelles filiations 239 une guerre éclater, publiés entre 1910 et 1913, d’enregistrements sonores de gens ordinaires, pris dans les actes de la vie quotidienne, pour garder une trace des dialectes régionaux du Danemark, de pamphlets politiques anonymes présentant des points de vue dissidents sur le régime communiste en Hongrie ou encore le bulletin pédagogique d’un institut universitaire de technologie diffusé entre 1969 et 1982, sans mention d’auteur ni d’éditeur ». Pour ces bibliothèques, il est nécessaire que les mesures prises soient adaptées à la nature des documents trouvés dans une collection et qu’elles n’engendrent pas de coûts disproportionnés, au plan des recherches diligentes qu’entend imposer la directive36. L’investissement nécessaire pour la numérisation des collections atteindrait une quarantaine de millions d’euros sur une période de dix ans, fonds en partie financés, sous forme d’avances, par le « grand emprunt de la France en 2010 », aussi connu sous l’appellation « investissements d’avenir ». Dans le contexte économique de l’Europe, peu d’États semblent prêts à alourdir la procédure et ils retiendront sans doute la gratuité lorsque les utilisations d’œuvres orphelines sont réalisées par les bibliothèques et autres institutions publiques à des fins culturelles ou éducatives. Ce n’est qu’en cas de retour de l’ayant droit visé par l’article 6 de la Directive, qu’une juste rémunération pourrait lui être versée à titre de dédommagement. CONCLUSION Pour sécuriser les usages de ces œuvres, la loi française comme la Directive s’inspirent de la logique de retrait ou de l’« opt out », au titre duquel Google a été condamné, le juge considérant que ce dispositif contractuel de « Class Action » portait atteinte aux compétences du législateur en matière même de droit d’auteur. C’est donc bien dans le cadre d’une licence légale que seront autorisées ces exploitations, la Directive imposant seulement une recherche diligente, la France exigeant une rémunération, quels que soient l’utilisateur et la destination de l’œuvre orpheline. Dans les deux cas, le droit d’auteur des œuvres orphelines est soumis à un système de limitation des prérogatives, au nom de l’accès à la culture et à la connaissance. Ces mécanismes seront-ils conformes aux conventions inter36. Oeuvres orphelines. Lettre ouverte à Mme Gallo, eurodéputée, 15 février 2012 : <http://www.iabd.fr/2012/02/15/œuvres-orphelines-lettre-ouverte-a-mme-galloeurodeputee>. 240 Les Cahiers de propriété intellectuelle nationales en raison de la nécessité de respecter le Triple test et, en particulier, le critère de « cas spécial », énoncé à l’article 9.2 de la Convention de Berne ou à l’article 13 de l’Accord sur les ADPIC ? Ainsi, pourra-t-on considérer que l’exploitation des œuvres orphelines ne concerne que « certains cas spéciaux qui ne portent pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre, ni ne causent un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur » ? On peut en douter37. Le retour des auteurs ou de leurs ayants droit se matérialisera par un retrait de leurs œuvres du registre des bibliothèques. Ils pourront revendiquer, au mieux, une indemnité limitée aux droits qui leur auront été réservés, mais c’est sans compter les difficultés qu’ils éprouveront à se réapproprier leurs fichiers diffusés sur Internet. Faut-il espérer que cette accessibilité universelle accroîtra, à leur satisfaction, leur notoriété et qu’elle viendra, en quelque sorte, compenser le manque de recettes induites par ces nouvelles exceptions au droit d’auteur ? Encore faudra-t-il qu’ils n’aient pas, pour tout motif, préféré l’oubli... 37. Voir LANG (Bernard), L’exploitation des œuvres orphelines dans les secteurs de l’écrit et de l’image, 17 mars 2008, p. 27 : <http://inria.fr>. Voir aussi le point de vue de GEIGER (Christophe) et al., « Quelles limites au droit d’auteur dans la société de l’information ? Réponse du CEIPI au Livre vert sur Le droit d’auteur dans l’économie de la connaissance, CEIPI, Université de Strasbourg : <www. ceipi.edu/index.php?id=5540&L=2>. Vol. 24, no 2 Approche française des œuvres orphelines Alexandra Bensamoun* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243 1. LECTURE FRANÇAISE DU PROJET EUROPÉEN . . . . 251 1.1 Les institutions bénéficiaires . . . . . . . . . . . . . . 252 1.2 Les œuvres concernées . . . . . . . . . . . . . . . . . 254 1.3 L’utilisation des œuvres. . . . . . . . . . . . . . . . . 259 2. DESTIN FRANÇAIS DU PROJET EUROPÉEN . . . . . . 261 2.1 La multiplicité des solutions envisageables . . . . . . 261 2.2 Les qualités juridiques d’une solution optimale . . . . 267 2.3 Oeuvres orphelines, œuvres indisponibles ou le mélange des genres . . . . . . . . . . . . . . . . 271 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 276 © Alexandra Bensamoun, 2012. * Maître de conférences HDR, directrice du Master 2 Droit des nouvelles propriétés, Université Paris-Sud 11 (Faculté Jean Monnet). 241 INTRODUCTION 1. L’avènement des technologies numériques oblige, sur de nombreux points, à une relecture du droit d’auteur. Construit dans une veine romantique, plaçant l’auteur au centre de toutes les attentions, le droit français est aujourd’hui tourmenté, en devenir. L’œuvre orpheline est l’un de ces lieux où le droit craque1. La notion est née des différents projets de bibliothèques numériques, comme Europeana ou Google Books, impliquant une numérisation massive en vue d’une mise à disposition en ligne des œuvres littéraires. La démarche a révélé une zone grise, dans laquelle une partie du patrimoine se trouve « gelée », dans l’impossibilité d’être légalement diffusée. En effet, l’œuvre orpheline est une œuvre sous droits mais sans titulaire identifié ou localisé, ce qui la place dans une situation inconfortable, l’excluant du champ du commerce : ni dans le domaine public, puisque encore protégée, ni en situation d’être commercialisée, faute de partenaire de négociation, l’œuvre orpheline navigue dans un « no book’s land », une sorte de purgatoire, dans l’attente de l’écoulement du temps, antichambre du domaine public. 2. Les frontières exactes de la notion d’œuvre orpheline ne sont pas encore tout à fait fixées, ni hermétiques. On s’entend cependant sur un critère de qualification précis : l’obligation de recherches diligentes, avérées, sérieuses, on dit encore de bonne foi, qui fait prendre à la création son caractère orphelin. Au rebours, la condition 1. Not. J. GROFFE, « L’œuvre orpheline saisie par le droit, entre impératif de protection et objectif de diffusion », (2011) Revue Lamy Droit de l’Immatériel, no 2620 ; Marie CORNU, « Des créations de fonctionnaires aux œuvres orphelines : la tentation de la dépossession », (2009), 1630 Revue Lamy Droit de l’Immatériel, suppl. ; Marie-Anne FERRY-FALL, « La tentation de la dépossession : les œuvres orphelines », ibid., no 1631 ; Emmanuelle TRICOIRE, « L’œuvre orpheline (réflexions sur la paternité en droit d’auteur) », [2006] Revue Lamy Droit Civil 70 ; France-Marie PIRIOU, « Les œuvres orphelines en quête de solutions juridiques », [octobre 2008] 218 RIDA, p. 3 ; Jean-François DEBARNOT, « L’expérience de l’INA relative à l’utilisation d’œuvres audiovisuelles et sonores éventuellement orphelines », CCE janvier 2010, p. 6 ; Jane GINSBURG et al., « Google book search, les enjeux internationaux pour le droit d’auteur », JCP G 2010, 486. 243 244 Les Cahiers de propriété intellectuelle n’est pas exigée pour les œuvres indisponibles, dont les exemplaires ne sont plus commercialisés. Pour autant, la concomitance des réflexions sur ces deux questions2 prouve que la parenté existe. En effet, les catégories se chevauchent partiellement. Il faut dire qu’une œuvre dont le titulaire ne peut être retrouvé bénéficie rarement d’une commercialisation en cours. 3. Économiquement, la situation des œuvres orphelines engendre une perte de bien-être social3. Et leur statut – ou non-statut – actuel est préjudiciable pour tous : pour les titulaires, qui ne sont pas rémunérés et dont les œuvres ne sont pas diffusées ; pour les exploitants, qui voient ici leur échapper une part de marché potentiel ; pour le public, qui ne peut accéder à ces œuvres. Le souci est de savoir en quelle proportion, car les différentes évaluations du stock existant des œuvres orphelines ne concordent pas. D’autant que certaines des études économiques mettent en œuvre des méthodologies qui peuvent s’avérer contestables. Une étude prenant appui sur les chiffres de la SCONUL (Society of College, National and University Libraries) et prise en référence par la Commission européenne, estime qu’environ 13 % des livres sont orphelins en Europe. La British Library avance quant à elle le chiffre de 31 % (évaluation réalisée à partir d’un échantillon, dans sa collection, de 140 livres publiés entre 1870 et 2010). Une autre étude, française, considère encore que le nombre d’œuvres orphelines et d’œuvres épuisées s’élève à 57 % du stock d’œuvres publiées depuis 19004. En tout état de cause, il est difficile d’estimer la valeur économique de cet ensemble. Le phénomène, quelle que soit son ampleur, ne peut être corrélé à un marché en termes de chiffres d’affaires puisque, par définition, la demande réelle et la valeur potentielle des œuvres orphelines sont des données inconnues et sans doute bien plus faibles que la proportion en volume de ces créations. Cependant, leur valeur culturelle est indéniable. Ce « gel » des œuvres réduit non seulement la quantité d’œuvres disponibles mais aussi leur diversité. 2. En particulier, au niveau européen, voir pour les œuvres orphelines, la proposition de directive sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines, 24 mai 2011, COM (2011) 289 final et, pour les œuvres indisponibles, le MoU « Key Principles on the Digitisation and Making Available of Out-of-Commerce Works », 20 sept. 2011. 3. Pour une analyse économique de la question, voir Joëlle FARCHY et al., « Optimizing use of Orphan Works while Respecting Intellectual Property Rights : A Law and Economics Perspective », Queen Mary Journal of Intellectual Property, 2012, vol. 2, Issue 3. 4. Ibid. Approche française des œuvres orphelines 245 4. Ce constat a motivé une réaction juridique pour sortir ces œuvres de la léthargie où elles sont enfermées. En France, le sujet a suscité la réflexion. C’est dire que la législation ne permettait pas de remédier à la difficulté. D’abord, la jurisprudence5 refuse d’appliquer aux œuvres délaissées par leur créateur le mécanisme d’occupation, connu du droit des biens et qui consiste à autoriser l’acquisition, par préhension, des choses corporelles mobilières non actuellement appropriées. Ces créations ne deviennent pas des res derelictae, des « choses abandonnées ». Ensuite, aucune exception française ne permet d’exempter la démarche. L’exception de copie privée6, qui impose que la reproduction soit réalisée par et pour l’usage privé du copiste, ne serait ici d’aucun secours, et ce, même si on peut noter en jurisprudence7 une tendance à élargir le bénéfice de l’exception au cercle de famille8, exception propre au droit de représentation. De même, la récente exception de presse9 ne s’applique qu’aux œuvres d’art graphiques, plastiques ou architecturales et elle est obligatoirement liée à l’infor5. CA Paris, 6 mai 1931, DP 1931, II, 88, note NAST. 6. Code de la propriété intellectuelle (CPI), art. L. 122-5, 2o : « Lorsque l’œuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire : [...] Les copies ou reproductions réalisées à partir d’une source licite et strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective [...] ». 7. Voir CA Montpellier, 3e ch. corr., 10 mars 2005, affaire Aurélien D., not. [avril 2005] Propriétés Intellectuelles, p. 168, obs. Pierre SIRINELLI : l’arrêt étend la catégorie aux « copains », expression d’ailleurs critiquable. La cassation se fait sur un autre point et la cour de renvoi, appelée à se prononcer sur la question de la source, s’en sort par une dérobade en envisageant plus strictement l’usage privé. Sans exiger un usage strictement personnel, elle impose un minimum de « contrôle » sur la copie (CA Aix-en-Provence, 5e ch. corr., 5 septembre 2007, not. [2008] Revue trimestrielle de droit commercial, p. 301, obs. Frédéric POLLAUDDULIAN). – Voir aussi les deux arrêts d’appel dans l’affaire Mulholland Drive : la première décision accorde le bénéfice de la copie privée puisque la copie est faite « pour être utilisée, certes à l’extérieur de son domicile, mais dans un cercle familial restreint » (CA Paris, 22 avril 2005, not. D. 2005, p. 1573, comm. Céline CASTETSRENARD : la cassation se fait sur le point du triple test). Dans la seconde, les juges affirment que « l’usage privé ne saurait être réduit à un usage strictement solitaire de sorte qu’il doit bénéficier au cercle des proches, entendu comme un groupe restreint de personnes qui ont entre elles des liens de famille ou d’amitié » (CA Paris, 4e ch., sect. A, 4 avril 2007, not. CCE mai 2007, comm. 68, note Christophe CARON). 8. CPI, art. L. 122-5, 1o : « Lorsque l’œuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire : Les représentations privées et gratuites effectuées exclusivement dans un cercle de famille ». 9. CPI, art. L. 122-5, 9o, al. 1er : « La reproduction ou la représentation, intégrale ou partielle, d’une œuvre d’art graphique, plastique ou architecturale, par voie de presse écrite, audiovisuelle ou en ligne, dans un but exclusif d’information immédiate et en relation directe avec cette dernière [...] ». 246 Les Cahiers de propriété intellectuelle mation, ce qui n’est pas l’objectif de diffusion des œuvres orphelines. L’exception pédagogique10, qui n’autorise que l’utilisation d’« extraits » et est entourée de conditions telles qu’elle en devient inefficace (on est tenté d’écrire ici « burlesque »...), ne serait pas d’une plus grande utilité. D’aucuns ont pu également se demander si la jurisprudence Microfor11, proposant une lecture hétérodoxe, et même contra legem, de l’exception de courte citation12, ne pouvait pas bénéficier à Google Books notamment. Mais il faut rétorquer que c’est ici l’intégralité de l’ouvrage qui est numérisé, même si on en consulte des extraits en fonction des mots clés. D’autant que la doctrine majoritaire considère que la solution Microfor n’est plus de droit positif depuis qu’il existe une législation sur les bases de données13. Certes, le Code de la propriété intellectuelle (CPI) contient bien un article qui pourrait, à première vue, offrir une solution. L’article L. 122-9 dispose en effet : « En cas d’abus notoire dans l’usage ou le non-usage des droits d’exploitation de la part des représentants de l’auteur décédé visés à l’article L. 121-2, le tribunal de grande instance peut ordonner toute mesure appropriée. Il en est de même s’il y a conflit entre lesdits représentants, s’il n’y a pas d’ayant droit connu ou en cas de vacance ou de déshérence. – Le tribunal peut être saisi notamment par le ministre chargé de la culture »14. Le recours au 10. CPI, art. L. 122-5, 3o, e) : « La représentation ou la reproduction d’extraits d’œuvres, sous réserve des œuvres conçues à des fins pédagogiques, des partitions de musique et des œuvres réalisées pour une édition numérique de l’écrit, à des fins exclusives d’illustration dans le cadre de l’enseignement et de la recherche, à l’exclusion de toute activité ludique ou récréative, dès lors que le public auquel cette représentation ou cette reproduction est destinée est composé majoritairement d’élèves, d’étudiants, d’enseignants ou de chercheurs directement concernés, que l’utilisation de cette représentation ou cette reproduction ne donne lieu à aucune exploitation commerciale et qu’elle est compensée par une rémunération négociée sur une base forfaitaire [...] ». 11. Assemblée plénière, 30 octobre 1987, not. JCP G 1988, II, 20932, rapport du Conseiller X. NICOT et note Jérôme HUET ; JCP E 1988, II, 15093, note Michel VIVANT et al. ; [janvier 1988] 135 RIDA, p. 78, concl. J. CABANNES. 12. CPI, art. L. 122-5, 3o, a) : « Les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’œuvre à laquelle elles sont incorporées ». – En l’espèce, la Cour de cassation avait en effet appliqué la limitation à une base de données exclusivement constituée de citations d’articles parus dans des journaux français, accessibles par un système de mots-clés, en l’absence donc d’œuvre citante, alors même qu’il s’agit là d’une condition de l’exception. 13. Mais la jurisprudence européenne obligera peut-être à admettre le contraire (voir CJUE, 1er décembre 2011, aff. C-145-10, Painer c. Axel Springer : le document citant n’a pas à être une œuvre). 14. Comparer CPI, art. L. 211-2 en matière de droits voisins : « Outre toute personne justifiant d’un intérêt pour agir, le ministre chargé de la culture peut saisir Approche française des œuvres orphelines 247 juge permettrait donc d’obtenir une autorisation exceptionnelle d’exploitation. Mais les obstacles sont nombreux. De manière pragmatique, il faut noter que la démarche devrait être réalisée œuvre par œuvre, ce qui ruine l’intérêt de la proposition tant les œuvres orphelines nécessitent un traitement massif. En outre, le délai exigé par la procédure judiciaire et son coût nuiraient à l’efficacité économique de la solution. Plus juridiquement, ce texte d’exception qui envisage une réponse ponctuelle, parce qu’il est dérogatoire, doit recevoir une interprétation stricte : exceptio est strictissimae interpretationis. Il ne saurait dès lors devenir la solution de principe pour les œuvres orphelines. Enfin, la seule voie, encore inexplorée et qui semble un argument juridique possible, est celle de la bonne foi, fondée sur le droit commun. Les diligences réalisées constitueraient alors une preuve de celle-ci et exonéreraient l’exploitant de tout comportement délictueux. Mais le droit commun ne permettra pas d’excuser un acte de contrefaçon, pour lequel la bonne foi est justement, en France, indifférente15. 5. Dans ces conditions, le Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA), instance consultative indépendante chargée de conseiller le ministre de la Culture et de la Communication en matière de la propriété littéraire et artistique, a, par le biais de deux commissions dédiées, rendu deux rapports sur les œuvres orphelines16. Constatant que le phénomène n’a pas la même prégnance selon les secteurs de la création, le premier, en 2008, propose la mise en place de solutions différenciées : statu quo pour la musique et l’audiovisuel, lesquels peuvent se suffire des mécanismes exceptionnels existants17 ; mise en place d’un système spécifique dans les domaines de l’écrit et de l’image fixe, où l’ampleur du phénomène impose une l’autorité judiciaire, notamment s’il n’y a pas d’ayant droit connu, ou en cas de vacance ou déshérence ». 15. Voir not., critique sur la question, Pierre-Yves GAUTIER, « L’indifférence de la bonne foi dans le procès civil pour contrefaçon », [avril 2002] Propriétés Intellectuelles, p. 28. 16. Le CSPLA donne la définition suivante de l’œuvre orpheline : « une œuvre protégée et divulguée, dont les titulaires de droits ne peuvent être identifiés ou retrouvés, malgré des recherches avérées et sérieuses ». Les rapports sont disponibles en ligne : <http://www.culturecommunication.gouv.fr/Politiques-ministerielles/Propriete-litteraire-et-artistique/Conseil-superieur-de-la-propriete-litter aire-et-artistique/Travaux-du-CSPLA/Commissions-specialisees>. 17. CPI, art. L. 122-9 et L. 211-2 : voir supra, no 4 (et note). 248 Les Cahiers de propriété intellectuelle modification du donné légal. En effet, en matière d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles, les œuvres orphelines ont un caractère très marginal du fait de la présomption légale de cession des droits au profit du producteur et, s’agissant de la chaîne contractuelle, de l’existence, depuis 1944, du RPCA (Registre public de la cinématographie et de l’audiovisuel). Certaines difficultés peuvent certes survenir lorsque le contrat de production audiovisuelle arrive à son terme et qu’il convient de revenir vers les auteurs pour renégocier les droits. Mais la solution est généralement apportée par le recours à la gestion collective, la personne intéressée pouvant s’adresser, pour ce faire, à la SACD. S’agissant des œuvres musicales, les autorisations générales (contrat général de représentation) qui sont données par la SACEM aux organismes de radiodiffusion ou aux chaînes de télévision comprennent nécessairement les droits relatifs aux quelques œuvres orphelines susceptibles d’exister en la matière puisque les auteurs de la quasi-totalité du répertoire existant sont membres de cette société de gestion collective. La difficulté est alors dans ce cas, au pire, la répartition des redevances mais non l’autorisation de réutiliser l’œuvre. Il n’y a donc pas d’immobilisation des œuvres. Au rebours, pour les secteurs de l’écrit et de l’image fixe, la commission a proposé un système de gestion collective obligatoire, inspiré du modèle de la gestion d’affaires18 et organisé par des dispositions légales spécifiques. Les sociétés de perception et de répartition des droits (SPRD) auraient été chargées de mettre en place un portail commun comportant toutes les informations utiles aux utilisateurs potentiels (démarches à suivre, bases de données à jour et pertinentes). Elles auraient aussi dû délivrer des licences d’utilisation, non exclusives et de durée limitée, contre rémunération, les droits ainsi collectés servant, d’une part, à rémunérer les ayants droit qui réapparaîtraient, d’autre part, à financer les bases de données et, enfin, après un certain délai, pouvant être affectées à l’action culturelle. Le second rapport, remis en novembre 2011, est une réaction à la proposition de directive européenne sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines19. Il met en exergue quelques inquiétudes, notamment le risque d’insécurité juridique que repré18. Code civil, art. 1372 : « Lorsque volontairement on gère l’affaire d’autrui, soit que le propriétaire connaisse la gestion, soit qu’il l’ignore, celui qui gère contracte l’engagement tacite de continuer la gestion qu’il a commencée, et de l’achever jusqu’à ce que le propriétaire soit en état d’y pourvoir lui-même ; il doit se charger également de toutes les dépendances de cette même affaire. – Il se soumet à toutes les obligations qui résulteraient d’un mandat exprès que lui aurait donné le propriétaire ». 19. 24 mai 2011, COM (2011) 289 final. Approche française des œuvres orphelines 249 senterait la mise en place d’une nouvelle exception ou encore l’articulation entre le régime de la directive et les régimes nationaux qui permettent d’atteindre l’objectif recherché par des moyens différents. Il critique l’exclusion des œuvres partiellement orphelines, proposant de statuer aussi sur les droits orphelins. La commission spécialisée note également que le dispositif mis en place créerait un système incitatif, au détriment des œuvres sous droits, et elle dénonce en conséquence l’absence de mécanismes de régulation20. On peut aussi relever que l’autorité regrette l’absence d’engagement de la proposition de directive s’agissant de la nécessité de mettre en place des mécanismes de prévention qui permettraient de tarir la source des œuvres orphelines. Pour autant, cette réflexion normative française ne s’est pas traduite dans les textes. En effet, si l’œuvre orpheline a récemment intégré le paysage législatif21, le droit français ne connaît qu’une définition de la notion, elle-même orpheline de régime. 6. Au niveau européen, la proposition de directive sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines de mai 2011 vise à faciliter la reproduction et la diffusion sous forme numérique de ces œuvres dormantes, au profit de certaines institutions du type bibliothèques, musées, archives... Elle envisage « de créer un cadre juridique garantissant un accès transfrontière en ligne licite aux œuvres orphelines figurant dans les bibliothèques ou archives en ligne administrées par diverses institutions visées dans la proposition, dès lors que ces œuvres sont utilisées dans l’exercice de la mission d’intérêt 20. Ceux-ci pourraient figurer à trois niveaux. Premièrement, il conviendrait de préciser la « mise à disposition » des œuvres orphelines contenue dans l’article 6 de la proposition, laquelle pourrait être limitée, pour les utilisateurs, aux usages à des fins personnelles et à des fins d’enseignement et de recherche ; en revanche, la commission émet des doutes sur l’idée de la restreindre à la diffusion sans faculté de téléchargement, le streaming étant plus compliqué à manier pour l’utilisateur. Du point de vue des organismes concernés par l’article 6, dans la mesure où ceux-ci remplissent une mission d’intérêt public, la « mise à disposition » des œuvres orphelines ne devrait pouvoir poursuivre un objectif commercial, qu’il soit direct ou indirect (par le biais de recettes publicitaires). Deuxièmement, la commission avance l’idée d’une compensation équitable au titre des utilisations de l’article 6, mais le principe d’une rémunération n’emporte pas consensus. Troisièmement, certains membres de la commission proposent de mentionner dans la directive la possibilité d’un recours aux sociétés de gestion collective pour la mise en œuvre du dispositif (contrôle des recherches diligentes, délivrance de l’autorisation d’exploitation, fixation, perception et répartition d’une rémunération, etc.). 21. CPI, art. L. 113-10 (loi du 1er mars 2012 sur les livres indisponibles). – Voir infra nos 34 s. 250 Les Cahiers de propriété intellectuelle public de ces institutions »22. L’objectif doit être atteint grâce au principe de reconnaissance mutuelle entre les États membres. L’harmonisation se réalisera alors par l’obligation de recherches diligentes des titulaires de droits dans l’État où l’œuvre a été initialement publiée et qui conditionnera le statut d’œuvre orpheline dans toute l’Union. Cette qualification permettra de reproduire et de mettre en ligne ces créations sans autorisation préalable, dans un but culturel ou éducatif, l’ayant droit pouvant mettre fin à cette situation, le cas échéant. Mais la réflexion européenne est pendante et l’urgence initialement annoncée traîne un peu. La Commission des affaires juridiques du Parlement européen a déposé un projet de rapport, proposant un certain nombre d’amendements23. En outre, le texte initial a déjà évolué puisqu’une version de compromis a été élaborée en février 2012 sous l’égide de la Présidence du Conseil de l’Union européenne24. Celle-ci réalise des modifications substantielles puisqu’elle amende rien de moins que la définition de l’œuvre orpheline ou encore la portée de l’utilisation promise. C’est dire que les choses ne sont pas définitives25 et que les analyses d’aujourd’hui ne seront pas celles de demain. Les frontières sont encore floues, volatiles. Car au-delà du sujet des œuvres orphelines, cette intervention législative marque aussi la politique de l’Union en matière de propriété littéraire et artistique. Or, en ces temps de contestation, on sait que chaque texte est scruté, prétexte à polémiques et à remises en cause. Dans ces conditions, ce point de vue de France est nécessairement provisoire, soumis à la mouvance du sujet. Aussi s’autorisera-t-on, à l’analyse du paysage normatif ou en voie de normativité, quelques réflexions plus générales, dépassant la contingence des textes. 7. Les œuvres orphelines suscitent donc l’intérêt, c’est indéniable. Pourtant, les résultats ne sont pas à la hauteur. En effet, le projet européen, que ce soit dans sa mouture initiale comme dans sa version de compromis, suscite bien des interrogations, que le juriste 22. Exposé des motifs, Proposition de directive sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines, précitée. 23. Procédure 2011/0136 (COD), projet de rapport PE472.338, rapporteure : Lidia Joanna GERINGER DE OEDENBERG : <http://www.europarl.europa.eu/œil/ popups/ficheprocedure.do?lang=fr&reference=2011/0136(COD)#foreCast>. 24. <http://register.consilium.europa.eu/pdf/en/12/st06/st06714.en12.pdf>. 25. Cette étude commentera principalement la proposition de directive de la Commission européenne. Les propos seront parfois enrichis de comparaisons avec les évolutions proposées par la version de compromis. Nous parlerons de la proposition de directive pour viser la version initiale de la Commission et de la version de compromis pour faire référence à celle de la Présidence du Conseil. Approche française des œuvres orphelines 251 français ne peut s’empêcher de noter. Et la France n’est pas en reste sur la question car tenter d’imaginer la transcription en droit français du projet européen, c’est accepter l’idée d’une solution d’opportunité, voire en trompe-l’œil, plus que d’une réforme générale et ambitieuse. À l’heure où l’on déplore la multiplication – et même l’empilement sans cohérence – des lois pointillistes, étriquées, réactionnelles, faisant l’économie d’une vision d’ensemble et à long terme26, il faut craindre que les œuvres orphelines ne permettent pas de remédier à ce trait malheureux qui caractérise désormais les réformes françaises en propriété littéraire et artistique. Ainsi, la proposition d’une approche française des œuvres orphelines se traduira par une lecture, une évaluation, du projet européen lui-même avant d’en imaginer le destin. 1. LECTURE FRANÇAISE DU PROJET EUROPÉEN 8. De lege ferenda, le droit des œuvres orphelines sera européen. L’Union a en effet déposé une proposition de directive, dont on nous a plusieurs fois promis l’adoption rapide. Présenter une lecture française du projet européen, c’est combiner une analyse du texte aux réflexes d’un juriste de l’Hexagone, enclin à la critique... Aussi, examinant les principaux traits saillants du texte – les institutions bénéficiaires, les œuvres concernées et l’utilisation des œuvres –, il y a lieu de considérer que l’objectif affirmé de libre circulation des connaissances et des innovations dans le marché intérieur (considérant 2 de la proposition de directive) apparaît difficile à atteindre. Les contours du texte européen peuvent ainsi apparaître imprécis. À tout le moins, certaines notions ou propositions suscitent le doute et ouvrent à l’interprétation. En ces temps de prise de pouvoir évidente de la Cour de Justice de l’Union européenne27, l’incertitude offerte par le texte, s’il reste en l’état, laisse augurer de belles décisions... 26. Sur ce point, voir notre article « Portrait d’un droit d’auteur en crise », [avril 2010] 224 RIDA, p. 2. 27. Il n’est qu’à songer à la recrudescence de notions autonomes, qui doivent faire l’objet d’une interprétation uniforme dans tous les États membres, sachant que celle-ci est donnée par la Cour de Justice : CJCE, 16 juillet 2009, aff. C-5/08, Infopaq, not. [octobre 2009] Propriétés Intellectuelles, p. 378, obs. Valérie-Laure BENABOU ; CJUE, 21 octobre 2010, aff. C-467/08, Padawan, not. Valérie-Laure BENABOU, « Copie privée : la Cour de Justice prend en main la notion de « compensation équitable » ou rien ne change mais tout change », disponible en ligne sur <juriscom.net>. 252 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1.1 Les institutions bénéficiaires 9. L’article 1er de la proposition de directive fait référence aux « bibliothèques, établissements d’enseignement et musées accessibles au public ainsi [qu’aux] archives, institutions dépositaires du patrimoine cinématographique et organismes de radiodiffusion de service public ». Le texte européen, confirmé ici par la version de compromis28, réserve le bénéfice du système aux institutions ayant une « mission d’intérêt public ». L’utilisation projetée de ces œuvres doit contribuer à l’accomplissement de cet objectif, « notamment la préservation et la restauration des œuvres de leurs collections et la fourniture d’un accès à ces œuvres à des fins culturelles et éducatives ». 10. Dans une interprétation téléologique, il serait possible de considérer que ne peuvent être regardés comme « institutions bénéficiaires » que les établissements qui gèrent un service public administratif. Et en tout état de cause, même en interprétant le texte de façon plus souple, il faudrait réserver le bénéfice du régime des œuvres orphelines aux seuls établissements d’intérêt public. Soit parce que ne peuvent être envisagés que les établissements qui ont participé à la sauvegarde ou la conservation des biens culturels en engageant des frais et qui trouveraient dans la faculté offerte par la directive une contrepartie aux efforts consentis. Soit encore parce que l’on estime que ces établissements sont les seuls à offrir une certaine garantie dans la mesure où ils sont déjà rompus au double exercice de conservation des œuvres et de mise à la disposition de ces dernières au public sans recherche de profit et dans le respect des droits des auteurs. Dans ces conditions, en ne poursuivant aucun intérêt commercial, ces institutions ne seraient que les gardiennes d’un équilibre auparavant trouvé et désormais poursuivi dans de nouvelles activités. Une utilisation marchande de l’œuvre orpheline, voire une utilisation seulement « secondaire », c’est-à-dire par d’autres acteurs que ceux expressément envisagés par le texte, semble alors exclue. Mais le texte de la directive est-il limitatif ? Autrement dit, les États membres ont-ils ici quelque liberté, peuvent-ils envisager d’autres bénéficiaires, ou le contenu normatif de cette disposition est-il obligatoire et fermé, interdisant une transposition extensive ? 28. On peut noter que le projet de rapport de la Commission des affaires juridiques propose de supprimer la référence au service public pour les radiodiffuseurs, ouvrant ainsi l’utilisation des œuvres audiovisuelles à l’ensemble des radiodiffuseurs et non plus seulement aux radiodiffuseurs publics. Approche française des œuvres orphelines 253 11. Si, au rebours, on s’attache davantage à la satisfaction de l’intérêt général, il serait alors possible d’inclure parmi les bénéficiaires toutes les institutions, publiques ou privées, dont les activités poursuivent directement ou indirectement ce but, mais à la condition d’encadrer cette ouverture par la prise en compte d’un certain nombre de garanties – la moindre n’étant pas celle d’une rémunération des auteurs, car l’extension du champ en transforme l’économie. D’ailleurs, l’article 1er de la proposition de directive ne spécifie pas que seuls les organismes publics sont ici concernés. Il faut dès lors se demander si une fondation à vocation culturelle ne pourrait pas être bénéficiaire de la dérogation. Sans compter que certains musées sont privés. La distinction à faire serait alors non plus public-privé, mais commercial-non commercial. C’est ce qu’on peut penser à la lecture de l’article 6.3, dans sa version initiale, lequel autorise les partenariats, éclairé par le considérant 18, qui évoque des « partenaires commerciaux ». D’ailleurs, l’article 7 de la proposition envisage expressément l’utilisation commerciale, dite pudiquement « à des fins autres que celles visées à l’article 6, § 2 », en y accolant un certain nombre de garanties, dont la rémunération du titulaire en cas de réapparition29. Mais la version de compromis du texte européen a profondément remanié cet aspect, obligeant à une autre analyse, même s’il n’est pas assuré que l’exclusion des usages commerciaux soit définitive. L’article 7 a disparu et l’article 6 évoque désormais expressément la liberté contractuelle des institutions concernées dans la poursuite de leur mission d’intérêt public, en particulier les accords de partenariat « public-privé ». Encore que la frontière entre les deux secteurs n’est pas toujours tranchée et elle peut en outre fluctuer d’un État membre à l’autre. Notamment, le domaine du « public » se définit-il par son origine étatique ou par sa mission ? Par exemple, où classer l’« utilité publique » reconnue de certaines associations qui possèdent des fonds documentaires ? 12. Ainsi, la proposition européenne ne permet pas de délimiter clairement la catégorie d’institutions qui pourront bénéficier du régime d’exception. Il en va de même des œuvres concernées. 29. La coexistence d’exploitations par une institution publique ou plutôt non commerciale, d’une part, et par une entreprise privée, à but lucratif, d’autre part, serait cependant susceptible de conduire à des distorsions de concurrence si la même œuvre connaît en réalité deux régimes distincts (notamment dans son volet économique) suivant l’opérateur concerné. 254 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1.2 Les œuvres concernées 13. La compréhension du champ d’application de la proposition de directive commande en outre de s’intéresser à la notion d’œuvres ici visées. Et là encore, des défauts peuvent être relevés. Au-delà de la traditionnelle question de la marge de manœuvre laissée aux États membres, trois questions principales se posent. 14. En premier lieu, toutes les œuvres sont-elles concernées, quel que soit leur genre ? Un constat s’impose : la proposition de directive se limite à l’appréhension de certaines catégories d’œuvres orphelines seulement. Elle traite ainsi des œuvres publiées sous forme de livres, revues, journaux, magazines ou autres écrits, y compris les œuvres incorporées dans celles-ci, ainsi que les œuvres audiovisuelles et cinématographiques figurant dans les collections des institutions dépositaires du patrimoine cinématographique et les œuvres sonores, audiovisuelles et cinématographiques figurant dans les archives des organismes de radiodiffusion de service public et produites par ceux-ci (art. 1.2). Dans le domaine de l’imprimé, elle s’applique aussi aux œuvres visuelles, telles que les photographies et illustrations, figurant dans de tels ouvrages publiés. En l’état, le texte ne couvre donc que l’écrit publié (et les illustrations qui y sont intégrées) et encore, lorsqu’il appartient aux fonds des bibliothèques, établissements d’enseignement, musées et archives accessibles au public et lorsque ces œuvres sont utilisées dans l’exercice de la mission d’intérêt public de ces institutions. C’est dire que le projet européen, s’il était ainsi retenu, serait doublement limité : d’abord, parce que tous les genres ne sont pas concernés, ensuite parce que la reprise est bornée par la nature juridique – incertaine, comme on l’a vu – des entités ayant à les connaître, entités assurant des missions culturelles et éducatives. On est loin d’un traitement transversal de toutes les œuvres orphelines. Cette absence d’approche globale a d’ailleurs été regrettée en France dans la Résolution européenne du Sénat sur la proposition de directive30. En effet, quel traitement faudrait-il alors réserver aux autres œuvres, que ce soit les œuvres visuelles indépendantes ou les phonogrammes, ou aux vidéogrammes appartenant également aux fonds des établissements (bibliothèques, musées, etc.), ou encore aux œuvres non publiées, nombreuses dans certains fonds de ces établissements souvent spécialisés ? D’autant que l’usage des vidéogrammes et des phonogrammes orphelins est implicitement autorisé pour d’autres organi- sations que les établissements que l’on vient de mentionner. Aussi la distinction selon 30. Sénat, no 191, 26 juill. 2011 : <http://www.senat.fr/leg/tas10-191.html>. Approche française des œuvres orphelines 255 le type d’organisations faite par la directive serait- elle pour le moins étrange, voire contreproductive pour la préservation du patrimoine. La version de compromis a cependant en partie entendu ces critiques. L’article 1.2 (2) propose en effet d’inclure dans le champ de la directive les œuvres cinématographiques et audiovisuelles, ainsi que les phonogrammes, appartenant aux collections des bibliothèques, établissements d’éducation, musées accessibles au public, et archives ou encore organismes dépositaires du patrimoine audiovisuel et sonore. Les fonds concernés sont donc plus nombreux. En outre, entrent désormais dans le périmètre de la directive les œuvres et phonogrammes qui n’ont pas été publiés ou radiodiffusés, mais qui ont été rendus accessibles au public par les institutions visées avec le consentement des titulaires, à la condition qu’il soit raisonnable de penser que le titulaire n’aurait pas refusé ce type d’usages (art. 1.2a). Cependant, comment se fera l’appréciation de la volonté supposée – et nécessairement conjecturale – du titulaire ? Il faut ici craindre une jurisprudence fluctuante, voire contestable31, et donc des divergences au sein même de chaque État membre. 15. En deuxième lieu, doit-on prendre en considération toutes les œuvres, quelle que soit leur nature, c’est-à-dire quel que soit leur statut juridique ? 15.1. S’agissant des œuvres partiellement orphelines, la question pouvait sembler réglée puisque l’Union avait initialement fourni une réponse d’exclusion. La proposition indique « Lorsqu’une œuvre a plus d’un titulaire de droits et que l’un de ces titulaires a été identifié et localisé, elle n’est pas considérée comme orpheline » (art. 2.2). Mais l’affirmation, si elle est respectueuse des principes fondamentaux du droit d’auteur, ruine également l’essentiel du champ de la directive. Car l’hypothèse n’est pas que théorique, au contraire ! Il faut d’abord compter avec les œuvres pouvant recevoir une double protection, droits d’auteur et droits voisins pour les créations musicales ou audiovisuelles. Il peut également arriver que la situation soit complexe pour les seuls droits d’auteur, soit qu’un démembrement ait été prévu et existe encore en fonction des différents modes d’exploitation, soit que l’œuvre connaisse plusieurs auteurs 31. Comme en matière d’appréciation post mortem de la volonté de l’auteur dans le cadre d’une action formée par les héritiers sur le fondement du droit moral. Voir par exemple : Civ. 1re, 30 janvier 2007 JCP G, II, 10025, note Christophe CARON et notre article « Victor Hugo et le droit d’auteur : suite et... suite », [mars 2007], 831 Revue Lamy Droit de l’Immatériel. 256 Les Cahiers de propriété intellectuelle ou titulaires de droits dont l’assentiment devrait être recherché. En droit français, le statut de l’œuvre de collaboration met en présence des coauteurs ayant des droits indivis sur l’œuvre, en sorte que l’unanimité des consentements doit être recherchée pour tout acte d’exploitation. Le statut de l’œuvre collective peut paraître dans un premier temps plus simple en ce que l’instigateur est ab initio investi des droits, mais il existe un nombre non négligeable d’incertitudes quant aux possibilités d’exploitations dérivées, sans parler de l’hypothèse d’une exploitation séparée d’une contribution individuelle. De même, les œuvres composites sont très souvent redevables du respect des droits des créateurs dont des apports sont empruntés et réutilisés. Or, l’impossibilité d’exploiter les œuvres incluses dans une œuvre seconde bloque l’exploitation de cette œuvre dérivée qui l’inclut. La position européenne suscitait donc plus de difficultés qu’elle n’en réglait. Aussi la version de compromis est-elle revenue sur ce point. En effet, consciente de l’inefficacité d’une telle prise de position, elle propose au rebours d’inclure les œuvres semi-orphelines dans le champ de la directive, et ce, sans préjudice des droits du titulaire présent32, ni par ailleurs des dispositions nationales relatives aux œuvres anonymes ou pseudonymes. Mais ici, il faudra préciser l’articulation entre le régime d’autorisation préalable du titulaire retrouvé et le régime d’autorisation imposée du ou des titulaires défaillants. Et là encore, les divergences entre les États membres risquent fort d’être notables. 15.2. Le statut juridique de l’œuvre orpheline impose aussi de s’interroger sur le concept d’œuvre protégée et publiée, qui borne la notion. D’abord, le texte européen ne concerne que les œuvres encore protégées. L’accord sur ce point tombe sous le sens : les œuvres tombées dans le domaine public sont plus facilement réutilisables dans la mesure où il n’y a pas lieu, a priori, d’en rechercher les éventuels ayants droit. L’observation mérite cependant d’être nuancée car la distinction peut révéler un cercle vicieux. Ne pas pouvoir identifier les ayants droit, et notamment les auteurs, peut avoir pour conséquence de conduire à un certain nombre d’interrogations à propos du statut d’œuvre encore protégée par le droit d’auteur, la durée de pro32. Art. 6.2 et 6.3 du texte de compromis de la Présidence du Conseil de l’Union. Le rapport de la Commission des affaires juridiques du Parlement propose la même extension. Approche française des œuvres orphelines 257 tection étant le plus souvent calculée en fonction de la durée de vie des auteurs. Ensuite, il y a lieu de remarquer que toutes les législations n’accordent pas la même place au droit moral de l’auteur. Certains États reconnaissent de fortes prérogatives aux créateurs et aux artistes-interprètes là où d’autres se contentent du minimum imposé par les conventions internationales. Par exemple, le droit au respect de la famille romano-germanique est plus protecteur des intérêts des créateurs que celui des pays de copyright qui, pour sanctionner l’utilisation qui est faite de l’œuvre, exigent souvent, en plus de la modification de l’œuvre, une démonstration d’une atteinte à l’honneur ou à la réputation de l’auteur. Ainsi, en France, il a pu être jugé que le voisinage d’une œuvre avec d’autres ou la mise à disposition de celle-ci corrélativement à d’autres pouvaient être regardés comme attentatoires au droit au respect de l’intégrité, alors même qu’il n’y a pas modification de la forme de l’œuvre, mais en raison de l’atteinte à l’esprit de cette dernière. Or, l’hypothèse sera bien celle pour laquelle on cherche une solution. En outre, certains États reconnaissent le droit de divulgation (que la Convention de Berne n’impose pas), au point que le système français prévu pour les œuvres orphelines n’envisage d’application de ce statut qu’à une « œuvre protégée et divulguée » (CPI, art. L. 113-10). Le dernier adjectif est quasiment incompréhensible pour, par exemple, un juriste américain qui connaît essentiellement la notion de « publication »33, relevant d’une autre logique. S’il est vrai que, dans certains cas, publication et divulgation peuvent coïncider, il peut arriver, précisément en France, qu’une œuvre publiée ne soit divulguée que pour certaines utilisations. Il n’y a alors pas coïncidence entre les deux notions. Il peut également advenir qu’une œuvre divulguée n’ait jamais été publiée (manuscrit non édité, thèse n’ayant pas fait l’objet d’une commercialisation, rapport de recherche, voire missive ou journal intime). La distinction entre ces deux notions est d’autant plus importante que, dans certains États dont la France, le titulaire du droit moral et le titulaire des droits patrimoniaux ne sont, la plupart du temps, pas une seule et même personne, cette disjonction de titu33. Selon l’article 3.3 de la Convention de Berne, « par “œuvres publiées”, il faut entendre les œuvres éditées avec le consentement de leurs auteurs, quel que soit le mode de fabrication des exemplaires, pourvu que la mise à disposition de ces derniers ait été telle qu’elle satisfasse les besoins raisonnables du public, compte tenu de la nature de l’œuvre. Ne constituent pas une publication la représentation d’une œuvre dramatique, dramatico-musicale ou cinématographique, l’exécution d’une œuvre musicale, la récitation publique d’une œuvre littéraire, la transmission ou la radiodiffusion des œuvres littéraires ou artistiques, l’exposition d’une œuvre d’art et la construction d’une œuvre d’architecture ». 258 Les Cahiers de propriété intellectuelle larité étant la conséquence du caractère inaliénable du droit moral ou des règles de dévolution successorale différentes suivant les prérogatives en cause. Une œuvre pourrait donc être regardée comme orpheline du point de vue des titulaires (cessionnaires) des droits patrimoniaux, alors même que le titulaire du droit moral serait identifiable... Comment réglera-t-on alors la difficulté ? Le droit moral doit-il ici s’effacer devant ce régime spécial ? Cela paraîtrait surprenant en droit français ! Certes, la prise en considération du statut de l’œuvre dans le pays d’origine peut être, dans un premier temps, une solution à ces difficultés. Mais cela suppose que les acteurs qui aspireront à la reprise de ces œuvres soient au fait des subtilités de chacun des systèmes juridiques. Sans compter avec les difficultés d’une mise à disposition transfrontalière qui fait qu’un titulaire du droit moral sera éventuellement susceptible d’en revendiquer le bénéfice non devant une juridiction du pays d’origine mais auprès d’un juge du pays où l’œuvre est désormais accessible... 15.3. En troisième lieu – et en définitive –, il faut se demander ce qu’est réellement une œuvre orpheline. Le critère qualifiant est en l’espèce la « recherche diligente des titulaires de droits » (art. 3 de la proposition). Il s’agit d’ailleurs de la seule notion harmonisatrice du projet européen puisque celui-ci se contente de poser un principe de reconnaissance mutuelle. Pourtant, là encore, les doutes sont nombreux. L’organisme bénéficiaire devra en effet consulter « les sources appropriées », celles-ci étant « pour chaque type d’œuvre déterminées par chaque État membre en concertation avec les titulaires de droits et les utilisateurs, et comprennent notamment les sources énumérées à l’annexe ». Cette recherche, qui doit être réalisée dans l’État de première publication ou radiodiffusion, devra « être effectuée de bonne foi » (cons. 12). Si l’on comprend, d’un point de vue pragmatique, que la liste proposée ne soit pas exhaustive et qu’elle puisse être différente selon les États, il faut craindre également des divergences dans le niveau exigé des investigations et donc, plus généralement, dans le niveau de protection de ces œuvres ou plutôt des titulaires de droits34. En ce sens, les États pourront-ils imposer que la recherche s’effectue dans un nombre minimum de fichiers, voire dans toutes les sources retenues ? La version de compromis du texte européen semble d’ailleurs s’orienter en ce sens, en proposant 34. Notons d’ailleurs que la loi française a choisi d’imposer des « recherches diligentes, avérées et sérieuses ». Faut-il conclure de cette trilogie un degré d’exigence plus élevé face à l’unicité européenne ou n’y a-t-il là qu’une figure de style, une redondance, manière d’« enfoncer le clou » ou faux-semblant ? Approche française des œuvres orphelines 259 que la recherche concerne non plus « notamment » mais « au moins » les sources annexées (art. 3.2). 16. Au-delà du champ d’application de la législation projetée, c’est aussi le périmètre de l’utilisation autorisée des œuvres orphelines qui laisse perplexe. 1.3 L’utilisation des œuvres 17. La proposition de directive, dans sa version initiale, opère une distinction entre les utilisations liées à l’exécution de la mission de service public par les institutions visées (art. 6) et les utilisations commerciales (art. 7). Les deux dispositions, dont l’articulation suscite le doute, portent cependant le même titre, faisant croire à une continuité. Le versant commercial a été supprimé dans la version de compromis, mais il n’est pas assuré que cet aspect ne réapparaisse pas au cours de la procédure, car les pressions sont fortes en ce sens. 18. Aux termes de l’article 6 de la proposition de directive, les organismes visés sont autorisés, dans le cadre de leur mission de service public, à reproduire, à des fins de numérisation, de mise à disposition, d’indexation, de catalogage, de préservation ou de restauration, et à mettre à disposition du public, en ligne, les œuvres orphelines se trouvant dans leurs fonds. Pour autant, plusieurs éléments devront être précisés. 18.1. Notamment, l’article 6.2 indique que les missions d’intérêt public « incluent notamment la préservation et la restauration des œuvres de leur collection et la fourniture d’un accès à ces œuvres à des fins culturelles et éducatives ». La version de compromis est ici identique. Outre l’utilisation de l’adverbe exemplatif, qui ouvre la voie à la discussion, il faudra se demander ce que recouvre exactement l’objectif culturel et éducatif. La volonté de diffuser une œuvre tombée dans l’oubli est-elle à elle seule une preuve de la fin culturelle ou faut-il un projet d’envergure de diffusion de la culture ? De même, le but éducatif impose-t-il de s’adresser à une communauté particulière, en limitant les accès (ce qui ruinerait en grande partie l’intérêt de la proposition) ? Par ailleurs, la mise à disposition doit-elle se faire obligatoirement dans le format originel ? Et une fois l’œuvre orpheline mise en ligne, quelle sera la marge de manœuvre des utilisateurs ? Pourront-ils la télécharger (intégralement ?) ou devront-ils se contenter d’une lecture en streaming ? L’utilisation devra-t-elle nécessairement être personnelle ou encore poursuivre une fin didactique ? 260 Les Cahiers de propriété intellectuelle 18.2. En outre, même si, dans ce cadre, des partenariats peuvent être conclus pour la numérisation et la diffusion des œuvres orphelines, aucune rémunération n’est expressément envisagée dans la première version de cet article 6. Certes, le considérant 18 prévoit que « Ces accords devraient pouvoir inclure une contribution financière de ces partenaires ». Mais qu’est-ce exactement que cette « contribution financière » et à qui est-elle destinée ? Surtout, la disposition, qui seule oblige les États membres, ne garde aucune trace de cette participation. Ce silence laisse sans doute la porte ouverte et donc n’exclut pas une possible rémunération des titulaires qui réapparaîtraient. Mais à nouveau, il faut craindre ici des divergences entre les États membres, divergences susceptibles de créer des distorsions de concurrence. La version de compromis a cependant remanié cette disposition. Elle prévoit une rémunération – plus exactement une compensation, fair compensation35 – pour le titulaire de droits mettant fin au statut orphelin de l’œuvre (art. 6.5), et ce, indépendamment de l’existence d’un partenariat. Cependant, même à considérer que l’exigence ne sera pas supprimée, quelles en seront les modalités exactes ? À qui faudra-t-il payer un prix pour l’utilisation ? À une société de gestion collective ou peut-être, en cas de partenariat, à l’institution publique cocontractante ? Mais à quel titre ? Cette institution n’est titulaire d’aucun droit de propriété littéraire et artistique. On pourrait aussi envisager que l’exploitant ait l’obligation de mettre la somme destinée au titulaire sous séquestre. Mais auprès de qui ? On pourrait enfin imaginer que l’exploitant n’ait à débourser cette somme qu’en cas de réapparition du titulaire. 18.3. Par ailleurs, comment comprendre, dans la version de compromis, la référence de l’article 6.1 à la nécessité, pour les États membres, de mettre en place une « exception » ou une « limitation » aux articles 2 (reproduction) et 3 (communication au public) de la directive « société de l’information »36. Le champ lexical utilisé ne va pas sans évoquer l’article 5, censé contenir toutes les exceptions et limitations permises. Est-ce à dire que la liste pourrait grossir d’une hypothèse supplémentaire ? Mais alors, comment interpréter le fait que le projet relatif aux œuvres orphelines conserve le principe de reconnaissance mutuelle ? 35. Il faut noter que la compensation équitable est désormais une notion autonome du droit de l’Union. 36. Dir. no 2001/29/CE du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information. Approche française des œuvres orphelines 261 19. À l’analyse, la proposition de directive de la Commission présente des contours flous et si la version de compromis a répondu à certaines interrogations, elle laisse des zones d’ombre relativement importantes. Dans ces conditions, il faut se demander quel pourrait bien être le destin d’un tel projet. 2. DESTIN FRANÇAIS DU PROJET EUROPÉEN 20. Les solutions envisageables pour régler le sort des œuvres orphelines et permettre leur exploitation numérique sont multiples. Pourtant, aucune n’est idéale. Tout au plus pourrait-on réfléchir aux qualités juridiques d’une solution optimale. Encore qu’il faudra se demander si la question est toujours d’actualité en France, où, pratiquant un mélange des genres entre œuvres indisponibles et œuvres orphelines, le législateur semble avoir partiellement résolu la difficulté. 2.1 La multiplicité des solutions envisageables 21. Il y a lieu de rappeler que la volonté harmonisatrice de l’Union est en définitive limitée s’agissant des œuvres orphelines. En effet, la proposition de directive (suivie en cela par la version de compromis) se contente de poser, à l’article 4, un principe de reconnaissance mutuelle, selon lequel « Une œuvre considérée comme orpheline dans un État membre conformément à l’article 2 est considérée comme orpheline dans tous les États membres ». Cette méthode a été préférée à l’harmonisation, laquelle aurait sans doute été complexe à mettre en œuvre (notamment au regard des pays nordiques qui retiennent le système des licences collectives étendues). Elle ne doit cependant pas être vue comme un blanc-seing total, l’Union promettant d’ailleurs, dans l’analyse d’impact accompagnant la proposition, d’en assurer un suivi, avec l’objectif, à long terme, de permettre le développement de bibliothèques numériques paneuropéennes37. Les États ont donc l’obligation de mettre en place un régime, mais restent libres des modalités. Dans ces conditions, plusieurs scénarios sont envisageables. 37. SEC (2011) 616 final : « La Commission en suivra les incidences à court, moyen et long terme. À court terme, elle veillera à ce que tous les États membres adoptent une législation sur les œuvres orphelines. À moyen terme, elle vérifiera si le système de reconnaissance mutuelle permet un accès paneuropéen aux bibliothèques numériques à partir de n’importe quel point de l’UE. À long terme, elle mesurera la contribution de la législation sur les œuvres orphelines au développement général de bibliothèques numériques paneuropéennes ». 262 Les Cahiers de propriété intellectuelle 22. De manière générale, on pourrait concevoir, pour faciliter l’exploitation des œuvres orphelines, de revenir aux sources des blocages, en réformant certains aspects du droit d’auteur. On pourrait notamment étudier la mise en place de formalités pour justifier d’une durée très longue de protection (par exemple, enregistrement systématique de toute nouvelle œuvre dans un fichier), sur le modèle de la propriété industrielle, ou encore diminuer la durée des droits puisque la problématique des œuvres orphelines concerne des œuvres anciennes dont la durée juridique de protection dépasse largement la durée de vie commerciale. En l’état du droit positif, ces solutions ne semblent pas envisageables. L’article 5.2 de la Convention de Berne interdit les formalités préalables pour l’accès à la protection38. En outre, l’air du temps européen n’est pas à la baisse de la durée de protection ; au contraire, celle des droits voisins a récemment été portée de 50 à 70 ans39. 23. Il convient dès lors d’imaginer en quoi pourrait consister la mise en œuvre du principe de reconnaissance mutuelle s’agissant des œuvres orphelines. Ce qui ne signifie pas que toute idée de fichier doit être ici bannie. En effet, l’une des causes principales de l’orphelinat est le manque d’informations disponibles sur les œuvres. Une base de données, sur le modèle de ARROW (Accessible Registries of Rights information and Orphan Works towards Europeana), intégrant la mention de la titularité, permettrait de pallier cette difficulté. L’Union européenne impose d’ailleurs dans sa proposition de directive la création de pareil outil, accessible au public et qui répertorierait le résultat des recherches menées et les utilisations qui sont faites des œuvres orphelines. L’enregistrement semble même faire partie intégrante de la définition de l’œuvre orpheline40. Chaque État membre aurait la responsabilité de la mise en place d’une telle base, qui devrait pouvoir s’interconnecter avec les autres bases au niveau paneuropéen ; la consultation devrait être facilitée grâce à un point d’entrée unique. Cette solution permettrait de minimiser collectivement les coûts, tout en respectant les engagements internationaux. Pour autant, si elle vise à résorber le stock des œuvres 38. « La jouissance et l’exercice de ces droits ne sont subordonnés à aucune formalité ». 39. Directive 2011/77/UE, 27 septembre 2011, modifiant la directive 2006/116/CE relative à la durée de protection du droit d’auteur et de certains droits voisins. 40. Voir art. 2.1 de la proposition de directive : « Une œuvre est considérée comme orpheline si le titulaire des droits sur cette œuvre n’a pas été identifié ou, bien qu’ayant été identifié, n’a pu être localisé à l’issue de la réalisation et de l’enregistrement d’une recherche diligente des titulaires de droits conformément à l’article 3 ». La version de compromis n’opère pas de modification sur ce point. Approche française des œuvres orphelines 263 orphelines, elle ne prévient pas les situations futures d’orphelinat41. En outre, la constitution et la gestion d’une base de données informative présentent des risques économiques42 : le risque d’opportunisme, d’abord, qui conduirait l’usager ayant engagé des coûts pour la recherche à s’affranchir de l’enregistrement dans la base (sauf à déléguer la tâche à une institution publique) ; le risque de passager clandestin, ensuite, les usagers potentiels préférant attendre que d’autres engagent les recherches pour ne pas en supporter les coûts, jusqu’à aboutir à une situation de statu quo (sauf à récompenser l’investisseur, mais comment ? Par une exclusivité, mais avec quelle légitimité ?) ; le risque lié à la gestion de la base, laquelle aura nécessairement, si on la souhaite efficace, un coût de fonctionnement (constitution, mise à jour, périodicité de révision...) ; le risque de concurrence déloyale, enfin, la base pouvant induire une sorte de « droit à la paresse » des usagers qui porteraient plus volontiers leur choix sur des œuvres orphelines plutôt que sur des œuvres avec titulaires identifiés (et donc précautionneux...). En définitive, la base de données ne peut être qu’un élément de la solution et non une solution en elle-même à l’orphelinat. Il s’agira d’un outil complémentaire au régime des œuvres orphelines. 24. Sur le fond, une façon de gérer la question des œuvres orphelines, et qui dépasse d’ailleurs largement cette seule problématique, pourrait être l’admission de l’opt-out – option de retrait43. L’idée est de considérer qu’il existerait une sorte de consentement tacite des personnes concernées par une mise en ligne mais que la volonté réelle (et non plus simplement présumée) de ces dernières doit être prise en considération si elle est a posteriori expressément exprimée. L’ayant droit qui reste passif délivrerait une permission implicite d’utilisation de ses œuvres, en sorte que tant que cette personne ne manifeste pas son désir de les voir retirées, leur mise à la disposition du public peut être regardée comme étant licite. Google avait déjà tenté d’imposer ce raisonnement dans son Google Book Settlement. Or, le mécanisme, appliqué aux livres épuisés, a été rejeté en mars 2011 par la justice américaine, considéré comme 41. Ce que regrettent en général les parties concernées. Voir par exemple la Proposition de résolution européenne sur les enjeux européens de la numérisation de l’écrit, Assemblée nationale, 6 mars 2012, no 4452 : L’Assemblée « 7. Souhaite qu’une réflexion soit engagée pour élaborer un mécanisme permettant d’éviter l’apparition d’œuvres orphelines dans le futur ». 42. Sur le sujet, voir aussi Joëlle FARCHY et al., précité, note 3. 43. Voir JORF no 0300, 27 déc. 2009, texte no 71, Vocabulaire de l’informatique et de l’internet (liste de termes, expressions et définitions adoptés), avis de la Commission générale de terminologie et de néologie. 264 Les Cahiers de propriété intellectuelle attentatoire aux fondements mêmes du droit d’auteur. Il est vrai qu’il a pu trouver un certain écho en France dans un arrêt SAIF contre Google, rendu par la Cour d’appel de Paris le 26 janvier 2011. Certes, en l’espèce, les juges se prononçaient non sur le terrain du droit d’auteur, mais sur le régime juridique applicable à un opérateur technique qui, par l’intermédiaire de son moteur de recherche, reprenait intégralement des photographies. Or, ils ont décidé d’exonérer l’opérateur technique de toute responsabilité, en considérant que le titulaire de droits dispose des moyens techniques (par l’intégration de balises) d’empêcher le référencement de son œuvre. Ce faisant, la Cour de Paris peut laisser croire qu’elle admet le raisonnement suivant lequel ce n’est pas à celui qui met des œuvres à la disposition du public de solliciter l’autorisation de l’ayant droit mais au contraire à ce dernier de rendre cette utilisation impossible (ou conditionnée) ou de surveiller les moteurs de recherche et de se manifester pour interdire aux prestataires techniques la copie de ses œuvres44. Cela étant, outre le fait que le système de l’opt-out ne laisse guère de place à la condition de recherches diligentes, l’admission d’une telle solution semble difficile à envisager en droit d’auteur français45 tant elle heurterait de front les principes de la propriété littéraire et artistique et imposerait en la matière un véritable changement de paradigme. En effet, le principe du monopole impose le consentement exprès et préalable à toute utilisation du titulaire de droits. En outre, il y a lieu d’observer que la promotion d’un tel mécanisme aurait pour résultat indirect mais inéluctable de transformer la propriété littéraire et artistique en droit qu’il conviendrait de revendiquer pour en assurer le respect. Or, on peut légitimement se demander s’il n’y aurait pas là un retour à une espèce de formalisme, au mépris de l’un des principes cardinaux du droit d’auteur qui est l’indifférence des formalités. C’est dire qu’il faudrait sans doute revoir le contenu de l’article 5.2 de la Convention de Berne. 25. Une autre voie pourrait être la création d’une nouvelle exception ou limitation au droit d’auteur. C’est la solution proposée par le rapport Gowers en Grande-Bretagne. Cependant, outre le fait que les exceptions ont mauvaise presse auprès des titulaires, la mesure étant considérée comme sévère, elle nécessiterait une réforme de la directive « société de l’information »46, censée contenir 44. CA Paris, 26 janvier 2011, not. [juillet 2011] 229 RIDA 391, obs. P. SIRINELLI. 45. Il faut cependant nuancer cette affirmation depuis la loi relative aux livres indisponibles : voir infra no 37. 46. Dir. 2001/29/CE, précit. Approche française des œuvres orphelines 265 une liste exhaustive de toutes les exceptions possibles. L’obstacle n’est pas dirimant, mais l’ajout devrait se faire à une liste déjà bien longue et sans grande cohérence. Le « panier de la ménagère européenne et intellectualiste »47 serait encore plus généreux ! Il conviendrait également de s’assurer que l’exception passe le triple test. Par ailleurs, la mise en œuvre de cette limitation exposerait à une insécurité juridique évidente : pour le bénéficiaire, parce que la vérification de la condition de recherches diligentes ne pourra se faire qu’a posteriori (il devra apprécier lui-même le critère) ; pour l’ayant droit, parce que même s’il obtient la condamnation de l’usager indélicat, la diffusion numérique de son œuvre aura causé des dommages irréparables. Il faudra encore se demander si l’exception devrait ou non être compensée et, le cas échéant, selon quelles modalités (accords collectifs, destinataire de la rémunération, délai de reversement en cas de réapparition du titulaire... ?). À défaut, il faut craindre que l’exception ne constitue une véritable expropriation et que cette situation mette en doute sa conformité aux textes internationaux. 26. D’aucuns ont pu également proposer de régler la question des œuvres orphelines par le recours au principe de limitation des voies de recours. Ce système diffère de l’exception en ce que seule la sanction est atténuée ; il n’y pas ici inopposabilité du droit. Étrangère au mode de pensée français, l’idée a reçu écho aux États-Unis. Présentée au Congrès le 24 avril 200848, la proposition fait suite à une première version dite Orphan Works Act of 200649 dont elle reprend la plupart des principes. Le projet met en place un système de responsabilité limitée pour l’utilisateur50 : si ce dernier a vainement effectué de bonne foi des recherches afin de localiser le titulaire des droits, il pourra bénéficier de ce régime et réduire les risques s’agissant des réparations pécuniaires et des mesures de redressement par voie d’injonction. Sauf cas spécifiques51, il devra s’acquitter d’une compensation raisonnable si le titulaire réapparaît. Le texte 47. L’expression, éloquente, est de Michel VIVANT, « France, Analyse critique et prospective », [avril 2005] Propriétés Intellectuelles, p. 146, spéc. no 2. 48. H.R. 5889. 49. H.R. 5439. 50. Art. 514(b) (1) : « le présumé contrefacteur de bonne foi doit prouver qu’il a mené une recherche diligente, malgré laquelle le titulaire des droits n’a pu être trouvé. Avant d’utiliser l’œuvre, il doit avoir déposé une déclaration d’utilisation au Copyright office qui déterminera le symbole d’utilisation devant accompagner l’utilisation. Il doit aussi citer le nom du titulaire des droits et reconnaître la compétence des juridictions des États-Unis en cas d’action intentée par le titulaire réapparu contre lui. » 51. Art. 514(c) (1)(B) : « pour les utilisations non-commerciales (université, bibliothèque, archives...), le titulaire ne peut obtenir de dédommagement si l’usager cesse la violation du droit d’auteur après une procédure d’injonction. » 266 Les Cahiers de propriété intellectuelle reste cependant aujourd’hui encore au stade de proposition. Cette solution, si elle est économiquement intéressante pour l’exploitant (bon rapport coût-efficacité puisque le paiement se fait, éventuellement, a posteriori), n’est pas exempte d’inconvénients. Notamment, elle oblige le titulaire à une action en justice pour revendiquer son droit, et ce, même si les recherches effectuées ne sont pas très sérieuses, puisqu’il n’y a aucune vérification en amont de la réalité de celles-ci. 27. Par ailleurs, la licence collective étendue, très pratiquée dans les pays nord-européens (Danemark, Finlande, Norvège, Suède, Islande) mais inconnue du droit français, peut apparaître comme une solution. Le système n’est cependant pas propre aux œuvres orphelines. Il combine le transfert volontaire de ses droits par un titulaire à une société de gestion collective et l’extension juridique du répertoire de la société aux ayants droit qui n’en sont pas membres. La condition est cependant que l’organisme bénéficie d’une bonne représentativité d’ayants droit dans une catégorie donnée. Sur ce point, la difficulté en France est justement que certains secteurs sont rétifs à la gestion collective, empêchant cette représentativité. En outre, ce mécanisme n’impose pas de rechercher le titulaire de droits avant l’exploitation, ce qui empêche toute reconnaissance mutuelle du statut orphelin des œuvres concernées. 28. On pourrait également envisager un système d’autorisation par l’intermédiaire d’une autorité administrative. C’est ici le modèle de la Commission canadienne du droit d’auteur, qui délivre des licences non exclusives d’utilisation si elle est convaincue des « efforts raisonnables » déployés par le requérant en vue de retrouver le titulaire du droit d’auteur52. L’exploitant doit verser une rémunération à une société de gestion collective qui représenterait normalement l’ayant droit introuvable. En cas de réapparition, celui-ci pourra recouvrer ces sommes dans un certain délai. S’écartant de la solution canadienne, on pourrait aussi imaginer que cette autorité ad hoc soit le point d’entrée général obligatoire pour toute demande d’exploitation d’une œuvre orpheline. Son intervention pourrait alors consister soit à opérer une redistribution (renvoi devant les sociétés de gestion collective qui traiteront la question, l’autorité servant en quelque sorte de « gare de triage »), soit, lorsqu’aucune solution n’existe, à traiter la question au fond en accordant éventuellement l’autorisation d’exploitation. Cette auto52. Art. 77 de la Loi sur le droit d’auteur. Approche française des œuvres orphelines 267 rité pourrait également gérer les demandes complexes concernant des œuvres semi-orphelines par des solutions adaptées à cette situation. Ce système à double vitesse mais à entrée unique aurait les avantages de la simplicité et de la généralité ; il permettrait en outre de préserver l’existant en assurant une meilleure articulation des régimes. Mais il présenterait l’inconvénient majeur d’imposer un processus long et coûteux. Il faudrait d’ailleurs déterminer qui supporterait ce coût de fonctionnement. 29. L’autorisation pourrait encore être donnée par une SPRD. L’idée d’un tel système de gestion collective obligatoire est assez répandue. Le mécanisme pourrait profiter des structures déjà en place, garantissant une effectivité rapide de la solution. Encore faut-il en préciser les contours. Plusieurs formules sont en effet envisageables. D’abord, on pourrait opter pour la mise en place d’une licence légale, qui fixerait également les modalités de l’autorisation : la société de gestion ne ferait alors que vérifier que les conditions sont remplies et collecter le montant de la licence, mais elle n’aurait aucun pouvoir sur le régime même (fixation du montant, durée, réversibilité, etc.). On pourrait ensuite proposer que les modalités soient au contraire laissées à l’appréciation des sociétés de gestion, lesquelles pourraient donc refuser l’autorisation. Ce pouvoir en opportunité des SPRD permettrait de gérer au mieux les intérêts des ayants droit mais constituerait à n’en pas douter un inconvénient majeur pour les exploitants du fait de l’absence de prévisibilité malgré les coûts engagés pour la recherche. On pourrait enfin envisager un système de licence avec fixation des modalités renvoyées à la conclusion d’accords collectifs, ce qui permettrait une certaine souplesse et une adaptation des modalités en fonction du secteur concerné. 30. En définitive, le principe de reconnaissance mutuelle mettra en concurrence une diversité de solutions au sein des États membres et il est difficile de trancher pour l’une ou l’autre, comme meilleure. Disons simplement qu’une solution, pour être optimale, devrait présenter un certain nombre de qualités, certaines générales, d’autres spécifiques aux œuvres orphelines. 2.2 Les qualités juridiques d’une solution optimale 31. La solution optimale au problème des œuvres orphelines existe-t-elle vraiment ? Rien n’est moins sûr tant le droit ne constitue pas une science exacte. Pour autant, on peut dégager certaines vertus que toute réforme devrait réunir sous peine d’avoir à renoncer à une intervention. Certes, cette configuration de modèle idéal ne 268 Les Cahiers de propriété intellectuelle peut pas toujours être retenue, mais il est bon, parfois, de rappeler quelques fondamentaux. 31.1 S’agissant d’abord de la construction juridique qui sera retenue, il y a lieu de souligner la nécessité d’une réflexion générale. Même si, en définitive, les solutions peuvent être sectorielles – comme le propose en France le CSPLA –, elles ne peuvent intervenir qu’une fois étudié l’ensemble des questions posées par la présence d’œuvres orphelines. L’approche doit donc être transversale, prenant en considération, d’une part, toutes les œuvres ainsi que toutes les personnes susceptibles de revendiquer le bénéfice du nouveau statut et, d’autre part, toutes les solutions déjà existantes. En particulier, une vision périphérique permettra de prendre connaissance et donc d’intégrer dans la réflexion des questions connexes, précisément le statut des œuvres indisponibles ; il semble en effet périlleux de délier les deux questions, qui se chevauchent partiellement – ce que la France a cependant cru bon de faire53. 31.2 Le nouveau statut doit encore reposer sur une assise ferme et, pour ce faire, éviter le flou en particulier s’agissant du champ d’application des solutions nouvelles. Aussi, la définition et les conditions de qualification de l’œuvre orpheline doivent-elles être rigoureusement déterminées. Il y a également lieu de s’assurer de l’acceptation sociale du nouveau régime, sous peine de rejet de celui-ci. Notamment, le statut retenu ne doit pas entraîner un sentiment de dépossession du titulaire de droits, faisant croire que le sort de l’œuvre n’est plus déterminé par ce dernier. En tout état de cause, une telle expropriation, si elle était regardée comme servant des intérêts privés (ou particuliers), pourrait être condamnée, en particulier en France où le droit d’auteur est constitutionnellement protégé. Une rémunération du titulaire semble alors préférable, même dans le cadre d’une licence. 31.3 En outre, toute réforme – y a-t-il lieu de le rappeler – doit fonder son inspiration sur l’intérêt général54. Il ne s’agit pas, pour remédier au « gel » de certaines œuvres, d’ébranler tout le système de droit d’auteur. Certes, l’intérêt général est une notion à contenu variable, voire polysémique, qui connaît des acceptions variables suivant les époques ou les questions. En réalité, dans nombre d’États, 53. Voir infra nos 34 s. 54. Sur la question, voir L’intérêt général et l’accès à l’information en propriété intellectuelle, dir. Mireille BUYDENS et al. (Bruxelles : Bruylant, 2008) et, récemment, Sarah DORMONT, « La propriété intellectuelle au service de l’intérêt général », [décembre 2011] Revue Lamy Droit de l’Immatériel, no 2583. Approche française des œuvres orphelines 269 l’intérêt général, plus qu’une notion fermement normative, est un concept servant essentiellement à établir un arbitrage ou une hiérarchie d’intérêts, afin d’atteindre, dans la construction juridique, une solution susceptible de correspondre à l’intérêt de tous, un équilibre, une balance des intérêts, a-t-on coutume de dire en droit d’auteur. Disons que l’intérêt général est une conjugaison, une synthèse des intérêts particuliers, qu’il dépasse, transcende. Ce qui n’empêche pas de faire prévaloir certains des intérêts catégoriels au détriment d’autres. Ce choix est d’ailleurs bien ce que l’on attend d’un législateur éclairé, qu’il tranche les conflits et mette en place une véritable politique législative. C’est ce qu’a fait le rédacteur de la loi française du 11 mars 1957, première loi moderne de droit d’auteur, lorsqu’il a décidé d’imposer une vision in favorem auctoris de la matière. Pourtant, de plus en plus, on perçoit que le législateur abdique dans ce rôle. Et ce recul législatif engendre d’ailleurs une prise de pouvoir du juge55. Par ailleurs, l’intérêt général est bien souvent, en pratique, instrumentalisé : clairement, il est ce qu’on veut qu’il soit en fonction de la position que l’on souhaite défendre ! Pour autant, on ne peut non plus dénier à l’intérêt général le rôle qu’il doit tenir : aiguillon du législateur, il doit servir et aussi contenir l’intervention normative. Dans le récent arrêt Premier League56, par ailleurs riche d’enseignements, les juges de la CJUE ne disent rien d’autre lorsqu’ils affirment que la protection par le droit d’auteur trouve son fondement dans « des raisons impérieuses d’intérêt général » (§ 94) et que c’est donc autour de cette notion que doit être articulée la problématique des restrictions permises par le droit d’auteur. Dans ces conditions, la réponse apportée à la question des œuvres orphelines, sur le fondement de l’intérêt général, doit être prudente et proportionnée. L’intérêt général en la matière ne peut être confondu avec le simple intérêt du public ou une volonté de conférer une liberté d’utilisation. La satisfaction du public ou la liberté de l’utilisateur ne sont pas en soi des idéaux à atteindre mais de simples moyens de poursuivre la satisfaction de l’intérêt général. 55. Sur ces points au sujet des exceptions, voir notre article « Perspectives d’avenir en matière d’exceptions au droit d’auteur, Vers un changement de paradigme ? », in El futuro de las excepciones y limitaciones en el entorno digital (L’avenir des exceptions et limitations dans l’environnement numérique), [novembre 2011] Pe.i. Revista de Propiedad Intelectual, Addenda, p. 73. 56. CJUE, gr. ch., 4 oct. 2011, aff. C-403/08 et C-429/08, Europe déc. 2011, comm. 480, note Laurence IDOT ; JCP G 2011, 1296, note Frédéric BUY et al. 270 Les Cahiers de propriété intellectuelle Et l’intérêt général lui-même doit être réfléchi, pour servir à la fois de fondement à la recherche d’un statut et en constituer la mesure. 32. Par ailleurs, le régime retenu des œuvres orphelines doit être entouré d’un certain nombre de garanties. 32.1 Ainsi, le statut d’œuvre orpheline ne doit pas être décidé une fois pour toutes. Des vérifications ponctuelles et régulières doivent être opérées, imposant éventuellement, dans certains cas, d’accomplir des recherches quand bien même l’œuvre serait signalée comme étant orpheline dans une base de données. 32.2 Le nouveau statut doit encore ménager les intérêts notamment des titulaires, en prévoyant une rémunération éventuelle, une réversibilité du système en cas d’identification postérieure du titulaire, une licence temporaire et non exclusive. Sur ce dernier point, outre que l’hypothèse inverse engendrerait une expropriation criante, la question de la liberté d’accès à l’œuvre orpheline n’aura été que partiellement résolue. Il ne s’agit pas en effet de constituer un monopole juridique venant créer des nouvelles barrières en lieu et place des anciennes impossibilités factuelles. En outre, l’esprit de la matière inciterait à exclure l’exclusivité, car aucun monopole ne peut ici être identifié. Mais quel sera alors l’intérêt pour ces exploitants ? Car la recherche engendrera des coûts (ayants droit multiples, à l’étranger, héritiers...) et ceux-ci ne sont pas nécessairement en rapport avec la valeur économique résultant de l’exploitation de l’œuvre. 32.3 Par ailleurs, le régime retenu doit également veiller à être interopérable et cette question de l’articulation se pose tant en interne (entre les États membres eux-mêmes) que d’un point de vue externe (entre la zone européenne et l’extérieur). À s’en tenir à la question de l’interopérabilité des solutions au sein de l’Union, il faut noter que l’interconnexion souhaitée par le texte européen s’agissant des bases de données informatives va dans ce sens. Mais pour le reste, le principe de reconnaissance mutuelle est peu propice à une interopérabilité des solutions qui seront mises en place localement. En effet, si cette stratégie a minima permet sans doute d’obtenir plus facilement un consensus, elle pose un certain nombre de questions pour le passage à la phase 2 qui sera celle de l’implémentation nationale. Précisément, il y a lieu de s’interroger sur la marge de manœuvre exacte laissée aux États membres. Cette liberté des États membres pour mettre en œuvre une solution Approche française des œuvres orphelines 271 dans le cadre retenu par l’Union risque en effet d’engendrer des blocages du fait des différents mécanismes arrêtés dans les pays. Mais qui a le pouvoir de dire, a priori, qu’il y a un risque de conflit entre les voies élues ? Qui arbitre une éventuelle divergence de vues ? Et en fonction de quels critères ? La liberté laissée aux États membres suscite une autre incertitude : est-il possible d’aller plus loin quant au champ du traitement des œuvres orphelines ? Notamment, peut-on envisager d’autres œuvres que celles visées par la directive ? Ou d’autres bénéficiaires que ceux désignés par la directive ? Ou encore d’autres usages que ceux qui y sont appréhendés ? Autrement dit, la proposition institue-t-elle un système complet et fermé ou s’agit-il d’un accord minimal qui laisse une place à une protection nationale complémentaire, ce qui autoriserait les États membres à établir des textes nationaux plus ouverts quant aux œuvres, acteurs ou usages concernés, le but, plus ambitieux, étant en réalité la transmission du savoir ? 33. Il appert que l’accès à la meilleure solution possible impose aussi une réflexion générale, liée aux qualités que devra recouvrer la réforme. Encore que le projet européen connaîtra peut-être un destin malheureux en France. Car la législation récente sur les œuvres indisponibles amputera sans doute l’intérêt d’un régime propre aux œuvres orphelines. 2.3 Œuvres orphelines, œuvres indisponibles ou le mélange des genres 34. Comme on l’a vu, les œuvres orphelines ne peuvent être reproduites et diffusées en masse en l’état actuel de la législation française. À tout le moins, elles ne bénéficient pas d’un régime propre. Mais cet orphelinat de statut ne signifie pas une absence de parenté, précisément avec les œuvres indisponibles, c’est-à-dire épuisées. Or, le législateur français est récemment intervenu sur les secondes, anticipant sur le futur dispositif européen des premières, peut-être même le contournant. L’accusation est grave et il faut s’en expliquer. 35. La loi du 1er mars 2012 « relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle »56 est un texte de mise en 57. Loi no 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle, JORF no 0053 du 2 mars 2012, p. 3986, texte no 1. – Voir not. Franck MACREZ, « L’exploitation numérique des livres indisponibles : que reste-t-il du droit d’auteur ? », D. 2012, p. 749. 272 Les Cahiers de propriété intellectuelle œuvre d’un accord-cadre passé en février 2011 entre le ministre de la Culture et de la Communication et des parties intéressées ou considérées comme telles58 et dont le contenu est resté secret. Elle est censée avoir un objet circonscrit, par son titre, aux œuvres indisponibles, et même plus spécifiquement aux « livres » – disons les livres contenant une œuvre – indisponibles. La catégorie vise « un livre publié en France avant le 1er janvier 2001 qui ne fait plus l’objet d’une diffusion commerciale par un éditeur et qui ne fait pas actuellement l’objet d’une publication sous une forme imprimée ou numérique ». L’objectif de la réforme, qui ajoute un nouveau chapitre intitulé « Dispositions particulières à l’exploitation numérique des livres indisponibles » au titre III (sur l’exploitation des droits) du livre 1er du CPI, est de rendre accessibles sous forme numérique les livres indisponibles du XXe siècle, dès lors que les œuvres ne sont plus exploitées commercialement, mais sans pour autant être tombées dans le domaine public. Or, il y a lieu de noter que le statut retenu procède à un véritable mélange des genres. 36. Étonnamment, le texte définit aussi l’œuvre orpheline. L’article L. 113-10 du CPI dispose désormais : « L’œuvre orpheline est une œuvre protégée et divulguée, dont le titulaire des droits ne peut pas être identifié ou retrouvé, malgré des recherches diligentes, avérées et sérieuses. – Lorsqu’une œuvre a plus d’un titulaire de droits et que l’un de ces titulaires a été identifié et retrouvé, elle n’est pas considérée comme orpheline ». La disposition, enrichie de la précision sur l’exclusion des œuvres partiellement orphelines, est reprise d’une proposition de loi de mai 2010 « relative aux œuvres visuelles orphelines et modifiant le Code de la propriété intellectuelle »59, qui visait à limiter la pratique de la mention « DR » (droits réservés), souvent utilisée comme prétexte plus qu’autre chose et qui n’a pas abouti60. Cependant, aucun régime de l’œuvre orpheline n’est adossé à cette définition dans la loi sur les œuvres indisponibles. La norme apparaît ainsi inachevée, restant en définitive au stade de concept. 58. Ont signé l’accord le Président du Syndicat National de l’Édition, le Commissaire Général à l’Investissement (pour le financement), le Président de la Bibliothèque nationale de France et celui de la Société des Gens de Lettres de France. 59. Sénat, 12 mai 2010, no 441. 60. Initialement, la proposition prévoyait d’organiser une nouvelle gestion collective obligatoire : la personne désireuse d’exploiter l’œuvre aurait dû s’adresser à la SPRD pour payer une redevance. En outre, était mise en place une procédure de réversion pour le cas où l’auteur était identifié ou retrouvé. Le texte a cependant été mal reçu puisque, dans la version votée par le Sénat le 28 octobre 2010 et transmise à l’Assemblée, seule la définition de l’œuvre orpheline restait, avec une modification tendant à la calquer sur celle donnée par le CSPLA. Approche française des œuvres orphelines 273 On peut dès lors s’interroger sur l’utilité de préciser une notion sans en dévoiler les modalités de mise en œuvre. La démarche contextuelle peut en outre légitimement surprendre : que vient faire une définition de l’œuvre orpheline dans un texte censé être consacré aux livres indisponibles ? Certes, on sait depuis longtemps qu’il ne faut pas se fier aux titres des lois, qui peuvent être déceptifs. Leur valeur n’est qu’informative et ils n’ont pas de force légale. Mais ils peuvent « remplir aux yeux du juge une fonction interprétative complémentaire »61. Est-ce à dire que le régime retenu pour les œuvres indisponibles contaminera les œuvres orphelines ? C’est probable, car en réalité, il faut comprendre que les œuvres littéraires orphelines seront, dans leur intégralité ou presque, des œuvres indisponibles et seront donc soumises au régime de celles-ci. De nombreuses œuvres orphelines seront ainsi happées par le nouveau système, un système complexe et controversé62. 37. Le régime retenu pour les œuvres indisponibles est celui d’une gestion collective obligatoire. Le mécanisme est sévère puisqu’il impose à l’auteur de manifester son désaccord s’il souhaite s’y opposer, et ce, à des moments bien précis. La loi prévoit ainsi la création d’une base de données publique, laquelle sera gérée par la Bibliothèque nationale de France. Les œuvres indisponibles qui y seront répertoriées pourront, sous conditions, être reproduites et représentées sous forme numérique, l’autorisation devant être donnée par une SPRD63, qui assurera une rémunération aux éditeurs et aux auteurs. Les ayants droit devront donc désormais surveiller que les œuvres dont ils détiennent les droits ne sont pas inscrites dans ce fichier et s’opposer, le cas échéant, à leur exploitation, mais en étant encadrés dans des délais. En définitive, la réforme procède à une légalisation du mécanisme d’opt-out, qui avait été si décrié pour Google Books. En effet, la firme avait été sur ce point condamné par un tribunal français64 et 61. Jean-Claude BÉCANE et al., La loi, Collection Méthodes du droit (Paris : Dalloz, 1994), p. 204. 62. Une pétition contre ce texte, intitulée « Le droit d’auteur doit rester inaliénable » (l’adjectif est sans doute mal choisi), a été lancée en France : <http://www.petitionpublique.fr/?pi=P2012N21047>. 63. On peut noter que les interventions des SPRD se multiplient dans le champ de l’édition, qui y était rétif il y a encore 20 ans. 64. TGI Paris, 18 décembre 2009, Éditions du Seuil et autres c. Google Inc. et France, JCP G 2010, 247, note André LUCAS ; [février 2010] Revue Lamy Droit de l’Immatériel, no 1848, note Asim SINGH et al. ; Florence-Marie PIRIOU, « La numérisation des livres sans autorisation constitue un délit de contrefaçon », [mai 2010] Communication – Commerce électronique, étude 11. 274 Les Cahiers de propriété intellectuelle le ministre de la Culture avait publiquement critiqué le projet. Le même se félicite aujourd’hui de la loi sur les œuvres indisponibles, censée contrer l’hégémonie de Google en la matière... Il est visiblement plus facile de rappeler les dogmes que d’en faire sa religion, même sur la terre du droit d’auteur ! On se contentera de noter que l’option est contraire aux principes qui fondent la propriété intellectuelle : l’exclusivité des droits – ou monopole – impose une autorisation préalable et non une validation a posteriori : en droit, qui ne dit mot ne consent pas. Et le camouflage de l’intermédiation d’une SPRD n’adoucit pas le camouflet. Il faudra d’ailleurs se demander si le texte est conforme aux engagements internationaux de la France et s’il ne contrarie pas la protection constitutionnelle accordée à la propriété intellectuelle. 38. Au-delà, ce nouveau statut pose un certain nombre de questions. Il convient d’abord de noter que la loi réserve une place de choix à l’éditeur, faisant de celui-ci un créancier de la rémunération perçue pour l’exploitation numérique de l’œuvre. Or, cet éditeur n’est sans aucun doute pas titulaire des droits numériques. Car il est plus que probable que le contrat les passe sous silence. Or, en droit français, la cession est de droit étroit : tout ce qui n’est pas expressément cédé est retenu par l’auteur. Ne faut-il pas dès lors considérer que c’est le créateur, et lui seul, qui devrait bénéficier de la rémunération ? Ensuite, comment comprendre l’articulation du contrat d’édition (qui certes risque fort d’être réformé en France65) et de cette gestion collective ? L’éditeur est tenu d’une obligation d’exploitation « permanente et suivie » de l’œuvre66 et la violation de celle-ci entraîne la résiliation du contrat67, l’auteur récupérant alors ses droits. C’est dire que la notion d’épuisement a ici un sens ! Elle est même définie, considérant l’édition comme épuisée « si deux demandes de livraisons d’exemplaires adressées à l’éditeur ne sont pas satisfaites dans les trois mois »68. Dit autrement, le livre « ne fait plus 65. Une commission spécialisée portant sur le contrat d’édition à l’ère numérique a été créée au CSPLA en septembre 2011. Elle doit rendre ses travaux en 2012. 66. CPI, art. L. 132-12 : « L’éditeur est tenu d’assurer à l’œuvre une exploitation permanente et suivie et une diffusion commerciale, conformément aux usages de la profession ». 67. CPI, art. L. 132-17, al. 2 : « La résiliation a lieu de plein droit lorsque, sur mise en demeure de l’auteur lui impartissant un délai convenable, l’éditeur n’a pas procédé à la publication de l’œuvre ou, en cas d’épuisement, à sa réédition ». 68. CPI, art. L. 132-17, al. 3. Approche française des œuvres orphelines 275 l’objet d’une diffusion commerciale »... Le glissement sémantique ne suffit pas à masquer l’identité des notions. Enfin, que reste-t-il du droit moral dans cette construction ? En droit français, le droit de divulgation, droit de décider de la naissance de l’œuvre aux yeux du public et des conditions de sa diffusion, peut être circonscrit à certains modes d’exploitation de l’œuvre69. On ne peut croire que la SPRD se substituerait à l’auteur pour autoriser une utilisation de l’œuvre par la voie numérique. Et le droit moral de devenir symbolique... D’autant que si l’on pense que la loi française a suivi une procédure d’urgence avec une seule lecture par chaque assemblée puis une commission mixte paritaire, on passe des désillusions à l’amertume, car l’urgence devait en réalité être autrement motivée que par des raisons de diffusion de la culture. 39. Certes, on pourrait penser que si l’Union impose un régime des œuvres orphelines, la fusion partielle des catégories sera inopérante, l’œuvre orpheline échappant alors à ce statut défavorable. C’est douteux, et ce, pour deux raisons. D’abord parce que le considérant 20 de la proposition de directive affirme que « La présente directive ne devrait pas porter atteinte aux dispositifs existants dans les États membres en matière de gestion des droits, telles que les licences collectives étendues ». Le projet de rapport de la Commission des affaires juridiques du Parlement européen propose dans un amendement de l’intégrer au texte de la directive, ce qu’a fait la version de compromis dans son l’article 1.470. Et le considérant 20 vise désormais non plus seulement les licences collectives étendues, mais aussi les présomptions légales, la gestion collective ou encore les dispositions en matière de numérisation de masse. On pense évidemment ici à la récente loi française relative aux œuvres indisponibles. Le projet européen est décidément bien consensuel ! Au principe de reconnaissance mutuelle s’ajoute donc un « principe de suppléance » (on n’ose dire de subsidiarité car l’expression a un sens en droit de l’Union), selon lequel le mécanisme retenu pour les œuvres orphelines est une solution d’appoint, supplétive. Ensuite, parce qu’il est bien possible que, au-delà de l’absorption des œuvres orphelines par les œuvres indisponibles, le champ 69. Voir supra, no 15.2. 70. « This Directive does not concern and is without prejudice to any arrangements concerning the management of rights at national level ». 276 Les Cahiers de propriété intellectuelle d’action de la proposition de directive européenne soit réduit à peau de chagrin. En effet, la loi française semble avoir partiellement – et officieusement – couvert l’hypothèse projetée. Le nouvel article L. 134-8 du CPI dispose en ce sens : Sauf refus motivé, la société de perception et de répartition des droits mentionnée à l’article L. 134-3 autorise gratuitement les bibliothèques accessibles au public à reproduire et à diffuser sous forme numérique à leurs abonnés les livres indisponibles conservés dans leurs fonds dont aucun titulaire du droit de reproduction sous une forme imprimée n’a pu être trouvé dans un délai de dix ans à compter de la première autorisation d’exploitation. – L’autorisation mentionnée au premier alinéa est délivrée sous réserve que l’institution bénéficiaire ne recherche aucun avantage économique ou commercial. – Un titulaire du droit de reproduction du livre sous une forme imprimée obtient à tout moment de la société de perception et de répartition des droits le retrait immédiat de l’autorisation gratuite. Une œuvre conservée dans un fonds dont le titulaire « n’a pu être trouvé » alors que l’exploitation a commencé au moins dix ans auparavant... L’hypothèse laisse songeur. Quelle œuvre orpheline ne répondra pas à cette définition ? Et le « principe de suppléance » fera le reste... Il faut en outre noter que l’utilisation en cause ne sera pas non compensée. Certes, ayant fait l’objet de débats, elle est circonscrite aux abonnés des bibliothèques concernées. Mais qu’est-ce qu’un abonné exactement ? Y a-t-il même des conditions à l’abonnement ou un simple clic et un formulaire en ligne suffiront-ils ? CONCLUSION 40. Opt-out, limitation au droit d’auteur sans rémunération... Le législateur français avait pour ambition de développer l’offre légale d’œuvres (réduisant du même coup l’offre illégale), tout en évitant la voie de l’exception au droit d’auteur. L’objectif était louable, mais la méthode est contestable. Et le message envoyé est calamiteux. La démarche pourrait même être lue par l’Union européenne comme un encouragement à créer un régime très dérogatoire, pourquoi pas une exception (non compensée ?) pour les œuvres orphelines, à l’heure où les choses paraissent justement pouvoir évoluer en ce sens71. La France se targue souvent d’être le pays du droit 71. Voir supra, no 18.3. Approche française des œuvres orphelines 277 d’auteur, un droit d’auteur romantique, personnaliste, respectant les prérogatives du créateur. Mais le changement de paradigme n’est pas nouveau72 et la loi sur les œuvres indisponibles en est une illustration. Ce sont ici, à n’en pas douter, les intérêts des éditeurs qui ont été privilégiés puisqu’ils n’auront pas à renégocier leurs contrats pour acquérir les droits d’exploitation numérique et que l’opération de numérisation bénéficie en plus de fonds publics. Et les œuvres orphelines ont – sciemment ? La procédure d’urgence incite à le croire – été emportées dans la tourmente. La bienveillance législative a quitté le camp des créateurs, pour jeter son dévolu sur le public ou les exploitants. Est-ce à dire que « même les gardiens des lois ne sont pas insensibles à l’esprit du temps »73 ? À moins que, confondant urgence et précipitation, le législateur n’ait été entraîné dans des contrées qu’il ne maîtrise pas et qu’il regrettera peut-être d’avoir explorées. 72. Voir not., concernant la directive 2001/29/CE, Philippe GAUDRAT, « Réflexions dispersées sur l’éradication méthodique du droit d’auteur dans la « société de l’information » », [2003] Revue trimestrielle de droit commercial 87, 285 et 503. 73. Milan KUNDERA, Les testaments trahis, (Paris : Gallimard, 1993), p. 317. Vol. 24, no 2 La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines Mihàly Ficsor* 1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 283 2. Histoire législative des normes de la Hongrie sur l’utilisation des œuvres orphelines . . . . . . . . . . . . . . 283 2.1 Les débuts : la stratégie à moyen terme de l’Office hongrois des brevets . . . . . . . . . . . . . 283 2.2 Adoption de la Loi CXII de 2008 modifiant la Loi sur le droit d’auteur . . . . . . . . . . . . . . . . . 284 2.3 Le Décret gouvernemental 100/2009 (V. 8.) Korm. fixant des règles détaillées sur l’octroi d’une licence pour certaines utilisations d’œuvres orphelines . . . . 285 3. Caractérisation générale des normes pertinentes de la Loi sur le droit d’auteur en Hongrie : un système hybride . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 285 4. Les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur et le Décret gouvernemental sur l’utilisation d’œuvres orphelines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 286 © Mihàly Ficsor, 2012. * Membre du conseil d’administration du Conseil hongrois d’experts sur le droit d’auteur et précédemment sous-directeur général de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI). 279 280 Les Cahiers de propriété intellectuelle 4.1 La portée de la nouvelle législation ; la définition d’« œuvres orphelines » . . . . . . . . . . . . . . . . . 286 4.2 « La recherche diligente » d’après la législation hongroise. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 290 4.3 Les termes de la licence émise par l’HIPO pour l’utilisation d’une œuvre orpheline . . . . . . . . . . . 293 4.4 La rémunération en contrepartie de la licence . . . . 294 4.5 Aspects procéduraux . . . . . . . . . . . . . . . . . . 296 4.6 Le registre d’œuvres orphelines . . . . . . . . . . . . 297 4.7 Des règles spéciales pour des utilisations à but non lucratif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 299 5. Gestion collective étendue et obligatoire : « une exception » à l’octroi gouvernemental d’une licence qui – en ce qui concerne une application pratique – prévaut comme règle générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 300 5.1 Remarques introductives . . . . . . . . . . . . . . . . 300 5.2 Des normes internationales et de l’Union européenne pertinentes quant à savoir si la gestion collective est présumée être volontaire ou si elle peut être « étendue » ou obligatoire . . . . . . . . . . . . . . . . 301 5.3 Principes de transparence et de bonne gouvernance des systèmes de gestion collective et leur importance du point de vue de la gestion des droits dans les œuvres orphelines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 308 5.4 Les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur sur la gestion collective après les modifications de 2008 et avant celles de 2011 . . . . . . . . . . . . . . . . . 311 5.5 Les dispositions actuelles de la Loi sur le droit d’auteur sur la gestion collective comme modifiées par la Loi CLXXIII de 2011 . . . . . . . . . . . . . . . 314 La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 281 6. Le projet de directive de l’Union européenne sur les œuvres orphelines et son impact possible sur la législation hongroise visant de telles œuvres s’il est adopté . . . . . . 316 7. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 318 1. Introduction Le présent article décrit tout d’abord l’histoire législative des nouvelles normes adoptées en Hongrie en 2008, dont la modification à la Loi de 1999 sur le droit d’auteur. Il décrit à la fois le système gouvernemental d’attribution de licences, introduit en vue de devenir l’option de base (mais qui s’applique rarement, en pratique) et les mécanismes de gestion collective présentés comme une possible exception pour faciliter l’utilisation des œuvres orphelines (mais qui sont largement utilisés en pratique et qui ont aussi été améliorés par les modifications de 2011 à la Loi avec l’inclusion de dispositions spécifiques sur les droits dans les œuvres orphelines gérés collectivement). L’article dépeint également les dispositions clés du projet de directive de l’Union européenne sur les œuvres orphelines afin d’évaluer l’impact possible de son adoption sur le système hongrois. 2. Histoire législative des normes de la Hongrie sur l’utilisation des œuvres orphelines 2.1 Les débuts : la stratégie à moyen terme de l’Office hongrois des brevets La stratégie à moyen terme adoptée par l’Office hongrois des brevets (ci-après « HPO »), qui avait été approuvée par le ministre supervisant l’HPO1, couvrait la période entre 2007 et 2010. Ce fut dans le cadre de cette stratégie à moyen terme que la question des œuvres orphelines a tout d’abord été abordée dans un document 1. En 2011, le nom de l’Office a été changé pour l’Office national de la propriété intellectuelle (HIPO). Une des raisons évoquées pour que l’Office soit renommé était que toutes les responsabilités gouvernementales concernant le droit d’auteur avaient été transférées à l’Office. Jusqu’alors, le ministère de l’Éducation nationale et de la Culture assumait également certaines responsabilités en droit d’auteur (comme l’enregistrement et la surveillance des OGCs). Le dirigeant de l’HIPO en est le président avec rang de Secrétaire d’État et – bien que l’HIPO soit un organisme gouvernemental autonome – il agit sous la supervision du ministre de l’Administration publique et de la Justice. 283 284 Les Cahiers de propriété intellectuelle gouvernemental. Ce document contenait le passage suivant sur les œuvres orphelines : Notre objectif stratégique est de réaliser les tâches officielles de l’HPO reliées au droit d’auteur ainsi que les services publiquement connus et reconnus et de renforcer le rôle de l’HPO dans le domaine du droit d’auteur. Les principales orientations sont les suivantes : [...] – l’établissement d’un système en vue d’autoriser l’utilisation des œuvres orphelines (au cours de 2008, après que le cadre légal ait été établi). 2.2 Adoption de la Loi CXII de 2008 modifiant la Loi sur le droit d’auteur L’idée présentée dans la stratégie à moyen terme de l’HPO a été avancée lorsque le ministère de la Justice et de l’Application de la loi2 a commencé à rédiger un projet d’amendement complet à la Loi LXXVI de 1999 sur le droit d’auteur (ci-après citée comme la « Loi sur le droit d’auteur »). Cet amendement était destiné à couvrir une vaste gamme de questions, incluant le droit de prêt public et la gestion collective. Le premier projet, qui a été rédigé conjointement par le ministère de la Justice et de l’Application de la loi, le ministère de l’Éducation nationale et de la Culture et l’HPO, a été soumis à la consultation publique et interministérielle en mars 2008. Cependant, certaines des dispositions sur la gestion collective et le prêt public affrontèrent plus de controverse que celle attendue. De longues négociations s’ensuivirent, retardant considérablement la soumission de la proposition législative au gouvernement. Le projet a été révisé plusieurs fois. Les débats au Parlement sur le projet soumis par le gouvernement ont commencé à la mioctobre 2008 et quelques propositions de modification ont été présentées par les députés. Certains d’entre eux ont proposé la suppression des dispositions sur l’octroi d’une licence pour l’utilisation des œuvres orphelines. Cependant, ces résolutions ont été finalement 2. Dans l’organisation gouvernementale établie après les élections de 2010, les responsabilités pertinentes ont été prises en charge par le ministère de l’Administration publique et de la Justice. La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 285 rejetées par vote. Le projet a été passé le 15 décembre 2008. Il a été adopté comme la Loi CXII de 2008 modifiant la Loi sur le droit d’auteur. La Loi est entrée en vigueur le 1er février 2009. 2.3 Le Décret gouvernemental 100/2009 (V. 8.) Korm. fixant des règles détaillées sur l’octroi d’une licence pour certaines utilisations d’œuvres orphelines Le gouvernement a été mandaté par la Loi sur le droit d’auteur modifiée à adopter des règles de mise en œuvre sur l’octroi d’une licence pour certaines utilisations des œuvres orphelines. On aurait été porté à croire que le décret nécessaire aurait été adopté avant le 1er février 2009, date d’entrée en vigueur de la Loi CXII de 2008 modifiant la Loi sur le droit d’auteur. Cependant, l’adoption du décret a été retardée par les débats des autorités gouvernementales impliquées sur divers détails. Le Décret 100/2009 (V. 8.) Korm. fixant des règles détaillées sur l’octroi d’une licence pour certaines utilisations d’œuvres orphelines (ci-après cité comme le « Décret gouvernemental ») est finalement entré en vigueur le 16 mai 2009, complétant ainsi le cadre législatif hongrois en vue d’accorder une licence pour certaines utilisations d’œuvres orphelines. 3. Caractérisation générale des normes pertinentes de la Loi sur le droit d’auteur en Hongrie : un système hybride La Loi CXII de 2008 a introduit un système hybride en vue de faciliter l’utilisation des œuvres orphelines. En principe, la règle de base est que l’HIPO accorde une licence (sa nature juridique est une sorte de licence obligatoire) pour l’utilisation de telles œuvres3 selon les exigences déterminées par la Loi sur le droit d’auteur (tout particulièrement, l’exigence à l’effet que « la recherche diligente » ait été effectuée. Cependant, il y a une exception à l’application de cette règle, à savoir que, là où, pour l’octroi d’une licence d’utilisation donnée de la catégorie spécifiée des œuvres, la gestion collective 3. La loi hongroise étend l’application de ses règles sur les œuvres orphelines aussi « aux prestations d’œuvres orphelines ». Néanmoins, lorsque cet article décrit le système hongrois, en général, il réfère seulement aux « œuvres orphelines » en ce sens que, quand c’est nécessaire, il couvre également les « interprétations et exécutions orphelines ». L’expression « prestation d’œuvres orphelines » est uniquement utilisée lorsque les dispositions sur de telles prestations d’artistes interprètes ou exécutants sont discutées. 286 Les Cahiers de propriété intellectuelle existe – qui, en Hongrie, est nécessairement ou la gestion collective « étendue » ou la gestion collective obligatoire 4. Dans le paragraphe précédent, les mots « en principe » sont utilisés en lien avec la référence à l’octroi d’une licence gouvernementale par le HIPO comme « la règle de base » et à la gestion collective comme « une exception » pour souligner que, du point de vue pratique, la situation est tout à fait à l’opposé. 4. Les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur et le Décret gouvernemental sur l’utilisation d’œuvres orphelines 4.1 La portée de la nouvelle législation ; la définition d’œuvres orphelines Au moment de la préparation de la Loi CXII de 2008, il y eut divers – quelque peu différents, mais convergents – concepts et définitions d’« œuvres orphelines ». Le considérant 10 de la Recommandation de la Commission du 24 août 2006 sur la numérisation et l’accessibilité en ligne du matériel culturel et la conservation numérique (2006/585/CE) (ci-après citée comme la « Recommandation 2006 de la Commission »)5 mentionne l’œuvre orpheline de la façon suivante : « des œuvres protégées par le droit d’auteur dont il est difficile, voire impossible, de trouver le titulaire ». Le Livre vert de la Commission sur le droit d’auteur dans l’économie de la connaissance a décrit les œuvres orphelines et les problèmes liés comme suit : Les projets de numérisation à grande échelle ont jeté une lumière nouvelle sur le phénomène des œuvres dites « orphelines », c’est-à-dire les œuvres qui sont encore couvertes par le droit d’auteur mais dont les propriétaires ne peuvent être iden4. Voir l’article 57/A(7) de la Loi sur le droit d’auteur. Comme discuté ci-dessous, selon la législation hongroise, là où des OGCs sont enregistrées, il y a toujours un effet « étendu » des licences accordées par les organisations. En outre, dans certains cas exceptionnels, l’exercice des droits ne peut seulement qu’avoir lieu au moyen de la gestion collective (« la gestion collective obligatoire »). 5. Document 2006/585/CE, OJ L 236, 31.8.2006 (ci-après la « Recommandation 2006 de la Commission »), p. 28. La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 287 tifiés ou localisés. Il existe une demande importante pour la diffusion en ligne d’œuvres ou d’enregistrements sonores présentant un intérêt éducatif, historique ou culturel à un coût relativement faible pour un large public. Il est souvent avancé que ces projets sont retardés par l’absence de solution satisfaisante au problème des œuvres orphelines. Les œuvres protégées peuvent devenir orphelines si les informations sur l’auteur et/ou le ou les titulaires de droits concernés (comme les éditeurs ou producteurs de films) sont perdues ou dépassées [...] L’absence d’informations sur leur propriétaire peut faire obstacle à leur mise en ligne et aux efforts de restauration numérique. [...] Le problème essentiel des œuvres orphelines réside dans l’obtention de licences, c’est-à-dire comment faire en sorte que les utilisateurs qui mettent à disposition des œuvres orphelines ne soient tenus pour responsables d’une violation du droit d’auteur si le titulaire des droits se manifeste ou fait valoir ses droits sur l’œuvre. Abstraction faite des questions de responsabilité, les moyens financiers et le temps nécessaires pour localiser ou identifier les titulaires de droits, en particulier dans le cas d’œuvres ayant plusieurs auteurs, peuvent se révéler dissuasifs. [...] L’autorisation des droits relatifs à des œuvres orphelines peut constituer un obstacle à la diffusion de contenus de grande valeur et à leur utilisation comme source d’inspiration.6 Dans sa Communication au Parlement européen, le Conseil, le Comité économique et social européen et le Comité des régions sur « Europeana – nouvelles étapes, la Commission a utilisé la définition suivante d’œuvres orphelines : « œuvres pour lesquelles il est impossible ou très difficile de retracer les titulaires de droits »7. Dans le Rapport final sur la conservation numérique des œuvres orphelines et des œuvres épuisées du Sous-groupe sur le droit d’auteur du Groupe de haut niveau d’experts sur les bibliothèques numériques (ci-après cité comme le « Rapport final »), l’explication suivante du terme « œuvres orphelines » peut être trouvée : « dans quelques cas, les titulaires de droits ne peuvent pas être iden6. « Livre vert – Le droit d’auteur dans l’économie de la connaissance », COM(2008) 466/3, p.10. 7. Document COM(2009) 440 final. 288 Les Cahiers de propriété intellectuelle tifiés ou, s’ils le peuvent, ils ne peuvent pas être localisés, d’où le terme « orphelin »8. On peut affirmer que les dispositions hongroises sur l’utilisation des œuvres orphelines s’appliquent aux mêmes catégories d’œuvres que celles mentionnées dans les divers documents de l’Union européenne mentionnés précédemment. Elles couvrent des œuvres dont l’auteur est inconnu ou, s’il est connu, il ne peut pas être localisé. Ceci se reflète dans l’article 57/A de la Loi sur le droit d’auteur, qui réfère « à l’identité ou à la résidence de l’auteur » qui ne peut pas être identifié. Ceci s’infère également de l’article 1(1) du Décret gouvernemental, qui dispose que les dispositions de ce décret « seront applicables à l’octroi d’une licence pour l’utilisation des œuvres tombant sous la portée de la Loi sur le droit d’auteur [...] dans le respect de la personne habilitée à accorder une licence [...] si elle est inconnue ou si sa résidence est inconnue ». En vertu de l’article 57/A(7) de la Loi sur le droit d’auteur, les dispositions spécifiques sur l’autorisation d’utilisation des œuvres orphelines ne peuvent pas s’appliquer à ce genre d’utilisations dont la libération des droits s’effectue au moyen de la gestion collective. En conséquence, le système d’octroi de licence qu’exploite l’HIPO s’applique seulement aux droits qui ne sont pas gérés par des organisations de gestion collective (ci-après « OGCs »). Bien que la Recommandation 2006 de la Commission traite des œuvres orphelines dans l’environnement numérique et qu’elle propose aux États membres « d’améliorer les conditions de numérisation et de l’accessibilité en ligne du matériel culturel [...] en créant des mécanismes pour faciliter l’exploitation des œuvres orphelines »9, la législation hongroise pertinente ne se limite pas à la numérisation. Elle s’étend à l’autorisation de toutes les utilisations possibles des œuvres orphelines, qu’elles soient numériques ou analogiques. Quant à « l’accessibilité en ligne », l’élément suivant devrait être souligné. Les documents de l’Union européenne et les instruments légaux contenaient des références assez générales aux « œuvres orphelines ». Cependant, ces références semblent s’étendre à d’autre 8. Disponible à : <http://ec.europa.eu/information_society/activities/digital_libraries/ doc/hleg/reports/copyright/copyright_subroup-final_report_26508-clean.pdf> (ciaprès le « Rapport final »), p. 10. 9. Recommandation 2006 de la Commission, point 6(a). La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 289 « matériel culturel » protégé et, dès lors, aussi bien aux droits qui y sont rattachés. Les dispositions hongroises sur l’utilisation de productions orphelines se sont par ailleurs arrêtées à mi-chemin à cet égard. L’article 1(2) du Décret gouvernemental stipule que ses dispositions doivent s’appliquer mutatis mutandis à l’octroi d’une licence pour l’utilisation des prestations des artistes interprètes ou exécutants. D’autres droits reliés (en particulier, les droits de producteurs de phonogrammes) ne sont pas couverts. Le contexte de cette situation peut se retrouver à l’article 55 de la Loi sur le droit d’auteur rendant les dispositions sur le droit d’auteur concernant les accords d’octroi de licences applicables mutatis mutandis à l’octroi d’une licence pour l’utilisation des prestations des artistes interprètes ou exécutants. Tant l’article 55 que l’article 57/A font partie du même chapitre de la Loi sur le droit d’auteur (Chapitre V intitulé « Accords d’octroi de licence »). Le Décret gouvernemental reflète seulement la conclusion qui peut être tirée de ces dispositions et de leur place dans la structure de la Loi sur le droit d’auteur, à savoir que l’utilisation de prestations « orphelines » d’artistes interprètes ou exécutants peut aussi être accordée par une licence selon l’arrangement particulier mis en place par les articles 57/A-57/D de la Loi sur le droit d’auteur. Par ailleurs, il n’y avait aucune base légale pour étendre, au plan du Décret gouvernemental, cet arrangement à d’autres droits voisins (par exemple, à ceux de producteurs de phonogrammes). Si cette extension s’avérait nécessaire dans la perspective d’une expérience pratique en vue de la réussite de la mise en œuvre de la nouvelle législation, elle ne pourrait être effectuée qu’au seul moyen d’une modification appropriée à la Loi sur le droit d’auteur. Néanmoins, tant que les œuvres sont concernées, la Loi sur le droit d’auteur de la Hongrie semble avoir suivi le Rapport final et son Annexe 6, soit Les principes clés recommandés par le Sous-groupe sur le droit d’auteur des bibliothèques numérique i2010 pour des centres de libération de droits et des bases de données des œuvres orphelines (ci-après cités comme « Principes clés »), en ce sens que le Rapport final couvre « toutes les catégories pertinentes des œuvres protégées par le droit d’auteur » et qu’il est « applicable à toutes les catégories d’œuvres protégées »10. 10. Rapport final, Annexe 6, p. 1. 290 Les Cahiers de propriété intellectuelle 4.2 « La recherche diligente » d’après la législation hongroise Il ressort d’un consensus général que, quel que soit l’arrangement possible permettant l’utilisation des œuvres orphelines, une recherche diligente devrait être exigée de l’utilisateur éventuel comme une condition préalable à l’utilisation légale d’une œuvre orpheline. Le Rapport final l’a identifiée comme « un prérequis général » à remplir pour que « la diligence attendue ait été réalisée dans l’effort d’identification des titulaires de droits ou de leur localisation » 11. De plus, le Rapport final a également suggéré que la notion et les conditions de « recherche diligente » dans le contexte des œuvres orphelines devraient être élaborées. Le Rapport final a proposé, entre autres, les paramètres suivants : • l’utilisateur potentiel d’œuvres orphelines devrait être requis de conduire une recherche minutieuse en toute bonne foi dans le pays de publication ou de production, le cas échéant, en vue d’identifier, de localiser et de contacter le propriétaire du droit d’auteur avant l’utilisation de l’œuvre ; • une approche souple devrait être adoptée pour assurer une solution adéquate en traitant les circonstances propres à chaque œuvre orpheline, prenant en compte les diverses catégories des œuvres ; • des lignes directrices ou les meilleures pratiques particulières aux différentes catégories d’œuvres peuvent être mises au point par les parties prenantes dans des domaines différents ; • n’importe quelle initiative réglementaire devrait s’abstenir de prescrire des étapes minimales de recherche ou des sources d’information à consulter en raison du changement rapide des sources d’information et des techniques de recherche12. Les Principes clés ont confirmé cette approche et ils ont souligné le besoin « de critères spécifiques par secteur dans la recherche du titulaire de droits »13. 11. Rapport final, p. 12. 12. Rapport final, p. 15. 13. Rapport final, Annexe 6, p. 1. La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 291 Il est aussi important de mentionner que, dans le cadre de l’Initiative européenne sur les bibliothèques numériques, les représentants des titulaires de droits et des institutions culturelles ont convenu d’un Protocole d’accord sur des lignes directrices de recherche diligente des œuvres orphelines, dans lequel ils ont souligné que « les lignes directrices sur la diligence raisonnable [...] devraient être observées, dans la mesure où elles sont applicables, lorsque, dans la recherche des titulaires de droits et de ce que l’on peut seulement considérer comme une œuvre orpheline, les critères pertinents, incluant la documentation du processus, ont été suivis, et ce, sans retrouver les titulaires de droits »14. Dans le cas de licences à être accordées par l’HIPO, la Loi sur le droit d’auteur en Hongrie exige aussi une recherche diligente. L’article 57/A(1) de la Loi sur le droit d’auteur en fait une condition préalable à l’émission d’une licence par l’HIPO à l’effet que le demandeur ait pris chaque mesure appropriée raisonnable dans les circonstances données afin de retrouver le titulaire de droits et que la recherche se soit avérée un échec. En évaluant si tous les efforts raisonnables ont été faits pour trouver le titulaire de droits, les redevances dues doivent être versées selon la catégorie d’œuvre concernée et le mode d’utilisation prévue. Ainsi, il semble que la législation hongroise prévoit des critères spécifiques par secteur à être appliqués en examinant si une recherche diligente a été effectuée. La formulation de l’article 57/A(1) de la Loi sur le droit d’auteur est assez flexible pour satisfaire aux circonstances particulières de chaque œuvre orpheline. L’article 3(1) du Décret gouvernemental établit une liste non exhaustive des mesures qui peuvent être prises pour effectuer une recherche diligente. Les exemples donnés dans cet article ne constituent pas non plus des étapes minimales de recherche. D’une part, un utilisateur éventuel peut mener une recherche diligente sans prendre toutes les mesures énumérées et, d’autre part, même la prise en considération de toutes les mesures inscrites à la liste peut ne pas correspondre à une recherche vraiment diligente. Ceci doit être déterminé en fonction du respect dû aux circonstances propres à chaque cas. 14. High Level Expert Group (2008), Memorandum of Understanding on Diligent Search Guidelines for Orphan Works, 4 juin 2008, disponible à : <http://ec. europa.eu/information_society/activities/digital_libraries/doc/hleg/orphan/mou. pdf>), p. 2. 292 Les Cahiers de propriété intellectuelle Les mesures suivantes sont mentionnées à l’article 3(1) du Décret gouvernemental : • recherche dans la base de données configurée par l’HPO sur la base de son enregistrement volontaire des œuvres ; • recherche dans les bases de données des OGCs (recherche dans des bases de données disponibles sur Internet) ; • recherche dans des bases de données appropriées pour retrouver la résidence du titulaire de droits ; • recherche dans les bases de données des collections des œuvres accessibles au public ; • requête d’informations de la part d’organisations engagées dans la publication des œuvres sur une base régulière, de personnes effectuant quelle qu’autre utilisation de l’œuvre, d’autres auteurs de l’œuvre s’ils sont connus et s’ils peuvent être trouvés, aussi bien que de la part d’autorités publiques exécutant des responsabilités officielles par rapport à l’œuvre ; • publicité dans des quotidiens nationaux. Cela va sans dire que ces mesures doivent être prises dans le respect dû au type d’œuvre visée, aussi bien qu’au mode d’utilisation potentielle. L’article 3(2) du Décret gouvernemental stipule que, là où on peut présumer que l’œuvre a d’abord été publiée à l’extérieur de la Hongrie, la recherche diligente doit être effectuée dans le pays de première publication à moins que ceci ne crée des difficultés disproportionnées. Ceci correspond à l’une des conclusions contenues dans le Rapport final, à savoir que « la recherche diligente des titulaires de droits [...] sera normalement effectué dans le pays d’origine de l’œuvre lorsque c’est identifiable »15. Le fait qu’une recherche diligente ait été effectuée a besoin d’être documenté. Conformément à l’article 2(2) du Décret gouvernemental, le demandeur est requis de fournir la preuve d’une telle recherche. Ceci est conforme au fait que la recherche diligente est du devoir du demandeur (c’est-à-dire de l’utilisateur éventuel) et que 15. Rapport final, p. 25. La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 293 l’HIPO ne doit pas mener la recherche. La seule tâche du HIPO est de vérifier, sur la base de la preuve fournie par le demandeur, si une recherche diligente a effectivement été effectuée. Ce genre de « répartition des tâches » a semblé être en lien avec les recommandations suivantes du Rapport final : « L’utilisateur [...] a la responsabilité entière d’effectuer une recherche diligente des titulaires de droits des œuvres orphelines. La recherche diligente doit être [...] documentée avant l’octroi d’une licence »16. 4.3 Les termes de la licence émise par l’HIPO pour l’utilisation d’une œuvre orpheline Dans sa demande d’une licence d’utilisation d’une œuvre orpheline à l’HIPO, le demandeur éventuel doit indiquer le genre (mode), l’étendue et la durée planifiée de l’usage prévu (art. 2(1) du Décret gouvernemental). L’article 57/A(1) de la Loi sur le droit d’auteur fixe les conditions de base auxquelles n’importe quelle licence accordée par l’HIPO doit correspondre. Ce sont les suivantes : • une licence peut seulement être accordée pour une durée n’excédant pas cinq ans ; • la licence est uniquement valide en Hongrie ; • elle n’est pas exclusive ; • elle ne peut pas être transférée ; • le licencié n’a pas le droit d’accorder des sous-licences à d’autres personnes ; • la licence ne peut pas s’étendre à l’adaptation de l’œuvre. La modification à la Loi sur le droit d’auteur a laissé ouverte la question de savoir si une personne qui a accordé une licence pour utiliser une œuvre orpheline peut ou non également prendre action et entreprendre des procédures lors d’une violation des droits dans l’œuvre. 16. Rapport final, p. 25. 294 Les Cahiers de propriété intellectuelle Une telle capacité de cette sorte particulière de licencié ne serait pas nécessairement en conflit avec la Directive Exécution de l’Union européenne17 dont l’article 4(b) stipule : Les États membres reconnaissent qu’ont qualité pour demander l’application des mesures, procédures et réparations visées au présent chapitre [c’est-à-dire le Chapitre II de la Directive] [...] (b) toutes les autres personnes autorisées à utiliser ces droits [c’est-à-dire la propriété intellectuelle], en particulier des licenciés, dans la mesure où la législation applicable le permet et conformément aux dispositions de la législation applicable. Dans ce cas, la Loi sur le droit d’auteur de la Hongrie est la loi applicable. En vertu de son article 57/A(1), la licence d’utilisation d’une œuvre orpheline n’est pas exclusive. Selon l’article 98(2) de la Loi sur le droit d’auteur, un détenteur d’une licence non exclusive peut seulement introduire des procédures pour violation si l’accord de licence l’a explicitement habilité à agir ainsi. Donc, la question surgit quant à savoir si l’HIPO peut, peut-être à la requête du demandeur, inclure dans la licence qu’il accorde une autorisation expresse au licencié d’agir et d’engager des procédures contre le contrevenant. Cependant, aucune telle demande n’a été présentée jusqu’à ce jour et, dès lors, l’HIPO n’a pas été encore obligé de prendre une décision quant à savoir si l’accomplissement de la demande pourrait vraiment se justifier. 4.4 La rémunération en contrepartie de la licence Dans le cas de l’octroi d’une licence contractuelle normale, une rémunération doit être versée en contrepartie de la licence d’utilisation d’une œuvre. Le Rapport final statue qu’il s’agit d’« un principe fondamental généralement accepté » auquel des solutions nationales différentes doivent se conformer et qu’elles devraient « inclure [une] exigence pour une rémunération générale ou une rémunération si le titulaire de droits réapparaît »18. Ceci est aussi inhérent à d’autres recommandations du Rapport final, en particulier lorsqu’elles réfèrent « au montant de la redevance » à être versé par l’utilisateur ou 17. Directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle. 18. Rapport final, p. 15. La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 295 au paiement « des honoraires perçus »19 au titulaire de droits s’il réapparaît. La législation hongroise a appliqué ce principe d’une façon spécifique. Chaque fois que l’HIPO accorde l’utilisation d’une œuvre, il doit aussi fixer la rémunération (les honoraires) qui est due en contrepartie de la licence. Dans ce but, la demande de licence doit indiquer, parmi d’autres choses, toutes les circonstances qui peuvent être pertinentes dans la détermination des frais à verser contre la licence, incluant (mais non limitativement) l’étendue, le mode et la durée planifiée de l’utilisation prévue (art. 57/A(1) de la Loi sur le droit d’auteur et art. 2(2) du Décret gouvernemental). Si l’usage prévu vise un profit (c’est-à-dire s’« il sert à produire ou à augmenter le revenu de n’importe quelle façon »), la rémunération (les honoraires) établie dans la décision d’accorder une licence doit être déposée à l’HIPO. Dans un tel cas, l’utilisation de l’œuvre orpheline conformément à la licence ne peut seulement commencer qu’après le versement du montant des honoraires à l’HIPO. Autrement dit, le dépôt des honoraires est une condition préalable à l’utilisation légale de l’œuvre orpheline (art. 57/A(1) de la Loi sur le droit d’auteur). Si le titulaire de droits devient identifié ou s’il réapparaît ou était retrouvé alors que la licence accordée par l’HIPO est toujours valide, la licence doit être retirée à la requête du titulaire de droits ou de l’utilisateur. Cependant, pendant la période non écoulée de la licence, mais au maximum pour une année, l’utilisation autorisée selon la licence peut toujours être poursuivie dans la mesure où elle tenait lieu au moment de l’identification ou de la localisation de l’auteur ou d’un autre propriétaire des droits. Ceci s’applique également aux mesures sérieuses entreprises par l’utilisateur jusqu’à ce moment. Le titulaire de droits peut revendiquer le paiement de la rémunération déposée à l’HIPO dans les cinq ans après l’expiration, ou le retrait, de la licence. Si le titulaire de droits conteste le montant de la rémunération, il peut soumettre le cas au tribunal, qui réglera le conflit conformément aux dispositions applicables aux poursuites en matière de droit d’auteur. 19. Rapport final, p. 26. 296 Les Cahiers de propriété intellectuelle Après l’expiration de la période de cinq ans mentionnée cidessus, l’HIPO transfère la rémunération déposée à l’OGC qui autoriserait normalement d’autres utilisations à même la catégorie d’œuvres concernées. S’il y a plusieurs semblables OGCs, le montant est divisé également parmi eux. S’il n’y en a aucun, la rémunération déposée est transférée au Fonds culturel national pour faciliter la disponibilité du matériel culturel. 4.5 Aspects procéduraux Les caractéristiques principales de la procédure en vue d’accorder une licence d’utilisation d’une œuvre orpheline – comme les articles 57/B-57/D de la Loi sur le droit d’auteur le précisent – sont les suivantes : • l’HIPO accorde la licence conformément aux règles de procédure administrative ; • à moins que la Loi sur le droit d’auteur ne le prévoie autrement, les règles générales sur les procédures administratives (contenues dans la Loi CXL de 2004) doivent être appliquées ; • en règle générale, une demande de licence peut seulement toucher à l’utilisation d’une seule œuvre. Une licence d’utilisation de plus d’une œuvre peut seulement être sollicitée par une seule demande si elle vise le même mode d’utilisation et elle répond à la même catégorie d’œuvres du même auteur ; • dans le cas des œuvres dont la paternité est multiple, la demande doit répondre aux conditions prescrites au regard de chaque auteur. Si un ou quelques titulaires de droits peuvent ou peuvent être identifiés et localisés, une copie de l’accord ou des accords de licence conclus avec le ou les titulaires doit être annexée à la demande ; • les demandes peuvent être complétées électroniquement, mais ceci est uniquement une option pour les demandeurs ; ils peuvent aussi soumettre leurs demandes sur papier ; • des frais administratifs doivent être payés pour chaque demande de licence. Le montant est de 102 500 HUF20. Il est cependant de 20. Au moment de l’achèvement de la rédaction de cet article 1 euro valait environ 290 forints hongrois. La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 297 10 000 HUF plus bas si la demande est déposée en utilisant un formulaire rédigé par l’HIPO ou les moyens électroniques. Dans le cas d’une demande de retrait d’une licence, les frais administratifs sont de 10 500 HUF ; • la révision judiciaire des décisions administratives prises par l’HIPO au regard des œuvres orphelines est possible. Ces décisions sont révisées par la Cour métropolitaine de Budapest (c’està-dire la juridiction centralisée pour traiter ces cas selon une procédure civile quelque peu simplifiée). En raison des fardeaux procéduraux et financiers mentionnés ci-dessus, le système d’octroi de licence de l’HIPO a rarement été utilisé jusqu’à ce jour. Le nombre de licences s’élève seulement à deux ou trois centaines. 4.6 Le registre d’œuvres orphelines Un élément principal tant de la Recommandation 2006 de la Commission que du Rapport final était que les données sur les œuvres orphelines devraient être rendues disponibles au public au moyen de bases de données ou de listes. La Recommandation 2006 de la Commission a conseillé aux États membres « d’améliorer les conditions de numérisation et l’accessibilité en ligne au matériel culturel », parmi d’autres choses, « en veillant à la promotion de la disponibilité des listes d’œuvres orphelines »21. En outre, le Rapport final contenait des principes détaillés et bien élaborés, ainsi que des recommandations, sur les bases de données d’œuvres orphelines. Il présentait le raisonnement et les perspectives européennes de développement de bases de données d’œuvres orphelines et de bureaux d’enregistrement comme suit : Le développement des bases de données d’informations sur les œuvres orphelines peut faciliter les utilisateurs dans leurs recherches. La raison d’être d’une base de données est de fournir de l’aide aux utilisateurs dans leurs recherches. L’interconnexion des bases nationales de données et de bureaux d’en- 21. Recommandation 2008 de la Commission, point 6(c). 298 Les Cahiers de propriété intellectuelle registrement est nécessaire pour réaliser un point d’accès multilingue commun et une ressource à l’échelle européenne.22 Le Sous-groupe sur le droit d’auteur avait aussi développé des Principes clés (voir ci-dessus), qui sont rassemblés à l’Annexe 6 du Rapport final et qui sont étendus aux questions liées au développement de bases de données d’œuvres orphelines. Appuyé sur ces recommandations et comme un suivi au Rapport final, le projet ARROW23 fut lancé dans le but final de constituer un enregistrement européen d’œuvres orphelines. En Hongrie, l’article 8 du Décret gouvernemental prévoit un registre d’œuvres orphelines. Le registre doit être conservé par l’HIPO, mais seulement au regard des œuvres orphelines pour lesquelles il a accordé une licence d’utilisation. C’est un registre public disponible à tous pour consultation et inspection. Il doit être rendu électroniquement accessible en ligne. Le registre contient les informations suivantes : • le nombre de demandes se rapportant aux œuvres orphelines concernées ; • des données identifiant les œuvres orphelines concernées ; • l’information sur l’étendue en vertu de laquelle l’œuvre peut être utilisée conformément à la licence ; • le montant de la rémunération et la date de son versement ; • le fait que la licence a été retirée et la date d’entrée en vigueur du retrait ; • la création de n’importe quelle procédure et son objet relativement à une œuvre orpheline. De plus, avec le consentement exprès écrit du licencié, l’HIPO peut inclure dans le registre et publier des informations sur son identité, aussi bien que sur ses coordonnées. Comme on a pu le constater ci-dessus, le registre conservé par l’HIPO sur les œuvres orphelines est nécessairement incomplet, 22. Rapport final, p. 11. 23. Disponible à : <http://www.arrow-net.eu/>. La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 299 puisqu’il ne couvre que des œuvres orphelines dont l’HIPO a accordé une licence d’utilisation. Au moment de l’adoption des normes pertinentes, il n’était pas encore clair si le registre hongrois pouvait véritablement être rendu interopérable avec d’autres bureaux d’enregistrement et des bases de données conservées au niveau national ou européen. Le fait que le registre a dû être constitué de façon accessible électroniquement a laissé cette possibilité ouverte. 4.7 Des règles spéciales pour des utilisations à but non lucratif Le Rapport final a fortement recommandé que des solutions à la problématique des œuvres orphelines doivent « offrir aux établissements culturels à but non lucratif un traitement spécial dans la réalisation de leurs fins de diffusion »24 : • la législation hongroise sur les œuvres orphelines poursuit vraiment cette approche et elle offre un traitement préférentiel pour des utilisations à but non lucratif. Les préférences données à de telles utilisations sont les suivantes : dans le cas d’une utilisation à but non lucratif (c’est-à-dire là où l’usage prévu « ne vise pas même indirectement le but de générer ou d’accroître un revenu »), l’HIPO détermine seulement le montant de la rémunération à verser pour l’utilisation pour laquelle il a accordé une licence, mais ce montant n’a pas besoin d’être déposé avec la licence ; donc, le début de l’utilisation de l’œuvre orpheline n’est pas conditionnel au versement de la rémunération établie dans la décision de l’HIPO d’accorder la licence. Si le titulaire de droits réapparaît, il peut réclamer le versement de cette rémunération directement de l’utilisateur (art. 57/A(2) et 57/A(5)) ; • un tarif préférentiel des frais administratifs s’applique aux demandes touchant aux utilisations à but non lucratif (respectivement 40 000 HUF et 30 000 HUF (art. 4(3) et 4(4) du Décret gouvernemental). On doit noter que ces préférences ne sont pas reliées au genre d’institution demandant une licence, mais qu’elles dépendent seulement de savoir si l’usage prévu est à des fins de profit ou non. En conséquence, on doit indiquer dans la demande de licence quelle serait l’utilisation planifiée (art. 2(1) du Décret gouvernemental). 24. Rapport final, p. 15. 300 Les Cahiers de propriété intellectuelle 5. Gestion collective étendue et obligatoire : « une exception » à l’octroi gouvernemental d’une licence qui – en ce qui concerne une application pratique – prévaut comme règle générale 5.1 Remarques introductives Comme cela a été indiqué précédemment, la règle de base est, en principe selon la législation hongroise, que l’HIPO délivre des licences non exclusives pour l’utilisation des œuvres orphelines si certaines conditions (particulièrement la « recherche diligente ») sont respectées, mais il y a là une exception à cette règle lorsque les droits visés dans des œuvres orphelines sont couverts par la gestion collective. Comme déjà mentionné, les OGCs agissent, en vertu de la législation hongroise sur le droit d’auteur (comme nous le verrons dans la portée de la « définition ») en matière de gestion collective « étendue » et, dans certains cas, la gestion collective est aussi une façon obligatoire d’exercer certains droits. En ce sens et aussi parce que – comme discuté ci-après – la gestion collective (tant « étendue » qu’obligatoire) est apparue au cours de la préparation du projet de directive de l’Union européenne sur l’utilisation des œuvres orphelines comme une option de base pour régler les problèmes des œuvres orphelines, il semble nécessaire de passer en revue à quelles conditions de telles formes de gestion collective devraient correspondre afin qu’elles puissent être conformes aux traités internationaux et aux directives de l’Union européenne. Nous décrirons ensuite les principes émergeant de l’Union européenne et les règles de transparence et de bonne gouvernance des systèmes de gestion collective du point de vue de la gestion de droits dans des œuvres orphelines. Cela sera suivi d’une présentation du système hongrois de gestion collective à la fois de la manière dont il existait en 2008, au moment de l’adoption des nouvelles normes législatives sur l’utilisation des œuvres orphelines, et également de la manière dont il a été modifié par la Loi CXII de 2011. La description indique aussi les problèmes du point de vue du statut des œuvres orphelines – problème en partie le même et en partie différent dans la législation d’avant 2011 et dans la présente législation. La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 301 5.2 Des normes internationales et de l’Union européenne pertinentes quant à savoir si la gestion collective est présumée être volontaire ou si elle peut être « étendue » ou obligatoire Les droits exclusifs des auteurs d’exploiter leurs œuvres ou d’autoriser (ou d’interdire) d’autres à agir ainsi sont un élément de base du droit d’auteur et, là où c’est reconnu, un tel droit est aussi important pour les bénéficiaires des droits voisins. La nature exclusive d’un droit signifie que son propriétaire – et son propriétaire seul – est dans une position pour décider à qui il autorise ou interdit l’exécution d’un acte couvert par son droit ; et s’il autorise tel acte, sous quelles conditions et contre quel genre de rémunération. On peut jouir d’un droit exclusif dans sa plus complète portée s’il est exercé individuellement par le propriétaire du droit luimême. Dans une telle situation, le propriétaire exerce son contrôle dans l’exploitation de son travail et il peut contrôler de près si son droit est dûment respecté. Dans certains cas, la gestion collective est la façon la plus efficace d’exercer des droits du point de vue des intérêts de toutes les parties prenantes : les propriétaires de droits, les utilisateurs et le public. Dans de telles situations, les propriétaires de droits établissent normalement volontairement des systèmes de gestion collective. Afin qu’un système de gestion collective puisse dûment fonctionner, beaucoup d’éléments de gestion des droits sont normalisés – et, en fait, ils sont même « collectivisés ». Les mêmes tarifs, conditions de licence et règles de distribution s’appliquent à toutes les œuvres qui tombent dans une catégorie donnée. C’est aussi fréquent – ou plutôt tout à fait général – que les tarifs des OGCs soient approuvés par quelques organismes de règlement des différends ou par des autorités gouvernementales, et que les OGCs soient obligées d’accorder une licence à n’importe quel utilisateur qui demande une autorisation et qui est prêt à payer la rémunération selon les tarifs établis. Les propriétaires des droits qui joignent un organisme de gestion collective doivent accepter tout ceci. Tant que le système est établi et fonctionne volontairement sur la base de décisions libres des propriétaires de droits, tout cela est conforme du point de vue des normes internationales. La prescription de la gestion collective obligatoire est, cependant, une autre problématique. Dans ce cas, les propriétaires de droits ne peuvent pas 302 Les Cahiers de propriété intellectuelle agir comme les propriétaires de droits exclusifs ; la loi ne leur permet pas de décider dans quels cas ils autorisent l’utilisation de leurs œuvres et dans lesquels ils l’interdisent ; et ils ne peuvent désormais décider d’aucune façon sous quelles conditions et contre quelle rémunération l’autorisation est accordée. D’autres décident de tout cela. Dans certains cas – mais seulement dans certains cas arrêtés de manière exhaustive – on permet la gestion collective obligatoire selon les normes de droit d’auteur internationales aussi bien que selon l’acquis communautaire qui semble être conforme à ces normes. D’après les normes internationales, au regard des droits à rémunération – ces droits qui sont établis comme tels à l’origine (par exemple, le droit de revente sous l’article 14ter de la Convention de Berne ou le droit des artistes interprètes ou exécutants et le droit des producteurs de phonogrammes à une « rémunération équitable et unique » sous l’article 12 de la Convention de Rome et l’article 15 du WPPT (Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes) et ceux qui consistent dans la limitation de droits exclusifs conformément aux normes internationales (par exemple, les limitations du droit exclusif de reproduction sur la base de l’article 9(2) dans certains cas de reproduction privée et la reproduction par reprographie) – la gestion collective obligatoire peut être prescrite. Il en est ainsi parce que ces droits ne sont pas – ou ne sont plus désormais – des droits exclusifs et qu’en raison de leur nature, la gestion collective peut être la meilleure façon, ou même la seule possible, d’exercer ces droits. Par opposition, la prescription à l’effet qu’un droit exclusif peut seulement être exercé par une OGC est évidemment une condition d’exercice d’un tel droit (avec d’autres conditions, comme les licences obligatoires). La Convention de Berne permet l’imposition de telles conditions ; cependant, uniquement au regard de certains droits exclusifs identifiés de manière exhaustive, à savoir, le droit de radiodiffusion et d’autres actes reliés à l’article 11bis(2) et le droit de reproduction concernant l’enregistrement d’œuvres musicales en vertu de l’article 13(1). Il s’ensuit a contrario que la Convention ne permet pas la prescription de telles conditions en ce qui regarde d’autres droits exclusifs. L’article 11bis(2) stipule ce qui suit : « Il appartient aux législations des pays de l’Union de régler les conditions d’exercice des droits visés par l’alinéa ci-dessus ... » [Les italiques sont nôtres.] La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 303 L’article 13(1) se lit comme suit : « Chaque pays de l’Union peut, pour ce qui le concerne, établir des réserves et conditions relatives au droit exclusif de l’auteur d’une œuvre musicale et de l’auteur des paroles, dont l’enregistrement avec l’œuvre musicale a déjà été autorisé par ce dernier, d’autoriser l’enregistrement sonore de ladite œuvre musicale, avec, le cas échéant, les paroles ... » [Les italiques sont nôtres.] Il est possible de préserver la nature exclusive d’un droit exclusif, mais de prévoir un droit à rémunération sans renonciation (désigné sous le « droit résiduel ») maintenu pour les propriétaires originaux – typiquement des auteurs et des interprètes – après le transfert du droit exclusif. Depuis qu’un tel « droit résiduel » est un droit de rémunération, il est possible de prescrire la gestion collective obligatoire pour son exercice – par opposition à l’exercice du droit exclusif inhérent lui-même, où cela n’est pas permis. En ce qui concerne « les droits résiduels », l’exemple évident est « le droit [de location] à rémunération équitable auquel il ne peut être renoncé » en vertu de l’article 5(1) de la Directive location25. D’abord, le paragraphe (3) de l’article 5 stipule que « la gestion du droit d’obtenir une rémunération équitable peut être confiée à des sociétés de gestion collective représentant des auteurs ou des artistes interprètes ou exécutants » et, dès lors, le paragraphe (4) traite de la question de la prescription possible de gestion collective obligatoire. Sa partie pertinente se lit comme suit : « Les États membres peuvent réglementer la question de savoir si, et dans quelle mesure, la gestion par les sociétés de gestion collective du droit d’obtenir une rémunération équitable peut être imposée [...] ». Cette disposition est appropriée du point de vue de la gestion collective obligatoire non seulement parce qu’elle confirme que, dans le cas de ce « droit résiduel », la gestion collective peut être imposée, mais aussi parce qu’elle a a contrario une importante implication. 25. Directive 93/83/CEE du Conseil, du 27 septembre 1993, relative à la coordination de certaines règles du droit d’auteur et des droits voisins du droit d’auteur applicables à la radiodiffusion par satellite et à la retransmission par câble. L’alinéa (1) de l’article 5 de la Directive énonce ce qui suit : « Lorsqu’un auteur ou un artiste interprète ou exécutant a transféré ou cédé son droit de location en ce qui concerne un phonogramme ou l’original ou une copie d’un film à un producteur de phonogrammes ou de films, il conserve le droit d’obtenir une rémunération équitable au titre de la location ». Et l’alinéa (2) de ce même article ajoute que « Le droit d’obtenir une rémunération équitable au titre de la location ne peut pas faire l’objet d’une renonciation de la part des auteurs ou artistes interprètes ou exécutants ». 304 Les Cahiers de propriété intellectuelle Puisque la Directive trouve qu’il est nécessaire de statuer que, dans ce cas, la gestion collective peut être imposée, elle indique implicitement par le fait même que, sous l’acquis communautaire – à moins que cette possibilité ne découle pas directement des dispositions d’un traité international auquel les États membres sont partie – une telle permission est nécessaire. Autrement dit, la gestion collective obligatoire de droits exclusifs peut seulement être prescrite dans ces cas où les normes internationales et les règles de l’acquis communautaire conformes à ces normes internationales permettent explicitement de faire ainsi. Cependant, du point de vue des œuvres orphelines, les « droits résiduels » spécifiques sont à peine applicables directement et séparément puisque cela apparaît seulement comme un droit de nonrenonciation à rémunération lorsque les droits exclusifs soulignés sont exercés. La Directive satellite et câble va plus loin en permettant uniquement la prescription de la gestion collective obligatoire. Dans le cas de la retransmission par câble, elle permet non seulement la gestion collective obligatoire, mais elle la prescrit. L’article 9(1) de la Directive stipule ce qui suit : « Les États membres veillent à ce que le droit des titulaires de droits d’auteur et de droits voisins d’accorder ou de refuser l’autorisation à un câblodistributeur pour la retransmission par câble d’une émission ne puisse être exercé que par une société de gestion collective ». [Les italiques sont nôtres.] Cette disposition est en harmonie avec le principe énoncé précédemment, à savoir que, dans le cas d’un droit exclusif, la gestion collective obligatoire peut seulement être prescrite là où les normes internationales pertinentes le permettent, soit par la permission de la prescription de conditions à l’exercice de droits (l’imposition de la gestion collective étant évidemment une condition), soit par une limitation de cela à un droit de la rémunération dans certains cas (dans lesquels les droits affectés ne sont plus désormais de nature exclusive). Il en est ainsi depuis, au regard du « droit exclusif [des auteurs] d’autoriser ... toute communication au public... par le fil ... de l’œuvre radiodiffusée » accordé selon l’alinéa (1) de l’article 11bis et de l’alinéa (2) du même article qui stipule que « [il] appartient aux législations des pays de l’Union [de Berne] de régler les conditions d’exercice des droits mentionnés par l’alinéa (1) » et, depuis dans le cas des droits voisins, aucune des dispositions de la Convention de Rome, de La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 305 l’Accord ADPIC (Accord sur les droits de la propriété intellectuelle et des matières liées au commerce) et du WPPT ni de l’acquis communautaire ne régit les droits exclusifs d’autorisation concernant les retransmissions par câble. L’article 10 de la Directive satellite et câble prévoit une exception à la gestion collective obligatoire des droits de retransmission par câble, à savoir pour de tels droits des organismes de diffusion26. Ceci confirme l’un des principes de base de la gestion collective, à savoir que cette gestion collective, même si cela pouvait être possible du point de vue des normes internationales pertinentes et de l’acquis communautaire, est seulement justifiée là où l’exercice individuel des droits – en raison du nombre de propriétaires de droits, du nombre d’utilisateurs ou d’autres circonstances d’utilisations – est impossible ou, au moins, est fortement impraticable27. Des organismes de radiodiffusion sont relativement moins nombreux (par opposition aux auteurs et aux propriétaires de droits voisins autres que les droits des organismes de radiodiffusion) ; ils peuvent gérer leurs droits individuellement. La Directive sur le droit de suite28 ne prescrit pas la gestion collective obligatoire de la perception et de la distribution de la rémunération due pour le droit de revente, mais elle permet aux États membres de le faire. Son article 6.2 se lit comme suit : « Les États membres peuvent prévoir la gestion collective obligatoire ou facultative du droit prévue à l’article 1er ». [Les italiques sont nôtres.] Comme mentionné précédemment, on permet dans ce cas la prescription de la gestion collective obligatoire selon les normes internationales du droit d’auteur, puisque cela correspond à la nature du droit de suite en vertu de l’article 14ter de la Convention de Berne, à savoir que c’est un simple droit à rémunération (et c’est aussi uniquement un tel droit d’après l’article 1 de la Directive sur le droit de suite). 26. L’article 10 de la Directive satellite et câble stipule ce qui suit : « Exercice du droit de retransmission par câble par les organismes de radiodiffusion – Les États membres veillent à ce que l’article 9 ne s’applique pas aux droits exercés par un organisme de radiodiffusion à l’égard de ses propres émissions, que les droits en question lui appartiennent ou qu’ils lui aient été transférés par d’autres titulaires de droits d’auteur et/ou de droits voisins ». 27. Voir FICSOR (Mihály) « La gestion collective du droit d’auteur et des droits voisins », publication de l’OMPI no 855(F), 2002, p. 163, principe (1). 28. Directive 2001/84/CE du Parlement européen et du Conseil du 27 septembre 2001 relative au droit de suite au profit de l’auteur d’une œuvre d’art originale. 306 Les Cahiers de propriété intellectuelle En résumé, il s’ensuit de l’application a contrario du principe que, là où les normes internationales du droit d’auteur ou les règles de l’acquis communautaire prévoient un droit exclusif et où elles ne permettent pas la prescription des conditions de son exercice (ni ne permettent sa limitation à un simple droit à rémunération), il est en conflit avec ces normes s’il soumet l’exercice d’un tel droit à la condition qu’il peut seulement être exercé au moyen de la gestion collective. En plus des formes volontaires et obligatoires de gestion collective, il y en a également une troisième, à savoir le système connu sous l’expression de la gestion collective « étendue » appliqué conformément à certaines lois sur le droit d’auteur. Dans le cas de la « gestion collective étendue » de droits exclusifs, la législation sur le droit d’auteur stipule que la couverture de la licence accordée par une OGC, au nom de ses membres et de ces propriétaires des droits qui sont autrement représentés par l’organisme de gestion collective, est étendue, à certaines conditions, à ces propriétaires des droits qui ne sont pas ses membres ou qui ne sont pas autrement représentés. Pour éviter sa transformation en une gestion collective obligatoire de facto, trois conditions de base doivent être remplies : premièrement, un tel système peut seulement être introduit là où la gestion collective est nécessaire, habituelle et normale comme moyen d’exercer un droit exclusif ; deuxièmement, le système peut uniquement s’appliquer lorsqu’une OGC établie à l’origine sur une base volontaire est adéquatement et largement représentatif (tant à l’intérieur du pays – par des contrats de représentation mutuelle – qu’en ce qui concerne les propriétaires étrangers de droits) ; et troisièmement, la possibilité de « sortie » (opting out) du système dans des conditions raisonnables doit être garantie. L’acquis communautaire reconnaît l’applicabilité de la gestion collective étendue à certaines conditions. Ceci se reflète dans l’article 3(2) à (4) de la Directive satellite et câble. D’abord, l’article 2 statue que « les États membres prévoient le droit exclusif de l’auteur d’autoriser la communication au public par satellite des œuvres protégées ... » ; l’article 3(1) ajoute que « les États membres veillent à ce que l’autorisation visée à l’article 2 ne puisse être acquise que par contrat ». Quant à lui, l’article 3(2) prévoit un système de gestion collective étendue de gestion. Il se lit comme suit : « Un État membre peut prévoir qu’un contrat collectif entre une société de gestion collective et un organisme de radiodiffusion pour une catégorie donnée d’œuvres peut être étendue à des titulaires de droits de la même La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 307 catégorie qui ne sont pas représentés par la société de gestion collective, à la condition : • que la communication au public par satellite ait lieu en même temps qu’une diffusion par voie terrestre par le même diffuseur, et • que le titulaire de droits non représenté ait la possibilité, à tout moment, d’exclure l’extension du contrat collectif à des œuvres et d’exercer ses droits soit individuellement, soit collectivement. » Cet alinéa inclut une autorisation (l’emploi du terme « peut » indique clairement cela) pour des États membres d’introduire un système d’octroi d’une licence collective étendue. Ceci semble indiquer la position, sous l’acquis communautaire, à l’effet qu’une telle autorisation est nécessaire et que, là où on ne l’accorde pas, dans le cas de droits expressément couverts par l’acquis, aucune gestion collective étendue ne peut être permise29. Les articles 3(3) et (4) de la Directive indiquent également que la gestion collective même étendue peut uniquement se justifier là où c’est vraiment indispensable et là où les propriétaires de droits n’ont pas habituellement l’intention d’exercer leurs droits exclusifs à la pièce. L’article 3(3) identifie une catégorie d’œuvres où ce n’est pas le cas ; il édicte que « le paragraphe 2 ne s’applique pas aux œuvres cinématographiques, y compris les œuvres créées par un processus analogue à la cinématographie », tandis que l’article 3(4) souligne la nature exceptionnelle de la gestion collective étendue en présentant une procédure de notification particulière 30. Il y a une autre directive dans laquelle on retrouve la mention de la gestion collective étendue, à savoir la Directive société de 29. Il est souligné que cela est seulement applicable dans le cas de droits expressément couverts par l’acquis. Par exemple, le droit d’exécution publique d’auteurs n’est pas expressément couvert par l’acquis communautaire. Dans le cas de ce droit, par exemple, la gestion collective étendue peut être justifiée (mais, puisque c’est un droit exclusif, les normes de droit d’auteur internationales ne permettent évidemment pas la gestion collective obligatoire). 30. L’article 3(4) stipule ce qui suit : « Lorsque la législation d’un État membre prévoit l’extension d’un contrat collectif, conformément aux dispositions du paragraphe 2, cet État membre indique à la Commission les organismes de radiodiffusion qui sont habilités à se prévaloir de cette législation. La Commission publie cette information au Journal officiel des Communautés européennes, série C. » 308 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’information31 dont le considérant (18) énonce ce qui suit : « La présente directive ne porte pas atteinte aux modalités qui dans les États membres en matière de gestion des droits, telles que les licences collectives étendues ». Il semble cependant évident que cela peut à peine être interprété comme une autorisation d’appliquer n’importe quelle sorte d’arrangement – incluant des systèmes de gestion collective étendue – au regard de n’importe quelle utilisation et de n’importe quelle catégorie d’objets protégés. Les principes reflétés dans l’article 3 de la Directive satellite et câble doivent certainement être dûment pris en compte. 5.3 Principes de transparence et de bonne gouvernance des systèmes de gestion collective et leur importance du point de vue de la gestion des droits dans les œuvres orphelines Pour compléter la revue de l’acquis communautaire sur la gestion collective, il est aussi nécessaire de noter qu’un projet de directive sur la gestion collective est également à l’étude par la Commission européenne. On a annoncé que, en plus de la question de l’octroi d’une licence transfrontière de services de musique en ligne – au regard desquels la Recommandation de 200532 a créé beaucoup plus de problèmes que ce qu’elle avait l’intention de résoudre –, on doit traiter en détail les règles sur la transparence et sur « la bonne gouvernance » des activités des OGCs. Bien que le projet de directive n’ait pas encore une forme suffisamment finale, certains documents d’organismes de l’Union européenne indiquent quelques principes de base à cet égard. La recommandation 2005 de la Commission a connu beaucoup de controverses et de critiques – tout à fait bien méritées. Cependant, exceptionnellement, personne n’a mis en doute l’importance et la validité de ce qui était énoncé dans le considérant (13) : (13) Des recommandations additionnelles sur la responsabilité, la représentation des titulaires de droits au sein des organes de décision de gestionnaires collectifs de droits et de règlement des 31. Directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information. 32. Recommandation 2005/737/EC de la Commission de mai 2005 relative à la gestion collective transfrontière du droit d’auteur et des droits voisins dans le domaine des services licites de musique en ligne. La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 309 litiges doivent permettre aux gestionnaires collectifs de droits d’atteindre une rationalisation et une transparence plus élevées et aux titulaires de droits et utilisateurs commerciaux d’effectuer des choix avisés. Il ne doit y avoir aucune différence de traitement sur la base de la catégorie d’affiliation à la société collective de gestion des droits : tous les titulaires de droits, qu’ils soient auteurs, compositeurs, éditeurs, producteurs de disques, exécutants ou autres, doivent être traités de la même manière. La Résolution du Parlement européen33 qui a formulé de sérieuses – mais entièrement justifiées – inquiétudes sur beaucoup d’aspects de la Recommandation, au regard du besoin de transparence et de la responsabilité des systèmes de gestion collective, exprimait l’accord complet. Cela se reflète dans le considérant R et dans les points 5 et 6 de la Résolution : R. considérant que, en particulier pour éviter les abus de monopoles éventuels, une meilleure gouvernance des GDC [GDC est une abréviation inhabituelle dans la position de la Résolution pour désigner les gestionnaires de droits collectifs] s’impose grâce à un renforcement de la solidarité, de la transparence, des règles de non-discrimination, une représentation équitable et équilibrée de chaque catégorie de titulaires de droits et des règles de responsabilité s’accompagnant de mécanismes de contrôle appropriés dans les États membres ; considérant que les GCD devraient fournir leurs services sur la base des trois principes-clés que sont l’efficacité, l’équité et la transparence. [...] 5. invite les États membres et les GCD à assurer la représentation équitable des titulaires de droits auprès des GCD et donc leur participation équilibrée au processus de décision interne ; 6. souligne que la proposition de directive proposée... devrait : – garantir aux titulaires de droits un haut degré de protection et l’égalité de traitement, ... 33. Résolution du Parlement européen du 13 mars 2007 sur la recommandation 2005/737/CE de la Commission du 18 octobre 2005 relative à la gestion collective transfrontière du droit d’auteur et des droits voisins dans le domaine des services licites de musique en ligne (2006/2008(INI)). 310 Les Cahiers de propriété intellectuelle – reposer sur la solidarité et un équilibre adéquat, équitable entre titulaires de droits..., – assurer une gouvernance démocratique, transparente et responsable au sein des GCD, notamment, en établissant des normes minimales concernant les structures organisationnelles, la transparence, la représentation, les règles de distribution des droits, la comptabilité et les recours juridiques, – assurer la transparence totale des GCD... Les principes de transparence et de responsabilité sont d’importance particulière du point de vue des propriétaires des droits qui sont qualifiés comme des œuvres orphelines. Dans les réseaux de distribution des OGCs, la rémunération due pour l’utilisation de telles œuvres est incluse dans la catégorie des « montants non distribuables ». De tels montants sont habituellement traités dans des comptes séparés pour une certaine période, puis ils sont ajoutés aux montants qui sont distribués parmi les membres de l’organisation et d’autres propriétaires de droits représentés par eux, ou au moins dont on connaît l’identité, ou ils sont utilisés à d’autres fins. Des règles appropriées sont nécessaires – de préférence non seulement dans les règlements de distribution des organisations concernées, mais aussi dans la loi statutaire – pour garantir que les œuvres ne finissent pas trop légèrement dans la catégorie des œuvres d’auteurs inconnus ou des auteurs dont la résidence est inconnue (c’est-à- dire des œuvres orphelines). Ceci présuppose, entre autres, l’exigence d’étendre l’obligation de la « recherche de diligence due » aux OGCs de manière transparente et responsable selon un traitement égal tant pour ceux qui sont retrouvés comme propriétaires des droits que pour ceux qui étaient des « candidats » en devenir d’œuvres orphelines. Dans beaucoup de pays, la gestion collective étendue est considérée comme la solution la plus séduisante pour accorder une licence d’utilisation des œuvres orphelines, puisque c’est un système qui a toujours pris soin de l’octroi d’une licence de telles œuvres. On considère que, depuis que les OGCs ont déjà en main les ressources nécessaires pour traiter des droits de telles œuvres, le problème peut simplement leur être laissé au regard de ces droits dans cette catégorie d’œuvres auxquelles leurs activités s’étendent et qu’il suffit de mettre au point quelque solution législative et pratique de ces droits La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 311 dans ces œuvres orphelines qui ne sont pas normalement exercés au moyen de gestion collective. Cependant, l’expérience démontre que les gouvernements et les législateurs de tels pays ne prêtent pas habituellement une attention suffisante à ces œuvres orphelines qui sont l’objet de la gestion collective ; comme résultat, les garanties statutaires en faveur des propriétaires des droits de telles œuvres ont tendance à manquer. En général, la gestion et l’utilisation « des montants non distribuables » (en grande partie, les montants dus aux propriétaires des droits d’œuvres orphelines sont laissés aux règles internes des OGCs. Il y a trois façons d’utiliser de tels montants (après l’expiration d’un « délai de prescription » spécifique : l’ajout de ces montants à ceux à être distribués aux propriétaires de droits identifiés et localisés ou la réduction des coûts de gestion (en ce faisant en augmentant de nouveau indirectement les montants distribuables) ou l’utilisation de ces mêmes montants pour des fins « culturelles » ou sociales générales. Toutes ces utilisations sont beaucoup en faveur des propriétaires de droits identifiés et localisés et, dès lors, également en faveur de la gestion (le destin et le statut économique dont dépendent ces derniers propriétaires de droits). Donc, on pourrait comprendre que les OGCs, bien qu’elles doivent prendre quelques mesures pour retrouver les propriétaires de droits, ne sont pas intéressées à être « trop diligentes » dans de telles tentatives. 5.4 Les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur sur la gestion collective après les modifications de 2008 et avant celles de 2011 Comme cela a été discuté auparavant, les normes d’utilisation des œuvres orphelines introduites dans la Loi CXII de 2008 établissent, en principe, la règle de base selon laquelle l’HIPO peut accorder une licence d’utilisation des œuvres orphelines, mais l’article 57/A(7) stipule que là où un droit dans des œuvres orphelines est exercé au moyen de la gestion collective, l’OGC gère ce droit. Cette disposition, qui ne précise pas la nature de la gestion collective à laquelle elle réfère (ainsi, cela couvre n’importe quelle forme de gestion collective prévue dans la Loi sur le droit d’auteur), n’a pas été modifiée depuis 2008 (comme d’ailleurs aucune autre disposition sur les œuvres orphelines n’a été modifiée). Cependant, les dispositions sur la gestion collective dans la Loi sur le droit d’auteur ont été modifiées et complétées en grande partie par la Loi CLXXIII de 2011. 312 Les Cahiers de propriété intellectuelle Dans cette partie du présent article, nous discutons de ces dispositions de la Loi sur le droit d’auteur qui étaient en vigueur en 2008 ; le nouveau règlement annoncé par la Loi de 2011 est décrit ci-dessous. Dans la version de la Loi sur le droit d’auteur qui était en force en 2008, les dispositions suivantes sur la gestion collective étaient pertinentes sous l’angle des questions discutées précédemment relativement à l’utilisation des œuvres orphelines (certaines dispositions du texte original de 1999 avaient été modifiées par la Loi CII de 2003). L’article 85 a, entre autres, statué que la gestion collective est seulement applicable là où un droit, en raison de la nature et des conditions d’utilisation des œuvres et des objets des droits voisins, ne peut pas être exercé individuellement. Le paragraphe 88(1) énumère les conditions d’enregistrement (à l’époque, par le ministère de la Culture) des OGCs (et, de ce fait, le permis d’exercice de leurs activités), qui incluent, notamment, les exigences suivantes : • n’importe quel propriétaire des catégories de droits administrées par l’organisation peut devenir membre en remplissant les conditions statutaires pour ce faire ; • une partie substantielle de propriétaires nationaux s’est jointe ou a au moins exprimé l’intention de se joindre à l’organisation ; • l’organisation a conclu des accords de représentation mutuelle avec des OGCs étrangers importants du point de vue de la gestion des droits des propriétaires étrangers de droits ou elle peut au moins prouver l’empressement de ces OGCs à conclure de tels accords. Le paragraphe 86(2) prévoyait qu’une seule organisation devait être enregistrée pour la gestion de la même catégorie des droits de la même catégorie de propriétaires de droits. L’article 88(4) ajoutait que, si plus d’une organisation remplissait les conditions d’enregistrement pour la même catégorie, l’organisation qui devait être enregistrée était celle qui répondait le plus totalement aux conditions. L’article 91 contenait les dispositions sur la gestion collective étendue. En vertu du paragraphe (1), l’effet des licences accordées La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 313 pour l’utilisation des œuvres ou des objets des droits voisins pour le compte de ces propriétaires des droits rejoints par l’OGC, ou qui sont autrement représentés par l’OGC, s’étend aussi aux œuvres et aux objets des droits voisins de ces propriétaires des droits qui ne sont pas représentés par l’OGC. Le paragraphe (2) prévoyait cependant la liberté de sortie des propriétaires de droits non représentés. Il stipule que n’importe quel propriétaire de droits couvert par une telle gestion collective étendue peut exposer, dans les trois derniers mois avant la fin de l’année civile, qu’il ne veut pas que ses droits soient gérés par l’OGC) (mais qu’il désire s’occuper lui-même de leur exercice). Comme on peut le constater, les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur ont uniquement prévu la gestion collective étendue si les trois conditions mentionnées ci-après étaient respectées : 1) si, dans la situation donnée, la gestion collective est une façon nécessaire, habituelle et normale d’exercer des droits (art. 85), 2) si les organisations représentent suffisamment les propriétaires de droits tant nationaux qu’étrangers, et 3) si ces propriétaires de droits qui ne veulent pas que leurs droits soient gérés par l’OGC puissent sortir (opt out). La dernière phrase du paragraphe 91(2) couvrait la question de la gestion collective obligatoire, en édictant que la faculté de sortie n’était pas possible là où la Loi prescrivait la gestion collective obligatoire. Les dispositions de la Loi prévoyant la gestion collective obligatoire ont été suivies de parenthèses à la fin de la phrase, soit : Paragraphe 19(1) : « droit d’enregistrement mécanique » (conformément à l’article 13 (1) de la Convention de Berne), Paragraphe 20(7) : droit à rémunération pour reproduction privée, Paragraphe 23(6) : droit de location résiduel des auteurs, Paragraphe 27(1) : droit de radiodiffusion des œuvres musicales de petits droits (conformément à l’article 11bis(2) de la Convention de Berne), Paragraphe 28(3) : droits de retransmission par câble (conformément à l’article 11bis(2) de la Convention de Berne), Paragraphe 70(5) : droit de suite, 314 Les Cahiers de propriété intellectuelle Paragraphe 73(3) : droit de location résiduel des artistes interprètes ou exécutants, Paragraphe 77(3) : droit à une rémunération équitable et unique des artistes interprètes ou exécutants et des producteurs de phonogrammes conformément à l’article 12 de la Convention de Rome et à l’article 15(1) du WPPT, Paragraphe 78(2) : droits de location résiduels prévus dans un autre contexte. À la lumière des critères sur la gestion collective obligatoire présentés ci-dessus, on peut constater que ces dispositions sur la gestion collective obligatoire sont conformes aux normes internationales et à l’acquis communautaire. La Loi ne contenait pas de dispositions particulières sur l’utilisation des montants non distribuables. Tout au plus, l’article 93(2) de la Loi aurait pu être pertinent de ce point de vue. D’après cette disposition, l’autorité de surveillance (à cette époque, le ministère de la Culture) avait également la tâche de contrôler les règles de distribution et leur application. En principe, cela aurait pu être étendu au contrôle de l’utilisation raisonnable de tels montants. Cependant, cela ne s’est pas réalisé en pratique. 5.5 Les dispositions actuelles de la Loi sur le droit d’auteur sur la gestion collective comme modifiées par la Loi CLXXIII de 2011 La Loi CLXXIII de 2011, qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2012, remplaçait le Chapitre XII de la Loi sur le droit d’auteur sur la gestion collective par des dispositions beaucoup plus détaillées qui incluaient également diverses modifications. Au regard de l’octroi d’une licence et de l’utilisation des œuvres orphelines, les amendements suivants ont été pertinents. La Loi CLXXIII de 2011 a éliminé la règle selon laquelle une seule OGC peut être enregistrée pour une catégorie de droits de la même catégorie de propriétaires de droits. Le paragraphe 87(1) sur la gestion collective a été maintenu, mais une nouvelle disposition a été introduite aux paragraphes 87(2) et 92/E(3) dans le cas où plus La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 315 d’une OGC ont été enregistrées pour la gestion de la même catégorie de droits de la même catégorie de propriétaires de droits. Dans une telle situation, les OGCs doivent s’entendre entre elles quant à savoir qui représentera, dans le régime de gestion collective étendue, ces propriétaires de droits qui ne sont pas membres de l’une ou l’autre des organisations. En l’absence d’un tel accord, l’HIPO désigne l’OGC qui représente de tels propriétaires de droits sous le régime de la gestion collective étendue. Les autres dispositions pertinentes ont été maintenues, mais les paragraphes de l’article 91 sur la gestion collective, comme indiqué ci-dessus, ont été renumérotés. Les dispositions sur la possibilité de sortie ont également été renumérotées comme le paragraphe 87(3). Ce dernier inclut aussi la disposition à l’effet que, là où la Loi prévoit la gestion collective obligatoire, aucune sortie n’est possible, mais la liste des dispositions pertinentes a été tenue à l’écart. Les clauses référant aux conditions d’enregistrement des OGCs – maintenant appliquées par l’HIPO – qui furent incluses avant l’amendement à l’article 88(1) sont maintenant devenues le paragraphe 1 de l’article 92. Cependant, la Loi CLXXIII de 2011 a également introduit des dispositions spécifiques sur les montants perçus pour l’utilisation des œuvres orphelines. Le paragraphe 89(8) stipule que l’OGC n’est pas obligée (c’està-dire qu’il peut toujours décider) de distribuer entièrement les montants perçus pour l’utilisation des œuvres orphelines (au regard de l’expiration du « délai de prescription » prescrit) parmi les propriétaires connus et dûment localisés des titulaires de droits. Ces montants peuvent aussi être utilisés, sur la base de la plus haute autorité administrative de l’OGC, à des fins sociales et culturelles des propriétaires de droits connus et dûment localisés dans la mesure déterminée par le paragraphe (11) de l’article (qui est d’un maximum de 25 % de tels montants). Le paragraphe 89(9) est particulièrement pertinent pour les œuvres orphelines, car il oblige les OGCs à effectuer une recherche diligente avant de qualifier des œuvres comme orphelines et la rémunération due en contrepartie de leur utilisation comme la partie des montants non distribuables. 316 Les Cahiers de propriété intellectuelle 6. Le projet de directive de l’Union européenne sur les œuvres orphelines et son impact possible sur la législation hongroise visant de telles œuvres s’il est adopté Le projet de directive de l’Union européenne était toujours à l’étude au moment de la conclusion de la rédaction du présent article34. La dernière version du projet connu par l’auteur de cet article a été incluse dans la proposition de compromis soumise par la Présidence polonaise de l’Union européenne et dans un document de travail du Conseil de l’UE désigné sous le numéro « inter-agences » 2011/0136 (COD). Conformément à la « proposition de compromis », la Directive devrait inclure les principales dispositions suivantes. L’article 1 de la Directive vise certaines utilisations des œuvres orphelines entreprises par des bibliothèques publiquement accessibles, des établissements d’enseignement ou des musées, aussi bien que par des services d’archives, des institutions de patrimoine cinématographique et sonore et des organismes publics de radiodiffusion et il s’appliquerait aux œuvres d’abord publiées dans un État membre ou, en absence de publication, aux œuvres radiodiffusées d’abord dans un État membre et qui sont : • des œuvres publiées sous forme de livres, de journaux, de magazines ou d’autres écritures contenues dans les collections de bibliothèques publiquement accessibles, d’établissements d’enseignement ou de musées, aussi bien que dans les collections de services d’archives ou d’institutions de patrimoine sonore, ou • des œuvres cinématographiques ou d’autres œuvres audiovisuelles et des enregistrements sonores contenus dans les collections de bibliothèques publiquement accessibles, d’établissements d’enseignement ou des musées, aussi bien que dans les collections de services d’archives, ou • des œuvres cinématographiques ou d’autres œuvres audiovisuelles et des enregistrements sonores produits par des organismes 34. À la fin février 2012. La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 317 publics de radiodiffusion avant le 31 décembre 2002 et faisant partie de leurs archives. L’article 2 énonçait la définition des œuvres orphelines basée sur le concept de recherche diligente. Les conditions de recherche diligente ont été déterminées plus en détail à l’article 3. Sous cet article, pour les fins de l’établissement de ce qui est une œuvre orpheline, les organisations auxquelles réfère l’article 1(1) devraient s’assurer qu’une recherche diligente raisonnable et de bonne foi soit effectuée pour chaque œuvre, en consultant les sources appropriées de la catégorie des œuvres en question. Ces sources devraient être déterminées par chaque État membre, en concertation avec les titulaires de droits et les utilisateurs, et inclure au moins les sources pertinentes inscrites à l’Annexe. La recherche diligente devrait être effectuée seulement dans l’État membre de la première publication ou radiodiffusion. En vertu de l’article 4, une œuvre qui devait être considérée comme une œuvre orpheline selon l’article 2 dans un État membre serait considérée comme une œuvre orpheline dans tous les États membres. L’article 5 stipulerait que les États membres doivent s’assurer qu’un titulaire de droits dans une œuvre considérée comme orpheline a, à tout moment, la possibilité de mettre fin au statut d’orphelin de l’œuvre. L’article 6 qualifierait les utilisations permises comme des exceptions et des limitations. Les États membres devraient prévoir une exception ou une limitation à la reproduction et aux droits rendus disponibles par les articles 2 et 3 de la Directive sur le droit d’auteur dans la société de l’information afin de s’assurer que les établissements et institutions mentionnés à l’article 1(1) soient autorisés à utiliser des œuvres orphelines contenues dans leurs collections de la manière suivante : • en rendant disponible l’œuvre orpheline au sens de l’article 3 de la Directive 2001/29/EC ; • par des actes de reproduction, au sens de l’article 2 de la Directive, à des fins de numérisation, de mise à disponibilité, d’indexation, de catalogage, de conservation ou de restauration. 318 Les Cahiers de propriété intellectuelle Les établissements et institutions mentionnés à l’article 1(1) utilisent une œuvre orpheline uniquement pour réaliser des buts reliés à leurs missions d’intérêt public, notamment la conservation, la restauration et la disponibilité ou l’accès culturel et éducatif aux œuvres contenues dans leurs collections, à la condition que l’utilisation ne soit pas en conflit avec l’exploitation normale de l’œuvre ou d’autre objet et qu’elle ne porte pas préjudice de façon déraisonnable aux intérêts légitimes des titulaires de droits. Les États membres devraient s’assurer que les organismes mentionnés à l’article 1(1) : • maintiennent des dossiers sur leurs recherches diligentes et produisent des informations sur leurs résultats et sur l’utilisation ultérieure des œuvres disponibles dans des bases de données publiquement accessibles ; • indiquent le nom du ou des titulaires de droits dans n’importe quelle utilisation d’une œuvre orpheline là où un ou plus d’un titulaire de droits ont été identifiés, mais pas localisés. Conformément au concept d’utilisation mentionné ci-dessus, l’utilisation devrait être couverte par des exceptions et des limitations et les États membres pourraient prévoir que la rémunération due aux titulaires de droits met fin au statut d’orphelin de leurs œuvres pour l’utilisation faite de telles œuvres. 7. Conclusion L’objectif du présent article était de décrire et de discuter de la législation hongroise sur les œuvres orphelines. Donc, il n’est pas nécessaire d’analyser et de caractériser en substance les dispositions du projet de directive (en fait, le nombre de pages de cet article ne permettrait même pas une telle analyse et une telle discussion). La seule raison pour laquelle il nous a semblé nécessaire de résumer les dispositions clés de la Directive est de dresser une évaluation de son impact possible sur la législation hongroise. Il semble que l’essence de l’impact possible peut être décrite d’une façon tout à fait simple. Les dispositions hongroises s’appliquent seulement dans les situations où il n’y a aucune exception et limitation (supprimant le besoin d’une autorisation) pour couvrir une utilisation d’œuvres orphelines. Puisque la Directive détermine- La législation hongroise sur l’utilisation des œuvres orphelines 319 rait certaines exceptions et limitations (en partie en chevauchant des dispositions existantes dans des directives (et des traités internationaux) concernant des exceptions et des limitations et en partie en allant au-delà de celles-ci), cela signifierait que – « par définition » – dans les cas couverts par ces exceptions, les règles hongroises sur les œuvres orphelines ne s’appliqueraient pas, mais qu’elles continueraient d’être applicables dans tous les autres cas non couverts par la Directive. Cependant, ceci n’éliminerait pas deux tâches législatives : d’abord, pour transposer les dispositions de la Directive sur les exceptions ou les limitations prévues à cette fin et, deuxièmement, pour passer en revue les problèmes de l’application du système gouvernemental de licence engendrant de lourds fardeaux administratifs et financiers. Vol. 24, no 2 La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue (« ECL ») des pays nordiques – Les œuvres orphelines comme précédent Jan Rosén* 1. INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 323 2. DES ÉLÉMENTS RELIÉS À L’ECL DANS L’ACQUIS COMMUNAUTAIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 324 3. LA QUESTION DES ŒUVRES ORPHELINES. . . . . . . 327 4. LE PROJET DE LÉGISLATION SUÉDOIS SUR LE DÉVELOPPEMENT DE MÉTHODES ET DE FORMES D’OCTROI DE LICENCES DE DROIT D’AUTEUR . . . . 329 5. LA FORMULE ECL DES PAYS NORDIQUES . . . . . . . 330 5.1 Obligations internationales . . . . . . . . . . . . . . . 330 5.2 Le point de connexion pour racheter l’octroi d’une licence collective étendue. . . . . . . . . . . . . 332 5.3 Quelles organisations doivent être autorisées à conclure des accords conformément aux règles sur les licences collectives étendues ? . . . . . . . . . 334 © Jan Rosén, 2012. * Jan Rosén, LL.D., professeur de droit privé, Faculté de droit, Université de Stockholm. 321 322 Les Cahiers de propriété intellectuelle 5.4 Numérisation des actifs des bibliothèques . . . . . . . 340 5.5 Œuvres et prestations d’artistes apparaissant dans les programmes de radio et de télévision . . . . 341 5.6 Une licence collective étendue spécifique . . . . . . . 342 6. CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 343 1. INTRODUCTION Les œuvres protégées par le droit d’auteur et les droits connexes étaient toujours l’objet de licences dans une multitude de marchés mais ils avaient très peu en commun. Les circonstances factuelles et les objets d’attribution de licences dans le royaume du droit d’auteur diffèrent largement de l’un à l’autre. La multitude de buts, d’intérêts et de marchés très différents de l’un à l’autre crée une réalité commerciale à multiples facettes. C’est probablement pourquoi l’Union européenne (« UE ») a, au fil du temps et généralement parlant, laissé ses États membres résoudre des matières reliées aux licences dans le champ du droit sur une base nationale. Malgré cela, l’harmonisation des éléments spécifiques des droits exclusifs de titulaires du droit d’auteur et de leurs droits connexes a été réalisée au sein de l’UE en grande partie pendant ces vingt dernières années, basée sur sept directives communautaires, avec des objectifs variés touchant au droit d’auteur et aux droits connexes1. Néanmoins, il y a très peu de matière dans les directives européennes sur le droit d’auteur traitant des méthodes de libération des droits, de l’attribution de licences ou des utilisations trans- 1. Directive 2001/84/EC du Parlement européen et du Conseil sur le droit de revente au bénéfice de l’auteur d’une œuvre d’art originale ; Directive 2001/29/EC du Parlement européen et du Conseil sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits connexes dans la société de l’information ; Directive 96/9/EC du Parlement européen et du Conseil sur la protection juridique des bases de données ; Directive 2006/116/EC du 12 décembre 2006 du Parlement européen et du Conseil sur la durée de protection du droit d’auteur et de certains droits connexes (version codifiée) ; Directive 93/98/EEC du Conseil harmonisant la durée de protection du droit d’auteur et de certains droits connexes (abrogée) ; Directive 93/83/ EEC du Conseil sur la coordination de certaines règles concernant le droit d’auteur et les droits connexes au droit d’auteur applicables à la radiodiffusion par satellite et la retransmission par câble ; Directive 2006/115/EC du 12 décembre 2006 du Parlement européen et du Conseil sur le droit de location et le droit de prêt et sur certains droits connexes du droit d’auteur dans le domaine de la propriété intellectuelle (version codifiée) ; Directive 92/100/EEC du Conseil sur le droit de location et le droit de prêt et sur certains droits connexes au droit d’auteur dans le domaine de la propriété intellectuelle (abrogée) ; Directive 91/250/EEC du Conseil sur la protection juridique des programmes d’ordinateur. 323 324 Les Cahiers de propriété intellectuelle frontalières des droits, et même si c’était le cas, ce que l’UE offre n’est pas présenté de façon harmonieuse. Ainsi, la diffusion en ligne pour des utilisations massives d’œuvres protégées, de haute pertinence dans l’actuel environnement de l’Internet, a été un mal de tête virtuel durant la dernière décennie pour la Commission européenne, par exemple, dans la recherche de solutions communes en réponse au besoin évident d’effectuer la libération des droits de manière efficace et justifiée, tout particulièrement lorsque la circulation transfrontalière en ligne est concernée. Le projet actuel de directive sur les œuvres orphelines2 – ciaprès la Directive OW – est un catalyseur afin de résoudre la problématique prévalant – principalement comment traiter de la libération des droits pour la numérisation et pour la diffusion en ligne de ces immenses quantités d’œuvres protégées par un droit d’auteur et d’objets connexes au droit d’auteur émanant d’institutions majeures de diffusion de l’information, telles les bibliothèques publiques, et pour lesquelles les ayants droit des œuvres ne peuvent pas être trouvés ou peuvent être retracés seulement après d’immenses efforts de recherche. Le régime statutaire de la licence collective étendue des Pays nordiques (« ECL »), un mécanisme fort apprécié d’octroi de licence pour usage massif dans le royaume des pays nordiques, offre une solution de choix, par l’accomplissement, en bref, d’un effet « étendu » en englobant aussi les objets protégés d’une certaine façon émanant d’ayants droit qui ne sont pas partie à un accord entre une organisation représentant des ayants droit et un utilisateur. Ce texte démontrera comment, en mettant l’accent sur les qualités et les défauts de ce régime légal, l’ECL s’étend aussi bien aux nouveautés proposées en Suède qu’à celles déjà valables dans d’autres pays nordiques. 2. DES ÉLÉMENTS RELIÉS À L’ECL DANS L’ACQUIS COMMUNAUTAIRE Les exceptions les plus importantes à l’absence de réticence générale de l’UE à ne pas s’attaquer aux méthodes de libération des 2. Voir Commission européenne, Bruxelles 24.5.2011 COM (2011) 289 final 2011/ 0136 (COD) Proposition pour une Directive du Parlement et du Conseil sur certaines utilisations permises d’œuvres orphelines. La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue 325 droits sont incluses dans la Directive Sat/Cab3. L’article 3 (1) de cette Directive dispose que l’autorisation d’un auteur de communiquer au public au moyen de satellite peut être acquise seulement par entente. Ceci a principalement pour sens de souligner que le droit exclusif de radiodiffusion par satellite ne peut pas être assujetti à un système de licence légale. Malgré une autorisation insérée à l’article 11bis (2) de la Convention de Paris4, les directives de l’UE sur le droit d’auteur rejettent normalement le régime de la licence légale, laissant ainsi le marché ouvert à la négociation des termes du contrat par les individus. L’article 3(2) de la Directive Sat/Cab permet ainsi aux États membres de disposer que les ententes collectives entre une société de gestion collective et un organisme de radiodiffusion concernant une catégorie donnée d’œuvres peuvent être étendues aux titulaires de droits de la même catégorie d’œuvres qui ne sont pas représentés par ladite société de gestion collective. Nonobstant le premier paragraphe, ce système d’octroi d’une licence collective « étendue », une véritable innovation des pays nordiques5, peut s’étendre au droit de communication au public par satellite, mais seulement dans le cas d’une radiodiffusion simultanée par satellite d’une émission sur le territoire. L’article 8(1) de la Directive Sat/Cab exige que les États membres s’assurent que la retransmission par câble des programmes sur leur territoire a lieu sur la base d’ententes contractuelles individuelles ou collectives entre les titulaires de droits d’auteur, les titulaires des droits connexes et les câblodistributeurs, tandis que l’article 9 exige que toutes les autorisations ou qu’un refus d’autorisation à un câblodistributeur puissent seulement être exercés par une société de gestion collective. 3. Directive 93/83/EC du 27 septembre 1993 du Conseil sur la coordination de certaines règles concernant le droit d’auteur et des droits connexes au droit d’auteur applicables à la radiodiffusion par satellite et à la retransmission par câble, OJ (L 248) 15-21. 4. Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques du 9 septembre 1886, complétée à Paris le 4 mai 1896, révisée à Berlin le 13 novembre 1908, complétée à nouveau à Berne le 20 mars 1914, révisée à Rome le 2 juin 1928, puis à Bruxelles le 26 juin 1948, à Stockholm le 14 juillet 1967 et à Paris le 24 juillet 1971, et modifiée le 28 septembre 1979. 5. Voir KYST (Martin), « Aftalelicens Quo Vadis ? » (Extended collective license – quo vadis ?) NIR 1/2009, p. 56 et s. ; Rognstad, « Opphavsrettens innhold i en multimedieverden – om tradisjonelle opphavsrettsbegrepers møte med digital teknologi » (Copyright in a multimedia world – on the junction of traditional copyright concepts and digital technology) NIR 6/2009, p. 535 et s. 326 Les Cahiers de propriété intellectuelle Ces exemples démontrent que, en bref, l’UE a désiré i) ne pas exposer le monde du droit d’auteur aux systèmes des licences légales, préférant au lieu de cela ii) que de telles transactions soient basées sur, et guidées par, des normes de droit privé ou la loi des contrats, mais, dans des cas très spécifiques, iii) permettre aussi que l’autorisation et des utilisations légitimes puissent être transigées au moyen d’ententes collectives6. Pourtant, malgré l’acquis communautaire tout à fait vaste dans ce domaine, basé sur les sept directives sur le droit d’auteur, des différences considérables prévalent toujours dans les législations nationales du droit d’auteur parmi des États membres. Bien sûr, ceci ne donne pas un tableau exhaustif de la situation. La Commission a été intensivement impliquée dans la recherche des solutions transnationales ou, plutôt, paneuropéennes d’attribution de licences d’utilisation en ligne de droits d’auteur ou d’objets couverts par des droits connexes pendant la première décennie de ce siècle – principalement en recourant aux instruments du soft law étendu. En particulier, ces mesures ont été prises dans le sillage d’une évaluation de la Directive Infosoc7. Dans sa révision du marché unique, la Commission a mis en évidence le besoin de promouvoir la libre circulation de la connaissance et de l’innovation comme « Cinquième Liberté » dans le marché unique8. De plus, les efforts de la Commission peuvent à cet égard être observés dans certains exemples fort révélateurs comme sa Recommandation sur l’octroi d’une licence collective transfrontière de musique9. En plus, à l’automne 2009, la Direction générale INFSO et la Direction générale MARKT de la Commission ont lancé un document intitulé « Contenu créatif dans le Marché unique numérique européen ». 6. Voir l’article 2(3) de la Directive 2006/115/EC (antérieurement 92/100/EEC) sur la location et le prêt qui statue de manière laconique que « Les droits auxquels réfère le premier paragraphe peuvent être transférés, cédés ou soumis à l’octroi de licences contractuelles. » 7. Directive 2001/29/EC du 22 mai 2001 du Parlement européen et du Conseil sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits connexes dans la société de l’information, OJ (L 167) 10. 8. Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions « Un marché unique pour le 21e siècle en Europe », COM(2007) 724 final (20 novembre 2007), p. 9. 9. Recommandation du 18 mai 2005 de la Commission sur la gestion collective transfrontière du droit d’auteur et des droits connexes pour des services légitimes de musique en ligne (Texte avec pertinence EEA) (2005/737/EC), OJ (L 265) 54. La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue 327 3. LA QUESTION DES ŒUVRES ORPHELINES Les œuvres orphelines ont été longtemps une question dans les matières du droit d’auteur. Quoique non encore clairement définies dans une législation comme telle, la notion réfère aux œuvres protégées dont l’auteur ou l’ayant droit ne peut être trouvé ou retracé, sauf après des démarches coûteuses ou énergivores en vue de permettre l’exécution. Le phénomène adjacent des œuvres « épuisées » ou « non disponibles sur le marché » est quelquefois ajouté au même faisceau des éléments orphelins de ces vastes répertoires d’œuvres protégées dans les bibliothèques publiques, par exemple, œuvres dont la numérisation et la diffusion en ligne nécessitent une libération des droits. La Commission a indiqué, dans le contexte de l’initiative des bibliothèques numériques, que la numérisation et l’accessibilité en ligne du contenu culturel exigent des mesures appropriées lorsqu’on traite avec de prétendues œuvres orphelines, c’est-à-dire le matériel toujours sous protection du droit d’auteur, mais dont les titulaires des droits ne peuvent pas être identifiés ou localisés. Dans les communications « Europeana – nouvelles étapes »10 et « Le droit d’auteur dans l’économie de la connaissance »11, la Commission a indiqué qu’elle examinerait le problème des œuvres orphelines dans une évaluation de ses impacts, qui explorerait une variété d’approches en vue de faciliter la numérisation et la dissémination de telles œuvres12. Ceci a été amorcé selon une recommandation adoptée par la Commission en 2006 encourageant les États membres à créer des mécanismes pour faciliter l’utilisation des œuvres orphelines et pour promouvoir la disponibilité des listes des œuvres orphelines 13. Finalement, la Directive OW a été proposée par la Commission, comme cela est mentionné à la note 2. Ce projet fait évidemment face 10. Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions « Europeana – nouvelles étapes », COM(2009) 440 final, 28 août 2009. 11. Communication de la Commission « Le droit d’auteur dans l’économie de la connaissance », COM(2009) 532 final, 19 octobre 2009. 12. Voir GUIBAULT (Lucie) et al., Study on the implementation and effect in Member States’ Laws of Directive 2001/29/EC on the harmonisation of certain aspects of copyright and related rights in the information society, Institute for Information Law, University of Amsterdam, The Netherlands, février 2007 ; disponible à : <www.ivir.nl/publications/guibault/Infosoc_report_2007.pdf> last visited September 19, 2010. 13. Voir la Recommandation du 24 août 2006 de la Commission sur la numérisation et l’accessibilité en ligne du contenu culturel et la conservation numérique, 2006/ 585/EC, OJ (L 236) 28. 328 Les Cahiers de propriété intellectuelle à plusieurs questions complexes et fortement discutables parmi lesquelles les suivantes pourraient être identifiées. À un très haut niveau de généralisation il est clair, d’une part, que les normes de la protection du droit d’auteur s’étendent vraisemblablement aux œuvres orphelines, depuis que, dans la plupart des cas, la valeur de l’exploitation économique d’une pièce donnée de matériel protégé par un droit d’auteur s’est vraisemblablement diluée longtemps avant l’expiration de la durée de protection. D’autre part, le désir des institutions médiatiques de compiler des collections numériques complètes et exhaustives est très compréhensible, mais elles doivent accepter que les titulaires de droits connus puissent décider de ne pas délivrer des droits, ce qui ne devrait pas changer, comme c’est un aspect fondamental du droit d’auteur. Le projet de la Commission accepte aussi cet aspect comme point de départ de la Directive OW. Le projet n’est en aucun cas en faveur de l’octroi d’une licence obligatoire. Même si l’on peut accepter que les bibliothèques, les musées et les services d’archives puissent avoir besoin de numériser des œuvres, incluant des œuvres orphelines, pour les préserver et pour pouvoir combiner la conservation de l’œuvre avec l’accès continu pour le public (c’est-à-dire l’accès à l’œuvre fragile d’une façon indirecte au moyen d’une copie numérique), la solution proposée n’est pas dessinée comme une exception particulière taillée sur mesure. La proposition de la Commission européenne exige, comme une condition de la détermination du statut d’orphelin (« orphanage »), que l’usager ou son agent ait répondu à un processus de recherche diligente. Ceci constitue le pilier central du projet de la Directive OW. Cependant, il semble peu probable que même une version diluée de la condition de recherche diligente soit acceptable pour la communauté des bibliothèques. Simplement parce que la recherche diligente est une démarche qualifiée et conséquemment onéreuse, pour laquelle des organismes publics n’ont ni les ressources financières ni les ressources humaines. Il est également vraisemblable que des recherches diligentes feront dans un certain nombre de cas remonter jusqu’aux titulaires de droits et que ces derniers voudront dans quelques cas accorder leurs droits. Autrement dit, une recherche diligente appropriée devient prohibitivement chère pour certains scénarios, tout particulièrement si un grand nombre d’œuvres est impliqué. Ceci peut rendre la proposition de la Commission peu convenable pour certains buts. La recherche diligente peut avoir du sens pour quelques activités, par la publication d’un livre ou la pro- La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue 329 duction d’un documentaire. Ces buts sont cependant exclus du projet de la Directive OW. De plus, on doit s’interroger quant à savoir si une mesure potentielle visant des œuvres orphelines ne devrait pas avoir une couverture globale. Est-il sensé d’exclure des œuvres non d’abord éditées ou radiodiffusées dans un État membre ? La question se soulève donc quant à savoir s’il n’y a pas ici une disparité lorsqu’il survient des situations où une exigence de recherche diligente pourrait fonctionner. La question a déjà besoin d’être posée à ce stade-ci quant à savoir si le mécanisme de la licence collective étendue pourrait fournir un meilleur résultat. Une exigence plus faible de recherche diligente est, d’autre part, aussi problématique. Elle pourrait après tout ouvrir la porte à une application indûment abusive de la règle des œuvres orphelines dans tous les cas où une recherche minimaliste ne conduit pas immédiatement à l’identification de l’ayant droit, ainsi qu’à une usurpation totale des principes de droit d’auteur, datant de la Convention de Berne et de son idée de « consentement », tout particulièrement l’article 9(2) de la Convention. 4. LE PROJET DE LÉGISLATION SUÉDOIS SUR LE DÉVELOPPEMENT DE MÉTHODES ET DE FORMES D’OCTROI DE LICENCES DE DROIT D’AUTEUR Considérant ce contexte, il est compréhensible que le Gouvernement suédois ait décidé il y a plusieurs années de se concentrer sur certains aspects du droit des contrats de droit d’auteur sans aucune référence spécifique au droit de l’UE afin de répondre au besoin de support statutaire contemporain pour l’octroi de licences et la libération de droits en général. Un commissaire spécial a été nommé en avril 2008 (l’auteur du présent article) pour réviser toute la Loi sur le droit d’auteur (SFS 1960:729)14, principalement la rédiger pour fournir une plus grande clarté, mais aussi analyser les effets de tous les articles de la Loi sur les contrats de droit d’auteur, tout spécialement les licences collectives étendues15. La question des œuvres orphelines est clairement un catalyseur dans tout cela. C’est la première fois dans les quelque quinze dernières années que des modifications à la Loi sur le droit d’auteur en Suède ont été 14. Telle que modifiée par SFS 1995:1274. 15. Voir Regeringens direktiv (Directive 2008 :37), 10 avril 2008 et, en complément à la Commission, Justitiedepartementet, Kommittédirektiv (Directive 2009:65), 29 juin 2009. 330 Les Cahiers de propriété intellectuelle considérées non seulement pour effectuer la mise en œuvre du droit de l’UE, mais aussi pour refléter la numérisation et les défis des utilisations de l’Internet et les licences transfrontières de transaction qui avaient recueilli une telle attention de la Commission et du Parlement. Le commissaire a livré un rapport provisoire en avril 2010, le « SOU 2010:24, Avtalad upphovsrätt », qui a porté principalement sur des questions de droit d’auteur et de contrats. Un rapport final, concernant la réédition et la réécriture de l’ensemble de la Loi sur le droit d’auteur, a été publié en avril 2011, le « SOU 2011:32, En ny upphovsrättslag », qui contient des suggestions en vue de l’adoption d’une nouvelle loi sur le droit d’auteur. Comme le règlement ECL est concerné, ces propositions de l’Enquête du commissaire spécial vont probablement être soumises au Parlement suédois au printemps 2012 et être effectives à partir du 1er juillet 2012. En conséquence, le présent article donne suite aux propositions relatives à l’ECL et aux œuvres orphelines. 5. LA FORMULE ECL DES PAYS NORDIQUES 5.1 Obligations internationales Comme cela a déjà été mentionné, les dispositions du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne gouvernant la libre circulation et la non-discrimination (« TFUE ») et le Traité de Lisbonne ont eu un impact sur la formulation des nouvelles dispositions concernant des licences avec des effets étendus. Un autre élément eut de nouveaux effets dans ce contexte, à savoir la Directive sur les services16. Cette Directive est une directive horizontale avec un large champ d’application. Elle se fonde sur le principe général que les services devraient être librement disponibles dans l’Union européenne. La notion de « service » est définie à l’article 4.1 de la Directive sur les services comme « n’importe quelle activité économique autonome, normalement dotée d’une rémunération, comme cela est mentionné à l’article 50 du Traité » (maintenant l’article 57 TFUE). La Commission européenne a, en de nombreuses occasions, allégué que la gestion collective de droits est la manière de rendre disponibles des services – par rapport aux titulaires de droits aussi bien qu’aux 16. Directive 2006/123/EC du 12 décembre 2006 du Parlement européen et du Conseil sur les services dans le marché intérieur, OJ (L 376) 36. La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue 331 utilisateurs et aussi les uns par rapport aux autres – et que les organisations qui poursuivent la gestion collective de droits sont soumises aux dispositions sur, parmi d’autres matières, la libre circulation des services dans le Traité communautaire européen et la Directive sur les services. Il doit être alors présumé que les activités poursuivies par les organisations de gestion conformément aux dispositions de la Loi sur le droit d’auteur sur les licences collectives étendues et sur la collecte des rémunérations sont respectivement couvertes par la notion de « services » de la Directive sur les services et qu’elles tombent sous le champ d’application de la Directive. Il s’ensuit de l’article 16 de la Directive sur les services que les États membres respecteront le droit des prestataires de services de fournir des services dans un État membre autre que celui où ils sont établis et que, par conséquent, ils ne doivent assujettir un prestataire de services établi dans un autre État membre à certaines exigences. Par exemple, les États membres ne doivent pas – pour permettre l’accès à ou l’exercice d’un service sur leurs territoires – imposer des obligations qui sont directement ou indirectement au regard de la nationalité (art. 16.1 (a) de la Directive 2006/123). Les États membres ne doivent non plus imposer des obligations à l’effet qu’un prestataire de services établi dans un autre État membre doive obtenir l’autorisation des autorités compétentes pour pouvoir fournir ses services dans un État membre (art. 16 2. (b)). L’article 17 contient, cependant, une énumération d’un certain nombre d’exceptions de l’article 16. D’après l’article 17.11, il s’ensuit, entre autres, que l’article 16 ne s’appliquera pas au droit d’auteur et à certains autres droits de propriété intellectuelle. Pendant les négociations concernant la Directive sur les services, il y eut des discussions sur la façon dont l’exception de l’article 17.11 devrait être interprétée. La Suède, comme les autres pays nordiques, a considéré que l’exception s’appliquerait aux dispositions reliées à la gestion collective de droits tandis que la Commission a maintenu le point de vue à l’effet que l’exception s’appliquerait seulement aux droits eux-mêmes. Au cours de la mise en œuvre de la Directive, la Commission a continué à donner les raisons inhérentes à sa position tandis qu’un certain nombre des États membres (incluant la Suède) ont soutenu que les dispositions reliées à la gestion des droits sont couvertes par l’exception de l’article 17.11, parce que l’on ne peut pas considérer les droits en soi comme des services. 332 Les Cahiers de propriété intellectuelle Un projet de loi du gouvernement sur la mise en œuvre de la Directive sur les services a été soumis au Parlement suédois le 26 mai 200917. Le Parlement a adopté le projet le 4 novembre 2009. Cette Directive contient aussi, en plus de la disposition sur la libre circulation des services, des dispositions générales sur des systèmes d’autorisation. L’article 9 prescrit, par exemple, que les États membres peuvent assujettir l’accès à un service ou l’exercice de celui-ci à un mécanisme d’autorisation seulement s’il exige d’ignorer des intérêts touchant aux intérêts publics. 5.2 Le point de connexion pour racheter l’octroi d’une licence collective étendue Le chapitre 3 a, articles 42 a) à 42 f), de la Loi sur le droit d’auteur en Suède (« SCA ») contient des dispositions complètes et tout à fait complexes sur les licences collectives étendues, couvrant à ce jour six différents domaines tout à fait spécifiques d’utilisation. Conformément à ces dispositions, des accords sur l’exploitation d’œuvres peuvent être conclus avec une organisation qui représente un nombre substantiel d’auteurs suédois dans le domaine concerné. En concluant un tel accord, un utilisateur peut aussi acquérir le droit d’exploiter des œuvres d’auteurs non représentés par l’organisation. Sans le support de la législature, cela ne pourrait naturellement pas être possible. L’intention, clairement énoncée, est de rendre plus facile pour un utilisateur, tel un télédiffuseur majeur ou câblodistributeur, d’acquérir, au moyen d’un accord avec l’organisation représentative, tous les droits dont l’utilisateur a besoin dans le cadre de ses activités, tout en permettant aux auteurs concernés de recevoir une rémunération raisonnable. Pour l’utilisateur, c’est le répertoire complet et illimité qui l’attire et, pour une bibliothèque publique, c’est probablement mieux exprimé comme la collection complète des œuvres alors couvertes par la licence. Tant les œuvres des Suédois que celles de n’importe quel étranger sont ainsi comprises dans un ECL. Les intérêts d’auteurs non représentés par l’organisation sont sauvegardés selon certaines règles de protection, par exemple des dispositions touchant le droit à rémunération sur la même base que ceux des membres qui sont contractuellement représentés par l’organisation, et la possibilité d’interdire l’exploitation. S’il n’y avait aucune possibilité pour des auteurs de sortir du système des licences 17. Voir Prop. 2008/09 :187. La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue 333 collectives étendues, cela aurait eu peu de chance de respecter les exigences de la Convention de Berne ou de la Convention de Paris18. Pour l’instant, un seul ECL a un effet étendu dans le cas d’ententes avec des organisations représentant un nombre substantiel d’auteurs suédois dans le domaine concerné. Des exigences correspondantes existent aussi concernant la perception de la « redevance pour copie privée », désignée sous kassettavgift, articles 26 k) – 26 m) SCA, et la rémunération sur le droit de revente, à savoir le droit de suite, article 26 j). Cette exigence se retrouve également dans la disposition relative à la licence obligatoire de l’article 47 SCA sur le droit à rémunération « des producteurs de phonogrammes et des artistes interprètes » pour l’exécution en public et la communication au public de leurs enregistrements sonores et de leurs prestations, une sorte de licence obligatoire structurée selon le même arrangement collectif que les licences collectives étendues à certains égards. Cependant, l’accent mis sur les auteurs suédois (ainsi que les artistes interprètes et les producteurs) pour enclencher l’effet de ces dispositions est bien sûr discutable, pour ne pas dire plus, dans une perspective non-discriminatoire de l’Union européenne. Cela a déjà été matière à conflit en relation avec la mise en œuvre de la Directive de la Commission européenne sur le droit d’auteur dans la société de l’information19, où l’on a noté qu’il y avait là motif pour revoir si c’est une délimitation appropriée pour des organisations de représenter un nombre substantiel d’auteurs suédois20. Le Danemark a modifié ses dispositions législatives équivalentes après la découverte par la Commission européenne qu’elles étaient en violation avec l’interdiction de discrimination contenue dans le Traité de la CE. Les autres pays nordiques ont par la suite fait des modifications similaires. Les termes de référence de l’enquête édictent qu’il y a aussi motif en Suède à supprimer ladite limitation d’un nombre substantiel d’auteurs suédois et à examiner en quoi d’autres critères seraient exigés pour que les systèmes fonctionnent de manière transparente, efficace et neutre concurrentiellement à partir de perspectives des « titulaires de droits » et des « utilisateurs ». 18. RIIS (Thomas) et al., Extended Collective Licenses and the Nordic Experience- It’s a Hybrid but is it a VOLVO or a Lemon ?, disponible à : <http://ssrn.com/abstract=1535230>, et dans (2012), 22:4 Journal of Law & Arts 10-12. 19. Voir la note 7, supra. 20. Voir Prop. 2004/05 :110, p. 144 et 247. 334 Les Cahiers de propriété intellectuelle Selon les termes de référence, l’enquête avait également pour but d’examiner les exigences équivalentes dans les dispositions sur la redevance pour copie privée, article 26 m) SCA, la rémunération sur le droit de revente, article 26 p), et le droit à rémunération des artistes interprètes et des producteurs d’enregistrements sonores, article 47. Ainsi, il est maintenant proposé que la disposition générale sur la licence collective étendue à l’article 42 a) SCA soit modifiée afin qu’une organisation qui est la plus représentative et la mieux placée pour représenter les auteurs des œuvres dans le domaine exploité en Suède soit autorisée à conclure des accords dans lesquels des licences collectives ont un effet étendu. En adhérant à une organisation qui représente les auteurs des œuvres dans le domaine exploité en Suède, la législation répond aux demandes de normes de l’Union européenne relativement à la non-discrimination en mettant de l’avant l’élément de connexion comme des œuvres présentement utilisées en Suède, que les œuvres aient été créées par des ressortissants de la Suède ou par des étrangers. 5.3 Quelles organisations doivent être autorisées à conclure des accords conformément aux règles sur les licences collectives étendues ? Étroitement liée, mais d’une nature fondamentalement différente, à laquelle des critères autres devraient s’appliquer au lieu de l’exigence qu’une organisation représente un nombre substantiel d’auteurs suédois, demeure la question de savoir si une ou plusieurs organisations devraient être autorisées à conclure des accords dans le même domaine du droit d’auteur. Dans les autres pays nordiques, cette question a été résolue en instituant un système basé sur une concession par une autorité publique à une organisation qui peut ainsi conclure des accords accomplissant l’effet étendu aux auteurs non-membres. Ceux-ci appliquent une politique permettant à une seule organisation d’avoir la concession dans un domaine spécifique de droit d’auteur21. En Suède, les dispositions sur la licence collective étendue stipulent seulement que l’on doit avoir conclu un accord avec une organisation représentant un nombre substantiel d’auteurs suédois dans 21. Voir ROSÉN (Jan), Administrative Institutions in Copyright – notes on the Nordic Countries – Institutions administratives du droit d’auteur / Copyright – Administrative Institutions, éd. GENDREAU (Ysolde) (Montréal 2001). La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue 335 le domaine, article 42 a). Des formulations semblables apparaissent dans les dispositions mentionnées ci-dessus sur la redevance pour la copie privée, article 26 m), la rémunération sur le prix de revente, article 26 p), et le droit de rémunération pour les artistes interprètes et les producteurs d’enregistrements sonores en vertu de l’article 47, troisième paragraphe. Eu égard à la question de la rémunération sur le droit de revente, la Cour suprême de la Suède a décidé que cette disposition signifie que plus d’une organisation peut être habilitée à réclamer une rémunération, mais que certaines conditions doivent s’appliquer en ce qui regarde la structure de l’organisation et sa stabilité22. En rapport avec la mise en œuvre de la Directive sur le droit d’auteur dans la société de l’information, le Conseil suédois sur la législation a noté que des problèmes pourraient surgir comme une conséquence pour plusieurs organisations étant autorisées à revendiquer une redevance pour copie privée ou à signer des accords portant sur des licences collectives étendues23. À la lumière de ceci, il devrait y avoir un examen prudent quant à savoir si l’on devrait permettre à plusieurs organisations dans le même domaine d’opérer dans le domaine de la licence collective étendue, ou si seulement une organisation devrait être autorisée à conclure des accords dans le domaine. Un examen semblable a été requis relativement à la redevance pour copie privée, à la rémunération sur le droit de revente et au droit de rémunération pour les artistes interprètes et les producteurs d’enregistrements sonores. Le commissaire spécial a proposé la chose suivante : le nouveau libellé « d’une organisation qui est la plus représentative et qui représente le mieux les auteurs des œuvres dans le domaine » précise que, en vertu de la disposition générale de la CSA sur les licences collectives, une seule organisation peut être autorisée dans un domaine donné à conclure des accords dans lesquels des licences collectives ont un effet étendu ou à percevoir la rémunération visée. Cette déclaration a besoin d’une clarification : comme la proposition ne prévoit pas spécifiquement un système de concession – peut-être exécuté par le gouvernement lui-même– comme c’est le cas dans les autres pays nordiques, cela relève plutôt de quelque chose à être traité par les parties contractantes dans le marché ou, en cas de désaccord grave, par un tribunal civil. 22. Voir NJA 2000, p. 178, BUS c. DUR. 23. Voir Prop. 2004/05:110, p. 563. 336 Les Cahiers de propriété intellectuelle Les observations suivantes du commissaire spécial abordent la question. D’une part, tant que les organisations représentent des auteurs dans des domaines différents ou des sous-domaines et qu’elles ne rivalisent pas l’une avec l’autre, aucun problème ne surgirait normalement dans la détermination de l’entité compétente à conclure des accords avec l’effet étendu de la licence collective. D’autre part, des problèmes peuvent surgir dans la détermination de la compétence des organisations lorsque celles-ci rivalisent l’une avec l’autre et qu’elles représentent des auteurs dans les mêmes domaines ou sousdomaines. Comme mentionné précédemment, il pourrait être possible que les organisations se regroupent afin de constituer une partie à l’accord, par exemple si elles sont seulement représentatives dans un tel cas. Si, dans un domaine spécifique ou un sous-domaine, plusieurs organisations existent là où elles peuvent être individuellement considérées comme suffisamment représentatives, il serait suffisant, d’après le commissaire, si un accord avec une seule d’entre elles était conclu, de donner à l’accord l’effet de la licence collective étendue. L’utilisateur ne peut pas être requis de conclure des accords supplémentaires avec les autres organisations ou avec l’une d’entre elles. Un tel accord ne fournirait pas à l’utilisateur des droits supplémentaires ou une rémunération additionnelle aux auteurs, mais il compliquerait seulement l’image et le système de paiement. Ceci serait en conflit avec le but sous-jacent du système d’entente sur la licence collective étendue. Il ne peut non plus avoir été dans l’intention du législateur d’exiger d’un utilisateur qu’il conclue des accords avec chacune des organisations là où chacune agit en toute représentativité. Selon les observations de l’enquête du commissaire spécial, cela peut être relié au fait que les réseaux de distribution selon les licences collectives étendues, comme celles présentement utilisées par les organisations de perception et de distribution de la rémunération, fonctionnent bien et que la rémunération versée aux organisations d’ayants droit sur la base des dispositions relatives à la licence collective étendue le soit en fait et que ces réseaux atteignent les titulaires de droits, incluant ceux non représentés par les organisations. Bref, rien n’a émargé laissant supposer qu’il y ait des irrégularités concernant des paiements. La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue 337 En général, on considère la concurrence afin de promouvoir l’efficacité administrative et la tarification. Au cours de l’enquête, on a suggéré de concevoir la nouvelle loi de telle manière à encourager la concurrence. En effet, les termes de référence mentionnent la concurrence comme un facteur positif qui devrait être équilibré contre d’autres avantages, dont la clarté et la transparence. La concurrence entre deux organisations ou plus qui représentent des auteurs ou d’autres titulaires de droits peut surgir sous deux considérations différentes. Les organisations peuvent rivaliser l’une avec l’autre, d’une part, par rapport aux auteurs ou aux titulaires de droits dans le respect de la meilleure gestion des droits et, d’autre part, par rapport aux utilisateurs relativement aux meilleurs accords touchant à l’utilisation. Dans l’avis du commissaire, la libre concurrence, comme question de principe, devrait exister par rapport aux membres. À titre d’auteur ou de titulaire de droits, il pourrait choisir l’organisation en laquelle il a le plus confiance pour gérer ses droits. En pratique, sous le régime actuel, qui permet à coup sûr plus d’une organisation dans chaque domaine du droit d’auteur, une telle liberté de choix est présente seulement à une échelle très limitée ; généralement parlant, il y a de facto une seule organisation dans chaque domaine. Dans les presque cinquante années d’utilisation de la SCL en Suède, nous n’avons jamais vu deux organisations rivales intervenir activement dans le même domaine. L’intérêt dans l’établissement d’une « nouvelle » organisation, en plus de celle déjà en place, a été jusqu’ici extrêmement bas. Une raison pour expliquer ce fait pourrait être, par comparaison, le vaste degré d’expérience, les contacts et l’administration nécessaires à la gestion des droits d’une façon efficace. Ceci peut, cependant, changer au fil du temps. Les nouvelles dispositions de la SCA devraient en tenir compte. Au regard de la question de la concurrence au chapitre des utilisateurs, il n’y a pas de réponse claire. Autrement dit, il n’est pas évident que les utilisateurs seraient libres de choisir de conclure des accords avec l’organisation qui offre les meilleures conditions quant à l’utilisation. Les organisations représentent leurs membres et, donc, elles ont seulement une portée limitée eu égard aux accords qu’elles peuvent offrir aux utilisateurs. En principe, seul le coût administratif lié à leur gestion est soumis à la variation et la concurrence. Pour les utilisateurs, l’alternative à une licence collective étendue serait de négocier directement avec les auteurs ou les titulaires de droits. Du point de vue des utilisateurs, il n’y a 338 Les Cahiers de propriété intellectuelle aucune liberté de choix s’ils souhaitent utiliser une certaine œuvre ou matière. En conséquence, le droit exclusif constitue en soi une sorte de monopole auquel, cependant, sont rattachées certaines limitations nécessaires afin de satisfaire certains intérêts publics et privés. Le fait que les organisations tiennent une certaine position monopolistique a été accepté dans le droit communautaire européen et la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») a longtemps vu une concentration considérable du marché – en fait une position dominante – de la part des titulaires de droits comme étant nécessaire afin d’obtenir des résultats raisonnables par rapport à la négociation avec des grandes entreprises d’utilisateurs, comme les radiodiffuseurs et les télédiffuseurs et d’autres entreprises dans le marché de masse24. Une organisation considérée tenir une position dominante sur le marché ne doit cependant pas employer abusivement cette position en faisant des demandes déraisonnables. Un tel usage abusif peut consister dans la demande d’un prix trop élevé qui ne reflète pas une relation raisonnable à la valeur économique de la transaction. Le mauvais usage peut aussi consister dans la demande d’un certain modèle de rémunération25. La CJUE n’a trouvé aucun mauvais usage dans l’affaire Kanal 5, car la demande d’un modèle de rémunération était en soi acceptable. Il pourrait, selon la CJUE, constituer dans certaines circonstances un usage abusif, notamment si une autre méthode de calcul de la rémunération aux auteurs existait, lequel aurait permis d’identifier et de quantifier de plus près l’utilisation du matériel protégé par un droit d’auteur. La CJUE a, dans un certain nombre de décisions, fait preuve d’une considérable compréhension des problèmes des auteurs (et de leurs successeurs en titre) d’un point de vue pratique et administratif lors de l’obtention d’une rémunération raisonnable dans les marchés de masse26. L’opinion de la CJUE dans l’affaire Kanal 5 (par. 40) a déclaré que, même si des méthodes de calcul plus détaillées étaient souhaitables afin d’éviter l’usage abusif d’un point de 24. Voir RIIS (Thomas), « Kollektiv forvaltning og konkurrenceretlige spørgsmål » (Collective management and competition law questions), (juin 2009), NIR, p. 621. 25. Voir, par exemple, jugement du 11 décembre 2008, Affaire C-52/07, Kanal 5 Ltd. c. Föreningen Svenska Tonsättares Internationella Musikbyrå (STIM) upa, [2008] ECR I-9275, en particulier les paragraphes 28 – 40 et les références à des décisions antérieures. 26. Voir l’affaire C-395/87, Ministère public c. Jean-Louis Tournier [1989] ECR 2521. La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue 339 vue de la concurrence, un modèle de rémunération doit toujours être basé sur des buts légitimes fondamentaux, de sauvegarde des intérêts des auteurs, et que des systèmes plus précis et détaillés d’attribution d’une licence et de perception ne doivent pas aboutir à une augmentation disproportionnée des coûts d’administration des accords et au contrôle de l’utilisation des œuvres protégées par un droit d’auteur. Ceci parle évidemment en faveur d’une administration concentrée des droits dans les marchés de masse. En termes pratiques, des problèmes apparaissent rarement dans l’application de la législation suédoise existante. Dans la plupart des domaines d’ECL, il est plus ou moins évident que l’organisation est habilitée à conclure des accords avec l’effet de licence collective étendue. Dans les domaines de la photographie et des images fixes, il y a cependant plusieurs organisations où chacune se considère elle-même compétente à conclure des accords selon l’article 42 c) de la Loi sur le droit d’auteur. De nouvelles organisations peuvent aussi naître et, lorsque la restriction aux auteurs suédois est supprimée, des organisations étrangères peuvent entrer dans le marché suédois de la licence collective étendue. Partant de la position qu’un utilisateur devra conclure, pour une exploitation spécifique, un seul accord pour chaque période de temps, c’est-à-dire pendant une certaine durée de l’accord, l’enquête du commissaire spécial ne pouvait pas voir de problèmes dans le concept à l’effet que plusieurs organisations pouvaient à la fois être compétentes à conclure des contrats de licence collective étendue dans le même domaine. Par ailleurs, on doit présumer qu’un système qui exige qu’une seule organisation dans chaque zone (ou partie d’un domaine) soit compétente à conclure des accords avec un effet de licence collective étendue a quelques avantages, par exemple en ce qui concerne la clarté. Ceci est particulièrement évident par rapport aux utilisateurs, mais aussi par rapport aux auteurs, aussi bien ceux représentés que ceux qui restent à l’extérieur, et par rapport aux organisations elles-mêmes. La législation dans les autres pays nordiques ne contient, comme cela a été dit, aucune disposition explicite reliée au nombre d’organisations compétentes qui peuvent conclure un accord avec l’effet de licence collective étendue. Le système de concession implique cependant, en pratique, qu’une seule organisation dans chaque domaine détient une telle compétence ou que les organisations coo- 340 Les Cahiers de propriété intellectuelle pèrent. Par conséquent, la proposition de l’enquête n’empêche pas une organisation autre que celle qui a conclu l’entente avec l’effet de licence collective étendue, avec une certaine période de temps, de conclure un accord ultérieur dans ce domaine à la prochaine occasion si cette autre organisation respecte les critères pour être la plus représentative et qu’elle prend le mieux en compte les intérêts des auteurs. Le système maintenant proposé signifierait que les utilisateurs ne peuvent négocier qu’avec une seule organisation dans chaque domaine. Ils ne pourraient pas, par conséquent, choisir l’organisation qui, à leur avis, leur donne les meilleures conditions d’utilisation, c’est-à-dire le prix le plus bas. La Loi sur le droit d’auteur pour la protection des droits des auteurs ne peut pas vraiment, en principe, prévoir un système qui constituerait une pression à la baisse sur le revenu des auteurs. En conclusion, le commissaire spécial a considéré que les avantages dépassent les inconvénients quant au régime résultant d’une organisation unique dans chaque domaine qui est présumée compétente à conclure un accord avec l’effet de licence collective étendue. Sur la base de ces considérations, et comme le commissaire spécial n’a pas trouvé d’obstacles selon la législation de l’Union européenne ou la jurisprudence de l’Union européenne, il a conclu qu’une seule organisation dans chaque domaine ou dans une partie de domaine devrait avoir la compétence de conclure des accords avec un effet de licence collective étendue. 5.4 Numérisation des actifs des bibliothèques Le commissaire spécial propose un élargissement de la disposition sur la licence collective étendue à l’article 42 d) de la SCA afin de la rendre plus simple pour des bibliothèques et des services d’archives, pour numériser des œuvres dans leurs collections et pour les rendre accessibles, par exemple, en les communiquant au moyen de l’Internet. On propose donc que l’article 42 d) de la Loi sur le droit d’auteur i) couvre toutes sortes de production de copies en toutes formes et ii) rende disponibles des œuvres au public qui ne peuvent pas être reproduites de toute façon en vertu de certaines exceptions expresses dans la SCA. En conséquence, les bibliothèques pourraient numériser et communiquer leurs dépôts d’actifs sur des écrans, non seulement aux visiteurs dans leurs locaux, mais aussi les rendre disponibles en ligne. Pour l’instant, les bibliothèques doivent La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue 341 accomplir cela sur la base de contrats individuels œuvre par œuvre – ce qui ne fonctionne simplement pas en pratique. De plus, on propose qu’un amendement soit apporté afin d’améliorer des occasions pour des services d’archives et des bibliothèques de rendre disponibles dans leurs propres locaux des œuvres contenues dans leurs collections, c’est-à-dire que s’ils possèdent déjà une copie numérique légale, ils peuvent aussi l’afficher sur des écrans dans leurs locaux, malgré le fait qu’une telle utilisation constituerait une communication au public et qu’elle serait autrement défendue. 5.5 Œuvres et prestations d’artistes apparaissant dans les programmes de radio et de télévision Un problème pratique majeur d’aujourd’hui en radiodiffusion suédoise, c’est le fait qu’aucune licence collective étendue ne couvre les nouvelles utilisations d’une émission de télévision dans l’environnement de l’Internet, c’est-à-dire pour ce qui est souvent appelé la « Web télé ». Un organisme de radiodiffusion doit donc négocier individuellement tous les éléments de droit d’auteur compris dans un programme de télévision si cet organisme voulait afficher le programme dans son propre site Web, le communiquant ainsi au public. Actuellement, aucune licence collective étendue ne couvre cette situation de communication au public, non plus que ce qui est disponible sur le Web, se limitant à la radiodiffusion. On recommande maintenant une libération plus simple des droits pour les organismes de radio et de télévision pour des programmes rendus disponibles à la demande des individus, par exemple au moyen de l’Internet, après le temps de transmission régulièrement prévu. La proposition élargit la disposition de licence collective étendue prévue à l’article 42 e) SCA concernant la radiodiffusion et la diffusion des émissions de télévision. Selon la proposition, la disposition de licence collective étendue couvrirait toute la communication au public et non uniquement les émissions. De plus, on recommande que ladite disposition couvre une telle reproduction nécessaire en vue de rendre possible la communication. On propose également que la même disposition englobe les prestations des artistes interprètes de certaines œuvres littéraires en vertu de l’article 45 SCA, aussi bien que certains enregistrements sonores sous l’article 46 SCA. 342 Les Cahiers de propriété intellectuelle 5.6 Une licence collective étendue spécifique Toutes les licences collectives étendues existantes sont valables pour des buts très spécifiques et pour des œuvres de domaines bien définis et des utilisations. La supposition sous-jacente de base est que ces licences étendues devraient seulement être exécutées dans des domaines où les principes de droit privé ordinaires de droit d’auteur ne fonctionnent pas bien, c’est-à-dire si des contrats individuels ne peuvent pas être employés pour des libérations de droits nécessaires. Avant la proposition, la législature décidait ce qui serait couvert. Maintenant, on recommande que la disposition générale sur des licences collectives étendues soit complétée en ce qui concerne la portée d’une licence étendue potentielle. Cela offre la possibilité de conclure des accords en vertu desquels des licences collectives ont un effet étendu dans des domaines autres que ceux indiqués dans le SCA. Ceci serait connu comme des licences collectives étendues spéciales ou (si non adéquatement exprimé) comme une licence collective étendue générale. La proposition exigerait que les conditions suivantes soient rencontrées : i) l’accord doit s’appliquer à un domaine limité et bien défini ; ii) un accord en vertu duquel une licence collective a un effet étendu doit être une condition préalable à l’exploitation ; iii) l’accord doit être par écrit et contenir des informations dans le sens où l’« intention des parties » est que la licence collective ait étendu l’effet. Plus loin, des dispositions protectrices spéciales seront présentées, selon lesquelles, parmi d’autres choses, l’auteur aura toujours le droit de déposer une interdiction d’exploitation. Cette nouveauté existe déjà dans la Loi sur le droit d’auteur du Danemark. Évidemment, ceci est un mandat fort pour les acteurs sur le marché et il exprime une croyance forte en leur capacité de respecter les prérequis exposés, de respecter la transparence et de convenir de termes justes pour toutes les parties. On doit cependant observer qu’au Danemark le système concessionnel prévoit le contrôle d’une autorité publique, tandis que la proposition suédoise est construite en supposant que les parties contractantes sur le marché puissent entrer dans un instrument de licence collective étendue spéciale d’une façon acceptable. La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue 343 6. CONCLUSION La licence collective étendue s’est avérée un réel succès dans les pays nordiques et elle a bien servi dans des domaines définis pendant plus de 50 ans. En résumé des avantages de la construction du régime ECL des pays nordiques, il faudrait tout d’abord et avant tout souligner qu’il a une fonction significative dans les utilisations massives virtuelles d’œuvres protégées et d’objets de droits connexes où des licences individuelles se sont avérées un échec, c’est-à-dire lors d’occasions où aucune libération de droits n’est possible ou pratiquement faisable. La reproduction savante, la radiodiffusion et la retransmission, aussi bien que des utilisations du Web, en sont de vrais exemples. La formule ECL reconnaît ainsi qu’un certain « collectivisme » doit être un élément dans l’accomplissement de la libération efficace de droits, en réalisant en même temps qu’aucune organisation de gestion collective ne pourra jamais représenter tous les titulaires de droits pertinents, ni même dans une catégorie étroitement structurée des œuvres protégées, encore moins sur une base internationale. Des qualités évidentes se trouvent dans le régime, dont sa grande efficacité atteinte, soit un guichet unique offrant à l’utilisateur un répertoire complet dans la catégorie donnée des œuvres, basé sur des termes équitables négociés par les parties prenantes et, bien sûr, la possibilité de sortie pour les titulaires de droits non intéressés, bien qu’étant aussi rémunérés sur un pied d’égalité avec les ayants droit couverts par l’entente. En conséquence, un utilisateur peut disposer de tout le matériel du genre couvert par l’entente et les titulaires de droits non représentés sont assurés d’un traitement égal, d’un droit à rémunération individuelle et, dans la plupart des cas (les retransmissions constituant l’exception), d’un droit d’interdire l’utilisation, c’est-à-dire d’un droit de sortie. Ainsi, il est important de souligner que les utilisateurs et des représentants des organisations de gestion collective de droits concluent les accords appropriés sur la base de libres négociations et que les termes de l’accord sont de par la loi applicables aux titulaires de droits non représentés – un véritable effet d’extension de l’entente étant alors effectué avec le support du législateur. De là, les utilisateurs sont protégés contre des réclamations postérieures de titulaires de droits non représentés. 344 Les Cahiers de propriété intellectuelle Quant aux œuvres orphelines, quelle que serait la définition de ce phénomène, elles cessent simplement d’être une question en tombant dans le domaine d’application du régime ECL statutaire, réalisé par des parties contractantes compétentes. C’est parce qu’un ECL touche toujours aux catégories d’œuvres, ou des objets de droits connexes, et non pas au statut individuel d’une œuvre comme étant, par exemple, d’un titulaire de droits reconnu (ou à peine reconnaissable). Le statut d’orphelin cesse alors d’être un « problème » particulier. De là, les pays nordiques ne voient aucun bénéfice dans l’adoption des principes du projet actuel européen de Directive OW. Dans ses versions ultérieures, le projet de Directive OW rend hommage au régime ECL des pays nordiques comme étant une alternative acceptée en vue de la mise en œuvre du projet, si cela était réalisé27. Aussi, les limites de la construction d’un ECL sont tout à fait évidentes. En autant que la dissémination en ligne est concernée, il faut accepter que les législateurs nationaux ne puissent pas offrir un effet étendu aux utilisations à l’intérieur des frontières de juridictions étrangères. De là, le régime n’est pas un gage de réussite comme véhicule d’un système simplifié d’attribution de licences pour l’UE entière, encore moins comme un système de guichet unique au sein de l’Union. Certainement, un principe de reconnaissance mutuelle à l’échelle de l’Union européenne du statut d’une œuvre ne peut pas être généré en vertu, par exemple, d’une licence suédoise basée sur le régime statutaire de l’ECL dans le SCA. 27. Voir l’article 7 du projet de Directive OW ci-après : Art. 7 « Octroi d’une licence collective étendue 1. Les États membres stipuleront qu’une convention collective entre une société de gestion collective et une bibliothèque publiquement accessible, un établissement d’enseignement, un musée ou un service d’archives, une cinémathèque ou une organisation de radiodiffusion, qui est impliqué dans la mise à disposition, au sens de l’article 3 de la Directive 2001/29/EC, d’une catégorie donnée d’œuvres peut être étendue aux titulaires de droits de la même catégorie qui ne sont pas représentés par la société de gestion collective, sans tenir compte que de telles œuvres soient des œuvres orphelines en vertu de l’article 2, à la condition que : – le titulaire de droits non représenté ait, en tout temps, la possibilité d’exclure de l’extension de l’entente collective ses œuvres et d’exercer ses droits individuellement ou collectivement, et – l’entente s’applique uniquement aux œuvres publiées la première fois dans cet État membre. 2. Cet article ne s’appliquera pas aux œuvres cinématographiques, incluant les œuvres créées par un procédé analogue à la cinématographie. 3. Les États membres s’assureront que, lorsqu’une entente collective est étendue conformément au paragraphe 1, la société de gestion collective maintient des rapports publiquement accessibles des titulaires de droits qui n’ont pas été identifiés ou localisés. » La diffusion en ligne et le régime de licence collective étendue 345 Il est cependant clair que l’UE peut risquer d’utiliser le modèle de l’ECL dans d’autres situations que celles de la Directive Sat/Cab, comme décrit précédemment, en essayant ensuite de mener à bonne fin une solution paneuropéenne, au moins pour certains types d’utilisations et des sortes particulières d’œuvres28. Par ailleurs, quant au côté négatif, vu d’une perspective holistique de l’Union européenne, le modèle d’ECL exige une structure organisationnelle très bien développée, transparente et efficace dans chaque juridiction concernée. Il est probablement fortement invraisemblable qu’une seule solution, comme celle des pays nordiques, puisse être appliquée à tous les types d’œuvres, de domaines et de territoires. Mais il se pourrait peut-être que l’attribution d’une licence transfrontalière d’utilisations massives d’œuvres protégées par un droit d’auteur et d’objets de droits connexes ne puisse jamais être entièrement harmonisée – au moins pas au point de ne pas laisser l’octroi d’une licence de droit d’auteur être une préoccupation nationale. En conséquence, la territorialité très distincte du droit d’auteur, toujours pertinente aussi au sein de l’UE, est l’obstacle principal à la recherche de solutions universelles à l’octroi d’une licence en ligne transfrontière ou à une libération des droits efficace pour des utilisations de masse ou d’œuvres protégées, cela étant essentiellement le départ pour les acteurs sur le marché et les titulaires de droits de faire face aux différences nationales. 28. Voir AXHAM (Johan) et al., « Cross-border extended collective licensing: a solution to online dissemination of Europe’s cultural heritage. Final report prepared for Europeana Connect » (août 2011), IVIR, University of Amsterdam. Vol. 24, no 2 Analyse quantitative et qualitative du problème des œuvres orphelines : un point de vue états-unien Daniel Gervais et David R. Hansen* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 349 1. DÉFINIR LE PROBLÈME POSÉ PAR LES ŒUVRES ORPHELINES. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 351 1.1 L’approche du Copyright Office des États-Unis . . . . 351 1.2 L’approche de Google Books. . . . . . . . . . . . . . . 355 1.3 Licences collectives étendues (ou élargissement de répertoire) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 356 1.4 L’approche de l’Union européenne . . . . . . . . . . . 358 2. LA TAILLE ET LA NATURE DU PROBLÈME DES ŒUVRES ORPHELINES . . . . . . . . . . . . . . . . 359 2.1 Le nombre d’œuvres orphelines . . . . . . . . . . . . 360 2.2 La gravité du problème . . . . . . . . . . . . . . . . . 363 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 365 © Daniel Gervais et David R. Hansen, 2012. * Daniel Gervais est FedEx Research Professor of Law à la Faculté de droit de l’Université Vanderbilt et David R. Hansen est le Digital Library Fellow à la Faculté de droit de l’Université Berkeley. 347 INTRODUCTION Deux questions fondamentales se posent au regard des œuvres orphelines. La première est de nature qualitative et plutôt théorique : quelle est exactement la nature du problème que pose l’absence de « parents » pour les utilisateurs d’une œuvre protégée par droit d’auteur1 ? La seconde est de nature quantitative et d’ordre pratique : quelle est la taille du problème et vaut-il la peine de s’y intéresser ? Les réponses à ces deux questions sont essentielles pour élaborer et comprendre les solutions avancées pour remédier à la situation. Bien que ces deux questions ne soient pas nouvelles, la réponse à la première semble varier en fonction du type d’utilisateur (ou d’utilisation). La réponse à la seconde reste difficile à estimer avec précision. Dans ce bref article, nous tenterons non seulement d’apporter un début de réponse mais aussi et, surtout, d’identifier les domaines où des recherches supplémentaires sont nécessaires. Commençons donc par définir l’objet de notre étude. La description la plus couramment utilisée de la notion d’œuvre orpheline aux États-Unis est celle adoptée par le Copyright Office dans son Avis d’enquête publique relatif aux œuvres orphelines et dans le rapport publié à la suite de cette enquête : Œuvre orpheline [est] un terme utilisé pour décrire la situation où le propriétaire d’une œuvre protégée par droit d’auteur ne peut être identifié et localisé par une personne qui souhaite obtenir l’autorisation du détenteur du droit d’auteur, dont elle a besoin pour faire usage de l’œuvre.2 1. Un « parent » dans ce contexte est une personne en mesure d’octroyer une autorisation d’utilisation, ou son représentant. 2. Register Of Copyrights, Report on Orphan Works (Washington, 2006), p. 1. Disponible à l’adresse <http://www.copyright.gov/orphan/orphan-report-full.pdf> (ciaprès appelé le « Rapport du Register of Copyrights »). Tous les documents étatsuniens cités dans cet article ont été publiés en langue anglaise. Les traductions (par les auteurs) sont non officielles. 349 350 Les Cahiers de propriété intellectuelle Cela dit, il y a une autre façon de définir le problème. L’impossibilité pour les titulaires de droits et les utilisateurs potentiels de leurs œuvres de se mettre en rapport afin de négocier une autorisation d’utilisation a conduit certains experts à considérer les œuvres orphelines dans le cadre d’un plus grand problème de défaillance du marché. Ceci a eu pour effet d’élargir considérablement l’univers des œuvres considérées comme orphelines, car les propositions visant à remédier à ce problème traitent comme œuvres orphelines pratiquement toutes celles qui ne sont plus disponibles dans le commerce, mais néanmoins encore protégées par droit d’auteur, que l’ayant droit soit connu ou non. D’autres experts ont suggéré des solutions telles que les licences collectives étendues (« ECL »), que nous préférons nommer élargissements de répertoire, bien connues dans les pays nordiques. Ces ECL ont essentiellement pour objectif de permettre l’utilisation d’un grand nombre d’œuvres sans devoir trouver le titulaire de droits (afin de négocier une autorisation), mais sans pour cela entrer dans le champ des exceptions proprement dites, car ces ECL sont octroyées généralement en échange du paiement du tarif applicable pour la catégorie d’œuvres et du type d’utilisation dont il s’agit. Ce système semble particulièrement justifié pour les utilisations qui ne sont pas permises par une exception au droit d’auteur, mais demeurent particulièrement sensibles aux coûts de transaction élevés, qui correspondent souvent dans les faits pour ces utilisations à une défaillance du marché. S’agissant de la taille réelle du problème dont il s’agit, si on la mesure à l’aune du nombre d’œuvres considérées comme orphelines, ou de la valeur de ces œuvres lorsqu’elles étaient disponibles dans le commerce, il est raisonnable de conclure que le problème est pour le moins significatif. Les estimations les plus récentes restent encore relativement vagues, mais varient d’au moins plusieurs centaines de milliers à des dizaines de millions d’œuvres, même si on se limite aux œuvres exploitées dans le commerce3. Il est encore plus difficile d’évaluer les coûts sociaux et économiques de la sous-utilisation (licite) des œuvres orphelines et des inconvénients posés aux utilisateurs de ces œuvres. En effet, malheureusement, les données disponibles sont presque entièrement basées sur des preuves anecdotiques. Cela dit, nous sommes d’avis – et les études disponibles le 3. Le nombre réel est presque infini puisque chaque courriel et chaque blogue est potentiellement une œuvre protégée, étant donné l’absence de formalités. Analyse quantitative et qualitative du problème des œuvres... 351 confirment – que le problème est important, même si les données sur la taille exacte du problème restent incomplètes. Ayant posé ce premier jalon, voyons maintenant les deux questions posées en introduction plus en détail. 1. DÉFINIR LE PROBLÈME POSÉ PAR LES ŒUVRES ORPHELINES On peut lier le problème des œuvres orphelines aux préoccupations, communes aux auteurs et aux utilisateurs, concernant la manière la plus efficace de faciliter le rapport entre eux et une éventuelle négociation destinée à autoriser l’utilisation d’une œuvre protégée. C’est sur ce point que les analyses du problème des œuvres orphelines divergent. Les définitions étroites de la notion d’œuvre orpheline se concentrent strictement sur l’incapacité d’un utilisateur potentiel d’identifier et de localiser le titulaire de l’œuvre protégée dont l’autorisation doit être obtenue. Les définitions plus larges y ajoutent les situations où l’utilisateur est en mesure de localiser le titulaire, mais est incapable d’obtenir (dans des conditions raisonnables) l’autorisation d’utiliser l’œuvre en cause. 1.1 L’approche du Copyright Office des États-Unis Lorsque le Copyright Office a sollicité, en janvier 2005, des commentaires sur les problèmes posés par les œuvres orphelines, il a posé directement la question de savoir comment la notion d’« œuvre orpheline » devait être définie4. L’avis d’enquête faisait allusion à plusieurs pistes de définition possibles, y compris la définition du type de recherche d’un titulaire de droits qui pourrait conduire à la désignation d’une œuvre comme « orpheline ». L’avis mentionnait aussi l’impact potentiel d’autres facteurs, en particulier le nombre d’années depuis la mise en circulation de l’œuvre (donc son « âge ») et l’existence ou non d’une mise en circulation publique (publication) de l’œuvre. En d’autres termes, selon l’avis, il est important de déterminer entre autres si une œuvre inédite (non publiée) peut être considérée comme orpheline au même titre qu’une œuvre publiée qui n’est plus disponible dans le commerce et dont le titulaire ne peut être localisé5. 4. Orphan Works Notice of Inquiry, 70 Fed. Reg. 3739, 3741 (26 janvier 2005). 5. Ibid. 352 Les Cahiers de propriété intellectuelle Le Copyright Office a publié en 2006 un rapport donnant suite à l’avis d’enquête et aux nombreux mémoires soumis en réponse à celui-ci. Il y décrit d’abord les commentaires reçus en réponse à l’enquête. Mais dans ce rapport, le Copyright Office prend parti et explique qu’il « semble y avoir un consensus dans le dossier selon lequel une ‘œuvre orpheline’ est une œuvre protégée pour laquelle un titulaire ne peut pas être identifié ou localisé, malgré le fait que l’œuvre soit ou ait été exploitée commercialement »6. Cela semble donc exclure les œuvres inédites et celles dont le titulaire est connu ou « trouvable », mais qui ne veut pas accorder une autorisation même si l’œuvre n’est plus exploitée. Le rapport ne laisse pas complètement de côté le contexte plus large de défaillance du marché et de la place qu’y jouent les œuvres orphelines. Il met l’accent sur les risques d’utilisation pour les utilisateurs potentiels : Dans la situation où le titulaire ne peut pas être identifié et localisé [...] l’utilisateur est confronté à une incertitude, car il ne peut pas déterminer si et dans quelles conditions le titulaire aurait permis l’utilisation de l’œuvre. Lorsque l’utilisation proposée va au-delà d’une exception au droit d’auteur (ou d’une licence non volontaire, le cas échéant), l’utilisateur ne peut pas réduire le risque de responsabilité pour une telle utilisation, car il y a toujours une possibilité, même lointaine, qu’un titulaire de droits même introuvable puisse intenter une action en contrefaçon.7 Il faut mettre cet énoncé en contexte. Les dommages préétablis aux États-Unis pour une œuvre enregistrée au Copyright Office peuvent se chiffrer à 150 000 $ par œuvre contrefaite8. Le risque est donc bien réel. En fait, le risque d’encourir une condamnation à payer des dommages préétablis, qui sont automatiquement accordés aux États-Unis dès lors que la contrefaçon porte sur une œuvre enregistrée au Copyright Office, est probablement le facteur qui pèse le plus lourd en faveur d’une solution simple et convaincante aux problèmes posés par l’utilisation d’œuvres orphelines. Le fait de concentrer ainsi le faisceau de l’analyse sur le risque de responsabilité face à des titulaires de droits introuvables au 6. Rapport du Register of Copyrights, note 2, p. 348. 7. Ibid., p. 5. 8. Loi sur le droit d’auteur (É.U.), Titre 17 du Code des États-Unis d’Amérique, art. 504(c)(2). Analyse quantitative et qualitative du problème des œuvres... 353 moment de l’utilisation mais qui se manifestent ultérieurement en a conduit plusieurs à vouloir résoudre le problème sous-jacent, à savoir trouver une meilleure façon de localiser les titulaires de droits9. On comprend donc la portée plus restreinte de la définition proposée par le Copyright Office. En fait, l’accent mis par le Copyright Office sur l’identification et la localisation des titulaires est tel qu’on peut le considérer dans les faits comme la caractéristique qui définit le problème10. Partant, la nature introuvable d’un titulaire et la façon de définir cette nature constituent les bornes du rapport et de la solution qu’il préconise. Le rapport indique à ce propos que : [b]ien que nous ayons renoncé à proposer une définition catégorique des « œuvres orphelines »... le terme dit ce que cela implique, à savoir que le ‘parent’ de l’œuvre est inconnu ou indisponible.11 Il est donc clair que le Copyright Office, comme nous venons de le préciser, a choisi d’exclure du problème les œuvres dont les propriétaires peuvent être localisés, mais qui demeurent insensibles aux demandes d’autorisation d’utiliser leurs œuvres même lorsque celles-ci ne sont plus disponibles dans le commerce12. L’approche du Copyright Office ne distingue pas formellement les œuvres orphelines en fonction de facteurs tels que leur âge ou leur statut (publiées ou non) mais ces critères demeurent certainement pertinents dans la détermination du niveau de difficulté à localiser le titulaire de droits (les œuvres plus anciennes et les œuvres inédites sont censées poser plus de difficultés à ce chapitre)13. Le rapport explique que les mémoires soumis en réponse à l’avis d’enquête ont en général refusé les « restrictions catégorielles » de la notion d’œuvre orpheline (notamment par type d’œuvres) et qu’ils ont souligné le fait que la condition sine qua non de l’existence d’une telle œuvre était le fait que le propriétaire ne pouvait être localisé, sans que cela ait nécessairement un lien avec l’âge de l’œuvre14. Ainsi, il paraît juste de décrire ce rapport comme ratissant relativement large sur les catégories d’œuvres qu’il serait disposé à inclure dans sa définition d’œuvres orphelines, mais en revanche limité en ce qui a trait à la taille du problème. Il cherche à remédier seulement 9. 10. 11. 12. 13. 14. Rapport du Register of Copyrights, note 2, p. 1. Ibid., p. 93. Ibid., p. 34. Ibid., p. 34 et 97. Ibid., p. 96. Rapport du Register of Copyrights, note 2, p. 79-80, et 100-103. 354 Les Cahiers de propriété intellectuelle au problème relativement grave, mais restreint, des titulaires non identifiables ou non localisables. Il est certes juste d’affirmer que les titulaires introuvables augmentent le risque que des utilisations non autorisées puissent déclencher une action en contrefaçon coûteuse, et ce, même par un demandeur qui n’a pas daigné se faire connaître et n’a pas confié le mandat d’autoriser les utilisations de ses œuvres à une tierce partie facile à identifier, comme une société de gestion collective par exemple. Mais on peut néanmoins regretter que le Copyright Office ait laissé de côté le problème plus vaste de la défaillance du marché qui survient lorsqu’une transaction avec un titulaire « trouvable » ne peut avoir lieu, soit parce que le nombre d’utilisations est trop grand (par exemple la numérisation de millions de livres), soit parce que l’utilisation d’une œuvre en particulier a une valeur (pour l’utilisateur) trop faible pour justifier une négociation15. La focalisation sur la réduction des risques posés aux utilisateurs réapparaît dans les recommandations de l’Office, qui visent essentiellement à restreindre par voie législative la gamme de recours que les titulaires introuvables peuvent obtenir d’un utilisateur qui peut démontrer qu’il a effectué une « recherche raisonnablement diligente » pour localiser le titulaire des droits16. L’approche du Copyright Office, qui reflète l’une des approches les plus courantes du problème des œuvres orphelines, a influencé le législateur. En effet, entre 2006 et 2008, le Congrès des États-Unis a examiné une série de projets de loi relatifs aux œuvres orphelines. Tous ces projets sans exception suivaient l’approche recommandée par le Copyright Office, soit l’imposition de limites aux recours disponibles contre un utilisateur après que celui-ci ait effectué une « recherche raisonnablement diligente », mais évitant la question des défaillances plus vastes du marché des autorisations17. Ces projets de lois contenaient des variantes uniquement au niveau des détails, notamment dans la définition de ce qui constitue un recherche diligente et dans les limites aux recours, en particulier les dommages préétablis. Il va de soi qu’un régime de ce type, s’il est perçu comme ayant pour objectif de réduire l’incertitude des utilisateurs potentiels, doit idéalement établir des normes claires, en particulier en ce qui con15. On retrouve ici les critiques traditionnelles du célèbre théorème de Ronald Coase. 16. Rapport du Register of Copyrights, note 2, p. 96. 17. Voir Orphan Works Act of 2006, H.R. 5439, 109th Cong. (2006) ; Orphan Works Act of 2008, H.R. 5889, 110th Cong. (2008) et Shawn Bentley Orphan Works Act of 2008, S. 2913, 110th Cong. (2008). Analyse quantitative et qualitative du problème des œuvres... 355 cerne la notion de recherche diligente, puisque celle-ci constitue la pierre de touche essentielle pour pouvoir bénéficier du régime. Un certain nombre d’articles dans les revues scientifiques et des propositions de « meilleures pratiques » dans ce domaine ont également accepté l’idée que l’identification et la localisation du ou des titulaires(s) de droits sont au cœur du problème. Ces propositions tendent donc à suggérer une discussion explicite de la notion ou du fonctionnement par une hypothèse implicite concernant ce que l’on entend par la notion d’« œuvres orphelines »18. En Europe, où les efforts pour répondre au problème des œuvres orphelines sont assez avancés, le débat suit également cette approche, bien que les questions plus larges liées aux défaillances du marché et aux œuvres non disponibles dans le commerce y soient également traitées, mais comme question connexe19. 1.2 L’approche de Google Books Le projet de règlement négocié par les parties à ce litige bien connu, mais finalement refusé par le juge Chin, était-il la meilleure solution au problème des œuvres orphelines ? On peut en douter. S’agissant en particulier des œuvres dont les propriétaires ne sont pas à proprement parler introuvables mais dont il est néanmoins difficile d’utiliser les œuvres en raison de l’incapacité à négocier une autorisation transactionnelle (au cas par cas), le débat concernant ce litige a certainement contribué à rendre le problème beaucoup plus visible. Le projet de règlement lui-même utilise du bout des lèvres le terme « œuvre orpheline »20 ; il aborde la question plus large de défaillance du marché. Marché qui peut être défini comme la disponibilité raisonnable d’autorisations d’utilisation d’œuvres qui ne sont pas ou plus disponibles dans le commerce. 18. Voir HUANG (Olive), « U.S. Copyright Office Orphan Works Inquiry : Finding Homes for the Orphans » (2006), 21 Berkeley Technology Law Journal 265 ; LANG (Bernard), « Orphan Works and the Google Book Search Settlement: An International Perspective » (2010-11), 55 New York Law School Law Review 111 et SAMUELSON (Pamela), « The Google Books Search Settlement as Copyright Reform », 2011 Wisconsin Law Review 479. 19. Voir i2010 : Digital Libraries High Level Expert Group, Copyright Subgroup, Final Report On Digital Preservation, Orphan Works, And Out-Of-Print Works (2008), disponible à l’adresse <http://ec.europa.eu/information_society/activities/ digital_libraries/other_groups/hleg/meetings/index_en.htm>. 20. Voir The Authors Guild Inc. v. Google, Inc., projet de règlement du 23 novembre 2090, dossier no 05 CV 8136-DC, au par. 3.8, p. 45 ; et au par. 7.2(b)(v), p. 95. 356 Les Cahiers de propriété intellectuelle Un projet de règlement modifié par les parties en 2009 (mais rejeté par le tribunal) est intéressant à cet égard. Il définit l’expression « disponible dans le commerce » comme signifiant « au sujet d’un livre, que le titulaire de droits sur ce livre, ou un agent désigné par le titulaire de droits, est, à l’époque en question, en mesure d’offrir le livre (autres que les exemplaires provenant d’une bibliothèque participant au programme de numérisation) neuf, à des vendeurs partout dans le monde, à travers un ou plusieurs canaux commerciaux [...] »21. Les livres qui sont orphelins, selon cette définition, sont ceux dont les titulaires de droits ne peuvent pas être localisés, qui seraient inclus dans cette définition, mais aussi tous les livres qui sont simplement difficiles à trouver ou à acheter. Le projet de règlement aurait donc permis d’accéder à deux types d’œuvres d’une manière commune en octroyant à Google ce qui aurait constitué dans les faits une « licence obligatoire »22 d’utilisation de ces œuvres de plusieurs façons, commerciales et non commerciales23. En retour, Google aurait payé (comme pour une licence non volontaire) une partie des produits générés par ces utilisations24. 1.3 Licences collectives étendues (ou élargissement de répertoire) Le type de solution proposé par le projet de règlement dans l’affaire Google Books a été comparé à des systèmes déjà en place dans certains pays qui permettent des utilisations particulières d’œuvres sans négociation entre les titulaires de droits individuels et les utilisateurs potentiels25. Dans plusieurs pays nordiques, par exemple, le régime de licences collectives étendues (ECL) permet à certains utilisateurs de payer les coûts d’une licence d’utilisation à une société de gestion collective, et ce, pour l’utilisation de certaines catégories spécifiques d’œuvres (par exemple, les émissions de télévision archivées) ou pour des utilisations spécifiques (par exemple, la photocopie aux fins d’enseignement ou de la radiodiffusion publi- 21. Ibid., au par. 1.31, p. 6. 22. Voir l’article de la professeure Pamela Samuelson cité à la note 18, p. 513. Voir aussi le projet de règlement cité à la note 20, aux par. 2.1(a), p. 23, et 3.3(a)-(c), p. 33-34. 23. Projet de règlement, ibid., au par. 3.3, p. 33-34. 24. Ibid., par. 2.1(a), p. 24. 25. Voir SAMUELSON (Pamela), « Legislative Alternatives to the Google Book Settlement », (2011) 34:4 Columbia Journal of Law & the Arts 697-730. Analyse quantitative et qualitative du problème des œuvres... 357 que)26. Les licences s’appliquent aux œuvres d’auteurs nationaux et étrangers selon le principe du traitement national. Parce que ces systèmes sont conçus pour faciliter des utilisations où les coûts de transactions individuelles pour chaque utilisation sont élevés et, dans certains cas, incompatibles avec la nature spontanée ou non planifiée de l’utilisation, les sociétés de gestion collective sont autorisées par la loi à accorder une licence pour le compte des titulaires de droits d’auteur. Les licences sont accordées dans un but précis, et les utilisateurs ont la certitude que leur utilisation ne présente aucun risque de contrefaçon27. Un système un peu différent mais témoignant des mêmes préoccupations vient d’être voté en France pour les livres indisponibles28. À certains égards, les systèmes ECL sont plus larges que l’approche proposée dans le litige Google Books, parce qu’ils visent non seulement les œuvres orphelines ou non disponibles dans le commerce, mais toutes les œuvres qui relèvent de la catégorie spécifique d’œuvres en cause. Les ECL sont plus étroites, en revanche, lorsqu’on considère qu’elles ne s’appliquent qu’à certains types d’utilisation (généralement de nature non commerciale), tandis que l’accord Google Books aurait permis plusieurs utilisations commerciales et non commerciales. Les ECL et le projet de règlement Google Books s’attaquent au même problème, soit celui de la défaillance du marché des autorisations. Par conséquent, les deux solutions sont destinées à des situations particulières où les coûts de transaction (négociation) sont difficiles à justifier ou même constituent des obstacles insurmontables. À la différence du rapport du Copyright Office, ces deux approches sont par contre assez étroites dans le type d’œuvres considérées comme problématiques (livres non disponibles dans Google Books, utilisations très spécifiques dans les systèmes ECL), mais en revanche très libérales dans leur définition du problème, à savoir l’incapacité de plusieurs utilisateurs à négocier au cas par cas avec les titulaires de manière efficace. 26. Voir AHHAMM (Johan) et al., « Cross-Border Extended Collective Licensing: A Solution To Online Dissemination Of Europe’s Cultural Heritage », (Amsterdam : Instituut Voor Informatierecht, 2008), p. 43. Disponible à l’adresse <www. ivir.nl/publicaties/guibault/ECL_Europeana_final_report092011.pdf>. 27. Voir KOSKINEN-OLSSON (Tarja), « Collective Management in the Nordic Countries », dans GERVAIS (Daniel), dir., Collective Management of Copyright and Related Rights, 2e éd. (The Hague : Kluwer, 2010), p. 292-302. 28. Loi relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle, J.O. no 0053 du 2.3.2012. 358 Les Cahiers de propriété intellectuelle Ces deux approches, à savoir celle qui met l’accent sur le problème de localisation du titulaire proposée par le Copyright Office et l’approche plus large de défaillance du marché des autorisations même pour les titulaires localisables, illustrent la manière dont les solutions au problème des œuvres orphelines peuvent être à la fois envisagées de façon très ouverte afin d’atteindre une variété de types de contenu grâce à une solution commune, mais comment en même temps les solutions peuvent être adaptées à des utilisations ou types d’œuvres précises. Les deux approches ont leurs forces et leurs faiblesses et elles peuvent être combinées de plusieurs façons. C’est le cas dans l’Union européenne. 1.4 L’approche de l’Union européenne La Commission européenne a combiné certains éléments des approches décrites ci-dessus pour traiter à la fois les œuvres orphelines et des éditions épuisées et autres œuvres non disponibles dans le commerce. Dans son projet de directive relatif aux œuvres orphelines, la nature orpheline d’une œuvre semble découler d’une « recherche diligente » infructueuse, soit celle qui ne permet pas de localiser le titulaire de l’œuvre en question29. Le projet de directive permettrait des utilisations relativement larges d’œuvres considérées comme orphelines, mais seulement par certaines catégories d’utilisateurs, à savoir les bibliothèques accessibles au public, les établissements d’enseignement ou les musées et archives, et les institutions du patrimoine cinématographique et organismes de radiodiffusion publique30. S’agissant des œuvres non disponibles dans le commerce, la Commission européenne a présenté en septembre 2011 un « Mémorandum d’entente sur les principes clés relatifs à la numérisation et mise à disposition d’œuvres non disponibles dans le commerce »31. Ce mémorandum vise tout particulièrement à favoriser les licences volontaires entre les titulaires de droits sur les livres dont les tirages 29. Memorandum of Understanding on Key Principles on the Digitisation and Making Available of Out-of-Commerce Works (20 septembre 2011), disponible à l’adresse <ec.europa.eu/internal_market/copyright/docs/copyright-infso/ 20110920-mou_en.pdf>. 30. Ibid. 31. Memorandum of Understanding (MoU) on Key Principles on the Digitisation and Making Available of Out-of-Commerce Works – Frequently Asked Questions, MEMO/11/619 (20 septembre 2011), disponible à l’adresse <europa.eu/rapid/ pressReleasesAction.do?reference=MEMO/11/619&format=HTML&aged=0& language=EN&guiLanguage=en>. Analyse quantitative et qualitative du problème des œuvres... 359 sont épuisés, d’une part, et les bibliothèques et les archives qui souhaitent numériser ces œuvres, d’autre part32. La Commission y décrit sa proposition comme « spécifique à ce secteur » et explique que la solution préconisée est destinée à travailler « en conjonction » avec une solution au problème des œuvres orphelines, soit en facilitant l’octroi de licences volontaires là où cela est possible 33. Cette approche mixte montre que le problème peut être abordé de façon nuancée. En clair, des solutions qui visent à traiter de grandes catégories d’œuvres et d’utilisations, comme dans le rapport du Copyright Office, sont plus facilement réalisables dans des contextes spécifiques. Des solutions spécifiques, soit pour des types particuliers d’œuvres ou pour des catégories d’utilisateurs plus sensibles aux inconvénients causés par une défaillance du marché, sont aussi une option éminemment sensée et pratique. Autrement dit, on peut adopter une définition qui vise toutes les catégories d’œuvres, mais relativement peu d’œuvres dans ces catégories et préservant l’entière obligation de trouver un accord avec chaque titulaire de droit dès lors qu’un titulaire est techniquement « trouvable », mais on peut aussi élargir la définition du problème aux cas où une transaction individuelle est irréaliste ou impossible, mais alors il faut cibler précisément soit le type d’utilisateur visé, soit le type d’utilisation(s). On peut mélanger ces approches (spécificité du contexte, du type d’œuvres ou d’utilisateurs), mais pour ce faire il nous faudrait des données plus détaillées sur le type et le nombre d’œuvres concernées, les avantages possibles et les coûts d’un accès accru pour les utilisateurs et titulaires de droits. Un survol des recherches existantes sur ce point est présenté dans la seconde partie de cet article. 2. LA TAILLE ET LA NATURE DU PROBLÈME DES ŒUVRES ORPHELINES Au-delà du débat relatif à la notion de base d’œuvres orphelines, il y a un désaccord manifeste sur la taille exacte du problème. On débat même de ce qu’on cherche à quantifier, car « taille » dans ce contexte peut être analysé sous au moins deux volets distincts, mais connexes, soit i) combien d’œuvres orphelines existent, et ii) quel est l’impact de la défaillance du marché des autorisations (même si on le 32. Ibid. 33. Ibid. 360 Les Cahiers de propriété intellectuelle limite aux œuvres dont le titulaire est introuvable) en termes économiques ou sociaux ? Des études empiriques ont montré qu’il existe un « très grand nombre » d’œuvres orphelines, mais les données détaillées sur le nombre, la nature et, surtout, la valeur exacts de ces œuvres sont difficiles à rassembler. Dans de nombreux cas, cela est dû au fait que les échantillons sont des sous-ensembles de grandes collections et la généralisation des résultats de ces échantillons à une population entière de collections est un défi. La valeur des œuvres est tout aussi difficile à évaluer, comme pour toutes les œuvres. Alors que la première des questions ci-dessus (nombre d’œuvres orphelines) a fait l’objet de plusieurs études, la seconde (la gravité du problème) a, quant à elle, été beaucoup moins étudiée de façon systématique. Il est évident à nos yeux que les deux questions sont dignes de recherches plus approfondies. 2.1 Le nombre d’œuvres orphelines Les estimations sur le nombre d’œuvres orphelines varient considérablement. Les meilleures estimations disponibles concernent le nombre d’œuvres orphelines (en particulier, les monographies publiées), car les données bibliographiques sont généralement disponibles et complètes et les échantillons sont assez facilement généralisables d’une collection donnée à une autre. Toutefois, parfois même des données de ce type ne peuvent pas être appliquées à des collections plus vastes, en particulier dès lors que l’on tente de les extrapoler à d’autres catégories d’œuvres, même de genre connexe. Pour les livres34, les meilleures estimations indiquent que jusqu’à 50 % des publications du XXe siècle peuvent être considérées comme « orphelines » dans la mesure où les titulaires de droits sur ces 50 % ne peuvent pas être localisés. Récemment, John Wilkin a examiné le fonds documentaire du HathiTrust, une bibliothèque numérique avec une collection de plus de cinq millions de monographies pour déterminer le nombre d’œuvres orphelines qu’elle renferme35. Cette collection est intéressante, car elle est représentative 34. Livres ou « monographies ». Voir CAIRNS (Michael), 580,388 Orphan Works – Give or Take (9 septembre 2009), disponible à l’adresse <personanondata.blogspot.com/2009/09/580388-orphan-works-give-or-take.html>. 35. Voir WILKIN (John P.), « Bibliographic Indeterminacy and the Scale of Problems and Opportunities of « Rights » in Digital Collection Building » », Ruminations (février 2011), disponible à l’adresse <www.clir.org/pubs/ruminations/ 01wilkin/wilkin.html>. Analyse quantitative et qualitative du problème des œuvres... 361 des monographies disponibles dans le commerce et en bibliothèque. Avec un « échantillon » de bonne taille36, que Wilkin a été en mesure de diviser en segments (par exemple, pays et année de publication) et en se fondant sur les données d’un projet de l’Université Carnegie Mellon qui s’est engagée à obtenir les droits relatifs aux publications contemporaines, il a estimé que près de 50 % des volumes dans la collection HathiTrust sont susceptibles d’être orphelins. Il a ensuite précisé que 12,6 % des orphelins provenaient des années 1923-1963, 13,6 % de 1964 à 1977, et 23,8 % de 1978 et après37. Wilkin ajoute, toutefois, que ses estimations pour les années ultérieures ne sont que des « suppositions éclairées » fondées sur une extrapolation des analyses d’échantillons d’œuvres avec des dates de publication antérieure. Ainsi, le lecteur ne sera pas surpris de lire que sa première conclusion est que « nous avons encore besoin de meilleures données »38. Il n’en demeure pas moins que les résultats d’autres analyses tendent à confirmer que le problème est bien réel. Une étude réalisée par Michael Cairns utilise des données de publication afin de vérifier les estimations du nombre d’ouvrages publiés qui peuvent être considérés comme orphelins39. Sur une population totale estimée d’environ deux millions d’œuvres publiées aux États-Unis depuis 1920, il est en mesure de conclure que près de 600 000 (ou 25 %) devraient être considérées comme de vraies « orphelines »40. Des estimations du nombre de livres orphelins dans certaines collections européennes sont comparables, bien que ces estimations varient considérablement en fonction de la date de publication et de la collection à partir de laquelle l’échantillon a été créé, ce qui au demeurant n’est pas particulièrement surprenant41. Au-delà des livres, les estimations sont difficiles à faire avec un bon niveau de certitude. Pour les œuvres protégées en général, les estimations de la British Library sont que plus de 40 % de l’ensemble 36. Ibid. 37. Ibid. Soit 800 000 œuvres états-uniennes orphelines et environ deux millions d’œuvres étrangères. 38. Ibid. 39. Voir le texte de Cairns, note 33. 40. Ibid. 41. Voir le rapport établi en 2010 par Anna Vuopala pour la Commission européenne intitulé « Assessment Of The Orphan Works Issue And Costs For Rights Clearance », disponible à l’adresse <ec.europa.eu/information_society/activities/digital_libraries/doc/reports_orphan/anna_report.pdf>. 362 Les Cahiers de propriété intellectuelle des œuvres protégées doivent être considérées comme orphelines42. Une autre enquête réalisée au Royaume-Uni par le Joint Information Systems Committee (JISC) indique que le nombre d’œuvres circulant dans les établissements culturels au Royaume-Uni pourrait bien dépasser les 50 millions43. Bien que ces études constituent des points de départ utiles pour évaluer la dimension du problème, les deux estimations sont fondées sur des données ou des résultats d’enquête invérifiables. Des estimations similaires sont également disponibles pour les types de contenu spécifiques telles les photographies ou œuvres audiovisuelles, mais les exemples et les données ont tendance à être localisés ou anecdotiques. Le rapport Gowers (un rapport de 2006 sur le droit de la propriété intellectuelle au Royaume-Uni) note, par exemple, que les experts en droits d’auteur pour les musées estiment que près de 90 % des œuvres muséales n’ont pas d’auteur connu. Pour les enregistrements sonores, des chercheurs de la British Library ont été incapables d’identifier les titulaires de droits sur plus de 50 % des enregistrements dans un échantillon de plus de 200 titres44. Ces recherches indiquent toutes qu’il y a un grand nombre d’œuvres d’orphelines. Mais pour vraiment comprendre l’impact réel du problème des œuvres orphelines, il est important d’avoir une connaissance précise, ou du moins de base, du nombre d’œuvres qui sont en cause. Les efforts de quantification du nombre des œuvres orphelines constituent un point de départ utile, mais à ce jour insuffisant pour permettre de proposer des solutions plus particularisées sur le plan juridique. Des efforts doivent impérativement être faits pour produire des données plus claires et plus généralisables afin d’évaluer le statut d’œuvres à travers une gamme de types de contenu (par exemple livres, périodiques, enregistrements sonores). Heureusement, une partie des données bibliographiques déjà mises à profit pour produire les estimations discutées ci-dessus peuvent donner des informations plus précises sur la quantité et la 42. Voir British Library, « Orphan Works And Mass Digitizatio », disponible à l’adresse <pressandpolicy.bl.uk/imagelibrary/downloadMedia.ashx?MediaDetailsID=635>. 43. JISC, In From The Cold: An Assessment Of The Scope Of ‘’Orphan Works’‘ And Its Impact On Delivery To The Public (2009), p. 18. Disponible à l’adresse <www.jisc. ac.uk/media/documents/publications/infromthecoldv1.pdf>. 44. Gowers Review of Intellectual Property (Londres : HM Treasury, 2006), p. 69. Disponible à l’adresse <www.official-documents.gov.uk/document/other/ 0118404830/0118404830.pdf>. Analyse quantitative et qualitative du problème des œuvres... 363 nature spécifique des œuvres en question. Dans le contexte d’une approche plus centrée sur les types de contenu ou d’utilisations (comme dans le projet de règlement du litige Google Books ou dans les régimes ECL scandinaves), ces données pourraient s’avérer précieuses dans l’élaboration de solutions juridiques particularisées pour des catégories spécifiques d’œuvres ou d’utilisations. Même dans une approche plus générale, comme celle préconisée dans le rapport du Copyright Office, ces données pourraient être utilisées pour, par exemple, évaluer plus précisément les coûts potentiels d’une « recherche raisonnablement diligente » en utilisant comme hypothèse la numérisation de collections entières. 2.2 La gravité du problème La gravité du problème n’est pas bien quantifiée. Est-elle quantifiable ? De nombreuses études décrivent la problématique des procédures d’obtention des autorisations d’utilisation d’œuvres qui doit être résolue dans le cas des œuvres orphelines. Ces études démontrent que de tenter d’utiliser légalement des œuvres orphelines est souvent extrêmement difficile et coûteux. L’étude du JISC, par exemple, contient une évaluation de ces coûts. Le JISC a interrogé plusieurs institutions culturelles (principalement des bibliothèques et des archives situées au Royaume-Uni) sur leurs expériences avec les œuvres orphelines. L’enquête (plus de 500 répondants avec des collections allant de moins de 1 000 articles à plus de 1 million)45 a révélé que, d’une part, les responsables de ces institutions ne savent pas quel est le pourcentage de la collection qui peut être constitué d’œuvres orphelines, mais, d’autre part, la plupart des répondants ont convenu que l’incapacité de retracer les titulaires de droits a fréquemment ou occasionnellement affecté leurs projets de façon négative46. Sur la base des réponses qui tentent de quantifier le pourcentage d’œuvres orphelines dans leur collection, le rapport a pu estimer que, parmi les 500 répondants, plus de 13 millions d’œuvres pouvaient être considérées comme orphelines47. Malheureusement, la plupart des répondants ont été incapables de quantifier avec précision la quantité de temps passé à chercher des titulaires de droits pour les œuvres orphelines mais, comme le note le rapport, même avec une estimation conservatrice de quatre heures de recherche par 45. Rapport du JISC, note 42, annexe A, p. 30-31. 46. Ibid. ; voir aussi Impact Assessment on the Cross-Border Online Access to Orphan Works, Commission Staff Working Paper, 11–12 COM (2011) 289 final (24 mai 2011), disponible à l’adresse <ec.europa.eu/internal_market/copyright/docs/ orphan-works/impact-assessment_en.pdf>. 47. Ibid., p. 18. 364 Les Cahiers de propriété intellectuelle œuvre, les recherches entraîneraient énormément de dépenses et de temps (multipliant quatre heures par 13 millions d’orphelins). D’autres études ont explicitement analysé le temps consacré à l’analyse des droits pour les œuvres orphelines et tenté de chiffrer le temps passé ou gaspillé à ce faire (temps passé si le résultat est satisfaisant ; temps gaspillé si aucun résultat satisfaisant n’est obtenu). La bibliothèque de l’Université Cornell, par exemple, a présenté un mémoire en réponse à l’Avis d’enquête du Copyright Office. L’université y explique que le temps passé par son personnel spécialisé à la recherche des titulaires de droits relatifs à 343 monographies identifiées comme protégées par droit d’auteur mais non disponibles dans le commerce lui avait coûté plus de 50 000 $. Malgré ces efforts coûteux, elle a finalement été incapable d’identifier les titulaires de plus de la moitié (58 %) des œuvres en question48. Ces études et d’autres de même nature sont très utiles pour comprendre et pour évaluer la gravité du problème, dans la mesure où elles illustrent de manière concrète les types de situations où l’analyse des droits et les difficultés d’identification du titulaire de droits peut être coûteuse et contraindre un utilisateur à ne pas pouvoir utiliser une œuvre légalement, ce qui, tous en conviendront, n’est dans l’intérêt de personne. Aucune étude n’a abordé d’un point de vue quantitatif, toutefois, comment ce problème d’accessibilité réduite cause un tort à la communauté ou au public en général. De même, aucune étude existante n’a tenté de quantifier la valeur de ces œuvres, que ce soit dans leur état actuel ou en format numérique. Les premières évaluations de l’impact économique des efforts de numérisation à grande échelle (à savoir, Google Books) ont conclu que ces efforts ne causent aucun préjudice aux titulaires de droits et peuvent même aider les éditeurs49. Cela dit, il nous faut approfondir dans ce domaine, car les modèles économiques sur Internet sont en mutation et ils ne répondent pas toujours aux lois économiques applicables aux entreprises et aux modèles de distribution traditionnelles. On comprend aussi assez mal le préjudice causé par la mise à disposition d’un exem- 48. Mémoire de la bibliothèque de l’Université Cornell en réponse à l’Avis d’enquête (note 3), Commentaire OW0569, disponible à l’adresse <www.copyright.gov/ orphan/comments/OW0569-Thomas.pdf>. 49. Voir TRAVIS (Hannibal), « Estimating the Economic Impact of Mass Digitization Projects on Copyright Holders: Evidence from the Google Book Search Litigation », (2011) 57 Journal of the Copyright Society of the U.S.A. 907. Analyse quantitative et qualitative du problème des œuvres... 365 plaire d’œuvre non disponible dans le commerce, sauf s’il s’agit d’une rupture de stock ou d’une autre interruption temporaire. Dans cette ligne de pensée, il nous faut quantifier non seulement les coûts, mais aussi les bénéfices d’un accès plus large aux œuvres orphelines et, en particulier, ce que cela pourrait signifier en termes de coûts et avantages économiques pour les utilisateurs. Bien sûr, l’évaluation des matériaux culturels seulement en termes de variables purement économiques est contraire à la finalité pour laquelle les bibliothèques et les archives recueillent et conservent ces œuvres. Par conséquent, il faut prendre en compte sérieusement la valeur qualitative et sociétale de ces œuvres. Bien que la quantification plus précise du nombre des œuvres orphelines soit une première étape importante, il faut comprendre la valeur ajoutée de l’accès à ces œuvres. À nos yeux, cela est en fait, et de loin, plus important pour éclairer les décisions juridiques et politiques qui doivent être prises dans ce domaine. CONCLUSION Le problème des œuvres orphelines est généralement considéré comme découlant de la situation dans laquelle se trouve l’utilisateur potentiel d’une œuvre protégée par droit d’auteur dont le titulaire ne peut être localisé. Cette focalisation sur l’identification du titulaire de droits a mû une grande partie de la discussion du problème jusqu’à présent, bien qu’une conception plus large de défaillance du marché ait incité des solutions alternatives à prendre forme, notamment dans la mouvance du litige qui a opposé Google Books à des associations d’auteurs et d’éditeurs devant un tribunal fédéral à New York. On peut aussi considérer les licences étendues (ou élargissement de répertoire) comme une esquisse de solution au problème. Ces solutions ont eu tendance à mettre l’accent sur des types spécifiques d’œuvres ou sur des utilisations spécifiques d’œuvres. Mais en y regardant de près, la différence entre les approches est largement une question de degré, car si l’incapacité à localiser un titulaire de droits peut constituer un obstacle absolu à une opération de marché, l’utilisation d’œuvres non disponibles dans le commerce ou l’obtention d’utilisations spécifiques (notamment celles auxquelles s’appliquent les régimes ECL) sont souvent associées à des coûts de transaction trop élevés. Entre ces coûts trop élevés qui rendent toute transaction invraisemblable et une impossibilité complète, le fossé n’est pas immense. 366 Les Cahiers de propriété intellectuelle Il serait utile d’étudier plus avant comment certains aspects des solutions proposées jusqu’ici pourraient être combinés pour élaborer des solutions plus nuancées. Il est important de comprendre la dimension du problème en cause et les recherches détaillées sur ce point sont rares. Plus de travail doit être fait pour obtenir des données sur le statut d’œuvre orpheline et, notamment, pour générer des échantillons représentatifs qui peuvent être extrapolés à de grandes collections. De même, l’étude de la valeur de ces œuvres et des coûts associés aux problèmes d’obtention d’autorisation qu’ils causent est nécessaire afin de pouvoir mettre en œuvre efficacement et rapidement des changements juridiques ciblés. Vol. 24, no 2 Statu quo du régime des œuvres orphelines dans le monde arabe Souheir Nadde-Phlix* 1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 369 2. Dispositions normatives et pratiques traitant des œuvres orphelines dans certains pays arabes . . . . . . 372 3. Solutions possibles d’un système d’exploitation des œuvres orphelines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 376 4. Recommandations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 378 5. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 379 © Souheir Nadde-Phlix, 2012. * Chercheure, Institut Max-Planck pour la Propriété intellectuelle et le Droit de la concurrence, Munich, Allemagne. 367 1. INTRODUCTION La notion d’œuvres orphelines ne date pas d’aujourd’hui. Depuis des siècles, cette notion a été accordée à un poème arabe « AlYatima » ou « l’Orpheline » (connu aussi sous le nom de « Al-Quassida Al-Yatima » ou « le poème orphelin ») dont l’auteur est inconnu1. Il a fallu attendre le XXIe siècle pour que ce poème, qui est depuis des siècles dans le domaine public, donne son nom non seulement à toute œuvre dont l’auteur est inconnu, mais aussi à celles dont l’auteur ne peut pas être localisé2. 1. Concernant « Al-Yatima », on raconte que dans la période de l’Arabie préislamique (connue en arabe sous le nom de jahiliya (« ignorance » ou « paganisme »), la fille d’un prince de Nejd (ou Najd) qui s’appelait « Daad » était une poète éloquente et une charmante princesse qui a décidé de n’épouser qu’un homme plus éloquent qu’elle. Un poète de Tihama, parmi beaucoup d’autres de diverses régions d’Arabie, a alors composé un poème (considéré jusqu’à nos jours l’un des plus beaux poèmes dans la littérature arabe en raison de son éloquence et de sa splendeur dans la description de la femme) dans lequel il décrivait la beauté de la princesse et il se rendit à Nejd pour demander sa main en mariage. Sur sa route vers Nejd, il rencontra un homme de l’Iraq et lui raconta son histoire. Ce dernier tua le poète de l’Orpheline après avoir appris le poème par cœur (à cette époque les Arabes étaient capables de mémoriser un poème après l’avoir entendu une seule fois) et il se rendit chez la princesse pour demander sa main en mariage. Celle-ci l’écouta après lui avoir demandé ses origines et elle ne tarda pas à découvrir qu’il n’était pas l’auteur du poème, car l’auteur original avait mentionné dans son poème qu’il était de Tihama. À la suite de cela, le voleur de l’Orpheline a été condamné à mort après avoir reconnu son crime. 2. Il n’existe pas encore une définition commune des « œuvres orphelines ». L’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) les définit comme étant « des œuvres dont le titulaire des droits ne peut pas être déterminé ou localisé » : voir <http://www.wipo.int/copyright/fr/registration/registration_and_deposit_system_03_10.html>. La loi canadienne parle d’une œuvre publiée, d’une fixation d’une prestation, d’un enregistrement sonore publié ou d’une fixation d’un signal de communication dont le titulaire du droit d’auteur est introuvable : voir l’article 77 de la loi canadienne sur le droit d’auteur (pour plus d’information sur la question, voir aussi le site de la Commission du droit d’auteur du Canada disponible à l’adresse suivante : <http://www.cb-cda.gc.ca/unlocatable-introuvables/brochure2f.html>). En France, la Commission spécialisée du Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique relative aux œuvres orphelines a adopté la définition suivante : « l’œuvre est orpheline lorsqu’un ou plusieurs titulaires de droit d’auteur ou de droits voisins sur une œuvre protégée et divulguée ne peuvent être identifiés ou retrouvés malgré des recherches avérées et sérieuses » (le rapport et l’avis 369 370 Les Cahiers de propriété intellectuelle De nos jours, les œuvres orphelines constituent une pierre d’achoppement pour beaucoup de projets de numérisation et de mise en ligne à grande échelle visant à permettre le plus large accès possible à la richesse et à la diversité du patrimoine culturel3. Le problème réside dans le fait que ces œuvres sont présumées être encore protégées par le droit d’auteur4 et donc leur utilisation est sujette à une autorisation préalable du titulaire des droits qui est dans ce cas inconnu ou introuvable. En d’autres termes, tout usage ou exploitation d’une œuvre orpheline sans l’accord du titulaire des droits comporte le risque juridique de poursuite en contrefaçon si ce dernier se manifeste. La question qui se pose est celle de savoir comment autoriser la numérisation de ces œuvres d’une manière adéquate et équitable, sans affaiblir la législation sur le droit d’auteur et tout en préservant les droits exclusifs des titulaires des droits5. Les solutions adoptées jusqu’à présent sont loin d’offrir un cadre juridique global qui tient compte de tous les problèmes posés et qui s’applique sur les différentes catégories d’objet protégé. Les pays qui ont abordé le sujet de l’utilisation des œuvres orphelines n’ont pas tous réglé le problème de la même façon. adopté de la Commission sont disponibles à l’adresse suivante : http://www.cspla. culture.gouv.fr/travauxcommissions.html>). Quant à l’Union européenne, l’article 2 de la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines considère une œuvre comme étant orpheline « si le titulaire des droits sur cette œuvre n’a pas été identifié ou, bien qu’ayant été identifié, n’a pu être localisé à l’issue de la réalisation et de l’enregistrement d’une recherche diligente des titulaires de droits conformément à l’article 3 » : voir le projet de directive susmentionné disponible à l’adresse suivante : <http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=COM:2011: 0289:FIN:FR:PDF>). 3. Bibliothèque numérique européenne : les experts se penchent sur le droit d’auteur, Communiqué de presse IP/07/508, 18/04/2007 : <http://europa.eu/rapid/pressReleasesAction.do?reference=IP/07/508&format=HTML&aged=1&language=FR& guiLanguage=fr>. La Commission lance une stratégie sur cinq ans pour dynamiser l’économie numérique, Communiqué de presse IP/05/643, 01/06/2005 : <http:// europa.eu/rapid/pressReleasesAction.do?reference=IP/05/643&format=HTML& aged=1&language=FR&guiLanguage=fr>. Voir aussi le projet de bibliothèque de Google : <http://books.google.fr/intl/fr/googlebooks/history.html>. 4. Pour les fins de cet article, nous utilisons le terme « droit d’auteur » pour désigner le droit d’auteur et les droits voisins et le terme « auteur » pour désigner la personne à l’origine du droit considéré, cette personne pouvant être, par exemple, un interprète. 5. Pour plus d’information sur ce sujet, voir LANG (Bernard), « L’exploitation des œuvres orphelines dans les secteurs de l’écrit et de l’image fixe », (INRIA, AFUL), 17 mars 2008 disponible à l’adresse suivante : <http://bat8.inria.fr/~lang/orphan/ œuvres-orphelines-BLang.pdf>. Régime des œuvres orphelines dans le monde arabe 371 Le Canada, qui débat la question depuis les années 70, a été le premier pays à légiférer sur les œuvres orphelines en mettant en place un système de licences non exclusives délivrées par la Commission du droit d’auteur du Canada à condition que la personne demandant la licence démontre qu’elle a fait son possible pour trouver le titulaire du droit d’auteur, mais sans y parvenir6. Le Japon a fait de même en accordant au Commissaire de l’Agence des Affaires culturelles l’autorité de délivrer une licence obligatoire pour l’exploitation d’une œuvre qui a déjà été rendue accessible au public à condition que le titulaire du droit d’auteur demeure inconnu ou introuvable malgré l’exercice d’une diligence raisonnable et après le versement d’une indemnité au nom du titulaire des droits7. En Inde, la Commission du droit d’auteur a limité la délivrance d’une licence obligatoire aux cas de la publication ou de la traduction d’une œuvre indienne non publiée si l’auteur est décédé ou inconnu ou s’il ne peut être retrouvé, ou si le titulaire du droit d’auteur dans cette œuvre ne peut être atteint8. Certains pays nordiques comme la Suède, la Finlande et le Danemark ont opté pour un système de licences collectives élargies suivant lequel les sociétés de gestion collectives accordent les licences nécessaires à l’utilisation d’une œuvre d’une manière déterminée, lorsqu’un accord a été conclu pour cette utilisation avec la société de gestion du domaine concerné. Par extension de cet accord collectif, l’utilisation d’œuvres, de même nature que celles sur lesquelles porte l’accord, est autorisée en dépit du fait que les auteurs de ces œuvres ne sont pas représentés par la société de gestion. Par conséquent, ces sociétés peuvent accorder une licence pour l’utilisation des œuvres orphelines9. 6. Voir le site de la Commission du droit d’auteur du Canada disponible à l’adresse suivante : <http://www.cb-cda.gc.ca/unlocatable-introuvables/brochure2-f.html>. 7. Art. 67 de la loi japonaise sur le droit d’auteur no 48 de 1970 et ses amendements disponible à l’adresse suivante : <http://www.wipo.int/wipolex/en/details.jsp?id= 2650>. 8. Art. 31A de la loi indienne sur le droit d’auteur no 14 de 1957 et ses amendements disponible à l’adresse suivante : <http://www.wipo.int/wipolex/en/text.jsp?file_id= 128100>. 9. Art. 26i de la loi suédoise sur le droit d’auteur (no 729 de 1960), art. 26 de la loi finlandaise sur le droit d’auteur (no 404 de 1961) et art. 50 de la loi du Danemark sur le droit d’auteur (no 1404 de 2008), toutes disponibles à l’adresse suivante : <http:// www.wipo.int/wipolex/en/>. 372 Les Cahiers de propriété intellectuelle Quant à la loi suisse, celle-ci prévoit que les droits nécessaires à l’exploitation de phonogrammes ou de vidéogrammes orphelins ne peuvent être exercés que par une société de gestion agréée et dans la mesure où certaines conditions sont remplies10. D’autres, tels que l’Union européenne et les États-Unis, sont sur la voie de l’adoption d’une législation dans le domaine des œuvres orphelines. Ainsi, le Parlement européen a proposé une Directive sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines ayant pour objectif principal la création d’un cadre juridique garantissant un accès transfrontière licite en ligne aux œuvres orphelines figurant dans les bibliothèques ou archives en ligne administrées par diverses institutions, dès lors que ces œuvres sont utilisées dans l’exercice de la mission d’intérêt public de ces institutions11. Quant à la proposition de loi américaine, celle-ci repose sur la preuve de recherches faites de bonne foi, limitant ainsi les recours disponibles en cas d’utilisation d’une œuvre orpheline si la « recherche de bonne foi et raisonnablement minutieuse » du détenteur du droit d’auteur s’est avérée infructueuse12. Malgré les démarches prises dans certains pays pour régler la question d’œuvres orphelines, beaucoup de travail reste à faire afin de cerner le problème et de trouver des solutions appropriées et équitables à tous les cas qui se présentent. Ainsi, la question continue d’être débattue aux niveaux national et international, en espérant qu’un jour elle trouvera son chemin vers les pays arabes qui, jusqu’à présent, sont étrangers à la question. Cet article vise à clarifier la situation des pays arabes vis-à-vis les œuvres orphelines et à préparer le terrain pour un débat dans ces pays sur la question. 2. DISPOSITIONS NORMATIVES ET PRATIQUES TRAITANT DES ŒUVRES ORPHELINES DANS CERTAINS PAYS ARABES Les références sur les œuvres orphelines dans les pays arabes sont rares ou même inexistantes. Le document « orphelin » sur le 10. Art. 22b de la loi fédérale suisse sur le droit d’auteur et les droits voisins (1992) ; disponible à l’adresse suivante : <http://www.admin.ch/ch/f/rs/231_1/a22b. html>. 11. Voir la proposition de directive sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines, note 2, supra. 12. <http://www.copyright.gov/orphan/>. Régime des œuvres orphelines dans le monde arabe 373 sujet demeure les réponses de certains pays arabes au questionnaire de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) relatif aux « systèmes d’enregistrement et de dépôt volontaires dans le cadre du droit d’auteur »13 (ci-après « le questionnaire de l’OMPI ») qui requiert, entre autres, des informations sur la façon dont les États membres traitent la question des œuvres orphelines. En particulier, trois questions ont été posées concernant i) les dispositions législatives ou réglementaires traitant expressément des « œuvres orphelines »14, ii) l’existence, au niveau de l’industrie nationale, de pratiques visant à déterminer ou à localiser le titulaire du droit d’auteur sur des œuvres orphelines15 et iii) le rôle de l’organisme chargé de l’enregistrement ou du dépôt du droit d’auteur dans la législation ou la pratique relative aux œuvres orphelines 16. Parmi les pays qui ont répondu à ces questions figurent l’Algérie, l’Arabie Saoudite, le Bahreïn, Oman, la Syrie et la Tunisie. Selon le résumé des réponses au questionnaire de l’OMPI17, la majorité des pays n’ont pas de législation traitant expressément des œuvres orphelines. Tel est le cas du Bahreïn, d’Oman, de la Syrie et de la Tunisie. Quant à l’Algérie et à l’Arabie saoudite ceux-ci ont, selon le document susmentionné, des dispositions normatives concernant les œuvres orphelines. Cependant, une lecture des lois sur le droit d’auteur et les droits voisins de l’Algérie et de l’Arabie saoudite montre que ces deux 13. « Questionnaire de l’OMPI aux fins de l’enquête sur les systèmes d’enregistrement et de dépôt du droit d’auteur » disponible à l’adresse suivante : <http:// www.wipo.int/copyright/fr/registration/registration_and_deposit_system_03_ 10.html> (ci-après « le questionnaire de l’OMPI »). 14. Question 21 du questionnaire de l’OMPI : « Votre pays dispose-t-il de dispositions législatives ou réglementaires traitant expressément des « œuvres orphelines », c’est-à-dire des œuvres en ce qui concerne lesquelles le titulaire des droits ne peut pas être déterminé ou localisé (par exemple s’agissant d’une licence obligatoire ou d’une limitation de responsabilité) ? Veuillez brièvement indiquer les principaux éléments de ces dispositions ». 15. Question 22 du questionnaire de l’OMPI : « Indépendamment de la question de savoir si votre pays dispose d’une législation en la matière, existe-t-il au niveau de l’industrie dans votre pays des pratiques visant à déterminer ou localiser le titulaire du droit d’auteur sur des « œuvres orphelines » ? ». 16. Question 23 du questionnaire de l’OMPI : « L’organisme chargé de l’enregistrement ou de l’inscription joue-t-il un rôle particulier dans le cadre des dispositions législatives ou réglementaires ou de la pratique relatives aux « œuvres orphelines » ? ». 17. Le résumé des réponses au questionnaire de l’OMPI est disponible à l’adresse suivante : <http://www.wipo.int/copyright/fr/registration/pdf/registration_summary_responses.pdf>. 374 Les Cahiers de propriété intellectuelle pays ne jouissent pas d’un système qui régit l’utilisation des œuvres orphelines. La question posée par l’OMPI mentionne aussi les licences obligatoires comme, par exemple, des dispositions traitant des œuvres orphelines, ce qui a été erronément interprété par certains pays. La réponse de l’Algérie se rapporte plutôt aux limitations du droit de traduction et de production18 qui permet aux pays membres de la Convention de Berne pour la Protection des Œuvres Littéraires et Artistiques (ci-après la Convention de Berne)19 et de son Annexe concernant les pays en développement de substituer le droit exclusif de reproduction et de traduction par un régime de licences non exclusives et incessibles, accordées par l’autorité compétente sous conditions bien précises20. Cette réponse n’est d’ailleurs que la reproduction de l’article 33 de la loi algérienne relative aux droits d’auteur et aux droits voisins qui stipule que : Toute œuvre littéraire ou artistique, produite sous forme imprimée, radiophonique, audiovisuelle ou toute autre forme, destinée à l’enseignement scolaire ou universitaire, peut donner lieu à : – une licence obligatoire de traduction non exclusive aux fins de publication en Algérie, sous forme d’édition graphique ou par radiodiffusion sonore ou audiovisuelle si elle n’a pas été traduite en langue nationale et mise en circulation ou communiquée au public en Algérie un an après la première publication ; – une licence obligatoire de reproduction non exclusive aux fins de publication, si elle n’a pas été publiée en Algérie à un prix équivalent à celui pratiqué par les éditions nationales, trois 18. Art. 33 de l’Ordonnance algérienne no 03-05 du 19 Joumada El Oula 1424 correspondant au 19 juillet 2003 relative aux droits d’auteur et aux droits voisins. 19. Convention de Berne pour la Protection des Œuvres Littéraires et Artistiques du 9 septembre 1886, complétée à Paris le 4 mai 1896, révisée à Berlin le 13 novembre 1908, complétée à Berne le 20 mars 1914 et révisée à Rome le 2 juin 1928, à Bruxelles le 26 juin 1948, à Stockholm le 14 juillet 1967 et à Paris le 24 juillet 1971 et modifiée le 28 septembre 1979. Disponible à l’adresse suivante : <http:// www.wipo.int/treaties/fr/ip/berne/trtdocs_wo001.html#P113_19806>. 20. Voir les articles II à IV de l’Annexe de Berne concernant les pays en développement. Régime des œuvres orphelines dans le monde arabe 375 ans après sa première publication s’il s’agit d’une œuvre scientifique, sept ans après sa première publication, s’il s’agit d’une œuvre de fiction, et cinq ans après sa première publication pour toute autre œuvre. La licence visée aux alinéas ci-dessus est délivrée par l’Office national des droits d’auteur et des droits voisins, en conformité avec les conventions internationales dûment ratifiées. Quant à la réponse de l’Arabie saoudite qui confirmait par un simple « oui » le contenu de la question 21 du questionnaire de l’OMPI, celle-ci se rapportait apparemment à l’existence de licence obligatoire en matière de droit d’auteur en général, et non pas à la protection des œuvres orphelines21. De son côté, la Syrie a confondu, dans sa réponse, les œuvres orphelines avec les œuvres anonymes ou pseudonymes en précisant qu’il n’existe pas de loi spécifique sur les œuvres orphelines, mais que la loi sur le droit d’auteur fait référence à ses œuvres de façon générale en indiquant la période de protection à partir du moment où l’identité de l’auteur de l’œuvre anonyme ou pseudonyme est révélée22. D’autre part, le questionnaire de l’OMPI montre qu’il n’existe dans les six pays arabes susmentionnés aucune pratique au niveau de l’industrie visant à déterminer ou à localiser le titulaire du droit d’auteur sur des œuvres orphelines. Il est aussi mentionné qu’à l’exception de l’Algérie et de la Syrie, l’organisme chargé de l’enregistrement ou du dépôt du droit d’auteur n’a aucun rôle particulier dans la législation ou la pratique relative aux œuvres orphelines. Les lois régissant le droit d’auteur dans d’autres pays arabes tels que l’Égypte, le Liban, le Maroc, la Jordanie, le Kuwait, le Qatar 21. Art. 16 de la loi saoudienne sur le droit d’auteur no M/41 de 2003 et l’article 30 du règlement de mise en œuvre issue par la décision du ministre de la Culture et de l’Information no1688/1 du 29 mai 2004 (10/04/1425H) et modifié par la décision no 1640 du 22 juin 2005 (15/05/1426H). 22. Art. 23 de la loi syrienne sur le droit d’auteur no 12/2001 qui stipule que : « L’œuvre anonyme ou pseudonyme publiée est protégée pour une durée de 50 ans à compter de la fin de l’année de la première publication légale de l’œuvre. Si le nom de l’auteur est divulgué ou si le pseudonyme utilisé ne laisse aucun doute sur l’identité de l’auteur avant l’expiration de la période de 50 ans susmentionnée, les dispositions de l’article 22 de la présente loi s’appliquent. ». La traduction de l’arabe est effectuée par l’auteur de cet article. 376 Les Cahiers de propriété intellectuelle et les Émirats Arabes Unis sont démunies de toute mention ou disposition concernant l’utilisation des œuvres orphelines23. Il est important de noter dans ce contexte que, jusqu’à la date de la rédaction de cet article, aucune initiative n’a été prise afin d’instaurer un système d’exploitation des œuvres orphelines dans les pays arabes à titre national ou régional, le sujet n’étant même pas discuté dans les forums arabes sur la propriété intellectuelle24. Malgré l’absence de dispositions législative, réglementaire ou pratique traitant de manière directe ou indirecte de l’exploitation ou de l’utilisation des œuvres orphelines dans les pays arabes, ces derniers ne tarderont pas à se mettre sur de bons rails pour rattraper leur retard sur les développements au niveau international de ce patrimoine culturel. 3. SOLUTIONS POSSIBLES D’UN SYSTÈME D’EXPLOITATION DES ŒUVRES ORPHELINES Instaurer un système général et durable permettant l’utilisation des œuvres orphelines nécessite une infrastructure juridique homogène capable de couvrir le sujet de tous ses angles afin de préserver les droits des titulaires du droit d’auteur et des droits voisins et d’éviter tout comportement abusif des utilisateurs de leurs œuvres. Le résultat de plusieurs années de réflexion et de travail sur la question des œuvres orphelines n’est pas encore final. La question préoccupe encore plusieurs pays qui ne sont toujours pas convaincus par les solutions proposées. L’expérience occidentale en la matière propose une gamme de solutions qui varient entre le recours à un régime d’exception, l’adoption d’un système de gestion collective obligatoire, la délivrance par un organisme de l’État de licences obligatoires ou non exclusives, la limitation des recours ou l’adoption d’un système de licences collectives élargies25. D’autres solutions ont été aussi proposées, notamment l’amélioration du domaine public à tra23. Pour plus d’information sur les lois sur le droit d’auteur et les droits voisins dans ces pays, voir l’Observatoire mondial de lutte contre la piraterie préparée par l’UNESCO disponible à l’adresse suivante : <http://portal.unesco.org/culture/fr/ ev.php-URL_ID=39067&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html>. 24. Information communiquée par Maha Bakhiet Zaki, ministre plénipotentiaire et Chef de l’Unité de la Propriété Intellectuelle au sein de la Ligue arabe (Cabinet du Secrétaire général). 25. Voir supra, notes 8 à 12. Régime des œuvres orphelines dans le monde arabe 377 vers une législation qui fera tomber dans le domaine public les œuvres orphelines qui, en principe, ne font plus l’objet d’une exploitation commerciale26. Les pays arabes ne s’étant pas encore penchés sur la question peuvent bénéficier du travail déjà fait pour explorer les solutions proposées et leur applicabilité dans chacun d’eux. Ils seront appelés dans un premier temps à identifier la solution adéquate pour leur système juridique et les pratiques existantes. L’existence dans ces pays d’un système opérationnel de gestion collective facilitera toute démarche ultérieure vers l’adoption d’un système d’exploitation des œuvres orphelines basé sur la gestion collective obligatoire ou les licences collectives élargies. Les pays jouissant d’un tel système sont l’Algérie, le Liban, l’Égypte, la Jordanie, le Maroc et la Tunisie. D’autres pays arabes tels que l’Arabie saoudite, le Bahreïn, le Kuwait, Oman, le Qatar et la Syrie n’ont pas encore réglementé le domaine de la gestion collective du droit d’auteur et des droits voisins. L’absence de sociétés dans ce domaine limite le choix de ces pays qui ne pourront plus opter pour une solution qui inclut les sociétés de gestion collective comme facteur essentiel dans l’administration des œuvres orphelines. Quel que soit le choix de ces pays par rapport à l’exploitation des œuvres orphelines, la réglementation et la mise en place d’un système efficace de gestion collective sont de nos jours une condition préalable à la protection des auteurs et de leurs ayants droit, ainsi que des titulaires des droits voisins. Par ailleurs, les pays qui ont déjà un système bien établi de licences obligatoires dans le domaine du droit d’auteur (telles les licences de traduction ou de reproduction d’une œuvre en application des articles II à IV de l’Annexe de la Convention de Berne concernant les pays en développement)27 peuvent y inclure les œuvres orphelines pourvu que les conditions d’un système de licences obligatoires ou non exclusives de ces œuvres soient remplies. Les pays arabes qui appliquent un système de licences obligatoires sont l’Algérie28, la 26. Actualités du Droit de l’information, no 63, novembre 2005. D’après ce projet de loi, connu sous le nom de « Public Domain Enhancement » (loi pour l’amélioration du domaine public), pour pouvoir conserver leurs droits, les titulaires de droits devraient payer un dollar chaque année et pour chaque œuvre 50 ans après sa première publication aux États-Unis. Si cette taxe n’est pas payée pendant trois ans, l’œuvre tomberait irrémédiablement dans le domaine public. 27. Voir supra, note 20. 28. Art. 33 à 40 de la loi algérienne sur le droit d’auteur et les droits voisins. 378 Les Cahiers de propriété intellectuelle Jordanie29, l’Égypte30, le Qatar31, l’Arabie saoudite32 et les Émirats Arabes Unis33, 34. Ceci dit, et en attendant qu’une législation adéquate soit adoptée au niveau national ou régional, les pays arabes peuvent chacun appliquer sur les œuvres orphelines la règle des biens abandonnés selon sa législation concernée en vigueur. 4. RECOMMANDATIONS Quel que soit le moyen qui sera adopté pour permettre l’utilisation des œuvres orphelines, celui-ci doit prendre en considération les résultats de recherches et les principes développés par les auteurs et les groupes d’experts aux niveaux européen et international35, incluant les principes suivants : • l’implication de toutes les parties concernées lors de l’élaboration de la loi ou du règlement régissant l’utilisation des œuvres orphelines ; • la notion d’œuvres orphelines doit être clairement définie ; • les critères d’une recherche approfondie doivent être clairs et précis ; 29. Art. 11 de la loi jordanienne sur le droit d’auteur. 30. Art. 170 de la loi égyptienne sur la protection des droits de la propriété intellectuelle. 31. Art. 27 de la loi du Qatar sur le droit d’auteur et les droits voisins. 32. Voir supra, note 21. 33. Art. 21 de la loi des Émirats Arabes Unis sur le droit d’auteur et les droits voisins. 34. Les lois arabes susmentionnées sont toutes disponibles à l’adresse suivante : <http://portal.unesco.org/culture/en/ev.php-URL_ID=39067&URL_DO=DO_ TOPIC&URL_SECTION=201.html>. 35. Voir le Rapport de la Commission sur les œuvres orphelines du Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique du 19 mars 2008, disponible à l’adresse suivante : <http://www.cspla.culture.gouv.fr/CONTENU/rapoeuvor08.pdf>. Voir aussi LANG (Bernard), « L’exploitation des œuvres orphelines dans les secteurs de l’écrit et de l’image fixe », disponible à l’adresse suivante : <bat8.inria.fr/~ Lang/orphan/œuvres-orphelines-BLang.pdf> et KLIMPEL (Paul), « Les œuvres orphelines : quelques réflexions au sujet des œuvres orphelines et de leurs familles d’accueil », 64e Congrès de la Fédération internationale des archives du film, Paris, 04.2008 ; en ligne : <http://www.cnc-aff.fr/internet_cnc/Internet/Aremplir/ Docs/Klimpel_fr.pdf>. Régime des œuvres orphelines dans le monde arabe 379 • la création d’une base de données des œuvres identifiées comme orphelines qui sera mise à la disposition du public pour consultation et pour collecte de toute information importante concernant ces œuvres ; • toute utilisation d’une œuvre orpheline doit être accompagnée d’un paiement d’une somme raisonnable qui doit être versée à un organisme privé ou public afin de dédommager le détenteur du droit d’auteur au moment de l’utilisation et pour éviter tout conflit à ce sujet après son apparition. Ceci est aussi en faveur de l’utilisateur qui tiendra compte du prix de l’utilisation et décidera au bon moment s’il veut utiliser l’œuvre ou pas ; • dans le cas où le titulaire du droit d’auteur n’apparaît pas après une « période raisonnable », l’argent payé à l’organisme susmentionné pourra être utilisé à des fins de préservation et de sauvegarde du patrimoine culturel. Une « période raisonnable » peut être celle appliquée pour la prescription du droit à la rémunération. 5. CONCLUSION Autoriser l’exploitation des œuvres orphelines pose certainement un problème à beaucoup de titulaires du droit d’auteur car il s’agirait pour eux d’un empiètement injustifié sur leurs droits exclusifs. Mais comme dit Victor Hugo « Le principe est double, ne l’oublions pas. Le livre, comme livre, appartient à l’auteur, mais comme pensée, il appartient – le mot n’est pas trop vaste – au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l’un des deux droits, le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l’écrivain, car l’intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous »36. En attendant que la question de l’utilisation des œuvres orphelines trouve son chemin vers les pays arabes, une numérisation du patrimoine culturel arabe et une identification des œuvres orphelines qui en ressortent nous paraissent une tâche essentielle afin que les nouvelles générations puissent en bénéficier et pour donner un sens à une législation sur les œuvres orphelines. 36. HUGO (Victor), Discours d’ouverture du Congrès littéraire international de 1878, (1878). 380 Les Cahiers de propriété intellectuelle Dans le monde du « printemps arabe », le vent du changement affectera-t-il aussi les auteurs et leurs droits ? La réponse apparaîtra peut-être dans les prochains épisodes. Le film n’est pas terminé. À suivre ... Vol. 24, no 2 « Un cycle passera, puis on ne prononcera plus votre beau nom* » : Louvigny de Montigny et le droit d’auteur au Canada Marie-Pier Luneau** Louvigny de Montigny fait partie de ces personnages « tenus pour acquis » dans l’histoire culturelle. Il n’appartient pas, à strictement parler, au groupe des « oubliés » qu’on extirpe manu militari de l’ombre ; en revanche, les connaissances sur son parcours restent limitées, restreintes à certains épisodes de sa trajectoire. Son nom revient certes fréquemment dans l’historiographie, que ce soit à titre de membre fondateur de l’école littéraire de Montréal, ou de premier éditeur (sous forme de livre) du célèbre Maria Chapdelaine de Louis Hémon. Les notices biographiques mentionnent également son rôle de représentant au Canada des diverses sociétés françaises chargées de surveiller les droits de leurs membres, en particulier auprès de l’auguste Société des Gens de Lettres de Paris (SGDL) et pourtant son action concrète en ce domaine est peu documentée. Depuis le célèbre procès Mary contre Hubert en 1906 jusqu’à celui mené contre le Père Jacques Cousineau et la revue © Marie-Pier Luneau, 2012. * Citation de Claude-Henri Grignon s’adressant à Louvigny de Montigny, voir Valdombre, « Médecin, guéris-toi toi-même. (Lettre à Louvigny de Montigny) », (Mars 1938) 4 Les Pamphlets de Valdombre 151-172. ** Marie-Pier Luneau est professeure agrégée au Département des lettres et communications de l’Université de Sherbrooke. Codirectrice du Groupe de recherches et d’études sur le livre au Québec (GRÉLQ), elle s’intéresse à la figure de l’auteur, aux stratégies d’écrivains et à l’édition populaire. Elle codirige avec Josée Vincent le grand projet collectif de Dictionnaire historique des métiers du livre au Québec, à paraître aux P.U.M. en 2013. 381 382 Les Cahiers de propriété intellectuelle Aujourd’hui dans les années cinquante, la rumeur veut que l’infatigable batailleur ait intenté plus de 400 procès contre les contrefacteurs et les « ait tous gagnés ». Force est d’admettre que les chercheurs se sont contentés jusqu’à maintenant de reconnaître ce rôle, sans en démonter les rouages. Devant la multitude d’initiatives lancées par Montigny dans le domaine du livre au XXe siècle, on ne peut que s’étonner, avec Shelley S. Beal, qu’aucune monographie ne lui ait été consacrée : « The main collection of Louvigny de Montigny’s papers is held at Library and Archives Canada, still awaiting the biographer of this somewhat overlooked cultural activist and man of letters »1. L’ouvrage intitulé Louvigny de Montigny à la défense des auteurs2, dont je tire ici une synthèse, vise à combler en partie cette lacune. Adoptant résolument le point de vue de Darnton qui affirme que l’histoire du livre a intérêt à réintroduire le « facteur humain »3 dans sa méthode en se penchant sur des trajectoires individuelles, cet essai tente de jeter un éclairage aussi bien sur un personnage méconnu que sur une époque charnière de l’évolution du statut de l’auteur au Québec. Car si Montigny s’engage dans la lutte contre la piraterie en vue d’une juste rémunération des auteurs, il épouse une cause beaucoup plus large. De fait, il souhaite imposer, à travers la reconnaissance matérielle, la fonction symbolique de l’écrivain dans la société. C’est bien ce qu’il clame sur toutes les tribunes : faute de rémunération, nous n’aurons que des écrivains amateurs, et sans écrivains professionnels, point de littérature. Après avoir rappelé quelques jalons biographiques, je résumerai ici les principaux acquis permis par son action, dans l’histoire du droit d’auteur au Québec, pendant la première moitié du XXe siècle. Au passage, seront explicités la nature de ses contrats avec les divers producteurs culturels, de même que les grincements de dents qui les accompagnent à l’occasion. Un chevalier des lettres : repères biographiques Le moins qu’on puisse dire, c’est que Louvigny est le digne fils d’une lignée composée de Don Quichotte qui n’ont pas froid aux yeux et qui ont marqué l’histoire du Québec avec leurs prises de positions péremptoires. Un exemple suffira à illustrer l’extraction : son grand1. Shelley S. BEAL, « « La fin du pillage des auteurs ». Louvigny de Montigny’s International Press Campaign for Author’s Right in Canada », (2011) 43 :1 Cahiers de la Société bibliographique du Canada 49. 2. Voir Marie-Pier Luneau, Louvigny de Montigny à la défense des auteurs, (Montréal : Leméac, 2011), 220 p. 3. Robert DARNTON, Gens de lettres, gens du livre, (Paris : Seuil, 1992), p. 8. Louvigny de Montigny et le droit d’auteur au Canada 383 père, Casimir-Amable Testard de Montigny, a été fait prisonnier par les Patriotes pour avoir tenté de convaincre ses concitoyens de Saint-Jérôme de ne pas participer à la Rébellion de 1837. Revenu à la liberté, il a à son tour incriminé, à titre de commissaire à la Cour des commissaires pour la décision sommaire des petites causes pour Saint-Jérôme, les responsables de son arrestation4. Fils du juge Benjamin-Antoine Testard de Montigny, recorder à la Ville de Montréal et lui-même auteur et journaliste, Louvigny de Montigny naît à Saint Jérôme le 1er décembre 1876. Après des études au collège Sainte-Marie (1886-1896), pendant lesquelles il participe au groupe des Six Éponges et à la fondation de l’École littéraire de Montréal, il fréquente le programme de droit de l’Université Laval de Montréal, puis abandonne les bancs d’école pour se consacrer au journalisme. Il fonde et dirige successivement plusieurs journaux, dont les intrépides Débats, organe qui brandit comme devise : « Journal populaire ni vendu ni à vendre à aucune faction politique ». Il occupe ensuite la position de rédacteur en chef d’un imprimé plus conventionnel, La Gazette municipale de Montréal. À partir de 1910, il devient traducteur au Sénat du Canada, puis cinq ans plus tard, chef du service de traduction, un poste qu’il occupera jusqu’à sa mort en 1955. Dans ses temps libres, Montigny se pique de poésie : au tournant du siècle, il est aux côtés de Nelligan au sein de l’École littéraire de Montréal, rêvant, comme le reste de la bohème montréalaise dont il se targue de faire partie (malgré sa richesse relative), d’une carrière d’homme de lettres. En réalité, la postérité retiendra très peu de ses œuvres, en dépit des récompenses prestigieuses qu’elles lui vaudront en France (notamment deux prix de l’Académie française : un pour La Revanche de Maria Chapdelaine en 1937 et un pour Au pays de Québec en 1945, ainsi que le prix Ernesta Stern de la SGDL en 1945). Sur huit livres publiés entre 1916 et 1953, dans des genres aussi divers que l’essai, le conte, le théâtre, ce ne sont que ses pièces dramatiques qui retiennent aujourd’hui, à l’occasion, l’attention des spécialistes de la littérature5. Encore faut-il mentionner qu’aucune de ces œuvres n’a été rééditée, signe tangible de leur absence au corpus des œuvres majeures de la littérature québécoise. 4. Michel PAQUIN, « Testard de Montigny, Casimir-Amable », Dictionnaire biographique du Canada, 1861-1870, vol. IX, en ligne. <http://www.biographi.ca/FR/ ShowBio.asp ?BioId=38862&query=montigny>, (3 juin 2008). 5. Voir par exemple les pages qui y sont consacrées dans Denis SAINT-JACQUES et Maurice LEMIRE (dir.), La Vie littéraire au Québec. Volume V – 1895-1918, (Sainte-Foy : Presses de l’Université Laval, 2005), p. 358-360. 384 Les Cahiers de propriété intellectuelle Du courage de porter « la réputation d’un intraitable Cerbère »...6 Hormis une propension évidente pour le combat idéologique, les raisons qui motivent Montigny à pourfendre avec tant d’assiduité et de constance les contrefacteurs et pirates de tout acabit restent fort nébuleuses. Au tournant du XXe siècle, il publie lui-même des poèmes dans les journaux, il est joué à l’occasion sur la scène : a-t-il été victime de la tendance généralisée des producteurs du littéraire (éditeurs, directeurs de théâtre, propriétaires de journaux) à prendre leur bien où ils le trouvaient sans se soucier de verser une rémunération aux auteurs ? A-t-il été lui-même, comme journaliste, dégoûté des pratiques de piratage systématique des auteurs français dans les journaux canadiens-français ? Au final, les motifs initiaux importent peu. On sait que dès le 17 février 1899, au cours d’une réunion de l’École littéraire de Montréal, Montigny exprime le souhait que le regroupement parraine un mouvement en faveur de la protection de la propriété intellectuelle afin d’éradiquer le piratage dans les journaux7. L’École ne donne pas de suites à ce projet, si bien que c’est au sein de l’Association des journalistes canadiens-français que Montigny orchestre finalement, en 1903, une imposante campagne de presse de part et d’autre de l’Atlantique. Les travaux de Jacques Michon et de Shelley S. Beal8 ont montré que l’application du Copyright Act fait alors en sorte que les droits des auteurs étrangers ne sont pas reconnus en terre canadienne, cette loi exigeant notamment que les ouvrages soient imprimés au Canada et déposés auprès du ministère de l’Agriculture pour bénéficier d’une protection légale. Il presse donc de faire appliquer la Convention de Berne au Canada : Montigny sera l’instigateur principal du procès Mary contre Hubert. Selon Pierre Tisseyre, Montigny aurait convaincu l’écrivain français Jules Mary, membre de la SGDL, de participer à ce « test case » visant à faire jurisprudence. Montigny aurait, avec le consentement de Mary, payé lui-même les frais de l’édition pirate, comme l’explique Tisseyre : « Ainsi maître à la fois de la poursuite et de la défense, [Montigny] put s’assurer que d’un côté comme de l’autre la seule question qui serait soulevée 6. Louvigny de Montigny à Jacques Guéritat, 6 mai 1953, Fonds Louvigny-de-Montigny, MLS-0018, Boîte 5, Biographie et varia, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa. 7. Réginald HAMEL, L’école littéraire de Montréal. Procès-verbaux et correspondance (et autres documents inédits sur l’école : réunis, classés et annotés par Réginald Hamel, (Montréal : La Librairie de l’Université de Montréal, 1974-1975), vol. 1, p. 46. Louvigny de Montigny et le droit d’auteur au Canada 385 serait de savoir si la Convention de Berne s’appliquait ou non au Canada »9. Les défenseurs du droit d’auteur remportent une éclatante victoire. La démonstration est faite : la Convention de Berne a préséance sur la loi canadienne. Mais encore faut-il que les divers producteurs se sentent surveillés, voire menacés pour qu’un véritable changement de culture s’opère dans des mœurs de piratage établis depuis longue date. Il va sans dire, Louvigny de Montigny est l’homme de la situation. Le 14 mai 1906, Montigny est officiellement mandaté par le conseil d’administration de la SGDL pour surveiller les intérêts des auteurs français au Canada10. On sait qu’au moins à partir de 1907, il est également représentant au Canada de la Société des Auteurs et compositeurs dramatiques (SACD). Dès les débuts, il couvre un vaste territoire. S’il m’a été impossible de reconstituer un portrait complet des représentants qui travaillent de concert avec lui dans diverses villes canadiennes moyennant une commission, la correspondance prouve par exemple que déjà en 1907, Félix Dumontier surveille pour lui les journaux et théâtres de la Vieille Capitale. Après le déménagement de Montigny à Ottawa, le bureau de Montréal sera toujours en opération, géré d’abord par son beau-père Jules Helbronner, puis plus tard par Paul-Émile Senay. Pierre Tisseyre sera le dernier « fondé de pouvoir » de Montigny et assumera sa succession au sein de l’agence dans les années 1950. Un examen des contrats types que Montigny signe avec les journaux et théâtres et, un peu plus tard, avec les stations radiophoniques, permet de mieux comprendre son action au quotidien dans le domaine du droit d’auteur. Un contrat comptant 6 pages et 17 articles, passé avec la revue mensuelle Aujourd’hui, daté du 10 octobre 1939, nous donne des indications précises sur la nature des ententes de reproduction con8. Shelley S. BEAL, « « La fin du pillage des auteurs ». Louvigny de Montigny’s International Press Campaign for Author’s Right in Canada », (2005) 43 :1 Cahiers de la Société bibliographique du Canada 45-64. Voir aussi Jacques MICHON (dir.), « Annexe 2. L’Association des journalistes canadiens-français et le droit d’auteur », Histoire de l’édition littéraire au Québec, volume 1. La naissance de l’éditeur (1900-1939), (Montréal : Fides, 1999), p. 406-409. 9. Pierre TISSEYRE, « Nécessité de sanctions dissuasives en droit d’auteur. Le rôle joué par Louvigny de Montigny », (1983) 3 :3 Revue canadienne du droit d’auteur 7. 10. Cette date précise est indiquée dans plusieurs contrats ultérieurs rappelant l’historique du mandat de Montigny, dont le contrat passé entre « Aujourd’hui » et la « Société des gens de lettres » en octobre 1939 (voir Fonds Revue Aujourd’hui, P56, Série 1, Correspondance, Archives de l’Université de Sherbrooke). 386 Les Cahiers de propriété intellectuelle clues entre les périodiques et la société11. La SGDL autorise la revue à reproduire des articles ou des œuvres littéraires dont elle possède les droits à un montant forfaitaire de 50 $ pour 10 000 lignes-prose de reproduction (chaque ligne comprenant six mots, chaque vers de poésie étant payable au taux de deux lignes-prose). Le périodique s’engage à publier un minimum de 2 500 lignes par livraison et doit au préalable s’en référer au représentant de la SGDL. Lorsqu’un droit de reproduction est accordé, le périodique doit publier le texte dans les six mois, faute de quoi l’œuvre pourra être concédée à d’autres périodiques canadiens abonnés qui en auront fait la demande. En retour, la SGDL envoie au client sa « Chronique », publication dans laquelle on retrouve des renseignements sur les œuvres reproductibles. Afin de faciliter le travail du représentant, l’abonné lui envoie deux numéros de chaque publication. Après vérification, Montigny fait parvenir au périodique un bordereau établissant la quantité de lignes reproduites : si celui-ci s’acquitte de la facture dans les trente jours, il bénéficie d’un rabais de 20 %. Le montant est ensuite envoyé au complet, chaque trimestre, à la Banque canadienne nationale de Montréal, qui retourne à Montigny sa commission de 20 %. Notons que ces tarifs sont établis en fonction du tirage du périodique : moins celui-ci est élevé, moins il en coûte. Les contrats signés au nom de la SACD reposent sur des bases semblables et Montigny cherche là aussi à négocier les plus bas tarifs : contrairement à l’Europe où la SACD exige 10 % des recettes pour chaque représentation, ici, les taux sont fixés à 5 % pour les organisations commerciales. L’agence canadienne peut aussi signer des contrats forfaitaires pour des tournées complètes, à des tarifs réduits. Les contrats types signés entre l’agence et les compagnies théâtrales contiennent 14 articles, qui paramètrent précisément l’usage des pièces. Les Comédiens de l’Arcade, sous la tutelle de J.-A. de Sève de la compagnie France-Film, s’engagent par exemple à représenter en 1941 au moins 10 et au maximum 24 pièces choisies dans le répertoire de la SACD, chacune de ces pièces devant être représentée 7 fois en matinée et 7 fois en soirée, soit 14 fois en 1 semaine, au théâtre Arcade, rue Sainte-Catherine Est « et non ailleurs »12. 11. Voir Fiche 6, « Copyright Protection Society Ottawa », Série 1, Correspondance, Fonds Revue Aujourd’hui, P56, Archives de l’Université de Sherbrooke. 12. Lettre de Louvigny de Montigny à A.-H. Mathieu, 14 juillet 1942, Fonds Custodian of Ennemy Property, RG 117 5437, Copyright Protection Society, Boîte 2033, Dossier -5437 – Statements, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa. Contrat entre la SACD et les Comédiens de l’Arcade, 18 septembre 1941. Louvigny de Montigny et le droit d’auteur au Canada 387 La compagnie s’assure au préalable auprès de l’agence que les pièces choisies n’ont pas été retenues par d’autres compagnies. Elle verse ensuite 5 % des recettes brutes de chaque représentation à la société, la somme ne devant pas être inférieure à 10 $ pour la matinée et à 15 $ pour la soirée. Dans ce cas précis, l’acquittement doit être fait hebdomadairement, « au plus tard le samedi à midi », auprès de l’agent contrôleur de Montréal. En plus de faire parvenir à l’agence le détail des titres, noms d’auteur, date de la représentation, total des recettes brutes, affiches et programmes des représentations, attestation du comptable de la compagnie, celle-ci remet au représentant de la Société « quatre places de choix et réservées pour chacune des représentations couvertes par le présent traité. Si ces billets ne sont pas remis le lundi, avant midi, pour toute la semaine courante, le représentant de la Société pourra de plein droit (24 heures après que la Compagnie aura manqué de lui remettre les billets convenus) réclamer et obtenir de la Compagnie le prix en espèces des billets que la Compagnie est tenue de remettre au représentant de la Société aux termes du présent traité. » Comme pour la SGDL, Montigny reçoit une commission de 20 % sur les sommes qu’il dépose mensuellement à la Banque canadienne nationale de Montréal. Cette commission doit couvrir, selon le pouvoir décerné par la SACD à Montigny le 10 décembre 1936, « les salaires des agents régionaux, les frais de justice et les honoraires d’avocats, la location et l’entretien de bureaux, la papeterie, la correspondance, la comptabilité, etc. »13. Lorsque les représentations sont données par des institutions caritatives, religieuses ou éducatives, ces taux sont révisés à la baisse : on demande alors la somme forfaitaire de 5 $ par acte. Ce montant peut encore être réduit à 2,50 $ si le droit est acquitté avant la représentation, mais l’habitude de demander à l’avance la permission de présenter une pièce n’est pas répandue : « Les cercles d’amateurs organisent le plus souvent leurs représentations de pièces françaises sans en avertir l’Agence canadienne qui n’intervient ainsi que pour réclamer les droits, sans avoir le loisir de donner l’autorisation requise »14. 13. Lettre de Louvigny de Montigny à A.-H. Mathieu, 14 juillet 1942, Fonds Custodian of Ennemy Property, RG 117 5437, Copyright Protection Society, Boîte 2033, Dossier -5437 – Statements, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa. 14. Lettre de Louvigny de Montigny à A.-H. Mathieu, 14 juillet 1942, Fonds Custodian of Ennemy Property, RG 117 5437, Copyright Protection Society, Boîte 2033, Dossier -5437 – Statements, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa. Les citations qui suivent sont tirées de la même source. 388 Les Cahiers de propriété intellectuelle ... « sinon la réputation d’un véritable Shylock »15 Ce détail n’est pas anodin, car si Montigny parvient progressivement à convaincre les compagnies théâtrales de verser des droits aux auteurs dont ils produisent les œuvres, les communautés religieuses semblent plus lentes à recevoir le message. Or, pour Montigny, « s’il est louable de fournir des récréations au public et même d’aider une entreprise d’intérêt général, il n’est pas moins condamnable de faire la charité aux dépens d’autrui »16. Les pratiques en ce domaine sont telles qu’elles nécessitent en 1932 une intervention des autorités cléricales, qui rappellent dans la Semaine religieuse de Québec l’importance de respecter la loi sur le droit d’auteur, et ce « quelle que soit la fin de charité et de bienfaisance sociale en vue de laquelle les pièces en question sont jouées »17. L’infortunée Sœur supérieure du Couvent Saint-Malo de Winnipeg l’apprendra à ses dépens, elle qui reçoit, le 8 janvier 1941, une lettre signée A. C. de la Lande, lui réclamant, au nom du « bureau central d’Ottawa » de Louvigny de Montigny, une somme de 7,50 $, pour la représentation de la pièce « Hostie » de l’auteure française Marguerite Perroy. En novembre 1940, les orphelins du couvent Saint-Malo ont donné une représentation de cette pièce afin d’amasser des fonds. Étonnée, pour ne pas dire courroucée, la Sœur supérieure répond en ces termes à de la Lande : Cher monsieur, Votre lettre m’est arrivée comme un hold-up nouveau genre. Si j’ai des redevances à qui que ce soit je suis prête à les payer, mais vous comprendrez sans peine que je ne puis pas débourser de l’argent qui ne m’appartient pas sans m’être assurée de quel droit vous me faites vos réclamations.18 15. Louvigny de Montigny à Jacques Guéritat, 6 mai 1953, Fonds Louvigny-de-Montigny, MLS-0018, Boîte 5, Biographie et varia, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa. 16. Louvigny de Montigny, « Les droits d’auteur », Annuaire de la publicité et de l’imprimerie, (Ottawa : Éditions Le Droit, 1939), p. 28. La citation qui suit est tirée de la même source, à la même page. 17. Anonyme, « Représentations théâtrales », (juin 1932) 44 :43 Semaine religieuse de Québec 675. 18. Sœur supérieure du Couvent Saint-Malo à A.C. de la Lande, 11 janvier 1941, Fonds Custodian of Ennemy Property, RG 117 5437, Copyright Protection Society, Boîte 2033, Dossier -5437 – SACD, SGLF, Éditeurs de musique, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa. Louvigny de Montigny et le droit d’auteur au Canada 389 La Sœur supérieure exige de de la Lande des preuves du fait que les œuvres de Marguerite Perroy sont protégées au Canada. Elle a examiné le livre attentivement, il ne porte aucune mention de copyright, il est par conséquent libre, affirme-t-elle. Elle présente des pièces au couvent depuis des années et n’a jamais été inquiétée par quiconque auparavant. Et non seulement le livre ne comporte pas de mention de copyright, mais, selon elle, l’achat du livre luimême est suffisant pour procurer à l’acheteur le droit de jouer la pièce ! Le grand patron, Louvigny de Montigny, s’en mêle. Il peut souffrir le fait que la Sœur supérieure demande des renseignements, mais, « elle aurait pu attendre ces renseignements avant de considérer comme un ‘hold-up’ la réclamation que vous lui avez adressée »19. Est-ce de l’esbroufe lorsqu’il ajoute : « Aussi dois-je commencer par réserver les recours que nous pourrons exercer contre elle pour nous avoir assimilés, dans sa lettre du 11 janvier que je dois garder pour les fins de justice, à des voleurs de grands chemins et qui pratiquent le « hold-up » »20 ? Faute d’un règlement d’ici le 10 février, Montigny portera la cause devant les tribunaux, en plus, peut-être, de poursuivre la Sœur supérieure pour l’accusation de « hold-up » qu’elle adresse selon lui gratuitement aux représentants des auteurs21. Nul n’est censé ignorer la loi : la Sœur supérieure payera, sans doute en jurant qu’on ne l’y prendrait plus. Les exemples de ces propriétaires de journaux, de théâtres, de stations de radio, de ces directeurs de collège ou prêtres de paroisse, pris la main dans le sac alors qu’ils agissaient en toute bonne foi, pullulent dans la correspondance de Montigny. Ces agents se drapent alors dans leur fierté, comme Phil Lalonde, directeur de CKAC, qui envoie des redevances à Montigny en concluant dans une finale digne de Galilée : Qu’il soit bien compris que ce paiement est effectué sans admission de responsabilité de notre part et sans reconnaissance de 19. Louvigny de Montigny à A.C. de la Lande, 18 janvier 1941, Fonds Custodian of Ennemy Property, RG 117 5437, Copyright Protection Society, Boîte 2033, Dossier -5437 – SACD, SGLF, Éditeurs de musique, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa. 20. Louvigny de Montigny à A.C. de la Lande, 18 janvier 1941, Fonds Custodian of Ennemy Property, RG 117 5437, Copyright Protection Society, Boîte 2033, Dossier -5437 – SACD, SGLF, Éditeurs de musique, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa. 21. Louvigny de Montigny à A.C. de la Lande, 18 janvier 1941, Fonds Custodian of Ennemy Property, RG 117 5437, Copyright Protection Society, Boîte 2033, Dossier -5437 – SACD, SGLF, Éditeurs de musique, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa. 390 Les Cahiers de propriété intellectuelle votre droit ou du droit de l’éditeur Hamelle de réclamer la somme précitée. Ce règlement, bien entendu, est fait sans préjudice et uniquement dans le but d’obtenir la paix dans cette affaire.22 Dans les années 1940, la pratique du contrat semble pourtant bien implantée puisque, forcé de rendre des comptes au bureau du Séquestre en 1942, Montigny peut fournir en exemple de nombreuses ententes signées avec plusieurs journaux, revues, compagnies théâtrales. Cependant, il ne baisse pas la garde et surveille attentivement même les journaux partenaires de la SGDL. Il le fait à raison. Ainsi qu’il l’explique à A.-H. Mathieu, du bureau du Séquestre : Il arrive qu’un journal conclut un traité de reproduction avec la Société des gens de lettres apparemment pour se mettre en règle et surtout pour régler à l’amiable une réclamation, et qu’il saisisse ensuite la première occasion pour résilier son contrat.23 On voit bien comment le respect du droit d’auteur au Québec, dans la première partie du XXe siècle, est davantage lié à la crainte qu’ont les éditeurs ou producteurs de théâtre de subir les foudres de Montigny plutôt qu’inspiré par une réelle volonté d’encourager la création. La crise d’autorité que subit Montigny pendant la Deuxième Guerre mondiale en atteste éloquemment, comme si la plupart de ses « clients » n’attendaient qu’une occasion pour se débarrasser de celui qu’ils considèrent souvent comme un « intempestif zélé ». Le 10 septembre 1939, le Canada entre en guerre contre l’Allemagne. S’ensuivent une multitude de bouleversements dans le monde du livre canadien, changements qui se manifesteront au jour le jour et nécessiteront la mise en place de nouvelles procédures, en particulier concernant la réimpression de livres français. Au cours des premiers mois, l’état de guerre ne change rien aux activités de Montigny, qui signe par exemple le 10 octobre 1939, avec le digest 22. Phil Lalonde à M.A. Belisle, 18 juin 1942, Fonds Custodian of Ennemy Property, RG 117 5437, Copyright Protection Society, Boîte 2033, Dossier J. Hamelle vs CKAC Montréal « Requiem de Fauré », Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa. 23. Lettre de Louvigny de Montigny à A.-H. Mathieu, 14 juillet 1942, Fonds Custodian of Ennemy Property, RG 117 5437, Copyright Protection Society, Boîte 2033, Dossier -5437 – Statements, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa. Les citations qui suivent sont tirées de la même source. Louvigny de Montigny et le droit d’auteur au Canada 391 mensuel Aujourd’hui nouvellement fondé par Roger Duhamel, un contrat de six pages conforme aux ententes habituelles24. La courtoisie teintée de respect mutuel qui caractérise les premiers échanges entre Aujourd’hui et Montigny est cependant de bien courte durée. À partir de juillet 1940, Montigny constate que les bordereaux qu’il adresse au digest sont payés avec de plus en plus de retard puis, malgré ses rappels réguliers, ne sont plus payés du tout. Ce n’est pas un hasard. Au printemps 1940, une partie de la France est occupée par les Allemands, et plusieurs croient foncièrement que les droits d’auteurs sont tout simplement suspendus, ou alors que seul le Séquestre des biens ennemis du Canada a le pouvoir de réclamer ces sommes. Ils sont alors nombreux, les individus qui souhaitent avoir l’heure juste sur « l’autorité et les pouvoirs qu’aurait conférés le Séquestre à M. Louvigny de Montigny de continuer à représenter et à agir pour le compte de la Société des gens de lettres, comme il le faisait antérieurement à l’état de guerre actuel »25. Malgré ces formes de contestation régulières, Montigny tire son épingle du jeu et parvient à s’attirer l’entière confiance du Séquestre, qui lui confie pendant la guerre le mandat de recueillir les sommes dues aux auteurs français reproduits dans les journaux ou au théâtre, sommes qui leur seront versées à la fin du conflit. Montigny n’a jamais eu autant de pouvoir : lui qui n’était mandaté que par des sociétés françaises pour surveiller les intérêts de leurs membres, devient tout à coup responsable des biens de tous les auteurs français, quels qu’ils soient. Cela n’est pas sans produire des situations plutôt loufoques, comme dans ce procès qui l’oppose au digeste Aujourd’hui, dirigé par les Jésuites, cause dans laquelle il en vient à défendre ces auteurs malgré eux. En effet, la revue argue que la plupart des articles reproduits sans autorisation appartiennent à des Jésuites, et qu’à ce titre, aucune autorisation individuelle de la part des auteurs n’est nécessaire. La Cour suprême tranche autrement : 24. Louvigny de Montigny à Roger Duhamel, 10 octobre 1939, Fonds Revue Aujourd’hui, P56, Série 1, Correspondance, Service des archives de l’Université de Sherbrooke. Bien que je n’aie pu mettre la main sur l’ensemble des contrats signés au nom de la SGDL, les bordereaux de dépôt effectués par de Montigny indiquent par exemple, pour le début des années 1940, des paiements provenant, pour n’en nommer que quelques-uns, de La Feuille d’érable, La Tribune, Le Bien public, La Presse, La Petite Revue, Le Devoir, Le Canard, Le Bulletin des agriculteurs, Le Clairon, La Voie d’Évangéline, Le Sorelois, La Revue moderne, Le Saint-Laurent, L’Action catholique, Le Soleil. 25. Maître Gérin-Lajoie à A.-H. Mathieu, 21 avril 1944, Fonds Custodian of Ennemy Property, RG 117 5437, Copyright Protection Society, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa. 392 Les Cahiers de propriété intellectuelle ces auteurs, Jésuites ou non, qu’ils le veuillent ou non, ont bel et bien des droits, confiés au Bureau du Séquestre pendant toute la durée du conflit26. Dans les années 1950, Montigny fait la rencontre de Pierre Tisseyre, en qui il voit un digne successeur. Impressionné par son expérience en matière de droit d’auteur, Montigny lui confie progressivement la direction de son agence –non pas sans devoir se battre encore, cette fois-ci avec les sociétés françaises qu’il représente, pour les convaincre du bien-fondé de cette candidature. Il meurt à Ottawa en 1955, après avoir consacré plus de cinquante ans de sa vie à pourfendre les producteurs qui bafouent les droits des auteurs français, toujours dans l’optique de parvenir, chemin faisant, à ouvrir ainsi la carrière aux auteurs locaux. Pour lui, cela va de soi que si les producteurs culturels sont forcés de payer les auteurs français, ils deviendront conséquemment moins réfractaires à l’idée de payer aussi des auteurs canadiens. Au terme de sa vie, Montigny dresse un bilan somme toute positif de son action, constatant en 1953 que le vent a enfin tourné et que les producteurs culturels canadiens-français se montrent désormais enclins à respecter le droit d’auteur pour le principe même, et non plus par crainte de représailles. Enfin, s’exclame-t-il, « la mise en valeur pacifique du terrain conquis présente plus d’importance que les luttes judiciaires »27. Et pourtant, lui qui a assisté à l’essor de la radio, de la musique sur disques et de la télévision, avait compris qu’il faut constamment reconduire le débat pour ajuster la loi et les pratiques sur la propriété intellectuelle aux divers supports émergents, au fil du temps. Que de batailles il eût livrées, à l’ère du numérique ! 26. De Montigny c. Cousineau, [1950] R.C.S. 297. 27. Louvigny de Montigny à Jacques Gueritat, 6 mai 1953, Fonds Louvigny de Montigny, MLS-0018, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa. Vol. 24, no 2 Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies de l’information en 2011 Vincent Bergeron* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 395 1. Crookes c. Newton : diffamation et hyperliens . . . . . . . . 395 1.1 Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 395 1.2 La question en litige. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 396 1.3 L’analyse et les conclusions de la Cour. . . . . . . . . 396 1.4 Les répercussions de ce jugement . . . . . . . . . . . 399 2. Voltage Pictures LLC c. Untel : le partage de fichiers illégaux sur Internet . . . . . . . . . . . . . . . 399 2.1 Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 399 2.2 La question en litige. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 400 2.3 L’analyse et les conclusions de la Cour. . . . . . . . . 401 2.4 Les répercussions de ce jugement . . . . . . . . . . . 402 © CIPS, 2012. * Avocat de ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et d’agents de marques de commerce. 393 394 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3. Private Career Training Institutions Agency c. Vancouver Career College : l’utilisation de noms et de marques de commerce de tiers comme mots clés sur les moteurs de recherche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 403 3.1 Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 403 3.2 La question en litige. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 405 3.3 L’analyse et les conclusions de la Cour. . . . . . . . . 405 3.4 Les répercussions de ce jugement . . . . . . . . . . . 406 4. Tucows.Com Co. c. Lojas Renner S.A. : le droit de propriété sur un nom de domaine . . . . . . . . . . . . . 407 4.1 Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 407 4.2 La question en litige. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 409 4.3 L’analyse et les conclusions de la Cour. . . . . . . . . 409 4.4 Les répercussions de ce jugement . . . . . . . . . . . 410 5. Boivin & Associés c. Scott : la signification de procédures par le biais de Facebook . . . . . . . . . . . . . 411 5.1 Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 411 5.2 La question en litige. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 412 5.3 L’analyse et les conclusions de la Cour. . . . . . . . . 412 5.4 Les répercussions de ce jugement . . . . . . . . . . . 414 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 415 INTRODUCTION Depuis l’apparition et la démocratisation d’Internet et des courriels, de la prolifération des pages Internet, de l’expansion des noms de domaine disponibles, de l’arrivée et de la popularisation des médias sociaux, ainsi que de l’arrivée sur le marché d’une gamme d’appareils mobiles multifonctions se renouvelant sans cesse, les façons des individus et des entreprises d’interagir ne cessent d’évoluer. Dans ce contexte, les aspects juridiques applicables à certains actes courants se retrouvent dans une zone grise, lorsque ces actes se déroulent dans un contexte relié aux technologies de l’information. Ainsi, chaque année voit son lot de décisions d’importance en matière de technologies de l’information, lesquelles tiennent compte de plus en plus du contexte technologique et social qui évolue à une vitesse fulgurante. L’année 2011 n’ayant pas fait exception à cette tendance, la présente revue couvrira cinq décisions qui, d’une façon ou d’une autre, ont retenu notre attention au cours de la dernière année. Il sera donc question i) de diffamation par le biais d’hyperliens, ii) de partage de fichiers illégaux sur Internet, iii) de l’utilisation de noms et de marques de commerce de tiers comme mots clés sur les moteurs de recherche, iv) du droit de propriété sur un nom de domaine et, finalement, v) de la signification de procédures par le biais de Facebook. 1. Crookes c. Newton1 : diffamation et hyperliens 1.1 Les faits Le 19 octobre 2011, la Cour suprême du Canada a rendu une décision très intéressante en matière de diffamation par le biais d’hyperliens redirigeant un utilisateur à du contenu externe. 1. Crookes c. Newton, 2011 CSC 47. 395 396 Les Cahiers de propriété intellectuelle De façon générale, afin d’obtenir gain de cause dans une action en diffamation, « le demandeur doit établir suivant la prépondérance des probabilités que les mots diffamatoires ont été diffusés, c’est-àdire qu’ils « ont été communiqués à au moins une personne autre que le demandeur » (Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640, par. 28) »2. Dans cette affaire, dont les faits se déroulaient en 2005, plusieurs articles avaient été publiés sur un certain nombre de sites Internet dans le cadre d’une « campagne de dénigrement » contre le demandeur, Wayne Crookes, et d’autres membres du Parti vert du Canada, dont il faisait partie. Jon Newton, le défendeur, possédait et exploitait quant à lui un site Internet en Colombie-Britannique sur lequel il commentait divers sujets, dont notamment la question de la liberté d’expression dans le contexte de l’Internet. Un des articles publiés sur ledit site Internet comprenait des hyperliens menant vers d’autres sites, où se trouvaient des propos peu flatteurs à l’encontre de M. Crookes. M. Crookes avait alors contacté M. Newton afin de lui demander de retirer les hyperliens de son site Internet. Devant le refus de M. Newton d’effectuer un tel retrait, M. Crookes avait intenté un recours devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique, alléguant que M. Newton avait diffusé des propos diffamatoires à son endroit. Le recours fut toutefois rejeté, tant en première instance3 qu’en appel devant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique 4. 1.2 La question en litige Essentiellement, la Cour suprême devait décider si la simple incorporation dans une page Internet d’hyperliens permettant d’accéder à des documents externes contenant des propos diffamatoires devait être considérée comme une « diffusion » de ces propos et, donc, passible d’une condamnation en diffamation. 1.3 L’analyse et les conclusions de la Cour La juge Abella, rendant jugement pour la majorité, a confirmé les décisions des instances inférieures à l’effet que l’incorporation 2. Ibid., par. 1. 3. 2008 BCSC 1424, 88 BCLR (4th) 395. 4. 2009 BCCA 392, 96 B.C.L.R. (4th) 315. Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies... 397 d’hyperliens qui renvoient à des propos diffamatoires n’équivaut pas à une diffusion desdits propos, ni même à une répétition de ceux-ci : Le fait de renvoyer à un contenu étranger à son texte diffère fondamentalement d’autres actes relevant de la diffusion car il ne comporte pas, en soi, l’exercice d’un contrôle sur ce contenu. La communication d’une information diffère nettement de la simple mention que l’information existe ou encore de l’endroit où elle se trouve. Contrairement à la simple mention de son existence, la communication d’une information consiste en la dissémination du contenu, et elle suppose l’existence d’un contrôle à la fois sur ce dernier et sur l’existence même d’un auditoire. Même si la personne qui renvoie à une publication diffamatoire a pour but d’en élargir l’auditoire, sa participation n’est qu’accessoire à celle du diffuseur initial : que cette personne y ait renvoyé ou non, l’information prétendument diffamatoire a déjà été mise à la disposition du public par le biais des actes du diffuseur initial. Ces caractéristiques du renvoi le distinguent autant des actes posés dans le cadre du processus de diffusion, tels la création ou l’affichage de la publication diffamatoire, que de la répétition.5 Par ailleurs, la Cour ajoute que les hyperliens ne sont que des renvois à d’autres sources de contenu sur lesquelles la personne qui effectue le renvoi n’a aucun contrôle. Les hyperliens sont donc des sources neutres permettant uniquement de signaler l’existence d’une information, sans que la personne effectuant le renvoi en publie elle-même le contenu. La juge Abella ajoute un commentaire intéressant quant à l’utilité des hyperliens, ainsi qu’aux répercussions négatives et à l’effet paralysant que pourrait avoir le fait d’assujettir les hyperliens à la règle traditionnellement applicable en matière de diffusion : En bref, l’Internet ne peut donner accès à l’information sans les hyperliens. Or, limiter l’utilité de ces derniers en les assujettissant à la règle traditionnellement applicable en matière de diffusion aurait pour effet de gravement restreindre la circulation de l’information et, partant, la liberté d’expression. L’« effet paralysant » que cela serait susceptible d’avoir sur le fonctionnement de l’Internet pourrait être lourd de conséquences désastreuses, car il est peu probable que les auteurs d’articles 5. Supra, note 1, par. 26. 398 Les Cahiers de propriété intellectuelle de fond consentiraient à courir le risque d’engager leur responsabilité en incorporant dans leurs articles des liens menant à d’autres articles dont le contenu peut changer tout à fait indépendamment de leur volonté. Compte tenu de l’importance capitale du rôle des hyperliens dans l’Internet, nous risquerions de compromettre le fonctionnement de l’Internet dans son ensemble. L’application stricte de la règle en matière de diffusion dans ces circonstances reviendrait à s’efforcer de faire entrer une cheville carrée archaïque dans le trou hexagonal de la modernité.6 Ainsi, la Cour conclut que la simple mention par le biais d’un hyperlien de l’existence d’un contenu ou de l’endroit où il se trouve ne revient pas à le diffuser. Toutefois, lorsque la personne qui crée l’hyperlien fait ainsi en sorte de reprendre les propos diffamatoires de façon à les répéter, il y aura alors diffusion des propos diffamatoires7. La juge en chef McLachlin et le juge Fish, dans leurs motifs concordants, sont toutefois d’avis que dans certains cas, la combinaison du texte et de l’hyperlien peut parfois équivaloir à la diffusion des propos diffamatoires : À notre avis, la combinaison du texte et de l’hyperlien peut, dans certaines circonstances, équivaloir à la diffusion des propos diffamatoires auxquels ce dernier renvoie. Il faut conclure à la diffusion de propos diffamatoires par le biais d’un hyperlien s’il ressort du texte que l’auteur adopte les propos auxquels l’hyperlien renvoie, ou y adhère. Si le texte indique qu’il souscrit au contenu auquel renvoie l’hyperlien, l’auteur sera alors responsable du contenu diffamatoire. Il faut démontrer que le défendeur adopte les mots ou les propos diffamatoires, ou y adhère ; le simple renvoi général à un site Web ne suffit pas. Ainsi, le défendeur qui renvoie à un site Web anodin en en approuvant le contenu ne verra pas sa responsabilité engagée si ce dernier est ultérieurement modifié par l’ajout de propos diffamatoires.8 [les italiques sont nôtres] 6. Ibid., par. 36. 7. Ibid., par. 42. 8. Ibid., par. 48. Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies... 399 1.4 Les répercussions de ce jugement Suivant cet arrêt important de la Cour suprême, il est maintenant clair que le seul fait de publier un hyperlien référant à des propos diffamatoires ne pourra engager de ce seul chef la responsabilité du diffuseur de l’hyperlien pour diffamation. La répétition des commentaires diffamatoires ou la publication de nouveaux propos diffamatoires, en association avec l’hyperlien, pourra quant à elle être considérée comme une diffusion des propos diffamatoires et engager la responsabilité de son auteur. Il semble donc que plusieurs bloggeurs et adeptes de publications de contenu par le biais des médias sociaux seront soulagés d’apprendre qu’ils pourront poursuivre la pratique courante de référer leurs lecteurs à du contenu externe, sans risquer d’être poursuivis en diffamation pour des propos tenus par des tiers, et pouvant être modifiés à leur insu. 2. Voltage Pictures LLC c. Untel9 : le partage de fichiers illégaux sur Internet 2.1 Les faits Après avoir intenté des procédures similaires aux États-Unis et au Royaume-Uni, le studio américain Voltage Pictures LLC (« Voltage Pictures »), détenteur des droits d’auteur sur le film « The Hurt Locker », a pris la décision en 2011 de s’attaquer aux internautes canadiens ayant téléchargé le film illégalement par le biais de réseaux poste-à-poste. Voltage Pictures aurait d’abord identifié les adresses IP d’internautes ayant copié et distribué illégalement le film. Les adresses IP étant des adresses uniques octroyées à chacun des modems fournis par les fournisseurs de services Internet et permettant aux internautes d’accéder à Internet, Voltage Pictures a dû se tourner vers la Cour fédérale afin d’obtenir l’identité des individus associés aux adresses IP. La demande de Voltage Pictures visait essentiellement l’émission d’une ordonnance permettant d’interroger au préalable les fournisseurs de services Internet afin que ceux-ci divulguent les noms et les adresses des clients qui correspondaient aux adresses IP déjà obtenues, pour que des mises en demeure puissent être envoyées aux personnes ainsi identifiées. 9. Voltage Pictures LLC c. Untel, 2011 CF 1024 (C.F., le juge Shore). 400 Les Cahiers de propriété intellectuelle Les fournisseurs de services Internet rattachés aux adresses IP identifiées étaient Bell Canada, Cogeco Câble Inc. et Vidéotron s.e.n.c. La demande de Voltage Pictures était donc fondée sur le fait que, sans les informations à être divulguées par ces fournisseurs de service Internet, elle n’était pas en mesure d’identifier ceux qui violaient ses droits d’auteur, se voyant ainsi privée de son droit de les poursuivre. 2.2 La question en litige Essentiellement, la Cour fédérale devait décider si, en vertu du droit applicable, elle pouvait valablement permettre la tenue d’un interrogatoire préalable des fournisseurs de services Internet, tierces parties au litige. Citant un passage de la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire BMG Canada inc. c. John Doe10, la Cour fédérale a confirmé que : [s]elon la Cour d’appel fédérale, il est indiqué de procéder à un interrogatoire préalable par écrit des fournisseurs de service internet lorsque leurs clients violent les droits d’auteur de la partie demanderesse.11 Afin de démontrer qu’elle avait une demande légitime à faire valoir, Voltage Pictures devait toutefois démontrer que sa demande répondait aux dispositions de la Règle 238 des Règles des Cours fédérales12 : 238. (1) Une partie à une action peut, par voie de requête, demander l’autorisation de procéder à l’interrogatoire préalable d’une personne qui n’est pas une partie, autre qu’un témoin expert d’une partie, qui pourrait posséder des renseignements sur une question litigieuse soulevée dans l’action. [...] (3) Par suite de la requête visée au paragraphe (1), la Cour peut autoriser la partie à interroger une personne et fixer la date et 10. BMG Canada inc. c. John Doe, 2005 C.A.F. 193, par. 25, 41 et 42. 11. Supra, note 9, par. 14. 12. Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies... 401 l’heure de l’interrogatoire et la façon de procéder, si elle est convaincue, à la fois : a) que la personne peut posséder des renseignements sur une question litigieuse soulevée dans l’action ; b) que la partie n’a pu obtenir ces renseignements de la personne de façon informelle ou d’une autre source par des moyens raisonnables ; c) qu’il serait injuste de ne pas permettre à la partie d’interroger la personne avant l’instruction ; d) que l’interrogatoire n’occasionnera pas de retards, d’inconvénients ou de frais déraisonnables à la personne ou aux autres parties. 2.3 L’analyse et les conclusions de la Cour Le juge Shore a donc analysé les faits lui étant soumis à la lumière de chacun des critères énumérés au paragraphe 3 de la Règle 238 des Règles des Cours fédérales. En premier lieu, la Cour a jugé que les noms et adresses des défendeurs éventuels, tels que connus par les fournisseurs de service Internet par le biais des adresses IP identifiées par Voltage Pictures, étaient pertinents au litige. Ensuite, la Cour a affirmé que, sans une ordonnance de la Cour fédérale, les fournisseurs de services Internet ne pouvaient pas divulguer les noms et adresses de leurs clients, compte tenu du paragraphe 7(3) de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques13 : (3) Pour l’application de l’article 4.3 de l’annexe 1 et malgré la note afférente, l’organisation ne peut communiquer de renseignement personnel à l’insu de l’intéressé et sans son consentement que dans les cas suivants : [...] 13. Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, L.C. 2000, ch. 5. 402 Les Cahiers de propriété intellectuelle c) elle est exigée par assignation, mandat ou ordonnance d’un tribunal, d’une personne ou d’un organisme ayant le pouvoir de contraindre à la production de renseignements ou exigée par des règles de procédure se rapportant à la production de documents. Rappelant un passage de la décision BMG Canada inc. c. John Doe14, le juge Shore a ensuite affirmé que Voltage Pictures, dans le cas à l’étude, ne pouvait faire valoir ses droits d’auteur ni intenter une action contre les défendeurs sans connaître leurs noms et adresses. Finalement, quant au dernier critère de la Règle 238 des Règles des Cours fédérales, le juge Shore a tenu en compte le fait que Voltage Pictures acceptait de rembourser les frais raisonnables qu’allaient encourir les fournisseurs de services Internet pour réunir les renseignements recherchés. Par ailleurs, l’obtention des noms et adresses des défendeurs, en tant qu’informations minimales permettant à Voltage Pictures de faire valoir ses droits, accélérait la poursuite de l’action intentée. En conclusion, la Cour fédérale a donc accordé la demande de permission de procéder à un interrogatoire au préalable des fournisseurs de services Internet impliqués et a émis une ordonnance à cet effet. Il est toutefois à noter que la demande de Voltage Pictures n’a été contestée par aucun des fournisseurs de service Internet impliqués dans l’affaire. 2.4 Les répercussions de ce jugement À la suite de l’émission de cette ordonnance, Voltage Pictures a été en mesure de pouvoir obtenir l’information voulue auprès de fournisseurs de services Internet visés par l’ordonnance. Il en découle qu’elle a pu faire parvenir des mises en demeure à près d’une trentaine d’internautes dont l’identité a été dévoilée par lesdits fournisseurs de services Internet15. Il est toutefois à noter que l’identification des véritables individus ayant téléchargé le contenu illégal sera difficile à faire. En effet, 14. Supra, note 10, par. 42. 15. Alain McKENNA, « Téléchargement de The Hurt Locker : des internautes canadiens poursuivis », le 28 novembre 2011, <http://technaute.cyberpresse.ca/nouvelles/internet/201111/28/01-4472247-telechargement-de-the-hurt-locker-des-in ternautes-canadiens-poursuivis.php>. Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies... 403 la multiplication des réseaux partagés entre membres d’une même famille, colocataires, collègues, voisins ou dans les endroits publics rendra très difficile l’identification du réel coupable. À la lumière de l’ordonnance émise par la Cour fédérale, bien que les internautes pratiquant le partage de fichiers illégaux sur Internet ne puissent être personnellement identifiés directement par les distributeurs d’œuvres protégées, ces internautes ne peuvent dorénavant plus espérer se réfugier derrière le couvert de leur adresse IP pour se soustraire aux poursuites judiciaires. Cette décision, combinée à la montée des nouveaux services légaux de diffusion des œuvres qui émergent en ce moment au Canada, pourrait donc contribuer à enrayer le phénomène du partage de fichiers illégaux dans l’avenir. Finalement, si le projet de loi C-11 visant une refonte de la Loi sur le droit d’auteur est finalement adopté dans sa mouture actuelle, les dommages statutaires applicables en pareille situation seront limités à 5 000 $, plutôt que 20 000 $ comme c’est présentement le cas. Il serait toutefois surprenant qu’une telle limite revue à la baisse puisse décourager les titulaires de droit d’obtenir des ordonnances afin d’identifier les internautes ayant téléchargé illégalement des œuvres. En effet, la réception d’une mise en demeure pourrait bien suffire pour que plusieurs internautes paient rapidement les sommes demandées, afin d’éviter toute poursuite judiciaire. 3. Private Career Training Institutions Agency c. Vancouver Career College16 : l’utilisation de noms et de marques de commerce de tiers comme mots clés sur les moteurs de recherche 3.1 Les faits À titre introductif, l’achat de mots clés sur certains moteurs de recherche permet aux entreprises qui désirent annoncer leurs produits et services de faire afficher des publicités dans des sections spécifiques dédiées aux liens commerciaux dans les pages de résultats lorsqu’un utilisateur entre un terme de recherche acheté comme mot clé. Certains problèmes peuvent toutefois survenir lorsque les termes achetés à titre de mots clés sont des noms commerciaux ou marques de commerce de concurrents. 16. Private Career Training Institutions Agency c. Vancouver Career College, 2011 BCCA 69 (B.C.C.A., les juges Prowse, Kirkpatrick et Chiasson). 404 Les Cahiers de propriété intellectuelle La décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’affaire Private Career Training Institutions Agency c. Vancouver Career College est la première décision canadienne sur ce sujet rendue par un tribunal d’appel. La demanderesse, Private Career Training Institutions Agency, est l’organisme responsable des établissements d’enseignement privés en Colombie-Britannique et elle a été créée en vertu du Private Career Training Institutions Act17. La défenderesse, Vancouver Career College, est quant à elle un établissement d’enseignement de la région de Vancouver supervisé par le Private Career Training Institutions Agency. Essentiellement, le Vancouver Career College a procédé à l’achat de mots clés auprès de divers moteurs de recherche tels Yahoo et Google, lesquels mots clés visaient le nom d’établissements d’enseignement compétiteurs. En vertu de cette pratique, des liens visant le Vancouver Career College apparaissaient dans des positions mises en évidence lorsqu’un utilisateur entrait le nom d’un établissement concurrent dans les moteurs de recherche. Certaines situations de confusion ont par ailleurs été vécues par des étudiants désirant s’inscrire dans des établissements particuliers, mais s’étant inscrits par erreur au Vancouver Career College en raison du placement publicitaire effectué par ce dernier. À la suite des plaintes de ses établissements membres, le Private Career Training Institutions Agency a donc intenté un recours contre le Vancouver Career College afin d’obtenir une injonction pour empêcher cet établissement d’employer le nom de ses compétiteurs, geste en contravention avec l’un de ses règlements : Internet Advertising With respect to internet advertising, the Board agreed by motion at its meeting of June 18, 2009 that the use of another institution’s trademarks, logo, or business name, or anything confusingly similar, by a registered institution in any metatags (website or html), search engine AdWords, adCenter keywords, or any similar medium for advertising purposes shall constitute false, deceptive or misleading activity within the meaning of Bylaw 29.1, and is prohibited. 17. Private Career Training Institutions Act, S.B.C. 2003, c. 79. Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies... 405 Cette nuance est importante, puisque le recours n’était pas étudié sous l’angle de la Loi sur les marques de commerce, mais bel et bien sous celui de ce règlement spécifiquement applicable aux institutions d’enseignement de la Colombie-Britannique sous la supervision du Private Career Training Institutions Agency. En première instance, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a comparé l’emploi par la défenderesse du nom de ses compétiteurs au placement de publicités dans les pages jaunes d’un annuaire téléphonique. N’ayant pas de décisions canadiennes en matière de publicité par mots clés sur lesquelles baser sa décision, le tribunal de première instance s’est référé à certaines décisions américaines traitant de la question, à savoir si l’achat d’une marque de commerce à titre de mot clé constituait un emploi de ladite marque de commerce. Le juge de première instance s’est également référé aux critères visant à déterminer si des marques de commerce portent à confusion en vertu de l’alinéa 7 b) de la Loi sur les marques de commerce, afin de trouver un parallèle d’application pour que l’emploi d’un nom ou d’une marque de commerce soit considéré trompeur en vertu du règlement du Private Career Training Institutions Agency. En effet, le règlement susmentionné exigeait que l’emploi soit trompeur, et non seulement qu’il porte à confusion. À la suite d’une telle analyse en vertu de la jurisprudence américaine et de la jurisprudence canadienne en matière de confusion sous la Loi sur les marques de commerce, le juge de première instance a rejeté le recours du Private Career Training Institutions Agency, considérant que la publicité effectuée par le Vancouver Career College n’était pas trompeuse. 3.2 La question en litige Essentiellement, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique devait décider si le juge de première instance avait erré en droit en appliquant la jurisprudence relative à la Loi sur les marques de commerce dans le cadre d’une action intentée en vertu d’une réglementation visant à protéger les consommateurs. 3.3 L’analyse et les conclusions de la Cour Dans un jugement unanime, la Cour d’appel de la ColombieBritannique a rejeté l’appel du Private Career Training Institutions Agency, tout en apportant certains commentaires quant aux motifs invoqués par le juge de première instance. En premier lieu, la Cour a 406 Les Cahiers de propriété intellectuelle mentionné que la jurisprudence applicable en matière de confusion entre deux marques de commerce ne pouvait être d’aucune assistance, puisque la confusion et la tromperie ne peuvent être équivalentes, en ce qu’une publicité peut simplement créer de la confusion, sans être trompeuse18. Il est par ailleurs intéressant de noter qu’en appel, la Cour a commenté un argument de l’appelante, qui tentait de faire un parallèle entre l’achat de mots clés et le placement publicitaire dans les annuaires Pages Jaunes ou Pages Blanches, où il est possible de placer une publicité à proximité du nom d’un compétiteur. La Cour a rejeté l’analogie, en mentionnant que les annuaires Pages Jaunes sont basés sur les sujets, et non sur les noms. Les Pages Blanches contiennent quant à elle uniquement des noms, et non des choix. À l’opposé, un site Internet donne des choix, des noms et des sujets, ce qui empêche toute analogie avec les méthodes traditionnellement utilisées pour faire de la publicité : These propositions seek to analyze the legal implications of the use of modern technology with practice and technology that bears no resemblance to it. The Yellow Pages are based on topics, not names. The white pages contain names, but no choices. An Internet page gives choices, names and topics. It is information technology carried far beyond the traditional. 19 3.4 Les répercussions de ce jugement Bien que cette décision ne soit pas une décision fondée sur la confusion et l’emploi de marques de commerce en vertu de la Loi sur les marques de commerce, elle peut tout de même nous éclairer sur la façon dont les tribunaux pourront traiter la question de la publicité par l’achat de mots clés sur des moteurs de recherche. Lorsqu’une décision sera rendue en vertu d’une loi ou d’un règlement particulier faisant référence au caractère trompeur de l’emploi d’un nom ou d’une marque, il conviendra de ne pas référer aux critères traditionnels de la confusion en vertu de la Loi sur les marques de commerce. À l’inverse, dans un cas visant spécifiquement un recours en vertu de la Loi sur les marques de commerce et fondé sur le critère de la confusion, il faudra alors se référer aux commentaires récemment émis par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt 18. Supra, note 16, par. 31-33. 19. Supra, note 16, par. 27. Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies... 407 Masterpiece Inc. c. Alavida Lifestyles Inc.20 pour l’évaluation de cette confusion. Il convient également de mentionner qu’une décision québécoise a été rendue en 2010 en matière de mots clés dans l’affaire Chocolat Lamontagne inc. c. Humeur Groupe-conseil inc.21, soit postérieurement au jugement de première instance dans l’affaire à l’étude. Ce cas similaire d’achat de mots clés sur un moteur de recherche était cependant fondé sur la commercialisation trompeuse, en vertu de l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce. Le recours a finalement été rejeté, puisque le texte de la publicité de la défenderesse indiquait clairement qu’il s’agissait d’une alternative aux produits et services de la demanderesse. Malgré la décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’affaire Private Career Training Institutions Agency c. Vancouver Career College, et la décision de la Cour supérieure du Québec dans l’affaire Chocolat Lamontagne inc. c. Humeur Groupeconseil inc., la question de savoir si l’achat d’un mot clé étant une marque de commerce enregistrée détenue par une autre partie constitue un emploi de la marque au sens de la Loi sur les marques de commerce demeure une question sans réponse au Canada. Compte tenu de cette jurisprudence limitée au Canada dans un domaine qui prend de plus en plus d’ampleur dans le cadre de stratégies publicitaires, il est à prévoir que plusieurs autres cas se présenteront devant les tribunaux au cours des prochaines années. 4. Tucows.Com Co. c. Lojas Renner S.A.22 : le droit de propriété sur un nom de domaine 4.1 Les faits Une décision rendue en Ontario en 2011 pourrait avoir certaines incidences en matière de litiges touchant des noms de domaine au Canada. En effet, depuis plusieurs années, les tribunaux hésitent sur la façon de qualifier un nom de domaine ou d’y appliquer des concepts juridiques applicables aux biens mobiliers. Or, la Cour d’appel de l’Ontario a rendu une décision dans l’affaire Tucows.Com 20. Masterpiece Inc. c. Alavida Lifestyles Inc., 2011 CSC 27. 21. Chocolat Lamontagne inc. c. Humeur Groupe-conseil inc., 2010 QCCS 3301 (C.S. la juge Corriveau). 22. Tucows.Com Co. c. Lojas Renner S.A., 2011 ONCA 548 (C.A. Ont.). 408 Les Cahiers de propriété intellectuelle Co. c. Lojas Renner S.A., dans laquelle elle a qualifié la nature d’un nom de domaine en vertu de la common law applicable en Ontario. Tucows.Com Co. (« Tucows ») est une société technologique incorporée en vertu des lois de la Nouvelle-Écosse, mais dont le principal bureau d’affaires est situé à Toronto, en Ontario. En 2006, Tucows a procédé à l’achat de plus de 30 000 noms de domaine constitués principalement de noms de famille auprès de la société Mailbank Inc., dont notamment le nom de domaine « Renner.com ». Lojas Renner S.A. (« Renner ») est quant à elle une compagnie brésilienne qui opère plusieurs magasins de vente au détail de vêtements et est titulaire de la marque de commerce enregistrée RENNER au Brésil, ainsi que dans d’autres pays. Estimant que le nom de domaine de Tucows contrevenait à ses droits dans la marque de commerce RENNER, Renner a donc déposé une plainte devant l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) en vertu des principes de résolution des conflits de celle-ci, soit le Uniform Dispute Resolution Policy (UDRP). Plutôt que de fournir une réponse quant au bien-fondé de la plainte devant l’OMPI, Tucows a plutôt déposé une requête en Cour supérieure de l’Ontario, en vue d’obtenir une déclaration selon laquelle i) elle détient des intérêts légitimes dans le nom de domaine, ii) elle n’a pas déposé ou utilisé le nom de domaine de mauvaise foi, et iii) que Renner n’est pas en droit de demander le transfert du nom de domaine. À la suite du dépôt de cette requête devant un tribunal de droit commun, l’OMPI a pris la décision d’exercer sa discrétion et de mettre fin aux procédures instituées devant elle. En première instance, le recours a été rejeté pour le motif qu’il n’y avait pas de bases adéquates sur lesquelles fonder la juridiction de la Cour supérieure de l’Ontario pour décider d’un tel litige, en vertu du test de la connexion réelle et substantielle (real and substantial connection) prévu à l’article 17.02 des Rules of Civil Procedure23 : 17.02 A party to a proceeding may, without a court order, be served outside Ontario with an originating process or notice of a reference where the proceeding against the party consists of a claim or claims, (a) in respect of real or personal property in Ontario ; 23. Rules of Civil Procedure, R.R.O. 1990, Reg. 194. Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies... 409 4.2 La question en litige La Cour d’appel de l’Ontario devait décider, entre autres, si le recours pouvait bénéficier d’une présomption de connexion réelle et substantielle avec l’Ontario i) en ce qu’un nom de domaine puisse répondre à la qualification de bien meuble (personal property) et ii) en ce que le nom de domaine « Renner.com » soit situé sur le territoire ontarien en vertu de l’article 17.02 précité. Ainsi, cette cause reposait sur la qualification d’un nom de domaine en tant que bien meuble, ainsi que sur la localisation géographique d’un tel bien, le cas échéant. 4.3 L’analyse et les conclusions de la Cour La Cour a tout d’abord mentionné qu’il y avait présentement très peu de décisions canadiennes faisant autorité en matière de qualification d’un nom de domaine à titre de bien meuble, mais que la tendance internationale était de traiter les noms de domaine comme une nouvelle forme de bien intangible24. Par ailleurs, puisque les Rules of Civil Procedure de l’Ontario ne contiennent pas de définition d’un bien meuble, la Cour s’est penchée sur la qualification d’un bien meuble en vertu de la common law. La Cour a donc examiné les attributs du droit de propriété en référant à certaines décisions faisant autorité en common law, en association avec les caractéristiques d’un nom de domaine : The bundle of rights associated with the domain name <renner. com> that Tucows has (as purchaser and registrant) satisfies the attributes of property as described by Harris and Ziff in that at present Tucows can enforce those rights against all others. As in Saulnier, Tucows derives income from being the holder of the rights in the domain name <renner.com>. It has fourteen clients who subscribe to personal e-mail services using the domain name. If the domain name were to be transferred to Renner, it would undoubtedly assist in unlocking the value of Renner’s business. The registered owner of the domain name has the right to exclusively direct traffic to the domain name’s corresponding website and to exclude anyone else from using the same name. The ability to exclude others from the enjoy24. Supra, note 22, par. 46-55. 410 Les Cahiers de propriété intellectuelle ment of, interference with or appropriation of a specific legal right was held by Cory J. in Bouckhuyt, as a necessary incident of property.25 À la suite de cette analyse, la Cour a donc conclu qu’un nom de domaine constitue un bien meuble en vertu de la common law. Quant à la situation géographique de ce bien meuble, la Cour a mentionné que le simple fait qu’un nom de domaine soit un bien meuble intangible ne signifie pas qu’il n’a pas de situation géographique permettant à une cour de justice d’avoir juridiction sur ce bien. En effet, afin de déterminer le point de rattachement géographique d’un nom de domaine, la Cour a mentionné plusieurs facteurs à prendre en considération : [...] in this case the connecting factors favouring location of the domain name in Ontario are the location of the registrant of the domain name, as well as the location of the registrar and the servers as intermediaries. The evidence concerning the location of Tucows’s target audience is insufficient for me to draw any conclusion based on it. The location of the registrar is an important consideration because, as Bogdan and Maunsbach point out at p. 182, without the domain name registrar/ administrator being subject to the court’s jurisdiction, questions of the enforceability of the order could arise.26 La Cour a finalement conclu en établissant que le nom de domaine « Renner.com » était un bien meuble intangible situé en Ontario, lui conférant ainsi juridiction en vertu de l’article 17.02 des Rules of Civil Procedure. 4.4 Les répercussions de ce jugement Cette décision semble donc ouvrir la porte à ce que des procédures fondées sur la propriété de noms de domaine appartenant à des sociétés ontariennes puissent être intentées devant les tribunaux ontariens de droit commun. Il convient toutefois de se demander si les tribunaux québécois appliqueraient le même genre de raisonnement en matière de noms de domaine appartenant à des entreprises québécoises, en vertu du droit civil québécois. Selon l’article 907 du Code civil du Québec, il 25. Supra, note 22, par. 62-63. 26. Supra, note 22, par. 71. Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies... 411 serait toutefois soutenable d’argumenter qu’un nom de domaine puisse être qualifié de « bien meuble », puisque n’étant pas explicitement qualifié autrement. Quoi qu’il arrive, les tribunaux québécois auront une décision canadienne récente de laquelle s’inspirer si une situation similaire devait se présenter au Québec. 5. Boivin & Associés c. Scott27 : la signification de procédures par le biais de Facebook 5.1 Les faits Au Québec, les modes de signification des procédures et documents en matière civile sont prévus par le Code de procédure civile. Généralement, la signification se fera par huissier ou par un messager, de façon à pouvoir détenir une preuve que la signification a validement été effectuée. Toutefois, il arrive parfois que l’adresse d’une personne soit inconnue, malgré plusieurs recherches, compte tenu de déménagements successifs ou à l’étranger, ou que cette personne tente sciemment de se cacher. Or, avec l’évolution rapide de moyens technologiques, il arrive parfois que la seule façon de pouvoir contacter un individu pour lui signifier un document soit par le biais d’un profil affiché sur l’un des différents sites principaux de médias sociaux, dont Facebook. En 2011, deux décisions ont retenu notre attention à ce sujet. La première décision ayant traité de cette question, quoique sommairement, est la décision Droit de la famille – 11176428, rendue par la Cour supérieure. Dans cette affaire relative à la garde d’un enfant, la Cour a autorisé la signification d’une procédure par Facebook, étant donné que madame a tenté sans succès d’obtenir l’adresse de monsieur, ce dernier n’ayant pas laissé d’adresse à madame depuis son départ en Colombie-Britannique. La Cour a affirmé que la « signification par ce réseau social était donc la meilleure façon de rejoindre monsieur »29. La Cour note d’ailleurs que la signification par Facebook a obtenu les résultats escomptés, puisque monsieur a ensuite communiqué avec l’avocate de madame. Cette décision, quoique intéressante, ne donnait que très peu de détails sur les motifs justifiant la signification d’un document par 27. Boivin & Associés c. Scott, 2011 QCCQ 10324 (le juge Dortélus). 28. Droit de la famille – 111764, 2011 QCCS 3120 (la juge Bélanger). 29. Supra, note 28, par. 5. 412 Les Cahiers de propriété intellectuelle le biais de Facebook. Le 15 août 2011, la Cour du Québec a toutefois rendu une décision plus détaillée quant à ce mode de signification, dans l’affaire Boivin & Associés c. Scott. Dans cette affaire, la demanderesse a institué un recours contre des codéfendeurs, parmi lesquels une des défenderesses n’avait aucune adresse connue au Québec, malgré plusieurs démarches effectuées par la demanderesse. La dernière adresse connue de la défenderesse était en Floride, mais cette dernière aurait déménagé depuis. Connaissant toutefois l’adresse Facebook de la défenderesse, la demanderesse s’est adressée à la Cour du Québec afin d’obtenir l’autorisation de signifier la requête introductive d’instance à la défenderesse par Facebook, soulevant qu’il lui était possible de soumettre cette requête de façon efficace et personnalisée. 5.2 La question en litige La Cour du Québec devait donc décider si la signification d’une requête introductive d’instance pouvait validement être effectuée par le biais de Facebook, compte tenu de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information (« L.C.C.J.T.I. »), malgré le fait que l’article 123 du Code de procédure civile prévoie qu’une telle requête puisse être remise à son destinataire par le biais de certains moyens, dont par huissier, par l’envoi par la poste de la copie à son destinataire, ou par la publication d’un avis dans un journal. 5.3 L’analyse et les conclusions de la Cour La Cour a d’abord mentionné les articles 28 et 74 de la L.C.C.J.T.I. : 28. Un document peut être transmis, envoyé ou expédié par tout mode de transmission approprié à son support, à moins que la loi n’exige l’emploi exclusif d’un mode spécifique de transmission. Lorsque la loi prévoit l’utilisation des services de la poste ou du courrier, cette exigence peut être satisfaite en faisant appel à la technologie appropriée au support du document devant être transmis. De même, lorsque la loi prévoit l’utilisation de la poste certifiée ou recommandée, cette exigence peut être satisfaite, dans le cas d’un document technologique, au moyen d’un accusé de réception sur le support approprié signé par le destinataire ou par un autre moyen convenu. Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies... 413 Lorsque la loi prévoit l’envoi ou la réception d’un document à une adresse spécifique, celle-ci se compose, dans le cas d’un document technologique, d’un identifiant propre à l’emplacement où le destinataire peut recevoir communication d’un tel document. [...] 74. L’indication dans la loi de la possibilité d’utiliser un ou des modes de transmission comme l’envoi ou l’expédition d’un document par lettre, par messager, par câblogramme, par télégramme, par télécopieur, par voie télématique, informatique ou électronique, par voie de télécommunication, de télétransmission ou au moyen de la fibre optique ou d’une autre technologie de l’information n’empêche pas de recourir à un autre mode de transmission approprié au support du document, dans la mesure où la disposition législative n’impose pas un mode exclusif de transmission. Afin d’interpréter l’effet de ces deux articles en lien avec l’article 123 du Code de procédure civile, la Cour s’en est remise à l’analyse des auteurs De Rico et Jaar : Comme son nom l’indique, la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information est une loi « chapeau » qui a amendé nommément plusieurs lois, mais qui a aussi eu pour effet d’amender toutes lois qui traitent de documents et de modes de transmission, incluant le C.p.c. Le législateur a été précurseur en comprenant que l’avènement des TI et la vitesse de leur évolution ne permettraient pas d’amender chacune des lois à chaque avancée technologique. Ainsi, il a favorisé un cadre juridique général qui chapeaute toutes les lois pertinentes pour éviter de recourir à l’amendement législatif de ces dernières. Il nous semble justifié d’appliquer les dispositions de la L.C.C.J.T.I. aux articles concernant la signification dans le Code de procédure civile. Rappelons que le principe juridique à la base de la signification est en fait « la remise d’une copie de l’acte à l’intention de son destinataire » (123 C.p.c.). Selon l’article 28 L.C.C.J.T.I., cette remise peut être effectuée « par tout mode de transmission approprié à son support, à moins que la loi n’exige l’emploi exclusif d’un mode spécifique de transmission ». Notons que la seule exception à l’article 28 414 Les Cahiers de propriété intellectuelle L.C.C.J.T.I. tient dans l’exigence législative d’un mode exclusif de transmission. Or, à la lecture des articles 123 et 140.1 C.p.c., on constate l’usage du mot « peut » qui dénote une possibilité, i.e. tout le contraire d’une obligation exclusive. Considérant que le Code de procédure civile ne prévoit pas de mode exclusif de transmission pour effectuer une signification, retenant plutôt plusieurs modes (huissier, poste, télécopieur, etc.), nous croyons que l’article 28 L.C.C.J.T.I. peut recevoir pleine application, et ainsi permettre au courriel d’être utilisé comme mode de signification.30 La Cour a affirmé partager l’avis de ces deux auteurs et a donc appliqué le même raisonnement en matière de signification d’une requête introductive d’instance par le biais de Facebook. En effet, dans le cas à l’étude, le seul moyen dont disposait la demanderesse pour transmettre une copie de la requête à la défenderesse était par le biais de son adresse Facebook. La Cour a ajouté que la signification par le biais de Facebook dans cette affaire constituait un moyen « direct et pratique d’aviser la défenderesse que des procédures sont entreprises contre elle, afin qu’elle puisse préparer sa défense et d’être [sic] entendue, ce qui rencontre le principal but de la signification »31. Rappelons également que l’article 31 de la L.C.C.J.T.I. encadre les modalités de la preuve d’une telle signification. La Cour a donc tenu compte du fait que la partie demanderesse serait en mesure de faire la preuve de la signification de la requête par le biais de Facebook. En somme, à la suite de l’étude de ces dispositions législatives, la Cour du Québec a autorisé la signification de la requête introductive d’instance à la défenderesse, de façon électronique par le biais d’une adresse Facebook. 5.4 Les répercussions de ce jugement Cette décision démontre encore une fois que la L.C.C.J.T.I. peut s’appliquer dans des contextes diversifiés, dont notamment dans le cadre de la signification d’actes de procédures en vertu du Code de 30. DE RICO (Jean-François) et al., « Le Cadre juridique des technologies de l’information », Congrès annuel du Barreau du Québec, Service de la formation continue (Montréal : CAIJ, 2009), p. 17-18. 31. Supra, note 27, par. 13. Survol de cinq décisions d’intérêt en matière de technologies... 415 procédure civile. Avec l’avènement et la popularité grandissante des médias sociaux, il est à prévoir que la L.C.C.J.T.I. pourra trouver application à plusieurs niveaux dans l’interprétation et l’application de la législation québécoise. Cette décision permet aussi de penser qu’il sera de plus en plus difficile pour un défendeur de tenter de se cacher pour éviter les poursuites judiciaires. En effet, dans la mesure où il est impossible de localiser une adresse physique pour un défendeur, il appert qu’il est maintenant possible de signifier une requête introductive d’instance par le biais de tout profil l’identifiant clairement sur un des principaux sites de médias sociaux, dont Facebook. CONCLUSION Ces décisions, couvrant un vaste éventail de domaines reliés aux technologies de l’information, nous rappellent que l’évolution constante des moyens technologiques amène un flot grandissant de nouvelles décisions des tribunaux dans lesquelles ceux-ci doivent appliquer la législation existante à des domaines nouveaux, ou en pleine expansion. Il est donc nécessaire pour les praticiens œuvrant dans ces domaines de demeurer constamment à l’affût des nouvelles décisions venant influencer la sphère juridique encadrant l’utilisation des nouvelles technologies. Les technologies de l’information peuvent toutefois également être employées au service de ces praticiens, de façon à transmettre et échanger de l’information et les commentaires de chacun à une vitesse beaucoup plus grande qu’autrefois. Vol. 24, no 2 Cinq décisions notables en droit d’auteur en 2011 René Pepin* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 419 1. L’affaire Cinar. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 420 2. L’affaire Shaw Cablesystems . . . . . . . . . . . . . . . . . 424 3. L’affaire Harmony Consulting . . . . . . . . . . . . . . . . 427 4 L’affaire Ré:Sonne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 430 5. L’affaire Century 21 Canada . . . . . . . . . . . . . . . . . 432 © René Pepin, 2012. * Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. 417 INTRODUCTION L’année 2011 ne passera pas à l’histoire pour avoir été une année de très grand cru en matière de droit d’auteur. Mais c’est un peu inévitable. La Cour suprême du Canada, à l’instar de celle des États-Unis, estime qu’il y a un tribunal d’appel spécialisé en matière de propriété intellectuelle, de sorte qu’elle n’intervient que dans des circonstances spéciales. Il peut s’agir d’une question en jeu considérée d’une très grande importance juridique, ou qu’il y ait confusion ou hésitations dans les décisions des tribunaux inférieurs sur un sujet donné. On ne doit donc pas s’attendre à voir à chaque année des décisions comme dans l’affaire opposant les grandes maisons d’édition canadiennes au barreau ontarien1, où la Cour suprême a eu l’occasion de se prononcer sur deux des notions les plus importantes en matière de droit d’auteur, l’originalité et l’autorisation. Dans l’affaire Théberge, la Cour s’est penchée sur la notion de reproduction2. L’année 2011 n’en a pas été une de disette pour autant. Il ne manque pas de décisions importantes et intéressantes pour toute personne qui s’intéresse au domaine du droit d’auteur. Nous pensons que les cinq suivantes sont notables. Il y a évidemment eu la décision de la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Cinar, qui était fort attendue. Elle mérite notre attention, car elle contient des motifs élaborés. Elle ne se contente pas d’accepter ou d’infirmer en bloc ce qui avait été dit par la Cour supérieure. La Cour fédérale d’appel, pour sa part, a eu l’occasion de se pencher sur un certain nombre de cas. Ainsi dans l’affaire Shaw Cablesystems s’est posé la question de savoir si la transmission en continu, appelée couramment « streaming », est visée par l’alinéa 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur. La décision était très importante, car elle concerne tout ce qui est accessible sur un réseau 1. CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 334. 2. Théberge c. Galerie d’art du Petit Champlain, [2002] 2 R.C.S. 336. 419 420 Les Cahiers de propriété intellectuelle comme You Tube, dont le contenu est protégé par la loi. Elle vise aussi les internautes qui veulent écouter de la musique au moyen de leur ordinateur, sans faire de copie de la pièce écoutée. La Cour fédérale, quant à elle, s’est penchée, dans l’affaire Harmony Consulting, sur le droit d’auteur de logiciels. Une compagnie de camionnage avait requis les services d’un informaticien pour élaborer un logiciel destiné à la gestion de l’entreprise. Mais les relations entre les parties ont dégénéré, et s’est posée la question de la détention du droit d’auteur sur le logiciel. La question était difficile. Il a fallu déterminer s’il y avait eu licence ou cession de droits d’auteur. L’affaire Re :Sound, mérite aussi l’attention, bien que la décision de la Cour fédérale d’appel soit courte. C’était une tentative de la part d’artistes-interprètes dans le domaine de la musique pour obtenir des redevances spécifiques pour leurs prestations incorporées dans un film, malgré des dispositions contraires prévues dans la Loi sur le droit d’auteur sur le sujet. Enfin, dans la décision Century 21, de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, la compagnie de courtage immobilier s’est plaint du fait qu’une autre firme plagiait allègrement son site Internet, lui faisant une concurrence déloyale, et violait ses droits d’auteur sur les photos et sur le texte décrivant chaque propriété. L’affaire retient l’attention, car c’est une des rares décisions qui se soit penchée sur la valeur juridique des différentes formes de consentement à l’utilisation d’un site Internet. On pense ici aux modèles appelés selon le cas « shrinkwrap », « clickwrap » et « browse wrap ». 1. L’affaire Cinar À tout seigneur, tout honneur. La décision la plus notable est probablement l’affaire Cinar, qui a été rendue en juillet dernier3 par la Cour d’appel du Québec. Le jugement en première instance date de 2009. Cette affaire a été tellement médiatisée que l’on peut s’exempter d’en rappeler les faits. Cependant, lorsque la décision en appel a été connue, les grands médias se sont contentés de rapporter que la décision de la Cour supérieure a été confirmée, mais que pour d’obscures raisons le quantum des dommages-intérêts a été réduit. La décision de la Cour d’appel mérite un meilleur traitement. Elle ne bouleverse pas l’état du droit d’auteur sur les questions en jeu, mais 3. France animation, s.a. c. Robinson, 2011 QCCA 1361. Cinq décisions notables en droit d’auteur en 2011 421 il vaut la peine de voir les positions qu’elle a prises sur l’une ou l’autre des nombreuses questions qui y ont été examinées. Ainsi, l’une de ces questions était de savoir ce qui peut être examiné par le tribunal pour déterminer si une œuvre est suffisamment originale. Cinar, la compagnie fondée par Ronald Weinberg et feu Micheline Charest, prétendait que la Cour ne devait pas tenir compte de documents non achevés faits par Claude Robinson, tels que les scénarios, synopsis, descriptions du caractère des personnages, dessins et bandes dessinées. Il n’aurait fallu considérer que les documents préparés ayant un caractère plus définitif, seulement ceux soumis à des organismes subventionnaires ou à des producteurs ou réalisateurs dans l’espoir de les intéresser au projet. Sur ce point, le tribunal a rappelé que la qualification d’une œuvre et la détermination de son caractère original constituent des questions mixtes de droit et de fait. Les appelants devaient donc montrer l’existence d’une erreur importante de la part du juge de première instance pour que la Cour intervienne. Ce qui n’était pas le cas. Celui-ci a correctement déterminé que l’œuvre en cause était constituée d’un grand nombre d’éléments, littéraires et artistiques, qui résultent de la combinaison de l’effort, du talent et du jugement de M. Robinson4. Ses idées ont été exprimées et incarnées sous une forme littéraire ou artistique. L’œuvre est donc protégée en vertu de la loi. Cependant, le fait qu’un projet ne soit pas mené à terme a une certaine pertinence, et doit être pris en considération dans la qualification de l’œuvre. Un autre reproche adressé par les appelants au juge de première instance était qu’il n’avait pas défini correctement l’œuvre originale, en ce sens qu’il aurait dû dégager la substance de l’œuvre aux fins de déterminer s’il y a eu contrefaçon par la reproduction d’une partie substantielle de celle-ci. Selon la Cour d’appel, le juge Auclair, en première instance, n’a pas commis d’erreur. Car ce n’est pas « la substance de l’œuvre qui doit être comparée à la copie, mais bien l’œuvre dans sa globalité, pour déterminer s’il y a reprise substantielle de celle-ci dans la copie »5. À ce sujet, on s’est interrogé quant à la façon de déterminer ce qui constitue la partie substantielle d’une œuvre. Le tribunal a rappelé qu’il s’agit davantage d’une question de qualité que de quantité. Mais il a précisé aussi que la contrefaçon s’apprécie d’abord par l’étude des ressemblances entre deux œuvres. Car « les ressemblances permettent de déterminer s’il y a emprunt 4. Voir aux par. 27 à 40 de la décision. 5. Ibid., par. 43. 422 Les Cahiers de propriété intellectuelle d’une partie substantielle d’une œuvre, alors que les différences pourraient appuyer une allégation de création indépendante » 6. La loi précise d’ailleurs que l’imitation déguisée constitue une contrefaçon7. En somme, si l’emprunt est substantiel, les différences entre deux œuvres peuvent ne pas avoir d’impact. Il se peut aussi qu’on soit en présence d’une œuvre nouvelle et originale, qui a été inspirée par une première œuvre. Tout est une question de degré et de contexte. Mais s’il y a reprise d’une partie substantielle d’une œuvre, il y a contrefaçon, même s’il y a un effort intellectuel important qui a permis la création de la nouvelle œuvre8. On s’est interrogé aussi, dans cette décision, sur la pertinence du témoignage d’un expert, en ce qui concerne la comparaison des similitudes entre deux œuvres. Selon la Cour, ce témoignage ne devrait pas être nécessaire pour lui permettre de faire cette détermination. Mais il peut arriver que ce témoignage soit nécessaire, compte tenu des circonstances de l’espèce, et si l’expert ne cherche pas à faire le travail qui revient au tribunal. En l’occurrence, l’expert Perraton n’a pas seulement comparé les œuvres sous leur aspect perceptible, c’est-à-dire ce qui se voit facilement, soit les choix des formes, des couleurs, des mots ou leur articulation. Il a aussi étudié la forme dite intelligible des œuvres en cause, soit leur structure, leur composition, l’arrangement de leurs éléments tels les personnages, l’interaction entre eux, l’époque, les actions, etc. C’est « la compréhension de la dynamique, de l’atmosphère, des motifs qui construisent l’œuvre »9. Sur ce point, le juge Auclair a eu raison de s’appuyer sur les conclusions de M. Perraton, mais il n’a pas abdiqué son rôle pour autant de juge ultime des faits et du droit. En l’occurrence, le cumul des éléments perceptibles et intelligibles a permis de conclure qu’il y a eu reprise d’éléments substantiels de l’œuvre de M. Robinson, même si le produit final qu’est Robinson Sucroë contient des éléments nouveaux et distincts de Robinson Curiosité. La Cour d’appel s’est aussi penchée sur la responsabilité personnelle de Christian Davin, en vertu de la L.D.A. M. Davin était directeur général de la compagnie France Animation. C’est lui qui a 6. Au par. 61. 7. Voir l’article 2 de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42 (ci-après la L.D.A.). À la définition du terme « contrefaçon », il est précisé : « À l’égard d’une œuvre sur laquelle existe un droit d’auteur, toute reproduction, y compris l’imitation déguisée, qui a été faite contrairement à la présente loi [...] ». 8. Voir aux par. 55 à 67 de la décision de la Cour d’appel. 9. Au par. 80. Cinq décisions notables en droit d’auteur en 2011 423 offert en 1991 un contrat de pigiste à un dénommé Izard, et qui lui a demandé l’année suivante de développer un nouveau projet. Ce dernier a proposé une parodie du roman de Daniel Defoe paru en 1719, Robinson Crusoe. Au lieu de faire un travail honnête, M. Izard a plagié l’œuvre de Claude Robinson. S’est alors posée la question de la responsabilité personnelle de son patron à l’époque. Sur ce point, la Cour d’appel renverse la décision de première instance qui avait conclu à une responsabilité. À son avis, il fallait que des présomptions « graves, précises et concordantes »10 puissent être tirées des faits en cause. Or ce n’était pas le cas. Les faits révélés en preuve ne permettaient pas de conclure que M. Davin était au courant du plagiat11. Ce qui est plus intéressant pour nous ici, c’est que le rôle joué par M. Davin permettait de soulever la question de savoir s’il avait violé le paragraphe 3(1) in fine de la L.D.A.12 en autorisant une autre personne à accomplir un des gestes que la loi réserve au détenteur du droit d’auteur. Comme le tribunal l’a dit, le titre accolé à une personne n’est pas l’élément le plus important. Il faut examiner plutôt ses fonctions et toutes les circonstances pertinentes. Ici, en appliquant les critères retenus par la Cour suprême dans l’affaire CCH13, la Cour d’appel a conclu qu’il n’y avait pas de preuve suffisante pour prouver la collusion. Le seul lien hiérarchique entre les deux hommes ne prouvait pas la connaissance de la contrefaçon chez M. Davin, ni son autorisation de produire une œuvre en violation de la loi14. Par contre, selon cette logique, le tribunal a conclu à la responsabilité des autres appelants, France Animation, Cinar et Ronald Weinberg, en vertu de la L.D.A. Car il y a eu de leur part violation consciente et délibérée du droit d’auteur des intimés. 10. Au par. 133. 11. Voir au par. 122. M. Izard avait d’ailleurs signé un contrat de droit d’auteur en octobre 1992 dans lequel il avait garanti que l’œuvre Robinson Sucroë était un concept original, dont il était l’auteur. 12. Le texte se lit ainsi : « Est inclus dans la présente définition le droit exclusif d’autoriser ces actes ». 13. [2004] 1 R.C.S. 334, par. 37 et 38. 14. Au par. 146. On voit donc que le lien hiérarchique est insuffisant. L’erreur ou la faute de l’employé n’entraîne pas nécessairement la responsabilité de l’employeur. Il faut plutôt qu’il y ait autorisation. Elle peut découler d’actes positifs, comme un encouragement ou une autorisation expresse, ou d’une situation passive, comme l’omission d’exécuter une obligation légale. Voir au par. 145. 424 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2. L’affaire Shaw Cablesystems Une autre décision d’importance a été rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Shaw Cablesystems15. Elle concerne le téléchargement de musique sur le réseau Internet. La Commission du droit d’auteur avait accepté le tarif proposé par la SOCAN. La Cour suprême a déterminé, en 2004, qu’un fichier musical est communiqué lorsqu’il est téléchargé sur l’ordinateur du destinataire, et que ce genre de communication est une communication par télécommunication16. La question qui s’est posée dans Shaw Cablesystems vient du fait que les internautes ont maintenant accès aux œuvres musicales soit en téléchargeant un fichier, ou en faisant du « streaming », qu’on appelle « transmission en continu », c’est-à-dire un téléchargement conçu pour être lu tel qu’il est reçu et ensuite effacé du disque dur de l’ordinateur. Comme les internautes reçoivent chacun une seule copie du fichier musical, on peut se demander si on est en présence d’une communication « au public par télécommunication » d’une œuvre au sens de l’alinéa 3(1) f) de la L.D.A. Or la Cour suprême avait jugé, dans l’affaire CCH, que le fait pour le Barreau ontarien d’envoyer par Internet à des avocats ou juges des copies de décisions ou chapitres de volumes ne constituait pas une infraction à cette disposition de la loi, vu qu’il s’agissait d’une transmission à un seul destinataire, les mots « au public » signifiant qu’un fichier doit être accessible à un grand nombre de personnes. Le tribunal avait tout de même laissé une porte ouverte en écrivant que « la transmission répétée d’une même œuvre à de nombreux destinataires pourrait constituer une communication au public et violer le droit d’auteur »17. L’argument de Shaw Cablesystems, pour contester la validité d’une partie du tarif déterminé par la Commission du droit d’auteur, était donc à l’effet que les internautes reçoivent chacun sur une base individuelle un fichier musical, qui ne se trouve pas alors transmis « au public ». Certaines œuvres musicales sont peut-être « reproduites » lorsque téléchargées, mais il n’y aurait pas lieu de payer un tarif supplémentaire parce que non transmises « au public » par télécommunication. L’argument s’appuyait donc sur le prononcé de la Cour 15. Shaw Cablesystems c. Société canadienne des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique (2010), 86 C.P.R. (4th) 239. La décision a été rendue en septembre 2010, mais des motifs additionnels et amendés ont été publiés le 30 juin 2011. 16. SOCAN c. Association canadienne des fournisseurs Internet, [2004] 2 R.C.S. 427. 17. CCH, supra, note 1, au par. 78. Cinq décisions notables en droit d’auteur en 2011 425 suprême dans la décision CCH, et demandait à la Cour de renverser sa propre décision dans ce qu’on a appelé « l’affaire des sonneries »18. Les faits y étaient simples. Une entreprise de télécommunications sans fil laissait ses abonnés choisir la sonnerie de leur téléphone. À partir du serveur de la compagnie, les abonnés pouvaient écouter différentes sonneries et télécharger celle de leur choix. La Cour d’appel fédérale a déterminé que la transmission des sonneries aux consommateurs constituait une communication, et que cette communication en était une « au public ». Le tribunal a d’abord examiné un certain nombre d’anciennes décisions, citées par la demanderesse, portant sur la notion d’« exécution en public »19, mais a dit qu’elles n’étaient pas réellement applicables pour déterminer le sens des mots « communication au public ». À son avis, la jurisprudence enseigne que deux éléments sont essentiels pour qu’on puisse déterminer si une communication en est une « au public ». Il faut rechercher principalement l’intention de la personne qui communique, et vérifier ensuite s’il y a réception de la communication par au moins une personne membre du public20. Le juge Pelletier s’est appuyé ici sur la jurisprudence du tribunal dont il fait partie dans l’affaire CCH, où le juge Linden avait écrit que le sens courant de l’expression « au public » indique que la communication doit viser à atteindre un grand nombre de personnes : « Ainsi, pour être faite « au public » une communication doit être destinée à un groupe de personnes, ce qui est plus qu’une personne mais pas nécessairement tout le public en général »21. Le juge Pelletier a donc 18. Ou appelée aussi « l’affaire ACTSF » : Association canadienne des télécommunications sans fil c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (2008) C.A.F. 6. 19. Notamment, l’affaire CAPAC c. CTV Television, [1968] R.C.S. 676, où la Cour suprême a jugé que la transmission par micro-ondes d’une version sonore d’une œuvre musicale ne constituait pas une communication de l’œuvre au public par radio, mais plutôt une exécution de l’œuvre. Aussi : CTV c. Commission du droit d’auteur, [1993] 2 C.F. 115, où on a déterminé que lorsque le réseau CTV communique à ses stations affiliées une émission comportant une œuvre musicale, qui les radiodiffusent ensuite au public, il n’y a pas d’exécution en public de l’œuvre. Enfin, dans ACTC : Association canadienne de télévision par câble c. Commission du droit d’auteur [1993] 2 C.F. 138, où on s’est demandé si la transmission aux abonnés du câble d’œuvres musicales dont le point d’origine n’était pas une station ordinaire de télévision constituait une communication de l’œuvre au public. La Cour a jugé que non, parce que la définition de l’œuvre musicale n’avait pas changé, c’est-à-dire qu’il devait s’agir de feuilles manuscrites sur lesquelles les notes musicales sont inscrites. 20. Supra, note 15, au par. 37. 21. Ibid., au par. 41. 426 Les Cahiers de propriété intellectuelle estimé qu’une communication est faite « au public » lorsque la personne qui communique veut qu’elle soit accessible et captée par le public en général. Et il suffit qu’au moins une personne du public reçoive la communication pour qu’on puisse considérer qu’il y a eu communication au public22. Quant à la décision de la Cour suprême dans l’affaire CCH, le juge estime qu’elle ne s’écarte pas du tout de sa façon de voir les choses. Le plus haut tribunal y a seulement dit que le fait que le Barreau ontarien expédie par télécopie ou fax des documents numérisés à un seul destinataire ne constituait pas une communication au public au sens de l’alinéa 3(1) f) de la loi. Mais la situation aurait été autre si le Barreau avait eu l’intention de rendre ces documents disponibles à plusieurs personnes, ou s’il les avait rendus accessibles au public en général. On peut donc se trouver face à une communication dite « au public » au sens de la loi lorsque des documents sont distribués à une personne à la fois, mais où la personne qui les transmet a l’intention de les distribuer à un grand nombre de personnes23. Cet élément d’intention serait conforme à la mise en garde de la Cour suprême concernant les transmissions multiples d’une œuvre à des destinataires multiples. Enfin, pour déterminer cette intention de la personne qui communique, on peut vérifier si la communication a eu lieu dans un contexte commercial, et la quantité totale des communications, mais ces deux éléments ne sont pas en soi absolument déterminants. Par exemple, le fameux partage de fichiers de poste à poste (P2P) n’est pas une activité commerciale, car il implique des consommateurs qui s’échangent gratuitement des fichiers musicaux, mais cela constitue tout de même une communication au public, car il y a initialement un internaute qui place des œuvres musicales sur le disque dur de son ordinateur, et les met à la disposition des autres utilisateurs qui se servent du même logiciel de partage de fichiers24. En conclusion, la Cour d’appel fédérale a jugé qu’était raisonnable la décision de la 22. Ibid., au par. 42. Cette façon de voir serait appuyée par la jurisprudence, comme dans l’affaire australienne concernant la musique entendue par les gens qui sont mis « en attente » lorsqu’ils téléphonent : Telstra Corporation Ltd. c. Australasian Performing Right Association (1997), 38 I.P.R. 294 (H.C. Aust.). Dans cette affaire, on a pu lire (traduction) : « L’on pourrait plutôt dire que l’expression « au public » véhicule un concept plus large que l’expression « en public » [...] Ce qui revient à dire qu’une communication peut être faite à des membres du public en particulier dans un endroit privé ou chez quelqu’un et constituer tout de même une communication faite au public. ». 23. Ibid., aux par. 51 à 54. 24. Ibid., au par. 61. Cinq décisions notables en droit d’auteur en 2011 427 Commission selon laquelle le téléchargement d’un fichier musical à partir d’un service de musique en ligne vers un seul utilisateur est une communication de l’œuvre au public. 3. L’affaire Harmony Consulting En juillet 2011, la division de première instance de la Cour fédérale a rendu son jugement dans l’affaire Harmony Consulting25. Elle traite de la question des droits d’auteur sur les logiciels. Les faits, qui se sont déroulés sur plusieurs années, peuvent être résumés tout de même assez simplement. Un informaticien, du nom de Sushil Chari, a mis au point, pour le compte de la compagnie de transport G.A.Foss Transport, des logiciels destinés à aider le travail des répartiteurs et des employés assignés à la facturation. Les logiciels ont été livrés en 2000, avec une licence d’utilisation d’une durée indéfinie, mais pour un maximum de cinq utilisateurs. M. Chari a été payé 40 000 $ pour ses services26. Il a poursuivi son travail pour la compagnie de transport, soit pour fournir un support technique, pour mettre à jour les logiciels, corriger leurs problèmes de fonctionnement, ou pour mettre au point d’autres logiciels de moindre importance27. Ses services étaient retenus à raison de 1 000 $ par semaine. Dans ce cas-ci, comme pour le programme principal, il était prévu que l’entente avec Foss Transport serait résiliée si la compagnie cessait de payer les frais de licences, ou si elle faisait un manquement grave à ses obligations et n’y remédiait pas dans un délai de 60 jours après avoir eu un avertissement28, ou déclarait faillite. Les relations se sont graduellement détériorées entre les parties, de sorte qu’au printemps de l’année 2003, M. Chari ne rendait plus de services à la compagnie de transport. Quand d’autres travaux ont dû être effectués au système informatique, il a autorisé la compagnie à faire affaires avec un autre programmeur. La compagnie de transport a cessé de payer les frais hebdomadaires de 1 000 $ à M. Chari à partir de mars 2004. C’est ce qui a mis le feu aux poudres, d’autant plus que M. Chari espérait qu’une compagnie qu’il avait créée soit fusionnée avec Foss Transport. M. Chari a alors modifié les deux principaux logiciels mis au point par lui pour qu’ils cessent complètement de fonctionner, l’un en avril et l’autre en mai 25. 26. 27. 28. Harmony Consulting Ltd. c. G.A. Foss Transport Ltd. (2011), 92 C.P.R. (4ht) 6. Voir aux par. 10 à 51. Le logiciel principal s’appelait Petro Dispatch 2000. Dont un Card Lock Invoicing program qui lui a rapporté 6 800 $. Voir au par. 43. Supra, note 23, au par. 47. 428 Les Cahiers de propriété intellectuelle 200429. Ce qui a entraîné un arrêt complet des opérations de la compagnie pendant quelques jours. M. Chari s’est adressé aux tribunaux pour réclamer les sommes qu’il estimait lui être dues, et une déclaration à l’effet que ses droits d’auteur dans les logiciels ont été violés. S’est donc posée d’abord la question de la détention du droit d’auteur relativement aux logiciels. Le juge Heneghan, qui a rendu la décision, a rappelé, comme principe de base, que les logiciels sont visés par la Loi sur le droit d’auteur, à la définition d’« œuvre littéraire ». Il faut qu’ils soient évidemment originaux. Le concepteur d’un logiciel n’a pas pour autant de droit d’auteur sur les bases de données qui pourront être créées par l’utilisateur du logiciel. Dans le cas sous étude, le juge a pu déterminer facilement qu’il existait un droit d’auteur valide dans les logiciels, à titre de compilations30, et ce, même si certains éléments constitutifs de la compilation ne sont pas protégés en soi. Il en va ainsi pour les réparations ou mises à jour des logiciels, qui ne bénéficient pas d’une protection indépendante, ou certains éléments qui ne sont pas suffisamment originaux, comme le fait de reformater des colonnes ou changer des champs où du texte pourra être inscrit31. Quant à la détention du droit d’auteur, M. Chari était évidemment le créateur des logiciels, et donc premier détenteur du droit d’auteur, mais la compagnie de transport prétendait qu’il y avait eu cession de ses droits. Le problème est venu du fait que M. Chari a incorporé en mars 2000 une compagnie, appelée Harmony Consulting, la demanderesse en l’occurrence32. En 2009, il a rédigé un texte par lequel il cédait ses droits d’auteur à sa compagnie, auquel il a voulu donner un effet rétroactif. Ce qu’on appelle une clause nunc pro tunc, c’est-à-dire « maintenant pour alors », une entente faite pour remédier à un élément manquant33. Le texte était ainsi rédigé : « Par la présente, moi, Sushil Chari confirme que le 16 mars 2000 j’ai cédé à Harmony Consulting tous mes droits mondiaux en ce qui concerne le logiciel Petro Dispatch 2000... »34. Ce qui fait difficulté, 29. Voir aux par. 102 et 104. Le juge Heneghan écrit qu’il s’agit d’un acte de sabotage, dicté par un désir de vengeance. Voir aux par. 109 et 111. 30. Au par. 54. 31. Voir aux par. 162 et 163. 32. La question était importante pour M. Chari parce que l’action a été intentée par Harmony Consulting. Si on estime que la compagnie ne pouvait détenir les droits d’auteur sur les logiciels en cause, elle pouvait difficilement se plaindre de violation de ces droits ! 33. Voir MAYRAND (Albert), Dictionnaire de maximes et locutions latines utilisées en droit, (Cowansville : Blais, 1985), p. 192. 34. Au par. 213 [la traduction est nôtre]. Cinq décisions notables en droit d’auteur en 2011 429 parce que le paragraphe13(4) de la L.D.A. est formel quant à l’exigence d’un écrit au moment de la cession. Il ne pouvait donc pas y avoir eu cession valide en 2000, car elle n’existait que dans la tête de M. Chari. La cession n’a pu avoir lieu qu’en juin 2009. Le texte fait nunc pro tunc est donc inopérant et non pertinent35. Et M. Chari n’a pas pu céder à sa compagnie ses droits moraux, car ils sont incessibles36. Mais il y a plus. Lorsque M. Chari a obtenu la commande de la compagnie de transport pour l’élaboration de logiciels, il a facturé ses services par le biais de la compagnie Atrimed, qu’il avait incorporée avec son frère en décembre 1994. Aux yeux de la Cour fédérale, cela suffisait pour qu’Atrimed soit la détentrice des droits d’auteur sur les logiciels. En effet, la L.D.A. prévoit au paragraphe 13(3) que c’est l’employeur qui détient le droit d’auteur à l’égard d’une œuvre créée par un employé dans le cours de son emploi. Et, comme l’enseigne le professeur Vaver dans son volume paru en 200037, il en va de même pour les officiers supérieurs d’une compagnie, qui sont légalement des employés de l’entreprise. Ceci amène, comme résultat, que Foss Transport ne peut pas avoir enfreint les droits d’auteur de Harmony Consulting, car Atrimed ne lui a pas cédé ses droits. Même si M. Chari détient le droit d’auteur sur le logiciel Petro Dispatch 2000, il ne l’a cédé à Harmony que quelques semaines avant le début des procédures. Harmony détient des droits d’auteur, mais seulement sur les logiciels plus récents, créés par M. Chari après qu’il fut devenu un employé et eut transféré ses droits. Un dernier point mérite l’attention. Le juge Heneghan s’est demandé, dans l’hypothèse où Harmony aurait détenu le droit d’auteur sur le logiciel principal, si les gestes de la compagnie de transport, en les utilisant, constituaient une infraction. À ce sujet, il rappelle qu’en vertu de la loi, il y a violation du droit d’auteur quand une personne accomplit un des gestes réservés au détenteur du droit d’auteur, ou autorise une autre personne à ce faire38. En l’occurrence, Harmony Consulting prétendit qu’il y avait eu violation de ses droits à partir du moment où Foss Transport a cessé de faire les paiements hebdomadaires à M. Chari. Le tribunal a rappelé ici que le 35. La jurisprudence avait déjà posé le principe dans l’affaire Star Kist Foods, (1985) 3 C.P.R. (3d) 208 (C.F.P.I.) à l’effet que des ententes nunc pro tunc ne peuvent être utilisées pour des raisons de commodité, pour remédier à des oublis ou des négligences commises dans le passé. 36. Par. 14.1(2) de la L.D.A. 37. Copyright Law (Toronto : Irwin Law, 2000), p. 85. 38. Par. 3(1) de la L.D.A. 430 Les Cahiers de propriété intellectuelle non-respect d’un contrat n’équivaut pas à la violation du droit d’auteur39. Le logiciel en jeu était installé dans un seul serveur chez Foss Transport. Il n’y avait donc qu’un logiciel, sur un serveur. Foss Transport n’a pas eu à copier le logiciel pour continuer à l’exploiter40. Il n’y a donc pas eu violation de la loi. Et même si la compagnie avait permis l’utilisation du logiciel à plus de cinq personnes à la fois, cela n’aurait constitué qu’une violation d’une disposition d’un contrat. Enfin, le tribunal a jugé que ce n’était pas une violation de la loi pour la compagnie de transport de faire effectuer des modifications au logiciel de M. Chari par d’autres programmeurs car, comme l’a dit la Cour suprême dans l’affaire Théberge41, la reproduction implique la multiplication des exemplaires d’une œuvre, ce qui n’était pas le cas ici. La loi permet aussi spécifiquement de faire une copie de sauvegarde d’un logiciel. Et comme le logiciel de M. Chari était basé en partie sur le logiciel appelé Microsoft Access, il était implicite dans la licence d’utilisation que la compagnie pourrait effectuer les mises à jour de ce logiciel. 4. L’affaire Ré:Sonne Une courte décision a été rendue par la Cour d’appel fédérale en février 2011, concernant les droits des artistes-interprètes, qui aurait pu avoir un impact économique non négligeable. Dans cette affaire42, la demanderesse, Ré:Sonne, a déposé devant la Commission du droit d’auteur un projet de tarif applicable à la bande sonore qui accompagne un film montré en public, ou incluse dans une émission de télévision diffusée au grand public. Si le tarif avait été accepté, cela aurait eu pour conséquence qu’un propriétaire de salle de cinéma aurait dû acquitter des droits d’auteur pour montrer un film en salle, et un montant additionnel pour la musique incorporée dans le film. De même, si Radio-Canada ou une station du réseau TVA désirent diffuser un film dans leur programmation, il aurait fallu payer un montant supplémentaire, spécifique pour la bande sonore. La L.D.A. prévoit déjà, depuis 1997, un droit d’auteur pour les artistes-interprètes, les radiodiffuseurs et les compagnies de dis39. Au par. 261. 40. Au par. 262, le juge écrit : « ... use of a software program, without more, does not constitute copyright infringement ». 41. Théberge c. Galerie d’art du Petit Champlain inc., [2002] 2 R.C.S. 336, au par. 42. 42. Ré:Sonne c. Fédération des associations de propriétaires de cinémas du Canada, 2011 CFA 70. Cinq décisions notables en droit d’auteur en 2011 431 ques. L’article 19 mentionne, pour les artistes-interprètes, un droit à la rémunération équitable pour « l’exécution en public » et la « communication au public par télécommunication » de l’enregistrement sonore publié. Cela semble couvrir exactement ce qui est visé par la demande de tarif. La difficulté vient du fait que la définition, à l’article 2, de l’« enregistrement sonore » exclut spécifiquement la bande sonore d’une œuvre cinématographique43. La Commission du droit d’auteur, se fondant sur cette définition, a rejeté le projet de tarif. La plaignante a tenté de faire voir devant la Cour fédérale qu’on devait, du point de vue juridique, considérer séparément chacun des éléments constitutifs d’une bande sonore. À son avis, c’est la bande sonore dans son entièreté qui est exclue dans la définition à l’article 2. Ses composantes individuelles ne le seraient pas, et ce, pour deux raisons. D’abord, la définition de l’« enregistrement sonore » vise seulement l’emplacement physique de l’enregistrement, ce qu’elle appelle le « support matériel quelconque ». Deuxièmement, les diverses parties d’une bande sonore ne sont pas la même chose que la bande dans sa totalité, et peuvent et doivent recevoir un traitement différent. Selon la demanderesse, l’objet de la définition et de l’article 19 est simplement d’éviter que les films soient protégés deux fois : pour les images, et pour l’œuvre musicale. Ainsi, personne ne peut revendiquer une rémunération exclusivement pour l’ensemble de la bande sonore. Mais les artistes-interprètes et les compagnies de disques dont une ou plusieurs pièces musicales sont incorporées dans un film le pourraient. La Cour a rejeté ces prétentions, sous la plume de la juge Trudel. Avec raison, à notre avis, car la demande de la plaignante cherchait à contourner ce que la loi prévoyait assez clairement, c’est-àdire la volonté de ne pas considérer séparément, pour les films, les droits d’auteur sur les images et sur les sons. La juge Trudel a fourni trois motifs pour étoffer sa conclusion à l’effet qu’il n’y avait pas lieu de renverser la décision de la Commission du droit d’auteur. D’abord, la demanderesse a fait valoir que si sa demande d’homologation de tarif était rejetée, les artistes-interprètes seraient floués dans le cas où leur performance, comprise dans une bande 43. La disposition est ainsi formulée : « ... est exclue de la présente définition la bande sonore d’une œuvre cinématographique lorsqu’elle accompagne celle-ci ». Le paragraphe 17(1) prévoit aussi que dès qu’un artiste-interprète accepte que sa prestation soit incorporée dans un film, il ne peut plus exercer les droits donnés à l’article 15. 432 Les Cahiers de propriété intellectuelle sonore, serait mise sur Internet, ou si une bande sonore était extraite d’un DVD pour être vendue séparément. À cela le tribunal a répondu que cette préoccupation est non fondée. Car le paragraphe17(1) de la loi exige le consentement de l’artiste-interprète pour que sa prestation soit incorporée dans un film. De plus, si un enregistrement préexistant est extrait de la bande sonore d’un film, la protection que la loi prévoit pour les artistes et les compagnies de disques continue de s’appliquer44. La plaignante a ensuite formulé un argument de droit comparatif, qui n’a pas été analysé en détail par la juge. La juge Trudel a simplement fait remarquer que le droit australien et du RoyaumeUni diffère radicalement du nôtre45. Enfin, on a invoqué un argument à l’effet que la protection demandée s’inscrit dans le sens de ce qui est prévu à l’article 10 de la Convention de Rome, selon lequel les producteurs de « phonogrammes » ont le droit d’autoriser ou d’interdire la reproduction de leurs phonogrammes. Mais, selon la juge, cela ne tient pas compte de la définition du terme « phonogramme », qui ne vise que la fixation sonore des sons et exclut les fixations d’images, ou d’images et de sons, comme au cinéma ou à la télévision par exemple. La demande de contrôle judiciaire a donc été rejetée. 5. L’affaire Century 21 Canada Enfin, une décision fort intéressante a été rendue en septembre dernier par la Supreme Court de la Colombie-Britannique dans un litige opposant le courtier immobilier Century 21 à Rogers Communications46. La question, ultimement, traite du droit du propriétaire d’un site web de contrôler l’utilisation qui peut être faite de l’information mise gratuitement à la disposition du public. Century 21 voulait bien que le public en général ait accès à son site et se serve des 44. Supra, note 42, aux par. 10 et 11. 45. On aurait aimé avoir davantage de précisions sur ce point. Car en doctrine, on semble enseigner autre chose. Ainsi les auteurs Bently et Sherman écrivent-ils, relativement aux droits des artistes-interprètes : « The most important of these, at least financially, is the right to claim equitable remuneration from the owner of copyright in a sound recording (note, not an audiovisual work) of a qualifying performance, where the sound recording is played in public... », ce qui nous apparaît conforme à la règle prévalant au Canada. BENTLEY (Lionel) et al., Intellectual Property Law, 3e éd. (Londres : OUP, 2009), p. 307. 46. Century 21 Canada Ltd Partnership c. Rogers Communications inc. (2011), 96 C.P.R. (4th) 1. Cinq décisions notables en droit d’auteur en 2011 433 renseignements qui y sont contenus, mais ne voulait pas se faire « voler » par des concurrents tout le fruit de son travail. Century 21 a réclamé du tribunal une injonction et des dommages-intérêts à l’endroit de Zoocasa, au motif que des images et du texte avaient été reproduits illégalement à partir de son site. De plus, Rogers Communications aurait autorisé illégalement ses employés ou ceux de Zoocasa à accomplir des actes que la loi réserve au détenteur du droit d’auteur47. Les faits sont assez simples. Le site web de Century 21 contient une liste des propriétés à vendre, à travers le Canada. Les utilisateurs peuvent faire une recherche selon différents critères : la localisation, le prix, ou selon d’autres caractéristiques des propriétés. Le défendeur principal dans le litige est la compagnie Zoocasa. Rogers Communications a eu l’idée initiale de créer son propre site web en matière immobilière48, et a éventuellement créé Zoocasa, qui allait se consacrer à ce travail. Le site web de Zoocasa contenait les éléments suivants. Il y avait une photo de chaque propriété à vendre, avec des informations générales sur le quartier où elle se trouve, les commerces de proximité, les écoles avoisinantes, etc., puis un lien hypertexte vers le site de l’agent d’immeuble ayant le mandat de vendre la propriété en question, et de la publicité. Le « concept » du site de Zoocasa est de regrouper les propriétés d’abord par quartier. Il fonctionne comme un moteur de recherche, permettant à l’utilisateur d’identifier des propriétés selon leur emplacement, ou leur prix, ou le nombre de chambres à coucher, ainsi de suite. Initialement, le robot d’indexation de Zoocasa transférait toutes les informations du site de Century 21 relatives à la description des immeubles annoncés sur le site de Zoocasa, mais à partir de novembre 2008, suite aux plaintes de Century 21, seules de courtes informations étaient mises en ligne49. Une première question qui s’est posée concerne la valeur juridique et la portée des conditions d’utilisation que Century 21 a mises sur son site web. Il y avait plusieurs restrictions prévues. Century 21 voulait interdire les utilisations à caractère commercial. Elle interdisait aussi d’afficher, de distribuer, de retransmettre, ou de diffuser 47. La décision soulève des questions relatives au droit des biens, et à la notion de concurrence déloyale, dont nous ne traiterons évidemment pas. 48. C’est au printemps de 2007 que Rogers a commencé à travailler à ce projet. Voir au par. 23. Zoocasa a été incorporée en mars 2008. 49. Il s’agit de descriptions du type « adresse : 123 rue Hamilton, à Vancouver, à 275 000 $, 1 c. à c., 2 s. de bain, rénos, belle vue côté ouest ». Voir au par. 202. 434 Les Cahiers de propriété intellectuelle de quelque façon le contenu du site. Mais l’élément important au point de vue juridique est celui-ci : il y avait une phrase au début des conditions d’utilisation, à l’effet que l’utilisateur qui accède au site et qui l’utilise accepte par ce fait même d’être lié par toutes les clauses des conditions d’utilisation50. On peut penser, à première vue, que les considérations du tribunal sur la valeur juridique de ce contrat sont plus ou moins pertinentes pour nous, puisqu’il s’agit d’une question relevant de la common law. Mais on voit que, sur certaines questions, le droit civil et la common law se rejoignent. Le juge Punnett, qui rend la décision, dit bien qu’il faut déterminer si on est en présence d’une offre de contracter, d’une acceptation et d’une intention de la part des parties de conclure un contrat valide, et donc de force exécutoire51. C’est ce qu’on retrouve essentiellement à l’article 1371 de notre Code civil. La position de Zoocasa était à l’effet que le simple fait d’avoir accès à un site web n’implique aucunement qu’il y a eu acceptation des restrictions relatives à l’utilisation. Au contraire, le fait de créer un site web laisse présumer que son auteur permet implicitement au public d’y accéder et utiliser le contenu comme bon lui semble, avec comme seules limites ce qui est prévu dans la Loi sur le droit d’auteur. Le tribunal a donc dû se pencher sur les différentes modalités que peut prendre l’acceptation de contracter que l’on trouve dans le domaine de l’informatique. On les appelle couramment les « shrink wrap agreements », les « click wrap agreements » ou « browse wrap agreements ». Dans le premier cas, on vise le consommateur qui achète un logiciel protégé par une pellicule de cellophane, dont le contenu est accompagné d’un texte écrit sur papier à l’effet que les conditions de licence deviennent effectives dès que la pellicule a été déchirée. Le second cas est plus courant, maintenant que plusieurs logiciels sont achetés directement sur le réseau Internet. Ici, le consommateur est obligé de cliquer sur une case à la fin d’une boîte de dialogue indiquant « I agree », ou « J’accepte les conditions ». 50. Voir au par. 60. La phrase est typique. Elle se retrouve sur énormément de sites web. Elle est ainsi rédigée : « By accessing or using the website you agree to be bound by these terms of use without limitation or qualification ». Elle a été affichée sur le site dès octobre 2007. 51. Supra, note 46, au par. 64 : « It is trite law that creation of a contract requires that there be an offer, acceptance and consideration to form a valid and binding contract ». Cinq décisions notables en droit d’auteur en 2011 435 Dans le dernier cas, qui était en cause en l’occurrence, le consommateur serait lié par le fait qu’il utilise un logiciel ou le contenu d’un site web après avoir été mis au courant des conditions d’utilisation. Il serait trop long ici de résumer la revue de jurisprudence que le juge a faite pour chacune de ces modalités d’acceptation, mais il en arrive clairement à la conclusion que dans le cas soumis Zoocasa était liée par les conditions d’utilisation. Elle avait pris connaissance de ces conditions, et elle savait qu’aller de l’avant dans son projet d’utiliser les informations contenues sur le site de Century 21 serait interprété comme une acceptation des conditions52. Or, Zoocasa a violé presque tous les termes de cette entente, en copiant le contenu du site, en le reproduisant ensuite sur son propre site web, en l’utilisant de façon commerciale et en disséminant le contenu à d’autres personnes. Sur les questions de droit d’auteur, il est évident que les photos sont des œuvres protégées, à titre d’œuvres artistiques, et les textes descriptifs des propriétés sont des œuvres littéraires. Zoocasa prétendait ne faire que de l’indexation automatique, c’est-à-dire une technique informatique permettant de repérer des éléments significatifs dans un fichier informatique53, et faire des liens hypertextes. Ce seraient deux techniques inhérentes au fonctionnement du réseau Internet. Cet argument a été rejeté rapidement par le tribunal. Pour répondre à la question posée, il fallait uniquement se demander si on est en présence d’œuvres protégées par la loi, et si le défendeur a posé l’un des gestes que la loi réserve au détenteur du droit d’auteur54. Les seuls textes produits par Zoocasa qui étaient légaux étaient les descriptions ne contenant que de l’information de base, tels le prix demandé, les dimensions de la maison, du terrain, le montant des taxes, etc. Zoocasa a aussi invoqué en défense la notion d’utilisation équitable. Pour en étudier la valeur, le tribunal a dû appliquer tous les 52. Voir au par. 119 : « Taking the service with sufficient notice of the Terms of Use and knowledge that the taking of the service is deemed agreement constitutes acceptance sufficient to form a contract. ». 53. En l’occurrence, Zoocasa copiait les informations suivantes : l’adresse URL, le prix de la propriété, sa description faite pour le service Multiple Listing Service, l’adresse, le nombre de chambres à coucher, le nombre de salles de bains, la dimension du terrain, l’année de construction, les taxes, le nom du courtier, son adresse électronique, son site web, le nom de l’agence, son adresse électronique, son numéro de téléphone et son site web. Voir au par. 195 de la décision. 54. Voir aux par. 203 à 205. 436 Les Cahiers de propriété intellectuelle six éléments identifiés par la Cour suprême dans l’affaire CCH55 : i) le but de l’utilisation, ii) la nature de l’utilisation faite de l’œuvre reproduite, iii) la quantité de l’œuvre originale reproduite, iv) les alternatives possibles à la reproduction, v) la nature de l’œuvre reproduite, et vi) les impacts économiques de l’utilisation sur l’œuvre originale. Sur le premier critère, le juge Punnett n’a pas pris de position ferme. La Cour suprême a dit qu’une utilisation à caractère commercial pourrait moins facilement être jugée équitable. C’était le cas ici, mais il reste que les gestes posés par le défendeur pouvaient être considérés comme utiles pour le public en général56. Le deuxième critère a donné lieu à une longue étude de la pertinence en matière d’utilisation équitable du « Robot exclusion standard ». En matière informatique, les créateurs de sites web ont la possibilité d’accepter ou de refuser que leur site soit visité et indexé par l’un ou l’autre des robots d’indexation utilisés par les moteurs de recherche tels Google, Yahoo ou Bing. Selon Century 21, le fait que Zoocasa ait refusé de se plier aux termes du « Robot exclusion standard » a comme conséquence de l’empêcher complètement de plaider l’utilisation équitable57. Aux yeux du juge, la question de l’acceptation ou non de la norme de l’industrie ne permet pas de trancher le litige. Cela est pertinent pour déterminer comment une personne a eu accès à une information58, mais pas comment cette information est ensuite utilisée. Sur ce point, donc, la défense de Zoocasa est faible, mais il faut analyser les autres critères pour déterminer si une défense d’utilisation équitable est acceptable. Le troisième critère, relatif aux alternatives possibles pour le défendeur, a joué en faveur de Century 21. On a jugé que c’était principalement pour épargner temps et argent que Zoocasa a copié si directement et complètement le site de Century 21 alors que les informations recherchées auraient pu être trouvées ailleurs. Quant à la quantité de l’œuvre reproduite, il a joué aussi contre Zoocasa. C’est que pendant longtemps elle a reproduit intégralement le texte descriptif des propriétés à vendre rédigé par les agents de Century 21, et elle le faisait chaque jour, en ce sens que son moteur de recherche faisait une mise à jour quotidienne des informations 55. Voir aux par. 208 et s. 56. Voir au par. 222. 57. Au point de vue technique, le site web de Century 21 n’a pas pu faire savoir au moteur de recherche de Zoocasa son refus d’être indexé, parce que Zoocasa refuse de dévoiler quel moteur de recherche elle utilise.Voir au par. 244. 58. Voir aux par. 252 et 253. Cinq décisions notables en droit d’auteur en 2011 437 contenues sur le site de Century 21. Il en a été autrement seulement lorsque Zoocasa a rédigé ses propres textes, qu’on pourrait qualifier de minimalistes, qui ne fournissaient que des informations de base, que la loi ne considère pas suffisamment originaux pour mériter protection. Le critère de la nature de l’œuvre reproduite a joué en faveur de la défenderesse. Il reste en effet que les informations reproduites n’étaient pas le fruit d’un grand effort de création littéraire. On était loin de Madame Bovary ou de À la recherche du temps perdu ! De plus, les informations sur le site de Century 21 étaient publiques, donc non confidentielles, et elles avaient une fonction commerciale. Quant au dernier critère, l’impact économique de l’utilisation, il était clair que les deux sites visaient la même clientèle, les acheteurs potentiels de maisons. Ce critère ne jouait donc pas en faveur de Zoocasa59. En conclusion sur la défense d’utilisation équitable, les agissements de Zoocasa, pendant tout le temps qu’elle a copié intégralement les photos et textes provenant du site de Century 21, n’ont pas été jugés comme constituant une utilisation équitable. La question du « Robot exclusion standard » a été jugée pour sa part non pertinente, parce que relative seulement à la façon dont Zoocasa a eu l’accès à l’information recherchée60. Une autre question importante concernait la responsabilité de la compagnie Rogers. Puisque Rogers avait créé Zoocasa, en était le principal investisseur et en faisait activement la promotion61, on pouvait se demander si elle s’était rendue coupable d’avoir autorisé illégalement Zoocasa à accomplir des actes que la loi réserve au détenteur du droit d’auteur. Le juge Punnett, en bon juriste, a fait une étude de la jurisprudence pertinente, qu’il s’agisse de l’affaire De Tervagne, en 199362, sur la responsabilité du locateur d’une salle où on a monté une pièce de théâtre, ou de l’affaire SOCAN en 2004, où on a étudié la responsabilité des fournisseurs d’accès au réseau Internet63. Il a appliqué le principe de base sur cette question selon 59. Voir au par. 275. Il reste tout de même qu’une étude statistique a montré que l’achalandage du site de Century 21 ne provenait qu’en proportion de 1 % du site de Zoocasa. 60. Aux par. 281 et 282. 61. Voir au par. 306. C’est Rogers qui a enregistré le nom de domaine de Zoocasa, lui a fourni des programmeurs, et trois dirigeants de Zoocasa étaient aussi des employés de Rogers ! 62. De Tervagne c. Ville de Belœil (1993), 50 C.P.R. (3d) 413 (C.F.P.I.). 63. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Association canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45. 438 Les Cahiers de propriété intellectuelle lequel le simple fait, sans plus, de fournir à quelqu’un un appareil qui pourrait être utilisé pour violer la loi n’entraîne pas de responsabilité64. Dans le cas étudié, Rogers n’a pas exercé de contrôle sur la façon dont Zoocasa utilisait son moteur de recherche. Il en aurait été autrement si on avait pu montrer que Rogers savait que Century 21 se plaignait de violation de ses droits et avait continué à encourager les agissements de Zoocasa65. Ce qui a amené le juge à se demander si les liens étroits entre les deux compagnies pouvaient établir une telle présomption. Rogers était actionnaire majoritaire de Zoocasa, mais y avait-il plus ? Normalement, le voile corporatif fait en sorte que les agissements d’une compagnie n’entraînent pas la responsabilité de la compagnie mère. Il faut montrer que les liens entre les deux entreprises sont si étroits, si directs, qu’on peut considérer qu’il s’agit en réalité d’une seule et même entité66. Ce n’était pas le cas en l’occurrence. Les compagnies n’étaient pas non plus dans une relation de type employeur-employé, ni mandant et mandataire. Century 21 n’a donc pas réussi à renverser la présomption selon laquelle Rogers a autorisé Zoocasa à utiliser son site web et son moteur de recherche uniquement en conformité avec la loi67. En somme, Zoocasa a très bien tiré son épingle du jeu dans cette affaire, car le dispositif de la décision est à l’effet que toutes les accusations contre Rogers sont tombées, de même que la plainte de Century 21 pour violation de la Loi sur le droit d’auteur. Elle a pu obtenir une injonction permanente, mais fondée sur la notion de bris de contrat. Les seules personnes qui ont obtenu des dommages-intérêts pour violation de droit d’auteur sont deux agents de Century 21 qui lui avaient accordé une licence relativement aux photos et aux textes descriptifs des propriétés. Comme il n’y avait pas eu cession de droits d’auteur, ils devaient eux-mêmes réclamer leur dû devant les tribunaux. 64. Supra, note 46, au par. 327. 65. Les tribunaux considèrent aussi qu’on peut encourir une responsabilité si on fait preuve d’un degré d’indifférence élevée quant au comportement d’une personne à qui on a fourni un appareil qui peut être utilisé pour violer la loi, mais on a jugé ici que ce n’était pas le cas pour Rogers. Voir aux par. 361 et 362 de la décision. 66. Au par. 333. Le juge cite la décision Aluminium Co. of Canada c. Toronto (1944), 3 D.L.R. 609, à la p. 614 : « The question... is whether or not the parent company is in fact in such an intimate and immediate domination of the motions of the subordinate company that it can be said that the latter has, in the true sense of the expression, no independent functioning of its own ». 67. Voir aux par. 341 et 342. Vol. 24, no 2 Marques de commerce : cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions en 2011 François Larose* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 443 1. Reitmans (Canada) Limited c. The Thymes, Limited . . . . 444 1.1 La marque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 445 1.2 L’opposition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 445 1.3 La décision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 446 1.4 L’intérêt de la décision . . . . . . . . . . . . . . . . . 446 1.4.1 Preuve de la requérante . . . . . . . . . . . . . 446 1.4.2 Motifs d’opposition fondés sur l’alinéa 30 d) L.M.C. . . . . . . . . . . . . . . . 447 2. 990982 Ontario Inc. (Laurier Optical) c. 1663158 Ontario Inc. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 449 2.1 La marque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 449 © François Larose, 2012. * Avocat chez Bereskin & Parr. 439 440 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.2 L’opposition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 450 2.3 La décision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 451 2.4 L’intérêt de la décision . . . . . . . . . . . . . . . . . 452 2.4.1 Le motif en vertu de l’alinéa 16(3) a) L.M.C. : la requérante n’a pas droit à l’enregistrement de la marque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 452 2.4.2 Le motif en vertu de l’article 2 L.M.C. : la marque n’est pas distinctive . . . . . . . . . 454 3. Formula 1 Licensing BV c. Formule 1 Emporium Inc. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 455 3.1 La marque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 455 3.2 L’opposition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 455 3.3 La décision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 456 3.4 L’intérêt de la décision . . . . . . . . . . . . . . . . . 456 4. Spirits International BV c. Distilleries Melville Limitée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 458 4.1 La marque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 458 4.2 L’opposition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 458 4.3 La décision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 459 4.4 L’intérêt de la décision . . . . . . . . . . . . . . . . . 459 4.4.1 Rejet sommaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . 460 4.4.2 Variation dans l’emploi . . . . . . . . . . . . . 461 4.4.3 L’emploi sous licence . . . . . . . . . . . . . . . 462 4.4.4 La distinctivité . . . . . . . . . . . . . . . . . . 463 Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions 441 4.4.5 La descriptivité. . . . . . . . . . . . . . . . . . 463 4.4.6 La confusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 464 5. Association dentaire canadienne c. Ontario Dental Assistants Association. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 466 5.1 La marque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 467 5.2 L’opposition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 467 5.3 La décision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 467 5.4 L’intérêt de la décision . . . . . . . . . . . . . . . . . 467 5.4.1 Le titre professionnel . . . . . . . . . . . . . . 467 5.4.2 La distinctivité . . . . . . . . . . . . . . . . . . 470 6. Cinq autres décisions d’intérêt . . . . . . . . . . . . . . . . 470 6.1 Lakeside Produce c. Imagine IP. . . . . . . . . . . . . 470 6.2 2076631 Ontario Limited CBA The Shoe Club c. 2169-5763 Québec Inc.. . . . . . . . . . . . . . . . . . 471 6.3 Bayer c. Robert Victor Marcon . . . . . . . . . . . . . 471 6.4 De Granpré Chait c. Galey & Lord Industries . . . . . 471 6.5 Cohen c. Gottfried Paul Hiltebrandt . . . . . . . . . . 472 INTRODUCTION Des produits de beauté, des verres fumés, de la course automobile, de la vodka et un titre professionnel d’assistant dentaire. N’eût été cette dernière, nous aurions eu tous les ingrédients pour une belle sauterie. La Commission des oppositions a rendu en 2011 plusieurs décisions d’intérêt pour les praticiens en droit des marques de commerce, desquelles nous avons retenu cinq exemples. Dans Reitmans (Canada) Limited c. The Thymes, Limited1, nous avons retenu la tentative de fonder la demande d’enregistrement d’une marque canadienne sur l’emploi et l’enregistrement à l’étranger en vertu de l’alinéa 30 d) de la Loi sur les marques de commerce (la « L.M.C. ») alors que la marque n’avait pas encore été employée, décision qui traite aussi de l’admissibilité d’une preuve provenant de banques de données étrangères, soumises par surcroît par un avocat membre du cabinet de l’agent de la requérante. La décision 990982 Ontario Inc. (Laurier Optical) c. 1663158 Ontario Inc.2 traite d’une demande d’enregistrement produite par un ancien franchisé pour une marque qui avait été créée et employée par celui-ci alors qu’il était toujours franchisé, et de l’impact de cet emploi sur la distinctivité de la marque. Nous discuterons ensuite de la décision Formula 1 Licensing BV c. Formule 1 Emporium Inc.3 dans laquelle l’allégation d’emploi de la marque de commerce au Canada qui précède d’une seule journée le début de l’exploitation du commerce de la requérante aura été fatale à la demande. 1. 2011 COMC 100 (Comm. opp. ; 2011-06-25), l’agente d’audience Cindy R. Folz (ci-après « Reitmans ») ; en appel T-1423-11. 2. 2011 COMC 29 (Comm. opp. ; 2011-02-14), l’agente d’audience Céline Tremblay (ci-après « Laurier Optical »). 3. 2011 COMC 124 (Comm. opp. ; 2011-07-20), l’agent d’audience Jean Carrière (ci-après « Formula 1 »). 443 444 Les Cahiers de propriété intellectuelle Dans Spirits International BV c. Distilleries Melville Limitée4, l’opposante tente de démontrer que la marque demandée est faussement descriptive de l’origine des produits de la requérante en vertu de l’alinéa 12(1) b) L.M.C. car elle est constituée du nom d’un fleuve russe et est liée à de la vodka. Nous discutons également de la pertinence de la preuve d’expert depuis l’arrêt Masterpiece5. Enfin, dans Association dentaire canadienne c. Ontario Dental Assistants Association6, la Commission confirme que la jurisprudence antérieure sur la possibilité – ou non – d’enregistrer un titre professionnel en tant que marque de certification est toujours en vigueur. Le but du présent exercice était d’identifier cinq décisions d’intérêt rendues par la Commission des oppositions. Bien entendu, pourquoi nous limiter à cinq quand nous pouvons en résumer dix. Nous avons donc ajouté un court résumé de cinq autres décisions tout aussi intéressantes et dignes de mention. 1. Reitmans (Canada) Limited c. The Thymes, Limited7 Une demande d’enregistrement peut reposer sur plusieurs fondements, notamment sur l’enregistrement à l’étranger d’une marque identique combinée avec son emploi dans ce pays ou dans un autre pays étranger, en vertu du paragraphe 16(2) L.M.C. Quand une demande repose sur plusieurs fondements, il ne semble pas essentiel que la requérante ait débuté cet emploi à l’étranger ou produit sa demande étrangère au moment de produire la demande canadienne – elle peut amender sa demande pour ajouter ce fondement en tout temps avant la publication de la demande dans le Journal des marques de commerce. Toutefois, cette demande d’enregistrement étrangère doit être produite et cet emploi à l’étranger doit avoir débuté au moment où la requérante revendique ce fondement. C’est ce que la présente décision Reitmans nous rappelle ci-dessous. 4. 2011 COMC 186 (Comm. opp. ; 2011-09-30), l’agente d’audience Andrea Flewelling (ci-après « Spirits International ») ; en appel T-2016-11. 5. Infra, note 18. 6. 2011 COMC 125 (Comm. opp. ; 2011-07-25), l’agente d’audience Andrea Flewelling (ci-après « Association dentaire canadienne ») ; en appel T-1600-11. 7. Supra, note 1. Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions 445 1.1 La marque La requérante, The Thymes, Limited, a produit une demande d’enregistrement pour la marque THYMES & Dessin (la « Marque ») en liaison avec des produits de beauté, tels que savon, shampooing, crème pour le corps, parfums et des chandelles. Elle fonde sa demande sur un emploi projeté au Canada et l’emploi et l’enregistrement de la Marque aux États-Unis. La Marque est ci- après reproduite : 1.2 L’opposition L’opposante, Reitmans (Canada) Limited, est titulaire de plusieurs marques et noms commerciaux comprenant le mot THYME en liaison avec des boutiques de vêtements de maternité et des accessoires de beauté. Son opposition est fondée sur la confusion avec ses marques et noms commerciaux : • la Marque n’est pas enregistrable en vertu de l’alinéa 12(1) d) ; • la requérante n’a pas droit à l’enregistrement en vertu des alinéas 16(2) a) et 16(3) a) ; • la Marque n’est pas distinctive. L’opposition est aussi fondée sur le non-respect de l’alinéa 30 d) – c’est-à-dire que la requérante n’avait pas enregistré ni employé la Marque aux États-Unis, tel qu’allégué dans la demande d’enregistrement –, ainsi que celui du non-respect des alinéas 30 e) et 30 i). 446 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1.3 La décision La Commission a accueilli les motifs d’opposition en vertu de l’alinéa 30 d) et sur les motifs fondés sur la confusion avec la marque THYME MATERNITY de l’opposante préalablement employée et enregistrée. Elle ne s’est donc pas prononcée sur les autres motifs. 1.4 L’intérêt de la décision Cette décision est d’intérêt particulièrement pour sa discussion sur l’admissibilité de la preuve de la requérante et sur le motif fondé sur l’alinéa 30 d). 1.4.1 Preuve de la requérante La requérante a produit comme seule preuve l’affidavit d’un avocat membre du cabinet qui la représente dans l’opposition. L’affiant annexe à son affidavit : • des pages Web du site de la requérante ; • des détails concernant des enregistrements de marques de commerce qui semblent provenir du site Web du United States Patent and Trademark Office (USPTO) ; • des détails d’enregistrements canadiens qui semblent provenir du site Web de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada ; et • un extrait d’un dictionnaire sur la définition du mot « thyme ». L’opposante a argué que cette preuve n’était pas admissible car elle était produite par un avocat membre de l’opposante présentant des pages Web de sa cliente. Au soutien de ses prétentions, l’opposante a invoqué la décision Cross Canada Auto Body Supply (Windsor) Limited c. Hyundai Auto Canada8. La Commission a toutefois rejeté ces arguments puisque l’affidavit produit par la requérante ne contenait aucun témoignage d’opinion portant sur une question en litige. De même, l’opposante a allégué que la preuve de la requérante constituait du ouï-dire car l’affiant n’avait pas connaissance person8. 2005 CF 1254. Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions 447 nelle des documents produits. La Commission a rejeté cet argument pour les pages Web des marques canadiennes et américaines car elles provenaient de sites appartenant à des organismes officiels. Concernant les pages du site Web de la requérante, cette dernière avait argumenté que ces pages devaient être admissibles puisque l’opposante les avait également produites. La Commission conclut que cette dernière preuve était également admissible, mais qu’elle ne démontrait que l’existence du site Web à la date où l’affiant avait souscrit son affidavit, et non qu’elle établissait la véracité du contenu des pages Web. 1.4.2 Motifs d’opposition fondés sur l’alinéa 30 d) L.M.C. Tel qu’indiqué ci-dessus, l’alinéa 30 d) permet à un requérant de fonder sa demande d’enregistrement sur une demande ou un enregistrement d’une marque de commerce identique produite dans un autre pays membre de l’Union (tel que défini par la L.M.C.) si cette marque a été employée dans ce pays ou ailleurs dans le monde. La requérante, afin de bénéficier de ce fondement, doit fournir le détail de cette demande ou de l’enregistrement et le nom d’un pays où la requérante a employé la marque avec chacune des catégories générales de marchandises ou services énumérés dans la demande. Bien que la requérante ait l’ultime fardeau de démontrer que, à la date de production de sa demande, elle respectait les exigences de l’alinéa 30 d), un fardeau de preuve initial pour qu’une opposition réussisse sur ce motif repose sur l’opposante. Cette dernière peut s’appuyer sur la preuve présentée par la requérante pour renverser ce fardeau initial. S’appuyant sur cette preuve, l’opposante décortique le détail relatif à l’enregistrement américain de la requérante, produit par l’affiant de cette dernière. Elle note que la date de premier emploi indiquée dans la demande d’enregistrement américaine (le 12 juillet 2005 pour toutes les marchandises, à l’exception des chandelles pour laquelle la date de premier emploi est le 1er juillet 2005) est postérieure à la date de production de la demande canadienne pour la Marque, qui a été produite le 30 mars 2005. La preuve de la requérante semble donc indiquer que la Marque n’avait pas été employée à la date de production de la demande canadienne. 448 Les Cahiers de propriété intellectuelle En réponse, la requérante explique qu’il est nécessaire, en revendiquant un emploi dans une demande d’enregistrement américaine, de produire des spécimens d’emploi et que le USPTO fonde la date de premier emploi d’après les dates des échantillons. Toutefois, la requérante ne fournit aucune preuve au soutien de son explication. Après l’audience, avec permission de la Commission, la requérante fournit des explications supplémentaires : lors du dépôt de la demande d’enregistrement canadienne, la requérante avait en fait déclaré fonder la demande d’enregistrement sur une demande américaine, indiquant qu’elle « demande l’enregistrement de la marque de commerce à l’égard des marchandises en liaison avec lesquelles elle sera enregistrée et employée » (souligné dans la décision). Ainsi, allègue-t-elle, les dates de début d’emploi indiquées dans la demande d’enregistrement américaine n’étaient pas en contradiction avec cette déclaration. En outre, la requérante fait valoir que la L.M.C. n’exige pas que la marque de commerce soit employée dans le pays étranger à la date de dépôt de la demande d’enregistrement fondée sur le paragraphe 16(2). Malheureusement pour la requérante, la Commission n’est pas de cet avis et accueille le motif d’opposition contre le fondement en vertu de l’alinéa 30 d). Elle précise que, puisque la requérante fondait le droit à l’enregistrement sur sa demande américaine, elle devait aussi avoir employé la marque aux États-Unis au moment de revendiquer ce fondement. Elle précise que l’alinéa 30 d) prévoit précisément que « [...] et, si la marque n’a été ni employée, ni révélée au Canada, le nom d’un pays où le requérant ou son prédécesseur en titre désigné, le cas échéant, l’a employée en liaison avec chacune des catégories générales de marchandises ou services décrites dans la demande » (en italiques dans la décision). L’opposante a donc réussi à réfuter le fondement sur l’enregistrement et l’emploi de la marque aux États-Unis. Cette décision vient s’ajouter à la jurisprudence antérieure sur l’emploi et l’enregistrement d’une marque dans un autre pays de l’Union comme fondement à une demande canadienne en vertu du paragraphe 16(2). Bien que la demande étrangère et l’emploi dans un autre pays semblent pouvoir être postérieurs à la date de dépôt de la demande canadienne, dans la mesure où la demande canadienne repose également sur un autre fondement, la requérante ne peut Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions 449 clairement fonder sa demande sur le paragraphe 16(2) qu’après avoir non seulement produit la demande étrangère, mais également après avoir débuté son emploi à l’étranger. Cette décision a été portée en appel. 2. 990982 Ontario Inc. (Laurier Optical) c. 1663158 Ontario Inc.9 L’absence de distinctivité d’une marque peut être causée par l’emploi antérieur de la marque par l’ancienne franchise opérée par le dirigeant principal de la requérante, et ce, même si le franchiseur n’exerçait pas le contrôle nécessaire sur les caractéristiques et la qualité des produits ou services liés à cette marque en vertu de l’article 50 L.M.C. 2.1 La marque La requérante, 1663158 Ontario Inc., a été constituée par un dénommé Edward Huan Khoi Tri (« Monsieur Tri »), l’ancien opérateur d’une ancienne franchise de l’opposante. Monsieur Tri avait été approché en 1994 par l’opposante afin d’opérer une franchise de commerce de lunettes. Il avait d’abord travaillé à temps partiel comme technicien de laboratoire, puis a pris possession de sa franchise. Chacune des franchises est opérée par une société à numéro distincte. Pour Monsieur Tri, sa franchise était opérée par 1120931 Ontario Inc. Le franchiseur était opéré par 1101465 Ontario Inc., elle-même liée à la société mère et opposante 990982 Ontario Inc. Le contrat de franchise entre le franchiseur et le franchisé prévoyait des dispositions sur l’emploi de la marque LAURIER OPTICAL. Étant donné que le franchisé opérait dans un quartier avec une large population d’origine chinoise, Monsieur Tri a décidé de choisir un nom chinois consistant en quatre caractères qui signifient respectivement « vrai », « lumière », « œil » et « miroir ». Le contrat de franchise ne faisait aucune mention de cette marque et aucun accord n’avait été conclu quant à la propriété de cette marque. Selon Monsieur Tri, le franchiseur n’a jamais exercé quelque contrôle que ce soit sur les marchandises ou services liés à cette marque. La relation de franchise a duré environ onze années. En 2006, le franchisé décida de mettre fin à sa relation de franchise 9. Supra, note 2. 450 Les Cahiers de propriété intellectuelle avec le franchiseur pour fonder son propre commerce de lunettes. Peu après avoir résilié le contrat de franchise, Monsieur Tri constitua une nouvelle personne morale, 1663158 Ontario Inc., pour l’exploitation de son propre commerce de lunettes. Il déposa ensuite une demande d’enregistrement pour la marque de commerce TRI OPTICAL & Dessin, constituée des quatre caractères chinois que Monsieur Tri utilisait lors de l’opération de sa franchise par 1120931 Ontario Inc. avec, en-dessous, l’expression TRI OPTICAL (la « Marque »), ci-après reproduite : La Marque est liée à des montures de lunettes et accessoires ainsi que l’exploitation d’une entreprise spécialisée dans la vente au détail de lunettes et d’accessoires. La Commission conclut, d’après la preuve, que la marque telle qu’elle était employée par le franchisé (la « Marque telle qu’employée »), était constituée des mêmes caractères chinois, mais excluait les mots « TRI OPTICAL ». 2.2 L’opposition L’opposante s’est opposée à la demande d’enregistrement pour la Marque, alléguant divers motifs, dont les principaux sont : • la demande d’enregistrement ne satisfait pas aux exigences de l’alinéa 30 i) ; • la Marque n’est pas enregistrable en vertu des alinéas 38(2) b) et 12(1) c), car ses deux derniers caractères signifient « lunettes », et en vertu de l’alinéa 38(2) b) et de l’article 29 du Règlement sur les marques de commerce (le « Règlement ») puisque la traduction en français ou en anglais et la translitération des caractères chinois sont inexactes ou propres à induire en erreur ; • la requérante n’est pas la personne ayant droit à l’enregistrement en vertu de l’alinéa 16(3) a) car la Marque crée de la confusion Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions 451 avec la marque TRUE VISION & Dessin de l’opposante qu’elle aurait antérieurement employée ; • la Marque n’est pas distinctive des marchandises et services d’autres personnes, notamment ceux de l’opposante. La marque TRU VISION & Design de l’opposante (la « Marque citée »)10, reproduite ci-dessous, reprend les quatre caractères chinois de la Marque telle qu’employée, mais diffère quelque peu, l’une étant dans des caractères traditionnels chinois, l’autre dans des caractères simplifiés : 2.3 La décision D’emblée, la Commission rejette le motif d’opposition selon lequel la Marque ne serait pas enregistrable en vertu de l’article 29 du Règlement. En effet, un tel allégué ne forme pas un motif d’opposition valable en vertu de l’alinéa 38(2) b) qui ne réfère qu’à l’article 12 L.M.C. De même, la Commission rejette le motif d’opposition en vertu duquel la Marque ne serait pas enregistrable suivant l’alinéa 12(1) c) car, non seulement l’opposante n’a pas produit d’élément de preuve au soutien de son allégation, mais également elle avait allégué dans son motif d’opposition que la Marque était constituée du nom en chinois des marchandises et des services puisque ses deux derniers caractères chinois signifiaient « lunettes ». Or, la Marque est constituée de quatre caractères chinois et non de seulement deux. Ainsi, l’allégation de l’opposante ne viserait qu’une partie de la Marque alors qu’elle doit, dans son ensemble, constituer le nom des marchandises ou services afin d’être considérée non enregistrable en vertu de l’alinéa 12(1) c). Après analyse de la preuve et des notes sténographiques des contre-interrogatoires, la Commission reconnaît que seule la marque LAURIER OPTICAL était visée par les contrats de franchise entre l’opposante et le franchisé. Le contrat ne fait aucune mention 10. L’opposante a depuis abandonné sa demande pour la Marque citée. 452 Les Cahiers de propriété intellectuelle de marques constituées de caractères chinois. La Commission retient également que l’opposante ne possédait ni n’employait de marque de commerce contenant des caractères chinois avant le début de l’exploitation de l’établissement du franchisé, et que l’opposante savait que Monsieur Tri avait demandé l’ajout de caractères chinois pour l’exploitation de l’établissement. Concernant la non-conformité avec l’alinéa 30 i), l’opposante allègue que Monsieur Tri, par sa relation de franchisé, était parfaitement au courant de l’existence de la Marque telle qu’employée et savait donc très bien qu’elle était employée de manière continue depuis au moins 1995 dans l’exploitation d’un établissement franchisé. La Commission examine donc la preuve afin de déterminer si la requérante essaie de s’approprier la marque que l’opposante allègue avoir utilisée. Or, étant donné que LAURIER OPTICAL était la seule marque de commerce visée au contrat de franchise, que le franchisé restait libre de créer et d’employer en tout temps ses propres marques de commerce et qu’il a, à ce titre, créé la Marque telle qu’employée, la Commission rejette cet allégué, concluant dans la bonne foi de la requérante. La Commission rejette également le motif par lequel la requérante n’aurait pas droit à l’enregistrement suivant l’alinéa 16(3) a), étant donné que l’opposante ne pouvait prétendre avoir de droit dans la Marque telle qu’employée, tel qu’expliqué ci-dessous. Enfin, elle rejette le motif selon lequel la Marque n’est pas distinctive des marchandises et services de l’opposante, mais elle accueille le motif selon lequel la Marque n’est pas distinctive des marchandises et services d’autres personnes, tel qu’expliqué ci-dessous. 2.4 L’intérêt de la décision Les motifs d’opposition en vertu de l’alinéa 16(3) a) et ceux selon lesquels la Marque n’est pas distinctive sont particulièrement d’intérêt. 2.4.1 Le motif en vertu de l’alinéa 16(3) a) L.M.C. : la requérante n’a pas droit à l’enregistrement de la marque L’opposante a allégué l’absence de droit à l’enregistrement suivant l’alinéa 16(3) a). Pour ce faire, elle invoque l’emploi antérieur de la marque par son ancien franchisé, qui était à son bénéfice, et la Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions 453 confusion entre cette dernière et la Marque faisant l’objet de la présente demande d’enregistrement. En examinant la preuve, la Commission conclut que la société du franchisé, 1120931 Ontario Inc., a employé la Marque telle qu’employée en tant que sous-licenciée de l’opposante. Elle examine donc si, de la création de la Marque jusqu’à la cessation de la relation de franchisage, l’opposante respectait les critères de l’article 50 L.M.C. afin de déterminer si l’emploi par le franchisé était au bénéfice de l’opposante. En vertu de l’article 50, l’opposante doit contrôler directement ou indirectement les caractéristiques ou la qualité des marchandises et services offerts par une autre personne en liaison avec une marque afin de pouvoir revendiquer le bénéfice de son emploi. La Commission rappelle que c’est un principe de droit bien connu qu’une relation organisationnelle est insuffisante à elle seule pour remplir la condition de l’article 50, mais que la présence commune d’une personne physique exerçant un contrôle peut être suffisante pour remplir une telle condition. Elle ajoute par ailleurs que l’exercice par un franchiseur d’un certain contrôle sur un franchisé est insuffisant en soi pour remplir la condition fixée par l’article 50. La Commission reconnaît que le contrat de franchise conclu entre l’opposante et le franchisé semble contenir des dispositions qui équivalent à l’exercice par le franchiseur d’un contrôle des caractéristiques et de la qualité de l’exploitation par le franchisé du commerce de lunettes. Toutefois, l’opposante ne semble pas avoir pris quelque mesure pour effectuer ce contrôle. En tentant de démontrer un contrôle de facto, l’opposante a produit des lettres et des notes qui se rapportent à des annonces publiées sans l’autorisation du franchiseur. Or, la Commission conclut de ces lettres et notes que ce contrôle vise davantage l’emploi de la Marque telle qu’enregistrée plutôt qu’un contrôle des caractéristiques ou de la qualité des marchandises et services offerts par le franchisé en liaison avec la Marque telle qu’employée. Ainsi, la Commission conclut qu’elle ne peut valablement retirer de la preuve produite que l’opposante a établi l’exercice d’un contrôle suffisant en vertu de l’article 50 L.M.C. pour se voir attribuer l’emploi de la Marque telle qu’employée par le franchisé. Elle note par ailleurs qu’un des établissements de l’opposante a effectivement commencé à employer la Marque citée depuis le mois de mai 2006, mais cette date est postérieure à la date de production de la 454 Les Cahiers de propriété intellectuelle demande, soit la date pertinente pour déterminer si une requérante a droit à un enregistrement en vertu de l’alinéa 16(3) a). La Commission n’en tient donc pas compte pour l’analyse de ce motif. 2.4.2 Le motif en vertu de l’article 2 L.M.C. : la marque n’est pas distinctive La Commission se tourne donc vers l’allégation de l’absence du caractère distinctif. Dans son motif d’opposition, l’opposante allègue que la Marque n’est pas distinctive « [...] des marchandises et services d’autres personnes, notamment des marchandises et services de l’opposante » [les italiques sont nôtres]. N’ayant pu démontrer qu’elle exerçait un contrôle en vertu de l’article 50, l’opposante ne peut donc démontrer avec succès que la Marque n’est pas distinctive en raison de la confusion avec la Marque telle qu’employée. Toutefois, la Commission rappelle que la société 1120931 Ontario Inc. qui opérait la franchise de Monsieur Tri a, de l’adoption de la Marque telle qu’employée dès 1995 jusqu’à la cessation de la relation de la franchise, employé la Marque telle qu’employée dans l’exploitation de son établissement de franchisé. 1120931 Ontario Inc. est une « autre personne » et rien dans la preuve ne démontre que la requérante était le successeur en titre de la Marque telle qu’employée. Or, comme la preuve démontre que la Marque telle qu’employée était alors devenue suffisamment connue pour faire perdre la distinctivité de la Marque, le fardeau de démontrer l’absence de confusion entre la Marque et la Marque telle qu’employée revient donc à la requérante. En analysant les différents critères du paragraphe 6(5) L.M.C., la Commission conclut que la Marque porte à confusion avec la Marque telle qu’employée et que, ainsi, le motif d’opposition fondé sur l’absence de caractère distinctif doit être accueilli en raison de la confusion entre la Marque et la Marque telle qu’employée par 1120931 Ontario Inc., dans l’exploitation de son établissement franchisé. Dans son analyse, la Commission rappelle qu’il faut prendre en considération les risques de confusion que la Marque représente pour les personnes qui comprennent aussi bien le chinois que l’anglais. De même, elle conclut à une ressemblance suffisante entre la Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions 455 Marque et la Marque telle qu’employée, même si les mots « TRI OPTICAL » ajoutés à la Marque démontrent une certaine différence visuellement et phonétiquement puisque les deux marques sont semblables dans les idées qu’elles suggèrent pour celles et ceux qui peuvent lire les caractères chinois qu’elles ont en commun et que, ainsi, cette ressemblance l’emporte sur leur différence. Cette décision rappelle l’importance pour un franchiseur d’exercer un réel contrôle sur la qualité et les caractéristiques des marchandises ou services de ses franchisés s’il veut bénéficier de leur emploi des marques de commerce. Le seul lien franchiseurfranchisé est insuffisant. Par ailleurs, cette décision rappelle que l’emploi de deux marques qui prêtent à confusion par deux personnes morales, même si ces personnes morales ont été contrôlées par une même personne physique, peut suffire pour nier la distinctivité nécessaire pour l’obtention d’un enregistrement par l’une d’elles, à moins de démontrer qu’elle est le successeur de l’autre. 3. Formula 1 Licensing BV c. Formule 1 Emporium Inc.11 Trop souvent, des requérantes établissent leur date de premier emploi d’une marque sans tenir compte de la définition de « emploi » en vertu de la L.M.C. Par exemple, l’envoi massif de courriels annonçant l’ouverture prochaine d’un commerce est insuffisant. Parfois, une seule journée trop tôt peut suffire à compromettre une demande d’enregistrement. 3.1 La marque La requérante, Formule 1 Emporium F1 Inc., a produit une demande d’enregistrement pour la marque F1 EMPORIUM (la « Marque ») fondée sur un emploi au Canada depuis mars 2000 en liaison avec des imprimés et des publications ainsi que des services de vente au détail de vêtements, accessoires et articles de course automobile et autres accessoires analogues, ainsi que des services de publicité pour des tiers dans le domaine de l’industrie automobile. 3.2 L’opposition L’opposante, Formula One Licensing BV, est la société détenant les marques de commerce célèbres employées en liaison avec les Grand Prix automobile FORMULE 1, incluant les marques FOR11. Supra, note 3. 456 Les Cahiers de propriété intellectuelle MULA 1 et F1. Au soutien de son opposition, l’opposante allègue notamment que la demande ne satisfait pas aux exigences de l’alinéa 30 b) L.M.C. en ce que la requérante n’emploie pas la Marque au Canada depuis mars 2000 en liaison avec les marchandises et les services énoncés dans la demande. Elle allègue également que la Marque n’est pas enregistrable en raison de la confusion avec la marque de commerce enregistrée FIA FORMULA 1 WORLD CHAMPIONSHIP & Dessin. L’opposante allègue aussi que la requérante n’a pas droit à l’enregistrement de la Marque en vertu de l’alinéa 16(1) a) puisque, à la date de premier emploi allégué et revendiqué dans la demande, la Marque créait et crée encore de la confusion avec les marques de commerce FORMULA ONE, FORMULA 1, F1, F1 FORMULA 1 & Dessin et FIA FORMULA 1 WORLD CHAMPIONSHIP & Dessin (la « famille de marques F1 ») déjà employées ou révélées au Canada par l’opposante. Enfin, l’opposante allègue que la Marque n’est pas distinctive des marchandises et services d’autres entités, notamment ceux de l’opposante. 3.3 La décision La Commission accueille l’opposition fondée sur les motifs en vertu de l’alinéa 30 b) puisque la requérante n’avait pas employé la Marque depuis la date indiquée dans la demande, et de l’alinéa 16(1) a) car la Marque prête à confusion avec la famille de marques F1 précédemment employées. 3.4 L’intérêt de la décision Cette décision illustre bien l’importance de s’assurer de déterminer correctement la date de début d’emploi d’une marque au Canada avant de produire une demande d’enregistrement. La demande d’enregistrement indiquait que la requérante avait débuté l’emploi depuis le mois de mars 2000. Une preuve d’emploi au 31 mars 2000 aurait donc suffi pour faire échec au motif d’opposition en vertu de l’alinéa 30 b). Bien que l’opposante ait le fardeau de preuve initial de démontrer le non-respect de l’alinéa 30 b), elle peut s’appuyer sur la preuve Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions 457 produite par la requérante elle-même si cette preuve soulève des doutes sérieux quant à l’exactitude des déclarations faites par la requérante dans sa demande. Ainsi, l’opposante note de la preuve produite par la requérante que cette dernière a été constituée en personne morale le 20 mars 2000 et que son point de vente au détail était situé sur la rue Crescent à Montréal, au cœur des festivités du Grand Prix du Canada qui met en vedette la course de Formule 1. Cependant, au cours de son contre-interrogatoire, l’affiant de la requérante a admis que la requérante n’avait débuté ses opérations et effectué sa première vente que le 1er avril 2000. De même, il a reconnu n’avoir commencé à distribuer ses publications qu’au cours de l’été 2000. Il a tenté de démontrer qu’il avait fait parvenir plusieurs courriels à différents individus afin de faire connaître ses services, et ce, durant le mois de mars 2000. Toutefois, aucun élément de preuve n’a démontré que la Marque avait été apposée sur les marchandises de la requérante avant le 1er avril 2000. Aussi, même si l’annonce des services a débuté au cours du mois de mars 2000, la jurisprudence a reconnu que les services doivent être disponibles au Canada lors de cette annonce pour constituer un emploi de la marque au sens de la L.M.C. S’appuyant sur la décision International Academy of Design and Technology, Toronto Ltd. c. TFC Group Canada Inc.12, la Commission conclut que l’opposante s’est acquittée de son fardeau initial et que la Marque n’était pas employée en mars 2000 en liaison avec les services liés à la Marque. Enfin, l’affiant de la requérante a reconnu n’avoir jamais vendu d’imprimés et que les publications ont été distribuées gratuitement. Ainsi, la Commission accepte le motif d’opposition fondé sur l’alinéa 30 b) L.M.C. Cette décision illustre bien l’importance pour une requérante de s’assurer de bien déterminer la date de début d’emploi revendiquée puisqu’une erreur d’une seule journée peut être fatale. Parallèlement, elle illustre aussi l’importance pour une opposante de ne pas hésiter à contre-interroger un affiant pour obtenir des admissions déterminantes. 12. (2007), 64 C.P.R. (4th) 187 (Comm. opp.). 458 Les Cahiers de propriété intellectuelle 4. Spirits International BV c. Distilleries Melville Limitée13 La décision Sociedad14 avait traité du sort d’une marque qui décrit clairement le nom du lieu d’origine des marchandises en vertu de l’alinéa 12(1) b). La présente décision la distingue dans le cas d’une marque constituée du nom d’une rivière et qui fait, allèguet-on, faussement croire à l’origine des marchandises. La décision Masterpiece15 avait traité de l’utilité des rapports d’experts et de la preuve par sondage en matière de marque de commerce. La Commission l’applique ici à de tels rapports. 4.1 La marque La requérante tente d’enregistrer la marque nominale MOSKOVA (la « Marque ») en liaison avec de la vodka. Elle fonde sa demande sur un emploi au Canada depuis au moins 1970. 4.2 L’opposition L’opposante allègue : • que la Marque n’est pas enregistrable ; • que la requérante n’a pas droit à l’enregistrement ; et • que la Marque n’est pas distinctive car elle prête à confusion avec sa marque de commerce enregistrée MOSKOVSKAYA RUSSIAN VODKA & Dessin, reproduite ci-dessous : 13. Supra, note 4. Cette décision a été portée en appel. 14. Infra, note 17. 15. Infra, note 18. Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions 459 et avec sa marque MOSKOVSKAYA qui aurait été employée depuis au moins aussitôt que 1966 ; • que la marque de la requérante n’a pas été employée de façon continue depuis la date revendiquée (al. 30 b)) ; • que la marque employée par la requérante diffère considérablement de la Marque et qu’elle ne satisfait donc pas à l’alinéa 29 c) du Règlement puisque l’exemple d’emploi de la Marque depuis la date de premier emploi alléguée diffère considérablement de la Marque visée par la demande, et ce, contrairement à l’alinéa 38(2) d) ; • que la Marque donne une description fausse et trompeuse du lieu d’origine des marchandises, contrairement à l’alinéa 12(1) b), puisque « Moskova » est le nom d’un lieu géographique en Russie, que la Russie est un pays renommé pour sa vodka, que la première impression créée par la Marque est que la vodka qui lui est associée provient de la Russie, et ce, malgré que la véritable origine de la vodka de la requérante soit le Québec ; • que la requérante contrevient aux articles 52 et 74.01 de la Loi sur la concurrence puisqu’elle fait faussement croire que sa vodka provient de la Russie. Au soutien de sa preuve, l’opposante produit vingt affidavits. Toutefois, il semble que cela n’ait pas été suffisant, tel que nous le verrons ci-dessous. 4.3 La décision La Commission rejette l’opposition. 4.4 L’intérêt de la décision Cette décision est d’intérêt car elle soulève plusieurs motifs inusités, tels que le non-respect du Règlement sur les marques de commerce16 et la Loi sur la concurrence. 16. Ce motif a également été plaidé dans la décision Laurier Optical, supra, note 2, mais comme motif en vertu de l’alinéa 38(2) b), et non 38(2) d) contrairement à la présente affaire. 460 Les Cahiers de propriété intellectuelle Elle illustre aussi que l’opposante ne peut se fonder sur un emploi antérieur par des sociétés qui lui seraient liées sans démontrer le respect des conditions de l’article 50 L.M.C. en matière de contrôle des caractéristiques et de la qualité des marchandises. Enfin, elle distingue ou applique les principes dégagés de décisions récentes telles que Sociedad Agricola Santa Teresa Ltda et. al. c. Vina Leyda Vinitada17 et Masterpiece Inc. c. Alla Vida Lifestyle Inc.18. 4.4.1 Rejet sommaire D’emblée, la Commission rejette certains des motifs d’opposition pour les raisons qui suivent : • non-respect de l’alinéa 29 c) du Règlement : la Commission rejette ce motif étant donné qu’il ne précise pas de faits pertinents importants à l’appui d’une allégation d’absence de caractère distinctif fondée sur l’alinéa 38(2) d) ; • la requérante n’a pas droit à l’enregistrement conformément à l’alinéa 16(1) b) : ce motif peut être invoqué pour démontrer qu’une marque prête à confusion avec une marque pour laquelle une demande d’enregistrement avait été antérieurement produite au Canada. Or, l’allégué de l’opposante réfère à sa marque MOSKOVSKAYA employée au Canada depuis au moins 1966. Elle ne précise pas de numéro de demande d’enregistrement pour cette marque. Ce motif aurait dû être fondé sur l’alinéa 16(1) a) – ce que l’opposante a également fait. Ce dernier a toutefois également été repoussé car les demandes sur lesquelles l’opposante s’est fondée ont été produites le 30 juin 2000, soit bien après la date pertinente du premier emploi revendiquée, c’est-à-dire 1970 ; • les motifs fondés sur l’alinéa 30 i) : ces motifs ont été rejetés. L’opposante n’a pas démontré de circonstances exceptionnelles, telle que la mauvaise foi de la requérante. De même, bien que la Commission déduit que le non-respect des articles 52 et 74.01 de la Loi sur la concurrence semble traiter de la non-conformité de la demande aux exigences de l’alinéa 30 i), elle constate que l’opposante n’a présenté aucune preuve prima facie de la violation de la Loi sur la concurrence. L’opposante avait soutenu que la Russie 17. (2007), 63 C.P.R. (4th) 321 (C.F.) (« Sociedad »). 18. (2011), 92 C.P.R. (4th) 361 (C.S.C.) (« Masterpiece »). Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions 461 est renommée pour sa vodka et que l’impression générale créée par la Marque qui ne provient pas de la Russie constitue une indication fausse et trompeuse. Toutefois, l’opposante n’a produit aucune preuve admissible démontrant que la Russie est bien connue comme fournisseur de vodka et que le consommateur canadien moyen des produits liés à la Marque croirait à tort que ce produit provient de la Russie. 4.4.2 Variation dans l’emploi L’opposante tente par la suite de démontrer que la Marque faisant l’objet de la demande d’enregistrement est différente de la marque qui avait été employée depuis au moins aussi tôt que 1970 par la requérante. Au soutien de cette prétention, elle produit une copie de l’étiquette que la requérante a apposée sur ses produits de 1970 à 2000. Sur cette étiquette, les mots « Melville », « Vodka » et « Moskova » sont disposés verticalement de haut en bas, dans des polices et grosseurs de caractères qui diffèrent légèrement. L’opposante se réfère ensuite à la copie de l’étiquette utilisée par la requérante depuis 2000. Sur cette étiquette, le mot « Moskova » apparaît maintenant en haut de l’étiquette alors que les mots « Vodka » et « Melville » apparaissent au bas de l’étiquette. L’opposante allègue donc que la marque utilisée depuis 1970 était MELVILLE VODKA MOSKOVA et non MOSKOVA, et que, en conséquence, la déclaration de la requérante à l’effet qu’elle a utilisé la marque depuis au moins aussi tôt que 1970 est fausse. La Commission analyse donc la preuve fournie par la requérante et la jurisprudence pertinente pour conclure que, au contraire, MOSKOVA est suffisamment différente des autres éléments, notamment en raison de la police de caractères et de la grosseur de la fonte utilisées, faisant en sorte que l’emploi de l’étiquette de 1970 à 2000 constituait l’emploi de la marque MOSKOVA. MOSKOVA se distingue des autres mots et est, de surcroît, séparée de la marque MELVILLE de la requérante (qui constitue la « marque parapluie » de la requérante puisqu’elle apparaît sur tous ses produits) par le nom des marchandises en liaison avec lesquelles la marque est employée, c’est-à-dire VODKA. En outre, la demande d’enregistrement vise la marque nominale MOSKOVA. Citant la décision Nightingale Interloc Ltd. c. Prodesign Ltd.19, la requérante affirme que l’emploi d’une marque 19. (1984), 2 C.P.R. (3d) 535 (Comm. opp.). 462 Les Cahiers de propriété intellectuelle nominale peut être corroboré par l’emploi d’une marque composée de différents éléments qui incluent la marque nominale. La Commission rejette donc l’affirmation de l’opposante à savoir qu’il faut chercher une preuve d’emploi de la marque nominale employée seule afin de démontrer que la marque n’a pas perdu son identité et qu’elle demeure reconnaissable. Enfin, la requérante cite également la décision Mantha & Associates c. Old Time Stove Co.20, qui nous rappelle que l’emploi de plusieurs marques de commerce sur une seule marchandise dans une large gamme de produits est répandu. En examinant la preuve fournie par la requérante, la Commission conclut que la requérante a vendu sa vodka avec la marque MOSKOVA au Canada depuis au moins aussi tôt que 1970. Elle rejette donc le motif d’opposition de l’opposante fondé sur l’alinéa 30 b). 4.4.3 L’emploi sous licence La Commission examine ensuite le motif d’opposition fondé sur l’alinéa 16(1) a) à l’effet que la Marque prête à confusion avec des marques de l’opposante employées antérieurement, c’est-à-dire depuis au moins aussi tôt que 1966. Or, l’opposante a le fardeau initial de démontrer que les marques alléguées étaient employées au Canada avant la date de premier emploi revendiquée par la requérante et que ses marques n’avaient pas été abandonnées. Si l’opposante veut revendiquer un emploi par un licencié de l’opposante, elle doit s’assurer que les marques alléguées ont été employées conformément à l’article 50 L.M.C. Toutefois, la preuve de l’opposante censée démontrer cet emploi antérieur est produite par un affidavit qui réfère à l’emploi par « MA SOCIÉTÉ » de la marque. « MA SOCIÉTÉ » a été défini comme étant un groupe de ce qui semble être environ cinq sociétés qui seraient affiliées. Bien que l’opposante affirme avoir vendu des produits portant les marques MOSKOVSKAYA depuis au moins aussi tôt que 1966, aucun document à l’appui de cette prétention n’a été fourni. En effet, l’affiant a fourni des chiffres de vente de vodka pour les années 1999 et suivantes, des frais de publicité pour une compagnie affiliée pour 20. (1990), 30 C.P.R. (3d) 574 (Comm. opp.). Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions 463 les années 2002 et suivantes, des maquettes d’étiquettes qui ne mentionnent même pas le nom de l’opposante, un document d’une tierce partie démontrant des ventes entre 1986 et 1999, ainsi que des factures de vente de vodka sur lesquelles le nom de l’opposante n’apparaît pas, pour les années 1999 et suivantes. D’une part, aucune de ces preuves ne démontre de ventes avant 1970. D’autre part, le document établi par une tierce partie constitue du ouï-dire. En outre, la preuve ne révèle aucunement l’existence d’une licence liant l’opposante aux autres entités qui lui seraient liées et qui auraient employé la marque MOSKOVSKAYA. Bien que l’opposante affirme que la propriété commune de toutes ces entités démontre que l’emploi par l’une ou l’autre profiterait à l’opposante, la requérante répond que la preuve de la propriété collective n’est pas suffisante pour satisfaire aux critères de contrôle de l’article 50 L.M.C. La Commission est d’accord avec cette dernière. Ce raisonnement serait en outre conforme à la jurisprudence existante21. Ainsi, la Commission conclut que l’opposante n’a pas établi l’emploi des marques MOSKOVSKAYA par elle ou par ses licenciés conformément à l’article 50 avant la date pertinente de 1970. 4.4.4 La distinctivité La Commission se penche ensuite sur le motif évoquant l’absence de caractère distinctif de la marque. Toutefois, le motif allègue uniquement la non-distinctivité pour des raisons de confusion avec l’emploi des marques MOSKOVSKAYA de l’opposante. Puisque l’opposante n’a pas réussi à s’acquitter de son fardeau de preuve démontrant que l’emploi de la marque MOSKOVSKAYA était à son bénéfice, ce motif est rejeté. La Commission semble ainsi indiquer qu’elle aurait examiné ce motif plus en détail si l’opposante avait allégué la non-distinctivité en raison de confusion avec des marques de tierces personnes. Notons que ce motif aurait selon nous également été rejeté étant donné l’absence de preuve d’emploi de la marque MOSKOVSKAYA avant 1970. 4.4.5 La descriptivité La Commission se penche ensuite sur le motif d’opposition fondé sur l’alinéa 12(1) b), c’est-à-dire que la Marque donne une des21. Voir entre autres Spirits International BV c. Nemiroff Intellectual Property Establishment, 2009 COMC 129. 464 Les Cahiers de propriété intellectuelle cription fausse et trompeuse du lieu d’origine des marchandises. En effet, l’opposante allègue que la Marque est le nom de la rivière Moskova qui traverse la ville de Moscou et qui a donné son nom à cette ville. Puisque la vodka de la requérante est fabriquée au Québec, la Marque fait donc faussement croire que sa vodka est russe. L’opposante s’appuie sur la décision Sociedad pour soutenir que l’impression du consommateur moyen n’est pas pertinente lorsqu’il s’agit de déterminer si une marque de commerce est le lieu d’origine des marchandises et qu’une fois qu’il a été établi qu’une marque correspond à l’appellation du lieu d’origine de ces marchandises, le motif d’opposition doit être retenu. La Commission souligne toutefois que, dans cette décision Sociedad, la Cour ne devait pas se prononcer sur une allégation selon laquelle la marque en jeu donnait une description fausse et trompeuse du lieu d’origine des marchandises en liaison avec lesquelles elle était employée, mais portait plutôt sur une allégation que la marque était clairement descriptive de son lieu d’origine. La Commission fait plutôt droit à l’argumentation de la requérante, à savoir que le mot « Moskova » est le nom d’une rivière et non celui d’un lieu, d’une ville ou d’une région, et que rien au dossier ne permet de conclure que la rivière Moskova est connue comme étant une rivière produisant de la vodka22. L’opposante a tenté de convaincre la Commission qu’elle admette d’office le fait que la Russie est reconnue pour sa vodka, ce que la Commission a refusé parce que, d’une part, aucune preuve admissible ne lui permettait de conclure que la Russie est reconnue pour sa vodka ou, d’autre part, que cette renommée est bien connue du Canadien moyen. 4.4.6 La confusion Enfin, la Commission se penche sur le motif fondé sur l’alinéa 12(1) d), c’est-à-dire que la Marque prêterait à confusion avec la marque enregistrée MOSKOVSKAYA RUSSIAN VODKA & Dessin représentée ci-dessus. Le fardeau de preuve de l’opposante est facile à surmonter puisqu’elle n’a qu’à produire une copie certifiée de son enregistrement. La Commission a vérifié si cet enregistrement était toujours valide et a remarqué que, à la suite d’une procédure en radiation fondée sur l’article 45 L.M.C., l’enregistrement a été 22. Cette conclusion aurait peut-être été différente s’il s’était agi d’une rivière où la vodka coulait à flots, mais il appert que tous ceux qui ont tenté de trouver une telle rivière ne soient jamais revenus. Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions 465 radié23. La décision de la Commission a été confirmée en Cour fédérale24, mais l’opposante a depuis déposé un avis d’appel à la Cour d’appel fédérale25. Ce faisant, l’enregistrement demeure valide et l’opposante s’est donc acquittée de son fardeau de preuve initial. La Commission applique donc le test en matière de confusion. Plus particulièrement, elle note que la Marque et la marque enregistrée de l’opposante sont suffisamment différentes visuellement, phonétiquement et dans l’impression commerciale évoquée par chacune pour éviter la confusion. Elle note également que la Marque a été employée depuis environ 1970 alors que l’opposante n’a fourni aucune preuve admissible quant à l’emploi de sa marque enregistrée. Elle observe ensuite d’autres circonstances de l’espèce, c’est-àdire une preuve d’expert et une preuve par sondage produites par l’opposante. Ces preuves ont été confectionnées avant que la Cour suprême ne se penche sur la pertinence et l’admissibilité de la preuve d’expert en matière de marques de commerce dans l’affaire Masterpiece. La Cour suprême avait rappelé qu’une preuve d’expert devait satisfaire quatre exigences, c’est-à-dire la pertinence, la nécessité d’aider le juge des faits, l’absence de toute règle d’exclusion et la qualification suffisante de l’expert. La Cour suprême avait affirmé que lorsque des produits sont vendus au grand public, comme dans la présente affaire, la question de savoir si une marque crée de la confusion peut être déterminée par le tribunal. La preuve d’expert serait nécessaire si elle permettait au juge d’apprécier des faits vu leur nature technique ou s’il est peu probable que le consommateur ordinaire puisse se former une opinion juste sur une question sans l’aide de personnes ayant des connaissances particulières. En l’espèce, la Commission est d’avis que la preuve d’expert n’est pas pertinente. En effet, l’expert retenu par l’opposante tentait de faire preuve de l’opinion des consommateurs sur des étiquettes de bouteilles de vodka. Or, la Marque est constituée du mot « Moskova » et non d’une étiquette. Comme l’expert aurait dû examiner la Marque qui fait l’objet de la demande d’enregistrement et non une étiquette comprenant cette Marque, la Commission refuse d’accorder de l’importance à son témoignage. 23. 2010 COMC 122. 24. 2011 CF 805. 25. A-356-10. 466 Les Cahiers de propriété intellectuelle Concernant la preuve par sondage d’un autre expert, la Commission se fonde à nouveau sur l’arrêt Masterpiece qui rappelle qu’un sondage doit être à la fois fiable et valide pour être pertinent. Or, au cours du sondage, l’expert a montré cinq étiquettes de vodka dont celles de la requérante et celle de MOSKOVSKAYA afin de démontrer un risque de confusion entre elles. Tel qu’indiqué ci-dessus, une conclusion de confusion entre les étiquettes utilisées dans le sondage n’est pas nécessairement pertinente pour déterminer les probabilités de confusion entre la Marque et les marques alléguées de l’opposante puisque la Marque est sous la forme nominale. Enfin, la requérante souligne l’absence d’une preuve de confusion entre les marques malgré que ces dernières auraient, selon les allégués de l’opposante, coexisté pendant plus de 40 ans. La Commission confirme que cette absence de cas de confusion réelle est une autre des circonstances de l’espèce. Ainsi, elle rejette le dernier des motifs d’opposition de l’opposante en vertu de l’alinéa 12(1) b), rejetant ainsi l’opposition de l’opposante. Comme cette décision a été portée en appel, il sera intéressant de voir si l’opposante en profitera pour bonifier sa preuve pour démontrer son emploi antérieur à celui de la requérante. 5. Association dentaire canadienne c. Ontario Dental Assistants Association26 Cette décision traite de l’enregistrement d’un titre professionnel en tant que marque de certification. La décision Association des assureurs-vie du Canada c. Association provinciale des assureurs-vie du Québec27 s’était déjà prononcée sur cet aspect, concluant que les titres professionnels sont utilisés en association avec des personnes et non en association avec des marchandises ou des services. Cette décision se fondait sur une autre décision qui, selon la requérante, aurait depuis été infirmée par la Cour d’appel fédérale. La requérante a donc argué que la décision Association des assureurs-vie ne tenait plus. 26. Supra, note 6. Cette décision a été portée en appel. 27. (1988), 22 C.P.R. (3d) 1 (C.F.P.I.) (« Association des assureurs-vie »). Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions 467 5.1 La marque La requérante tente d’enregistrer la marque de certification CDA (la « Marque ») fondée sur un emploi depuis au moins 1965 en liaison avec des services d’assistance dentaire. Afin de pouvoir employer la Marque, les personnes qui rendent les services doivent répondre à la norme définie dans l’enregistrement, qui inclut d’être membre en règle de la requérante, de passer des examens et de compléter un programme approuvé par la requérante ou d’avoir pratiqué pendant deux années complètes. 5.2 L’opposition L’opposante est l’Association dentaire canadienne/Canadian Dental Association. Elle allègue que la requérante ou ses licenciés n’ont pas employé la Marque au Canada en liaison avec les services depuis 1965. Elle allègue également que la Marque donne une description claire ou fausse et trompeuse de la nature de la qualité des services puisque la Marque est un sigle bien connu au Canada pour désigner « Certified Dental Assistant ». En outre, l’opposante allègue que la Marque n’est pas distinctive puisqu’elle a été employée par d’autres organismes, incluant l’opposante, au Canada depuis longtemps. 5.3 La décision La Commission accueille les motifs fondés sur l’alinéa 30 d) et sur l’absence de distinctivité de la Marque. 5.4 L’intérêt de la décision 5.4.1 Le titre professionnel La Commission fait la distinction entre une marque de certification qui distingue des services et une marque qui distingue plutôt des personnes qui emploient la marque, et confirme qu’un titre professionnel ne peut être utilisé comme marque de certification. En tentant de déterminer si l’emploi de la Marque date effectivement de 1965, la Commission décide d’abord de déterminer si la Marque peut être désignée en tant que marque de certification. La 468 Les Cahiers de propriété intellectuelle Commission cite la définition de marque de certification que l’on retrouve à l’article 2 L.M.C. : « Marque de certification » Marque employée pour distinguer, ou de façon à distinguer, les marchandises ou services qui sont d’une norme définie par rapport à ceux qui ne le sont pas, en ce qui concerne : [...] c) soit la catégorie de personnes qui a produit les marchandises ou exécuté les services ; [...] [Les italiques sont nôtres.] En révisant la preuve de la requérante, la Commission conclut que cette preuve donne à penser que la Marque est employée en tant que titre professionnel au lieu d’être employée comme marque de certification. En effet, un affiant de la requérante admet que CDA est le sigle qui désigne les assistants dentaires certifiés lequel, toujours selon l’admission de la requérante, est un titre professionnel. L’opposante affirme qu’un titre professionnel ne peut servir de marque de certification, s’appuyant entre autres sur la décision Association des assureurs-vie citée ci-dessus. La requérante avait soutenu que la décision Association des assureurs-vie ne faisait plus autorité. Cette décision était fondée sur un ensemble particulier de faits et sur une jurisprudence qui aurait été depuis infirmée. Plus particulièrement, dans Association des assureurs-vie, il s’agissait d’une question de partage des compétences provinciales et fédérales. Cette décision renvoyait à la décision Conseil canadien des ingénieurs c. Lubrication Engineers, Inc.28 qui a ensuite été infirmée par la Cour d’appel fédérale29. Ce faisant, la décision Association des assureurs-vie aurait été écartée. L’opposante soutient plutôt que l’élément infirmé en appel dans Association des assureurs-vie portait sur une conclusion à l’égard de la loi fédérale en vertu de laquelle les titres professionnels 28. (1984), 1 C.P.R. (3d) 309 (C.F.P.I.). 29. (1990), 32 C.P.R. (3d) 317 (C.A.F.). Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions 469 avaient été conférés et non sur une conclusion qu’un titre professionnel ne pouvait être utilisé comme marque de certification. De plus, l’opposante cite la décision Groupe conseil Parisella Vincelli Associés Inc. c. CPSA Sales Institute30, où la Commission avait conclu que la marque de certification sous opposition n’était pas utilisée relativement à des services mais plutôt comme titre professionnel apparaissant à la suite du nom d’une personne sur des cartes d’affaires, des entêtes de lettres ou des certificats d’accréditation. La Commission partage l’argument de l’opposante et conclut que la jurisprudence antérieure est toujours en vigueur. La requérante a également argué que les titres professionnels sont spécifiquement visés à l’alinéa 2 c) de la définition de « marque de certification », qui prévoit une norme définie pour les catégories de personnes qui exécutent les services et que les titres professionnels relèvent de cette définition puisque ce titre est la reconnaissance que le professionnel est qualifié pour fournir les services conformes aux normes établies. Ainsi, selon la requérante, il suffirait que le titre professionnel distingue des services qui sont d’une norme définie par rapport à la catégorie de personnes qui les exécutent pour constituer une marque de certification. La Commission n’est pas de cet avis. Elle remarque que la Marque, en tant que sigle pour le titre professionnel de Certified Dental Assistant, ne sert qu’à distinguer les personnes qui l’emploient parce qu’ils sont des assistants dentaires certifiés, plutôt que les services qu’ils offrent. La Commission continue en disant que même si un titre professionnel pouvait être employé comme une marque de certification, la requérante n’aurait pas établi l’emploi de sa Marque en liaison avec les services. En effet, la preuve soumise par la requérante démontre que le sigle est employé après le nom d’une personne sur des imprimés et que cet emploi ne constitue par un emploi de la Marque au sens de la L.M.C. Par exemple, « CDA » apparaît sur des diplômes, sur une plaque affichant le nom des présidents antérieurs de la requérante, et dans des articles, des extraits de journaux et des annonces. Ces derniers ne sont pas suffisants pour démontrer l’emploi de la Marque avec les services. La Commission ajoute que les étiquettes de noms portées par des assistants dentaires certifiés qui arborent la Marque à la suite de leur nom pourrait constituer un emploi si ces étiquettes étaient portées pendant l’exécution des services. Toutefois, il s’agirait d’un emploi indiquant que les assistants dentaires répondent aux critères qui les autorisent à employer le 30. (2003), 31 C.P.R. (4th) 308 (Comm. opp.). 470 Les Cahiers de propriété intellectuelle titre CDA plutôt qu’un emploi en liaison avec les services qu’ils exécutent. Ainsi, la Commission conclut que la requérante n’a pas établi que des licenciés emploient la Marque depuis au moins 1965 comme marque de certification. Ce motif est donc accueilli. 5.4.2 La distinctivité Enfin, l’opposante allègue également l’absence de caractère distinctif en se fondant sur l’emploi du sigle CDA par d’autres entités, incluant par elle-même. Par cette preuve, il a été établi que le sigle avait souvent été utilisé par des tiers, parfois précédant ou suivant le nom du tiers, parfois seul. Certains des éléments de preuve sont des publications distribuées aux membres de l’opposante. La requérante a allégué que ces publications ne constituaient pas un emploi externe, mais plutôt un emploi interne. La Commission, en désaccord, affirme plutôt que les publications distribuées aux membres d’une organisation ne peuvent être considérées comme un emploi interne puisque ses membres œuvrent à l’extérieur du fonctionnement interne de l’organisation. De toute façon, la preuve de l’opposante a été suffisante pour démontrer l’emploi externe du sigle au grand public qui a recours aux services d’assistance dentaire. Par conséquent, la Commission accueille le motif fondé sur l’absence du caractère distinctif de la Marque. La demande d’enregistrement est donc refusée. 6. Cinq autres décisions d’intérêt 6.1 Lakeside Produce c. Imagine IP31 La Commission des oppositions n’accorde aucune valeur à i) une preuve produite par un affiant situé aux États-Unis utilisant le moteur de recherche google.com – et non google.ca – car la preuve ne démontrait pas que les consommateurs canadiens avaient eu accès aux sites Web repérés par la recherche, et ii) une preuve devant démontrer qu’une marque est clairement descriptive des marchandises en vertu de l’alinéa 12(1) b) puisqu’elle a été constituée trois années après la date pertinente pour déterminer si une marque est enregistrable. 31. 2011 COMC 17 (Comm. opp. ; 2011-01-31), l’agente d’audience Andrea Flewelling. Cinq décisions d’intérêt de la Commission des oppositions 471 6.2 2076631 Ontario Limited CBA The Shoe Club c. 2169-5763 Québec Inc.32 La date pertinente pour évaluer le motif fondé sur l’absence de distinctivité est la date de production de la déclaration d’opposition d’origine, et non la date de production de la déclaration amendée ou de la demande de prolongation de délai pour produire la déclaration d’opposition. De même, dans l’analyse de la confusion, la requérante a tenté de justifier son droit à l’enregistrement de sa marque SHOE CLUB en s’appuyant sur sa marque enregistrée CLUB CHAUSSURE en tant qu’autre circonstance en l’espèce puisqu’elle est la version française de la marque demandée. S’appuyant sur la décision Restaurant Au Chalet Suisse Inc. c. Cara Operations Ltd.33, la Commission rejette cet argument. 6.3 Bayer c. Robert Victor Marcon34 Le requérant a déposé quinze demandes d’enregistrement pour des marques célèbres, liées à des produits similaires aux produits liés à ces dernières, dont la présente qui concerne la marque BAYER avec, notamment, des produits d’hygiène. Cinq des demandes ont été abandonnées, cinq sont en opposition et les cinq autres ont été refusées, dont quatre par la Commission des oppositions. La présente est la quatrième... 6.4 De Granpré Chait c. Galey & Lord Industries35 La titulaire enregistrée étant différente de la titulaire actuelle, cette dernière a produit auprès du registraire, après réception d’un avis en vertu de l’article 45 L.M.C. en vue de faire radier son enregistrement, un document intitulé « Confirmatory Nunc Pro Tunc Assignment » afin de confirmer qu’une cession de la marque avait eu lieu avant la réception de l’avis. Le libellé du document était de nature confirmative plutôt que rétroactive. Même si l’acte de cession a été signé et produit après sa date d’entrée en vigueur, et après l’émission de l’avis en vertu de l’article 45, la Commission l’accepte car il est nunc pro tunc et qu’on ne tente pas de lui donner un effet rétroactif. 32. 2011 COMC 92 (Comm. opp. ; 2011-06-02), l’agente d’audience Andrea Flewelling. 33. (1988), 20 C.P.R. (3d) 331 (Comm. opp.). 34. 2011 COMC 9 (Comm. opp. ; 2011-01-24), l’agente d’audience Cindy R. Folz. 35. 2011 COMC 131 (Registraire ; 2011-07-21), l’agente d’audience Kathryn Barnett. 472 Les Cahiers de propriété intellectuelle 6.5 Cohen c. Gottfried Paul Hiltebrandt36 Le titulaire inscrit de la marque MONTE CARLO a produit une preuve d’emploi de sa marque en combinaison avec un autre élément, nommément avec ROTHSCHILD. De l’avis de la Commission, cet élément peut être perçu comme une marque distincte, de sorte que l’élément MONTE CARLO serait perçu comme une marque secondaire distincte. La Commission ajoute, en réponse aux arguments de la partie requérante à l’effet que la preuve démontre que le titulaire est importateur des produits et non le fabricant, que la procédure fondée sur l’article 45 est limitée à déterminer si le titulaire emploie la marque enregistrée au sens des articles 4 et 45 L.M.C. Les questions reliées, par exemple, à la propriété ou au caractère distinctif ne sont pas pertinentes. 36. 2011 COMC 196 (Registraire ; 2011-10-21), l’agente d’audience Kathryn Barnett. Vol. 24, no 2 Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée Florence Lucas* 1. HIVER 2011 – Le recours collectif en matière de diffamation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 475 2. PRINTEMPS 2011 – La vie privée et la réputation de la personne caricaturée . . . . . . . . . . . . . . . . . . 480 3. ÉTÉ 2011 – L’ordonnance d’injonction en matière de diffamation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 486 4. AUTOMNE 2011 – Crookes c. Newton : l’hyperlien et la diffusion sur Internet . . . . . . . . . . . . 492 5. SAISON INÉDITE – La constitutionnalité des lois fédérales en matière de protection des renseignements personnels et de vie privée . . . . . . . . . . . . . . . . . . 498 © 2012, Florence Lucas. * Avocate au cabinet Gowling Lafleur Henderson S.E.N.C.R.L., s.r.l. 473 Le présent article retrace essentiellement le choix bien personnel de son auteure, au gré des saisons, de différents développements juridiques survenus au cours de l’année 2011 en matière de vie privée, touchant notamment les droits à la réputation, à la dignité, à l’image et à la vie privée. 1. HIVER 2011 – Le recours collectif en matière de diffamation En début d’année 2011, la Cour suprême du Canada s’est intéressée à la recevabilité d’un recours collectif en matière d’atteinte à la réputation et à la dignité et s’est ensuite prononcée à cet égard. Le 17 février 2011, elle rendait une décision attendue (à six juges contre un – la juge Rosalie Silberman Abella étant dissidente) dans l’affaire Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc.1, issue des tribunaux québécois. La Cour suprême résume ainsi le recours de Farès Bou Malhab : Dans le cadre d’un recours collectif, M a demandé réparation pour le préjudice que les membres du groupe qu’il représente allèguent avoir subi par suite de propos racistes tenus par A – un animateur radio connu pour ses remarques provocatrices – à l’endroit de chauffeurs de taxi montréalais de langue maternelle arabe et créole. En commentant l’industrie du taxi à Montréal, A a proféré des accusations de malpropreté, d’arrogance, d’incompétence, de corruption et de méconnaissance des langues officielles. Dans un premier temps, il serait bon de rappeler qu’un recours collectif ne peut être exercé que si une autorisation est obtenue en vertu des articles 102 et 103 du Code de procédure civile. Si cette autorisation est accordée, les parties procèdent sur le fond et la partie demanderesse doit établir la responsabilité du défendeur. 1. 2011 CSC 9, [2011] 1 R.C.S. 214. 475 476 Les Cahiers de propriété intellectuelle Or, la juge Diane Marcelin de la Cour supérieure du Québec avait rejeté la demande d’autorisation d’exercer le recours, jugeant que, compte tenu de la taille considérable du groupe, il serait impossible de prouver une lien de causalité entre ses propos et un préjudice subi par chaque membre du groupe personnellement2. La Cour d’appel a infirmé cette décision et autorisé l’exercice du recours collectif, estimant que la taille d’un groupe pouvait rendre la preuve d’un préjudice individualisé difficile, mais jugeant néanmoins qu’il appartenait au tribunal de déterminer au fond [...] « dans quelle mesure le caractère individuel de l’atteinte à la réputation était réduit ou même anéanti par la taille de la collectivité visée en prenant en compte la nature des propos tenus et les circonstances dans lesquelles la diffamation est survenue »3. Le recours autorisé, le juge Jean Guibault a ultimement accueilli le recours collectif de Farès Bou Malhab. Bien qu’il estime que la preuve ne révèle pas que chacun des membres du groupe a subi un préjudice personnel, se sentant lié par la décision de la Cour d’appel sur la demande d’autorisation, il supplée à cette lacune en utilisant le mécanisme de recouvrement collectif (art. 1028 et 1034 du Code de procédure civile). Il condamne solidairement les intimés à payer la somme de 220 000 $ à l’Association professionnelle des chauffeurs de taxis, un organisme sans but lucratif4. Cette décision sera infirmée par la Cour d’appel. Deux juges sur trois ont estimé que le citoyen ordinaire n’aurait pas accordé foi aux propos et aurait considéré que les imputations injurieuses s’étaient diluées dans la foule en raison de la taille du groupe visé 5. La question soumise à la Cour suprême dans le contexte de ce pourvoi vise le préjudice, soit l’atteinte à la réputation des membres du groupe. L’atteinte à la réputation est appréciée objectivement si l’on tient compte du point de vue du « citoyen ordinaire ». La juge Marie Deschamps, pour la majorité, précise notamment ce qui suit, après avoir longuement discuté de la norme objective : [28] [...] Il faut cependant se garder de laisser glisser l’analyse du préjudice vers un troisième niveau et de se deman2. 3. 4. 5. SOQUIJ AZ-01021767. [2003] R.J.Q. 1011, par. [51] (C.A.). 2006 QCCS 2124, [2006] R.J.Q. 1145 (C.S.). 2008 QCCA 1938, [2008] R.J.Q. 2356 (C.A.). Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée 477 der, comme semble l’avoir fait la majorité de la Cour d’appel (par. 73), si le citoyen ordinaire, se portant lui-même juge des faits, aurait estimé que la réputation de la victime a été déconsidérée aux yeux d’un public susceptible d’ajouter foi aux propos de M. Arthur. C’est plutôt ce citoyen ordinaire qui est observé par le juge et qui incarne les « autres ». [...] [30] Mes commentaires sur la faute révèlent déjà que le recours à une norme objective n’est pas nouveau. En réalité, le citoyen ordinaire est le pendant, pour le préjudice, de la personne raisonnable auquel le droit a recours pour l’évaluation de la faute. S’ils ont en commun leur caractère objectif, les deux concepts ne se confondent toutefois pas. Le comportement de la personne raisonnable exprime une norme de conduite dont la violation constitue une faute. Le citoyen ordinaire constitue plutôt une incarnation de la société qui reçoit les propos litigieux. C’est donc à travers les yeux de ce citoyen ordinaire, récepteur des propos ou des gestes litigieux, que le préjudice est évalué. [...] [32] Le recours à une norme comme celle du citoyen ordinaire en tant que critère de détermination d’une atteinte à la réputation présente un avantage pratique indéniable. Une telle norme constitue un repère rationnel et objectif. Elle permet de faciliter la preuve du préjudice, étant donné que cette preuve peut s’avérer difficile. [...] L’intérêt pratique de la norme objective est encore plus grand dans les cas de propos tenus à l’endroit d’un groupe, lorsque le préjudice peut être similaire pour toutes les personnes qui ont été visées de la même manière par les mêmes propos, et qui ont été atteintes dans ce que leur réputation a en commun. [...] Or, cette affaire présentait une difficulté particulière liée au fait que la diffamation s’incarne à l’endroit d’un groupe de personnes. À cet égard, un recours en matière de diffamation exige que le ou les demandeurs aient, dans les faits, subi un préjudice personnel. La majorité de la Cour suprême du Canada juge que le contexte du recours collectif n’écarte pas cette exigence : [44] Premièrement, seul un préjudice personnel confère à l’auteur d’une demande en justice l’intérêt requis pour la présen- 478 Les Cahiers de propriété intellectuelle ter. Une demande en justice ne peut être formée que par une personne qui est apte à ester en justice (art. 56, al. 1 C.p.c.) et qui dispose d’un intérêt suffisant (art. 55 et 59 C.p.c.). Sauf dans les cas où le législateur est intervenu, un groupe sans personnalité juridique n’a pas la capacité requise pour ester en justice. Un groupe ne peut donc intenter un recours sur la base d’un préjudice qu’il prétend avoir subi à titre de groupe sans personnalité juridique. Par ailleurs, une personne ne possède pas, simplement à titre de membre d’un groupe, l’intérêt suffisant pour exercer un recours en dommages-intérêts pour un préjudice subi par le groupe à titre de groupe. Pour être suffisant, l’intérêt doit notamment être direct et personnel. Même si les attributs du groupe et ceux de la partie demanderesse ne sont pas mutuellement exclusifs, il demeure cependant que cette dernière doit être en mesure de faire valoir un droit qui lui est propre (Jeunes Canadiens pour une civilisation chrétienne c. Fondation du Théâtre du Nouveau-Monde, [1979] C.A. 491, p. 494). En d’autres termes, la diffamation doit outrepasser la généralité du groupe et atteindre personnellement chacun de ses membres : [55] Ce n’est qu’une fois prouvée l’existence d’un préjudice personnel chez chacun des membres du groupe que le juge s’attarde à évaluer l’étendue du préjudice et à choisir le mode de recouvrement, individuel ou collectif, approprié. À défaut de preuve d’un préjudice personnel, le recours collectif doit être rejeté. Ainsi, et contrairement à la prétention de l’appelant, la possibilité d’ordonner un recouvrement individuel des dommages-intérêts ne déleste pas le demandeur du fardeau de prouver, en premier lieu, l’existence d’un préjudice personnel chez tous les membres du groupe. En d’autres mots, le mode de recouvrement ne permet pas de suppléer à l’absence de préjudice personnel. Pour déterminer si un membre du groupe, certains de ses membres ou encore l’ensemble de celui-ci ont subi un préjudice personnel, la majorité de la Cour suprême met en place une liste de facteurs non exhaustive pour ce faire, soit : i) la taille du groupe ; ii) la nature du groupe ; Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée 479 iii) le lien du demandeur avec le groupe ; iv) l’objet réel de la diffamation ; v) la gravité ou l’extravagance des allégations ; vi) la vraisemblance des propos et la propension à emporter la dérision ; vii) les facteurs intrinsèques. Ces facteurs seront certainement au cœur des décisions futures dans toute action en diffamation visant un groupe de personnes. En l’espèce, à la lumière de ces différents facteurs, la majorité de la Cour a considéré qu’un citoyen ordinaire n’aurait pas cru que les imputations injurieuses et racistes (fautives) d’André Arthur portaient atteinte à la réputation de chacun des chauffeurs de taxi membres du recours. Étant un polémiste bien connu, André Arthur et sa généralisation outrancière donnaient à ses propos peu de vraisemblable du point de vue du citoyen ordinaire. Ce dernier aurait compris qu’André Arthur généralisait son expérience personnelle et que l’attribution de ces caractéristiques « ne pouvait relever que de l’extrapolation et de l’intolérance à l’endroit des immigrants en général ». La juge Rosalie Silberman Abella, dissidente sur ce point, a plutôt considéré que le groupe était assez bien défini et les déclarations assez précises pour risquer manifestement, d’un point de vue objectif, non seulement de nuire à la réputation, mais aussi d’entraîner des conséquences économiques préjudiciables relatives à la clientèle. Une deuxième décision d’intérêt a été rendue sur cette question. Le 30 mai 2011, un arrêt unanime de la Cour d’appel du Québec dans le dossier Gordon c. Mailloux6, a confirmé le jugement du 16 septembre 20097 du juge Mark De Wever, lequel avait refusé l’autorisation d’intenter un recours collectif à la suite de la télédiffusion des propos racistes tenus par l’intimé Mailloux lors de l’émission Tout le monde en parle du 25 septembre 2005. 6. 2011 QCCA 992, J.E. 2011-1028 (C.A.). 7. J.E. 2009-1853 (C.S.). 480 Les Cahiers de propriété intellectuelle La Cour d’appel a confirmé les conclusions du juge de première instance selon lesquelles le recours était prescrit en vertu de l’article 2929 du Code civil du Québec (un an à compter du jour où la connaissance en fut acquise par la personne diffamée), mais elle signale qu’un autre motif justifie ce rejet. Faisant référence à l’arrêt précité Bou Malhab, l’appelant Gordon cherchait à instituer un recours fondé sur le préjudice subi par le groupe, à titre de groupe. La Cour d’appel, forte de la décision qui avait été rendue plus tôt par la Cour suprême du Canada, a conclu ce qui suit : [19] En effet, bien que les allégations de la requête réamendée pour autorisation d’exercer un recours collectif (qui sont tenues pour avérées à ce stade) ainsi que les arguments présentés au soutien de l’appel fassent ostensiblement état d’un préjudice en termes que l’on veut personnels et particularisés, il en ressort clairement que l’appelant revendique ici comme sien le préjudice du groupe comme groupe, avançant ainsi que le recours collectif serait le seul moyen pour une communauté de se défendre. Cela, cependant, n’est pas possible, dans les circonstances. Somme toute, l’exigence d’un préjudice personnel et les facteurs établis par la Cour suprême du Canada auront certainement un impact sur le nombre de recours collectifs déposés ou autorisés en matière de diffamation. Elle aura le mérite d’avoir clarifié définitivement les conditions pour ce faire. 2. PRINTEMPS 2011 – La vie privée et la réputation de la personne caricaturée Nombre de décisions en matière de diffamation citent cet extrait de la doctrine de Jean-Louis Baudouin8 : Toute atteinte à la réputation, qu’elle soit verbale (parole, chanson, mimique) ou écrite (lettre, pièce de procédure, caricature, portrait, etc.), publique (articles de journaux, de revues, livres, commentaires de radio, de télévision) ou privée (lettre, tract, rapport, mémoire), qu’elle soit seulement injurieuse ou aussi diffamatoire, qu’elle procède d’une affirmation ou d’une 8. Jean-Louis BAUDOUIN et Patrice DESLAURIERS, La responsabilité civile, 5e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1998, par. 475, p. 299-300. Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée 481 imputation ou d’un sous-entendu, peut constituer une faute qui, si elle entraîne un dommage, doit être sanctionnée par une compensation pécuniaire. On retrouve le terme diffamation employé, la plupart du temps, dans un sens large couvrant donc l’insulte, l’injure et pas seulement l’atteinte stricte à la réputation. [Les italiques sont nôtres.] Or, très peu d’affaires ont spécifiquement traité de vie privée et de réputation dans le contexte d’une caricature, d’où l’intérêt de la décision du juge Louis Lacoursière de la Cour supérieure dans l’affaire Blanc c. Éditions Bang Bang inc.9 en date du 12 mai 2011. Les faits de cette affaire se résument ainsi. La demanderesse, Michelle Blanc, est publiquement connue. Elle a atteint une notoriété certaine dans le marketing Web et a fait le choix d’assumer au grand jour son état de transgenre. Au printemps 2010, un débat public naît entre Nathalie Petrowski, journaliste de La Presse, et la demanderesse Michelle Blanc sur le rôle des journalistes qui s’expriment dans les pages Facebook, les blogues et Twitter. Le défendeur Simon Jodoin décide de commenter ce débat dans sa chronique « L’abominable homme des cons » publié sur BangBangblog ; il intitule son article « Michelle Blanc vs. Nathalie Petrowski : rite sacrificiel 2.0 » et l’illustre par un photomontage mettant en vedette les deux personnalités. C’est ce photomontage qui fera l’objet du mécontentement et de la poursuite de Madame Blanc : [17] Surplombe la première page de la Chronique un montage photo tiré d’une toile du maître Le Caravage, Le Sacrifice d’Isaac [5], où le visage d’Abraham est remplacé par celui de Mme Blanc et celui de son fils Isaac, sur le point d’être sacrifié, par celui de Mme Petrowski. Ce faisant, le visage de Mme Blanc est affublé de la barbe. [...] Le tribunal remarque que la demanderesse a été vraisemblablement envahie d’un profond sentiment de tristesse face à cette caricature. Elle accepte que l’on s’attaque à ses idées et le texte du 9. 2011 QCCS 2624, note omise. 482 Les Cahiers de propriété intellectuelle défendeur Jodoin ne l’indispose pas, mais elle ne s’explique pas que le débat atteigne son intégrité et qu’on la dépeigne comme « une femme à barbe, une freak, un animal de cirque. » Elle allègue l’usurpation et la violation à son droit à l’image et l’atteinte à sa réputation et la dignité. Quant au droit à l’image, le juge Lacoursière constate que la photographie utilisée dans le photomontage se retrouve partout sur Internet et a été utilisée à plusieurs fins. Cette photographie est d’ailleurs enregistrée sur le site Gravatar.com (globally recognized avatar – en français avatar universel), soit un service en ligne qui permet d’attribuer un avatar (image) à une adresse de courriel. Le juge en conclut que : [65] Il y a, dans ces circonstances, à tout le moins, un consentement tacite de Mme Blanc qui est, rappelons-le, un personnage public, à l’utilisation de sa photo. À cet égard, rappelons que l’argument de l’usurpation du droit à l’image avait été soulevé également dans l’affaire Perron c. Éditions des Intouchables Inc.10 devant la Cour supérieure du Québec, à l’encontre de la caricature (dessin) du demandeur Jean Perron, postillonnant derrière un micro avec un dictionnaire de déconjugaison devant lui et un autre de « joual » dans sa poche, le tout reproduit sur la page frontispice du livre Les Perronismes. La juge Danièle Mayrand avait alors considéré que : [41] La protection conférée par la Charte et le C.c.Q. par le droit à l’image ne comprend pas la protection contre la caricature. [42] L’image en soi est distincte de la caricature. D’ailleurs, par définition, la caricature constitue une représentation qui, par la déformation ou l’exagération de détails, tend à parodier et ridiculiser le modèle. L’image constitue plutôt la reproduction visuelle de figures qui évoquent ou font reconnaître la réalité (cinéma, photographie, télévision) [v]. [43] Si le droit à l’image comprend la caricature, cela signifie que tous les medias hebdomadaires doivent obtenir, à l’avance, le consentement de toute personne faisant l’objet d’une caricature. Cette proposition est incompatible avec la doctrine et la 10. 2003 CanLII 33321, notes omises. Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée 483 jurisprudence relatives au droit à l’image et également incompatible avec le fait que lorsqu’il est discuté de « caricature » par la doctrine et les tribunaux, cela s’inscrit dans un contexte de diffamation et non du droit à l’image : [vi] [44] Décider autrement équivaut à empêcher la parution de quelque caricature que ce soit pour ceux qui les publient, à moins d’obtenir le consentement préalable de la « victime ». [45] Le requérant n’est associé à aucun produit publicitaire et commercial par la parution du livre « Les Perronismes », lequel se veut essentiellement un livre humoristique. Comme personnage public, le requérant peut faire l’objet de plaisanterie, de satire, de raillerie et peut être caricaturé sans son accord [vii]. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’associer l’image de Perron à un produit publicitaire ou à des fins de commercialisation mais de « caricaturer ». Il semble donc qu’au-delà du caractère public de la photographie choisie de la demanderesse Michelle Blanc, la caricature qui nécessairement vise à illustrer et à parodier, soit pour se moquer ou critiquer un événement social ou politique, ne constitue pas une atteinte au droit à l’image et à la vie privée (à moins que son sujet ne soit pas d’intérêt public, bien entendu). Cela nous rappelle les commentaires de la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Productions Avanti Ciné Vidéo inc. c. Favreau11 en matière de droit d’auteur : Ces définitions sont manifestement utiles mais, en réalité, les tribunaux se sont généralement référés au texte législatif et c’est sans doute pour cela qu’ils n’ont généralement pas reconnu la défense de parodie [34]. [...] L’absence de décision formelle sur ce point au Canada, du moins suivant mes recherches et celles des parties, découle peut-être du fait qu’en réalité, cette vision des choses est celle communément acceptée et que la véritable parodie est reconnue. Cela signifie que si un créateur produit une authentique parodie créant ainsi une œuvre nouvelle qui pastiche ou ridiculise une autre œuvre ou qui prend appui sur une autre œuvre pour se moquer ou critiquer un événement social ou politique – 11. 1999 CanLII 13258, notes omises. 484 Les Cahiers de propriété intellectuelle c’était la situation dans Joy Music Ltd., où on avait utilisé la chanson Rock-a-Billy pour caricaturer le prince Philip – il n’y aura pas lieu à violation des droits d’auteur. À mon sens, deux critères sont rencontrés : la finalité de l’emprunt à l’autre œuvre et l’originalité de l’œuvre nouvelle. On peut discuter de la situation du « Target parody » ou celle du « Weapon parody » mais la véritable question est et demeure la suivante : Quelle est l’œuvre produite ? La parodie et le burlesque sont des genres littéraires et dramatiques. Leur objet est de critiquer par le ridicule une œuvre, une situation ou des personnes. Dès lors que l’œuvre est qualifiée ainsi, elle a sa vie propre. Toutefois, la parodie ne doit pas être un paravent pour éviter le travail intellectuel et bénéficier de la renommée de l’œuvre parodiée.12 Somme toute, inspiré de ce qui précède, nous sommes d’avis que la finalité de la caricature, au sens propre du terme, explique qu’elle ne puisse être considérée comme une atteinte au droit à l’image de l’individu ainsi personnifié. Quant à l’atteinte à la réputation et la dignité, le juge Lacoursière reprend les motifs du juge Jean Normand dans Fontaine c. Distribution Continental Inc.13 (et dont la décision a été confirmée par la Cour d’appel) pour résumer les circonstances susceptibles de faire d’une caricature une cause de diffamation, et notamment : [78] La caricature vise à présenter une image. Personne ne doit croire que cette image doit être prise telle quelle ; ce serait antinomique de la définition même de la caricature. Le caractère diffamatoire doit s’apprécier en tenant compte de la déformation, (exagération, raillerie ou satire) de la réalité qui est de l’essence même de la caricature. En soi, la caricature comporte un sens de ridicule. [79] Néanmoins, il ne faut pas en inférer pour autant que, par sa nature, la caricature ne saurait être cause de diffamation. Aucune règle particulière n’exempte le caricaturiste de l’obligation de diligence. L’écrit caricatural est soumis aux mêmes règles que les autres écrits et sa portée doit s’apprécier selon le critère de l’individu raisonnable, un lecteur moyen, pourvu de 12. À surveiller : le projet de loi C-11 modifiant la Loi sur le droit d’auteur, à son article 21, propose de modifier l’article 29 de la Loi sur le droit d’auteur pour y ajouter notamment, parmi les exceptions d’utilisation équitable, celle « de parodie ou de satire ». 13. 2003 CanLII 39016. Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée 485 bon sens, capable de faire la part des choses ; une personne éclairée, informée, neutre, sans parti-pris ni sympathie particulière. Dans l’affaire précitée, rappelons qu’il s’agissait d’une caricature dépeignant trois clowns dans une arène de spectacle, tirant à qui mieux mieux à coup de pistolets, jouets et fléchettes. Elle illustrait les interventions assidues aux assemblées du conseil municipal du demandeur Fontaine et ses acolytes, leurs questions sur l’administration municipale et le traitement qui en avait été fait publiquement depuis plusieurs mois dans les médias, ce qui avait propulsé le demandeur sur la scène publique. Le tribunal a considéré que la caricature ne constituait pas une atteinte à la réputation du requérant : [89] [...] Elle décrit l’atmosphère qui règne aux séances du conseil, une atmosphère créée par les trois participants mentionnés. Cette caricature représente une image raisonnable d’une situation globale telle que le perçoit l’auteur de la caricature. À l’instar, le juge Lacoursière, suivant une analyse contextuelle du débat public mis en preuve devant lui et du texte de la chronique du défendeur Jodoin, conclut : [81] Le Tribunal conclut que Mme Blanc n’a pas prouvé de faute des défendeurs. La Chronique est, de l’avis du Tribunal, un exercice de la libre expression de M. Jodoin dans le contexte d’un débat auquel a participé et qu’a nourri Mme Blanc. [82] Mme Blanc est un personnage public. Son choix d’assumer au grand jour son état de transgenre n’est certes pas une invitation à la ridiculiser gratuitement ou sans justification. Par ailleurs, il ne la met pas à l’abri de commentaires, remarques, ironie et humour, protégés par la liberté d’expression, dont sont l’objet tous les personnages qui choisissent d’œuvrer sur la scène publique, en particulier dans le domaine de l’opinion. Nous considérons que ces conclusions rejoignent celles de la Cour d’appel dans Genex Communications inc. c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo14, qui rappelle la distinction faite dans l’arrêt de la Cour suprême du Canada 14. 2009 QCCA 2201. 486 Les Cahiers de propriété intellectuelle WIC Radio Ltd. c. Simpson15, soit entre le reportage journalistique qui présente des faits et le commentaire d’évènements, auquel la caricature est associée. La Cour d’appel conclut que : [31] Bien sûr, cet arrêt rendu sous le régime de la common law ne s’applique pas directement en droit civil québécois où la défense de commentaire loyal n’existe pas. [...] Il fournit aussi des repères quant à la quantification du préjudice, notamment en soulignant que celui associé à des commentaires pouvant être bien moindre que celui découlant d’une allégation factuelle non fondée. Somme toute, la finalité et la nature même de la caricature semblent donner à son auteur une liberté d’expression certaine et étendue, dans la mesure où il présente une image raisonnable d’une situation globale d’intérêt public qui se déroule devant ses yeux et ceux du public. 3. ÉTÉ 2011 – L’ordonnance d’injonction en matière de diffamation Jusqu’alors, nos tribunaux étaient guidés par l’arrêt de la Cour d’appel de l’été 1997 dans l’affaire Champagne c. Collège d’enseignement général et professionnel de Jonquière16, et ultimement, par l’arrêt de 1998 du plus haut tribunal du pays, dans Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net17, où la Cour suprême citait avec approbation les critères retenus par la Cour d’appel sous la plume du juge Rothman dans l’arrêt Champagne. En 2010, dans l’arrêt Prud’homme c. Rawdon (Municipalité de) (ci-après « Rawdon »)18, la Cour d’appel a eu l’occasion de se prononcer à nouveau sur le contexte des plus restrictifs d’une demande d’injonction en matière de diffamation. Or, compte tenu de la rareté et de la spécificité de telles requêtes et ordonnances, nous jugions à propos de faire le compte rendu de l’application de l’affaire Rawdon et de ses principes pour l’année 2011. 15. 16. 17. 18. 2008 CSC 40 (CanLII), [2008] 2 R.C.S. 420. [1997] R.J.Q. 2395 (C.A.), 1997 CanLII 10001 (C.A.). [1998] 1 R.C.S. 626 (en appel de la Cour fédérale). 2010 QCCA 584, notes omises dans les citations reproduites. Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée 487 En effet, l’injonction en matière de diffamation fait exception : elle met en cause deux valeurs fondamentales, soit le droit à la sauvegarde de sa réputation et la liberté d’expression. Les critères pour l’obtenir sont nécessairement distincts, voire plus exigeants que le cadre d’une demande pour une injonction (provisoire, interlocutoire ou permanente) traditionnelle. Les tribunaux devraient toujours être très prudents avant d’émettre une telle injonction, et ne l’accorder que dans des circonstances exceptionnelles, que dans les situations les plus claires : [57] D’entrée de jeu, il faut reconnaître que le test traditionnel [20] pour justifier le prononcé d’une ordonnance d’injonction interlocutoire n’est pas celui qui est approprié si l’injonction recherchée vise à interdire la diffusion des déclarations diffamatoires. Cela tient essentiellement à l’utilisation inappropriée des critères du poids des inconvénients et du préjudice irréparable qui, en matière de diffamation, peuvent difficilement favoriser l’auteur des propos dits diffamatoires. Ce qui a pour effet de restreindre sinon de scléroser la liberté d’expression. C’est la conclusion à laquelle en est venue la Cour suprême dans l’affaire Canadian Liberty Net. La Cour d’appel a rappelé les quatre principes importants à retenir de la jurisprudence antérieure : [60] Dans un premier temps, le juge Rothman rappelle que la Cour supérieure a entièrement compétence pour prononcer une ordonnance d’injonction interlocutoire afin d’interdire tous propos diffamatoires, et ce, dans l’attente de l’audition au fond de l’action. [61] En deuxième lieu, souligne-t-il, cette compétence sera exercée avec prudence. Elle sera réservée aux situations les plus claires et rares où le caractère diffamant ou injurieux des propos est évident et ne peut être justifié d’aucune façon. Encore là, l’ordonnance d’injonction ne sera prononcée que si la preuve établit, de façon prépondérante, que l’auteur a l’intention de récidiver. [62] Troisièmement, dans tous les cas l’ordonnance recherchée doit viser des propos précis, et ce, pour deux motifs. D’abord, l’ordonnance en termes généraux qui interdit de diffamer a pour effet de porter indûment atteinte à la liberté d’expression et a nécessairement un effet de bâillon (chilling effect) pour la personne visée [22]. 488 Les Cahiers de propriété intellectuelle [63] Finalement, cela ne signifie pas que l’auteur de la faute ne sera pas sanctionné pour ces propos diffamatoires ou injurieux. Il le sera, le cas échéant, par l’octroi de dommages-intérêts à la suite de l’audition au fond. Le pourvoi intenté devant la Cour d’appel dans l’affaire Rawdon « [7] [...] a trait à la justesse des mesures injonctives retenues par le juge de première instance au stade interlocutoire, pour contrer « une campagne de diffamation » dans un forum de discussion sur Internet. » Dans un premier temps, la Cour d’appel a confirmé qu’à ce stade interlocutoire, les insultes et les injures, soit : les qualificatifs tels que « crosseur », « menteur », « bitch » et « whore of Babylon » [...] « jeu de magouille », ou encore de l’affirmation que « tout ce qui sort de l’Hôtel de Ville, sans exception ou presque, a constamment et depuis la première élection de ces crétins les apparences de magouilles aux odeurs indéniables de pot-de-vin et de favoritisme » [...] prononcées pour la plupart sous le couvert de l’anonymat, apparaissaient gratuites, les appelants n’en ayant fait aucune preuve. Surtout, qu’elles ne pouvaient que chercher à ridiculiser, humilier et exposer au mépris les personnes visées. La Cour précise toutefois que les propos n’étaient pas tous diffamatoires ou injurieux. C’est ce qui a spécifiquement fait défaut dans la décision de première instance de ce dossier. En effet, à la lumière du troisième principe précité, les trois juges de la Cour considèrent unanimement que : [69] Par ailleurs, je conviens qu’il aurait été approprié en l’espèce d’exiger le retrait de certains propos du forum de discussion. Il s’agit des propos que j’ai identifiés plus tôt, propos prononcés sous le couvert de l’anonymat par certains appelants qui ne contiennent que des insultes, des propos dégradants et pour lesquels les auteurs n’ont soumis aucune preuve susceptible d’étayer un tant soit peu une justification quelconque. Ces propos dépassaient les bornes d’un débat d’affaires publiques. Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée 489 [70] L’utilisation de l’Internet aurait rendu nécessaire cette dernière ordonnance puisque la diffusion des propos diffamatoires ou injurieux en cause se poursuivait dans le cyberespace et les propos étaient accessibles à tous les internautes. [71] Toutefois, la fermeture complète du site Internet n’était pas justifiée. En fonction de la preuve faite, la fermeture complète d’un forum de discussion qui contient 240 pages et qui traite de la vie municipale à Rawdon m’apparaît être une mesure extrême et trop drastique car, à la limite, le but recherché était le retrait d’un maximum de 22 paragraphes. Ce type de mesure s’avérera rarement approprié puisque non seulement une telle mesure met une fin brutale aux échanges déjà effectués, mais elle prive également les participants d’un mécanisme de communication futur auquel ils ont librement adhéré. [...] [77] J’ajoute un dernier commentaire. En l’espèce, la juge de la Cour supérieure aurait pu, à la limite, inférer de la preuve la propension de certains appelants à répéter des propos particulièrement injurieux à l’endroit de Major et Lacroix. Dans ce contexte, elle aurait pu, de façon exceptionnelle, identifier avec précision ces propos injustifiés et ordonner aux appelants en cause de ne plus les prononcer jusqu’à l’audition au fond de l’affaire. La juge de la Cour supérieure n’a pas fait cet exercice. Il ne nous appartient pas de le faire en appel. Les événements ont évolué avec le retrait de Major et Lacroix de la vie municipale de Rawdon et la désactivation du site Internet. Prononcer une ordonnance à ce stade n’aurait qu’une portée théorique. Ainsi, en l’espèce, bien que ce remède pouvait paraître approprié à une situation qu’on peut juger exceptionnelle, l’ordonnance trop générale du juge de première instance a été infirmée par la Cour d’appel et la requête en injonction interlocutoire a été ainsi rejetée. Parmi les quelques décisions répertoriées par les banques de données juridiques existantes19, soit plus ou moins une douzaine20, 19. AZIMUT, CAIJ, SOQUIJ, CanLII, notamment. 20. Forensic Technology Wai Inc. c. Pyramidal Technologies Ltd., 2010 QCCS 2144 ; L.M. c. CBC Radio-Canada, 2011 QCCS 6275 ; Petkov c. Saputo inc., 2012 QCCA 369 ; Saputo inc. c. Petkov, 2011 QCCS 6885 ; Ward c. Labelle, 2011 QCCS 6753 ; Acadia Subaru c. Michaud, 2011 QCCA 1037 ; Université de Montréal c. Côté, 2011 QCCS 833 ; P.P. c. Pi.P., 2011 QCCS 2203 ; Gagnon c. Groupe Radio 490 Les Cahiers de propriété intellectuelle la moitié21 seulement ont mis spécifiquement en application l’arrêt Rawdon (et Champagne) et ses principes. Notamment, dans la décision Saputo inc. c. Petkov22, la juge Manon Savard a jugé que les principes de l’arrêt Rawdon devaient guider le tribunal à l’étape de l’ordonnance permanente, et a émis une ordonnance en deux temps : [74] ÉMET une ordonnance d’injonction permanente ; [75] ORDONNE à Victor Petkov de ne pas diffuser, imprimer, publier, faire circuler ou de faire usage de quelque manière que ce soit, verbalement ou par écrit, par courriel ou sous tout autre médium, des propos diffamatoires contenus dans le Courriel et le Communiqué joints à la requête introductive d’instance, pièces R-1 et R-2, ou des propos analogues, en tout ou en partie, de manière : • à laisser entendre que Saputo Inc., Impact de Montréal F.C. ou Joey Saputo font partie de la mafia, auraient proféré des menaces à l’endroit de Victor Petkov, tenteraient de le faire assassiner, le harcèlent, le tiennent en filature ou le surveillent, auraient commis des infractions criminelles ou seraient coupables d’actes criminels, ou auraient commis des activités illicites ; • à attribuer à Joey Saputo le qualificatif de « psychopathe » ou de « racaille », ou tout autre qualificatif ayant une signification de même nature ; [76] EXCLUT toutefois de l’injonction ci-dessus les propos suivants : a) tel qu’il apparaît dans le communique de l’Office de la protection du consommateur du 29 janvier 2009, la compagnie Saputo Groupe Boulangerie inc. a plaidé couAntenne 6 inc., 2011 QCCS 1398 ; Demtec inc. c. Lacroix, 2011 QCCS 5393 ; Kindinformatique.com c. Tardif, 2011 QCCS 736 ; Groupe BMR inc. c. Gilbert, 2011 QCCS 4954 ; Massé c. Tremblay, 2011 QCCS 3735 ; Échafaudage Falardeau inc. c. Massé, 2011 QCCA 1825. 21. Forensic Technology Wai Inc. c. Pyramidal Technologies Ltd., 2010 QCCS 2144 ; L.M. c. CBC Radio-Canada, 2011 QCCS 6275 ; Petkov c. Saputo inc., 2012 QCCA 369 ; Saputo inc. c. Petkov, 2011 QCCS 6885 ; Ward c. Labelle, 2011 QCCS 6753 ; Acadia Subaru c. Michaud, 2011 QCCA 1037. 22. 2011 QCCS 6885. Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée 491 pable d’avoir fait de la publicité destinée aux enfants de moins de 13 ans en distribuant dans les Centres de la petite enfance du matériel publicitaire visant à faire la promotion du muffin Igor ; elle contrevenait ainsi à l’article 28 de la Loi sur la protection du consommateur ; b) Saputo Groupe Boulangerie inc. a ainsi plaidé coupable à 22 chefs d’accusation et payé des amendes totalisant 44 000 $ ; c) Saputo Groupe Boulangerie inc. est une division de Saputo inc. ; d) toute condamnation future, le cas échéant, pénale ou criminelle, des Demandeurs par un tribunal compétent. Nous sommes d’avis que ce jugement respecte le troisième principe (d’ailleurs cité par la juge Savard) voulant que l’ordonnance recherchée vise des propos précis. Ainsi, le défendeur connaît exactement et à l’avance les propos clairement diffamatoires que le tribunal a jugé opportun de prohiber, sans le bâillonner complètement. Malheureusement, nous comprenons à la lecture de plusieurs autres décisions de 2011 que les arrêts précités et les principes particuliers d’une injonction en matière de diffamation n’ont pas toujours été plaidés et par conséquent, considérés aux termes des décisions rendues sur ce type d’injonction. Il existe encore des ordonnances générales23. L’une de ces décisions a d’ailleurs été portée en appel, soit le jugement de l’affaire Massé c. Tremblay24, dont le dispositif prévoit notamment : [91] ORDONNE aux défendeurs de ne plus discuter ou commenter les compétences professionnelles, à titre d’ingénieur, du demandeur Jean Massé ni se porter à des critiques ou commentaires relativement aux plans préparés ou exécutés par le demandeur face à toute personne, notamment la clientèle du demandeur ou toute autre personne susceptible d’en faire partie. 23. Demtec inc. c. Lacroix, 2011 QCCS 5393 ; Kindinformatique.com c. Tardif, 2011 QCCS 736 ; Groupe BMR inc. c. Gilbert, 2011 QCCS 4954 ; Massé c. Tremblay, 2011 QCCS 3735 ; Échafaudage Falardeau inc. c. Massé, 2011 QCCA 1825. 24. 2011 QCCS 3735. 492 Les Cahiers de propriété intellectuelle Se prononçant sur la requête pour rejet d’appel des intimés, la Cour d’appel a porté une attention toute particulière à cette dernière conclusion injonctive : [1] Même si l’on peut entretenir des doutes sérieux sur les chances de succès de l’appel en ce qui touche la question de la responsabilité de l’appelante et celle du quantum des dommages compensatoires, il n’en va pas de même en ce qui touche l’ordonnance figurant au paragraphe 91 du dispositif du jugement de première instance. Cette ordonnance soulève une difficulté réelle tant par son libellé que par son objet ou même son opportunité. C’est également le cas de la condamnation solidaire aux dommages punitifs. [2] La modicité des sommes en jeu, en elle-même, n’est pas une raison de rejeter l’appel à ce stade.25 À notre humble avis, compte tenu de l’importance des principes et droits fondamentaux en jeu, un autre arrêt pourra bien voir le jour, réitérant le caractère exceptionnel de l’injonction en matière de diffamation et le caractère restreint des ordonnances recherchées à cet égard, et ce, en espérant cette fois que ces principes ne passeront plus inaperçus auprès des instances inférieures. 4. AUTOMNE 2011 – Crookes c. Newton : l’hyperlien et la diffusion sur Internet Les principes traditionnels en matière de diffamation ont été ébranlés à la fin de cette année 2011. Internet, « l’une des grandes innovations de l’ère de l’information »26, a poussé la Cour suprême du Canada à faire revoir l’interprétation traditionnelle de la notion de diffusion en matière de diffamation. En effet, le 19 octobre 2011, un arrêt important du plus haut tribunal canadien tranchait la question de savoir si le fait de créer des hyperliens constitue en soi de la diffusion, et par conséquent, une forme de diffamation : Crookes c. Newton27. 25. Échaffaudage Falardeau inc. c. Massé, 2011 QCCA 1825. 26. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, [2004] 2 R.C.S. 427, 2004 CSC 45, par. 40. 27. 2011 CSC 47, [2011] 3 R.C.S. 269. Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée 493 Les faits de ce litige sont fort simples (et communs) : N possède et exploite en Colombie Britannique un site Web commentant divers sujets, dont la question de la liberté d’expression dans le contexte de l’Internet. L’un des articles qui y figuraient comprenait des hyperliens simples et profonds menant à d’autres sites Web dans lesquels se trouvaient des renseignements au sujet de C. C a poursuivi N, alléguant que deux des hyperliens créés par ce dernier renvoyaient à des propos diffamatoires et que N avait ainsi diffusé de l’information diffamatoire à son égard. Ayant été débouté par les tribunaux de la Colombie-Britannique, l’appelant Crookes s’est présenté devant la Cour suprême du Canada avec cette question inédite, d’intérêt public. Bien que les neuf juges de la Cour suprême aient unanimement rejeté le recours de l’appelant, des motifs distincts ont été présentés par la juge Abella (avec l’accord des juges Binnie, LeBel, Charron, Rothstein et Cromwell), les motifs conjoints concordants des juges McLachlin et Fish et les motifs concordants quant au résultat de la juge Deschamps. La juge Abella, pour la majorité, a d’abord rappelé l’interprétation très libérale qui a été faite jusqu’alors de la notion de diffusion en matière de diffamation : [16] Pour établir, dans le cadre d’une action en diffamation, qu’il y a eu diffusion des propos visés, le demandeur doit prouver que le défendeur a, par le biais d’un acte quelconque, transmis des propos diffamatoires à au moins un tiers, qui les a reçus (McNichol c. Grandy, [1931] R.C.S. 696, 699). Traditionnellement, la forme que revêt cet acte et la façon dont il contribue à permettre au tiers d’y accéder sont dénuées de pertinence : [traduction] La façon dont l’information diffamatoire peut être diffusée ne connaît aucune limite. Tout acte qui a pour effet de transférer cette information à un tiers constitue donc de la diffusion. (Stanley c. Shaw, 2006 BCCA 467, 231 B.C.A.C. 186, par. 5, citant Raymond E. BROWN, The Law of Defamation in Canada, (2e éd.), vol. 1, no 7.3.) 494 Les Cahiers de propriété intellectuelle La majorité a ensuite longuement expliqué l’importance de la circulation de l’information et de la liberté d’expression sur Internet : [32] Au Canada, avant l’avènement de la Charte, les diverses façons d’aborder le droit de la diffamation menaient largement vers la protection de la réputation. Cette situation a commencé à changer [...] dans WIC Radio Ltd. c. Simpson, 2008 CSC 40, [2008] 2 R.C.S. 420 [...] Dans ces arrêts, notre Cour a reconnu l’importance d’établir un juste équilibre entre la protection de la réputation d’une personne et le rôle fondamental de la liberté d’expression dans l’évolution des institutions et des valeurs démocratiques (Grant, par. 1 ; Hill, par. 101). [33] Interpréter la règle en matière de diffusion de façon à exclure les simples renvois est compatible non seulement avec une appréciation plus raffinée des valeurs protégées par la Charte, mais également avec les développements spectaculaires dans le domaine de la technologie des communications. (... la Cour cite doctrines et décisions) [34] Notre Cour a décrit la capacité de diffusion de l’information par l’Internet comme « l’une des grandes innovations de l’ère de l’information » et indiqué que le « recours à l’Internet doit être facilité, et non découragé » (SOCAN, par. 40, le juge Binnie). Les hyperliens en particulier sont un élément indispensable de son fonctionnement. Comme Matthew Collins l’explique au par. 5.42 : [traduction] Les hyperliens sont les synapses qui raccordent les différentes parties du World Wide Web. Sans eux, le Web serait une bibliothèque sans catalogue : remplie de renseignements, mais dénuée de tout moyen sûr de trouver ceuxci. (Voir aussi Lindsay, p. 78-79 ; Mark SABLEMAN, « Link Law Revisited: Internet Linking Law at Five Years », (2001) 16 Berkeley Tech. L.J. 1273, 1276.) À l’issue de cette analyse, les juges majoritaires conviennent que l’hyperlien28, en lui-même, ne devrait jamais être assimilé à la 28. Un hyperlien ou lien hypertexte ou simplement lien, est une référence dans un système hypertexte permettant de passer automatiquement d’un document consulté à un document lié. Les hyperliens sont notamment utilisés dans le World Wide Web pour permettre le passage d’une page Web à une autre d’un clic : <http://fr.wikipedia.org/wiki/Hyperlien>. Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée 495 « diffusion » du contenu auquel il renvoie, et basent leur raisonnement essentiellement sur les deux éléments suivants : i) l’hyperlien en lui-même est neutre sur le plan du contenu (et ce, bien qu’il soit beaucoup plus facile d’accéder au contenu d’un texte par le truchement d’hyperliens) ; et ii) le seul fait d’incorporer un hyperlien dans un article ne confère pas à l’auteur de celui-ci un quelconque contrôle sur le contenu de l’article secondaire auquel il mène. Ce dernier point nous rappelle les propos de cette même Cour dans l’arrêt SOCAN précité, où les juges majoritaires de la Cour suprême avaient considéré que : L’alinéa 2.4(1)b) de la Loi sur le droit d’auteur dispose que le participant à une télécommunication qui ne fait que fournir « les moyens de télécommunication nécessaires » n’est pas réputé en être l’auteur. [...] L’intermédiaire Internet qui ne se livre pas à une activité touchant au contenu de la communication, mais qui se contente d’être « un agent » permettant à autrui de communiquer, bénéficie de l’application de l’alinéa 2.4(1)b). Ce qui caractérise entre autres un tel « agent », c’est l’ignorance du contenu attentatoire et l’impossibilité (tant sur le plan technique que financier) de surveiller la quantité énorme de fichiers circulant sur l’Internet. Toutefois, la protection prévue à l’alinéa 2.4(1)b) s’applique à une fonction protégée, et non à toute activité possible d’un fournisseur de services Internet. Ils avaient toutefois nuancé leurs propos ainsi : Le fait qu’un fournisseur de services Internet sache que quelqu’un pourrait violer le droit d’auteur grâce à une technologie sans incidence sur le contenu n’équivaut pas nécessairement à autoriser cette violation, car il faut démontrer que l’intéressé a approuvé, sanctionné, permis, favorisé ou encouragé le comportement illicite. L’omission de « retirer » un contenu illicite après avoir été avisé de sa présence peut, dans certains cas, être considérée comme une « autorisation ». Celle-ci peut parfois être inférée, mais tout dépend des faits. Or, dans l’arrêt Crookes c. Newton, la connaissance du contenu diffamatoire et même le refus délibéré de retirer un hyperlien 496 Les Cahiers de propriété intellectuelle menant à un site diffamatoire n’ont vraisemblablement pas d’incidence sur la responsabilité de l’auteur de l’hyperlien, et ce, puisque l’utilisation d’un hyperlien ne peut, en soi, équivaloir à de la diffusion, à de la diffamation. Toutefois, la juge Abella, pour la majorité, a cependant précisé que, lorsque la personne qui crée l’hyperlien répète le contenu diffamatoire, celui-ci doit être considéré comme ayant été diffusé par elle et engage ainsi sa responsabilité. Les juges McLachlin et Fish vont plus loin et proposent dans leurs motifs conjoints concordants que, dans les cas où l’auteur adopte les propos diffamatoires contenus dans un site Web ou y adhère, il y a diffusion en vertu des règles générales du droit en matière de diffamation. Les juges s’en remettent aux propos de cette même Cour dans Hill c. Église de scientologie de Toronto : L’auteur d’un libelle, celui qui le répète, et celui qui approuve l’écrit, se rendent tous trois coupables de libelle diffamatoire. La personne qui prononce pour la première fois la déclaration diffamatoire et celle qui exprime son accord sont toutes deux responsables du préjudice.29 Soulignons que certains ont jugé que cet arrêt pourrait ne pas avoir application en Ontario, en raison du libellé de la législation ontarienne : While Crookes v. Newton is definitely binding law in British Columbia, it may not be applicable in Ontario. The reasoning of both Abella and Deschamps relied on the fact that there is no presumption of publication for material posted on the Internet under the British Columbia Libel and Slander Act. The Ontario Libel and Slander Act has a similar, but more expansive, set of presumptions.30 Contrairement à l’Ontario, il n’existe pas au Québec de législation ou de recours particulier pour sanctionner la diffamation, encore moins de présomption de publication. Le recours s’inscrit dans le régime général de la responsabilité civile prévu à l’article 1457 du 29. [1995] 2 R.C.S. 1130, par. 176. 30. Jacob KAUFMAN, Supreme Court Rules Hyperlinks are not Publications, [201202-14] LEXOLOGY : <http://www.lexology.com/library/detail.aspx?g= 8bd9ba602c16-46a4-9600-901970d6d1ac>. Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée 497 Code civil du Québec. Le demandeur a droit à une indemnisation si une faute, un préjudice et un lien de causalité coexistent. À maintes reprises, nos tribunaux ont considéré qu’il est essentiel que les propos diffamatoires soient publiés pour donner ouverture à une réclamation en dommages. Il y aura publication lorsque les propos auront été communiqués par l’auteur à au moins une personne autre que celle visée par les propos31. Ainsi libellée, la notion de publication en droit québécois rejoint celle de la diffusion, circonscrite dans l’analyse de la majorité de la Cour suprême dans l’affaire Crookes c. Newton. Il est donc à prévoir que nos tribunaux confirmeront l’application des motifs et conclusions de cet arrêt aux éventuels recours en diffamation de notre juridiction, ce qui impliquera bien entendu la problématique des hyperliens sur Internet. La question demeure à savoir si cet arrêt aura une incidence invoquée et pourra faire l’objet d’une analogie dans le cadre de l’interprétation future des notions de publication, reproduction et représentation propres à la Loi sur le droit d’auteur, mais également si cet arrêt pourra servir d’argument pour les détracteurs du Tarif provisoire d’Access Copyright pour les établissements d’enseignement postsecondaires 2011-2013 (7 avril 2011)32. L’arrêt Crookes n’est certainement pas la dernière décision du genre : les autres formes de « liens » utilisés sur Internet, et notamment les fameux et répandus « tweets » qui se distinguent des hyperliens33, seront vraisemblablement à la source de litiges et de 31. Azrieli c. Southam, [1987] R.J.Q. 1756 (C.S.) ; RBC Dominion c. André Lizotte, [1999] R.R.A. 924 (C.S.) ; Tran c. Myre, [1993] R.R.A. 71 (C.S.) ; Alfert c. Dugas, [1991] R.J.Q. 2340 ; Confédération des Caisses populaires et d’économie Desjardins du Québec c. Regroupement des victimes des Caisses populaires, J.E. 2002-32 (C.S.) (Appel rejeté sur requête (C.A., 2002-03-21), 500-09-011725-017, SOQUIJ AZ-50117943, J.E. 2002-658, [2002] R.R.A. 312 (rés.). Requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C.S.C. 2003-01-09), 29218). 32. « Crookes v. Newton – Hyperlinking is Not Publication – Implications for Access Copyright’s Proposed Post-Secondary Tariff » publié sur Internet par Howard Knopf le 19 octobre, 2011 : <http://excesscopyright.blogspot.com/2011/10/crookes-v-newton-hyperlinking-is-not.html> ; Voir : <http://www.accesscopyright.ca/ francais/éducateurs/tarif-provisoire-d’access-copyright-pour-les-établissementsd’enseignement-postsecondaires-2011-2013-(7-avril-2011)>. 33. « Au cœur de Twitter se trouvent de petites rafales d’information appelées Tweets. Chaque Tweet est long de 140 caractères, mais ne laissez pas cette petite taille vous tromper–vous pouvez découvrir beaucoup dans un espace réduit. Vous pouvez voir des photos, des vidéos et des conversations directement dans les Tweets et accéder à toute l’histoire d’un simple coup d’œil, et tout cela au même endroit. » : <http://twitter.com/about>. 498 Les Cahiers de propriété intellectuelle questions particulières de faits et de droit. Déjà, aux États-Unis notamment, la chanteuse, musicienne et actrice Courtney Love a été poursuivie en 2011 pour ses commentaires divulgués sur Twitter et MySpace à l’endroit de son designer de mode, laquelle poursuite a été réglée pour quelque 430 000 $ US34. Somme toute, bien que le fait de créer des hyperliens ne constitue pas en soi de la diffusion, la prudence et la neutralité sont de mise. 5. SAISON INÉDITE – La constitutionnalité des lois fédérales en matière de protection des renseignements personnels et de vie privée Il peut sembler inusité dans le contexte de la revue annuelle des développements récents en matière de vie privée de traiter de la décision de la Cour suprême du 22 décembre 2011 dans l’affaire d’un Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66. En réalité, cet arrêt devient pertinent à la lecture des motifs et conclusions de droit constitutionnel qui pourraient être pertinents dans un éventuel débat sur la légitimité des lois fédérales en matière de vie privée. Le gouverneur en conseil, en vertu de l’article 53 de la Loi sur la Cour suprême, a sollicité l’avis consultatif de la Cour sur la question de savoir si la Loi sur les valeurs mobilières proposée, qui est annexée au décret C.P. 2010-667, relève de la compétence législative du Parlement du Canada : Le Canada, auquel se sont joints l’Ontario ainsi que plusieurs intervenants, prétend que la Loi, considérée dans son ensemble, relève du volet général de la compétence de légiférer en matière de trafic et de commerce que le par. 91(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 confère au Parlement. L’Alberta, le Québec, le Manitoba et le Nouveau-Brunswick ainsi que d’autres intervenants soutiennent que le régime relève de la compétence des provinces en matière de propriété et de droits civils prévue au par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867, et crée une brèche dans le pouvoir législatif provincial quant à des sujets de 34. « Courtney Love Settles Twitter Defamation Case for $430,000 » publié sur Internet par Marko Vesely le 7 mars 2011 : <http://www.westerncanadabusinesslitigationblog.com/defamation/>. Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée 499 nature purement locale ou privée (par. 92(16)), à savoir, la réglementation des contrats, de la propriété et des professions. Aux termes de cet arrêt, la Cour a analysé le « véritable caractère » de la Loi sur les valeurs mobilières, qui propose de se pencher sur l’objet et les effets de la loi, avant d’examiner la question de savoir si la loi relève du chef de compétence qui est invoqué pour en soutenir la validité. La Cour a conclu : En l’espèce, le caractère véritable de la loi consiste à réglementer, à titre exclusif, tous les aspects du commerce des valeurs mobilières au Canada, y compris les occupations et les professions relatives à ce domaine dans chaque province. L’objet de la Loi consiste à mettre sur pied un régime canadien complet de réglementation des valeurs mobilières, en vue de protéger les investisseurs, de favoriser l’existence de marchés des capitaux équitables, efficaces et compétitifs ainsi que d’assurer l’intégrité et la stabilité du système financier. Elle aurait pour effets de dédoubler et d’évincer les régimes provinciaux et territoriaux de réglementation des valeurs mobilières actuels. Suivant la jurisprudence établie, la Loi, si elle est considérée dans son ensemble, ne saurait être classée parmi celles qui relèvent du pouvoir général en matière de trafic et de commerce. Son caractère véritable n’intéresse pas une matière d’importance et de portée véritablement nationales touchant le commerce dans son ensemble et distincte des enjeux provinciaux. [...] Cependant, la Loi se préoccupe principalement de la réglementation courante de tous les aspects des contrats portant sur les valeurs mobilières, y compris la protection du public et la compétence professionnelle dans les provinces. Ces matières demeurent essentiellement des enjeux provinciaux intéressant la propriété et les droits civils dans les provinces et ne ressortissent pas au commerce dans son ensemble. Certains éléments de la Loi concernant des matières d’importance et de portée véritablement nationales touchant le commerce dans son ensemble et distinctes des enjeux provinciaux, comme la prévention des risques systémiques et la collecte de données nationale, semblent liés au pouvoir général en matière de trafic et de commerce. En ce qui a trait à ces éléments de la Loi, les provinces, agissant seules ou de concert, sont dépourvues de la capacité constitutionnelle de maintenir un régime national viable. Toutefois, si on la considère dans sa totalité, la Loi ne porte pas principalement sur des enjeux véritablement fédéraux. 500 Les Cahiers de propriété intellectuelle Elle intéresse surtout la réglementation courante de tous les aspects du commerce des valeurs mobilières et, à cet égard, elle ne serait pas compromise si une province n’adhérait pas au régime fédéral. Ainsi, dans cette décision unanime, les neuf juges de la Cour suprême du Canada ont répondu par la négative à la question qui leur avait été posée, et ont considéré que la Loi sur les valeurs mobilières, dans sa version proposée, n’est pas valide, car elle ne relève pas du pouvoir général de réglementation en matière de trafic et de commerce conféré au Parlement par le paragraphe 91(2) de la Loi constitutionnelle de 1867. Rappelons que la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé est en vigueur au Québec depuis 1994, et a précédé la législation fédérale actuelle. En effet, ce n’est que depuis le 1er janvier 2004 que la loi fédérale est applicable à l’ensemble du Canada, et que les entreprises du secteur privé doivent se conformer à la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (la « LPRPDÉ » ou sous son acronyme anglais « PIPEDA »). Cette loi concerne la collecte, l’utilisation et la communication de pratiquement tous les renseignements personnels dans le cadre d’activités commerciales. L’adoption de cette loi fédérale a été présentée comme un exercice approprié du volet général de la compétence législative du Parlement en matière de réglementation du trafic et du commerce prévue au par. 91 (2) de la Loi constitutionnelle de 1867, tout comme la Loi sur les valeurs mobilières précitée. Or, d’aucuns considèrent que la décision rendue dans le Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières précitée pourrait être un précédent pertinent pour remettre en question la validité des lois fédérales en matière de protection de renseignements personnels, tels la LPRPDÉ et le Projet de Loi anti-pourriel fédéral, adopté au mois de décembre 2010 et qui devrait être bientôt promulgué. En effet, le professeur Michael Geist, de la Faculté de droit, Section de common law, et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit d’Internet rappelle que : There have been questions about the constitutionality of PIPEDA, Canada’s private sector privacy law, since its inception. Quebec launched a constitutional challenge in 2003, pointing to its longstanding provincial privacy statute and the constitutional limitations on a federal privacy statute. The Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée 501 Quebec challenge has remained dormant for many years, but State Farm Insurance revived the issue in a privacy case in 2010.35 En effet, dans cette dernière affaire citée, State Farm Insurance avait notamment invoqué que les dispositions de la LPRPDÉ qui rendent ce texte applicable aux organisations se livrant à une activité commerciale de droit provincial sont inconstitutionnelles et vont à l’encontre de la compétence provinciale en matière de propriété et de droits civils et en matière d’administration de la justice : [19] La compétence provinciale en matière de propriété et de droits civils englobe la plupart des activités commerciales menées dans une province. Elle comprend la compétence et le pouvoir de réglementation sur les assureurs de la province et permet aux provinces de légiférer sur les accidents de la circulation et sur la responsabilité civile délictuelle en général. La compétence en matière de propriété et de droits civils permet aussi à une province de réglementer les droits à la protection des renseignements personnels. [20] Le paragraphe 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867 confère explicitement aux législatures provinciales le pouvoir exclusif de légiférer sur l’administration de la justice, ce qui comprend la procédure dans les affaires civiles portées devant les cours supérieures provinciales. Les règles applicables au Nouveau-Brunswick reconnaissent les privilèges relatifs au litige et le droit de ne pas révéler l’existence de rapports de surveillance destinés à servir uniquement durant un contre-interrogatoire. L’application de la LPRPDÉ qui est proposée par le commissaire empiéterait sérieusement sur ces règles et donc sur le pouvoir provincial en matière d’administration de la justice. La présente affaire est un bon exemple du mal à corriger dont il s’agit ici : un organisme fédéral tente d’intervenir, directement ou par l’entremise du pouvoir de contrôle de la Cour fédérale, dans l’administration de preuves qui intéressent une action en responsabilité civile et qui relèvent manifestement de la compétence législative des provinces et de la compétence des tribunaux visés par l’article 96.36 35. Michael GEIST, « Are Canada’s Digital Laws Unconstitutional ? », Ottawa Citizen [10 janvier 2012]. 36. State Farm Mutual Automobile Insurance Company c. The Privacy Commissioner of Canada, 2010 FC 736. 502 Les Cahiers de propriété intellectuelle Le 9 juillet 2010, la Cour fédérale du Canada a rendu une décision aux termes de laquelle le juge Robert M. Mainville a restreint la portée de la définition d’« activité commerciale » prévue par la LPRPDÉ : [106] Interprétant comme il convient la LPRPDÉ, j’arrive à la conclusion que, si l’activité ou tâche principale en cause, à savoir le fait pour le défendeur dans une action en responsabilité civile d’organiser sa défense en recueillant des preuves concernant le demandeur, n’est pas une activité commerciale au sens de la LPRPDÉ, alors l’activité ou tâche demeure soustraite à la LPRPDÉ même si des tiers sont engagés par le défendeur pour mener cette activité ou tâche en son nom. La qualification première de l’activité ou tâche en cause est donc le facteur dominant à prendre en compte pour juger du caractère commercial de cette activité ou tâche selon la LPRPDÉ, et non la relation qui peut exister entre celui qui entend mener l’activité ou tâche et les tiers. En l’espèce, la relation assureurassuré ou avocat-client est simplement un élément secondaire de l’activité ou tâche principale non commerciale qui est en cause, à savoir la collecte de preuves par Mme Vetter en vue d’organiser sa défense dans l’action en responsabilité civile engagée contre elle par M. Gaudet. [107] Je suis donc d’avis que la LPRPDÉ ne s’applique pas aux rapports d’enquête ni aux documents et bandes vidéo connexes qui concernent M. Gaudet et qui ont été établis par la State Farm ou ses avocats, ou en leur nom, pour assurer la défense de Mme Vetter dans l’action en responsabilité civile engagée contre elle par M. Gaudet. [108] Je suis conforté dans cette interprétation de la LPRPDÉ par l’alinéa 26(2)b), qui permet au gouverneur en conseil d’exclure une organisation, une activité ou une catégorie d’organisations ou d’activités, de l’application de la partie 1 de la LPRPDÉ « s’il est convaincu qu’une loi provinciale essentiellement similaire à la présente partie s’applique » à cette organisation ou activité. En vertu de cette disposition, le gouverneur en conseil a exclu de l’application de la LPRPDÉ presque toutes les organisations de la Colombie-Britannique, de l’Alberta et du Québec qui ne sont pas des entreprises fédérales : Décret d’exclusion des organisations de la province de l’Alberta, DORS/ 2004-219, Décret d’exclusion des organisations de la province de la Colombie-Britannique, DORS/2004-220 ; et Décret d’ex- Les cinq saisons de l’année 2011 en matière de vie privée 503 clusion des organisations de la province de Québec, DORS/2003 374.37 Compte tenu de cette interprétation, la question constitutionnelle demeure : [119] Eu égard à mes conclusions ci-dessus, il ne sera pas nécessaire d’examiner les questions constitutionnelles soulevées par la State Farm. Il est en effet un principe bien établi selon lequel une cour de justice n’est pas tenue de répondre à une question constitutionnelle si cela n’est pas nécessaire pour qu’elle puisse statuer sur l’affaire dont elle est saisie : arrêt Skoke-Graham c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 106, 121-122 ; arrêt R. c. Nystrom, 2005 CACM 7, au paragraphe 7.38 Cette décision n’a pas été portée en appel. La LPRPDÉ a ainsi été écartée. Nous constatons que cette définition restreinte est la première brèche, importante, à son application nationale. Autrement, seul l’avenir nous dira si cette décision de la Cour fédérale, mais surtout l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières inspireront de futurs détracteurs des lois fédérales en matière de vie privée. 37. Ibid. 38. Ibid. Capsule Difficultés dans les airs : la Cour fédérale accorde des dommages punitifs dans une affaire de contrefaçon de brevet A. Sasha Mandy* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 507 1. Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 507 2. Le jugement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 508 2.1 Les moyens de défense invoqués par Bell . . . . . . . 509 2.2 Validité du brevet ‘787 . . . . . . . . . . . . . . . . . 509 2.3 Dommages punitifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 512 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 514 © CIPS, 2012. * Avocat et ingénieur junior de ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et d’agents de marques de commerce. 505 INTRODUCTION Dans quelles circonstances le comportement du contrefacteur doit-il être sanctionné par des dommages punitifs ? Jusqu’à quel point une demande de brevet pour une invention mécanique doit-elle être utile à sa date de dépôt ? Ces questions faisaient partie de celles sur lesquelles la Cour fédérale du Canada a dû se pencher dans la décision Eurocopter1 rendue le 30 janvier 2012. Cette affaire en est une d’importance pour les plaideurs en matière de brevet car elle semble être la seule à accorder des dommages punitifs dans un contexte de contrefaçon de brevets au Canada. Elle est également d’un grand intérêt pour tous les praticiens en matière de brevet puisqu’elle établit que la doctrine de la prédiction valable peut être utilisée pour invalider des inventions mécaniques relativement simples. 1. LES FAITS Eurocopter et Bell Hélicoptère sont les principaux joueurs de l’industrie des hélicoptères. Ces deux entreprises construisent la majeure partie des hélicoptères civils fabriqués dans le monde. En 1997, Eurocopter a déposé une demande de brevet visant à protéger un train d’atterrissage amélioré, consistant essentiellement en deux patins ou skis qui interagissent avec le sol (désigné dans la décision comme étant le train d’atterrissage de type « Moustache »). L’aspect nouveau et inventif de ce brevet réside en une pièce transversale frontale comprenant des zones courbées qui sont reliées à l’avant des deux patins. Cette pièce transversale frontale peut être inclinée soit vers l’avant de l’hélicoptère, soit vers l’arrière. Les avantages prodigués par ce train d’atterrissage amélioré sont les suivants : i) une meilleure absorption du choc causé par l’impact de l’hélicoptère avec le sol lors des atterrissages, ii) une diminution des problèmes de « résonance du sol », et iii) un train d’atterrissage plus léger. Ces 1. Eurocopter c. Bell Helicopter Textron Canada Limitée, 2012 CF 113 [aux présentes : Eurocopter] : 100 C.P.R. (4th) 87. 507 508 Les Cahiers de propriété intellectuelle avantages ont joué un rôle crucial dans le raisonnement de la Cour, tel que discuté ultérieurement. Le brevet canadien d’Eurocopter a été délivré le 31 décembre 2002, en tant que brevet portant le numéro 2,207,787 (ci-après « le brevet 1787 »). Au début des années 2000, Bell a commencé à développer un nouveau modèle d’hélicoptère. En septembre 2004, ce nouveau modèle a officiellement été désigné comme étant le « modèle 429 ». Le train d’atterrissage original du modèle 429 portait le nom de « Legacy ». Le modèle Legacy fut utilisé par Bell pour toutes ses activités reliées au 429, tels la manufacture, les tests réglementaires ainsi que les ventes, sur une période allant de mars 2005 au 9 mai 2008 approximativement. La date du 9 mai 2008 en est une d’importance car c’est à cette date qu’Eurocopter a intenté son action devant la Cour fédérale. Presque immédiatement après s’être fait signifier les procédures, Bell a commencé à travailler avec un nouveau train d’atterrissage, désigné comme étant le train « Production », qui est aujourd’hui utilisé sur le 429. Eurocopter allègue que les trains d’atterrissage Legacy et Production contrefont les revendications du brevet ‘787. Elle allègue également que Bell a délibérément et malicieusement porté atteinte aux droits qui lui sont conférés par le brevet, et que Bell est responsable de dommages-intérêts punitifs s’élevant à 25 000 000 $. Bell réplique en alléguant que ni le modèle Legacy ni le modèle Production ne contrefont les revendications du brevet ‘787 et que son comportement bénéficie d’exemptions légales à la contrefaçon. Elle allègue également que le brevet ‘787 est invalide dû notamment à un manque d’utilité. 2. LE JUGEMENT Le juge Martineau a statué que le train d’atterrissage du modèle Production n’a pas contrefait les revendications du brevet ‘787, ce qui n’était toutefois pas le cas du modèle Legacy. La Cour a également trouvé Bell redevable de dommages-intérêts punitifs. Puisque la Cour en est arrivée à une telle conclusion concernant le train d’atterrissage Legacy, elle a dû se pencher sur les moyens de défense soulevés par Bell ainsi que l’argument selon lequel le brevet ‘787 est invalide. Difficultés dans les airs 509 2.1 Les moyens de défense invoqués par Bell Bell a soutenu qu’elle bénéficiait de certaines défenses légales. Parmi les défenses soulevées, Bell a invoqué le paragraphe 55.2(1) de la Loi sur les brevets, qui stipule qu’il « n’y a pas de contrefaçon de brevet lorsque la fabrication d’une invention brevetée se justifie dans la seule mesure nécessaire à la préparation et à la production du dossier d’information qu’oblige à fournir une loi », autrement désignée comme étant « l’exemption réglementaire ». Cette exemption est similaire à l’exemption jurisprudentielle dite « expérimentale », qui exige que le produit contrefait soit produit « à des fins d’expérimentation et de tests »2. Bell a argué qu’il lui était nécessaire d’utiliser le modèle Legacy afin d’être en mesure d’effectuer des tests sur le modèle 429 dans le but d’obtenir un certificat de navigabilité délivré par les autorités nationales compétentes. Bell a déclaré que ces trains d’atterrissage étaient requis pour effectuer « des essais de résistance à la fatigue et aux chutes, ainsi qu’à mettre au point et tester un ensemble de flottaison, le tout à des fins d’homologation »3. Le juge Martineau n’était pas de cet avis. Il a constaté qu’au moins une des 21 unités de trains d’atterrissage de type Legacy produites était utilisée à des fins publicitaires à un salon commercial, permettant ainsi à Bell de solliciter des commandes à l’avance pour son modèle 429 en plus de promouvoir son nouvel hélicoptère. Ce faisant, Bell n’a pas exclusivement utilisé le modèle Legacy à des fins réglementaires, ce qui est suffisant pour faire tomber le moyen de défense légale, et l’exemption provenant de la common law. 2.2 Validité du brevet ‘787 Parmi les allégations usuelles d’antériorité et d’évidence soulevées dans la plupart des poursuites en contrefaçon de brevet, Bell a également fait valoir que le brevet ‘787 était invalide pour manque d’utilité. La législation canadienne en matière de brevet exige que la demande de brevet démontre l’utilité de l’invention à la date de dépôt, ou qu’il y ait au moins une prédiction valable de cette utilité. Les attaques envers les brevets mécaniques pour manque d’utilité sont rares au Canada, et c’est probablement la seule affaire en 2. Voir Micro Chemicals Ltd. c. Smith Kline & French Inter-American Corp., [1972] R.C.S. 506 et Merck & Co c. Apotex Inc., 2006 FC 524. 3. Eurocopter, supra, note 1, par. 265. 510 Les Cahiers de propriété intellectuelle matière de brevet mécanique où une telle attaque a été considérée. La règle de l’utilité au Canada et la doctrine de la prédiction valable ont été développées à partir de jurisprudence impliquant des brevets touchant des domaines plus « abstraits », tels ceux reliés aux inventions pharmaceutiques et aux compositions chimiques4. Dans ces domaines, l’utilité d’un produit ou d’un procédé breveté n’est pas toujours simple à évaluer en jetant un rapide coup d’œil aux figures faisant partie du brevet, comme c’est souvent le cas pour des inventions mécaniques. Après avoir examiné son fascicule, le juge Martineau conclut que l’utilité promise par le brevet ‘787 est de réduire de manière significative les inconvénients retrouvés dans l’art antérieur, et plus spécifiquement : i) les facteurs d’accélération élevés lors de l’atterrissage (les facteurs de charge) ; ii) l’adaptation de fréquence difficile à l’égard de la résonance du sol ; et iii) le poids élevé du train d’atterrissage5. En révisant la règle d’utilité, le juge Martineau concède qu’il est très facile d’établir l’utilité dans la législation canadienne : [58] Au Canada, on a établi une norme peu exigeante pour l’utilité. Il suffit que l’invention soit nouvelle, meilleure, moins coûteuse ou qu’elle offre un choix. Elle peut inclure un avantage ou l’évitement d’un désavantage (Pfizer Canada Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé) (2006), 52 CPR (4th) 241 (CAF), au paragraphe 31, 2006 CAF 214). Mais il faut quand même poser la question, comme l’a fait la Cour d’appel d’Angleterre dans Lane-Fox c Kensington [1892], 9 RPC 413, p. 417 : [TRADUCTION] « utile à quoi ? ». La jurisprudence canadienne a généralement constaté que lorsque l’utilité d’une invention est évidente pour la personne versée dans l’art et qu’aucune promesse particulière n’a été faite quant aux potentiels avantages de l’invention, cette utilité évidente est suffisante pour rencontrer le standard requis6. Pour la plupart des inven4. Voir par exemple Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77 (l’arrêt de principe en la matière) ; Eli Lilly c. Apotex, 2008 CF 142, confirmé en appel 2009 CAF 97 ; Monsanto Company c. Commissaire des brevets, [1979] 2 R.C.S. 1108 et Burton Parsons Chemicals Inc. c. Hewlett-Packard (Canada) Ltd., [1976] 1 R.C.S. 555. 5. Eurocopter, supra, note 1, par. 215-216 et 338-339. 6. Voir Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Saskatchewan) Ltd., (1981) 56 C.P.R. (2d) 145 (C.S.C.) ; voir aussi The Manual of Patent Office Practice, ch. 12.08.01. Difficultés dans les airs 511 tions mécaniques, la quête d’utilité se borne à déterminer l’utilité évidente de l’invention. Cela aurait également pu être le cas pour le brevet ‘787. Selon toute probabilité, la Cour aurait probablement considéré le train d’atterrissage Moustache comme possédant l’utilité évidente d’être un train d’atterrissage amélioré permettant aux hélicoptères d’atterrir en supportant leur poids et en absorbant ou en déviant les forces d’impact résultant de l’atterrissage. Toutefois, le brevet ‘787 indiquait que le train d’atterrissage Moustache permettait de surmonter les désavantages provenant de l’art antérieur suivants : les facteurs d’accélération élevés lors de l’atterrissage (les facteurs de charge), l’adaptation de fréquence difficile à l’égard de la résonance du sol et le poids élevé du train d’atterrissage7. Cela est donc devenu l’utilité du brevet ‘787, et il a donc été nécessaire à la Cour d’analyser les arguments de Bell voulant que l’utilité de toutes les configurations du train d’atterrissage Moustache n’était pas établie à la date de dépôt et ne pouvait être valablement prédite. Dans son analyse8, le juge Martineau a conclu que Bell ne s’était pas acquittée de son fardeau de preuve d’établir que l’invention telle que définie dans la seule revendication indépendante, la revendication 1, n’allait pas fonctionner9. Toutefois, Bell a également soutenu que certaines configurations préférentielles de l’invention telles que définies par les revendications dépendantes, nommément la pièce transversale inclinée vers l’avant (revendication 15) et vers l’arrière (revendication 16) de l’hélicoptère, manquaient d’utilité. La Cour a donc concentré sa quête d’utilité sur la pièce transversale, en cherchant à savoir si l’utilité de l’avoir inclinée vers l’avant (revendication 15) et vers l’arrière (revendication 16) de l’hélicoptère était établie à la date de dépôt ou pouvait être valablement prédite. Concernant la pièce transversale inclinée vers l’avant, la description qui en est faite et les figures qui l’illustrent décrivent amplement cette configuration et c’est en fait le train d’atterrissage utilisé sur les hélicoptères de la ligne courante d’Eurocopter qui a été testé à des fins de certification. Ce faisant, le juge Martineau a conclu que l’utilité de la pièce transversale inclinée vers l’avant était établie10. 7. 8. 9. 10. Eurocopter, supra, note 1, par. 338. Ibid., par. 333-376. Ibid., par. 350. Ibid., par. 354-360. 512 Les Cahiers de propriété intellectuelle Concernant la pièce transversale inclinée vers l’arrière, la Cour conclut à un manque d’utilité. La description du brevet ne décrit pas en détail la fonctionnalité ou la configuration de la pièce transversale inclinée vers l’arrière, mentionnant uniquement que « cela procure des avantages spécifiques » mentionnés ailleurs dans la description. Bien que cette configuration soit illustrée dans l’une des figures, le juge Martineau a tout de même conclu à un manque d’utilité : [369] Après avoir examiné avec soin les preuves factuelles et d’expert, la Cour conclut selon la prépondérance des probabilités que, contrairement au principe clairement énoncé par la juge Layden-Stevenson dans la décision Eli Lilly c. Novopharm, précitée, [ (2009), 75 CPR (4th) 165] au paragraphe 60, les inventeurs n’avaient aucune information sur laquelle fonder la promesse qu’ils avaient expressément faite à l’égard de la variante présentée à la figure 11e. L’utilité d’un train d’atterrissage d’hélicoptère, selon la revendication 16, n’avait pas été démontrée à la date de dépôt au Canada, soit le 5 juin 1997. De plus, les données pertinentes qui étaient disponibles avant le 5 juin 1997 ne permettaient pas aux inventeurs de prédire de manière valable le comportement d’un train d’atterrissage Moustache équipé d’une traverse avant décalée vers l’arrière, et, en tout état de cause, il n’y a pas de raisonnement décrit dans le brevet 787 à cet égard.11 La Cour conclut que la preuve au dossier ne supporte pas l’utilité de la variante inclinée vers l’arrière, et suggère même que cette variante ne fonctionne tout simplement pas. Ce faisant, cette variante revendiquée ne peut être utile. Étant donné que la revendication 1 couvre également cette variante (la revendication a été vraisemblablement rédigée afin de protéger la pièce transversale frontale dans ses deux configurations), elle a été jugée comme étant invalide, en sus des revendications dépendantes 2 à 14 et 16. Toutefois, la revendication indépendante 15, qui ne couvre que la variante inclinée vers l’avant, a été confirmée et jugée comme étant violée par le train d’atterrissage Legacy de Bell. 2.3 Dommages punitifs La Cour a condamné Bell à des dommages punitifs pour avoir contrefait la revendication 15 du brevet ‘787, en sus des dommages 11. Eurocopter, supra, note 1, par. 369. Difficultés dans les airs 513 généraux pouvant comprendre la perte de profit résultant de ventes ou de paiements de royauté perdus12. Le quantum des dommages est à déterminer à une date ultérieure étant donné l’ordre de bifurcation en place. Il est à noter qu’aucun tribunal canadien n’avait jusqu’ici accordé de dommages punitifs dans un contexte de contrefaçon de brevet. Bien que de tels dommages ne soient pas contredits13, la Cour ne cite aucune autorité ayant accordé de tels dommages punitifs dans le cadre d’une contrefaçon de brevet14. Tel qu’expliqué par le juge Martineau, les dommages punitifs sont accordés lorsque le comportement d’une partie a été malicieux, oppressif et tyrannique, ou qu’il offense le sens accordé par le tribunal à la décence, ou représente un écart marqué par rapport aux normes ordinaires de bonne conduite15. La Cour a maintenu que Bell s’était effectivement conduite de telle façon. Les adjectifs employés par la Cour pour décrire les actions de Bell incluent « mauvaise foi », « extrême », « aveuglement volontaire », « détournement intentionnel et planifié », « sans remords » et « répréhensible ». Pour en arriver à une telle conclusion, la Cour a cité des exemples d’actions spécifiques posées par Bell : – Bell a, ou aurait dû avoir, la connaissance d’entreprise du brevet ‘787 et a tout de même procédé à la construction du modèle Legacy (en fait, Bell a loué un modèle d’Eurocopter comprenant le train d’atterrissage de type Moustache pour effectuer des tests et pour former ses employés, et ce, durant la vie du brevet)16 ; – Bell n’a pas simplement comparé la performance d’un hélicoptère Bell équipé d’un train d’atterrissage conventionnel par rapport à un hélicoptère Eurocopter équipé du train d’atterrissage de type traîneau : Bell a franchi une étape supplémentaire en décidant d’importer et de copier une technologie brevetée unique et nouvelle développée par Eurocopter 17 ; 12. 13. 14. 15. 16. 17. Ibid., par. 416. Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltd., 1996 FCJ 454, par. 33. Eurocopter, supra, note 1, par. 421. Ibid., par. 420. Ibid., par. 425-427. Ibid., par. 430. 514 Les Cahiers de propriété intellectuelle – Bell a procédé au développement du modèle Legacy malgré les craintes soulevées concernant les ressemblances avec le modèle revendiqué par le brevet ‘78718 ; – Bell avait des plans de construire et d’incorporer le modèle Legacy dans son modèle Bell 429 dès qu’une certification allait être obtenue19 ; et – La manière dont Bell a publiquement dépeint le 429 et son « nouveau » train d’atterrissage20. CONCLUSION L’affaire Eurocopter soulève de nouvelles options jusque-là inconnues de la législation canadienne en matière de brevet. Pour les plaideurs, la possibilité de réclamer des dommages punitifs est probablement l’aspect le plus important de cette affaire. Toutefois, les avocats qui auront à plaider une défense face à une accusation de contrefaçon vont trouver troublant le fait que la Cour ait tiré une inférence négative du fait que Bell ait refusé de faire témoigner des gens au sein de son département de propriété intellectuelle sur une base de privilège21, et qu’elle ait qualifié de « vindicatif » le fait que Bell ait soulevé la défense Gillette (soit que Bell utilisait ce qu’enseignait l’art antérieur) ainsi que la défense d’exemption réglementaire22. Pour ce qui est des agents de brevet, surtout ceux œuvrant dans le domaine de la mécanique, ils devront être plus prudents avant d’attribuer des avantages spécifiques à une invention ou à certaines de ses réalisations. Les agents devront à tout le moins s’assurer que l’utilité de ces avantages soit établie, ou du moins valablement prédite, à la date de dépôt de la demande de brevet. Pour les agents de brevet dans le domaine mécanique, la doctrine de la prédiction valable n’est désormais plus une simple banalité qui n’est utile qu’à des fins d’examens d’agents de brevet. 18. 19. 20. 21. 22. Ibid., par. 431. Ibid., par. 434. Ibid., par. 437-442. Ibid., par. 432. Ibid., par. 434. Difficultés dans les airs 515 Évidemment, tant Eurocopter que Bell sont des « high-flyers » et toutes deux ont des raisons pour porter ce jugement en appel, ce qui a été fait le 29 février 2012. Cela sera à surveiller de près. Compte rendu Entre l’art, l’invention et la nourriture : la propriété intellectuelle des recettes au Canada* Olivier Charbonneau** Les recettes sont à l’intersection des besoins primaires de l’humain, des savoirs des peuples et de diverses industries d’envergure, ce qui en fait un sujet fascinant à étudier sous l’angle de la propriété intellectuelle. L’auteure Gaëlle Beauregard présente une analyse du point de vue du droit positif, dans cette version éditée de son mémoire de maîtrise1 déposé à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Son travail offre ainsi un survol exhaustif des points saillants de la propriété intellectuelle, appliquée à un sujet qui est malheureusement négligé par la doctrine canadienne. Le modèle que retient l’auteure consiste à préciser qu’une recette permet l’élaboration d’un plat, constitué d’ingrédients. L’objet d’étude est la recette proprement dite, mais l’auteure offre parfois des réflexions intéressantes à l’intérieur de ce modèle. * Gaëlle BEAUREGARD, « Entre l’art, l’invention et la nourriture : la propriété intellectuelle des recettes au Canada », Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2011, xvi, 172 p., ISBN 978-2-89635-662-1. ** Bibliothécaire professionnel à l’Université Concordia, candidat au doctorat en droit à l’Université de Montréal. 1. Les mémoires et thèses de l’Université de Montréal sont maintenant disponibles au moyen de l’Internet dans le dépôt institutionnel Papyrus de l’Université. Le mémoire de Me Beauregard est sous un embargo de diffusion jusqu’en mars 2013. Voici la référence complète : Gaëlle BEAUREGARD, Entre l’art, l’invention et la nourriture : examen de la possibilité de protéger les recettes de cuisine en droit de la propriété intellectuelle canadien, Mémoire déposé à la Faculté de droit, Université de Montréal, 2011 : <http://hdl.handle.net/1866/4860>. 517 518 Les Cahiers de propriété intellectuelle L’auteure divise son texte en trois parties. La première évoque l’importance sociale des recettes et elle y rattache les savoirs traditionnels et les indications géographiques. Ensuite, il est question de secret industriel, puis de brevets. Enfin, l’auteure applique le droit d’auteur au contexte précis des recettes, soit dans la perspective de l’octroi de celui-ci et des catégories d’œuvres protégeables. En plus d’une analyse des dispositions législatives applicables, chaque section est étoffée par des jugements récents. Il est important de noter que le régime des marques de commerce est éliminé du cadre d’analyse de l’auteure. En effet, celle-ci précise que la marque de commerce est un symbole qui représente un produit et un plat ou une recette ne peuvent en tenir lieu2 : En effet, lorsqu’on examine les recettes promotionnelles ainsi que les décisions du Bureau des marques et les tribunaux, on constate que c’est plutôt la recette qui protège la marque, et non le contraire.3 Ce passage démontre à la fois la passion de l’auteure pour son sujet et sa compréhension des questions juridiques sous-jacentes. En ce qui concerne la propriété intellectuelle, le volet de la loyauté des employés (et surtout des anciens employés) domine la section sur le secret industriel. Puis, les brevets dépendent de la nouveauté, de l’utilité et de l’activité inventive ou de la non-évidence. Dans les deux cas, il est amplement démontré que les tribunaux n’hésitent pas à puiser dans le corpus de recettes publiées pour détruire les impératifs de protection par la propriété intellectuelle, sauf, par exemple, dans certaines applications de transformation industrielle. Pour ce qui est du droit d’auteur, l’auteure soulève rapidement les difficultés qu’apportent les recettes comme objet de droit. Peut-on distinguer une recette d’une idée ou d’un procédé ? En quoi une recette peut-elle devenir originale ? Est-ce qu’une recette est une œuvre artistique, littéraire ou autre et en quoi cela influence-t-il sa protection ? En fait, seules la fixation de l’œuvre ainsi que la sélection et la compilation de recettes sont facilement réconciliables avec 2. Gaëlle BEAUREGARD, « Entre l’art, l’invention et la nourriture : la propriété intellectuelle des recettes au Canada », Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2011, p. 34. 3. Ibid., p. 35. Entre l’art, l’invention et la nourriture 519 le droit positif en vue de la qualification pour la protection par le droit d’auteur. Cet état de la question permet de lancer une réflexion sur la difficulté de protéger les recettes en général. L’auteure termine son analyse sur ce thème, évoquant la popularité des émissions télévisuelles et des livres de recettes, puis la nécessité éventuelle de réfléchir à un régime de protection normatif (autoréglementation) ou législatif nouveau. Écrit dans un style clair et accessible, l’auteure Beauregard offre une solide analyse et une description détaillée des recettes comme objets de droit de propriété intellectuelle. Il faut cependant constater qu’il s’agit à l’origine d’un travail académique, ce qui implique nécessairement un survol de concepts de base sous chaque objet de droit. Ainsi, le texte se pose à cheval entre une introduction et une analyse d’un sujet pointu, ce qui peut parfois lasser le lecteur chevronné. Peu importe, une fois les paragraphes introductifs de chaque section passés, l’analyse de Me Beauregard rend sa vigueur au texte. Il va sans dire que Me Beauregard offre par son texte une occasion unique au néophyte de s’initier à la propriété intellectuelle sous un angle d’attaque qui s’avère fort pertinent puisqu’il nous touche tous d’une façon ou d’une autre.