Exercer en droit de la santé - Journal du Barreau

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Exercer en droit de la santé - Journal du Barreau
Exercer en droit de la santé
Emmanuelle Gril
Qu’il s’agisse de représenter les intérêts des patients, des médecins ou des hôpitaux, le droit de la
santé est un domaine varié en pleine expansion. Portrait de quelques avocats qui soulignent tous le
côté humain de leur pratique.
Me Jean-Pierre Ménard n’a plus besoin de présentation.
Son cabinet œuvre uniquement en responsabilité
médicale et traite à lui seul la moitié des poursuites de la
province du côté de la demande. M e Ménard et la
quinzaine d’avocats qui composent son bureau, tous
détenteurs d’une maîtrise en droit de la santé ou en voie
de l’obtenir, travaillent à défendre les victimes de causes
tristement célèbres, telles que celles de l’Hôpital SaintCharles-Borromée et de l’Hôpital de Rivière-des-Prairies.
Tout récemment, il est intervenu à la suite du dépôt du
rapport du coroner concernant les infections à C.
difficile à l’Hôpital Honoré-Mercier, et il a dénoncé en
conférence de presse les conséquences dramatiques des
problèmes de triage dans les urgences.
ailleurs, en se spécialisant dans ce domaine, nous avons
développé une expertise qui nous permet de gagner du
temps et de faire baisser de façon spectaculaire les coûts
des poursuites pour les justiciables. Par exemple,
nous avons moins de temps de recherche à facturer,
nous possédons une bonne banque d’experts, etc. »,
poursuit-il.
Le travail de Me Ménard et de son cabinet a aussi permis
de faire progresser de façon non négligeable
l’accessibilité à la justice ainsi que la compensation des
victimes. « Notre but est également d’élargir la base de
responsabilité du système de santé pour le rendre plus
imputable envers les patients. En 2002, nous avons
d’ailleurs réussi à faire changer la loi pour prévoir la
divulgation obligatoire des accidents médicaux aux
patients et la mise en place d’un comité de gestion de
risques dans les hôpitaux, afin de faire diminuer le
niveau des accidents médicaux qui est beaucoup trop
élevé actuellement », fait-il valoir.
« C’est une pratique peu traditionnelle, mais
extrêmement valorisante. Actuellement, nous avons
535 dossiers actifs dans toutes sortes de domaines. Nos
plus grands défis concernent l’amélioration de
l’accessibilité à la justice pour Monsieur et Madame tout
le monde, et forcer le système de santé à placer la
sécurité du patient au centre des processus de soins.
Nous voudrions que le système devienne plus
imputable, moins opaque et en bout de ligne, plus
convivial pour les patients. C’est à la fois un défi
juridique et un défi social.
« La pratique du droit est le plus beau métier du monde,
conclut-il. Tout le monde veut exercer ce métier pour
défendre la veuve et l’orphelin, et dans notre cabinet,
c’est exactement ce que nous faisons ! »
Un droit à dimension humaine
Fascinée à la fois par l’aspect scientifique et légal que
pouvaient revêtir certains dossiers, M e Catherine
Mandeville souhaitait œuvrer en droit médical. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle elle a s’est orientée vers
un cabinet où elle savait qu’elle pourrait exercer dans ce
domaine, et ce dès son stage en 1990.
« C’est une façon pour moi de pratiquer un droit à
dimension humaine : on fait face à des dossiers où des
gens vivent des choses difficiles, et ce tant du côté des
patients que du côté des professionnels de la santé qui
sont poursuivis. À la base, on choisit d’être médecin
parce qu’on veut aider et lorsque malheureusement des
complications surviennent après des traitements, les
médecins souffrent avec leurs patients », souligne-t-elle.
e
M Jean-Pierre Ménard
Me Ménard a démarré sa pratique en 1981, et dès le
départ, avait déjà un vif intérêt pour le droit de la santé,
bien que celui-ci n’était pas encore très structuré. « À
l’époque, la publicité pour les avocats étaient interdite,
aussi je fonctionnais beaucoup avec le bouche à oreille.
À partir de 1987-1988, j’ai presque exclusivement
pratiqué dans ce domaine », se souvient-il.
Me Ménard, que certains ont qualifié de « Robin des
bois » du monde judiciaire, admet que sa pratique est
engagée socialement. « Nous avons développé une
approche non traditionnelle et n’avons pas suivi la
philosophie américaine qui consiste à faire des gros cas
pour avoir le plus d’argent possible en bout de ligne…
Notre pratique est orientée socialement vers la
promotion d’un certain nombre de valeurs. Nous
voulons promouvoir l’accessibilité, la sécurité et la
qualité des soins et la défense des clientèles vulnérables
comme les personnes âgées, les patients psychiatriques,
les personnes déficientes, etc. Les causes dont nous
nous occupons en responsabilité médicale nous donnent
les moyens de nous occuper de clientèles plus
défavorisées. »
« On ne fait pas des causes pour faire des causes. Nous
voulons faire progresser la qualité des soins. Par
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Novembre 2007
Dans sa pratique, M e Mandeville s’occupe aussi de
recours collectifs. « À mes débuts, dans les années 19911992, j’ai travaillé au fameux recours concernant le
stérilet Dalkon Shield. C’était les premiers
balbutiements de la loi sur les recours collectifs au
Québec, lequel est d’ailleurs un précurseur dans ce
domaine. Aujourd’hui, je joue un rôle un peu différent,
puisque je suis conseillère du fonds d’indemnisation en
ce qui concerne le recours des victimes de l’hépatite C à
la suite de transfusions sanguines durant la période
1986 à 1990. Je n’interviens pas pour la défense ou la
demande, puisque le dossier est réglé. Le gouvernement,
qui était poursuivi, a réglé l’ensemble des recours par le
biais de la création d’un fonds d’indemnisation. Les
sommes en jeu sont très importantes, et nous avons
établi un mécanisme par lequel les victimes pouvaient
demander à être indemnisées, tout en nous assurant que
seules les personnes concernées pouvaient faire la
réclamation », explique-t-elle. Le rôle du conseiller est
donc de s’assurer que le fonds est utilisé de la meilleure
façon possible, et qu’il indemnise réellement les
personnes qui en ont le droit. Il fait en sorte que les
victimes puissent formuler la demande, et ce sans que la
démarche soit trop lourde pour ces personnes malades,
et qu’elles reçoivent la compensation qui leur est due, en
fonction de la gravité de leur état.
Me Catherine Mandeville
« Au départ, on s’est assis avec l’administrateur du
fonds pour établir le protocole de demande qui serait
suivi par les victimes (contenu du formulaire de
demande écrite, documentation nécessaire pour
appuyer la demande, etc.), en faisant en sorte qu’il soit à
la fois simple mais équitable. Une fois que cela a été mis
en place et entériné par la Cour, le rôle du conseiller est
de vérifier que l’administrateur applique le protocole de
la bonne façon. Je dois également réagir aux situations
particulières, demander des ajustements ou certaines
exceptions au protocole selon les cas », explique-t-elle.
Se pose aussi la question de la solvabilité du fonds.
« Des études ont été réalisées pour évaluer le nombre de
victimes potentielles, mais on ne peut pas savoir à
l’avance le nombre de demandes qui vont être faites. Par
conséquent, il faut s’assurer que le fonds ne soit pas
épuisé avant la fin du délai prévu pour déposer les
demandes. On surveille aussi cet aspect là, notamment
en s’assurant que les plafonds d’indemnisation ne
fassent pas en sorte que le fonds soit dilapidé avant
terme. »
Selon Me Mandeville, le grand défi de ce type de recours
réside dans l’accessibilité à la justice. « Il faut trouver un
équilibre : on ne doit pas placer la barre trop haute, mais
pas trop basse non plus », estime-t-elle. Et ce afin que les
victimes réelles puissent obtenir une indemnisation
sans devoir se plier à un système de preuve trop
exigeant. Pour sa part, elle a au fil des années développé
des connaissances en matière scientifique et médicale.
« Il faut avoir une bonne compréhension de ces
domaines et des maladies, savoir analyser la littérature
médicale, car la preuve est souvent très technique… »
Un mode alternatif de gestion des
réclamations
Constatant que 86 % des poursuites en matière médicale
ne se rendent pas à procès, certains intervenants en
responsabilité médicale d’un grand cabinet de Montréal
ont initié en 2002 une réflexion concernant l’utilisation
de moyens alternatifs de résolution de litige.
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« L’objectif était d’adopter une approche qui atténue
l’affrontement , qui soit moins coûteuse et plus flexible,
afin d’analyser la réclamation et en disposer, soit parce
que le patient est convaincu qu’il n’y a pas eu faute
médicale, soit en l’indemnisant s’il y a effectivement eu
faute. La démarche adoptée devait encourager un climat
d’ouverture, qui tient compte de la relation humaine
initiale entre un patient et son médecin », expliquent
M e Robert-Jean Chénier et M e Daniel W. Payette,
ardents défenseurs de ce mode alternatif de gestion des
réclamation.
« En effet, bien souvent, le patient consulte un avocat
parce qu’une complication survenue en cours de
traitement a aggravé son état. Le patient ignore à ce
moment-là si cette complication est un risque inhérent
qui aurait pu survenir dans les meilleures mains, ou
bien si elle est le résultat direct d’une faute médicale. Il
est alors affligé par son état et se présente chez son
avocat avec un sentiment de frustration. Il désire
recevoir des explications, comprendre ce qui est
survenu et il ne recherche pas d’emblée l’affrontement.
Il arrive avec le sentiment d’avoir été lésé. Mais est-ce
vraiment le cas? », poursuit Me Chénier.
Sauf dans les rares cas de négligence évidente, la faute
professionnelle ne peut s’établir qu’en consultant un
autre médecin. Ce dernier étudie tout le dossier pour
déterminer si les règles de l’art reconnues par le milieu
médical ont été respectées, et si les préjudices auraient
pu être évités si le patient avait reçu des soins
conformes aux normes raisonnables de soins.
« Dans le cadre de la réflexion sur l’utilisation de modes
alternatifs de règlement de litige en matière médicale, on
constatait que, de façon habituelle, les poursuites étaient
précédées d’une mise en demeure, davantage pour la
forme que pour ouvrir un échange véritable. L’objectif
d’un mode alternatif de gestion de réclamations
alléguant une faute médicale était donc de permettre un
tel échange à l’extérieur du processus judiciaire »,
remarque Me Payette. Cela permet donc aux parties de
procéder à l’évaluation du dossier entre elles, en
fonction de leurs priorités, et dans un contexte plus
flexible.
En matière de responsabilité médicale, plus que dans
d’autres domaines, l’enquête revêt une importance
capitale. « Il fallait donc assurer un échange réel,
efficace et complet de l’information à l’intérieur de
paramètres à la fois clairs et flexibles. Pour ce faire, les
moyens d’enquête habituels sont nécessaires pour
évaluer le dossier (demande d’accès à l’intégralité des
dossiers médicaux, interrogatoires des parties, échanges
d’expertises, examens médicaux, etc.). L’objectif du
mode alternatif de gestion de réclamations alléguant une
faute médicale est justement de pouvoir avoir recours à
tous ces moyens d’enquête hors du système judiciaire.
Le but est de permettre aux parties de mieux
comprendre ce qui est survenu, en évitant à tout le
moins un affrontement judiciaire. »
Mais il fallait aussi préserver tous les droits prévus par
les institutions juridiques et les mêmes garanties
procédurales. En outre, l’approche choisie ne devait pas
entraîner de duplication d’enquête et de procédure,
advenant que les parties en viennent à la conclusion que
l’intervention du tribunal était requise pour régler le
différend.
« C’est alors que s’est imposée d’elle-même l’idée de
procéder à l’enquête en s’inspirant des étapes d’un
recours judiciaire, mais sans que les procédures
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Barreau du Québec
formelles doivent être
déposées à la Cour. Le mode
alternatif de gestion de
réclamations alléguant une
faute médicale prévoit donc
un échéancier pour les
différentes étapes (transmission de la mise en
demeure, des dossiers médicaux, des pièces, interrogatoires, etc. Ainsi, en utilisant
les moyens procéduraux
habituels, si le dossier ne se
règle pas et que le litige doive
se judiciariser, les parties
peuvent utiliser tout le
travail déjà effectué » fait
valoir Me Chénier.
Tout au long de ce processus
réalisé hors Cour, les parties
peuvent en interrompre le
parcours pour entreprendre
des négociations de règlement. Il peut y avoir entente,
soit pour que le patient
renonce à sa réclamation, ou
que le médecin convienne
que le patient doit être
indemnisé en raison d’une
faute ayant causé un préjudice et négocie le montant du
règlement.
Et si, au bout du compte, le
processus n’aboutit pas à un
abandon de la réclamation ou
à un règlement, alors le
patient devient le requérant,
le médecin le défendeur et
toutes les procédures qui ont
été suivies hors du processus
judiciaire sont déposées à la
Cour.
« Ce mode alternatif permet
au patient d’encourir des
coûts moindres pour faire
l’évaluation du dossier : il
peut se concentrer sur les
aspects qu’il souhaite cibler
afin de déterminer si son
Me Daniel W. Payette et Me Robert-Jean Chénier
recours est bien fondé ou si
les dommages causés sont
aussi étendus qu’il peut le croire. Cela permet aussi au de la conduite de leur dossier que lors d’une poursuite
médecin d’évaluer, en dehors d’un contexte judiciaire formelle.
d’affrontement judiciaire, s’il y a eu des lacunes dans le « Il permet un meilleur accès à la justice en évitant
traitement, si le patient en a souffert et dans quelle d’avoir recours à tout le mécanisme d’un recours
mesure il devrait recevoir compensation », explique judiciaire. Le tribunal demeure la solution ultime, mais
Me Payette.
ce ne sont pas tous les litiges qui doivent aboutir devant
Le mode alternatif de gestion de réclamations alléguant le tribunal, alors que dans 86 % des cas les parties ellesune faute médicale est entièrement géré par les parties, mêmes aboutissent à un désistement ou à un règlement
e
sans aucune aide d’un médiateur ou d’un intervenant sansel’intervention du tribunal », concluent M Chénier
externe ou du tribunal. Il est essentiellement et M Payette.
consensuel, et les parties demeurent tout aussi maîtres
Quelques chiffres
Selon les rapports annuels de l’Association canadienne de protection médicale, le nombre de
poursuites judiciaires en responsabilité médicale tend à décroître légèrement : il y a eu 215 poursuites
intentées en 2001 pour 13 473 médecins, 206 poursuites en 2002 pour 13 841 médecins,
185 poursuites en 2003 pour 14 166 médecins, 203 poursuites en 2004 pour 14 456 médecins,
190 poursuites en 2005 pour 15 062 médecins et 173 poursuites en 2006 pour 15 462.
Par ailleurs, un suivi réalisé sur les 1 069 poursuites intentées en matière médicale au Québec – 14 756
qui se sont conclues entre le 1er janvier 2002 et le 31 décembre 2006 – indique que 14 % d’entres elles
se sont rendues à procès, 43 % ont fait l’objet d’un règlement hors Cour et 43 % se sont soldées par un
désistement.
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Jacques Pharand
Ainsi, depuis environ cinq ans, des ententes de mode
alternatif de gestion de réclamations alléguant une faute
médicale ont été conclues sur une base individuelle,
dans environ 50 dossiers en matière de responsabilité
médicale. Elles prévoient un mécanisme permettant
d’évaluer une réclamation et de prendre position, de
part et d’autre, sans qu’il y ait de procédures judiciaires.