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Michel Quint, En dépit des étoiles
Éditions Héloïse d’Ormesson, 2013
L
e soleil furieux donnait à la scène des allures de tragédie. Le genre antique avec du
destin implacable et des reines adultères résignées à mourir sous le glaive de types revenant
de guerre, chargés de butin et d’une belle captive aux bras blancs. Ou alors avec de vieilles
épouses résolues à saigner ces rois jadis aimés. Ces couples en débandade débrouillent leurs
honteuses affaires d’amants et de maîtresses en coulisses et se balancent des pentamètres iambiques pleine poire devant des palais en ruine. Parfois aussi, les femmes délaissées assassinent
leurs enfants pour faire souffrir leur père. Mais les survivants s’étripent au dernier acte, voilà
qui est assuré. Ensuite, sur d’autres théâtres, les orphelins, les serviteurs fidèles et les dieux
s’occupent des vengeances qui s’imposent. Pourquoi le fait divers d’aujourd’hui aurait-il été
moins sanglant que le mythe des temps anciens ?
Une jeune femme attend, en bikini rouge, longue et mince, le cheveu vénitien court bouclé,
une main en visière, l’autre qui tient celle d’un petit brunet cul nu, T-shirt imprimé d’un
trognon de pomme ou d’un papillon, trois ans au pire, qui suce son pouce. Je vois leur immobilité tendue. Derrière eux, les quatre ou cinq maisons paysannes de pierre sèche, à peine
séparées par la circulation d’étroites calades tortueuses, dégringolent de la colline. L’ensemble
tiendrait sur la paume ouverte d’un ogre. Sa restauration est en cours, pour composer bientôt
un seul lieu d’habitation. Certaines bâtisses déjà retapées, couvertes à neuf, fenêtres et volets
hermétiques, bien en vie, d’autres, mi-éboulées, sans toit, sont des squelettes anciens sur ces
champs de fouilles, de pauvres os blanchis dont personne ne sait rien, et qu’on va tâcher de
ressusciter le plus dignement possible.
Sur le chemin pentu, entre les oliviers plusieurs fois centenaires, la femme et l’enfant
paraissent guetter la venue d’un visiteur, d’un messager accouru annoncer l’issue d’une lointaine et incertaine bataille. Les lèvres de la jeune femme dessinent aussi une grimace, parce
qu’elle n’en peut plus des odeurs lourdes, vanillées, du midi plein sur la caillasse, de celle des
fruits pourrissants, vinaigrée je suppose, du son vrillé des cigales, de la chaleur en trop. Et puis
les fantômes anciens la frôlent à lui hérisser le poil. Elle a étrangement sommeil à cette heureci, elle ne se l’explique pas, le petit lui pèse à bout de bras comme un sac inerte. Alors elle
recule dans l’ombre intérieure de l’ancien pressoir tout proche, pas encore couvert mais prêt
à une nouvelle charpente. Elle y tire le gamin et une fois au plus profond, comme ils tordent
le cou pour voir dehors par la grand-porte béante, quelqu’un les appelle depuis la venelle en
surplomb qui affleure le haut du mur, plus étroite qu’une largeur d’épaules. Ils lèvent les yeux,
Oui, qu’est-ce que ?
PAGE 2 | Tatiana de Rosnay, À l’encre russe | Éditions Héloïse d’Ormesson, 2013
Et la première pierre, j’en suis sûr, touche la jeune femme à la tête, lancée avec toute
la violence d’un bras de grenadier. Le temps que le gamin se rende compte du sang, la femme
s’effondre sans lui lâcher la main, il est emporté dans sa chute et il tombe, lapidé pareil, dans
un cri. L’écho s’en est à peine éteint que le meurtrier est déjà descendu leur écrabouiller la figure
à coups de galets. Après, quand il remonte vite ébranler le faîte de la muraille, qu’il fait dévaler
des moellons en avalanche sur les corps, peut-être qu’ils ont encore un souffle mais le tumulus
les écrase déjà, leur ôte la lumière et c’est fini, plus personne ne peut savoir qu’ils reposent là.
Allez savoir pourquoi me sont venus ces persiflages littéraires et ces images mentales, rien que de
voir dans un hebdomadaire les photos glacées du massacre d’une mère et d’un petit par le papa,
au hameau désert de Pie, commune d’Entrechaux, aux marches de l’Enclave des Papes. Peut-être
par réflexe de défense, ne pas laisser l’horreur me hérisser le poil, ou à cause des gros titres racoleurs,
« la tuerie inhumaine, une barbarie primitive, le monstre travesti ». Ou à cause de mon oncle
Martial qui me disait depuis son fauteuil, le journal levé vers moi, de regarder comme ils étaient
beaux, les pauvres morts. Et quel salaud il fallait être pour exécuter ainsi sa propre famille.
Si j’ai lu moi-même l’article j’ai oublié, je n’ai gardé en mémoire que le roman rapide
qui m’est apparu immédiatement, l’incendie imaginaire allumé par les clichés des lieux et les
instantanés anciens des protagonistes du terrible fait divers…
Est-ce que j’ai raconté mes visions à l’oncle Martial ? J’en serais étonné. Il s’était réinstallé dans sa lecture, rassurante de monstruosité, au centre de sa maison en ordre parfait. Une
immense ferme au carré vers Fretin, au bord de la campagne lilloise, forteresse agricole modernisée, meublée sans une faute de goût. À l’époque, l’oncle ne fait pas ses cinquante ans passés.
Colosse venu des fjords, viking ondulé blond en chemise blanche, pli de pantalon au rasoir.
Son épouse, ma tante Irène, chante dans la cuisine que l’amour est un bouquet de violettes.
Il a lu à voix haute la fin de l’article. Un maçon avait trouvé les corps déjà décomposés
un bon mois après le crime. Le meurtrier était un homme, le propriétaire des lieux, déguisé
en femme. On l’a formellement reconnu sur une bande de surveillance quand il a retiré de
l’argent à un guichet automatique. Je me souviens avoir fait la remarque de comment on peut
identifier quelqu’un justement à ce qu’il est méconnaissable. La réponse est venue, immédiate :
on avait trouvé une photo de lui, dans le même déguisement, oubliée dans l’habitation principale du hameau. Le type avait massacré sa femme et son fils, emporté argent, papiers et
albums de la famille, pris sa Mercedes pour aller jusqu’à Vaison, fait une pause à la banque où
on le filme, puis Bollène et abandon de la voiture avant le péage d’autoroute. Et plus d’indice
de son passage nulle part, plus personne.
Michel Quint, En dépit des étoiles
Roman
288 pages | 19 € | ISBN 978-2-35087-209-4
© Éditions Héloïse d’Ormesson, 2013 | www.heloisedormesson.com

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