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Joey Goebel, The Anomalies, Éditions Héloïse d’Ormesson, 2009.
I
Potentiel humain
Luster
Ça n’a pas été facile de réparer simultanément six millions de cœurs brisés, mais j’y suis arrivé.
Ce sont les premières lignes du livre que j’écrirai un jour. Ce sera le meilleur livre du monde : je m’inspirerai de ma vie, le résultat sera plus intelligent que n’importe quel tabloïd, plus sexy que la Bible. Ça plaira
à Oprah.
L’entrée de cette chambre sera délimitée par des cordons de velours rouge, les taches sur la moquette
deviendront des pièces de collections qu’on s’arrachera sur eBay. Et lorsque ceux qui vivent en des lieux où
les annuaires sont plus épais verront mes humbles origines, il leur viendra à tous la même pensée :
« Comment se fait-il que, à une époque où les portables avaient pour sonneries des génériques d’émissions télévisées, où les troubles nerveux se transmettaient par l’air, où le monde devenait si lourd que la
pesanteur était presque inutile, un garçon mal nourri ait pu produire des idées d’une telle valeur et d’une
telle originalité qu’elles deviendraient nos hymnes, qu’il ait pu consigner une pensée révolutionnaire par
minute dans ses carnets à spirale, allongé sur une paillasse infestée de vers dans une maison grotesque au
fond d’une ruelle illettrée dans une ville incestueuse d’un État triste à mourir ? »
Je me pose la même question tandis que la réponse plane derrière moi dans des vapeurs de liqueur de
malt et de marijuana. Il me force à devenir grand cet homme, cet humanoïde affreusement moyen. Il me
raille :
– Si t’es tellement malin, mec, pourquoi tu écris pas une de tes chansons débiles pour moi, crâne d’œuf
de mes deux ?
Avec son gros flingue braqué sur mon esprit, il m’inspire. Alors j’improvise quelques paroles, et il arme
le chien de son revolver tel l’homme de Neandertal qu’il est.
page 2 | Joey Goebel, The Anomalies, Éditions Héloïse d’Ormesson, 2009.
II
Ce qu’ils disent tous
Opal
Les gens parlent parfois de longueurs d’onde. J’imagine que la mienne doit être difficile à capter. Peut-être
que je suis restée bloquée sur les grandes ondes, j’en sais rien. Mais il y a quelques personnes qui arrivent à
m’entendre, comme celle qui se trouve à côté de moi sur le siège passager, en train de cracher des mollards
sur les passants. Ils la trouvent mignonne jusqu’à ce qu’ils se retrouvent le visage dégoulinant de son venin.
Là, elle devient plutôt répugnante. Je crois que je leur inspire le même sentiment.
Je suis dix fois plus âgée qu’Ember, mais on reste quand même à peu près au même niveau. Soit elle
est vraiment précoce, soit c’est moi qui suis vraiment immature, je sais pas. Je crois que notre plus grande
différence (à part nos soixante-douze ans d’écart), c’est que j’adore les garçons, alors qu’elle les déteste. Mais
ça changera.
– Tu sais quoi, copine ? dis-je à ma petite pote qui essayait de produire un nouveau crachat. Toi et moi,
on se ressemble beaucoup.
– Pas du tout.
– Que si ! On a horreur de s’emmerder, on est toujours agitées. En tout cas, je suis contente d’avoir
sympathisé avec quelqu’un comme toi plutôt que d’aller prendre le petit déjeuner chez Hardee’s tôt le matin
ou de passer ma vie à jouer au bridge.
– Je suis bien contente de ne pas regarder ces conneries de Walt Disney, répond-elle.
– Tu as raison. Tu te fiches aussi des gadgets dans les boîtes de céréales que les autres gamins adorent.
Quand on descend de mon break, j’enlève cet horrible jogging en velours aussi vite que possible. Je ne
veux pas que les parents d’Ember me voient habillée en rockeuse, au cas où ils en auraient quelque chose
à faire. Mais je crois qu’ils s’en foutent. Ils ont l’air de s’intéresser de moins en moins à leur fille et de plus
en plus à leurs soirées déguisées ou à leurs vacances sur des îles dont je n’ai jamais entendu parler.
Après avoir balancé mon costume de vieille dame sur la banquette arrière, je fais la course avec Ember
jusqu’à l’entrée du Red Lobster – l’endroit qu’elle a choisi. Elle adore leur mahi mahi. Je l’ai prévenue que
Luster n’aimait pas les chaînes de restaurants, mais ça lui était égal. Je ne me plains pas, parce que j’adore
leurs nuggets de poulet.
Bien sûr, ses petites jambes ont couru plus vite que mes guibolles pleines d’arthrite.
Hôtesse d’accueil
Pour la première fois de la soirée, mon sourire est sincère. Je ne peux pas m’en empêcher. Il y a une petite
fille, genre sept ou huit ans, qui s’avance vers moi en sautillant au rythme de la musique aseptisée… un
vrai petit ange.
page 3 | Joey Goebel, The Anomalies, Éditions Héloïse d’Ormesson, 2009.
Elle est blonde, les cheveux bouclés, elle a un visage de bé-bé, de grands yeux magnifiques. Elle ressemble un peu à la fille des pubs pour le jus de raisin Welch, sauf qu’elle vous met moins mal à l’aise. Pourtant, ses parents l’ont mal fagotée. Elle porte un T-shirt avec un monster truck dessus, Gravedigger. Il est
beaucoup trop grand pour elle, il lui couvre les genoux. On dirait qu’elle n’a pas de pantalon : j’ai toujours
trouvé que ça faisait vulgaire pour un enfant. Au moins, ses chaussures sont mignonnes : des oxfords noir
et blanc.
– Salut, je lui dis.
– Salut.
Elle regarde derrière elle en direction d’une vieille dame qui vient vers nous, sûrement sa mamie. La
grand-mère me fait en-core plus sourire, je me mords les lèvres pour ne pas éclater de rire. Ses cheveux
blancs sont courts mais très bouffants, elle porte un blue-jean moulant, des bottes de cow-boy à franges et
un T-shirt des Sex Pistols. Je ne vois pas à quelle célébrité elle ressemble, sans doute parce que aucune star
n’est une vieille femme.
– Bonjour ! Deux personnes ?
D’une voix forte et perçante de vieille femme, la grand-mère répond :
– Non, cinq. Les autres vont bientôt arriver.
Alors je lui demande son nom, comme je suis censée le faire.
– Oglesby.
Je lui demande si elle veut une table fumeur ou non-fumeur, comme je suis censée le faire. Mais cette
fois-ci, la voix perçante vient de l’adorable petite fille.
– Fumeur !
Ça me donne enfin une excuse pour rire. J’ai pour instructions de faire un maximum de compliments
aux clients, mais cette fois je suis sincère.
– Votre petite-fille est trop mignonne.
– C’est pas ma petite-fille, rétorque la vieille dame. Et je suis pas une mamie-gâteau.
Joey Goebel, The Anomalies
Roman traduit de l’anglais (États-Unis) par Samuel Sfez
© Éditions Héloïse d’Ormesson, 2009 | www.heloisedormesson.com
224 pages | 19 € | ISBN 978-2-35087-104-2
Distribution/diffusion Interforum