1 Les intérêts protégés par le droit de la responsabilité civile

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1 Les intérêts protégés par le droit de la responsabilité civile
Les intérêts protégés par le droit de la responsabilité civile
(Synthèse)
par
Geneviève VINEY
Professeur émérite à l'Université Paris 1
En Europe continentale, la plupart des droits nationaux sont inspirés, en ce qui concerne la
place faite en matière de responsabilité civile à la nature des intérêts protégés, par l'un ou
l'autre des deux systèmes adoptés respectivement au début du 19ème siècle par le code civil
français et, au début du 20ème, par le code civil allemand.
Le modèle de code civil français part de l'idée que tout intérêt licite mérite la protection du
droit. L'admission ou le rejet de l'action en responsabilité n'est donc pas déterminée par la
nature de l'intérêt atteint, mais par la qualification du comportement qui a causé le fait
dommageable.
Les conséquences de cette position de principe sont importantes. D'abord, le dommage
réparable est un concept très large et presque indéfiniment extensible puisqu'il s'agit de toute
atteinte à un intérêt quelconque et que c'est au juge qu'il incombe d'apprécier, dans chaque cas
particulier, si cette atteinte est prouvée, sans qu'il soit tenu de s'appuyer sur un texte. Ainsi, à
propos de chaque affaire, il n'y a pas lieu de rechercher s'il y a correspondance entre l'intérêt
atteint et un intérêt protégé par la loi. Le raisonnement tiré de ce qu'on appelle la « relativité
aquilienne » est donc écarté.
Par ailleurs, la définition du fait dommageable requis pour engager la responsabilité n'est pas
influencée par l'importance objective de l'intérêt atteint, mais uniquement par les
circonstances dans lesquelles s'est déroulée l'activité qui est à l'origine du dommage,
notamment la difficulté de cette activité et les risques créés par elle. En principe, toute faute
dommageable (la simple imprudence ou négligence) entraîne la responsabilité sauf si l'activité
de l'auteur présentait des difficultés particulières, auquel cas le juge accepte parfois de
soumettre la responsabilité à la condition d'une faute qualifiée (lourde ou intentionnelle).
Quant à la responsabilité sans faute, qui se justifie essentiellement par la notion de risque
créé, elle occupe une place de plus en plus importante en raison de la sensibilité croissante de
l'opinion publique et des juges aux risques.
Ce modèle a été adopté par tous les droits qu'a influencés le droit français : en Europe les
droits belge et néerlandais ainsi que certains droits des pays d'Europe centrale et, hors
d'Europe, le droit québécois et ceux de certains pays d'Amérique latine.
A ce modèle s'oppose trait pour trait le modèle germanique. Celui-ci part en effet de l'idée que
seuls certains intérêts, énumérés par la loi, méritent d'être protégés par le droit de la
responsabilité et qu'ils doivent l'être d'autant plus complètement qu'ils apparaissent plus
importants.
En conséquence, le dommage réparable, au moins en cas de simple négligence, est défini par
la loi : il s'agit de l'atteinte à l'un des intérêts spécialement désignés par celle-ci comme dignes
de protection, ce qui ne laisse aux juges qu'une marge d'appréciation assez réduite puisqu'ils
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doivent se référer à la liste légale. Cheque fois qu'ils sont saisis d'une action en responsabilité,
ils doivent vérifier que l'intérêt atteint est de ceux que la règle enfreinte avait pour objet de
protéger et que la victime figure parmi les bénéficiaires de cette protection.
En outre, le fait dommageable requis pour justifier la responsabilité dépend de l'importance de
l'intérêt lésé. Si cet intérêt est placé par la loi parmi ceux qui sont les plus importants, la
responsabilité sera admise pour toute faute, même de simple négligence ou imprudence. En
revanche, une faute intentionnelle sera en principe exigée en cas d'atteinte aux intérêts qui ne
figurent pas dans cette liste. Quant à la responsabilité sans faute, elle reste exceptionnelle et
doit être admise par un texte spécial qui en réglemente la portée, notamment en limitant la
réparation à certains types de dommages causés par l'activité visée.
Autrement dit, le modèle germanique établit une hiérarchie entre les intérêts et postule que la
protection assurée par le droit de la responsabilité doit être plus ou moins complète selon
qu'ils sont considérés comme plus ou moins importants. Il en résulte un système assez
casuistique qui ressemble beaucoup, dans ses résultats pratiques, au système anglais de
« Torts » distincts.
Ces modèles sont donc assez antinomiques et il n'est pas surprenant que les projets de
réforme, qui, depuis quelques années, ont été proposés, soit à l'échelle nationale, soit par des
groupes composés de juristes issus de plusieurs pays, se rattachent principalement à l'un ou à
l'autre.
Les deux projets ayant une ambition internationale, à savoir les « Principes du droit européen
de la responsabilité civile » (que nous appellerons désormais projet du Groupe de Vienne qui
a été mis au point en 2005) et le titre VI des « Principes et modèle pour un droit privé
européen » publié en 2008 par le groupe d'étude sur un code civil européen en tant que projet
de cadre commun de référence (que nous appellerons désormais « projet Cadre commun de
référence ») sont nettement inspirés du modèle germanique. Il en va de même, pour
l'essentiel, de l'avant-projet de loi fédérale suisse portant « révision et unification du droit de
la responsabilité civile », même si on trouve des traces, dans ce projet, de l'influence du
modèle français comme d'ailleurs dans le projet de révision du code civil turc. C'est ce dernier
modèle que reprend, sans surprise, l'avant-projet Catala de révision du droit français des
obligations et de la prescription.
Pourtant, dans la plupart de ces textes, on décèle certaines tendances communes qui sont de
nature à rapprocher les différents systèmes juridiques, sinon dans leurs postulats de départ,
qui restent très contrastés, du moins dans leurs résultats pratiques.
Afin de mesurer ces chances de convergence, il importe d'examiner le rôle que ces projets
assignent à la nature de l'intérêt lésé pour définir, d'une part, le périmètre de la responsabilité
civile (I) et, d'autre part, le degré de protection assuré aux victimes par celle-ci (II).
I. - La nature de l'intérêt lésé et la détermination du périmètre de la responsabilité civile
Les deux notions qui délimitent ce périmètre sont le dommage et le comportement du
responsable. Or, sur ces deux points, on constate que les projets perpétuent l'opposition entre
les deux modèles - germanique et français - (A), ce qui appelle une réflexion critique sur la
valeur de ces modèles et sur les possibilités de rapprochement entre les systèmes juridiques
qui y sont soumis (B).
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A.- Le maintien d'une opposition entre les deux modèles, en ce qui concerne la
définition du dommage réparable est patent à la simple lecture des projets soumis à
notre examen. Elle est moins nette en ce qui concerne le comportement imputé au
responsable.
1. - Les projets qui se rattachent à la tradition germanique identifient en
principe la notion de dommage à l'atteinte portée à certains intérêts définis par
la loi.
C'est le cas du projet du groupe de Vienne dont l'article 2-101 dispose que « le
préjudice consiste en une atteinte matérielle ou immatérielle à un intérêt juridiquement
protégé », les intérêts protégés étant définis à l'article 2-102 qui désigne « la vie, l'intégrité
corporelle ou mentale et la liberté » (alinéa 2), les « droits de propriété » corporelle et
incorporelle (alinéa 3) et enfin « les intérêts économiques et les relations contractuelles »
(alinéa 3).
Le projet « Cadre commun de référence » comporte un article 1-101 intitulé « règle
de base » qui soumet la responsabilité, qu'elle soit due à une faute intentionnelle, une
négligence ou un fait non fautif, à la preuve d'un dommage déclaré réparable par la loi
(Legally relevant damage). Or la signification de ce concept est précisée par l'article 2-101.
Celui-ci renvoie d'abord au chapitre 2 qui décrit minutieusement les principaux dommages
figurant dans cette catégorie : il s'agit des atteintes corporelles et de certaines de leurs
conséquences pécuniaires, de certains préjudices par ricochet en cas de dommage corporel,
des atteintes à la dignité, à la liberté et à la vie privée, des pertes dues à la communication
d'une fausse information sur autrui ou à la confiance placée dans un avis ou une
communication incorrecte et de l'atteinte à l'activité économique ou professionnelle d'autrui
ainsi que des charges assumées par l'État à la suite d'une atteinte à l'environnement et des
pertes causées par une fausse déclaration frauduleuse ainsi que de l'encouragement à la nonexécution d'une obligation contractée par un tiers.
A cette liste, l'article 2-101 ajoute « la perte ou le préjudice résultant de la violation
d'un droit conféré par une autre disposition légale » et « la perte ou le préjudice résultant d'un
intérêt digne de la protection de la loi », mais il définit de façon assez étroite ces deux
catégories (article 2-101 (3)).
La référence à l'intérêt protégé pour définir le dommage réparable est donc très
explicite dans les deux projets élaborés par les groupes européens.
Le projet de réforme du droit suisse comporte, quant à lui, un article 48 qui
ressemble a priori comme un frère aux articles 1382 et 1383 du code civil français puisqu'il
dispose que « la personne qui cause un dommage à autrui par son comportement fautif, soit
intentionnellement, soit par négligence, est tenue de le réparer ». Cependant, il ne faut pas s'y
méprendre car la notion de « dommage » fait par ailleurs l'objet de précisions qui calquent
cette notion sur le modèle germanique. En effet les articles 45a à 45e énumèrent
limitativement les chefs de préjudice indemnisables tant au titre du dommage patrimonial que
du dommage moral. Il s'agit de l'atteinte à la vie, à l'intégrité physique ou psychique, aux
choses, à l'environnement et aux droits de la personnalité.
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En revanche, l'avant-projet Catala confirme le modèle du code civil de 1804.
L'article 1343 dispose en effet qu'est réparable « tout préjudice certain consistant dans la
lésion d'un intérêt licite, patrimonial ou extra-patrimonial, individuel ou collectif ». La
volonté de consacrer une définition très large du dommage incluant toute atteinte à un intérêt
quelconque est donc patente.
Ainsi, quant à la définition du dommage réparable, les projets actuels maintiennent
une opposition entre deux méthodes : celle qui réserve en principe au législateur le soin
d'examiner les intérêts dont l'atteinte justifie une réparation et celle qui admet que
l'indemnisation est due pour toute atteinte avérée à un intérêt quelconque et laisse au juge le
soin d'apprécier si cette atteinte est réelle.
2. - Pareille opposition se retrouve-t-elle à propos de la définition du standard de
conduite requis du défendeur et dont l'inobservation justifie la responsabilité ?
Sur ce point, le plus germanique des projets soumis à notre examen - à savoir celui
du groupe de Vienne - fait intervenir la nature de l'intérêt lésé dans cette définition. L'article
4-102 cite en effet, parmi les facteurs pris en compte pour apprécier ce standard de conduite
« la nature et la valeur de l'intérêt protégé ». Toutefois, cette disposition reste assez vague et
elle n'accorde pas à ce facteur un rôle prépondérant par rapport aux autres qu'elle signale
également (« la dangerosité de l'activité », « le savoir faire qui pouvait être attendu de la
personne engagée dans cette activité", "la prévisibilité du dommage », « la relation de
proximité ou de confiance particulière entre les personnes impliquées » ainsi que « la
disponibilité et le coût des mesures de protection ou méthodes alternatives »).
Quant au projet « Cadre commun de référence », il n'est pas explicite sur ce point.
Cependant l'article 3-102 définit la négligence soit comme une conduite qui ne respecte pas le
standard prévu par une disposition légale dont le but est la protection de la personne lésée (a),
soit comme une conduite qui n'est pas celle que l'on pouvait attendre d'une personne
raisonnable et diligente (b). La première de ces deux variantes de la négligence fait donc
référence à l'intérêt protégé. C'est une allusion à la méthode d'appréciation tirée de la théorie
de la « relativité aquilienne ».
On peut également interpréter ainsi l'article 46 du projet suisse qui dispose, dans son
alinéa 1er qu'est « illicite le fait dommageable qui porte atteinte à un droit protégé par l'ordre
juridique ». Toutefois, l'alinéa 2 ampute d'une bonne partie de ses effets l'alinéa 1er puisqu'il
ajoute que « lorsque le fait dommageable consiste dans le comportement d'une personne,
celui-ci est illicite s'il est contraire à une injonction ou à une interdiction de l'ordre juridique,
au principe de la bonne foi ou à un devoir contractuel ».
Quant à l'avant-projet Catala, il ne fait aucune allusion aux intérêts protégés ni dans
la définition de la faute (article 1352), ni dans celle des autres faits générateurs de
responsabilité (fait de la chose, fait d'autrui, troubles de voisinage, activité anormalement
dangereuse).
Il semble donc qu'en ce qui concerne l'appréciation du standard de conduite exigé du
défendeur, la principale différence entre les projets inspirés du modèle germanique et l'avantprojet Catala réside dans l'emploi de la méthode tirée de la relativité aquilienne à laquelle les
premiers se réfèrent plus ou moins explicitement alors que le second n'y fait pas allusion.
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B. - La constatation de ces différences amène donc à s'interroger sur la valeur
respective des deux modèles dont se sont inspirés les auteurs des projets examinés et
sur les chances d'éventuels rapprochements.
1. - Il est clair que le modèle germanique repris par les projets européens est plus
rigoureux que le modèle français et respecte donc mieux le principe de sécurité juridique,
mais il est moins ouvert à l'évolution. Or on constate aisément que de nouveaux risques
apparaissent constamment qui sont liés au changement des conditions de vie et des techniques
utilisées tant par les particuliers que par les professionnels et qu'ils sont la source de nouveaux
dommages dont il paraît juste de réparer les effets délétères. Or le modèle français permet
plus facilement cette adaptation que le modèle germanique puisqu'il n'exige pas une
intervention législative pour créer de nouveaux chefs de préjudice, laissant ce soin aux
tribunaux. C'est ainsi que, dans les cas d'atteintes à l'intégrité physique de la personne, le
système français a permis de justifier, sans appel au législateur, l'indemnisation de toutes les
conséquences, tant patrimoniales qu'extra-patrimoniales, de ces atteintes, et ceci non
seulement au profit de la victime directe, mais aussi des victimes par ricochet. Par ailleurs,
l'indemnisation des préjudices purement économiques n'a jamais fait difficulté. Or on sait
l'importance que peut revêtir ce type de dommage, notamment pour les entreprises : c'est le
cas notamment des pertes d'exploitation et des conséquences d'une information défectueuse
que facilite aujourd'hui le développement prodigieux des techniques de l'information. De
même, l'accroissement des risques environnementaux dus au développement de l'industrie et
des transports incite désormais à admettre l'indemnisation du préjudice écologique pur, ce que
le modèle français permet par une simple évolution de la jurisprudence alors que le modèle
germanique exige une intervention législative.
Toutefois, la souplesse et la réactivité du modèle français ont un prix. Elles
favorisent en effet une inflation du nombre des préjudices indemnisables qui risque, sous la
pression des avocats des victimes, d'entraîner une dérive indemnitaire. Certains auteurs
dénoncent aujourd'hui cet inconvénient.
2. - Est-il alors possible d'envisager certains rapprochements que laisseraient
éventuellement présager les projets soumis à notre examen ?
Quelques observations peuvent être faites en ce sens.
Tout d'abord, il est certain que la sensibilisation à de nouvelles formes de dommages
et à de nouveaux intérêts méritant la protection du droit est une tendance générale qui se fait
sentir dans tous les pays d'Europe quel que soit le modèle auquel leur droit est soumis. Cette
sensibilisation est d'ailleurs favorisée par l'existence du droit communautaire qui pose
aujourd'hui des règles contraignantes, notamment pour la protection du consommateur et celle
de l'environnement.
A cet égard, le projet « Cadre commun de référence » est d'ailleurs révélateur car la
liste qu'il établit des dommages légalement réparables (Legally relevant damages) est
nettement plus étendue que celle qui résulte du § 823 du code civil allemand. En outre, on
remarquera que ce § 823 comportait déjà une soupape de sûreté puisqu'à côté des intérêts
désignés explicitement comme dignes de protection (droit à la vie, à l'intégrité corporelle, à la
santé, à la liberté et à la propriété), il ajoutait que devait être réparée également, en cas de
faute intentionnelle ou de négligence, l'atteinte portée à « un autre droit d'autrui d'une manière
contraire à la loi » et cette disposition a été utilisée par les tribunaux allemands pour
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indemniser les atteintes aux droits réels, au droit de propriété industrielle et à l'ensemble des
droits de la personnalité.
Or le projet « Cadre commun de référence » comporte également une disposition
comparable : il s'agit de l'article 2-101(1) qui dispose qu'est réparable « la perte ou le
préjudice résultant de la violation d'un intérêt digne de la protection légale ». On peut donc
penser que, même si ce texte encadre assez étroitement le pouvoir du juge (voir les précisions
apportées par l'article 2-101(2) et (3)), il laisse place aux évolutions nécessaires.
Quant au modèle français, il n'est pas non plus imperméable à certains
infléchissements qui pourraient en corriger les excès.
D'abord, il importe de remarquer que, le dommage étant une notion de droit, son
admission est soumise au contrôle de la Cour de cassation qui peut jouer un rôle modérateur
en se fondant notamment sur le caractère incertain, éventuel ou hypothétique du préjudice ou
sur le caractère illicite ou immoral de l'intérêt invoqué. Or si ce contrôle n'a pas été très
énergique jusqu'à présent, il pourrait être exercé en face de prétentions jugées excessives.
L'échec de la tentative récente de faire reconnaître un préjudice moral d'"impréparation" en
cas de méconnaissance par le médecin de son obligation d'information sur un risque de
l'opération ou du traitement (Civ.1, 6 décembre 2007, D., 2008 p.192, note SARGOS (P.),
JCP 2008.I.125 obs. STOFFEL MUNCK (P.)) est un exemple qui, parmi d'autres, montre que
la Cour de cassation n'est pas dépourvue de moyens pour endiguer les demandes qui ne
paraissent pas justifiées.
En outre, dans les domaines où la liste des chefs de préjudice indemnisables est
affectée d'incertitude, rien n'empêche le législateur d'intervenir pour la clarifier. C'est ce qu'il
devrait faire pour le dommage corporel où cette clarification pourrait être facilement obtenue
par la légalisation de l'une des listes de préjudices indemnisables qui ont été établies par les
deux commissions réunies récemment sous l'égide de Madame Lambert-Faivre et du
Président Dintilhac. Ces deux listes sont en effet très proches l'une de l'autre et elles
recueillent une approbation assez générale des magistrats, des justiciables et des praticiens.
Enfin il nous semble que les droits obéissant au modèle français pourraient, dans
cette même perspective de limitation du périmètre de la responsabilité civile, faire place au
raisonnement tiré de la « relativité aquilienne » chaque fois que le manquement imputé à
l'auteur du dommage réside dans la violation d'une disposition législative ou réglementaire
ayant une finalité aisément décelable. Or aujourd'hui les réglementations ayant pour objet par
exemple la sécurité de certaines personnes et de certains biens sont de plus en plus
nombreuses et développées.
Ainsi, malgré le maintien, par les projets examinés, de l'opposition de principe entre
la méthode qui fait intervenir la nature de l'intérêt protégé dans la définition du dommage
réparable et du standard de conduite requis du défendeur, et celle qui néglige en principe cette
considération, toute possibilité de rapprochement n'est pas exclue.
Mais la nature de l'intérêt lésé n'a pas pour seule fonction, dans les droits qui
obéissent au modèle germanique, de définir le périmètre de la responsabilité. Elle intervient
également pour nuancer le degré de la protection assurée aux victimes.
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II. - La nature de l'intérêt lésé et le degré de protection assuré par la responsabilité civile
Cette inégalité de la protection assurée aux victimes en fonction de l'importance de l'intérêt
lésé est exprimée on ne peut plus explicitement par l'article 2-102 du projet du groupe de
Vienne. L'alinéa (1) dispose en effet. L’étendue de la protection d'un intérêt dépend de sa
nature. Plus sa valeur est élevée, sa définition précise et la nécessité de le protéger évidente,
plus sa protection sera étendue. Suivent l'alinéa (2) qui admet que « la vie, l'intégrité
corporelle ou mentale ou la liberté jouissent de la protection la plus étendue », l'alinéa (3) qui
dispose que « les droits de propriété se voient accorder une protection étendue » et l'alinéa (4)
aux termes duquel « la protection des intérêts économiques ou des relations contractuelles
pourra être d'étendue plus limitée, en considération notamment de la proximité entre l'auteur
et la personne menacée ou du fait que l'auteur avait conscience de causer un dommage alors
que ses intérêts sont nécessairement de valeur inférieure à ceux de la victime ».
D'allure doctrinale, ce texte ne tire pas lui-même les conséquences pratiques de cette
hiérarchie des intérêts. Or celle-ci pourrait a priori affecter, d'une part, la qualification du fait
retenu pour justifier la responsabilité (A) et, d'autre part, le régime de la réparation (B).
A. - Dans quelle mesure la nature de l'intérêt lésé influence-t-elle la qualification du
fait exigé pour justifier la responsabilité ?
Dans la perspective ouverte par l'article 2-102 du projet du groupe de Vienne, on
pourrait imaginer que les intérêts jugés peu importants (intérêts économiques et relations
contractuelles) ne soient protégés que contre la faute intentionnelle ou très grave tandis que
les intérêts moyennement importants (droits de propriété) le seraient contre toute faute, y
compris de négligence et que les plus importants (droit à la vie, à l'intégrité physique ou
mentale et liberté) le seraient même sans faute, par un régime de responsabilité de plein droit.
Or, on ne retrouve pas ce schéma dans les projets soumis à notre examen.
1. - La place faite à l'exigence d'une faute intentionnelle pour engager la
responsabilité de son auteur est, dans tous ces projets, réduite.
Le projet du groupe de Vienne pose en principe, à l'article 4-101, que « toute
personne qui viole, intentionnellement ou par négligence le standard de conduite requis,
engage sa responsabilité pour faute ».
Le projet « Cadre commun de référence » pose le même principe d'assimilation de la
faute intentionnelle et de la simple négligence à l'article 1-101(1) et si, parmi les exemples de
dommages légalement réparables (Legally relevant damages) il en est certains qui ne sont
indemnisés qu'en cas de mauvaise foi (articles 2-204, 2-205, 2-207), de fraude (article 2-210)
ou d'intention (article 2-211), ces cas sont bien définis et de portée limitée.
Dans les projets nationaux, on ne trouve pas non plus de disposition explicite de
portée générale réservant la responsabilité pour faute intentionnelle aux atteintes à des intérêts
jugés accessoires.
Il semble donc qu'un certain consensus existe aujourd'hui en faveur de l'assimilation
de principe de la faute de négligence et de la faute intentionnelle comme cause de
responsabilité, quelle que soit l'importance de l'intérêt lésé.
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2. - Mais la nature de cet intérêt n'entre-t-elle pas, en revanche, en ligne de
compte pour définir le domaine et la portée de la responsabilité sans faute ?
On sait que dans sa célèbre thèse « De la responsabilité civile dans sa double
fonction de garantie et de peine privée » publiée en 1947, Boris Starck a proposé de distinguer
entre les atteintes à la personne et aux biens qui devraient donner lieu à garantie, c'est-à-dire à
une responsabilité de plein droit, sans faute, et les atteintes à des intérêts moraux ou purement
économiques qui ne seraient indemnisées qu'en cas de faute. D'ailleurs Starck s'est efforcé de
présenter le droit français comme consacrant cette distinction. Pourtant, cette présentation
était tendancieuse car, en droit français, le domaine de la responsabilité de plein droit se
définit à partir de certains faits dommageables (fait d'autrui, fait des choses et des animaux) et
ces faits justifient la réparation de l'intégralité des dommages causés sans distinction selon la
nature des intérêts lésés.
En revanche, le droit allemand soumet les principaux cas de responsabilité sans faute
à des dispositions spécifiques qui généralement excluent la réparation de certains préjudices,
en particulier des préjudices purement économiques ou moraux.
Qu'en est-il des projets soumis à notre examen ?
Ceux qui obéissent au modèle germanique limitent de façon assez stricte le domaine
et la portée de la responsabilité sans faute.
Dans le projet « Cadre commun de référence », cette responsabilité n'est prévue que
pour le fait des préposés et des représentants (article 3-201), les dommages causés par le
mauvais état d'un immeuble (article 3-202), par les animaux (article 3-203), les produits
défectueux (article 3-204), les véhicules automobiles (article 3-205), les substances ou
émissions anormalement dangereuses (article 3-206) ainsi que pour les dommages liés à une
autre source de danger si la loi nationale le prévoit (article 3-207). Mais, dans tous ces cas, les
seuls préjudices réparés sont les atteintes à la personne et les pertes consécutives à ces
atteintes (“personal injuries and consequential loss”).
Le projet du groupe de Vienne limite la responsabilité sans faute aux conséquences
des activités dangereuses, mais il ne restreint pas explicitement la réparation à certains types
de dommages réalisant une atteinte à des intérêts essentiels, ce qui pourrait cependant être
admis par les tribunaux sur le fondement de l'article 2-202 précité.
Le projet suisse fonde clairement la responsabilité sans faute sur le risque de
l'activité (article 50) et il précise, à l'article 45, qu'« en matière de responsabilité pour risque et
sauf disposition contraire, seul est réparable le dommage résultant d'une atteinte à la vie, à
l'intégrité physique ou psychique, aux choses ou à l'environnement ».
En revanche, l'avant-projet Catala, qui admet une responsabilité de plein droit dans
tous les cas de responsabilité du fait d'autrui et du fait des choses qu'elle définit largement
ainsi que pour les troubles excessifs de voisinage, et les dommages causés par une activité
anormalement dangereuse, ne limite pas la portée de cette responsabilité qui permet
l'indemnisation de toute espèce de préjudice, y compris le préjudice purement économique et
le préjudice moral.
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Cet avant-projet perpétue donc la singularité du modèle français, beaucoup plus
favorable que le modèle germanique à une responsabilité sans faute largement définie et
conduisant à une indemnisation intégrale.
D'ailleurs, cette orientation se trouve encore renforcée en France par une doctrine
récente qui emprunte précisément à la méthode des intérêts protégés mais pour élargir encore
le domaine de la responsabilité sans faute car elle propose de fonder le droit à réparation
directement sur la méconnaissance de certains droits fondamentaux, sans passer par
l'intermédiaire de la preuve d'une faute.
Telle est, par exemple, la position qu'a développée Christophe Rade qui a proposé
de fonder l'ensemble du système de réparation des dommages sur « le droit à la sûreté »
(Réflexions sur le fondement de la responsabilité civile, Dalloz 1999 Ch. p. 313 et s., 324 et
s.; Plaidoyer en faveur d'une réforme de la responsabilité civile, Dalloz 2003, p. 2247).
Cette même idée apparaît, de façon plus nette encore, dans une étude publiée en
2005 par Olivier Lucas qui propose de faire du respect des droits de l'homme l'un des
fondements de la responsabilité civile (La Convention européenne des droits de l'homme et
les fondements de la responsabilité civile, JCP 2005 I., 286).
Elle a été également exprimée avec force dans une thèse importante, celle de M.
Marc Pichard intitulée « Le droit à : étude de législation française » (Economica 2006, préface
M. Gobert). Cet auteur, après avoir souligné la portée, d'abord exclusivement politique et
rhétorique de la mention des « droits à » dans les textes législatifs, a montré que certains
d'entre eux sont devenus peu à peu de véritables « éléments du système juridique » dans la
mesure où leur objet a été de mieux en mieux déterminé et leur effectivité de mieux en mieux
garantie. Cherchant à apprécier l'utilité qu'ils présentent en droit privé, il analyse les
conséquences qui pourraient être tirées notamment de l'affirmation d'un « droit au respect du
corps » comme fondement spécifique de la réparation du dommage corporel et du « droit à un
environnement sain » pour faciliter l'action en réparation du préjudice écologique.
D'ailleurs, la jurisprudence n'a pas échappé à cette tendance qui s'est manifestée
notamment dans le domaine des atteintes au droit de la personnalité que la Cour de cassation a
parfois accepté de réparer sans exiger la preuve spécifique d'une faute (V. par exemple Civ.1,
5 novembre 1996, JCP 1997.II.22805, note Ravanas).
Le droit français se singularise donc nettement, parmi les droits européens, par la
place très large qu'il reconnaît à la responsabilité sans faute.
B. - En revanche une certaine convergence se manifeste, à travers les projets
examinés, quant à l'influence accordée à la nature de l'intérêt lésé sur le régime de la
réparation.
Cette influence est toute naturelle dans les systèmes qui se réclament du modèle
germanique, mais elle l'est beaucoup moins dans ceux qui obéissent au modèle français. Or la
plupart des textes examinés, y compris l'avant-projet Catala, privilégient nettement la
réparation du dommage corporel, précisément parce qu'il réalise une atteinte à l'intérêt jugé
universellement comme le plus essentiel (1) et ils consacrent des dispositions particulières à
l'aménagement de la réparation des principaux types de dommages.
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1. - Parmi les règles qui privilégient la réparation du dommage corporel, on peut
citer d'abord l'hostilité aux clauses contractuelles restreignant cette réparation.
Elles sont interdites par l'article 57 du projet suisse et par l'article 1382-1 et de
l'avant-projet Catala ainsi que, à des conditions plus strictes, par l'article 5401(2) du projet « Cadre commun de référence ».
Ajoutons que l'avant-projet Catala comporte d'autres dispositions qui marquent une
faveur très nette à l'égard de l'indemnisation du dommage corporel.
Cette tendance apparaît à l'article 1341 qui, dans son alinéa 2, autorise ces victimes à
choisir le régime qui leur est le plus favorable, sans se heurter à la règle du non-cumul des
responsabilités contractuelle et extra-contractuelle.
On la retrouve également à l'article 1351 qui prévoit que, si elles ont commis des
fautes en relation avec leur propre dommage, ces fautes ne seront retenues contre elles pour
amputer leur droit à réparation que si elles sont « graves ».
Elle inspire encore l'article 1373 qui refuse au juge le pouvoir de réduire
l'indemnisation en raison d'un refus de soins, même lorsque ceux-ci auraient été de nature à
limiter les conséquences du dommage.
2.- En outre, ce qui est frappant c'est que plusieurs parmi les projets examinés,
consacrent des dispositions particulières à l'indemnisation des atteintes aux
intérêts les plus importants.
C'est le cas du projet suisse aux articles 45a à 45e qui réglemente spécialement, en
énumérant les chefs de préjudice réparables dans chaque cas, les atteintes à la vie (45a), à
l'intégrité physique ou psychique (45b), aux choses (45c), à l'environnement (45d) et aux
droits de la personnalité (45e).
On retrouve d'ailleurs des dispositions voisines dans le projet turc aux articles 53 à
57.
Quant au projet du groupe de Vienne, il distingue, pour énumérer les chefs de
préjudice indemnisables, entre le dommage corporel (art.10-202), l'atteinte aux biens (art.10203) et l'atteinte aux intérêts extra-patrimoniaux (article 10-301).
Et, sur ce point, l'avant projet Catala fait un pas très net dans la même direction en
consacrant des dispositions particulières à « la réparation des préjudices résultant d'une
atteinte à l'intégrité physique » (articles 1379 à 1379-8) et à celle des « préjudices résultant
d'une atteinte aux biens » (articles 1380 à 1380-2).
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On constate que la nature des intérêts protégés est une considération qui ne laisse indifférent
aucun système juridique et qui est présente, à des degrés divers, dans tous les projets
examinés. Cependant, elle l'est très inégalement et il serait vain, semble-t-il, d'attendre, dans
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un avenir proche, l'effacement total de la différence d'approche entre les droits qui obéissent
au modèle germanique et ceux qui relèvent du modèle français.
Toutefois, on ne saurait pas non plus négliger les possibilités de rapprochement.
En ce qui concerne la responsabilité pour faute notamment, on constate en effet que les
projets qui sont inspirés du modèle germanique admettent que, des dommages nombreux
justifient cette responsabilité, ce qui contribue à élargir son domaine d'application. A l'inverse,
l'adoption par les droits qui s'inspirent du modèle français, du raisonnement tiré de la relativité
aquilienne dans les cas où la faute réside dans la violation d'une réglementation dont la
finalité est nettement affirmée pourrait jouer un rôle modérateur qui contribuerait également à
ce rapprochement.
En ce qui concerne la responsabilité sans faute, celui-ci s'avère a priori plus difficile car le
libéralisme du droit français, qui isole celui-ci en Europe, est fortement appuyé par l'opinion
publique et par les associations de consommateurs.
Mais c'est surtout par le soin qu'ils apportent à la réglementation des principaux types de
dommages - notamment des atteintes à la personne et aux biens - que ces projets peuvent
contribuer à une certaine convergence des droits nationaux quant à la place faite à la nature et
à l'importance des intérêts protégés par le droit de la responsabilité civile.
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