anti-extractivisme et transition

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anti-extractivisme et transition
Présente
ANTI-EXTRACTIVISME
ET TRANSITION
CROISER LES PERSPECTIVES
par
Anna Bednik • 2013
Membre du Collectif
(Alternatives au
Développement Extractiviste
et Anthropocentré, www.
aldeah.org) et du Collectif
citoyen Ile-de-France
Non aux gaz et pétrole
de schiste, et chercheuse
associée Barricade.
ALDEAH
Extraire des sols et des sous-sols à l’infini… Alors que ceux qui
combattent l’extractivisme tentent d’empêcher les catastrophes
locales qui, dans le présent, menacent leurs lieux de vie, les
Initiatives de Transition préparent les territoires à supporter les
futurs chocs des crises globales. Leurs objectifs sont proches,
mais une différence de taille les sépare : les mouvements antiextractivistes se développent dans le conflit et la dénonciation,
ce que refuse de faire le mouvement de la Transition. Y-aurait-il,
toutefois, un dialogue possible entre ces deux univers ?
L
e mouvement de Transition propose de prendre de l’avance sur les
« chocs jumeaux » du pic pétrolier et du changement climatique en (re)
construisant la résilience 1 des territoires. Collectivement, de bas en haut, par le
biais d’initiatives concrètes, ses acteurs « transitent » – sans attendre d’y être forcés – vers la descente énergétique et la relocalisation des activités économiques,
retissent des liens, cultivent la convivialité et portent sur l’avenir un regard
positif. Le mouvement pose, avec justesse, le problème de notre dépendance au
pétrole. L’adaptation à la raréfaction et au renchérissement des hydrocarbures
est inévitable et, en transformant le problème en un appel à la créativité à la
portée de chacun, la Transition génère un enthousiasme contagieux.
1 Définie comme « La capacité d’un système à absorber les perturbations et à se réorganiser tout en
subissant un changement, pour finalement conserver l’essentiel des fonctions, structure, identité et
rétroactions », Brian Walker et al., « Resilience, Adaptability and Transformability in Social-ecological
Systems », Ecology and society 9 (2), 2004. Lire également Pablo Servigne, « La résilience. Un conceptclé des initiatives de transition », Barricade, 2011.
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L’extractivisme, l’autre visage de nos modes de vie
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barricade /// 2013 • anti - extractivisme et transition
Toutefois, bien que les Initiatives de Transition se multiplient jour après
jour 2, l’addiction à la vitesse et la folie des grandeurs continuent à faire des
ravages, car le désir de s’engager sur la voie de la guérison est encore loin
d’être partagé par tous. Dans son ensemble, l’humanité de l’ère industrielle
file en avant à l’aveuglette, tel un bolide ayant perdu l’usage de ses freins.
Ne sachant pas s’arrêter, ne voulant pas ralentir, elle n’envisage qu’une seule
option lui permettant de retarder le crash : poursuivre sa course. Pour ajourner
la désintoxication, elle semble prête à retourner terre et mer, à explorer tous
les tréfonds, et, au mépris de risques toujours plus grands, elle sonde, fore et
fracture toujours plus loin à la recherche de ce qui reste de l’or noir (huile
et gaz de schiste et de houille, sables bitumineux, gisements de pétrole offshore ultra profonds, hydrates de méthane, etc.). De surcroît, beaucoup
d’autres « ressources » sont indispensables pour alimenter son emballement et
pour entretenir sa mécanique : des métaux pour la carrosserie du bolide, du
caoutchouc pour ses pneus, de la pitance rapide à ingurgiter pour le pilote
et ses passagers, ou encore, en anticipant une panne de combustible en cours
de route, des terres rares pour le moteur électrique, du lithium pour stocker
l’énergie fournie par l’uranium, des aliments que l’on transforme en carburant.
L’extractivisme, c’est ce qui se trouve, matériellement et concrètement,
derrière les milliards de barils de pétrole, de mètres cubes de gaz, de tonnes de
charbon et de métaux consommés sur Terre chaque année. Derrière les millions
de tonnes de soja qui stérilisent les terres arables pour nourrir le bétail, derrière
les plantations d’eucalyptus et de pin pour fabriquer du papier, celles de palme
africaine pour le diesel, les chips et les pâtes à tartiner, et, plus généralement,
derrière la plupart des marchandises – biens et services – qui font notre
quotidien. L’extractivisme, c’est ce que coûte à la planète, à ses écosystèmes et
à ses résidents, la recherche effrénée de ces « matières premières ». C’est ce qui
transforme en « zones de sacrifice » des territoires de plus en plus vastes, voués
à être vidés de leurs richesses pour contribuer à la surchauffe de l’appareil
productif. C’est ce qui fait aussi grossir les rangs des « sacrifiés », obligés de
vivre dans un environnement détruit ou de quitter leurs lieux de vie 3.
Sans l’extractivisme, il n’y aurait pas de production ni de consommation de
masse, donc pas de croissance économique, une bannière qui, plus encore en
ces temps de crise, sert à justifier les pires renoncements. Loin d’être un fait
accessoire, l’extractivisme se situe au centre de notre système économique et
social, lui fournissant une base matérielle sans laquelle il ne pourrait perdurer.
2 En juin 2013, il y avait 452 initiatives officielles et 652 postulantes au label.
Chiffres du Transition Network.
3 Les activités extractives laissent souvent des pollutions durables. Les « drainages miniers
acides » peuvent, par exemple, durer jusqu’à plusieurs milliers d’années.
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Un mot venu du Sud
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barricade /// 2013 • anti - extractivisme et transition
Le terme « extractivisme » apparaît au cours de la dernière décennie, dans
la partie hispanophone 4 de l’Amérique (indo-afro)-latine 5. Sous la plume
d’universitaires et d’activistes (Maristella Svampa, Alberto Acosta, Eduardo
Gudynas, etc.) 6, il traduit par un concept ce que les résistances sociales de plus en
plus nombreuses dénoncent et combattent sur le terrain : l’exploitation massive
de la « nature » et de ses ressources, aussi bien non-renouvelables (hydrocarbures
et minerais) que renouvelables, lorsque la vitesse de prélèvement compromet
leur renouvellement (par exemple l’agro-industrie, qui extrait les nutriments
des sols, la pêche intensive, l’élevage industriel, etc.) 7.
Si, en « nommant l’ennemi », cette définition vient en appui aux mouvements
socio-environnementaux actuels, le phénomène qu’elle désigne n’est pas
nouveau. Depuis la colonisation espagnole et portugaise, l’Amérique latine
a fourni aux différentes puissances dominantes et à l’économie mondiale
dans son ensemble une quantité incalculable de richesses naturelles. Au cours
des vingt dernières années, la spécialisation des économies régionales dans
l’exportation de matières premières et d’énergie s’est renforcée et, aujourd’hui,
l’extractivisme connaît une accélération sans précédent 8, au point de devenir
la première cause des conflits sociaux 9. C’est également le volontarisme
renouvelé des politiques d’exploitation des ressources naturelles qui explique
l’émergence récente de ce concept. En effet, y compris quand il est mis à
exécution par des entreprises privées en quête de profit, l’extractivisme reste
4 Au Brésil, le terme extractivisme recouvre un sens différent : « l’exploitation commerciale des
produits non ligneux de la forêt ». Dans l’usage, la définition hispanophone dépasse aujourd’hui
largement cette version brésilienne, pourtant antérieure (à ce sujet, voir l’histoire et les acquis
du mouvement des seringueiros des années 70).
5 Expression de Franck Gaudichaud (coord.), Amériques latines : émancipations en construction,
Cahiers de l’émancipation, Syllepse, 2013. Quel nom donner à cette région ? « Amérique
latine », inspiré de l’épopée mexicaine de Napoléon iii mais aussi largement adopté par les
« latino-américains » eux-mêmes ? « Hispanoamérica » ou « Iberoamérica » des anciennes
métropoles ? Amérique du Sud (en excluant l’Amérique centrale et le Mexique) ? Abya Yala
(proposé par des organisations indigènes) ou Nuestramerica (Notre Amérique, inutilisable pour
les étrangers) ? Le débat n’est pas tranché.
6 Voir également les écrits de Mirta Antonelli, Gian Carlo Delgado Ramos, Raúl Zibechi, entre autres.
7 La définition donnée ici correspond à celle d’Alberto Acosta, qui considère comme une erreur
de limiter l’extractivisme à la seule extraction de ressources minières et d’hydrocarbures.
Alberto Acosta, Extractivismo y neoextractivismo: dos caras de la misma maldición, Ecoportal,
25 juillet 2012, consultable sur www.ecoportal.net.
8 L’offensive néolibérale des années 1980-1990 (gestion de la crise de la dette par les Institutions
Financières Internationales et politiques d’ajustement structurel qu’elles ont imposées) a
mis en place les cadres juridiques qui sécurisent et favorisent les investissements étrangers
dans l’exploitation des ressources naturelles, en opérant une véritable re-primarisation des
économies régionales (au cours des années 90, l’investissement dans l’exploration minière s’est,
par exemple, accru de 400 % ), aujourd’hui renforcée par la demande croissante de matières
premières de la part des pays dits « émergents ». Les matières premières représentent 54 % de la
valeur totale des exportations de l’Amérique latine (CEPAL, 2011). Ce chiffre est de 75 % pour
l’Amérique du Sud (CNUCED, 2012).
9 Alicia Bárcena, Gobernanza de los recursos naturales en América Latina y el Caribe, CEPAL, 2012.
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la principale source de revenus des États. Il détermine donc en grande partie
leur marge de manœuvre, conditionne leurs programmes sociaux et leurs plans
de « développement ». Aussi bien dans les pays gouvernés par la loi du marché
que dans ceux dont les régimes sont « progressistes » 10, l’extractivisme n’est
pas seulement subi et accepté sous la contrainte, mais il finit, en colonisant
l’imaginaire, par faire figure de fatalité et par passer pour une aubaine.
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Partout ou presque où l’extractivisme avance, en Amérique latine, comme dans
d’autres régions du « Sud », éclatent des conflits et s’organisent des résistances.
Communautés paysannes et indigènes, assemblées citoyennes, comités de
voisins, collectifs de lutte de tout type, ils sont de plus en plus nombreux à
s’opposer, chez eux, à des projets de mines à ciel ouvert ou de forages pétroliers,
à l’expansion de l’agro-industrie ou de monocultures industrielles d’arbres, aux
méga-projets d’infrastructures routières et énergétiques qui accompagnent la
création des centres d’extraction. Ils dénoncent les atteintes, déjà subies ou
encore en devenir, portées par ces projets extractivistes à leurs milieux naturels
et à leur santé. Ils se battent pour l’eau qu’ils boivent et qu’ils utilisent pour
irriguer leurs terres, pour les terres qu’ils cultivent ou qu’ils ne peuvent plus
cultiver, pour leurs moyens de subsistance et pour leur travail. Mais ce qui rentre
en jeu va encore plus loin, car, en transformant leurs territoires, l’extractivisme
menace l’ensemble de leur « monde vécu » : la solidarité et l’organisation de
leurs communautés, leurs mythes, leurs visions du monde et leurs projets, tout
ce qui fait d’un territoire « un espace pour être » 11 et qui façonne son identité
et son histoire.
Face à l’écrasante supériorité des forces (matérielle comme symbolique)
des entreprises et des pouvoirs publics, ces hommes et femmes « ordinaires »
apprennent et agissent dans l’urgence. Leurs stratégies d’action varient et se
mélangent, s’inventent et s’inspirent les unes des autres : batailles juridiques
(souvent longues et coûteuses), « actions directes » (blocages de routes ou de
zones menacées, occupation ou sabotage d’installations des entreprises), exercice
par leurs propres moyens de la démocratie qu’on leur refuse (référendums
autogérés non reconnus par l’État), mobilisations de tout type (marches,
manifestations, actes symboliques et artistiques visant à attirer l’attention de
l’opinion publique et des médias, etc.). Ce sont des milliers de combats à
armes inégales, dont les acteurs, souvent criminalisés et réprimés, prennent le
risque d’être confrontés au deuil et au découragement 12. Mais ils rencontrent
10 Certains auteurs parlent plutôt du « néo-extractivisme » ou du « néo-développementalisme
extractiviste » pour différencier l’extractivisme « progressiste » (qui redéfinit les modalités
d’exploitation et de la répartition de la rente) de sa phase néo-libérale.
11 Selon José Absalon Suarez, représentant des communautés afro-colombiennes du Pacifique
qui cherchent à empêcher la construction d’un méga-port d’exportation dans une zone
naturelle préservée, le territoire est « un espace pour être, qui se construit socialement et
culturellement, à l’image du peuple qui l’habite ». Propos recueillis en 2010.
12 La criminalisation et la répression sont très fortes : procès, emprisonnements, violence exercée
par les forces de l’ordre et les sicaires privés des entreprises exploitantes, de même que, bien
plus souvent que cela n’apparaît dans les médias, de nombreux cas de tortures et d’assassinats.
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aussi, parfois, la joie des victoires, la force du rêve et tout l’enthousiasme que
peut générer une lutte qui se place du côté de la vie.
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Les populations des pays du Sud restent les premières victimes de
l’extractivisme. Cependant, de nos jours, la division internationale du travail
ne peut plus être réduite au schéma selon lequel les « métropoles importaient
la Nature que les colonies exportaient » 13. Dans le contexte actuel de crise
économique et de compétition croissante pour les ressources – en voie de
raréfaction et dont les prix connaissent une hausse durable 14 –, au « Nord »
aussi, l’extractivisme promet le « développement », et même, semblerait-il,
produit des miracles, comme celui du boom des gaz de schiste aux États-Unis,
qui sert d’argument à tous ceux qui souhaitent que les pays européens suivent
la même voie 15. Cette offensive est également combattue par des mouvements
sociaux et citoyens dans les pays occidentaux : mobilisations contre les gaz et
pétrole de schiste ou les sables bitumineux en Europe, en Amérique du Nord
et en Australie, contre les projets de mines à ciel ouvert en Europe du sud et
de l’est, etc. Quant au terme « extractivisme », depuis l’Amérique latine, il a
fait son chemin dans le vocabulaire militant et académique d’autres régions,
du Sud au Nord. Aujourd’hui, il est également utilisé par des mouvements
européens 16.
Des angles morts dans le discours de Transition
Il n’est pas question ici de verser dans un discours « apocalyptique et
misérabiliste » que le fondateur du modèle de Transition, Rob Hopkins,
attribue volontiers aux tenants de « l’écologie conventionnelle » 17. Pour
commencer, l’anti-extractivisme « parle » plus d’action que de lamentations.
Et surtout, mieux connaître (et reconnaître) cette forme d’engagement
13 14 Alberto Acosta, op. cit. Il est à noter que la stratégie européenne en matière de métaux
stratégiques fixe dans ses priorités aussi bien la mise en place d’une « diplomatie des matières
premières » visant à garantir aux entreprises européennes l’accès aux matières premières dans les
pays du Sud, que le développement du « potentiel local d’extraction ». Commission Européenne,
Initiative « matières premières » – répondre à nos besoins fondamentaux pour assurer la croissance et
créer des emplois en Europe, Bruxelles, le 06 mai 2010, COM(2008) 699 final /2. Il faut préciser
toutefois que si les matières premières extraites dans les pays du Sud sont en grande partie destinées
à l’exportation, les pays du Nord visent en premier lieu à satisfaire la demande nationale.
Voir le concept du Peak Everything de Richard Heinberg.
15 Ce discours continue à faire recette alors même que le « boom des gaz de schiste » aux ÉtatsUnis est sérieusement démenti par les faits. L’exploitation se révélerait exagérément coûteuse et
s’avérerait non rentable, suite notamment à la baisse du prix du gaz qu’elle a elle-même provoquée
sur le marché national. Les entreprises comme Chesapeake, Exxon, BHP Billiton et BP affichent des
résultats en forte baisse et des taux d’endettement exorbitants. La « bulle » serait, selon certaines
analyses, sur le point de dégonfler, voire d’éclater, risquant d’entraîner l’économie dans une
nouvelle crise d’approvisionnement et d’envolée des prix. Lire Nafeez Mosaddeq Ahmed, « Gaz
de schiste, la grande escroquerie », Le Monde diplomatique, mars 2013.
16 Voir par exemple la déclaration finale de l’axe thématique « Eau et Extractivisme » du Forum
Alternatif Mondial de l’Eau, Marseille, mars 2012.
17 Voir la comparaison faite par Rob Hopkins entre les « groupes environnementaux » et la
Transition, dans son livre, Manuel de Transition. De la dépendance au pétrole à la résilience
locale, Ecosociété / Silence, 2010, p. 135.
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écologiste pourrait aider la Transition à affermir son socle théorique et à
combler, dans son discours, les angles morts que les luttes anti-extractivistes
semblent mettre en lumière.
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Tout d’abord, si l’on adopte une vision d’ensemble, il est difficile de dissocier
notre addiction aux hydrocarbures de la surexploitation de toutes les matières et
sources d’énergie qui sous-tendent, matériellement, le modèle économique et
social dominant. Parmi les composantes de la résilience, telles que définies dans
le Manuel de Transition, les « rétroactions directes » (le fait de rapprocher nos
actions des effets qu’elles produisent) offrent la possibilité d’élargir le spectre,
à condition toutefois d’aller plus loin dans notre autolimitation des besoins,
piste que la Transition – attachée à « la vision d’un avenir d’abondance » –
aborde avec une certaine dose de prudence. En effet, la relocalisation de la
production qu’elle propose s’arrête à ce qu’il est possible de fabriquer au plus
près et il est admis que d’autres marchandises (et donc également les matières
premières servant à les fabriquer) continueront à être importées d’ailleurs, sans
qu’il soit véritablement question de limiter leur consommation. Si, au niveau
des produits agricoles, ce mode de fonctionnement peut sembler efficace,
quelle est la position du mouvement vis-à-vis, par exemple, des métaux, dont
l’extraction est l’une des activités humaines les plus polluantes ? 18 Le Manuel de
Transition n’apporte pas de réponse.
De la même façon, le récit de la catastrophe qui sert de fondement à la
Transition – centré sur les effets du changement climatique et du pic pétrolier
– reste encore largement tourné vers l’avenir. Les luttes anti-extractivistes
nous montrent que des milliers de « catastrophes » ont déjà été provoquées
par l’obstination à soustraire à la nature tout ce qui peut être utilisé et que
d’autres bouleversements sont imminents ou peuvent encore être empêchés,
à condition d’agir en ce sens. Le lien avec nos modes de vie, de production et
de consommation est évident et, en intervenant à ce niveau, le mouvement
de Transition peut apporter son concours. Mais admettre la gravité de ces
catastrophes locales conduit immanquablement à relativiser l’universalité de
l’objectif de résilience : il y a des « chocs » qu’il vaut mieux empêcher à tout
prix plutôt que de chercher à « encaisser », car les écosystèmes et les « systèmes
humains » n’ont aucune chance de maintenir leurs capacités de fonctionnement
et leur intégrité face aux changements radicaux qu’ils entrainent. Comment,
en effet, construire la résilience d’un territoire voué à être entièrement inondé
par un grand barrage ou à se transformer en trou béant d’une mine à ciel
ouvert ?
Le discours de la Transition comporte une autre limite : sa difficulté à
franchir les frontières de l’Occident, et, à l’intérieur de ce dernier, à dépasser
une catégorie sociale relativement limitée (plutôt aisée ou tout au moins
18 Sur l’industrie minière, lire Philippe Bihouix & Benoît de Guillebon, Quel futur pour les
métaux ?, EDP Sciences, 2010.
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« éduquée » et « post-matérialiste » 19). Même si l’expérience du développement
de la permaculture à Cuba reste un des exemples favori des transitionneurs 20,
il semble communément admis que seuls les habitants les moins pauvres des
pays riches sont à même de remodeler et de « décarboner » leurs modes de vie
et leurs économies (et doivent le faire, du fait de leur responsabilité vis-à-vis
du changement climatique global). Quant aux pays du Sud, toujours selon
ce discours, ils devraient disposer d’un temps leur permettant de couvrir leur
écart de « développement » 21.
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Cette position, qui peut sembler éthiquement confortable, reste toutefois
théoriquement et pratiquement limitée. Car, ne précisant pas les modalités
concrètes de ce rattrapage, elle admet implicitement, pour commencer, que
celui-ci sera en bonne partie « financé » par les revenus issus de l’exploitation
des ressources naturelles (principale source de revenus de nombreux pays),
en accélérant donc d’autant l’extractivisme, et, ensuite, qu’au point d’arrivée,
les niveaux de vie – et de consommation – des pays « pauvres » doivent être
comparables aux nôtres. Il est évident qu’un alignement des modes de vie de
tous sur ceux qui ont cours en Occident serait insoutenable pour la planète (et
ce n’est pas la progression des Initiatives de Transition, toute rapide et efficace
qu’elle soit, qui pourra à court terme inverser la tendance). Et surtout, refuser
d’affronter cette question revient à considérer tacitement que notre façon de
vivre serait souhaitable pour d’autres alors même que nous n’en voulons plus
(les initiatives de Transition en sont une preuve), non seulement parce qu’elle
est à l’origine des déséquilibres écologiques majeurs, mais aussi parce qu’elle
nous « condamne » à la tristesse.
Questionner ces positions permet d’éviter le simplisme et fait reconnaître
l’absence de réponses univoques. Le consumérisme et le gaspillage ne sont
pas réservés au seul Occident. De même, le fait d’être « pauvre » n’entraine
ni l’absence d’une « conscience écologiste» 22 ni l’impossibilité de penser et
de construire, consciemment, des « alternatives » aux piliers de l’organisation
économique et sociale dominante (consumérisme, productivisme, utilitarisme,
individualisme, etc.). Il y a, parmi les populations les plus défavorisées des pays
du Sud, des hommes et des femmes qui questionnent la légitimité des sacrifices
19 Lire notamment l’analyse de Simon De Muynck, « Initiatives de transition. Les limites du
mouvement », Barricade, 2011. Le « post-matérialisme » étant entendu comme « un système
de valeurs déterminé par l’expérience d’un niveau de bien-être et de sécurité économique et
physique suffisant, lié à un niveau d’instruction élevé, […] etc. », définition citée dans l’article
disponible sur www.barricade.be
20 Voir le film documentaire Le pouvoir de la communauté : comment Cuba a survécu au pic de
pétrole, Faith Morgan, 2006. Toutefois, Cuba n’est pas vraiment un « pays en développement »
comme les autres (régime communiste depuis 1959 et indice de développement humain audessus de la moyenne régionale). Lire aussi l’article de Pablo Servigne & Christian Araud, « La
transition inachevée. Cuba et l’après-pétrole. » Barricade, 2012, disponible sur www.barricade.be
21 Dans son Manuel, Rob Hopkins considère par exemple comme indispensable l’application
du « scénario de contraction et convergence » (Rob Hopkins, op. cit., p. 81) devant permettre
« aux pays en développement » de continuer à augmenter leurs émissions de GES jusqu’en 2020
pour répondre à leurs besoins de développement.
22 Voir notamment le concept de « l’écologisme populaire » développé par Joan Martinez-Alier.
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exigés au nom du « développement » 23. Il y a, enfin, dans les pays du Sud, des
conceptions de la vie qui ne subordonnent pas la « nature » aux « besoins » de
l’humain 24.
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De très nombreuses expériences « alternatives » (de relocalisation de la
production, d’autonomie, d’autosuffisance alimentaire grâce à l’agro-écologie,
etc.) se construisent par ailleurs dans le cadre des résistances à l’extractivisme,
sans pour autant se revendiquer de la Transition et sans même que, la plupart
du temps, leurs acteurs connaissent l’existence de ce mouvement 25. Pour
ceux qui mettent en œuvre ces « utopies concrètes », elles sont un vital souffle
d’espoir, souvent indispensable pour continuer à mener leurs combats. Faire
connaître auprès d’eux la richesse des initiatives de Transition permettrait
d’apporter des éléments supplémentaires de réponse à la fatidique question de
« vous êtes contre, mais que proposez-vous ? ». Et ce, tout en nuançant l’image
monolithique d’un Occident prédateur et inconscient, souvent stigmatisé
(dans une large mesure à juste titre) par les mouvements sociaux du Sud.
Des passerelles ?
Un dialogue entre différentes cultures et formes d’engagement comporte
toujours une prise de risque et suscite des craintes de voir se diluer ses propres
identité, consistance et stratégie. Le mouvement de Transition se situe du côté
des « révolutions tranquilles », et la militance radicale et revendicative peut
apparaître – et apparaît – pour nombre de ses acteurs comme un repoussoir.
À l’inverse, à ceux qui risquent parfois jusqu’à leur vie pour empêcher
l’irréparable, le discours de Transition peut sembler naïf et déconnecté de la
réalité, réservé à des privilégiés qui peuvent s’offrir le luxe – le temps et les
moyens – de jouer à l’utopie pour simplement « se faire du bien ».
L’inébranlable « positivité » de la Transition et son refus du conflit peuvent
être vues comme des obstacles au rapprochement entre ces deux univers.
Pour toucher le plus grand nombre, le mouvement reste en dehors de toute
23 Sur la critique du développement, lire Gilbert Rist, Le développement. Histoire d’une croyance
occidentale, Presses de Sciences Po, 2007. Pour Gilbert Rist, professeur à l’Institut Universitaire
d’Études du Développement (IUED) à Genève, « le développement est constitué d’un ensemble
de pratiques parfois contradictoires en apparence, qui, pour assurer la reproduction sociale,
obligent à transformer et à détruire, de façon généralisée, le milieu naturel et les rapports
sociaux en vue d’une production croissante de marchandises (biens et de services) destinées, à
travers l’échange, à la demande solvable. »
24 Par exemple, le principe du buen vivir – vivir bien (« bien vivre »), résultat d’un syncrétisme
des cultures andines (quechua – Sumak Kawsay et aymara – Suma Qamaña) et d’apports
académiques, qui – face au « vivre mieux » de la compétition et de la fuite en avant – propose
une vie « en plénitude », en harmonie, en équilibre et dans la réciprocité. Voir F. Huanacuni
Mamani, Buen Vivir / Vivir Bien. Filosofía, políticas, estrategias y experiencias regionales andinas,
Coordinadora Andina de Organizaciones Indígenas, 2010.
25 À titre d’exemple d’une expérience concrète, voir Anna Bednik, Quand l’agro-écologie tisse
« des liens qui libèrent » : une expérience colombienne, dans Franck Gaudichaud (coord.),
op.cit. Le Centre latino-américain de l’écologie sociale (CLAES), dirigé par l’uruguayen Eduardo
Gudynas, a par ailleurs développé un modèle théorique des Transitions – Alternatives au
développement (TAD). Voir www.transiciones.org
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posture contestataire, et, pour ne pas susciter d’opposition, s’interdit à luimême toute critique 26. Or, les luttes anti-extractivistes sont résolument contre
l’extractivisme, elles assument le conflit, se construisent et construisent dans
le conflit. Partant de ce constat, se pose inévitablement la question des limites
pratiques de la démarche d’inclusion de la Transition, selon laquelle les clivages
« politiques » sont voués à être dépassés grâce à l’enthousiasme d’une action
collective. Où s’arrête l’ouverture ? Implique-t-elle une certaine tolérance
envers des idées et des propositions flirtant avec l’imaginaire de la « croissance
verte », inacceptables pour nombre de mouvements radicalement opposés à
la marchandisation de la nature ? Ou encore, ira-t-on, par exemple, jusqu’à
« impliquer » dans une Initiative locale de Transition une entreprise pétrolière
qui s’apprête à forer un puits d’huile de schiste dans la commune ?
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Ces obstacles pourront-ils être dépassés ? Seuls le temps et l’expérience le
diront. Il serait absurde de décréter qu’un rapprochement est nécessaire, car
les convergences à marche forcée ne fonctionnent pas. Des connexions se
feront seulement si les uns et les autres en ressentent réellement le besoin.
Certainement, si cette ouverture devait avoir lieu, c’est des interactions qui
se tissent localement que nous pouvons l’attendre. Celles-ci existent déjà, de
façon concrète, lorsque ceux qui prennent part à des initiatives de Transition
sont amenés à côtoyer des acteurs des mouvements anti-extractivistes sur des
territoires menacés 27. Puis, bien que le mouvement de Transition (tel que
Rob Hopkins l’a défini) ait une « base unique » 28 et un manuel, ses idées et
son message d’espoir sont non seulement voués à fédérer, mais ils peuvent
aussi être repris par tous ceux qui pensent qu’il est temps de « transiter » vers
une société plus juste et plus soutenable, évoluant, par la force des choses, en
fonction des contextes qui les accueillent. Ne serait-ce pas aussi cela, le pari de
s’adresser à tous ?
A nna Bednik, juin 2013
26 Lire Pablo Servigne, « Initiatives de Transition. Une manière originale de penser la politique »,
Barricade, 2011. Pour une critique de cette posture, lire Chistian Jonet, « Initiatives de Transition.
Risque d’un imaginaire politique ambigu. » Barricade, 2011, disponible sur www.barricade.be
27 Le mouvement français d’opposition au gaz et pétrole de schiste a par exemple très tôt intégré
« la transition énergétique » dans ses revendications et ses stratégies d’action. Voir par exemple la
« Convergence citoyenne pour une transition énergétique », lancée à l’initiative des collectifs antigaz et pétrole de schiste dès 2011, ou, plus récemment (avril 2013), le premier Forum Ardéchois
de la transition énergétique et écologique, ou encore l’appel Minga (www.aldeah.org/fr/minga).
Il ne s’agit pas toutefois exactement du même « cadre » ni des mêmes méthodes que ceux proposés
par le mouvement de Transition Towns initié par Rob Hopkins.
28 Rob Hopkins, op. cit., p. 135.
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une publication
barricade /// 2013 • anti - extractivisme ...
Barricade se définit
comme un espace
public, un lieu dédié à la
confrontation des idées,
et comme une plate-forme
permettant la rencontre des
différents mondes militants,
du secteur de l’éducation
permanente au milieu
syndical en passant par
le monde académique ou
le secteur de l’économie
sociale.
Lieu d’émancipation
collective et de création
d’alternatives, l’asbl
Barricade s’est développée
depuis 1996 dans
le quartier Pierreuse
à Liège via diverses
expérimentations culturelles,
sociales et économiques.
Sa librairie « EntreTemps », à la fois militante
et généraliste, est
emblématique du projet. A
l’intersection du secteur de
l’économie sociale et de
l’éducation permanente,
elle revendique
un fonctionnement
autogestionnaire et une
finalité culturelle et sociale
plutôt que le profit.
Toutes les analyses sur :
w w w. b a r r i c a d e . b e
Pour
aller plus loin
Sur l’extractivisme et l’anti-extractivisme
« Oser affronter l’extractivisme », dossier, FAL Magazine 104, France Amérique
latine, 2011, pp. 12-29.
Disponible sur http://es.scribd.com/doc/84308616/FAL-MAG-104-Version-Finale.
Forum Alternatif Mondial de l’Eau, Axe thématique « eau et extractivisme »,
compte-rendus des ateliers et tables rondes, ALDEAH, 2012.
Disponible sur www.aldeah.org/fr/compte-rendu-fame-2012-eau-et-extractivisme
Maristela Svampa, Néo-« développementisme » extractiviste, gouvernements et
mouvements sociaux en Amérique latine, Problèmes d’Amérique latine n° 81,
Éditions Choiseul, été 2011.
Disponible sur http://www.maristellasvampa.net/archivos/ensayo50.pdf
Nicolas Sersiron, Extractivisme et obsolescence, CADTM, mai 2011.
Disponible sur http://cadtm.org/Extractivisme-et-obsolescence.
Une analyse mettant en relation l’obsolescence programmée, notre système
hyper consommateur et les mécanismes de dette et de corruption avec
l’extractivisme.
Raúl Zibechi, Amérique latine : Tensions entre extractivisme et redistribution des
richesses, Forum Social des Amériques, août 2010.
Disponible sur www.aldeah.org
Raul Zibechi analyse quatre aspects liant l’extractivisme à la distribution
des richesses : l’absence de débat sur le modèle, la difficile consolidation de
nouveaux acteurs sociaux, l’effet de domestication des politiques sociales et
l’arrivée d’une nouvelle élite au pouvoir.
Anna Bednik, Quelles « décroissances » en Amérique latine ?, Entropia n°9, automne 2010.
Un panorama des mouvements socio-environnementaux en Amérique latine.
Sur l’histoire de l’exploitation des ressources naturelles
en Amérique latine
Eduardo Galeano, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine : Une contre-histoire,
Plon, Coll. Terre humaine, 1981.