Texte de Bergson sur le langage

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Texte de Bergson sur le langage
Lycée franco-mexicain – Année scolaire 2015-2016 – Cours Olivier Verdun
Corrigé du devoir maison n°1 : explication d’un texte de Bergson sur le langage
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il
suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du
texte, du problème dont il est question.
1ère partie : mise en
parallèle du langage
animal et du langage
humain
1ère sous partie :
caractéristiques
langage animal
2e sous-partie :
caractéristiques
langage humain
les
du
les
du
2e partie : l’exemple
de l’enfant
1ère sous partie : le
langage enfantin
2e sous-partie : ce
n’est pas la capacité
de généraliser qui est
le propre du langage
humain, mais la
mobilité du signe
linguistique.
« Si donc les fourmis, par exemple, ont un langage, les signes qui
composent ce langage doivent être en nombre bien déterminé, et
chacun d’eux rester invariablement attaché, une fois l’espèce
constituée, à un certain objet ou à une certaine opération. Le signe est
adhérent à la chose signifiée. Au contraire, dans une société humaine,
la fabrication et l’action sont de forme variable, et, de plus, chaque
individu doit apprendre son rôle, n’y étant pas prédestiné par sa
structure. Il faut donc un langage qui permette, à tout instant, de
passer de ce qu’on sait à ce qu’on ignore. Il faut un langage dont les
signes - qui ne peuvent pas être en nombre infini - soient extensibles à
une infinité de choses. Cette tendance du signe à se transporter d’un
objet à un autre est caractéristique du langage humain. On l’observe
chez le petit enfant, du jour où il commence à parler. Tout de suite, et
naturellement, il étend le sens des mots qu’il apprend, profitant du
rapprochement le plus accidentel ou de la plus lointaine analogie pour
détacher et transporter ailleurs le signe qu’on avait attaché devant lui
à un objet. " N’importe quoi peut désigner n’importe quoi ", tel est le
principe latent du langage enfantin. On a eu tort de confondre cette
tendance avec la faculté de généraliser. Les animaux eux-mêmes
généralisent, et d’ailleurs un signe, fût-il instinctif, représente
toujours, plus ou moins, un genre. Ce qui caractérise les signes du
langage humain, ce n’est pas tant leur généralité que leur mobilité. Le
signe instinctif est un signe adhérent, le signe intelligent est un signe
mobile.» (Bergson, L’évolution créatrice)
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1ère partie : travail de préparation
1) Lecture active
Il faut d'abord s'attacher à lire le texte attentivement en prêtant attention aux mots de
liaison (« mais, pourtant, néanmoins, toutefois... »), dont on spécifie, dans la marge, le rôle
logique (énoncé d'une thèse, justification par un exemple, description, déduction, etc.), afin de
repérer la construction du texte et les différentes étapes de l'argumentation de l'auteur (les
parties...).
N'hésitez pas à souligner les mots et les expressions essentielles, repérer les exemples
contenus dans le texte afin de les expliquer soigneusement par la suite.
Méfiez-vous des textes en apparence simples car en réalité ils contiennent souvent des
pièges redoutables générateurs de contresens.
2) Étude conceptuelle
- Signe : élément matériel, gestuel graphique ou phonique, dont la présence permet d’évoquer
ou de deviner autre chose que lui-même.
- Signe adhérent : signe du langage animal qui reste attaché à l’objet qu’il signifie, qui est
enfermé dans la chose indiquée
- Signe intelligent : signe du langage humain En conclusion, Bergson oppose donc « signe
adhérent » à « signe mobile », ce dernier seulement étant un signe intelligent. C’est la
mobilité, avec sa capacité adaptative, qui est l’aspect essentiel du « signe intelligent », en
opposition à la fixité, à l’adhérence du « signe instinctif ». Le langage, chez l'animal, est un
simple appendice comme le reste du corps; chez l'homme, il est beaucoup plus que cela : il est
l'intelligence humaine, définissant ainsi l'intelligence non seulement comme la capacité à
l'abstraction mais comme la possibilité d'un mouvement, c'est-à-dire de la création de sens.
- Généralité : capacité à étendre, appliquer quelque chose à un genre ou à un concept.
- Mobilité : faculté qu’a le signe linguistique de se mouvoir, de changer de place, de
s’adapter à de multiples choses et contextes de signification.
3) Plan détaillé du texte
I)Langage animal et langage humain (« Si donc les fourmis…infinité de choses »)
Idée directrice : Bergson met en parallèle le langage animal et le langage humain. Chaque
type de langage bénéficie d’une description spécifique.
A) Les caractéristiques du langage animal (« Si donc les fourmis…la chose signifiée »)
B) Le caractère extensible du signe humain (« Au contraire…infinité de choses »)
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II)La spécificité du signe linguistique (« Cette tendance…signe mobile »)
Idée directrice : Bergson développe l’analyse du langage humain, et de son emploi extensif
des signes, en prenant l’exemple de l’enfant.
A) L’exemple de l’enfant (« Cette tendance du signe… langage enfantin »)
B) La mobilité du signe linguistique (« On a eu tort de confondre…signe mobile »)
4) Thème et thèse
a. Thème : le thème du texte est la spécificité du langage humain dans son mode de
fonctionnement et dans son emploi des signes.
b. Thèse et antithèse : la thèse est explicitement formulée dans les dernières lignes de cet
extrait : contrairement à ce que l'on considère habituellement comme la spécificité du langage
humain, à savoir la faculté de généraliser, de conceptualiser, Bergson affirme que ce qui
oppose le langage humain au langage animal, c'est davantage la mobilité du signe, mobilité
qui appartient exclusivement au signe du langage humain. Il oppose ainsi signe "adhérent" à
signe "mobile". Si le texte aborde le langage animal, c'est pour exposer la spécificité du
langage humain, qui est l'objet véritable de ce texte.
5) Problème
Le langage est-il bien le propre de l’homme ? Si les animaux communiquent, ont-ils pour
autant un langage ? Et si oui, qu’est-ce qui distingue le langage humain du langage animal ?
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2e partie : devoir rédigé
Il est courant d’affirmer que le langage est le propre de l’homme et que les animaux, parce
qu’ils ne pensent pas, sont incapables de parler. Dans cette optique, la faculté symbolique
d’utiliser une langue quelle qu’elle soit appartiendrait exclusivement à l’homme et le
définirait essentiellement. Seul être doué du langage, l’homme serait également un animal
politique. Pourtant, beaucoup d’animaux vivent en communauté organisée, comme on le voit
avec les abeilles ou les fourmis, et il n’est pas certain que la faculté de penser leur fasse
totalement défaut. Ces animaux grégaires ne doivent-ils pas eux aussi posséder un langage qui
leur permette de poursuivre des buts et des tâches communs ? Il est indéniable que les
animaux sont capables d’expression et de communication, non seulement entre eux (un cheval
reconnaît très bien qu’un chien est en colère), mais aussi avec nous (exemples du chat affamé
qui miaule pour réclamer sa pâtée ou du perroquet qui ressasse la même phrase). Mais cette
faculté de communication constitue-elle vraiment un langage ? Le langage se réduit-il à la
communication ? Si langage animal il y a, faut-il le confondre avec celui qu’utilisent les
hommes ? Dans ce texte extrait de L’évolution créatrice, Bergson s’interroge sur la spécificité
du langage humain dans son mode de fonctionnement, c’est-à-dire dans son emploi des
signes. La thèse de Bergson est explicitement formulée dans les dernières lignes du texte :
contrairement à ce qui est généralement avancé, la particularité du langage humain ne réside
pas tant dans la faculté de généraliser, qu’on trouve également chez les animaux, que dans la
mobilité du signe linguistique. Le signe « adhérent », propre au langage animal, s’oppose
ainsi au signe « mobile », caractéristique essentielle du langage humain. A travers la question
de ce qui oppose les deux formes de langage, c’est bien le statut de l’homme en regard de
l’animal qui est ici en jeu. Sommes-nous si éloignés des bêtes que d’aucuns le prétendent ?
Notre intelligence est-elle si différente de la leur ? De ce que les animaux ne parlent pas fautil pour autant en conclure qu’ils n’ont aucune forme de pensée ? La démonstration de Bergson
se développe en deux temps nettement délimités. Dans un premier temps, Bergson met en
parallèle le langage animal et le langage humain, chaque type de langage bénéficiant d’une
description particulière (« Si donc les fourmis…infinité de choses »). Dans un deuxième
temps, il développe l’analyse du langage humain et de son emploi extensif des signes, en
prenant l’exemple de l’enfant (« Cette tendance…signe mobile »).
En premier lieu, Bergson s’attache à mettre au jour, dans ce qui constitue le premier grand
moment du texte, le trait distinctif du langage animal (« Si donc les fourmis…la chose
signifiée »). On notera d’emblée que, contrairement à Descartes, Bergson admet l’existence
d’un langage animal, c’est-à-dire d’un système de signes qui ne sont pas des choses, mais
valent pour des choses, et servent, par conséquent, à évoquer autre chose qu’eux-mêmes.
Qu’est-ce qui, dès lors, caractérise le signe animal ?
On s’étonnera d’abord que Bergson donne l’exemple des fourmis pour parler du langage
animal. Sont-elles vraiment représentatives du genre animal et leur mode de communication
peut-il vraiment être assimilé à un langage ? Bergson veut montrer que la vie en société n’est
assurément pas le propre de l’homme, puisque les insectes, les fourmis en l’occurrence, sont
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des êtres sociaux. Il entend ainsi comparer la société des insectes et, par extension, des
animaux à la société humaine, point qui sera explicitement traité dans la partie suivante. Il
s’agit de souligner d’emblée le lien entre langage et sociabilité, et donc de montrer qu’à
chaque type de société – celle des animaux et celle des êtres humains – correspond un signe
linguistique spécifique.
Dès lors, si l’on peut parler de langage à propos du mode de communication des fourmis,
c’est précisément parce que tout langage utilise des signes. Rappelons qu’un « signe » désigne
tout objet susceptible d’en représenter un autre, auquel il est lié par ressemblance ou par
analogie, par une relation causale ou par convention. Dans le cas du langage animal, ce lien
n’est évidemment pas fixé par une règle, mais imposé par la nature. On sait que les abeilles,
par exemple, disposent d’un système de signes différenciés leur permettant d’indiquer la
distance et la direction d’un gisement de pollen : lorsque les abeilles éclaireuses découvrent
un lieu de butinage, elles se livrent, en rentrant à la ruche, à deux sortes de danses – l’une,
circulaire, si le gisement est proche de la ruche ; l’autre, en huit, si le gisement est plus
éloigné, l’axe du huit indiquant alors la direction du gisement.
Cet exemple montre qu’il existe bien chez les abeilles une correspondance
« conventionnelle » (ce signe n’étant pas de même nature que la chose indiquée, un autre
signe eût très bien pu être utilisé) entre le comportement et les données qu’il traduit (distance,
direction), même si cette « convention » ne relève pas d’une règle librement établie, mais d’un
programme génétique. Les abeilles, comme les fourmis qu’évoque Bergson, disposent donc
bien d’un système de communication composé de signes s’apparentant au langage. En effet,
on retrouve, dans la danse des abeilles, les caractéristiques principales d'un langage : un
symbolisme (la forme et la fréquence de la danse renvoient à une réalité constante et d'une
autre nature – la source de pollen) ; un système (dans le cas de la danse en huit, trois éléments
sont combinés) ; l'exercice d'une relation (le message ainsi organisé est destiné à des individus
qui possèdent ce qui est nécessaire pour le comprendre).
Bergson précise, en outre, que c'est une des spécificités du langage animal que d'être
constitué d'éléments simples en « nombre bien déterminé », du fait sans doute de la finitude
des besoins animaux et de leurs réactions instinctives, mais aussi de leurs limites
morphologiques. La première caractéristique du langage animal réside donc dans le caractère
fort limité des signes qui le composent, par opposition à la richesse infinie du langage humain
qui est susceptible, à chaque instant, de s’enrichir de termes nouveaux. Mais c'est davantage
la seconde partie de la phrase qui est importante, lorsque Bergson affirme que ce signe est
« invariablement attaché (…) à un certain objet ou à une certaine opération ». Au caractère
réduit du signe animal s’ajoute son invariance. C’est précisément parce que le signe animal
est sans surprise qu’il est en « nombre bien déterminé », en ce sens qu’un animal, aussi
intelligent soit-il, n'invente pas de signes nouveaux : il utilise les signes existants, et ce d'une
manière propre à l'espèce. Cette absence d’inventivité, de créativité, de nouveauté constitue
donc la première caractéristique essentielle du langage animal.
Bergson ajoute, dans la deuxième phrase du texte, que « le signe est adhérent à la chose
signifiée ». Les signes qui composent le langage animal restent attachés à l’objet signifié.
Ainsi la danse en huit à laquelle se livre l’abeille ne peut-elle signifier autre chose que la
présence et le lieu du pollen. L’abeille n’a donc aucune liberté dans l’utilisation du signe (la
danse en huit). Ce n’est du reste pas le signe lui-même qui est invariant, mais son utilisation,
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sa portée, son extension. Le signe dont use l’animal ne désigne qu’une seule chose, jamais
une autre. Le signe est donc enfermé, englué pour ainsi dire, dans la chose qu’il représente ; il
incarne cette chose et ne saurait désigner autre chose. Une abeille n’a pas le loisir, à l’instar
d’un chorégraphe, d'utiliser la danse en huit ou en cercle pour lui faire dire autre chose que ce
que cette danse signifie. Le signe animal n'est donc pas extensible, il lui est impossible de se
transporter d'un objet à un autre. Le signe animal est donc « adhérent » en ce qu’il est
univoque et invariant. Il s’agit là d’une limite essentielle du langage animal.
On devine qu’en insistant sur les limites intrinsèques du langage animal, Bergson entend
introduire ce qui constitue, par opposition à la fixité du signe « adhérent », la spécificité du
langage humain, objet de la seconde sous-partie du texte qu’introduit la locution adverbiale
« au contraire » (« Au contraire…infinité de choses »). Cette seconde sous-partie n'est plus
seulement descriptive : il s'agit maintenant de comprendre à quoi tient la spécificité du
langage humain. L’idée directrice est la suivante : à la différence du signe animal, le signe
humain est extensible à une infinité de choses. L’origine de cette particularité est à chercher
non pas dans le langage lui-même, mais dans l’action et dans la fabrication, ainsi que dans la
spécificité des sociétés humaines. Ainsi s’éclaire le lien que nous avions signalé entre le
langage et la société : « Au contraire, dans une société humaine, la fabrication et l’action sont
de forme variable, et, de plus, chaque individu doit apprendre son rôle, n’y étant pas
prédestiné par sa structure ». Dans les sociétés animales, les tâches sont, en effet,
rigoureusement définies, invariantes et réparties entre les membres de l'espèce de manière
nécessaire eu égard à un codage génétique. Tandis que les sociétés humaines offrent à leurs
membres une infinité de tâches sans cesse soumises à des conditions d'exercice nouvelles. A
cette infinité des tâches répond également l'infinité des rôles sociaux qui se traduit dans la
division du travail, la polyvalence des activités et des compétences, l’ascension sociale, etc.
« Chaque individu doit apprendre son rôle, n’y étant pas prédestiné par sa structure », ce qui
veut dire que, dans les sociétés humaines, à la différence des communautés animales, rien
n’est prédéterminé, tout doit être inventé. L'homme s'invente continuellement dans une
société qui change à chaque instant. Ainsi le progrès technique montre-t-il que les hommes ne
cessent de produire des choses sans cesse différentes et renouvelées, et ce d’autant plus que
les besoins humains se diversifient eux-mêmes. De même, l’histoire des sociétés humaines
fait apparaître l’imprévisibilité des actions humaines, leur extraordinaire créativité. L’homme
est cet être capable d’inventer à tout instant du neuf. L’homme est variable, il n’a pas de
statut, de mode d’être définitif, d’instincts précis. Il faut donc à cet être en mouvement un
langage qui soit lui-même en devenir. Il lui faut, en somme, un outil adapté.
Parce que les signes humains sont eux-mêmes en nombre fini - quelques milliers de
monèmes et dizaines de phonèmes -, même si ce nombre est sans commune mesure avec le
champ étroit du langage animal, ils doivent être « extensibles à une infinité de choses ». Sans
cette souplesse, cette plasticité du langage humain, l'homme serait, comme l'animal, enfermé
dans un univers de significations fermées, clos sur lui-même. Mais cette limitation du nombre
de signes dont l’homme dispose, et qui apparente le langage humain au langage animal, loin
de représenter un défaut majeur, constitue, au contraire, un avantage considérable, à l’origine
précisément de la plasticité du signe linguistique. Ce qui peut sembler, au premier abord, être
une imperfection se révèle, à l’examen, d’une immense fécondité. En effet, si l’homme
s’ingéniait à créer en permanence, pour toute chose ou idée nouvelle, de nouveaux mots, des
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formulations entièrement originales, cette prolifération indéfinie constituerait, en réalité, un
handicap majeur en ce qu’elle rendrait impossible la compréhension et la communication
entre les hommes, comme nous l’enseigne le mythe biblique de la tour de Babel. Nous
verrons justement qu’avec un nombre limité de signes, il est possible d’exprimer une infinie
variété de situations.
A la question « le langage est-il donc bien le propre de l’homme ? », la réponse de Bergson
est nuancée. D’un côté, les animaux, en tant qu’êtres grégaires, disposent bien de la capacité
d’utiliser des signes pour communiquer entre eux et exprimer leurs besoins. D’un autre côté,
le langage animal est d’une grande pauvreté comparé au langage humain ; la rigidité du signe
« adhérent », son incapacité à la polysémie, qui renvoient à l’invariance des sociétés animales,
le condamnent à ne jamais s’affranchir des bornes étroites de l’instinct. Au fond, tout se passe
comme si les animaux n’avaient pas grand-chose à nous dire. Tout autre est le signe
« intelligent » dont la mobilité est la condition, l’outil du développement des sociétés
humaines. Mais en quoi cette mobilité du signe linguistique consiste-t-elle ?
La deuxième partie du texte approfondit l’analyse de la spécificité du langage humain
(« Cette tendance…signe mobile »). Bergson donne l’exemple du langage enfantin qui figure,
comme en modèle réduit, la vérité du langage adulte. Le petit enfant, à la différence de
l’animal, ne cesse, en effet, de jouer avec l’extensibilité du signe linguistique (« Cette
tendance du signe…principe latent du langage enfantin »). Bergson souligne ensuite que ce
n’est pas tant la faculté de généraliser qui caractérise le signe linguistique que sa mobilité
(« On a eu tort de confondre…signe mobile »). Contrairement à ce qui est souvent affirmé, les
animaux sont capables d’une forme de pensée conceptuelle et abstraite, qui n’est pas, par
conséquent, le propre de l’homme.
Bergson précise d’abord que la « tendance du signe à se transporter d’un objet à un autre
est caractéristique du langage humain ». Bergson veut dire que la mobilité du signe
linguistique constitue le caractère distinctif du langage humain, par opposition à la fixité du
signe animal. L’auteur s’empresse de préciser que cette mobilité n’est pas une qualité qui
s’acquiert tardivement, lorsque l’individu maîtrise correctement la langue qu’il parle, mais
qu’on observe très tôt, « chez le petit enfant, du jour où il commence à parler ». « Tout de
suite, et naturellement », écrit Bergson, l’enfant est apte à étendre le sens des mots, ce qui
signifie que la mobilité du signe est bien une caractéristique naturelle, évidente, et non
quelque chose qui n’interviendrait qu’accidentellement.
Mais que désigne au juste cette capacité d’extension du sens des mots dont parle Bergson ?
Ce dernier précise que l’enfant profite du « rapprochement le plus accidentel ou de la plus
lointaine analogie pour détacher et transporter ailleurs le signe qu’on avait attaché devant lui à
un objet ». L’enfant libère d’emblée, spontanément, sans réfléchir en quelque sorte, le lien
entre le signe et la chose qu’il indique, pour créer d’autres liens, d’autres rapprochements, ce
dont l’animal est incapable. L’enfant joue avec les analogies, les équivalences entre les mots,
les métaphores, les images. Ce faisant, il s’approprie le langage, non en répétant
mécaniquement, comme le ferait un perroquet, un lien invariable entre une chose et un nom
qu’on lui a enseigné par dressage, mais en inventant des liens inédits. Et chacun sait que les
enfants sont friands de mots qu’ils consomment un peu comme des friandises. Si l’enfant se
comporte ainsi, c’est précisément parce qu’il a peu de mots. Il lui faut alors compenser cette
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insuffisance sémantique en mobilisant les maigres ressources dont il dispose, auxquelles il va
donner une plus grande polyvalence. A l’instar de l’animal, l’enfant ne dispose que d’un
nombre très réduit de signes, mais, contrairement à lui, il compense la pauvreté de son
vocabulaire en exploitant au maximum la polysémie, la synonymie, voire l’homophonie des
mots. L’enfant joue donc sur tous les registres du langage, utilise tous les ressorts de la
langue, mobilise le peu de connaissances linguistiques qu’il possède, poussé qu’il est par le
désir de s’exprimer et de s’approprier, par les mots, le monde environnant.
Cette tendance naturelle à mobiliser le signe linguistique, qu’on trouve très tôt chez
l’homme, continue à se manifester chez l’adulte qui n’a jamais assez de mots pour parler et
qui cherche en permanence à enrichir son vocabulaire. La mobilité du signe linguistique est
une sorte de quête perpétuelle, révélatrice d’une imperfection intrinsèque du langage humain
(le nombre limité de signes disponibles, la polysémie, l’ambiguïté des mots) qui a néanmoins
ceci de supérieur à celle du langage animal qu’elle autorise une plasticité féconde, créatrice,
infinie. Chez l’enfant, encore plus que chez l’adulte, « n’importe quoi peut désigner n’importe
quoi », au sens où l’enfant peut faire dire aux mots ce qu’il veut, il peut utiliser le même signe
pour désigner des objets différents les uns des autres et détourner ces mots de leur usage
habituel, comme le fait avec brio l’héroïne du roman de Lewis Carroll, Les aventures d’Alice
au pays des merveilles, soulignant ainsi le caractère complètement arbitraire ou conventionnel
du lien entre le signifiant et le signifié. Les enfants sont donc familiers des jeux de mots et de
langage ; ils les manipulent comme de la pâte à modeler et en font un usage quasi
thaumaturgique.
Bergson poursuit sa réflexion sur la spécificité du langage humain en précisant que son
analyse se distingue de la critique habituelle qui situe cette spécificité dans la « faculté de
généraliser ». Bergson pointe une confusion possible entre cette analyse classique et la sienne.
Bergson affirme, en effet, que généraliser, c’est-à-dire conceptualiser, rattacher des objets
divers à un genre commun, n'est pas le propre de l'homme, puisque « Les animaux euxmêmes généralisent ». La meilleure preuve en est qu’un signe quel qu’il soit, fût-il instinctif,
« représente toujours, plus ou moins, un genre ». Rappelons qu’un genre désigne une classe
d’objets fondée sur les caractères communs de ses éléments. Les mots que nous utilisons
représentent des genres, des concepts dans lesquels nous rangeons des objets particuliers
ayant quelque chose en partage. Ainsi choisit-on, lorsque nous parlons, une caractéristique
commune à plusieurs éléments d’une collection pour produire un concept. Par exemple, le
mot « arbre » condense ce qu’ont en commun les bouleaux, les hêtres, les chênes, c’est-à-dire
les arbres particuliers. Les désignations du langage sont toujours générales et ne visent jamais
ce que les objets extérieurs ont de singulier : si je dis « l’oreiller est doux », j’emploie un mot
générique, « doux », que je vais appliquer à de nombreuses choses (le sucre, la peau, la
plume, l’oreiller…), alors que la douceur de chacun de ces objets est unique, incomparable.
Un signe renvoie toujours à un contenu de communication déterminé et identifiable par tous
les individus auxquels il s’adresse (transmission d’une information, d’un ordre, etc.), faute de
quoi, s’il changeait systématiquement de signification, il ne pourrait pas être compris. Le
genre est l’autre nom du principe d’identité qui fait que l’usage d’un mot dans une phrase
renvoie à un sens bien précis, général, propre à une communauté linguistique et culturelle
déterminée, sans quoi ce mot serait inintelligible pour l’interlocuteur. La fumée, par exemple,
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désigne toujours le genre « feu » ; le signe de la main indique le « salut », le poing levé « la
colère », le sourire, pour un Occidental, « la joie », etc.
En quoi, dès lors, le « signe instinctif » représente-t-il toujours un genre comme l’écrit
Bergson ? D’une part, on peut dire que l’animal, lorsqu’il utilise des signes, généralise en ce
que le signe est toujours rivé aux besoins élémentaires – la nourriture, la recherche du
partenaire sexuel, l’évitement du danger, etc. L’invariance du « signe instinctif » condamne
en quelque sorte l’animal à n’exprimer que des besoins propres à l’espèce à laquelle il
appartient. Sa capacité d’individualisation est somme toute fort limitée. L’abeille ne peut en
aucun cas individualiser son mode d’expression comme le ferait n’importe quel chorégraphe
humain ; elle se contente de répéter le même message univoque qui exprime invariablement
les besoins de l’espèce. La communication animale est réduite, au fond, à l’expression de
quatre ou cinq grandes fonctions : marquer et protéger son territoire ; appeler une femelle ou
ses petits ; crier sa peur ou sa détresse ; reconnaître les membres de son espèce ; affirmer une
posture de domination et de soumission.
Cette remarque de Bergson concernant la capacité instinctive des animaux à généraliser est
du reste confirmée par les études réalisées à partir de l'apprentissage du langage chez les
chimpanzés. Des spécialistes de psychologie animale ont cherché à évaluer les aptitudes des
singes à utiliser un langage comme le nôtre. Des expériences ont été menées par les époux
Gardner avec la femelle chimpanzé Washoe et par David Premack avec Sarah. Les organes
phonatoires des singes ne leur permettant pas d’émettre des sons articulés, les chercheurs ont
eu recours à des codes de communication visuels. Washoe « parle » en faisant des gestes
adaptés du langage des sourds et muets américains. Sarah utilise des objets comme des mots :
des objets en plastique sont associés à des objets réels ; un rectangle bleu, par exemple,
représente une pomme en langage chimpanzé. Le chimpanzé, qui manipule des mots en
manipulant des objets en plastique, peut apprendre les signes qui correspondent à de
nombreuses catégories humaines (cause, conséquence, action, couleur, forme, etc.),
manifestant par là sa capacité à généraliser. On peut ainsi apprendre aux chimpanzés à former
des séries de mots comme « Mary coupe la pomme », « Donah donne la pomme à Sarah ». Il
y a bien généralisation, puisque le signifiant « pomme » désigne « toute pomme possible », et
pas seulement cette pomme jaune-là, présente hic et nunc.
Ce n’est donc pas la généralité des signes qui caractérise le langage humain, mais leur
mobilité. Si le chimpanzé est capable de généraliser à partir d’un cas particulier et de ranger,
par conséquent, les objets dans des genres, s’il lui est loisible de manipuler des concepts
comme celui de « bouton », par exemple, pour désigner la clenche d’une porte ou un
interrupteur électrique, ce concept ne désignera néanmoins jamais autre chose, comme un
« bouton » de fleur ou un « bouton » de culotte. Le « signe instinctif », pour général qu’il soit,
n’en demeure pas moins « adhérent », c’est-à-dire lié à l’instinct, comme le rappelle Bergson
à la fin du texte, tandis que le signe humain est « intelligent » et donc « mobile » : « Ce qui
caractérise les signes du langage humain, ce n’est pas tant leur généralité que leur mobilité. Le
signe instinctif est un signe adhérent, le signe intelligent est un signe mobile.» Bergson
oppose ici très nettement le « signe adhérent » au « signe mobile », ce dernier seulement étant
qualifié d’« intelligent ». C’est la mobilité, avec sa capacité adaptative, qui est l’aspect
essentiel du « signe intelligent », par opposition à la fixité du « signe instinctif ». L’instinct
désigne un comportement inné indépendant de l’expérience, propre à tous les individus d’une
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même espèce. L’instinct est une activité stéréotypée, répétitive, qui s’effectue
indépendamment de l’imitation et de l’apprentissage. L’instinct, transmis par l’espèce, est une
force inconsciente, immédiate et sûre, mais rigide, sans possibilité de faire varier son
adaptation, donc vouée à la répétition. Quant à l’intelligence dont le langage est l’incarnation,
elle procède, à la différence de l’instinct, par tâtonnements et par détours, mais elle invente
des solutions à des situations nouvelles.
On se souvient que, dans la première partie du texte, Bergson associe la spécificité du
langage humain à celle de la société humaine et, plus généralement, à la « fabrication » et à
l’« action ». En effet, le langage ordinaire reste pour l’homme un outil nécessaire qui nous
permet de nous diriger au sein d’une réalité mouvante. Le langage nous permet de nous
représenter une partie du réel utile pour l’action, d’avoir prise sur cette réalité, de nous y
adapter. Le mot est bien, en ce sens, une étiquette qui nous permet de reconnaître les choses.
Cette identification a une fonction purement pragmatique, puisque reconnaître une chose,
c’est savoir comment s’en servir. Le mot est donc bien un signe intelligent, éminemment
mobile, capable d’adaptation et d’innovation, et constitue un point d’appui pour notre
conscience agissante. Librement choisi et institué, loin d’être fixé une fois pour toutes, le
signe linguistique change, se modifie continuellement dans le temps et dans l’espace, sous
l’effet des migrations humaines, mais aussi conformément à ses lois propres. Ce caractère
historique du langage humain (par exemple, on ne parle pas tout à fait le même français
aujourd’hui qu’à l’époque de Montaigne, de même que le français de France n’est pas
identique à celui qu’on pratique au Québec) s’oppose à l’invariance du langage animal.
Ajoutons que le « signe intelligent » n’a de sens qu’à l’intérieur d’une certaine pratique
culturelle qui est codifiée et qu’il faut donc apprendre, ce qui fait que le langage est bien le
fait culturel par excellence.
Au total, la comparaison du langage humain au langage animal fait apparaître à quel point
le langage humain est un système de signes très complexe tant au plan de la nature des signes
qui le composent et de leurs règles de combinaison, que par les fonctions qu’il remplit. Ce
système se caractérise par sa délicatesse, sa plasticité, sa mobilité, son haut degré d’arbitraire
qui confèrent à l'homme la capacité de composer les signes linguistiques selon des
arrangements divers lui permettant de faire face à n'importe quelle situation de discours. De
ce point de vue, le langage est bien l’intelligence incarnée qui permet à un individu de
s’adapter activement aux situations complexes dans lesquelles le place son environnement.
La thèse, défendue par Bergson dans ce texte, du caractère mobile du signe linguistique est
d’un enjeu considérable. D’une part parce qu’elle apporte une réponse originale à la question
classique « le langage est-il le propre de l’homme ? ». Bergson se démarque de la façon
quelque peu abrupte dont Descartes répond à cette question, tout en s’inscrivant, d’une
certaine manière, dans le sillage cartésien. D’autre part parce que cette thèse, d’une grande
modernité, s’accorde avec les recherches actuelles qui s’attachent à dégager les traits
spécifiques des systèmes linguistiques humains. Enfin, le texte esquisse, en pointillé, une
réflexion sur les limites du langage qui tend à être réduit à un instrument de communication
au service de la vie sociale, idée qui est suggérée dans la première partie.
Le premier intérêt philosophique du texte porte sur la façon dont Bergson envisage la
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question du propre de l’homme. Peut-on soutenir, en effet, que seul l’homme possède la
faculté de parler et, par extension, de penser ? On se souvient que dans la célèbre Lettre au
marquis de Newcastle du 23 novembre 1646, Descartes écrit que la parole « ne convient qu’à
l’homme seul ». Si les animaux ne parlent pas, c’est faute de penser et non faute de moyens
de communication, comme le prouve le fait qu’ils savent fort bien exprimer leurs
« passions ». Communiquer une émotion ou une passion n’est pas la même chose qu’exprimer
une pensée. Les bêtes, même dressées à exprimer par des bruits leur faim ou leur joie, ne
peuvent pas davantage parler que des automates, parce que tout comme ces machines elles
sont dépourvues de conscience réfléchie.
Sur ce point très précis, Bergson s’accorde avec Montaigne qui, le premier sans doute dans
l’histoire de la philosophie, reconnaît aux animaux la faculté de penser et de parler. A
l’encontre des stoïciens, Montaigne explique, dans L’Apologie de Raymond Sebond, que les
animaux parlent bel et bien, et que c’est nous qui ne les comprenons pas ; le défaut de
compréhension n’est pas un signe d’absence de parole. Montaigne prive l’homme de toute
possibilité de juger de la nature interne des bêtes. Alors que pour Descartes, le langage est la
seule expression externe de la pensée qui me permette de connaître si l’autre est un être
pensant comme moi ou une simple machine bien organisée, pour Montaigne, au contraire,
nous ne pouvons conclure de la face visible du langage (la parole) à sa face invisible (le
rapport à la pensée). Ainsi l’absence de communication chez les animaux ne prouve-t-elle pas
leur absence d’intelligence. L’expérience vérifie, qui plus est, la dissociation entre la parole et
le langage : nous voyons les bêtes communiquer entre elles sans l’aide de mots, de même que,
chez les humains, la communication ne passe pas forcément par la parole (langage des muets,
silence des amoureux, rôle des gestes, etc.). Du coup, l’homme n’est pas un interprète qualifié
pour comprendre la nature cachée des animaux et du monde en général ; il ne peut donc
s’attribuer de prérogative par rapport aux animaux et leur refuser une nature identique à la
sienne. L’homme est ainsi privé de sa position privilégiée de traducteur des signes.
En reconnaissant que les animaux, même les plus humbles, sont capables d’utiliser des
signes et de s’abstraire du réel en généralisant, Bergson reconnaît, à la suite de Montaigne,
l’existence d’une intelligence animale. Mais Bergson va plus loin que Montaigne en quelque
sorte, puisqu’il admet sans difficulté, dans une perspective quasi évolutionniste, que le
langage correspond à un besoin vital et que les animaux sont aptes, par conséquent, à utiliser
des signes en lieu et place des choses. De ce point de vue, la différence entre l’homme et
l’animal n’est pas tant une différence de nature que de degré. Ainsi la conscience n’est-elle
pas, selon Bergson, le propre de l’homme, pas plus que le langage, puisqu’elle est coextensive
à la vie biologique.
Mais Bergson rejoint, à certains égards, Descartes, lorsqu’il entend faire valoir que parmi
tous les systèmes de communication disponibles dans le règne animal, celui des êtres humains
comporte un certain nombre de caractères particuliers, indissociables des autres
caractéristiques humaines. L’intention de Bergson, comme celle de Descartes, est bien de
montrer en quoi le langage humain est irréductible à un mode d’expression comme un autre.
C’est le deuxième intérêt de ce texte. L’idée, apparemment abrupte, que Descartes défend
dans la fameuse Lettre au marquis de Newcastle, et que Bergson fait sienne, est que le
langage humain est l’expression somme toute la plus aboutie de la liberté humaine. Descartes
oppose, en effet, comme le fait Bergson dans le texte, le comportement animal, qui s’explique
de manière purement mécanique par la seule disposition physiologique de ses organes
corporels, et la raison qui permet à l’homme de s’adapter à toutes sortes de situations
possibles. Alors que le comportement instinctif de l’animal est parfaitement ajusté à ses
conditions d’existence, la conduite de l’homme se caractérise au contraire par son
imperfection, son irrégularité. Or cette imperfection est le signe de sa plus grande perfection,
c’est-à-dire de sa liberté : l’homme est capable de varier et de diversifier sa conduite, capacité
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qui est rendue possible par la raison. En opposant le « signe intelligent » au « signe
instinctif », et en faisant de la mobilité le trait distinctif du langage humain, Bergson reconnaît
bien, à la suite de Descartes, que la liberté est la différence spécifique de l’homme. Mais
plutôt que de parler de différence de nature entre le comportement animal et le comportement
humain, et d’introduire une rupture entre les deux ordres, il vaut mieux, comme le fait
Bergson, envisager leur différence en termes de continuité, de complexité.
Sans contredire Descartes sur ce point essentiel, tout en nuançant certaines de ses analyses,
on dira, à la suite de Bergson, que la mobilité du signe linguistique ressortit à ce que le
linguiste André Martinet appelle, dans Éléments de linguistique générale, la double
articulation, commune à toutes les langues naturelles et propre, sans conteste, au langage
humain. Cette notion de double articulation permet rétrospectivement de mieux comprendre
ce que veut dire Bergson quand il écrit : « Il faut un langage dont les signes - qui ne peuvent
pas être en nombre infini - soient extensibles à une infinité de choses ». Alors que chaque
aboiement du chien ou chaque chant d’oiseau se présente comme une sorte de mélodie qui
doit être perçue et mémorisée globalement, les mots sont au contraire articulés. A partir d’un
petit nombre de sons de base ou phonèmes (les voyelles, les consonnes, les diphtongues), tous
dénués de signification, on peut former par assemblage autant de mots qu’on en a besoin.
Avec une quarantaine de sons et de signes correspondants, chaque langue peut effectuer des
combinaisons (monèmes, puis mots, puis phrases) en nombre quasiment illimité, tout en
épargnant la mémoire. Alors que le caractère bien déterminé du nombre de signes instinctifs
condamne l’animal à la redondance, il autorise, chez l’homme, la constitution d’énoncés en
nombre potentiellement infini, d’où la richesse et la flexibilité remarquables du langage
humain que souligne Bergson dans le texte.
Du coup, on peut se demander si Bergson a raison d’utiliser le terme de langage pour
désigner la communication animale. Dans son livre Problèmes de linguistique générale, le
linguiste Emile Benveniste nuance la thèse de Bergson, même s’il n’y fait pas explicitement
référence. Selon Emile Benveniste, le mode de communication propre aux abeilles et à tous
les animaux n’est pas véritablement un langage : il est plutôt un code de signaux inscrit dans
le patrimoine génétique des abeilles. De sorte qu’on ne saurait imputer le langage et la parole
aux animaux au seul prétexte qu'ils expriment et communiquent quelque chose. En effet, les
abeilles ignorent le dialogue qui est la condition du langage humain ; le message de l’abeille
exploratrice n’appelle pas de réponse ; l’abeille n’est pas capable de bâtir un message à partir
d’un autre message comme l’écrit Benveniste : « Le message des abeilles n’appelle aucune
réponse de l’entourage, sinon une certaine conduite qui n’est pas une réponse ». La
communication des abeilles ne se fait, en outre, qu’en référence à une seule donnée objectivela nourriture -, alors que les contenus du langage humain varient de manière illimitée et
s’adaptent à toutes les situations. A cela s’ajoute qu’on ne peut pas décomposer le langage des
abeilles en des éléments ultimes – les monèmes et les phonèmes – qui rendraient possible une
multiplication de combinaisons. Il vaut donc mieux réserver le mot « langage » à un système
de signes doublement articulé en monèmes et en phonèmes, ce qui n’est pas faire injure aux
animaux.
Le troisième intérêt du texte concerne le statut même du langage humain. Si, d’un côté,
Bergson s’attache à souligner ses indéniables vertus en regard de la pauvreté du langage
animal, il ne se prive pas de mettre au jour, dans d’autres textes, ses limites essentielles.
L’éloge que fait Bergson du « signe intelligent » doit donc être mise en perspective avec la
critique à laquelle il se livre par ailleurs à son endroit. En insistant sur le lien qui unit le
langage à l’intelligence et à la sociabilité, Bergson pointe le caractère éminemment
instrumental du langage. En ce sens, le langage est bien l’intelligence incarnée. Or
l’intelligence est aux hommes ce que l’instinct est aux animaux : une forme d’adaptation au
réel. Elle le découpe, y opère des classifications, y repère des états stables. Le langage est lié à
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la vie, à l’action sur la matière, à la société, ce que souligne Bergson dans la première partie
du texte. De ce point de vue, le langage fonctionne comme un outil en vue du travail et des
échanges. Si Bergson reconnaît l’importance de la pensée commune, du langage ordinaire, de
la communication et des échanges, s’il y a une nécessité du langage pour la pensée qu’il serait
vain de nier, la généralité des désignations du langage nous fait perdre néanmoins ce que les
objets extérieurs ont de singulier, mais aussi la capacité de saisir ce que notre expérience
intérieure a d'absolument original. L'efficacité descriptive du langage que rend possible la
mobilité du signe linguistique se paie, en retour, d'une perte d'intensité. Nous ne saisissons, en
effet, du réel que son aspect impersonnel. Les mots s'appliquent à une infinité de choses en
fonction de leurs caractéristiques communes (le mot « chien », par exemple, ne désigne pas
mon chien en particulier, Médor, mais tous les chiens). Les mots sont, dès lors, beaucoup trop
larges pour une réalité qui n'est que particulière, ils ne désignent que ce qui est commun et
ignorent les différences individuelles. Les mots ne correspondent donc pas à la réalité, mais
seulement à la façon dont nous avons découpé les choses selon nos besoins, l'état de nos
connaissances, de nos techniques, etc.
Nous nous étions demandé si le langage était le propre de l’homme ou bien une faculté
qu’il avait en partage avec les animaux. Ces derniers sont-ils comme nous capables de
s’abstraire du réel immédiat en formant des idées générales ou bien faut-il réserver l’aptitude
à la pensée conceptuelle au genre humain ? En montrant que les animaux utilisent des signes
pour communiquer et vivre en société, Bergson ne fait pas de la possession du langage, ni
même de l’accès à la conceptualisation, une propriété exclusive de l’homme. De ce point de
vue, il n’y a pas de rupture entre l’homme et l’animal, mais une continuité. Il reste qu’avec le
langage humain, on passe à un niveau de complexité inégalé dans le règne animal. La
spécificité du langage humain tient à la capacité beaucoup plus grande qu’a l’homme de
s’affranchir des bornes de la nécessité naturelle. L’homme ne cesse de réorienter dans un sens
inédit les conduites vitales. C’est donc dans la richesse et dans la plasticité remarquable du
langage humain que Bergson situe la différence d’avec le signe animal. On pourra toujours
discuter de la pertinence qu’il y a à utiliser le mot « langage » à propos du mode de
communication animal. Il est certain que si les animaux sont capables de signifier et de forger
des concepts, leurs possibilités d’expression sont sans commune mesure avec celles des
hommes. Aucun animal, aussi intelligent soit-il, ne peut jouer avec les mots, écrire de la
poésie, parler pour ne rien dire, mentir, bluffer et même inventer des mots qui n’existent pas.
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