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UNIVERSITÉ LYON 2
Institut d'Etudes Politiques de Lyon
Les récits journalistiques, dans la presse
nationale étatsunienne, des émeutes de
novembre 2005 en France : entre mémoires
et enjeux sociopolitiques nationaux
Thomas SEYMAT
Diplôme de l’IEP, section journalisme.
Séminaire de recherche « Violences et medias »
Année universitaire 2007-2008
Sous la direction d’Isabelle Garcin-Marrou et Isabelle Hare
Soutenu le 2 septembre 2008
Jury composé d’Isabelle Garcin-Marrou et Isabelle Hare
Table des matières
Dédicace . .
Remerciements . .
Introduction : Nicolas, Barack et la journaliste . .
Choix du sujet . .
Etablissement d’une problématique . .
Plan du mémoire . .
Chapître I: corpus, bibliographie et axes d’analyse . .
Constitution d’un corpus . .
Recherche bibliographique . .
Présentation des axes d’analyses . .
Conclusion du chapitre . .
Chapitre II : Analyse du corpus . .
Introduction du chapitre . .
Les émeutes comme comportement délinquant . .
Les émeutes comme réaction aux violences policières . .
Pour le Los Angeles Times . .
Pour le New York Times . .
Pour Newsweek . .
Pour le Time . .
Les émeutes comme réaction à une police raciste . .
Pour le Los Angeles Times . .
Pour le New York Times . .
Pour Newsweek . .
Pour le Time . .
Les émeutes comme conspiration ou insurrection . .
Pour le Los Angeles Times . .
Pour le New York Times . .
Pour Newsweek . .
Pour le Time . .
Les émeutes comme conspiration islamiste . .
Pour le Los Angeles Times . .
Pour le New York Times . .
Pour Newsweek . .
Pour le Time . .
Les émeutes comme conspiration de criminels . .
Les émeutes comme réaction aux conditions de vie socio-économiques . .
Pour le Los Angeles Times . .
Pour le New York Times . .
Pour Newsweek . .
Pour le Time . .
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Les émeutes comme réaction à la discrimination raciale . .
Les émeutes comme réaction à la discrimination religieuse . .
Conclusion du chapitre . .
Chapitre III : Quand la mémoire s’en mêle . .
Introduction du chapitre . .
D’une émeute à l’autre . .
Les émeutes comme comportements délinquants . .
Les émeutes comme conspiration ou insurrection . .
Les émeutes comme réaction aux conditions de vie socioéconomiques . .
Les émeutes comme réaction face aux brutalités policières . .
Références explicites . .
Références implicites, hétérogénéité clandestine . .
Une bavure filmée, cela ne vous rappelle rien ? . .
Un « White flight » en France ? . .
L’interdiscours de la Welfare queen . .
Conclusion . .
Des discours journalistiques sous influence . .
Pistes pour une étude ultérieure . .
Et maintenant, un peu plus de subjectivité . .
Ouverture . .
Bibliographie . .
Livres . .
Articles de revue spécialisée . .
Ressources Internet . .
Références faites dans l’ouverture . .
Annexes . .
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Annexe 1 : Retranscription de la question de Mme Amanpour à N.Sarkozy au cours
de la conférence de presse de N.Sarkozy et B.Obama le 25/07/2008, diffusé à 00:25
sur « MSNBC's News Live ». . .
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Annexe 2 : Les règles de l’ « AP Style guidebook » concernant les sources
anonymes. . .
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Dédicace
Dédicace
A la mémoire de Paul Guihard, journaliste français pour l’Agence France-Presse, mort le 30
septembre 1962, alors qu’il couvrait le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis.
Abattu à bout portant dans le dos par un assaillant inconnu au cours des affrontements qui
éclatèrent à l’arrivée du premier étudiant noir, James Meredith, sur le campus de la fraichement
déségrégationnée University of Mississippi. Son assassin ne fut jamais arrêté et le dossier classé
sans suite.
“People are not at all aware of the enormity of their gesture, of its repercussions
and of the interest it is creating all over the world.”
Paul Guihard
SEYMAT Thomas_2008
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Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
Remerciements
Toute ma gratitude va d’abord à mes superviseuses, Isabelle Garcin-Marrou et Isabelle Hare, pour
leurs précieux conseils, aiguillages académiques et critiques constructives pour ce travail. Leurs
disponibilités et l’oreille attentive qu’elles ont mise à ma disposition m’a été d’une grande aide
dans cette exercice de recherche. Après avoir effleuré du bout du clavier le monde de la recherche,
je ne me rends que mieux compte des qualités dont elles font preuve dans leur vie quotidienne, en
tant que chercheuses mais aussi d’enseignantes.
Merci à mes amis, de l’IEP et d’ailleurs, de m’avoir aidé à leur manière, en préservant ma
santé mentale grâce aux nombreux moments de détente passés en leur compagnie, moment dont
j’avais expressément besoin entre deux phases de travail. Merci aussi à Anicet, DJ Promo IEP
Lyon 2007 pour ses mix qui sont devenus la BO d’un été passés devant des livres, des articles et
un écran d’ordinateur.
Et enfin, milles mercis à mon père, ma sœur et surtout à mère pour ses discours motivants,
ses corrections et son soutien continue pour la rédaction de ce mémoire. Ils furent essentiels,
indispensables, salvateurs même, surtout dans les derniers temps de la rédaction. Sans elle, l’issue
de ce mémoire aurait été bien incertaine.
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SEYMAT Thomas_2008
Introduction : Nicolas, Barack et la journaliste
Introduction : Nicolas, Barack et la
journaliste
Le vendredi 25 juillet 2008 s’est tenue une conférence de presse croisée du Président de la
République française, Nicolas Sarkozy, et de Barack Obama, candidat pratiquement assuré
de l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle étatsunienne. Christiane Amanpour,
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l’une des reporters star de CNN, posa la première question à Nicolas Sarkozy. Elle lui
demanda, étant donnée la présence à ses cotés de Barack Obama, des obstacles qu’il
a franchi, de l’enthousiasme qu’il suscite chez les Noirs en France, dont beaucoup sont
pauvres, précisa-t-elle, et du symbole qu’il représente, si le ministre de l’intérieur qu’il était
à l’automne 2005 regrettait aujourd’hui d’avoir traité les émeutiers de « scum », traduit de
l’anglais en lieu et place du substantif «racaille». Nicolas Sarkozy lui répondit :
« Je sais qu’aux Etats-Unis vous avez été inquiets de ce qui s’est passé. C’était
en 2005, Madame. On a eu de grands affrontements et vous aux Etats-Unis,
vous savez ce que c’est, parce que vous les avez connus aussi. Mais on a
une différence entre les affrontements que j’ai eus à gérer comme ministre de
l’Intérieur et ceux que vous avez gérés aux Etats-Unis. C’est qu’il n’y a pas eu un
mort en France, il n’y a pas eu une balle qui a été tirée par la police. Les seuls
blessés qu’il y ait eu, c’étaient les forces de l’ordre. Mais, depuis mon élection, il
n’y a pas eu d’émeutes parce qu’on a mis en place un plan de développement et
de formation considérable. »
Cet échange entre la journaliste et le président, y compris les approximations respectives,
par exemple le terme « racaille » fut en fait prononcé, en réponse à une habitante de la
cité (Garcin-Marrou 2007, p.34), le 25 octobre 2005, deux jours avant la mort de Zyed et
Bouna le 27 octobre 2005, le nombre de morts et les affrontements de Villiers le Bel du 25
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et 26 novembre 2007 furent bien qualifiés d’émeutes dans la presse et même le fait que
la retranscription officielle de l’Elysée ait mystérieusement modifié en traduisant la phrase
« you called the rioters "scum" » par « vous avez parlé de " nettoyer les banlieues au Kärcher
" », est très riche d’enseignements et peut se lire sur une très grande variété de niveaux.
Ce dialogue contient, en condensé, un grand nombre de lectures, d’interprétations et
de récits à propos des « émeutes » en France au mois de novembre 2005. Il peut s’agir,
selon les locuteurs, soit d’une histoire à la croisée des chemins entre pauvreté et question
raciale, comme l’entend la journaliste de CNN, soit d’une série d’affrontements contre la
police, dont le comportement exemplaire est souligné, pour le Président, après lesquels la
situation s’est calmée grâce à un « plan de développement et de formation » répondant aux
besoins suscités par une situation socio-économique défavorisée.
1
Voir la retranscription de la question et de la réponse à l’annexe 1 et la vidéo ici http://fr.youtube.com/watch?v=IWwHc-dzU4I&e
consulté le 27/07/08.
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Un exemple :Émeutes à Villiers-le-Bel, Le Figaro, 26 novembre 2007
SEYMAT Thomas_2008
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Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
L’histoire du pays supposé de la journaliste (elle est pourtant née et a grandi en
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Angleterre jusqu’à ce qu’elle entre à l’université aux Etats-Unis ), est invoquée, « vous
aux Etats-Unis, vous savez ce que c’est, parce que vous les avez connus aussi ». Le but
de cet appel à l’Histoire est non seulement de créer une proximité entre le Président et
son interlocutrice, mais aussi de faire remonter à l’esprit des Etatsuniens, présents ou qui
verront éventuellement cette interview rediffusée à la télé, les souvenirs et les images des
précédentes émeutes aux Etats-Unis. Peut-être Sarkozy veut-il s’attirer la sympathie des
citoyens étatsuniens qui n’ont pas eu pour ces troubles civils un sentiment univoque de
sympathie.
Choix du sujet
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A l’origine de mon intérêt pour le sujet traité dans ce mémoire de 4 année se trouve une
anecdote ayant eu lieu lors de mon année d’échange, en 2006-2007. J’étais étudiant à
Southern Oregon University, dans la ville d’Ashland, Oregon. Lors d’un cours de journalisme,
un vif débat avait lieu à propos du vocabulaire pour parler de la race. Au départ, la classe
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réagissait au visionnage des excuses publiques , diffusées au cours du Late Show de
David Letterman, faites par un comédien, Michael Richards, après qu’il se soit lancé dans
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une tirade remplie d’injures racistes à l’encontre de deux spectateurs noirs qui, selon lui,
perturbaient son one-man show.
Mon professeur de journalisme, M. D.L Richardson, un noir originaire d’Alabama, un
état sudiste berceau du mouvement des droits civiques des années 1950-1960, tenait à
nous faire voir cet enregistrement, d’une part parce que le sujet lui tenait très à cœur, et aussi
parce que le sujet rejoignait en partie le cours. En effet, le manuel de style journalistique que
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nous utilisions dans ce cours, l’AP style book (de l’agence AP), comprend des entrées, tel
un dictionnaire, sur ce qu’un étudiant et un journaliste pouvaient et ne pouvaient pas écrire,
y compris quel mot utiliser pour désigner un noir, un asiatique etc. Le lien avec les excuses
de la vidéo était que ce comédien, qui s’était par ailleurs illustré dans la série « Seinfeld »,
utilisait, au grand dam de mon professeur, le terme « Afro-american » et non pas « african
american », une différence de vocabulaire qui fut le déclencheur du débat.
A un moment particulièrement agité de la discussion, M. Richardson fit la remarque à
un élève Latino que certains hispanophones, immigrés ou non, utilisaient le mot « negro »,
signifiant « noir » en espagnol, en toute connaissance du caractère péjoratif, voire raciste,
de son sens dans l’anglais étatsunien. Je fus alors invité à donner mon avis et mon
sentiment, en tant qu’étudiant étranger, sans doute dans le but de calmer les esprits et
d’apporter un éclairage transatlantique sur la question. Malgré le fait que je n’avais que
très vaguement suivi le débat, principalement à cause de la difficulté de compréhension
en anglais, j’expliquai vaguement que ce débat représentait typiquement un trait culturel
étatsunien pour moi, car en France, les traits d’union étaient inusités pour parler de race
et d’origine ethnique, mais les médias et les discours dominants préféraient parler de
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http://fr.youtube.com/watch?v=I3l-gRHjUNk consulté le 15/07/08
http://www.dailymotion.com/video/xofw7_michael-richards-racist-tirade_news consulté le 15/07/08
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http://usliberals.about.com/od/thepressandjournalist1/p/Amanpour.htm consulté le 28/07/08
http://www.apstylebook.com/ consulté le 15/07/08
SEYMAT Thomas_2008
Introduction : Nicolas, Barack et la journaliste
« Français d’origine étrangère ». A ce moment précis, une étudiante me posa une question
que je ne compris pas tout de suite, à propos d’une « guerre civile » en France.
Il me fallut quelques secondes pour comprendre qu’elle parlait des explosions de
violences dans certaines banlieues et villes françaises au cours du mois de novembre 2005.
J’avais vu en France des extraits de journaux télévisés étatsuniens couvrant les émeutes
qui privilégiaient les prises de vue à partir d’hélicoptères et les images de voitures en feu
au détriment d’une analyse en profondeur ; les propos des journalistes ne m’avaient pas
semblé être outrancièrement simplificateurs ou sensationnalistes. Je marmonnais donc une
réponse insistant sur l’importance des facteurs socio-économiques, rappelant la mort de
Bouna Traoré et de Zyed Benna, et en minimisant les lectures raciale ou religieuse qu’on
pouvait faire des émeutes. Ce fut la réponse la plus honnête et complète que je pus donner
à ce moment là. Là-dessus mon professeur déclara : « le racisme de classe (classism en
anglais) sera le futur racisme », et la classe, scolaire celle-ci, se remit au travail. Cette
question fit naître en moi une réflexion sur le travail des journalistes et la représentation des
émeutes de novembre 2005 dans les médias étatsunien. Qu’avaient-ils montré pour que
l’on me parle de « guerre civile » ?
Un autre élément m’a poussé dans la direction du traitement journalistique des émeutes
de novembre 2005 par les médias étatsuniens. Carolin Lin, présentatrice sur CNN déclara
le 6 novembre 2005 à 22h à propos de la mort des deux adolescents à Clichy-sous-Bois et
des affrontements qui s’en suivirent : « (…) it’s been 11 days since two African-American
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teenagers were killed (…) ». Déjà, on peut remarquer que deux erreurs sémantiques sont
contenues dans cette affirmation. L’une consiste à utiliser l’adjectif « african-american »
pour deux adolescents de nationalité française, la deuxième vient du fait que l’un des deux
adolescents décédés, Zyed Benna, venait d’une famille originaire de Tunisie et n’était donc
pas noir comme le laisse entendre Carol Lin.
Outre ces erreurs, et sans revenir sur la construction sémantique, sociologique et
politique du substantif « African American » (et de son adjectif en minuscule et avec
trait d’union), ni sur l’accusation de « politiquement correct » qu’il lui est faite, l’anecdote
m’intrigua et suscita aussi en moi une réflexion. J’ai vu cette mauvaise utilisation comme
un lapsus linguaerévélateur en ce qui concerne la grille de lecture, de compréhension et de
retranscription (en direction du public) des journalistes étatsuniens à propos des émeutes
de novembre 2005 en France. L’inconscient de la journaliste avait validé ce terme, malgré
le fait que ça ne corresponde pas à la réalité des faits décrits, à cause d’une situation
déjà vécue. Ainsi, je me posais la question de savoir comment les journalistes étatsuniens
voyaient et parlaient des émeutiers en France et si des faits similaires, des troubles civils
aux Etats-Unis telles les émeutes de Watts en 1965 et de South Central Los Angeles en
1992, avaient pu influencer les récits journalistiques étatsuniens lorsqu’ils rendaient compte
des événements en France.
Etablissement d’une problématique
Plus ma réflexion sur la question à laquelle j’allais tenter de répondre dans ce mémoire allait
de l’avant, plus j’affinais et délimitais les contours de ma problématique.
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http://transcripts.cnn.com/TRANSCRIPTS/0511/06/snn.01.html consulté le 15/07/08
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Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
J’abandonnai la piste d’étude du vocabulaire utilisé par les journalistes étatsuniens
pour désigner « la banlieue », les « quartiers sensibles » et autres termes de situation géospatiale correspondant à une perception d’une organisation spatiale urbaine spécifiquement
française, à l’inverse de la dichotomie urbaine étatsunienne qui consiste en des « innercities » plus pauvres et des « suburbs » peuplées d’une classe moyenne/moyenne
supérieure. Cela aurait nécessité que je m’oriente vers la sociologie urbaine alors que
mon souhait était de rester le plus près possible de l’analyse des discours médiatiques
étatsuniens.
Je décidai aussi d’abandonner l’idée de me concentrer uniquement sur l’analyse du
vocabulaire utilisé pour qualifier émeutiers et habitants des « banlieues ». Le travail de
comptabilisation des différents substantifs, adjectifs etc., tel que les « of Algerian origin »,
« French Arab » etc. s’est révélé trop fastidieux et trop proche de la simple compilation
pour pouvoir en tirer un résultat scientifiquement intéressant. Néanmoins, j’ai tout de même
porté une attention aux termes qualifiant habitants des quartiers et émeutiers ; cependant
l’analyse de ces champs lexicaux ne sera pas le cœur de ma problématique mais plutôt une
partie d’un de mes axes d’analyse du corpus.
Tout en laissant de coté ces idées et pistes, d’autres axes d’analyse se profilèrent,
se précisèrent et se confirmèrent au cours de ma recherche sur la problématique de
ce mémoire. Parmi eux, je partais de l’hypothèse que l’invocation de l’Histoire des pays
respectifs, France et Etats-Unis, et notamment des précédentes situations d’émeutes aux
Etats-Unis, était utilisée pour faciliter les récits, et la compréhension des événements
français.
Après la réflexion de ma collègue aux Etats-Unis à propos de la « guerre civile » en
France, et vu les nombreuses photos ou vidéos de destruction, dans les média étatsuniens,
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par exemple les voitures enflammées , les bâtiments calcinés etc., ainsi que les illustrations
du déploiement de forces de l’ordre, il m’est apparu clair qu’une grande partie des récits
journalistiques s’étaient concentrés sur l’aspect criminel des émeutes. Mais s’étaient-ils
limités à narrer un jeu du chat et de la souris entre émeutiers et policiers les soirs
d’affrontements ?
J’ai aussi pu m’apercevoir, après une première lecture de mon corpus, des nombreuses
occurrences de références à la religion de l’Islam, faites par les journalistes étatsuniens
; références faites dans des contextes parfois très différents, allant du commentaire
sociologisant à la description vestimentaire de protagonistes, voire même comme une
explication en soi des émeutes avec, parfois très explicitement, le spectre du terrorisme
islamiste ou néo-fondamentaliste et même le différend de 2003 entre Jacques Chirac et
George W. Bush quant à la guerre en Irak.
De plus, davantage que les articles français que j’ai pu lire, il m’a semblé que la
presse américaine présentait ces émeutes comme une histoire de race. Les défauts et
les ratés du système d’intégration français sont exposés sans tabous, et l’exclusion d’une
partie de la population française, immigrants ou personnes issues de l’immigration, est
mise sur le compte d’une certaine xénophobie de la société française. Et même quand les
articles présentent les conditions socio-économiques des quartiers concernés, l’explication
« race », « culture », voire même « religion » semble toujours prendre le pas sur l’explication
8
Sans développer outre mesure (un ouvrage spécialisé de Bash et Witzel est indiqué en bibliographie) une image de voiture,
le synonyme de la liberté et de l’indépendance, dévorée par les flammes est d’autant plus vivement ressentie aux Etats-Unis étant
donnée l’importance de la « car culture » qui s’est développée dans ce pays depuis les années 1930.
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SEYMAT Thomas_2008
Introduction : Nicolas, Barack et la journaliste
« classe ». Encore une similarité avec les précédentes émeutes aux Etats-Unis qui ont pu
être qualifiées de « race riots »…
Ainsi, pour faire la synthèse de toutes les hypothèses relevées ci-dessus, la
problématique suivante peut être énoncée :
L’expérience vécue par la presse nationale étatsunienne d’émeutes sur le territoire
national, telles que celles Watts en 1965 et de South Central Los Angeles en 1992 a-telle cadrée les récits explicatifs journalistiques des « émeutes de banlieue » françaises
de novembre 2005 au détriment d’éléments de récits explicatifs spécifiquement liés à la
situation sociopolitique française ?
A ce moment là de la réflexion, il est important d’apporter des définitions qui, par leurs
précisions sémantiques, empêcheront les mauvaises compréhensions, les raccourcis et
les généralisations dommageables pour la précision de la recherche et pour ma propre
conscience de rédacteur. J’emprunte pour ce faire les mots de Maurice Blanc et les
corédacteurs de l’éditorial du n°128-129 d’Espaces et Sociétés (Blanc et all. 2007), qui
expriment ma pensée bien mieux que ce que je n’aurais jamais pu la formuler.
A propos des « émeutes de banlieues de novembre 2005 », ils notent :
« Avant d’analyser ce que l’on a appelé les ‘‘émeutes’’ de novembre 2005 dans
des ‘‘banlieues’’ françaises, il faut faire quelques observations préalables. Les
banlieues françaises sont très diverses et elles ne sont pas toutes des ‘‘lieux
du ban’’. Banlieue est devenue synonyme de ‘‘grand ensemble’’ périphérique
construit dans les années 1960, aujourd’hui dévalorisé et stigmatisé, accueillant
dans les logements sociaux des locataires pauvres et précarisés, de nationalité
française ou étrangère, ou encore de nationalité française mais d’origine
étrangère. Néanmoins, toutes les banlieues de la relégation sociale et spatiale,
appelées par euphémisme ‘‘sensibles’’, ‘‘difficiles’’ ou ‘‘défavorisées’’, n’ont
pas pris part aux émeutes. Alors que des quartiers emblématiques, comme les
Quartiers Nord de Marseille ou les Minguettes dans la banlieue de Lyon, sont
restés à l’écart, d’autres, jusque-là sans histoire et quelquefois dans des petites
villes, se sont enflammés. Enfin, des jeunes sont sortis de leur quartier pour
manifester leur exaspération, à Lyon par exemple. »
Plan du mémoire
Après un premier chapitre dans lequel nous présenterons rapidement des méthodologies
de collecte de corpus, de recherche bibliographique et les axes d’analyse (chapitre I) ,
nous traiterons ensuite le corpus à travers les axes mis en place (chapitre II) dont les
éléments saillants seront dans une troisième partie comparés avec les cadrages des récits
des émeutes des émeutes de 1965 et 1992 à Los Angeles pour identifier si les souvenirs
de l’expérience par la presse nationale étatsunienne de ces émeutes ont influencé la
couverture des événements français(chapitre III).
Interlude
SEYMAT Thomas_2008
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Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
« We turn to France now, whose decisions of staying out of the Iraq war is starting
to make more sense. After all, why go all the way to the Mideast when you can fight
Muslims in your very own suburbs.”
« Au tour de la France maintenant, dont la décision de rester en dehors de la guerre en Irak
commence à avoir plus de sens. Après tout, pourquoi aller jusqu’au Moyen-Orient quand
on peut combattre des musulmans dans ses propres banlieues. »
Jon Stewart, comique et présentateur du « Daily Show » sur Comedy Central, une
chaine du câble aux Etats-Unis. Propos repris dans l’article « Five Jokes » dans le Los
Angeles Times du 13 novembre 2005.
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SEYMAT Thomas_2008
Chapître I: corpus, bibliographie et axes d’analyse
Chapître I: corpus, bibliographie et axes
d’analyse
Constitution d’un corpus
Pour d’évidentes raisons techniques, l’analyse des discours journalistiques sur les émeutes
de banlieues françaises de novembre 2005 ne pouvait se faire sur un corpus constitué
de documents audiovisuels de type séquences télévisées ou simplement audio comme
des émissions radiodiffusés. Je ne disposais simplement pas de l’accès aux archives
nécessaires et, bien qu’une analyse de ces documents audiovisuels soit sans doute une
tout aussi excellente façon de documenter la compréhension des événements dans certains
quartiers français à l’automne 2005 par les journalistes et le public étatsunien, je dus me
résoudre à limiter mon corpus d’analyse à la presse écrite.
Une fois cette décision prise, je dus poser d’autres limites vu le foisonnement de titres
de presse aux Etats-Unis. Pour réduire radicalement le nombre des possibilités, je fis le
choix d’exclure les publications qui n’avaient pas de caractère national. Ainsi les titres de
presse, même majeurs au niveau de leur état, ne furent pas retenus pour faire partie du
corpus final.
Une autre de mes grandes volontés était de pouvoir avoir des articles provenant de
journaux avec des périodicités différentes. Je souhaitais donc avoir des quotidiens et des
magazines, hebdomadaires de préférence. De plus, je me concentrai sur les journaux
d’information générale pour éviter les publications spécialisées (en relations internationales,
en sciences etc.) ou au contenu politiquement trop marqué, que ce soit à droite comme
avec la National Review créée par l’intellectuel conservateur William F. Buckley Jr ou le
magazine Village Voice, un titre à l’origine uniquement New-yorkais mais dont les articles
et analyses d’événements internationaux sont empreints d’une tendance « liberal », selon
le sens étatsunien, propre à cette métropole.
J’éliminai aussi de mon corpus les articles du journal de la côte Ouest le San Francisco
Chronicle, d’une part parce le regard qu’il porte sur les émeutes françaises de novembre
2005 a déjà été analysé dans "Les émeutes en France à l'automne 2005: Regards croisés
de France et des Etats-Unis", mémoire de fin d’études de Marie PERSYN, étudiante à l’IEP
de Lyon. De plus, les articles dans le San Francisco Chronicle que j’ai pu lire (ayant au
départ eu l’intention de les inclure dans mon corpus) qui traitaient des émeutes en France
ne me convenaient pas dans leur forme. Ils étaient pour la plupart soit des articles repris
du fil de l’agence de presse AP, des éditoriaux ou bien des articles publiés en syndication
sur plusieurs journaux en même temps. Il semblait donc que le SF Chronicle n’ait pas de
correspondant à l’étranger en poste à Paris, chose qui freina d’autant plus l’envie que j’avais
pu avoir au départ de ma recherche. Son caractère national peut être aussi discuté, et l’un de
mes choix, le Los Angeles Time, grand quotidien de la côte Ouest diffusé néanmoins coastto-coast s’est imposé en lieu et place du quotidien de la Bay Area autour de San Francisco.
Enfin, au cours de ma recherche d’articles, je rencontrai quelques difficultés techniques
quant au fonctionnement du moteur de recherche des archives du Washington Post et du
SEYMAT Thomas_2008
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Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
New York Times. Pour le premier, le caractère très rudimentaire empêchait tout simplement
une recherche approfondie, croisée avec des critères de dates, de mots clés etc. essentiels
pour trouver des résultats pertinents, dans les articles archivés. Ses archives étant d’autant
plus payantes, je fus contraint, battu par la technique et le manque de fonds à abandonner
le Washington Post, quotidien d’information publié à Washington DC, la capitale fédérale,
comme journal à inclure dans mon corpus. Je me suis en fait concentré question fonds, sur
les archives du Los Angeles Times, au moteur de recherche beaucoup plus fiable et efficace
mais aux archives malheureusement payantes, 25$ les 10 articles, avec tarifs dégressifs,
je dépensai donc 50 dollars US pour obtenir les articles que je souhaitais. Je préférai donc
obtenir comme espèce sonnante et trébuchante des articles sélectionnés avec pertinence
et dont j’avais pu vérifier en partie le contenu grâce à un court extrait disponible gratuitement
avant achat.
En ce qui concerne le New York Times, ses archives sont gratuites, mais le moteur
de recherche des archives classait les résultats selon une pertinence dont la logique
m’échappe encore, ce qui fait que malgré le fait d’avoir regardé avec attention les premières
pages de résultats, je ne peux garantir l’exhaustivité de mes sélections quant aux articles
paru dans le NYT.
D’une manière générale, j’ai recherché par critères de mot clés et de dates lorsque cela
était possible. Les mots clés étaient les mots « France » et « riots » dans les articles publiés
er
entre le 1 novembre 2005 et le 31 novembre 2005. Parfois, les résultats obtenus sont assez
surprenants, comme par exemple de voir sortir comme résultats la rubrique du courrier des
lecteurs réagissant à des articles sur les émeutes en France. Mais cette rubrique, dont les
lettres publiées sont sélectionnées par un journaliste, n’en constitue pas moins un type de
discours médiatique à traiter comme tel.
Ainsi j’ai constitué le corpus suivant :
∙
∙
∙
∙
∙
15 articles du New York Times, un quotidien à diffusion nationale, dont la parution
s’étale du 5/11/05 au 29/11/07. Certains articles dépassent la date du 30 novembre
2005, car il s’agit soit d’articles écrits à l’occasion de l’anniversaire des émeutes de
novembre 2005, soit écrits à l’occasion des émeutes à Villiers-le-Bel en octobre 2007.
18 articles du Los Angeles Times, un quotidien à diffusion nationale, dont la parution
s’étale du 4/11/05 au 28/10/06. Certains articles dépassent la date du 30 novembre
2005 car il s’agit soit d’articles écrits à l’occasion de l’anniversaire des émeutes de
novembre 2005, soit écrits à l’occasion des émeutes à Villiers-le-Bel en octobre 2007.
7 articles du newsmagazine Newsweek, un hebdomadaire à diffusion nationale, dont
la parution s’étale du 14/11/05 au 21/11/05.
8 articles du newsmagazine Time, un hebdomadaire à diffusion nationale, dans sa
version étatsunienne, dont la parution s’étale du 06/11/05 au 09/11/05.
Parmi ces articles se trouvent des articles d’information qui appartiennent à un genre
discursif journalistique qualifié d’ « à l’énonciation objectivisée. »(Moirand, 2007,
p.12).
Aux Etats-Unis, l’objectivisation dans les articles d’information est codifiée de façon très
précise et est fondamentale pour les journalistes. Une façon de tendre vers l’objectivité selon
les principes du journalisme américain a été la standardisation des reportages. Il existe
des règles, compilées dans des manuels de styles, sorte de dictionnaires thématiques,
qui deviennent rapidement la bible des étudiants en journalisme. De la ponctuation à
l’utilisation d’un vocabulaire sujet à controverse aux erreurs classiques de grammaires et
d’orthographe, tout y est consigné. Par exemple, voici l’entrée « race » pour l’AP style
14
SEYMAT Thomas_2008
Chapître I: corpus, bibliographie et axes d’analyse
guide book, manuel du style en vigueur dans l’agence de presse AP, qui sert, à quelques
modifications près, de base pour une très grande majorité des journaux aux Etats-Unis.
Race: Identification by race is pertinent: –In biographical and announcement
stories that involve a feat or appointment not routinely associated with members
of a particular race. –When it provides the reader with a substantial insight into
conflicting emotions known or likely to be involved in a demonstration or similar
event. In some stories that involve a conflict, it is equally important to specify that
an issue cuts across racial lines. If, for example, a demonstration by supporters
of busing to achieve racial balance in schools includes a substantial number of
whites, that fact should be noted. Do not use racially derogatory terms unless
they are part of a quotation that is essential to the story.
On est là vraiment devant un guide qui dit au journaliste ce qu’il doit écrire, ne pas écrire etc.
D’autres articles dans le corpus ont plutôt une « énonciation subjectivisée » (Moirand,
idib.) « Éditoriaux, chroniques, billets, commentaires » prennent le parti de transmettre non
pas principalement des informations, mais surtout une opinion.
Aux Etats-Unis, ce genre a une histoire aussi longue que celle du pays, et est devenu
très institutionnalisé ; des pages spécifiques lui sont réservées, bien à l’écart des pages
« News » et les deux rédactions fonctionnent séparément. ( Mullikin et Sloan, 2002,
p.307-315). Voyons l’entrée « Editorial news » pour le guide de l’AP style, qui désambiguïse
la confusion présente au sein même du terme.
Editorial news: In references to a newspaper, reserve news for the news
department, its employees and news articles. Reserve editorial for the department
that prepares the editorial page, its employees and articles that appear on the
editorial page
La distinction est bien établie entre des articles qui tentent d’être le moins « biased »
possible et d’autres qui revendiquent une opinion centrale dans leur discours. Les éditoriaux
ne sont néanmoins pas les seuls articles à être volontairement « opiniated ». Deux
autres catégories d’articles existent dans la même catégorie de discours à l’énonciation
subjectivisée. Les « columnists » sont des éditorialistes non rattachés à une rédaction en
particulier, ils travaillent soit en freelance ou en syndication, ce qui leur permet d’apparaître
dans de nombreux journaux en même temps. Ils signent leurs articles, contrairement aux
éditorialistes étatsuniens le plus souvent anonymes, ce qui peut contribuer à créer une
certaine renommée. Enfin, les articles « op-ed » pour « opposite editorial » sont, dans
les pages éditoriales, des articles qui prennent la position opposée à celle défendue par
l’éditorialiste maison.
Recherche bibliographique
Malgré l’imposante bibliographie fournie par mes directrices de mémoire sur les émeutes
dans laquelle je trouvais les ouvrages d’analyse de discours médiatique, (Moirand, 2007)
et de stylistique dans la littérature anglaise, (Salbayre et Vincent-Arnaud, 2006) que j’utilise
dans ce mémoire ainsi qu’un numéro double de la revue Espaces et Sociétés,le n°128-129
de mai 2007, il m’est apparu nécessaire que je la complète par des sources plus spécifiques
SEYMAT Thomas_2008
15
Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
sur les émeutes aux Etats-Unis, les discours médiatiques qu’elles purent susciter et les
analyses de ces derniers.
Dans un premier temps, je cherchai dans les ressources à ma disposition dans les
bibliothèques de l’IEP. J’y trouvai, par un heureux hasard, deux numéros de la revue French
Politics, où sont publiés des articles de chercheurs en science politique aux Etats-Unis
traitant spécifiquement de la France. Deux articles en particulier attirèrent mon attention,
l’un sur l’immigration et les définitions changeantes de la citoyenneté nationale (Thomas,
2006) et l’autre sur la race et l’identité en France et aux Etats-Unis (Bleich, 2008).
Ensuite, au cours d’une recherche Internet pour trouver des sources bibliographiques,
je me retrouvai sur le site de vente en ligne Amazon.com. Celui-ci s’est révélé un moyen
très efficace, certes peu académique, pour trouver de nouveaux livres. Grâce à sa très
grande base de données, son moteur de recherche pertinent et les propositions d’ouvrages
similaires et/ou achetés par des internautes ayant effectué la même recherche et/ou les
mêmes achats, je pus trouver de nombreux résultats qu’aucune précédente recherche ne
m’avait fournis. Malheureusement, la seule fonction de ce site est de vendre des livres.
Je dus donc investir dans ces ouvrages sans avoir trop la possibilité de vérifier le contenu
et l’intérêt relatif à mon sujet de mémoire. Ainsi, après un certain délai de livraison et
malgré des frais de ports élevés, j’avais en ma possession un ouvrage sur le journalisme
étatsunien (Mullikin Parcel et Sloan, 2002), trois livres sur les émeutes de Los Angeles de
1992 (Gooding-Williams et all. 1993, Hunt, 1997 et staff du Los Angeles Times, 1992) et
un dernier sur les récits journalistiques des émeutes de Watts en 1965 et leur impact sur
la mémoire collective (Edy, 2006).
Ainsi pourvu de sources couvrant les différents aspects des discours journalistiques
que je souhaitais traiter dans mon mémoire, je me mis à la recherche d’axes d’analyse
pertinents pour mon corpus.
Présentation des axes d’analyses
C’est dans le livre de Jill A. Edy (op.cit) que j’ai trouvé les axes qui structureront l’analyse des
discours journalistiques tout au long de mon mémoire. Elle-même cherchait les différentes
histoires, ou fil narratif, qui ont été utilisés pour raconter les émeutes de 1965. Elle utilise
9
alors pour découper les discours la théorie du cadrage développée par Entman . La
définition suivante du cadrage d’Entman, traduite par mes soins, est qu’ « elle simplifie les
histoires en 4 éléments » (Edy, 2006 p.25) :
« Elles définissent des problèmes – déterminent ce qu’un agent causal fait avec
quel coût et quel bénéfice, généralement mesuré en terme de valeur culturelle
commune ; elles diagnostiquent des causes – identifiant les forces créant le
problème ; elles font des jugements moraux – évaluant les agents causaux et
leurs effets ; et suggèrent des remèdes – en offrant et justifiant ces traitements
pour les problèmes tout en prédisant leurs effets possibles. »
Pour Edy, la théorie d’Entman est la meilleure pour analyser un corpus de reportage
contemporain parce qu’elle seule « laisse ouverte la possibilité que la même information
peut accomplir différentes fonctions, selon l’histoire où elle est utilisée ». (Edy,op.cit) et
9
Entman, R.M Framing: Toward clarification of a fractured paradigm, Journal of Communication, 1993 N°43, p51-58.
16
SEYMAT Thomas_2008
Chapître I: corpus, bibliographie et axes d’analyse
permet ainsi d’analyser des histoires, en compétition dans le champ médiatique, pour tirer un
sens différent à partir des mêmes événements. De telles situations arrivent principalement
selon Edy au moment de « social breach », et sa première phase de « social drama » dont
elle reprend la définition à l’anthropologue Victor Turner :
« Social dramas occur within groups that share values and interests and have
a common history, whether real of alleged. A breach is defined as a violation of
a norm, and is perceived as a sign of a deeper division of interests or loyalties.
Reaches may be purposely created to demonstrate differences, or they may
“emerge from a scene of heated feelings”. Unless the breach is quickly sealed
or contained to “a limited area of social interaction, there is a tendency for
the breach to widen until it coincides with some dominant cleavage in the
widest set of relevant social relations to which the parties in the social conflict
belong”. » (Edy, 2006 p.4)
Dans de telles conditions de rupture et de conflits, « la lutte pour tirer un sens de l’événement
n’est pas installée derrière la scène », autrement dit au moment des choix faits dans les
locaux des médias, par un rédacteur en chef au moment du bouclage, « mais elle entre
en fait par effraction dans les reportages » (Edy, 2006, p.24).Cette théorie permet donc
d’analyser les différents récits rivalisant dans le champ médiatique, et social, pour s’imposer
comme meilleure explication dans une situation de violence politique et sociale. Il s’agit
donc de la meilleure méthode pour répondre à la problématique qui s’interroge sur les récits
journalistiques explicatifs étatsuniens sur les émeutes françaises de 2005.
Pour son corpus sur les émeutes de Watts en 1965, Edy met en évidence quatre
cadrages différents utilisés par les journalistes qui couvrirent cet événement pour expliquer
ces émeutes :
∙
∙
∙
∙
∙
∙
∙
Les émeutes comme comportement délinquants/criminels ou anarchiques,
« lawlessness behavior ». C’est à la fois le cadrage prédominant et celui que l’on
trouve le plus au départ car « c’est le plus disponible, puisque la dynamique des
émeutes dès le début était une confrontation entre la police et des habitants des
quartiers. » (Edy, op.cit., p.29). Ce cadrage se retrouve renforcé par les éléments
iconiques, à valeur de preuve, qui illustrent ces articles, comme les photographies de
bâtiments en cendre, des forces de l’ordre en uniforme « anti-émeute » et de voitures
brulées.
Les émeutes comme conspiration ou insurrection. Un élément important qui nourrit ce
cadrage est la présence, réelle ou non, de traces d’organisation, de « coordination »
et de communication entre les émeutiers. (Edy, op.cit. p.33)
Les émeutes comme réaction à la brutalité des pratiques policières. « Le cadrage
‘‘brutalité policière’’ est activement contesté pendant et juste après les émeutes. En
quelque sorte, il est diamétralement opposé au cadrage comportement délinquant. »
C’est aussi « le plus dangereux, du point de vue de l’Etablishment, et peut être le plus
évident. » (Edy, op.cit, p.34)
Les émeutes comme réaction aux conditions de vie socio-économiques. Dès le
départ, « la couverture des émeutes de Watts entretient l’idée que les émeutes
sont pour protester contre les conditions économiques précaires de la vie dans le
ghetto. »(Edy, op.cit., p.37)
SEYMAT Thomas_2008
17
Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
Pour ma part et après études du corpus d’articles de presse, j’ajouterai deux autres souscadrages explicatifs, spécifiques à la situation française.
∙
∙
∙
∙
Les émeutes comme réaction aux difficultés d’intégration des Français issues de
l’immigration, spécifiquement à cause d’une sorte xénophobie endémique de la
société française.
Les émeutes comme une réaction aux difficultés d’intégration d’une minorité,
spécifiquement à cause de son appartenance à la religion musulmane.
Ces deux derniers cadrages peuvent être compris comme une subdivision du
cadrage « condition de vie socio-économique », portant plus l’accent sur le social/
sociétal que sur l’économique à proprement parler, si tant est qu’une division aussi
claire puisse être faite aussi simplement.
Le schéma suivant résume les différents cadrages que nous allons nous attacher à retrouver
dans le corpus et les liens possibles qui s’articulent entre eux.
Schéma 1. Résumé des cadrages à analyser
18
SEYMAT Thomas_2008
Chapître I: corpus, bibliographie et axes d’analyse
A l’intersection des cercles représentés sur le schéma par les espaces 1, 2 et 3, se
trouvent des sous-cadrages, produits de la rencontre des cadrages, pouvant apporter une
lecture et une analyse plus sensible de ces derniers et donc des discours journalistiques
tenus à l’égard des émeutes des banlieues française de novembre 2005. Ils ne sont pas
exclusifs à la situation française, on peut trouver de grandes similitudes entre ces souscadrages et d’autres présents pour les émeutes de 1965 ou 1992 à Los Angeles. Seul le
sous-cadrage 1, causé par des événements récents, n’a pas eu d’équivalent précédent.
1. A l’intersection des cadrages « émeutes réaction contre une discrimination
religieuse » et « émeutes conspiration/insurrection » se trouvent des éléments d’un
discours prêtant un rôle actif à une religion, l’Islam, et surtout à ses fidèles durant les
émeutes. Ce sous-cadrage s’attache donc à donner une part de responsabilité dans
le déroulement des émeutes à un Islam politique, bien souvent « radical », et à ses
militants. Parfois, c’est même le spectre du terrorisme international qui s’invite dans
le discours journalistique avec comme symbole ultime, et d’autant plus indépassable
qu’il s’agit ici de la presse étatsunienne, des attaques terroristes du 11 septembre
2001. Et c’est en cela que ce sous-cadrage ne pouvait être présent dans les discours
journalistiques sur les émeutes de Watts en 1965 et celles de South Central Los
Angeles en 1992.
2.
3. A mi-chemin entre les cadrages « émeutes comportements délinquants » et
« émeutes conspiration/insurrection » apparait un discours qui offre l’explication d’un
contrôle en sous-main des émeutes par les trafiquants et les criminels qui habiteraient
les lieux d’affrontements et coordonneraient ces derniers pour les utiliser comme un
rideau de fumée pour se livrer à leur transactions illégales.
4.
5. Ce sous-cadrage correspond au point d’acmé de la rencontre des cadrages
« émeutes réactions contre les brutalités policières » et « émeutes réactions contre
les discriminations raciales ». Il s’agit d’un discours évoquant frontalement et
explicitement la police française comme ayant un comportement raciste envers les
habitants de banlieue issus de « minorités visibles ».
Conclusion du chapitre
Après avoir présenté le corpus d’articles et la méthode de collecte, puis la bibliographie
et la façon dont les références qui la composent ont été recherchées, des axes d’analyse
du corpus de différents niveaux de finesse, ont été mis en lumière. Hérités pour la plupart
d’un ouvrage dont l’objet est le traitement journalistique des émeutes de Watts en 1965 et
celles de South Central Los Angeles de 1992, ils nous permettront de répondre à la question
posée par la problématique dans l’introduction.
En effet, dans le chapitre suivant, nous passerons le corpus ainsi collecté à travers la
grille d’analyse des cadrages, avec quelques modifications, que Jill A. Edy a utilisée pour
celles des émeutes de Watts en 1965 et celles de South Central Los Angeles de 1992.
Interlude
SEYMAT Thomas_2008
19
Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
« The streets of the suburb of Clichy-sous-Bois have been filled with angry, mostly
unemployed Arab and African immigrants setting fire to hundreds of cars. Their message:
We’re mad as hell and we are not going to let you park here anymore.”
« Les rues de la banlieue de Clichy-sous-Bois ont été remplies d’immigrés en colère,
arabes et africains, majoritairement chômeurs, mettant le feu à des centaines de voitures.
Leur message : on est dans une colère d’enfer et on ne vous laisse plus vous garer ici
dorénavant. »
Jon Stewart, comique et présentateur du « Daily Show » sur Comedy Central, une
chaine du câble aux Etats-Unis. Propos repris dans l’article « Five Jokes » dans le Los
Angeles Times du 13 novembre 2005.
20
SEYMAT Thomas_2008
Chapitre II : Analyse du corpus
Chapitre II : Analyse du corpus
Introduction du chapitre
Par quels moyens les journalistes, commentateurs et éditorialistes publiés dans la presse
nationale étatsunienne ont-ils choisi d’expliquer les émeutes de novembre 2005 en France ?
Se concentrent-ils plus sur les discriminations raciales ou sur les conditions de vie purement
économiques ? Y a-t-il seulement une explication en particulier qui trouve grâce à leurs
yeux ?
Le but de ce chapitre est de décrypter le corpus sur les émeutes françaises de 2005
grâce à la grille d’analyse des cadrages, quelque peu modifiée, que Jill A. Edy a utilisée
pour celles des émeutes de Watts en 1965. Sans tomber dans la compilation, ce chapitre
ne contiendra que relativement peu de réponses définitives à proprement parler, mais je
souhaite rendre compte de tous les indices découverts, et de l’analyse qui m’a permis de les
mettre en lumière, dans ce mémoire. Les faits saillants, avant d’être résumés en conclusion
de ce chapitre, sont alors un peu « noyés » dans la quantité d’études d’articles. Ce sera
peut-être assez fastidieux à lire, mais la réponse à la problématique sera plutôt explicitée
dans la troisième partie, en comparant ce que l’analyse des deux corpus, avec les mêmes
outils, peut apportée.
L’étude de tout le corpus se fera cadrage par cadrage, et dans chaque cadrage journal
par journal quand cela nous semblera pertinent.
Les émeutes comme comportement délinquant
Ce cadrage est omniprésent, tous journaux confondus. Dans les titres, « Rage on rue
Picasso » (Newsweek, 14/11/2005), « Streets of fire »(Time, 06/11/2005), « Immigrant
rioting flares in France for ninth night » (NYT, 05/11/2005) ou encore « On the 10th day,
violence spills accross France […] asron attacks spread(…) »(LAT, 06/11/2005) et dans
le corps des article, avec du vocabulaire spécifique au crime, « kingpin », « small-time
gangster », thugh », « vandals », « crime », « delinquency, drugs », « “parallel economies” »,
« lawlessness and turf mentalities », « no-go zone » et ce, jusqu’à assez tardivement
dans le mois de novembre. En effet, le Los Angeles Times consacre même un article
entier, et assez long : 1793 mots, « French justice on the fast track », le 21/11/2005 au
procès de deux émeutiers présumés dont l’un sera acquitté et l’autre condamné. Parler de
conséquences judiciaires, de condamnation, implique nécessairement d’avoir eu à faire à
des comportements illégaux, même si l’article s’interroge sur les procès en comparution
immédiate.
Un autre indice de ce cadrage peut être l’étude des champs lexicaux du feu ou de la
guerre, eux aussi omniprésent. « Arson attacks »,, « why Paris is burning », « flares »,
« torched », « set ablaze », « smoldering » , « firebomb » ne sont que quelques exemples
en ce qui concerne le premier paradigme « feu » ; « assaults », « ambush », « attacking
SEYMAT Thomas_2008
21
Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
cops », « paramilitary riot police », « fought running battle with riot cops », « policemen that
were hit by gunfire », « shot fired at the police », « police reinforcement », « deployment »,
« fronts » pour celui de la guerre.
Ce cadrage est aussi celui manipulé avec le plus d’aisance par des sources officielles
du monde politique, que ce soit sur le terrain comme cet adjoint municipal d’Aulnay « Rather
than playing on their Playstations, they attack the police » (NYT, 05/11/2005) ou au plus haut
niveau de l’Etat, comme la citation de Nicolas Sarkozy « it’s not just unemployment, injustice
and racism. It’s fear generated by gangs that live from drugs and stolen cars » (Time,
« Restless Youth », 13/11/2005).
Le Los Angeles Times et le New York Times, les deux quotidiens du corpus, sont les
seuls à parler du seul mort des émeutes françaises. Le NYTl’évoque le 08/11/2005 dans
« French officials try to ease fear as crisis swells » comme « The civil unrest sweeping
France […] claiming its first death […] On Monday, a man from suburban Stains died
after being beaten Friday by a gang of rioters. » Après des témoignages de riverains,
cette mort est présentée comme un tournant « the death signifies not only a milestone in
France’s longest stretch of civil unrest since the student protest of 1968 but also years of
rising tensions between lower middle-class native French and an expanding population of
immigrant neighbors. » Pour étayer son affirmation, la veuve de M.Le Chenadec est citée :
« Things changed when the foreigners began moving in.»
Le LAT en parle dès le titre de son article du 08/11/2005 « Rioting youths see “no
future” ; reacting to the first death in France’s unrest, they lament joblessness ». Dans le
corps de l’article, la mort de Jean-Jacques Le Chenadec est elle aussi présentée comme
un événement en soi « (…) the youths […] knew their street had just entered history. Their
neighbor, retiree Jean-Jacques Le Chenadec, died Monday of injuries he suffered last week
in an assault (…) becoming the first person to die in 12 days of unrest ». S’en suit une
reconstitution d’après un témoin de son agression, et le journaliste précise « [No one]
excuse the death of Le Chenadec. But one muttered that the dead man had a reputation for
belligerence and comments with a racist tinge. » comme pour expliquer l’agression
Mais l’élément le plus commun aux journaux lorsqu’il s’agit d’utiliser le cadrage des
émeutes comme comportement délinquants sont les listes, les bilans quantitatifs sur
différents sujets. Pour Todd Gitlin, ces descriptions et ces chiffres sont des éléments
essentiels d’un cadrage « criminel » (Edy, 2006, p.30). On les trouve pratiquement dans tous
les articles d’informations, et ils servent dans les journaux quotidiens de « fil rouge », de fil
narratif, pour suivre l’évolution des émeutes, côté bilan, sans autre forme de commentaires.
Un exemple très représentatif serait :
« Since the unrest began, however, 77 police officers and 31 fire-fighters have
been injured, according to the national police chef, Michel Gaudin, though most
injuries have been minor. On Sunday night alone, there were incidents in 274
towns including major clashes in the southwester city of Toulouse and the
eastern city of Metz. All told, the police made 395 arrests. […] As the unrest
rippled out from Paris, however, it appeared to be subsiding in and around the
capital. The attacks destroyed 426 vehicles in Paris and its suburbs on Sunday
night, down from 741 the night before ».
(« French officials try to ease fear as crisis swells », NYT, 08/11/205)
Et il ne s’agit que d’un exemple parmi tant d’autres, cadrant le discours des journalistes
pour expliquer les émeutes par un comportement délinquant.
22
SEYMAT Thomas_2008
Chapitre II : Analyse du corpus
Les émeutes comme réaction aux violences policières
Pour le Los Angeles Times
Le cadrage « émeutes comme réaction aux brutalités policières » est présent dans le
LATmais il est contesté de plusieurs manières. D’une part, à propos de l’accident qui coûta
la vie à Zyed et Bouna, il est répété à plusieurs reprises dans des articles différents,
participant donc à l’intertextualité sur ce sujet, que « inverstigators say police were not
chasing them » (04/11/2005) ou « Prosecutors have determined that police were not chasing
the youths. » On notera la gradation dans la certitude entre « say » et « determined » qui
renforce la contestation d’une lecture de l’événement qui rendrait la police indirectement
responsable de la mort des deux adolescents.
Un autre événement mettant en cause la police est contesté : « police were accused of
firing a tear gas canister into a mosque » (« Rioting youths... » ,08/11/2005). A l’accusation
répond une version officielle « Authorities said the projectile never entered the house of
worship », mais « the rumor did the damage ». En opposant la version officielle à une rumeur,
forcément irrationnelle, le discours mettant en cause la police est forcément dévalorisé et
se retrouve contesté par l’agencement même des phrases du journaliste.
Un peu plus loin dans le même article, le comportement de la police est mis en cause
par un homme, Jean, décrit comme un marchand, de 31 ans et juif, employant souvent des
gens du quartier : « He said the current center-right government has been overly aggressive
on policing […] “They went from one extreme to the other, and the young people suffered”,
he said. “The police harass them. What we need is the right balance”. » La description
extensive, renseignant sur son statut social, entrepreneur, employeur, renforce le caractère
sérieux de ses propos, en traçant une sorte de lien entre les deux qualités, pouvant signifier
que l’un ne va pas sans l’autre. Ainsi les témoignages des jeunes, chômeurs, etc. voient
leurs propos et les explications qu’ils avancent atténuées, décrédibilisées, en raison de leur
statut social inférieur.
Un dernier article, « In France, alienation is a two-way street ; a paramilitary police
system in which officers feel like foreigner in the communities they patrol helped set the
stage of the riots, critcs say » (13/11/2005) se fait le lieu du combat pour la promotion ou
la contestation du discours sur les violences policières. D’un côté des paroles autorisées
confirme le cadrage : « And several veterans agree with critics who say that France’s rigid,
paramilitary policing culture aggravated tensions between youths and officers », ou encore
« its is basically youths versus cops» selon un officier des Renseignement généraux, resté
10
anonyme pour des raisons de sécurité . De l’autre, le journaliste écrit « France’s police
are proud of their restraint and discipline during the onslaught. They have not fired a single
shot even when shot at on half a dozen occasions. » La syntaxe et le choix de vocabulaire,
« restraint and discipline » apposée à « onslaught », « a single shot » sont des indices
clairs qu’ici le journaliste ne tente même pas d’être neutre. Il prend une part active dans la
contestation du discours mettant en cause le comportement de la police.
On ne trouve aucune trace de ce cadrage dans le courrier des lecteurs du LAT.
Pour le New York Times
10
Voir à ce propos, l’entrée « sources anonymes » dans l’ « AP style guidebook » en annexe 2
SEYMAT Thomas_2008
23
Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
C’est dans le NYT que l’on trouve le discours le plus compréhensif du cadrage « émeutes
comme réaction aux violences policières ».Certes, la mort de Zyed et Bouna et le début des
émeutes sont évoqués à de nombreuses reprises de façon très factuelle, et pas uniquement
au début du corpus du NYT. Par exemple elle est décrite comme « Two teenagers were
electrocued when they hid in an electrical substation from the police. Local youths, who
believed the police had chased the boys into the enclosure, took to the streets setting cars
on fire in protests » (« Immigrant riotings flares… », 05/11/2005) ou bien le lendemain
« (…) whose accidental deaths while hiding from police touched off the unrest » (« As riots
continue… » 06/11/2005). Le journaliste évite ici les jugements de valeur qu’on a pu observer
ailleurs.
Néanmoins, dans un souci apparemment d’objectivité, le 05/11/2005 il cite, dans un
paragraphe isolé, un rapport du ministre de l’Intérieur qui conteste la version de la poursuite
et évoque le fait que les adolescents ont couru car l’un était connu des services de police
pour « vol avec armes » et l’autre faisait parti d’un groupe qui avait fait effraction dans un
site de construction. Juste après, le journaliste commente : « But those points have been
lost amid the ensuing violence », qui loin d’être objectif, active à nouveau le discours qui,
contestant le discours explicatif des violences policières, consiste à faire comprendre que
les émeutiers ne réfléchissent pas avec leur raison, ni en prenant l’ensemble des éléments
en compte.
Plus tard, le 14/11/2005 dans l’article « French unrest subsides, but violence persists in
Lyon », le journaliste écrit « two teenagers […] believing that the police were chasing them »
et un an après, le 21/10/2006 dans l’article « Anger festering in french aeras scarred in riots »
la mort des deux adolescents est rappelée au souvenir des lecteurs par ces mots : « Next
Friday is the first anniversary of the electrocution death of two teenagers as, according to
some accounts at the time, they were running from the police in Clichy-sous-Bois. » Le
comportement de la police est certes mis hors de cause mais à nouveau, aucun jugement
de valeur n’est émis. La seule distance introduite par la journaliste, qui n’est pas la même
qui avait écrit les articles au moment des faits, est le « according to some accounts at the
time » qui peut être vu comme une volonté explicite d’objectiviser son discours et ne pas
prendre parti pour une explication ou une autre.
Au-delà du traitement de la mort de Zyed et Bouna, à de nombreuses fois, le NYT se fait
l’écho d’évocations directes du comportement des forces de l’ordre, sans contestation de la
part d’une autorité officielle. Et ce, dès le premier article du 05/11/2005 : « the increase police
presence results in harassment […] “ It’s the police who are provoking us”. » Le 06/11/2005
on trouve « Young people […] have consistently complained that police harassment is mainly
to blame. They say such harassment has pushed people’s patience to the limit. “If you’re
treated like a dog, you react like a dog” » et le 08/11/2005 « Theys ay anger toward the
police was running high. “It’s the attitude of the police, they insults us” ». Malgré l’utilisation
du verbe introducteur subjectif « complained », étant donné qu’aucune parole officielle ne
vient contester ce discours, on est en droit d’affirmer que le discours explicatif « émeutes
en réaction aux violences policières » s’exprime très librement, sans pratiquement de
contestation, dans le NYT.
Enfin, on trouve même un article, le 09/11/2005, « Inside french housing project, feeling
of being the outsiders », dont c’est le principal discours. Les occurrences du cadrage sont
très nombreuses. On trouve par exemple. : « (…) The watchful gaze of France’s national
police », «(…)Pressure for the police have now exploded in rage accross the country »,
« “increasing confrontation with the police” », « “they come to provoke us” said a 22-yearold name Sofiane […]claiming that the police plant drugs on young men suspected of being
24
SEYMAT Thomas_2008
Chapitre II : Analyse du corpus
dealers. “They arrest us for nothing”. His brother Nassin […] “It’s not unemployment, it’s the
police” ». J’arrête ici la compilation de preuve, l’article est rempli de citations de ce type,
avec particulièrement la Brigade Anti-Criminalité en ligne de mire. L’article se termine sur
cette phrase faisant cohabiter le cadrage économique et celui de la police: « People in the
neighborhoods say they have a simpler solution – pull back the police and help idle young
people find jobs ».
Pour Newsweek
Le cadrage est présent, mais dans une quantité assez restreinte. Par deux fois dans
« Rage on rue Picasso » et « The fire this time », tout deux du 14/11/2005, on trouve
« Rumors said [Zyed et Bouna] were running from police ». A nouveau, parler de rumeurs
déprécie implicitement les raisons de l’émoi des jeunes de Clichy et met en cause leur
rationalité. Pourtant le journaliste rapporte sans prendre de précaution particulière, à la
différence d’autres articles, « When a tear-gas canister exploded near a mosque » (Rage
on rue Picasso) et fait intervenir la parole compréhensive de Dominique Voynet. « (…) “the
authorities land on them so brutally”, says Voynet, “that there is sympathy of those targeted
for the police” ». (The fire this time, 14/11/2005).
Dans un tribune “Opinion: what Sarko did wrong” en date du 14/11/2005, Olivier Roy
explique « Almost always [the riots] have been triggered but this or that action of the police »
et « now police are present only in force, either chasing petty thieves and drug dealers of
conducting random identity checks ». Sa parole d’expert, incontestée dans le texte, il s’agit
d’une tribune, est plutôt compréhensive, sans être empathique. En tout cas, elle ne conteste
pas que la violence du comportement de la police ait joué un rôle dans le déclenchement
des émeutes
Enfin, dans l’article « the color of new Europe », le ministre de la culture britannique,
David Lammy, dit que vivre en tant que jeune Noir à Tottenham dans les années 1980
signifiait « constantly and randomly stooped and searched by the police. » Implicitement, ce
parallèle entre l’expérience d’un membre du gouvernement britannique et celle, décrite dans
Newsweek, de certains jeunes avec la police renforce le cadrage « violence de la police »
Pour le Time
Concernant l’accident fatal du 27/10/2005, par deux reprises le Time met hors de cause le
comportement des policiers, dans « Streets of fire » (06/11/2005) « They may have thought
they were being chased by the police […] the rumors spread in the projects […] that the
police were at fault, though an official inquiry found that there was no pursuit. », puis dans
« Why Paris is burning »(07/11/2005) « Locals blamed overzealous policing for the deaths,
although an official inquiry late last week found that there had been no pursuit. » : D’un part,
on voit l’opposition entre la parole des habitants, frôlant le domaine de l’irrationnel avec la
11
rumeur, et d’autre part, l’enquête fait partie de ce qu’Edy, citant Victor Turner , définit comme
un « redressive ritual », un rituel redressant, et le définit comme témoignant des efforts des
élites politiques pour fournir un sens à l’événement. Le sens fourni ne peut pas, par souci de
cohérence, mettre en cause l’Etat et son outil qui lui permet « d’exercer le monopole légal
de la violence » (Weber), donc il conteste le cadrage d’un comportement brutal de la police
qui aurait provoqué une peur chez les trois adolescents, conduisant à l’accident.
11
Voir Edy, 2006, p.19
SEYMAT Thomas_2008
25
Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
Dans une tribune, publiée dans le numéro du 06/11/2005, intitulée « How much more
French can I be ? », le rappeur français Médine porte sans ambiguïté un discours mettant
en cause le comportement de la police. Il parle de « endless ID and visa checks from police,
racist remarks and insults » puis raconte une expérience-type de rencontre avec la police :
« that’s what the police tell you when they stop you on a bus coming into town : “You have no
business in the center? Then you have no reason to be there. Go back where you belong.” »
Ici, comme souvent pour les textes subjectivisés, la tribune de Médine est « moins fracturée
par les paroles des autres » (Moirand, 2007, p.96), voire pas du tout. Le cadrage proposé
n’est donc en rien contesté.
Ailleurs, comme dans « Streets of fire » (06/11/2005), des personnes interrogés
évoquent aussi le comportement de la police « “People mix it up with the police everyday
around here”, says Spion, a 19-years-old of Moroccan origin. “Usually it’s the police who
starts it”, adds his friend, Peter, whose parents are Haitians. » voient leurs discours
contestés, ici par leurs pairs « “Yeah but this is different”, says Benou whose parents camp
from Algeria, “This is May 1968 – but in the banlieues” ». Un autre « jeune » dans « Restless
youth » (13/11/2005) affirme « If someone has a record with the police, he’s finished » mais
si son propos n’est pas contesté, c’est qu’il tire une légitimité de son statut social d’éducateur
de rue, employé par la mairie.
Les émeutes comme réaction à une police raciste
Pour le Los Angeles Times
La seule fois où le cadrage d’une police au comportement raciste est avancé dans le
LAT, c’est par l’intermédiaire de Dominique Monjardet, identifié comme un sociologue du
CNRS : « As a result, most beat cops have few anti-crime tools beyond repeatedly stopping
youths for identity checks, which leads to complaints of harassment and discrimination, he
said ». Ici, une double distanciation est mise en place, d’une part, malgré les comportements
décrits, il n’est question que de « complaints », de plaintes donc jouant sur le registre de
l’impression personnelle, de l’interprétation, et non de faits avérés et reconnus comme tels.
Ensuite, on est dans le domaine de la litote, pour ne pas prononcer le mot « racisme », le
chercheur préfère écrire « harassment and discrimination», harcèlement et discrimination,
mais sans préciser le critère qui guide la discrimination... On est bien dans l’atténuation
(auto-censure ?) d’un discours qui pourrait évoquer un comportement raciste de certains
membres des forces de l’ordre, la question que cela soulève est pourquoi ? Le sociologue
tient-il à garder un bon contact avec son objet de recherche ?
Pour le New York Times
Le correspondant à l’étranger du NYT, Craig Smith, dès le premier article qu’il écrit sur
les émeutes françaises introduit une part de discours expliquant les affrontements par un
comportement raciste de membres des forces de l’ordre. Un témoin cité au discours direct,
avec un but sociologisant de le laisser s’exprimer sans intervenir, dit : « it’s the police
who are provoking us […] they don’t like foreigners. » En apparence plutôt explicite, la
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SEYMAT Thomas_2008
Chapitre II : Analyse du corpus
citation n’est pas neutre pour autant. D’une part, le discours direct utilisé signifie que le
journaliste ne reprend pas les propos de la personne interrogé, il ne s’y associe pas, ce
qui apparait comme une relégation du statut de l’opinion émise. De plus, l’homme cité est
décrit comme un « bearded man in a white cap and North African robe […] who would
only give his name as Mohamed ». Le portrait fait de l’interrogé fait écho malgré lui à toute
une série de stéréotypes à propos des Arabes et des musulmans, présents dans « l’ordre
vertical du discours » (Moirand, 2007 p.15), référence explicite ou implicite, allusion etc.
Cette intertextualité peut avoir une fonction décrédibilisante sur le discours tenu ; et donc
ce dernier n’apparait plus comme explication valide.
L’occurrence la plus explicite du discours explicatif « police raciste » est publiée dans
l’article « French officials try to ease hear as crisis swells » du 08/11/2005. Il est écrit « the
report said that a lack of training led to behavior that was at best clumsy and at worst racist
in those neighbourhoods with large immigrants populations ». La source est un rapport de
la «commission nationale sur l’éthique dans les services de sécurité ». Le rapport identifie
les causes « the lack of training » et les conséquences « inexperienced and ill-equiped […]
[they] have been objects of the scorn to the rioting youths. » Cependant on peut noter que le
discours sur du racisme dans la police, pour avoir droit de cité dans cet article du NYT doit
venir d’une haute instance administrative, émanation de l’Etat, autorisée symboliquement
à critiquer l’action des forces de l’ordre, critique qu’elle n’émet qu’après avoir étudié le
problème : c’est le travail d’une commission de réagir et critiquer rationnellement, avec des
faits etc. Par contre, un discours moins construit, moins argumenté, moins officiel, mais
portant sur le même objet de discours se voit dénigrer dans sa qualité d’élément explicatif.
Enfin dans l’article « Anger festering… » publié le 21/10/2006 soit près d’un an après
la mort de Zyed et Bouna, la journaliste écrit « (…) meant more harassment random search
of young people, fueling complaints that they are unfairly singled out. » Ici, comme pour le
LAT, une double distanciation est utilisée, d’une part, malgré les comportements décrits, il
n’est question que de « complaints », de plaintes donc jouant sur le registre de l’impression
personnelle, et non de faits avérés. Ensuite, ici encore, la litote est belle pour ne pas
prononcer le mot « racisme », la journaliste préfère écrire « unfairly singled out ». On est
bien dans l’atténuation des discours qui pourraient s’élever pour évoquer un comportement
raciste de membres des forces de l’ordre.
Pour Newsweek
C’est par la bouche du politologue Olivier Roy, directeur de recherche au CNRS et
spécialiste de l’Islam politique qu’on trouve dans Newsweek des traces du sous-cadrage
« émeutes réaction face à une police raciste ». Sa tribune « Opinion : What Sarko did
wrong » du 14/11/2005 est d’ailleurs le seul exemple parmi tous les articles de Newsweek
collectés. « Riots have been erupting in the destitute suburbs of Paris since the ‘80s. Almost
always, [the riots] have been triggered by thi os that action of the police deemed as racist,
particularly in the eyes of young second generation immigrants. » Plus loin il dit « Police are
now present only in force […]conducting random identity checks. […] many youngsters […]
see this as racial harrassment. »
Ces deux occurrences de ce discours ne sont pas pour autant explicatives. L’hypothèse
d’un comportement raciste par des agents des forces de l’ordre est à chaque fois distanciée,
atténuée, voire dénigrée. Pour la première phrase, les mots « deemed » et « in the eyes »
réduisent l’hypothèse à un « simple » problème de perception. Idem pour le « see this as
racial harassment », deuxième occurrence de l’hypothèse dans son article. De plus « this
SEYMAT Thomas_2008
27
Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
or that action », au lieu de citer un exemple, même pas forcément un cas précis, dénigre le
discours et le ridiculise presque, puisqu’il est présenté comme infondé, donc fantasmé.
Pour le Time
Dans ce cadrage aussi, le rappeur français Médine dans une tribune, publiée dans le numéro
du 06/11/2005, intitulée « How much more French can I be ? », se fait porteur de ce type de
discours. Explicitement, il dit « (…) endless ID and visa checks from police, racist remarks
and insults(…) ». Présenté comme un rappeur, se décrivant lui-même comme musulman,
petit-fils d’immigré et arabe, ce statut lui confère les qualités, à ne pas entendre au sens bon/
mauvais, et l’autorisation symboliques mais aussi le sérieux nécessaire pour qu’il puisse
faire ce type d’affirmation. Sans trop interpréter, on peut penser que le rédacteur en chef
qui a validé cette tribune avant publication a estimé qu’il se faisait le porte-parole d’une
génération et que ce type d’expérience avec les forces de l’ordre avait droit de citer si elle
était formulée par une personne, d’une certaine façon, représentative d’un ensemble distant,
plus grand et aux frontières floues.
Les émeutes comme conspiration ou insurrection
Pour préciser ce que nous entendons par « conspiration » ou « insurrection », il s’agit de
trouver des éléments dans le texte parlant d’une organisation, en sous-main, des émeutes
par des personnes, des agitateurs qui ont une visée, un agenda particulier, identifiable ou
non. Nous avons pu distinguer trois catégories d’agendas différents. Les suivants sont plus
facilement identifiables mais celui-ci, plus vague, correspond juste à des personnes qui
communiquent, coordonnant leurs attaques, sans qu’il soit fait mention plus particulièrement
d’un objectif politique, religieux etc.
Pour le Los Angeles Times
Le LAT dédie une grande partie d’un de ses articles (« On the 10th day, violence spills
accross France… » le 06/11/2005) au développement de ce cadrage. Dès le titre, il est
dit « Officials see signes of coordination ». Par la suite, une citation d’Yves Bot, présenté
comme le procureur général de Paris, entendu sur Europe 1 le samedi d’avant est reprise :
« We see a form of action that is organize. It responds to a strategy. It is done
by mobile units of youths – or older guys because they are masked – who arrive
on scooters, throw a burning bottle at a vehicle and leave. There are organized
gangs, that’s irrefutable, because it’s done in a way that gives every sign of
coordination. In fact, on can read blogs on certain websites inciting other cities to
join the movement of the Parisian region. »
Cette longue citation est loin d’être atténuée, contrairement à ce qu’une lecture pourrait
laisser entendre, que par le commentaire du journaliste disant « But debate continued
among authorities about the extent of organization ». Le journaliste asserte que
l’organisation est une réalité, puisqu’assumée comme existante par les autorités et leurs
28
SEYMAT Thomas_2008
Chapitre II : Analyse du corpus
paroles autorisées. Une organisation indéniable dont seule son étendue est encore
discutable.
Le discours d’une conspiration ressurgit le 10/11/2005 dans « France plans to deport
rioters… » avec à nouveau des sources officiels discutant l’existence d’une coordination
entre émeutiers : « Several police officials cited intelligence in the Paris region indicating
that youth gangs might attempt an offensive during the weekend with a new strategy, hitting
more affluent communities farther from riots zones ». Notons au passage le vocabulaire
martial : « intelligence », « offensive », « strategy » et cela continue plus loin lorsqu’un
officier commente « (…) There could be mobile groups adapting to our defenses by changing
strategy. They might go after wealthier suburbs, of Paris itself. » Il semblerait que seule la
peur de l’inversion de la localisation géo-spatiale des destructions permettent au cadrage
« conspiration » de refaire son apparition dans le journal cinq jours plus tard, une éternité
en temps médiatique dans un journal quotidien.
Et ce n’est pas fini, le 13/11/2005 dans « In France, alienation is a two-way street… »,
le journaliste reprend à son compte les indications d’organisations de la police pour
dire : « The arson assault by loosely organized gangs displayed remarkable speed and
mobility. Communication via the Internet, television and cellphones spread the chaos even
into rural aeras. » De plus, le kick de l’article, la dernière phrase, que l’on apprend à calibrer,
à ciseler en cours de journalisme à l’université, cite un policier, commandant de patrouille
dans des quartiers touchés par les émeutes. Il nous dit « They are communicating with
other areas about targets. What do we fear now ? That they start attacking downtowns. »
Quelques lignes avant, un officier des RG parlait d’une situation de guérilla urbaine.
Pour clore cette sous-partie, nous pouvons souligner qu’un courrier d’un lecteur parle
lui d’un « country-wide uprising », un soulèvement à l’échelle nationale.
Pour le New York Times
Quelques traces de ce cadrage sont présentes dans les articles du NYT. Par exemple, on
peut noter le 06/11/2005, dans l’article « Riots spread from Paris to other french cities »
la phrase : « Although the police have been unable to stop the violence beacause of its
apparent spontaneity and lack of clear leaders, officials say they have also begun to detect
efforts to coordinate action and spread it nationally. » Juste un peu plus loin : « the prosecutor
general in Paris, Yves Bot, said Web sites were urging youths in other cities to join the
rioting. » L’article souligne de lui-même la légitimité de ses sources à évoquer le sujet,
l’une étant décrite comme des officiels, et l’autre comme le procureur général de Paris, (au
passage, il s’agit de la même source et la même citation que dans le LAT) ce qui renforce
de fait la crédibilité du cadrage, pourtant relativement peu présent dans la masse d’articles.
Un peu plu tard, on trouve un exemple d’une occurrence du cadrage assez intéressante,
puisque le journaliste se fait l’écho de Jean-Marie Le Pen. Présenté comme « the antiimmigrant » dans un article tableau des acteurs politiques des émeutes (« The French
riots : a policital scorecard », 12/11/2005), deux phrases et expressions ont rapport avec
le dirigeant du FN : le slogan du FN rapporté : « Immigration explosion in the suburbs :
Le Pen foretold it »(présent dans deux articles différents) et dans l’article « French unrest
subsides, but violence persists in Lyon » (14/11/2005) Le Pen est cité disant : « [Le Pen]
said the violene was the result of uncontrolled immigration that constitued “a global atom
bomb” ». Repris au discours indirect, cette situation présente l’immigration « incontrôlée »
SEYMAT Thomas_2008
29
Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
dangereuse, par nature, portant l’essence d’une rébellion qui à un moment ou un autre, se
devait d’exploser en plein jour.
Deux ans après, le cadrage n’a pas pour autant disparu. Dans l’article « Youths clash
with the police in France » daté du 29/11/2007, on retrouve des éléments pouvant expliquer
les émeutes par une volonté délibérée, organisée et coordonnée de créer des troubles
de l’ordre public. Un policier syndicaliste de Synergie Officiers dit : « We’ve talked to our
colleagues from the domestic intelligence services, who themselves talked to their contacts,
in particular in schools, and what they are hearing are the little brothers saying, “My big
brother told me to stay home tonight because they are going to destroy everything.” » Loin
de la réaction d’une « foule », menée par une « rumeur » comme en 2005, les émeutes
de Villiers-le-Bel sont désignées, par des sources officielles, comme une action organisée
à l’avance, préméditée pour ainsi dire.
Pour Newsweek
Les articles de Newsweek ne contiennent pas d’indices du cadrage « conspiration ou
insurrection ».
Pour le Time
L’article « Streets of fire » du 06/11/2005 disait alors « there’s not a general insurrection under
way ». Mais dans « Restless youth » (13/11/2005), il est fait mention d’une communication
entre les émeutiers : « Over the weekend, police interceptd a flurry of e-mails, blogs and
text messages calling on rioters to leave their gutted ghettos and do some damage to the
Champs Elysés, the Arc de Triomphe and the Bastile. »
Les émeutes comme conspiration islamiste
Pour le Los Angeles Times
C’est sans doute le journal où ce cadrage apparait avec le moins de nuances ou de
contestation. Le journaliste rappelle dans l’article du 4/11/2005 que, selon la police, les
incidents qui ont éclatés le 26 octobre 2005 au cours d’une visite de Nicolas Sarkozy, celle
où il prononça « racaille » ont été instigués en partie par des musulmans fondamentalistes
connus des RG. Bien que cet événement ne soit pas compris chronologiquement dans les
émeutes de banlieues, cette remarque sert de point de départ à une suspicion présente
dans tout le reste du corpus du LAT. Les contestations par des voix officielles sont reprises:
« Although Islamic extremism is seen as a serious problem in some of the affected
neighborhoods, there is no indication that fundamentalist leaders have encouraged the
unrest, officials say » (04/11/2005) mais le doute subsiste, entretenu par les articles.
Rien que dans l’article du 06/11/2005, à deux reprises un lien est fait entre une utilisation
politique de l’Islam, ou islamisme, et les émeutes : « Police […]have indications in recent
days that Islamic militants another force in slums with big Muslim populations, have played
30
SEYMAT Thomas_2008
Chapitre II : Analyse du corpus
a role in inciting vandals, he said but to a lesser extent and not on the front lines », et Eric
Raoult d’appuyer ce thème : « The guys we saw shouting Allah is “Great” while burning
cars … show that there may also be, among some, a religious subtext”.
Certains vont même plus loin. Robert S. Leikien, un commentateur affirme, après
avoir dit que les organisations musulmanes françaises (le CFCM) cherchaient à servir de
médiateur, avec difficultés : « Can Muslim elders rein in the rioters ? If not, the jihadists stand
at the ready ». Pour lui, les émeutes françaises peuvent nourrir les rangs des djihadistes
et augmenter les risques d’attaques terroristes. Il conclue d’ailleurs sa chronique par une
phrase, qui, cherchant à faire peur ou choquer, évoque le spectre du terrorisme sur le
territoire étatsunien : « Left angry, desperate or coldly calculating, these radicalized young
people, like any European citizen, would be eligible for a visa-free travel to the U.S. » Seul
son rôle de directeur du programme « immigration et sécurité nationale » au centre Nixon
de Washington lui donne l’autorité nécessaire pour lier ainsi émeutes, islamistes français
et attentats aux Etats-Unis, un raisonnement si complexe que certains pourrait qualifier de
confinant à la paranoïa.
Le reste du corpus n’est pas en reste. Dans le courrier des lecteurs le 9 novembre 2005
on trouve l’ironique remarque suivante « So after decades of cozying up to the Arabs and
hectoring Israel for defending its people from violence, France winds up with and intifada in is
own backyard. Who says there is no poetic justice? » Cela donne un aperçu de comment les
lecteurs ont pu comprendre les événements français au prisme du conflit israélo-palestinien,
impliquant forcément le terrorisme et des prises de positions de la France dans celui-ci.
Le correspondant du LAT, dans son article du 13/11/2005, annonce, au détour d’un
paragraphe, que le quartier général des RG ont, parmi toutes les informations qu’ils ont
reçus, eu vent de musulmans fondamentalistes gardant mystérieusement profil bas. Sans
plus d’explication, cette sorte de confidence laisse planer le doute et peut facilement
être interprétée pour renforcer la théorie que les émeutes d’un complot islamiste. Un
peu après les émeutes, ce même correspondant publiera le 26/11/2005 un article intitulé
« Fundamentalism in the French workplace » qui liste des cas où la pratique d’un Islam
rigoriste perturba le fonctionnement d’une entreprise, de la grève pour obtenir des lieux
de prières à la participation active dans le cambriolage d’un distributeur pour financer un
réseau terroriste. Le lien avec les émeutes est fait dans une phrase ambigüe: « Although
intelligence officials detected only a few case of extremists inciting unrest, authorities worry
that the tense urban climate strengthens the hand of hard-core Islamic networks ».
Pour le New York Times
Dans le NYT, ce cadrage, déjà peu présent, peine à s’imposer comme un discours explicatif
plausible, le journaliste présentant des faits qui peuvent à la fois participer à ce cadrage
ou le contester.
Par exemple, Le 05/11/2005, il reprend les propos de Philippe Douste-Blazy, ministre
des Affaires Etrangères, « [Douste-Blazy] warned Thursday that France risked losing the
integration battle in immigrant neighborhoods to radicalization of religious-base movements
(diplomatic code for Islamic extremism). » L’explicitation de l’allusion du ministre, créant une
répétition, insiste sur l’importance du danger, ainsi que le fait que le journaliste présente
cela comme un « code », comme dans un film d’espionnage.
A cet élément s’oppose le lendemain les phrases suivantes : « Through the majority of
the youths committing the acts are Muslim, French-Arabs and French-Africans, the mayhem
SEYMAT Thomas_2008
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Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
has yet to take on any ideological or religious overtones. » et « In an effort to stop the attacks
and distance them from Islam, France’s most influential Islamic group issued a religious
edict, or fatwa, on Sunday condemning the violence. » La fatwa est ensuite rapidement
reprise et il est même précisé qu’elle cite le Coran et les enseignements du prophète
Mahomet. Alors que le terme fatwa est le plus souvent, dans les média et ce depuis au
moins Salman Rushdie, synonyme d’appel au meurtre et à la violence, le fait que le reporter
parle de cette appel à la paix montre bien qu’il y a une lutte en train de se jouer dans le
champ de l’Islam pour définir son rôle dans les émeutes. La première phrase quant à elle
conteste tout simplement la théorie d’une conspiration islamiste
La contestation d’un rôle actif mais secret de militants islamiste est poursuivit par
une citation d’Olivier Roy, présenté comme un chercheur français sur l’Islam européen,
généralement prompt à prévenir ses compatriotes des dangers potentiels posés par les
islamistes vivant au milieu d’eux. Mais il dit « “It’s a game of cowboys and Indians” […] the
attacks on the police and the torching of cars has less the character of a religious war than
of a “local sport, a rite of passage”. » Cette citation, d’un expert dont la présentation n’est
pas neutre, renforce l’idée que l’Islam politique n’a pas joué de rôle dans ces émeutes.
Pourtant, la lutte intertextuelle pour imposer ou contester le cadrage ne s’arrête pas
là. Le 08/11/2005, le journaliste écrit : « Internet postings from one [islamist] movement
encouraged young Muslims elsewhere in Europe to riot in the name of Islam ». S’en suit
deux exemples de messages. Ici, le discours explicatif est totalement acquis à l’idée qu’une
conspiration puisse avoir lieu, à l’aide des nouvelles technologies de l’information et de la
communication. Cette explication est apposée à la description d’attaques incendiaires sur
des voitures en Belgique et Allemagne. Bien que le journaliste précise qu’on ne peut savoir
s’il y a un lien, il précise qu’à Berlin, ces attaques « copycat », d’imitation, ont eu lieu dans un
quartier ouvrier à importante population turque. Le même jour, dans un autre article « Riots
spread from Paris to other french cities », il est fait état de rencontres entre Dominique
de Villepin et des représentants du culte musulman ou la présence d’officiels musulmans
dans une manifestation d’apaisement à Aulnay-sous-Bois, aux cotés de représentants
catholiques et protestants.
Pour Newsweek
Dans les pages de Newsweek aussi, le cadrage est fortement contesté.
Parmi les éléments qui prêchent en sa faveur, on peut citer les phrases : « Others
cried “Jihad” », « it’s Baghdad here » le 14/11/2005 (Rage on rue Picasso), « like a Middle
Eastern Intifada » ou encore « in the age of terror, the fera is that rage like this will swell
the ranks of radical Islamists in the earth of Europe » (The fire this time).
Parmi ce qui conteste le lien entre Islam et émeutes, on peut relever Olivier Roy (encore
lui !) qui affirme « This is not a revolt of the Muslim community », (14/11/2005 What Sarko
did wrong), « The French riots aren’t about a culture clash. They are about jobs » (It’s about
jobs, 21/11/2005).
Même dans l’article « The fire this time » qui développait une rhétorique laissant
supposer un lien entre Islam et émeutes, on peut lire :
« In Clichy-sous-Bois, where it all began, calm was restored after the fourth night
by young men from the local mosque. The goverment hopes similar measures
can work elsewhere, but some analysts are wary. Calling on mosques to restore
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SEYMAT Thomas_2008
Chapitre II : Analyse du corpus
order “validates the postulate that Islam is the answer to everything”, says
dounia Bouzar, author of books on French Muslims. »
Un paragraphe qui résume assez bien l’ambivalence de la position du journal sur la question
des effets de l’Islam sur les émeutes.
Pour le Time
C’est surement le journal qui conteste le plus le cadrage de cette partie. Un article, « France’s
Muslim you want in, not out » du 08/11/2005, est même consacré entièrement à cela. Il
commence sans détours : « French jihad ? Algeria’s’ revenge ? Intifada-sur-Seine ? Forget
all that. […] The driving forces are socio-economic injustice and racial segregation, not a
thirst for infidel blood on the march to a global Caliphate.»
Puis, le journaliste assène une estocade aux commentateurs (pundits) étatsunien qui
prétendrait autrement, ils auraient « conveniently short memories of Islamist evolution,
or woefully poor understanding of France’s urban morass ». On voit clairement que la
contestation du cadrage « émeutes conspiration islamiste » devient un enjeu politique dans
le champ médiatique étatsunien, en effet d’autres commentateurs plus conservateurs ont
pu par ailleurs, dans le corpus ou dans d’autres publications ou blogs, proposer d’expliquer
les émeutes en France par la présence de musulmans radicaux dans le pays.
Une phrase reconnait que « Even if the rioters and jihadists momentarily share the
same violent rage at French society, there is a critical difference : youths of the banlieue (en
français dans le texte) want in on the French deal, not to destroy it. » La reconnaissance
d’une rage commune est tout de suite atténuée par les explications du journaliste.
L’article se finit par une phrase, qui résume l’article, et ne laisse ambiguité sur la position
du journaliste sur ce cadrage : « You’re more likely to find those who have [tomber dans
l’Islam radical et le terrorisme] in Iraq than in the French housing projects most rioters still
consider home. » Comme pour valider cette position journalistique, le courrier des lecteurs
du Time (09/12/2005) traitant des émeutes ne reprennent pas la question de l’influence de
l’Islam sur les émeutes.
Les émeutes comme conspiration de criminels
Il s’agissait dans cette partie de repérer si des connections entre réseaux de délinquances
et émeutes étaient créés par les journalistes, si l’un profitait, se nourrissait et entretenait
l’autre.
Très peu d’éléments pointent dans cette direction. Ni le NYT, ni Newsweek magazine
ne contiennent d’indices de ce cadrage.
Néanmoins, il n’est pas complêtement absent. par exemple, le Los Angeles Time cite,
le 04/11/2005, Julien Dray disant sur un plateau de télévision « What’s in paly behind this
violence is turf […]A certain number of gangsters will say, “Don’t miss with our business and
there will be no fire” ». Deux jours plus tard, le correspondant du LAT écrit : « A regional police
intelligence chief here said small-time gangsters who have long dominated the nation’s
housing projects were instigating the troubles to assert contreol over drug-dealing turf ». Le
cadrage ici est tout à fait explicite, l’origine présentée des émeutes ne fait plus aucun doute.
SEYMAT Thomas_2008
33
Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
Time magazine, lui, se contente d’écrire « (…) The war of nerves between criminals
gangs and police is constant and wearying » (Streets of fire, 06/11/2005) laissant au lecteur
la latitude d’interpréter cette information comme il le souhaite, sans affirmer que ce sont ces
gangs qui organisent les émeutes.
Les émeutes comme réaction aux conditions de vie
socio-économiques
Pour le Los Angeles Times
Le discours expliquant les émeutes par les conditions de vie socioéconomiques est bien
présent dans les pages du LAT. Preuve en est, la variété des substantifs et des adjectifs
qualifiant les quartiers : « Slums […] bleak housing projects […] situation […]extremely
difficult in the slums […] gritty town […] poor areas […] depressed urban aeras », juste
pour le premier article (Riots put a fear in the French…) du LAT couvrant les émeutes
françaises, daté du 04/11/2005. Le même genre de vocabulaire est présent dans l’article
publié le 06/11/2005 (On the 10th day…). Les occurrences de ce discours ne s’arrêtent pas
après les premiers jours de couvertures des émeutes. Un article du 21/11/2005, « French
justice on the fast tracks… », bien qu’entièrement bâti à partir du cadrage « émeutes comme
comportement délinquant », utilise des superlatifs « one of the poorest, bleakest, most
violent places in France » pour parler des banlieues nord de Paris.
Le 07/11/2005, un columnist conservateur, Niall Ferguson décrit « les banlieues » en
ces termes : « (…)they are moving to ghettoes with miserable economic prospects. The
unemployment rate among foreign-born resident is more than twice the national average,
which is already high enough at more than 9% » (The fire of disintegration, 07/11/2005).
Il reconnait que le problème est “partly economic” mais blâme le système économique
français, trop peu libre-échangiste à son goût pour fournir un travail à tous les immigrants. Le
09/11/2005, un commentateur, Robert S. Leiken, identifié comme directeur du programme
« immigration et sécurité nationale » au centre Nixon de Washington, dans une tribune
intitulée « Roots of the riots » parle lui aussi de « ghettos ».
Deux articles du LAT en particulier mettent le cadrage « condition de vie
socioéconomiques » au centre de leur explication des émeutes. C’est clair dès le titre, l’un,
le 08/11/2005 annonce « Rioting youths see “no future”, […] they lament joblessness »,
l’autre le 15/11/2005 dit « Chirac to fight civil unrest on two fronts […], and also start a job
program for the disenfranchised “daughters and sons of the republic”. » Avec statistiques
« 10% unemployment rate triples and quadruples in places such as Stains » et termes
appartenant au champ lexical de la pauvreté et du chômage, « deprivation », « economic
stagnation », « problems of the slums, of economic weakness », « depressed region »,
« joblessness », « aging apartment building », ils dressent un tableau sans concession
des conditions de vie dans « les banlieues » et tissent un lien entre émeutes et pauvreté.
Un témoin dit « I’d like to fin a job in a auto body shop […] but that’s impossible. That’s
why the kids are angry. ». Pourtant quelques lignes plus haut, le journaliste qualifiait les
émeutes de « unfocused rage », ce qui apparait comme un déni d’un message politique,
même moins articulé qu’une manifestation, dans ces émeutes. Le lien entre conditions de
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SEYMAT Thomas_2008
Chapitre II : Analyse du corpus
vie socio-économiques et émeutes existe donc, mais il est ambigu puisqu’à la parole de
l’habitant est opposé l’affirmation du journaliste. L’article « Chirac to fight civil unrest… » du
15/11/2008 participe au cadrage « les émeutes comme réaction aux conditions de vie socioéconomiques » car, après avoir identifié le problème, selon la théorie des cadres d’Entman
(voir plus haut), le discours journalistique suggère que la mesure politique du Président va
créer un outil pour résoudre le problème. On notera le vocabulaire guerrier du titre, « fight »
et « fronts », qui ajoute au caractère presque volontariste, de la part du journaliste.
On peut mesurer l’impact de ce type de discours sur le lectorat du LAT car l’une des
lettres à la rédaction, sélectionnée pour être publiée le 9 novembre 2005 parle de « the
anger of the poor » à propos des émeutes en France, preuve s’il en est de l’efficacité ce
cadrage car c’est ce discours explicatif-là, en compétition avec d’autres, qui a marqué ce
lecteur et qu’il a choisi de rependre.
Un an plus tard, dans un article publié le 28/10/2006 pour l’anniversaire de la mort
de Zyed et de Bouna, le discours explicatif est toujours présent, pratiquement formulé de
la même façon, bien que le journaliste ne soit plus le même. On retrouve des statistiques
« Morst live in desolate concrete housing projects or dilapidated homes in suburbs an hour
or more by bus or train from the large French cities where most jobs are. Unemployment is
well above 20% and in some cases as high as 40% according to French newspapers » et
des adjectifs qualificatifs comme « rundown ». L’origine de la source de la statistique dans
un média français nous donne un bel exemple de « construction plurilogale » (Moirand,
2007, p.83) lorsqu’une information technique transite par un premier média pour être repris
dans un média final.
Pour le New York Times
Dès le premier article qui couvre les émeutes (Immigrant rioting flares in France for
ninth night, 05/11/2005) on voit apparaitre le récit explicatif des conditions de vie socioéconomiques dans les quartiers affectés par les émeutes. L’article parle de « high
unemployment and marginalisation » et « the country poor neighbourhoods » qu’il oppose
aux « palatial offices in central Paris ». Pour résumer l’histoire socio-économique de ces
quartiers, une phrase: “Jobs have dried up as the economy slowed. Unemployment in
some of the zones is as high as 30 percent », un chiffre répété le lendemain dans un
article (France has an underclass, but its roots are still shallow 06/11/2005) qui met en
garde contre l’apparition en France d’une « entrenched, structural underclass » dans les
quartiers. Un autre article (As riots continue in France, Chirac vows to restore order,
06/11/2005) dans le même numéro précise « Unemployment in the neighborhoods is double
and sometimes triple the 10 national average while incomes are about 40 percent lower. »
Malgré cette précision statistique, des éléments du discours journalistique viennent atténuer
la dureté de la description qui est faite des quartiers touchés par les affrontements par
une comparaison avec les Etats-Unis : « For one thing, the physical conditions in these
neighborhoods have not begun to rival poor urban areas in the United States. Even in the
worst goverment developments, green laws and neat flower beds break the monotony of
the gray concrete. » (France has an underclass, 06/11/2005).
Le 8/11/2005, un article (Inside French housing project, feeling of being the outsiders)
adopte majoritairement le récit explicatif des conditions économiques, et ce, pour la première
fois chronologiquement dans le NYT. Un retour sur l’histoire économique des quartiers est
faite par le journaliste: « An economic dowturn hit the immigrant neighborhoods harder
than the rest of the country, and many of the jobs never came back ». Plusieurs voix
SEYMAT Thomas_2008
35
Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
s’opposent néanmoins dans l’article. Certains témoignages d’habitants, dont il est précisé
qu’ils ont reçu une formation, mais qu’ils ne trouvent pas de travail, font le lien entre chômage
et délinquance. D’autres contestent l’explication des conditions de vie pour expliquer les
émeutes, un émeutier affirme « It’s not unemployment, it’s the police ». Alain Touraine,
présenté comme un expert de l’intégration en France, est cité « It’s not a problem of poverty.
What we are living through is a general pocess of rapid revers integration that is the result of
failure on both sides ». Sa parole d’expert est opposée à un kick, une phrase de conclusion
d’article « People in the neighborhoods say they have a simpler solution – pull back the
police and help idle young people find jobs ». La parole des premiers concernés apparait
plus véritable et, renforcé par le « simpler », plus réalisable, ce qui annihile le statut de la
parole de l’expert et ses arguments d’autorité.
Par la suite, le cadrage expliquant les émeutes par les conditions de vie
socioéconomiques disparait presque entièrement, à part quelques rares occurrences par
exemple dans l’éditorial du 16/11/2005 (Letter from American : what France can learn from
1960s New York) qui contient des phrases comme « “There’s a really close parallel to
France”, said Harris, who teaches political science at the University of New Mexico. “High
unemployment, low family income…” ». Un an après, le 21/10/2006, dans un article qui fait le
bilan, on retrouve à nouveau des statistiques documentant le récit explicatif des conditions
économiques. « Unemployment sits at 24 percent, much higher among young people »,
statistique équivalente à celles données l’année d’avant, témoigne donc d’une certaine
circularité de l’information, et les émeutiers de l’année précédente se voient qualifiés
d’« unemployed ».
Pour Newsweek
Bien que quantitativement moins important que dans les publications précédentes, le
discours explicatif sur les conditions économiques est tout de même présent. On trouve au
travers du corpus des statistiques « average unemployment is 21 percent, more than twice
the national average – and going up[…] Among men younger than 25, the rate jumps to 36
percent. », les adjectifs qualificatifs « grim », « blighted » « disaffected » et les substantifs,
en général déjà lu ailleurs, « ghettos », « underclass », « exclusion », « neglect », « slums »
« poverty » qui participent toutes au cadrage par la description qui est faite des quartiers
touchés par les émeutes.
Une solution aux conditions de vie socio-économiques est suggérée dans l’article
« Europe’s Time Bomb » du 21/11/2005 « Strong economic growth that creats jobs plus
an open business environment that makes room for small-time entrepreneurs can ease
tension », mais tout de suite une difficulté est soulevée, mettant à mal la solution proposée :
le journaliste précise « France is notably weak on both fronts ». Non « sourcée », cette
affirmation est pratiquement dans le domaine des « dires imaginés » ou des « dires
simulés » (Moirand, 2007, p.100), ce qui en réduit d’autant sa crédibilité même s’il est facile
d’imaginer un discours d’économistes (qui existe vraiment), en France ou outre-Atlantique,
dissertant sur les régulations française et l’absence d’esprit d’entreprise qui étoufferait le
marché du travail en France. Ou alors, on peut, pour se détendre, se rappeler la bourde
de George W. Bush, le Président des Etats-Unis, qui affirma « il n’y a pas de traduction en
français pour “entrepreneur ”». On est ici presque dans le domaine du French-bashing, les
attaques verbales anti-françaises et blagues d’un goût discutable, qui eut lieu après le refus
français de cautionner l’attaque et l’invasion de l’Irak par une coalition de forces armées
menée par les Etats-Unis en 2003.
36
SEYMAT Thomas_2008
Chapitre II : Analyse du corpus
L’article « It’s about jobs » publié assez tardivement, le 21/11/2005 intègre
complètement le cadrage des conditions de vie socio-économiques. Non seulement, dès
le titre, il identifie le problème, « it’s about job » et « the riots in France tell us […] about
Europe’s economics » et diagnostique les causes, durant de longs paragraphes, statistiques
à l’appui « joblessness often tops 40 percent in place where the recent riots erupted ».
Une importance considérable est même donnée à ce cadrage ; selon l’économiste en
chef de la banque Morgan Stanley, Stephen Roach, « The french riots mark the most
important economic moment for Europe in decades. [It’s about] change and embrace a new
socioeconomic model, or stay the course and face continued economic stagnation and even
greater social unrest. »
Ceci étant dit, les diagnostics formulés ne sont pas neutres politiquement. Les
éléments mis en cause dans le système économique français, voire européen, sont ceux
généralement mis en cause par les économistes de l’école néo-classique, que les médias
ont appelés « néolibéraux », qui prônent un désengagement de l’Etat, une réduction des
taxes, impôts et régulations des marchés, ici le marché du travail, avec comme cible toute
désignée, le salaire minimum : « an artificially high minimum wage which discourages
companies from creating new jobs […] an irrationally high minimum wage (about 30 percent
higher than in the United States) has had the perverse effect of decreasing jobs for
those who most need them. (A study by French economist and Columbia University Prof.
Bernad Salanie argues taht a 1 percent rise in the minimum wage cuts 29.000 jobs.)» Le
commentateur pointe enfin, lorsqu’il en vient aux mesures pour résoudre le problème, la
peur d’un « Anglo-Saxon capitalism » confinant à « a magical thinking around economic
issues », rendant tout changement impossible.
Pour le Time
Des causes économiques sont effectivement avancées par le correspondant à l’étranger du
Times. Par exemple, dans l’article « Streets of fire » du 06/11/2005, il parle d’« angry young
men […] fed up with [ …] joblessness and poverty », « the deprivation and despair of the
banlieues (en français dans le texte) ». Des statistiques similaires à celles trouvées dans
d’autres journaux du corpus sont utilisées « Unemployment rates are at least double the
national average of 9.8% ; in some neighborhoods, they surpass 40%.»
Le journaliste identifie « the core problem is what the French politely refer to as
“social exclusion” » qu’il détaille en explicitant l’euphémisme qui rappelons-le « [atténue]
des propos, mais il ne minimise que ceux qui, s’ils étaient ouvertement formulés, seraient
susceptibles de heurter la sensibilité du co-énonciateur » (Salbayre et Vincent-Arnaud,
2006, p.148). Cette définition de ce vocable français, exclusion sociale, spécifique à la
situation des « quartiers sensibles », « mot-argument » (Moirand, 2007, p.31) du monde
socio-politique français donne à voir aux lecteurs étatsuniens un instantané de du débat
français sur la question et, ce faisant, créée une impression de proximité entre le lecteur et
la situation rapportée. Le lecteur passe alors dans la catégorie de « ceux qui savent » et
sont à même de désormais saisir les allusions derrière ce mot.
Dans une tribune, publiée dans le numéro du 06/11/2005, intitulée « How much more
French can I be ? », le rappeur français Médine, faisant figure d’expert, résume le poids
de l’explication économique des émeutes en quelques mots : « (…) job opportunities are
remote. » Le reste de sa tribune identifie d’autres explications aux émeutes, mais sans
rejeter ce cadrage.
SEYMAT Thomas_2008
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Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
Dans un article intitulé « France’s Muslim Youth want in, not out » du 08/11/2005, le
journaliste identifie les causes des émeutes comme étant « socio-economic injustice and
racial segregation » et produit une explication détaillée du processus de paupérisation des
quartiers alors touchés par les émeutes. Pourtant le 13/11/2005 l’article « Restless Youth »
cite un phrase de Nicolas Sarkozy, présenté comme ministre de l’Intérieur et simultanément
cause et solution des émeutes pour certains : « it’s not just unemployment, injustice and
racism. It’s fear generated by gangs that live from drugs and stolen cars ». Il rejette alors,
entre autres, le cadrage explicatif des conditions de vie socio-économiques du haut de
son autorité et de sa parole doublement autorisée, en tant que ministre de l’Intérieur et
responsable/solution des émeutes. Par ailleurs, et comme pour ajouter à son statut, l’article
« the Palace provocateur » du 14/11/2005 reprend la citation au sein d’un passage constitué
d’un portrait consacré à Nicolas Sarkozy.
Enfin, dans le courrier des lecteurs du Time, publié le 9 décembre 2005, rassemblé
sous le titre « France’s streets of fire », le cadrage qui revient le plus souvent est celui des
conditions de vie socioéconomiques dans les lettres. Il n’en est pas pour autant accepté par
tous, contesté par trois lettres sur cinq l’évoquant. Il n’est pas forcément rejeté en bloc, mais
il n’arrive pas à expliquer à lui seul les émeutes, comme un lecteur l’écrit « the cause of the
riots goes beyond economic and social problems ».
Les émeutes comme réaction à la discrimination
raciale
Ce cadrage est omniprésent dans le corpus, il serait vraiment trop long (et en quelque sorte
inutile) d’en faire la liste complète ou même épurée de ses occurrences. Une explication
grossière de cette omniprésence pourrait tenir, en quelques mots, à l’importance du
mouvement des droits civiques aux Etats-Unis, qui influencèrent radicalement les relations
raciales, et la façon dont les médias en rendent compte.
Par exemple, à l’entrée « race » de l’AP Style guide book (voir l’introduction de ce
mémoire) de 2008, mettant en garde contre stéréotypes et qualificatifs injurieux, s’opposent
le fait qu’au cours des émeutes de Watts en 1965, certains journalistes ont pu animaliser
les émeutiers, en immense majorité noirs, par certaines formules stylistiques, telles des
« fourmis s’agglutinant sur un fruit pourri », des « réactions d’animal blessé », « les dents
d’une gueule béante » ou encore « un troupeau de « Negroes ». (Edy 2006, p.30). « Negro »
était alors le terme accepté, du monde médiatique au monde académique en passant par
l’administration, comme indiqué sur les certificats de naissance des Noirs étatsuniens nés
avant cette époque.
En ce qui concerne le corpus qui nous intéresse, nous retiendrons les nombreuses
fois où il est fait mention de l’expérience menée avec des CV aux noms « français » et
« étrangers » dont les premiers reçoivent X fois (la statistique varie selon les articles)
de réponses positives, ou au moins une réponse. L’explication du système républicain et
du modèle français d’intégration est aussi mis en cause à de nombreuses reprises, ils
empêchent les statistiques portant sur les critères ethniques pouvant mettre en lumière des
injustices dans les faits et des initiatives de type « affirmative action », il aurait échoué
à éviter la « getthoïsation », il réserverait de fait ses idéaux, liberté, égalité, fraternité,
qu’aux citoyens les plus blancs. Un titre du Time parle de « racism », un du LAT évoque
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SEYMAT Thomas_2008
Chapitre II : Analyse du corpus
la « discrimination », on retrouve un certain nombre de fois le terme très négatif en
anglais de « segregation ». Un article entier du NYT s’interroge : « What makes someone
French ? »(11/11/2005). D’autres rappellent à la mémoire des lecteurs le passé coloniale
de la France (et de l’Europe).
Dans l’article consacré à l’anniversaire des émeutes par le NYT le 21/10/2006, les deux
journalistes disent sans détour : « Legislation promoting the “equality of chance” that was
passed with much fanfare last March has been largely ineffectual. » et citent Samir Mihi,
présenté comme créateur de l’association ACleFeu à Clichy-sous-Bois qui dit « We have
to fight discrimination, not disguise differences as if differences are a crime ». Le message
est clair, à l’époque des émeutes, ca allait mal de ce côté-là, un an après, malgré les effets
d’annonces et les textes de loi, rien n’a changé.
Ceci étant dit, si la situation des différentes discriminations raciales est présentée
extensivement, la relation entre ces dernières et les émeutes ne sont jamais explicitement
établie. Il s’agit plutôt de l’ordre de l’élément qui soit fait figure de base sur lequel viennent
se greffer d’autres explications/cadrages, soit, plus rarement, l’inverse, de goutte d’eau qui
fait déborder le vase, et provoque l’explosion.
Les émeutes comme réaction à la discrimination
religieuse
Niveau omniprésence, il en va presque de même pour les discriminations religieuses, et
ce malgré le fait que celle mise en cause soit l’Islam, associé dans la psyché collective,
en France comme de l’autre côté de l’Atlantique, au terrorisme dont ont pu souffrir les
Etatsuniens le 11 septembre 2001. La défense de la liberté de culte semble plus forte que
l’épée, pour ainsi dire.
Le système républicain et le modèle français d’intégration est mis en cause à de
nombreuses reprises, intolérant, ils empêchent les statistiques portant sur les critères
religieux et la laïcité, un terme qui n’a pas de traduction propre en anglais, qui en découle
s’apparente pour la vision libérale anglo-saxonne de la liberté de culte, telle qu’elle est
synthétisée dans le premier amendement de le Constitution des Etats-Unis « Le Congrès
ne fera pas de loi (...) établissant une religion ou mettant en péril le libre exercice d’une
religion (…) » à une limitation de la liberté de culte, pure et simple. Il est question dans
les articles des « affaires du voile », de l’interdiction dans les écoles publiques des signes
religieux ostentatoires, (même si les références se limitent au voile et qu’il n’est pas précisé
qu’il ne s’agit que des écoles publiques.)
Plusieurs voix de musulmans, le rappeur Médine le premier, mettent en avant une
théorie que pour « la société », il y aurait une incompatibilité entre être musulman et être
français L’une de ces voix s’interroge : « What else do they want from me ? They want me
to drink alcohol ? ».
Ceci étant dit, si la situation des différentes discriminations raciales est présentée
extensivement, la relation entre ces dernières et les émeutes ne sont jamais explicitement
établie. Il s’agit plutôt de l’ordre de l’élément qui soit fait figure de base sur lequel viennent
se greffer d’autres explications/cadrages, soit, plus rarement, l’inverse, de goutte d’eau qui
fait déborder le vase, et provoque l’explosion.
SEYMAT Thomas_2008
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Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
Conclusion du chapitre
Alors que nous venons d’analyser le corpus constitué pour ce mémoire à travers la grille
de lecture des cadrages, nous pouvons affirmer plusieurs points. Les discours explicatifs,
contestés ou non, avancés par les journalistes sont variés et, pour la plupart, bien répartis
selon les journaux et les périodicités. De plus, aucune cadrage ne s’impose quantitativement
comme très largement au-dessus des autres, pouvant laisser sous-entendre que s’il est
repris aussi souvent, c’est parce qu’il est plus véridique que les autres. Et si des souscadrages comme « émeutes conspiration de criminels » sont quantitativement moins traités
que les autres, ils le sont néanmoins.
Nous pouvons, pour résumer, affirmer que la presse nationale étatsunienne a su rendre
compte à propos des émeutes de novembre 2005 dans certaines banlieues françaises d’une
grande complexité, l’article est indéfini car nous ne saurions être catégoriques sur ce point.
Donc, pour commencer à répondre à notre problématique, nous pouvons dire que
la couverture par la presse nationale étatsunienne de ces événements n’a pas mise de
côté des explications liés à la situation sociopolitique française. En témoigne par exemple
les parties 9 et 10, avec les descriptions du républicanisme français (égalité entre les
citoyens, laïcité) et de ce que cela entraine en terme de discrimination dans les faits, ou
bien encore la partie 8, économique, qui par moment fit porter le débat sur les conditions
structurelles du marché du travail français. Ces explications de l’événement et de la situation
de ces quartiers en France, il ne faut pas l’oublier, n’empêche pas que la presse nationale
étatsunienne y ait pu y voir autre chose, comme pour certains, le spectre du terrorisme
international.
Ceci étant dit, et ne serait-ce que parce qu’il y a des références explicites dans le corpus
aux émeutes des quartiers défavorisés aux Etats-Unis, tel Watts en 1965 ou South Central
Los Angeles en 1992, nous ne pouvons évincer l’idée que ces événements aient eu une
influence sur la façon dont la presse nationale étatsunienne ait pu traiter des événements
en apparence similaire de l’autre côté de l’Atlantique.
Ainsi, comme l’avance Sophie Moirand, même si dans ce cas précis nous nous
devons de préciser qu’elle parle du traitement dans la presse d’affaires ayant rapport à
la science et à la santé, et si l’on considère que le correspondant de presse à l’étranger
peut porter en lui un statut de « spécialiste » puisqu’il habite « sur place », à l’endroit dont
il commente la situation, ce qui lui donne par essence une connaissance du sujet plus
grande que l’immense majorité de ses lecteurs. La chose est d’autant plus vraiment que,
proportionellement, le nombre de passeports délivrés aux Etats-Unis est plus faible qu’en
Europe, les étatsuniens quitte moins leur pays CQFD.
Ainsi, la production d’un correspondant à l’étranger est d’autant plus spécifique puisque
il doit expliquer le pays, en même temps que les événements qu’il couvre:
« Les médias, et en particulier la presse écrite, ne se contente pas d’informer,
de faire savoir. Dans les médias “le savoir se structure selon le choix d’activité
discursive” auquel on se livre pour “rendre compte des faits du monde” : on peut
ainsi décider de “décrire”, de “raconter” ou “d’expliquer”. (Charaudeau, 1991,
p.44) C’est ce ce dernier mode discursif que l’on vourait examiner ici, dans ses
relations avec les mémoires, en particulier dans les genres du commentaire,
lorsque celles-ci contribuent à faire comprendre les raisons (le pourquoi, le
comment) des événements : “ Comment a-t-on pu en arriver là ?”, se demande
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SEYMAT Thomas_2008
Chapitre II : Analyse du corpus
aisni les médias face [aux] événements des quartiers de certaines villes
françaises à l’automne 2005.» (Moirand, 2007, p.114-115)
Ainsi, dans la partie qui arrive, nous verrons comment le mode discursif de l’explication,
dont nous venons d’analyser toute une série d’exemples, ou cadrages, interagit avec les
mémoires, parmi lesquelles celle du lectorat étatsunien principalement.
Interlude
« Nighs after night of riots and looting and burning cars, but don’t worry because the
French government is working around the clock to figure out a way to blame it on us ».
« [Il s’agit] de nuits et des nuits d’émeutes, de pillages et d’incendies de voitures, mais
ne vous inquiétez pas parce que le gouvernement français travaille 24 heures sur 24 pour
trouver une manière de nous coller la responsabilité sur le dos. »
David Letterman, présentateur du « Late Show », l’une des principales émissions de
type « talk-show » en deuxième partie de soirée, sur CBS, l’une des plus grandes chaine
étatsunienne. Propos repris dans l’article « Five Jokes» dans le Los Angeles Times du 13
novembre 2005.
« The situation is really bad – today Chirac announced that the French are pulling
out of France »
« La situation est vraiment mauvaise – aujourd’hui Chirac a annoncé que les Français se
retiraient de France. »
Jay Leno, présentateur du « Tonight Show » sur NBC aux Etats-Unis, farouche
concurrent de David Letterman pour la même tranche horaire des talk-shows de deuxième
partie de soirée. Propos repris dans l’article « Five Jokes» dans le Los Angeles Times du
13 novembre 2005.
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Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
Chapitre III : Quand la mémoire s’en
mêle
Introduction du chapitre
Avant toute chose, il faut préciser que ce chapitre est volontairement plus court que les
autres. Il a pour une grande partie attrait aux rappels mémoriels activant la mémoire
collective étatsunienne. Or n’étant pas étatsunien et n’étant pas non plus expert de l’histoire
de ce pays, il ne sera pas question de relever toutes les références, explicites ou non,
à l’histoire des Etats-Unis. Nous ne relèverons que quelques exemples, parmi les plus
saillants et ceux que notre connaissance des Etats-Unis nous a permis de trouver. Nous
retrouvons ici la spécificité des rappels mémoriels tel que présentés par Sophie Moirand :
« [Ce sont] des mots ou formulations qui ont été dits par d’autres, mais qui ne
fonctionnent comme rappels mémoriels que pour des locuteurs capables de
décoder l’allusion à des dires antérieurs ou extérieurs. » (Moirand, 2007 p.12)
Face à des situations référencées, nous nous trouvons devant « l’ordre vertical du
discours » (Moirand, 2007 p.15) :
« Comme tout discours explicatif, les textes de commentaires font appel à la
mémoire, celle de l’énonciateur et celle des lecteurs. Mais la mémoire des faits
et des dires antérieurs, inscrits volontairement ou non au fil du discours des
locuteurs, nous renvoie également à l’histoire récente ou ancienne. » (Moirand,
2007, p.129)
Il importe maintenant que nous étudiions ces inscriptions, « volontaires ou non » dans le
corpus sur les émeutes françaises de 2005 de « faits et de dires antérieurs » et voir à quelle
histoire étatsunienne ils font appel.
Leur intérêt est, en plus, d’inscrire « les événements rapportés dans leur historicité »:
« [Ils] semblent participer également à l’“intelligibilité” du sens social des
familles d’événements (ici, les émeutes urbaines). Alors les relations ainsi
établies entre mémoire, savoir et histoire dans le fil horizontal du discours par
le mode explicatif médiatique participent également à l’orientation pragmatique
(voire à l’argumentation) des genres du commentaire » (Moirand, 2006, p.116)
D’une émeute à l’autre
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SEYMAT Thomas_2008
Chapitre III : Quand la mémoire s’en mêle
Comment ont été cadrées les émeutes de 1965 et de 1992 à Los Angeles ? Y a-t-il eu
influence de la première sur le traitement de la suivante ? Et surtout, ce qui nous intéresse, y
a-t-il des éléments qui montrent que ces émeutes étatsuniennes ont influencé la couverture
des événements de l’automne 2005 en France ?
Nous cherchons maintenant parmi les cadrages mis en évidence par Edy à propos des
émeutes aux Etats-Unis si nous pouvons trouver des réponses à ces questions.
Les émeutes comme comportements délinquants
Ce cadrage fut l’un des plus populaires parmi les journalistes au début des émeutes
(Edy, 2006, p.29), les huit jours de soulèvements leur fournirent matière à écrire des
dizaines d’articles sur des pillages, des incendies volontaires et autres destructions. Puis les
responsables de l’époque qui utilisaient plus volontiers ce cadrage se retirèrent de la scène
politique de Los Angeles et les récits des émeutes de Watts furent peu à peu transformés
pour rentrer dans un récit plus large, celui du mouvement pour les droits civiques en cours
dans les années 1960. (Edy, 2006, p.128).
D’un autre côté, les journalistes se concentrèrent principalement sur l’implication des
Noirs étatsuniens dans les émeutes de 1992, après avoir traiter, parfois de façon raciste,
les crimes et actes de délinquances de 1965 malgré le fait que les violences de 1992 furent
multiethniques et que la majorité des arrestations concerna des Hispaniques.(Edy, 2006,
p.166).
En France, pour les journalistes étatsuniens collectés dans le corpus, à part deux
mentions de « Français d’origine portugaise » et de « Français de souche » participant
aux émeutes, l’immense majorité des émeutiers, comme pour les habitants des quartiers
concernés, ne sont pas décrits comme Blancs. Soit cela est expliqué en invoquant
une origine nationale précise extra-européenne ou plus généralisant, en les qualifiants
d’Arabes, de Noirs ou de Nord-Africains. Nous pouvons noter ici avec quelle constance
ces descriptions sont faites, même pour des interviews s’exprimant sur un sujet autre que
les descriptions. Il en va de la cohérence du cadrage sur les discriminations raciales. Et
sans aucun doute, la perspective d’émeutes « multiethniques » en France perturbait trop les
explications officielles et les visions journalistiques de la situation française. Lui donner trop
d’importance remettrait en cause une bonne partie des articles déjà écrits et qui donnaient
une importance fondamentale à l’ethnicité des émeutiers.
Ceci étant dit, les destructions et autres histoires criminelles sont décrites de la même
façon, avec comme dénominateur commun la liste, le bilan chiffré, sorte d’armature à toute
bonne histoire de crime.
Les émeutes comme conspiration ou insurrection
Si tout le cadrage conspiration en 1965 tournait autour du groupuscule « Black Muslims »
présenté comme de violents agitateurs anti-Blancs (Edy 2006, p.32-33), ils adoucirent
rapidement leur rhétorique et en 1992 ils sont remplacés par les gangs, Blood ou Crisps,
qui face à l’émeute, auraient uni leur force contre le système (Staff du LAT, 1992).
En France, en 2005, on trouve des traces, diverses, de coordinations de la part
d’individus sans étiquettes, de militants islamistes et même, dans une moindre mesure,
de criminels voulant défendre leurs territoires de deal. Si l’influence des précédentes
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Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
émeutes étatsuniennes sur le cadrage conspiration des émeutes française de 2005 n’est
pas évidente à cerner, il apparait par contre que les attaques du 11 septembre 2001 jouent
clairement un rôle.
Les émeutes comme réaction aux conditions de vie
socioéconomiques
Ce cadrage était déjà celui le plus diffusé dès le début des émeutes de 1965 (Edy, 2006,
p.37), il est resté celui le plus présent dans les médias à l’occasion de l’évocation de ces
souvenirs (Edy, 2006, p.130) mais surtout ce souvenir à évolué entre les périodes des
années 1960 aux années 1980-90.
En effet, à un certain point, la couverture des émeutes de 1992, et les souvenirs
des émeutes de Watts, au sortir de l’air Reagan et la victoire idéologique d’un libéralisme
économique débridé aux Etats-Unis qui place la responsabilité individuelle sur un piédestal
vit une inversion de la séquence causale de la situation économique des quartiers. (Edy,
2006, p.133). Alors que les fermetures d’usines et le taux de chômage étaient des données
déjà bien renseignées (voir les cartes dans Reading Rodney King, Reading urban uprising,
1993), il était désormais de la responsabilité des habitants de vivre dans un quartier pauvre,
puisqu’ils avaient détruits leur quartier et fait fuir les commerces et industries (voir l’anecdote
rapportée par le staff du LAT dans le livre « Understanding the riots: Los Angeles before
and after the Rodney King case » à propos de la banderole « nous reviendrons » sur les
ruines calcinées d’une grande surface).
En ce qui concerne ce cadrage dans le corpus portant sur les événements français,
il est omniprésent et puissamment argumenté par des statistiques du chômage dans les
quartiers, les revenus inférieurs etc.
On retrouve même quelques éléments d’individualisme économique dans la couverture
des émeutes françaises mais rien d’aussi radical que l’inversion. Les émeutiers et habitants
des quartiers en France ne sont pas responsabilisés autant aussi parce que la cause est
attribuée à l’organisation structurelle trop rigide du marché du travail français ou à une
discrimination à l’embauche, des causes « collectives" et non individuelles. Néanmoins,
nous verrons plus tard qu’un type d’interdiscours bien particulier lie conditions économiques,
quartiers défavorisées et allocations de l’Etat (voir 4.3 de ce chapitre), issu de la mémoire
collective étatsunienne.
Les émeutes comme réaction face aux brutalités policières
Cadrage risqué, mettant en cause les pouvoirs en place, portant en son sein de très grandes
implications à l’époque des droits civiques (Edy, 2006, p.34), il n’en est pas pour autant
absent des journaux à l’époque. En témoigne cette citation rapportée par Edy p.34 d’un
article de Newsweek « Among some LA cops, a billy club is familiarly known as a “nigger
knocker” ». Une révélation aussi directe du climat de violence et de racisme, une matraque
surnommée « assomme-nègre », présent dans la police de LA ne laisse peu de doutes sur
l’éventualité d’un comportement brutal de la part de ses membres.
Pourtant, alors que les images de la bastonnade subie par Rodney King avaient été
diffusées à la télévision, il fallut attendre que la décision du jury innocentant les policiers
mis en cause et que les violences éclatent en 1992 pour que des parallèles soient tracées
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Chapitre III : Quand la mémoire s’en mêle
de façon générale (seules quatre histoires l’avaient fait avant) par des journalistes entre
les deux éléments déclencheurs des émeutes de 1992 et 1965 (Edy, 2006, p.167). Deux
arrestations qui tournent mal, deux accusations de brutalité policières contre des Noirs
étatsuniens, deux explosions de violence qui s’en suivent dans des quartiers défavorisés,
ce n’était pourtant pas les similarités qui manquent…
Il semble que l’activation de ce cadrage ait été plus rapide en ce qui concerne notre
corpus, sans doute parce que c’est la troisième situation du genre et qu’il est plus aisé
de mettre en cause un establishment politique et policier qui n’est pas celui de son pays.
Pourtant, comme pour ne pas se mettre à dos des sources ou informateurs au sein de la
police, plusieurs journalistes, notamment Sebastian Rotella du LAT laisse une grande place
à la contestation de ce cadrage, innocentant la police des accusations de violence de la
part d’habitants des quartiers. Seules les sources officielles, comme un rapport des RG, ont
eu droit de cité.
Références explicites
C’est certainement dans le NYT que l’on trouve le plus de références historiques. Un
article le 16/11/2005 est même intitulé « Letter from America : What France can learn
from 1960’s New York » et il contient les recettes qui, alors qu’à l’époque, les centresviles des villes comme Los Angeles, Detroit etc. s’enflammaient, la situation à New York
City restait tendue mais sans jamais devenir complètement explosive. D’autres références
aux émeutes comparent le bilan en vies humaines, une cinquantaine de victimes pour les
émeutes de 1992, avec celui, bien plus léger, des émeutes françaises, comme pour atténuer
l’importance des violences françaises.
Néanmoins, toutes les références historiques ne sont pas toutes à propos des
précédentes émeutes. Le NYT, par exemple fait référence aux attentats islamistes en
France en 1995-96, à la Révolution française etc.
Toutes ces références sont là pour apporter de l’intelligibilité, pour ceux capable d’en
saisir le sens.
Parfois même, les émeutes françaises font référence à elles-mêmes. En effet, les
émeutes de novembre 2005 s’imposent aussi comme un « moment discursif » et non plus
simplement un « instant discursif » (Moirand, 2007, p.12-13). A l’instar de l’expression
« since the Watts riots » (Edy, 2006, p.131) est devenu un repère historique, notamment
pour évaluer la rapidité des politiques de réhabilitation de ce district, on trouve dans certains
articles du corpus, écrit en 2006 ou 2007, on peut voir que par exemple dans un article du
27/11/2007 dans le NYT qu’il est dit que les deux morts de Villiers-le-Bel « recall the deaths
of Zyed Benna and Bouna Traoré, teenagers who were electrocuted in a power station in
another suburb (…) .» Non seulement l’accident de Villiers-le-Bel et les affrontements qui
suivirent furent traités directement dans le journal mais en plus la référence est aussi activée
immédiatement, dès le premier article qui traite des émeutes de Villiers-le-Bel. Cela montre
bien que non seulement les émeutes de novembre 2005 soient devenues un moment
discursif dans la presse nationale étatsunienne mais qu’en plus, elles se sont imposées
comme un événement marquant de l’actualité récente française, suffisamment pour qu’une
répétition à moindre échelle d’affrontement sur un seul jour provoque le choix éditorial de
parler à nouveau, et des nouvelles émeutes et de celles de 2005, le tout deux ans après.
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Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
Références implicites, hétérogénéité clandestine
Il s’agit en effet d’une hétérogénéité discursive clandestine car bien souvent les références,
les rappels historiques adviennent involontairement. La simple combinaison de plusieurs
éléments faisant revenir à l’esprit des lecteurs une situation passée.
Une bavure filmée, cela ne vous rappelle rien ?
C’est un article du 11/11/2005 dans le NYT qui évoque l’événement. Il y est dit : « French
television broadcast dramatic videotape of two police officiers, surrounded by colleagues,
beating and kicking a 19-year-old man in the Paris suburb of La Courneuve (…) ». Ici la
référence implicite est trop belle pour ne pas la souligner. Un observateur averti verra la
similarité entre le contenu de cette séquence vidéo diffusée par les télévisions françaises et
celle de l’arrestation très musclés de Rodney King, dont l’acquittement des 4 policiers blancs
mis en examen avait été le déclencheur des émeutes de South Central Los Angeles en
1992. D’une certaine façon, cet interdiscours-ci laisse entendre que cela pourrait aggraver la
situation, comme l’avait fait la diffusion des images de la cinquantaine de coups de matraque
assenés à Rodney King pour, selon la police, le soumettre.
Un « White flight » en France ?
La dynamique démographique appelée « White flight » fut au cours des années 1960-70-80
le transfert de populations qui conduisit des Blancs de la classe moyenne a quitté les « innercities », les centres des villes d’Amérique du Nord, au fur et à mesure que des Noirs, avec
la déségrégation et l’émergence d’une classe moyenne noire, emménageaient dans ces
quartiers. Les Blancs partirent pour des banlieues pavillonnaires, de peur que ces nouveaux
voisins fassent baisser la valeur de leur bien immobilier.
Or, on peut retrouver des traces de ce White flight d’une part lorsque les articles
évoquant l’histoire de ces quartiers disent que ceux qui s’en sont le mieux sortis sont partis
ailleurs, ou bien encore la veuve de M. Le Chenadec qui dit : « Things changed when the
foreigners began moving in.»(NYT, 08/11/2005.
Ainsi, la vision, le souvenir de la période du White flight peut être rappelé à la mémoire
des lecteurs étatsuniens lorsqu’ils parcourent les articles traitant des émeutes françaises
et ainsi suscitant des réactions émotionnellement liées à cette dynamique typiquement
étatsunienne.
L’interdiscours de la Welfare queen
Dernier exemple d’une référence implicite, et probablement involontaire, à l’histoire
étatsunienne qui s’est glissée dans le corpus est celui de la « welfare queen », littéralement
la reine de l’Etat-Providence. Il s’agit d’une image construite par des discours politiques
(notamment R.Reagan durant la campagne présidentielle de 1976) et journalistiques, grâce
à la sur-médiatisation de fraudeurs aux allocations, d’une femme, noire, vivant uniquement
des différents chèques qu’elle peut recevoir de différentes agences du gouvernement.
Bien entendu, ce fantasme, qui selon Gilliam est à la croisée des stéréotypes raciaux et
« genrés » : « This story line taps into stereotypes about both women (uncontrolled sexuality)
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Chapitre III : Quand la mémoire s’en mêle
and African-Americans (laziness) » (Gilliam, en ligne) possède de nombreux « enfants ».
Gilliam décrit plus en profondeur cette icône de la pauvreté des centres-villes décrépis des
grandes métropoles des Etats-Unis dans sa recherche disponible en ligne.
La partie de son étude qui nous intéresse est celle concernant les médias. Il rapporte
les résultats d’une analyse par Martin Gilens, politologue de Yale, de la presse écrite
des années 1960 à 1992 et de la télévision entre 1988 et 1994. Les résultats sont sans
appel : 62% des histoires à propos de pauvreté dans 4 grands magazines (dont le Time
et Newsweek) mettent en scène des Noirs étatsuniens, 65% des sujets télévisés sur
l’Etat-Providence mettent en scène des Noirs étatsuniens, très peu d’entre eux subissent
un traitement sympathisant et près de 100% de « the underclass » est décrite par les
newsmagazines comme Afro-américaine.
Cette image, à l’intersection entre race, genre, classe et pauvreté va se retrouver
en quelque sorte réactivée par certains passages d’articles du corpus sur les émeutes
française de 2005. Ce sont deux passages parmi beaucoup d’autres, choisis pour leur
représentativité :
« It is an illusion to believe the generous social-welfare benefits France offers
its citizens – including millions of immigrants mostly from Arab countries – will
bring the social peace. » (France’s Streets of fire, Time, 09/12/2005)
Ou encore :
« Despites France’s extensive social welfare programs […] the weeklong tumult
reiterates the persistent difficulties of integrating a predominantly Muslim
minority beset by unemployment, crime and identity crisis » (« Riots put fear in
the French » 04/11/2005, LAT)
Sans développer autant le caractère genrée de l’icône « welfare queen », bien que d’autres
passages, ne portant pas sur le sujet des allocations, décrivent les habits de certaines
habitantes des quartiers d’origine africaine avec une prose teintant d’exotisme un doux néocolonialisme avec les robes colorées et autres boubous traditionnels, le lien entre race,
classe, pauvreté et allocation chômage.
Ainsi, on retrouve dans les articles sur les émeutes françaises, à cause de
l’interdiscours qu’activent les éléments dont nous venons de parler, l’icône de la « welfare
queen » ou au moins, l’idée que certains immigrants abusent des minima sociaux malgré le
fait qu’il n’en soit question nulle part explicitement dans les articles qui constituent le corpus.
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Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
Conclusion
Des discours journalistiques sous influence
Pour répondre à la problématique établie dans l’introduction, nous pouvons affirmer que
si les journalistes étatsuniens traitant les émeutes des quartiers français de 2005 ont su
retranscrire et fournir des éléments d’explication d’une complexité de la situation française,
les récits qu’ils en ont faits ne sont pas exempts d’influences venant non seulement de
l’expérience des précédentes émeutes de Watts en 1965 ou South Central Los Angeles en
1992. Une série de références, explicites ou non, volontaires ou non, se trouvent dans le
corpus et constitue un interdiscours qui vient non seulement dé-objectiviser certains articles
mais aussi influencer l’intelligibilité d’un passage d’un article portant sur un sujet loin d’être
similaire.
Par exemple, évoquer dans une phrase le système d’Etat-Providence français dont
peuvent bénéficier les habitants les plus pauvres, dont certains ne sont pas d’origine
européenne, n’est pas simplement une critique libre-échangiste contre les dépenses
budgétaires de l’Etat mais bien une référence implicite à la « welfare queen », une icône de
la mémoire collective étatsunienne, figure qui triche et vole la communauté des citoyens et
qui dont l’allusion voile une arrière-pensée raciale.
Il est donc tout à fait possible d’affirmer que les discours journalistiques de la presse
nationale étatsunienne à propos des émeutes de novembre 2005 en France ont été
influencés, non seulement par les cadrages des émeutes précédentes, mais aussi par des
références explicites et de l’interdiscours s’infiltrant dans les articles. Chaque fois qu’un
article s’est fait influencer, il s’éloignait un peu plus de la « réalité objective » des faits
sur le terrain, mais, et c’est là toute l’ambigüité du journalisme en tant que correspondant
à l’étranger, il se rapprochait d’une intéligibilité par le plus grand nombre de lecteurs
étatsuniens, pas forcément au fait de toutes les allusions des journalistes et préférant un
discours démonstratif plutôt que monstratif.
Ceci étant dit, pour alléger le lourd fardeau de culpabilité que nous faisons peser sur
les épaules des journalistes, il est important de souligner que si « the beauty is in the eye
of the beholder », parfois le jugement de valeur est bien souvent dans l’esprit du lecteur, ou
comme Sophie Moirand l’écrit plus académiquement :
« Ainsi “ les phénomènes d’éclairage apparaissent comme le résultat de
mécanismes plus ou moins consciemment mis en place et qui doivent conduire
le lecteur à inférer par lui-même un jugement de valeur” (Grize, 1992, p.25).
Une part donc des valeurs auxquelles fait appel l’énonciation dans la presse
échapperait partiellement au scripteur, et renvoie à la responsabilité du
destinataire, dans la mesure où l’éclairage s’articule forcément avec la mémoire
des mots et des dires emmagasinés par le lecteur ». (Moirand, 2006, p.156)
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SEYMAT Thomas_2008
Conclusion
Ainsi, même si les discours journalistiques arrivaient, dans des conditions expérimentales
inatteignables dans la réalité, il suffit que les dires évoquent quelque chose au lecteur pour
que sa compréhension des événements rapportés soient faussés, au moins par rapport à
ce qui c’est « vraiment » passé.
Pistes pour une étude ultérieure
Je n’ai pas pu traiter dans ce mémoire toutes les hypothèses que j’ai formulées au cours de
mes réflexions préliminaires. Voici une liste de ces dernières que j’aimerais bien développer
si l’occasion se présentait dans les deux années de mon master « Erasmus Mundus de
journalisme » :
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Une analyse des dessins de presse étatsuniens portant sur les émeutes françaises
de novembre 2005. J’ai dû abandonner cette piste pour des raisons de copyrights
et de temps cette année, mais je compte bien travailler un jour sur la production
iconique abondante de comics qui a été réalisée sur ce sujet. J’avais regardé un
certain nombre d’entre eux et il aurait été très intéressant de les analyser pour ce
qu’ils peuvent nous dire des relations transatlantiques France/Etats-Unis et sur de la
communication interculturelle.
Une autre piste, plus ambitieuse vu le travail qu’elle demanderait, serait de faire
la même étude que Darrnel M. Hunt a faite dans son livre (Hunt, 1993) à propos
des émeutes de South Central Los Angeles en 1992, mais sur le sujet qui était au
centre de mon mémoire. Il s’agirait de voir comment différents groupes d’Etatsuniens
reçoivent, réagissent et interprètent la couverture médiatique étatsunienne des
émeutes française de novembre 2005 en fonction de leur race, leur sexe, leur niveau
socio-économique et leur éducation. Savoir si, par exemple, des liens proches de
l’empathie et de la solidarité se tisseraient entre les émeutiers français vus dans les
média étatsuniens et les populations les plus jeunes, discriminés et défavorisés de
l’échantillon…
Autre possible : L’étude de la dichotomie spatiale et sociale du paysage urbain des
villes françaises dans les médias étatsuniens. Ou comment les journalistes parlent
de « suburbs » qui n’évoquent aux Etats-Unis que des banlieues pavillonnaires en
général cossues, les centres-villes, les « inner-cities » étant là-bas les quartiers
les moins favorisés qui ont connu et connaissent encore actuellement des troubles
civiles.
Plus léger : Les émeutes françaises dans la Pop culture étatsunienne. J’ai déjà relevé
un indice de cette hypothèse, dans la chanson « Chocolate Rain » du phénomène
Internet Tay Zonday, élue vidéo de l’année 2007 dans la catégorie « Entertainment »
sur You tube, un couplet fait « Chocolate Rain, flipping cars in France the other
night ». Or, « chocolate rain » est une périphrase pour désigner le racisme. Je voulais
en savoir plus, mais le chanteur n’a pas répondu à mes sollicitations par e-mail.
Pour prendre un peu de recul : L’Européanisation quasi-systématique de la situation
française : en effet, j’ai observé que les journalistes vont souvent dire que de telles
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Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
émeutes peuvent arriver ailleurs en Europe, que les conditions sont les mêmes,
que c’est un défi à l’échelle continental etc. Plusieurs reportages vont interroger
des jeunes et moins jeunes issus de l’immigration en Angleterre, au Pays-Bas, en
Allemagne. La France, remise dans ce contexte, devient seulement le lieu où cela
« explose » en premier, mais n’est pas présentée une exception au sein de l’Europe
∙
∙
Au travers du corpus, on peut revivre toute la rivalité entre Dominique de Villepin
et Nicolas Sarkozy, alors rivaux potentiels à la nomination UMP pour les élections
présidentielles de 2007, ou encore l’ambiance de fin de règne chiraquien qui est
souvent décrit (Chirac ou son règne ???) comme malade, affaibli fatigué, sur la fin
etc. De nombreuses pistes sont/seraient à creuser dans cette veine/perspective.
∙
Et maintenant, un peu plus de subjectivité
Ce mémoire aura été l’occasion pour moi de me frotter à ce que peut être la recherche ; et
bien que je me dirige dans un master où je vais avoir à rédiger à nouveau des mémoires
sur les média, je doute que mon avenir professionnel soit la recherche. Même si ce travail
ressemble à un travail d’enquête journalistique, je ne sens pas l’âme d’un chercheur et je
me sens plus motivé par des enquêtes de terrain.
Cependant, les lectures que j’ai pu avoir au cours de cet exercice m’ont apporté des
éléments de réflexion sur les métiers du journalisme, parfois en conflit avec ma propre vision
de cet univers professionnel vers lequel je me dirige avec peut-être quelque inconscience !
Lire par exemple, au détour d’une recherche bibliographique, que le journaliste ne crée
qu’une valeur ajoutée dans un média qui ne servira au propriétaire du média qu’à vendre des
espaces publicitaires est une vision certes assez radicale dans sa critique du journalisme
contemporain, mais qui se révèle un résumé diaboliquement efficace auquel, à cause de
mes sensibilités politiques personnelles, je suis très sensible.
Autre remarque sur l’implication personnelle de l’énonciateur que je suis ici: j’espère
que les sensibilités qui sont les miennes n’ont pas trop interféré avec mon objectif
« d’objectivité » d’apprenti-chercheur. J’ai tenté d’étayer les thèses, orientées certes, que
j’avançais par des résultats tirés de l’étude de mon corpus. J’espère que mes sensibilités
politiques n’ont pas agi comme œillères ou pire, comme bandeau aveuglant mon regard de
chercheur. Mais si ma subjectivité a pu biaiser mon objectif de recherche, la conscience que
j’ai dorénavant de ce risque m’aidera à réduire cette tendance dans mes prochains écrits.
Le choix du thème de ce mémoire, non plus, n’était pas totalement sans relation avec
mes idées politiques. Engagé politiquement, très sensible aux questions sociales et aux
oppressions de toutes sortes, ayant habité (dans ou) à proximité de certains de ces quartiers
si souvent décriés, j’ai vécu les émeutes avec une vision très ambivalente. J’étais, d’un côté,
très empathique avec les jeunes en révolte, mais par ailleurs, sur le moment, j’ai vraiment
regretté que les destructions affectent des quartiers déjà suffisamment en difficulté, et que
les discours politiques ne soient pas aussi structurés, articulés et pertinents que ce que
j’aurais souhaité.
Pour aller plus loin, j’ose même avancer que dans les sphères antiautoritaires que je
fréquente encore aujourd’hui, coincées entre empathie, hésitation sur la méthode et refus
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Conclusion
de faire de la récupération politique ou de « l’éducation à la révolution », le débat fit rage sur
« que faire ? » et se calma bien après que les dernières grenades lacrymogènes se furent
dissipées dans le vent froid de novembre 2005. Aujourd’hui, je me permets une hypothèse
personnelle : ces émeutes, dans de nombreux aspects, ressemblèrent plus à une révolte,
à une mutinerie qu’à autre chose. En effet, enfermés, réellement et symboliquement, à
l’écart de la société, stigmatisés et ignorés, les révoltés n’ont pu, à mes yeux, que réagir
comme des détenus qui brûlent leur literie pour protester comme leurs conditions de vie en
détention. Ce mémoire m’a permis un retour réflexif sur ce sujet et aujourd’hui l’analogie
« émeutiers = mutins » me semble encore pertinente.
Travailler sur la production de journalistes étatsuniens fut d’autant plus intéressant
pour moi, car j’ai étudié (toute proportion gardée) les mêmes méthodes, les mêmes codes,
etc. qu’eux. Voir leurs prises de liberté d’avec les règles de l’AP Style guide book par
exemple, ou avec quel aisance certains ont su mélanger un style très littéraire à leur écriture
journalistique, au détriment de la construction de l’article, me fut très sympathique et me
fis relativiser les codes du journalisme étatsunien tel qu’on les enseigne, codes que j’avais
pris pour parole d’Evangile.
Toujours sur l’aspect journalistique, j’ai pu aussi, grâce à ce mémoire, me pencher sur
les conditions de travail des correspondants à l’étranger, un métier que j’aimerais bien faire.
Or, à la lecture du corpus et à la lumière de lectures diverses, dont le très intéressant blog
de l’AFP MediaWatch, je m’interroge sur mon orientation professionnelle. La disparition des
pages « international » des journaux étatsuniens (Selon le Pew Research Center, seul 10%
des rédacteurs-en-chef les estiment vraiment essentielles, 64% des journaux US ont réduit
12
le nombre de ces dites pages ), la montée des prix des transports internationaux, ou tout
simplement la rareté d’un tel type de poste remet sérieusement en question mon choix
professionnel.
De plus, après avoir lu et relu les articles écrits par ces correspondants, leur travail,
par certains aspects, pour ceux écrivant dans les publications quotidiennes du corpus,
m’a semblé assez routinier, voire répétitif tout en étant d’un intérêt limité. Par exemple, se
retrouver à citer la télévision ou la presse française dans ses articles, limiter bien souvent
ses sources à des officiels, bien souvent les mêmes d’ailleurs, dont il ignore parfois les
liens qui les relient aux personnes concernées par le sujet de l’article (l’exemple de Nadine
Morano qui, interviewée, dresse un portrait laudatif de N.Sarkozy, sans que soit précisé
qu’elle est l’une des ses plus proches fidèles, est assez emblématique). Tout cela ne m’attire
pas beaucoup et ne correspond pas à la vision que je me fais du journalisme à l’étranger.
Comme l’a dit le journaliste et correspondant étranger Vincent Sheean, au milieu du siècle
dernier à propos du travail du correspondant à l’étranger :
« The foreign correspondent of the legend is a virile swashbuckling fellow
who obtains sensational news by the exercice of daring and dexterity… The
unromantic fact, however, is that the average correspondent cribs three-quarters
of his news form the local newspaper. The fourth quarter he draws from official
handouts, the mendacities of paid tipsters, and his own fertile imagination.”(In
Mullikin Parcel et Sloan, 2002, p.252)
Cela n’a jamais été mon d’être séduit par le fantasme de l’intrépide Tintin ou du reporter
de guerre baroudeur, mais je conçois le journalisme à l’étranger avant tout comme une
mission de transmission d’informations et de savoirs, pédagogique par certains aspects et
12
http://mediawatch.afp.com/?post/2008/07/22/Le-choix-des-journaux-US%3A-tourner-le-dos-a-linfo-internationale consulté
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Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
qui prend soin de remettre en contexte les événements dont il se fait l’écho. Pas sûr que
ma vision ait un quelconque futur dans le monde des média, à l’heure où, alors que, grâce
à la technologie, les coûts de transmission de l’information avoisinent zéro, il y a des moins
en moins de journaux, chaines et radios acceptant de financer des bureaux à l’international.
Gageons que je m’en sorte quand même, avec un peu de chance, le métier que j’exercerai
une fois rentré dans la vie active n’a pas encore été inventé.
Ouverture
J’ose l’affirmer sans fard : les émeutes de l’automne 2005 en France se sont imposées en
trois ans comme un élément important dans l’histoire récente des relations entre la France
et les Etats-Unis. D’abord dans les sphères journalistiques. Les média ont joué un très grand
rôle, puisque grâce à leurs couvertures de cet élément, il s’est imposé comme un « moment
discursif » dans la presse (voir chapitre III) à l’occasion de l’anniversaire de la mort de Zyed
Benna et Bouna Traoré et des « émeutes de Villiers-le-Bel ».
La question de Christiane Amanpour à N.Sarkozy le 25 juillet 2008, qui demanda à
Nicolas Sarkozy, étant donnée la présence à ses cotés de Barack Obama, des obstacles
qu’il a franchi, de l’enthousiasme qu’il suscite chez les Noirs en France, dont beaucoup
sont pauvres, précisa-t-elle, et du symbole qu’il représente, si le ministre de l’intérieur qu’il
était à l’automne 2005 regrettait aujourd’hui d’avoir traité les émeutiers de « scum », (voir
introduction) nous montre qu’encore très récemment, et bien que pratiquement trois années
se soient écoulées, les émeutes françaises de 2005 façonnent ces relations transatlantiques
mises à mal après le clash de 2003 à propos de la guerre en Irak.
Mais Il n’y a pas que dans le monde médiatique que la prégnance des émeutes dans les
mémoires, les dires et les actions se fait sentir. Dans le domaine politique et diplomatique,
les émeutes françaises de 2005 ont suscité des réactions assez intéressantes. Le
gouvernement étatsunien ferait du lobbying par l’intermédiaire d’une fondation ayant des
liens avec la CIA. Le Parisien en a fait sa Une, puis les sites web Rue 89 et Marianne2 (liens
dans la bibliographie), entre autres, se sont tour à tour penchés sur le sujet. Par exemple,
13
Marianne2 rapporte :
Si les Américains s'intéressent à nos banlieues, c'est surtout avec la
communauté musulmane qu'ils tentent d'instaurer de bons rapports. Des séjours
aux USA sont organisés au frais de l'ambassadeur pour des responsables
d'associations qui reviennent conquis par le rêve américain. “Amirouche Laïdi,
président du club Averroës, le jeune chef d'entreprise Aziz Senni (…) Tous ont
serré la main de grands décideurs américains et ont fini par nuancer leurs propos
sur les Etats-Unis” racontent nos confrères. Une stratégie efficace donc qui
vise également les jeunes, éléments clés de la vie dans les cités. Des lycéens et
collégiens du 93 ont en effet été invités à dîner par l'ambassadeur Craig Robert
Stapleton et son épouse dans les luxueux locaux de la rue du Faubourg-SaintHonoré. » Ou encore : « Claude Grunitzky, fondateur de la chaîne de culture
urbaine Trace TV et auteur du livre Transculturalismes, est un Français d'origine
togolaise habitant à New York qui a bâti toute sa carrière autour du thème des
13
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http://www.marianne2.fr/Banlieues-OPA-americaine-sur-les-beurs-et-les-blacks_a86469.html consulté le 11/08/08
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Conclusion
métissages urbains. Selon lui, “les Etats-Unis sont vraiment investis dans
le problème des banlieues et celui des jeunesses urbaines qui y résident. Ils
savent que le rêve américain est bien présent dans les consciences collectives
et veulent l'entretenir. Le nouvel ambassadeur s'intéresse à l'intégration dans
la société française des Français issus de l'immigration. Les évènements à
l'ambassade rue du Faubourg-Saint-Honoré, où sont invitées des personnalités
culturelles, souvent Africaines, issues de l'immigration, qui s'expriment sur
les Etats-Unis, sont fréquents”. Il ajoute “en tant que média porté sur les
cultures urbaines, le groupe Trace est constamment sollicité. Les populations
américaines, elles, sont peu au courant des problèmes qui existent dans les
banlieues françaises. Mais les journalistes américains qui résident en France
écrivent souvent sur ce thème, d'autant plus que l'axe de la culture hip hop est un
point d'accroche facile. ”»
Les phrases en gras sont soulignées par mes soins.
On retrouve certains cadrages utilisés pour analyser le corpus, comme celui de
l’économie, « le rêve américain » ou celui, presque implicite ici, de la conspiration islamiste
avec la phrase « Si les Américains s'intéressent à nos banlieues, c'est surtout avec la
communauté musulmane qu'ils tentent d'instaurer de bons rapports. » Ensuite, peut-être
14
que l’agence de presse Ressources urbaines, se décrivant elle-même comme « l’agence
de presse des quartiers », fournira un jour du contenu à des journaux internationaux. Mais
ses responsables n’ont pas répondu à mes sollicitations par emails.
Mais le plus important n’est pas ici dans l’analyse des articles, mais plutôt dans le
fait dont il parle : Qu’après avoir « découvert » les banlieues françaises, leurs conditions
de vie, leurs émeutes etc. à travers, entre autres, la couverture de ces dernières par les
correspondants étrangers (et certainement quelques rapports de la CIA), les Etats-Unis
décident d’agir, même si cela se limite à une opération de lobbying proche des relations
publiques, cela démontre l’impact que peut avoir, pour un temps encore, le journalisme
transnational.
14
http://www.ressources-urbaines.info/ consulté le 12/08/08
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Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
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Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
Annexes
Annexe 1 : Retranscription de la question de Mme
Amanpour à N.Sarkozy au cours de la conférence de
presse de N.Sarkozy et B.Obama le 25/07/2008, diffusé
à 00:25 sur « MSNBC's News Live ».
Source : http://newsbusters.org/blogs/scott-whitlock/2008/07/25/cnnsamanpour-bizarrelyconnects-french-scum-rioters-obama
AMANPOUR: Mr. President Sarkozy, you know that in France, the presence of Barack
Obama and what he's done in terms of breaking the barriers in the United States has, sort
of, made a resurgent black consciousness movement here. The black people in France are
very proud and very hopeful for their future. They also live, many of them, in poor situations.
And you know, you've had your own riots here and protests and disturbances in the Banlieue
-- in the cités. At one point, when we were covering those riots, when you were interior
minister, you called the rioters scum. And I'm wondering whether you feel, today, when you
stand next to someone you clearly admire so much, and who has broken so many barriers,
that you regret that term or that you wish you hadn't said it?
NICOLAS SARKOZY: Thank you, madam, for your exceptional knowledge of French
political life and your contribution to friendship among peoples. But, precisely, if there was the
need for change, it's because change was needed and I'm so glad that you should mention in
front of Barack, a situation that prevailed before I became president in France. Now, this was
in 2005, you remember, madam? We've had major confrontations at that time. And you in
the United States know exactly what that means because you also had that kind of difficulty.
There's a difference between the kind of confrontations that I had to handle as minister of
the interior and those that you have to handle in the United States. There was not a single
person who died in France. Not a single bullet was shot by the police. The only injuries that
were sustained were sustained by the police. Now, since I was elected, there hasn't been a
single riot because we've implemented a considerable development program for these inner
cities. And what I want to ensure is that the political adventure of Senator Barack Obama not
simply be contained or the exclusive of a great country like the United States of America. You
know, how many years has it been since you haven't had an American sounding name for
your secretaries of state? Madeline Albright, Colin Powell, Condi Rice. That's why I love the
United States. And that's why in France, we have Rachida Dati, Fadela Amara, Rama Yade.
Precisely so that each be given an opportunity, that everyone have an opportunity. And, so,
what the Americans have done and that's what I talked about and I'm proud of what's been
done in the United States. And that's what I want to do here. One last detail: When I talked
about affirmative action, positive discrimination, that is the way the Americans have said, for
instance-- there must be as much differentiation, as many different faces leading a country
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Annexes
than at the grass roots. But I don't know if you wanted to please me by putting this question,
but you certainly did. So, thank you for your question.
Et en français, sur le site officiel de l’Elysée :
http://www.elysee.fr/download/?mode=press&filename=25.07_OBAMA-SARKOZY.pdf
QUESTION – Monsieur le Président SARKOZY, vous savez qu’en France la présence
de Barack OBAMA et le fait qu’il ait surmonté tant de barrières aux Etats-Unis a fait qu’il y
a une résurgence de la conscience noire ici. Les gens sont pleins d’espoir pour leur avenir.
Beaucoup de ces personnes vivent dans des situations de pauvreté, de précarité. Vous
avez connu d’ailleurs les résultats de cela avec les émeutes dans les banlieues et les cités.
Et lorsque vous étiez au Ministère de l’Intérieur, vous avez parlé de « nettoyer les banlieues
au Kärcher », et je voulais savoir si au moment où vous êtes à côté de quelqu'un qui a su
surmonter tellement de barrières, vous regrettiez ces paroles?
LE PRESIDENT – Je vous félicite, Madame, pour votre connaissance exceptionnelle
de la vie politique française et votre contribution à l’amitié entre les peuples ! Mais justement,
s’il y avait des choses à changer, c’est parce que cela n’allait pas, Madame. Et je suis
très heureux que vous parliez, devant Barack, d’une situation qui existait avant que je ne
sois Président de la République. Et je sais qu’aux Etats-Unis vous avez été inquiets de ce
qui s’est passé. C’était en 2005, Madame. On a eu de grands affrontements et vous aux
Etats-Unis, vous savez ce que c’est, parce que vous les avez connus aussi. Mais on a une
différence entre les affrontements que j’ai eus à gérer comme ministre de l’Intérieur et ceux
que vous avez gérés aux Etats-Unis. C’est qu’il n’y a pas eu un mort en France, il n’y a pas
eu une balle qui a été tirée par la police. Les seuls blessés qu’il y ait eu, c’étaient les forces
de l’ordre. Mais, depuis mon élection, il n’y a pas eu d’émeutes parce qu’on a mis en place un
plan de développement et de formation considérable. Justement, ce qu’on veut faire, c’est
que l’aventure politique du sénateur Barack OBAMA ne soit pas simplement réservée à ce
grand pays que sont les Etats-Unis. Cela fait maintenant près de trois décennies que tous
vos ministres des Affaires étrangères n’ont pas des noms américains : Madame ALBRIGHT,
Colin POWELL, Madame RICE. C’est pour cela que j’aime les Etats-Unis. Et c’est pour cela
que dans le gouvernement de la France, il y a Rachida DATI, il y a Fadela AMARA, il y a
Rama YADE, justement pour que chacun ait sa chance. Ce que les Etats-Unis ont fait avec
ce dont j’ai parlé avec Barack OBAMA aujourd’hui, c’est ce que l’on veut faire ici. Un dernier
détail, quand j’avais parlé de la discrimination positive – l’affirmative action – que c’est de
cette façon qu’ont les Etats-Unis de dire : « à la tête d’un pays, cela doit être aussi différent
qu’au bas d’un pays ». Donc je ne sais pas si c’était pour me faire plaisir que vous avez
posé la question, mais cela m’a vraiment fait plaisir !
Annexe 2 : Les règles de l’ « AP Style guidebook »
concernant les sources anonymes.
Anonymous sources: Whenever possible, we pursue information on the record. When a
source insists on background or off-the-record ground rules, we must adhere to a strict set
of guidelines.
Under AP's rules, material from anonymous sources may be used only if:
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Les récits journalistiques, dans la presse nationale étatsunienne, des émeutes de novembre 2005
en France : entre mémoires et enjeux sociopolitiques nationaux
–The material is information and not opinion or speculation, and is vital to the news
report.
–The information is not available except under the conditions of anonymity imposed by
the source.
–The source is reliable, and in a position to have accurate information.
Reporters who intend to use material from anonymous sources must get approval from
their news managers.
Explain in the story why the source requested anonymity. And, when it's relevant,
describe the source's motive for disclosing the information.
The story also must provide attribution that establishes the source's credibility; simply
quoting "a source" is not allowed. Be as descriptive as possible.
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