partage litteraire-rodin - Musée des Beaux Arts de Lyon
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Les partages littéraires Jeudi 19 janvier 2012 à 12h15 PARTAGE LITTÉRAIRE AUTOUR D’AUGUSTE RODIN Extraits d’œuvres du musée des Beaux-Arts de Lyon. Anonyme ; Rodin dans son atelier accoudé au Baiser (Ph 108) ; fin 1888 - début 1889 ; papier albuminé H.10 ; L.15 cm ; Paris, musée Rodin. 1 La sélection de textes de ce Partage littéraire se donne trois objectifs : -présenter Auguste Rodin en donnant un aperçu de son activité d’auteur et de théoricien. Rodin s’écrit donc lui-même pour commencer (autobiographie page 3), puis un moment clé de son parcours, le voyage en Italie est abordé dans une lettre adressée à sa compagne Rose Beuret (page 4) et enfin, un extrait des innombrables entretiens qu’il eut à la fin de sa carrière éclaire son idée de la science du modelé (page 5), -appréhender des œuvres phares du musée par la critique. Le poète Rainer Maria Rilke, un temps secrétaire de Rodin, écrivit parmi les pages les plus sensibles et les plus pertinentes sur l’œuvre de Rodin (page 6 et 7), -évoquer le goût de Rodin pour la littérature avec un texte de Flaubert (page 9) peut être à l’origine de La tentation de saint Antoine du musée et surtout La Divine Comédie de Dante qui lui fournit matière à créer pour des décennies (ici un extrait de l’Enfer, Paolo et Francesca (page 10 et 11). 2 Extrait de la première autobiographie manuscrite de Rodin Rodin dans son atelier accoudé au Baiser (Ph 108) ; fin 1888 - début 1889 ; papier albuminé ; H.10 ; L. 15 cm ; Paris, musée Rodin «… Né à Paris en 1840 Fils de parents pas fortunés Va à la petite Ecole de dessin, rue de l’Ecole de Médecine, dessine et modèle – dessine de mémoire avec Lecoq de Boisbeaudran Cette Ecole avait un restant de l’esprit qui anime le 18e siècle, et avait, vers 1855, un enseignement très distinct de celui de l’Ecole (des Beaux-Arts) qui a fini par imposer de la lourdeur à tous ses élèves. Va chez [Antoine-louis] Barye, très peu de temps Fréquente longtemps le marché aux chevaux, grand admirateur des chevaux Dessine beaucoup aux Antiques du Louvre-fréquente la Bibliothèque nationale – mais est refusé à l’Ecole des Beaux-Arts (grande chance), prélude des refus aux Expositions. Bientôt les études sont interrompues-luttes avec la vie. Sur son travail quotidien il prélève de quoi se frayer son temps de loisir où il continue d’apprendre. Dur labeur que connaissent les jeunes gens pauvres. Il fait partie de la Société nationale des Beaux-Arts du Boulevard des Italiens, 26 – y expose. C’est à ce moment qu’il fait un buste qui est refusé au Salon et qui est connu dans la sculpture (c’est le nez cassé). Ce buste rappelle l’antique pour la force du modèle. L’artiste a une prédilection pour cette sculpture. Depuis, elle se trouve chez une quinzaine d’artistes qui en apprécient le modèle. Le président de l’Académie anglaise, sir Frederic Leighton, peintre et sculpteur, l’a mise dans son atelier. Des peintres comme [Jean-Charles] Cazin, [Léon] Lhermitte, Léopold Flameng l’ont aussi chez eux. Dans ce temps, il travaille chez [Alfred-Ernest] Carrier-Belleuse, le fécond sculpteur, qui l’aide à gagner sa vie – il peut étudier. Après le siège de Paris en 1870, il part à Bruxelles et s’associe. De cette façon, il travaille à différents monuments : Bourse, palais du Roi, Conservatoire, palais ducal, etc. A Anvers, il collabore au monument de Loos. Ce qui représente un layage considérable de figures décoratives. Revenu à Paris, il expose L’Age d’airain. Cette figure est presque refusée, elle est donc mal placée. Le genre de l’artiste est condamné par les professeurs. Cependant des élèves, des studieux, des indépendants aiment la figure. Désormais l’artiste a un groupe autour de lui. Désormais sa réputation est faite, petite, et dans les ateliers elle ira plus loin. Sans que l’artiste s’en doute, se croyant toujours seul, non découragé par tant d’injustice, il marche… » Auguste Rodin, Faire avec ses mains ce que l’on voit, Textes, lettres et propos choisis. Paris, Mille et une nuits, 2011. p. 11-13 3 Lettre d'Auguste Rodin à Rose Beuret « Te dire que je fais depuis la première heure que je suis à florence, une étude de Michel Ange ne t’étonnera pas, et je crois que ce grand magicien me laisse un peu de ses secrets. Cependant aucun de ses élèves, ni de ses maîtres, ne font comme lui Ce que je ne comprends pas, car je cherche dans ses élèves directs, mais ce n’est que dans lui, lui seul, où est le secret. j’ai fait des croquis le soir chez moi, non pas d’après ses œuvres mais d’après tous les échafaudages les systèmes que je fabrique dans mon imagination pour le comprendre, eh bien je réussi selon moi à leur donner l’allure ce quelque chose sans nom que lui seul sait donner. » Auguste Rodin, encre sur papier, Début 1876, Paris, Musée Rodin Michel-Ange ; Bacchus ; 1497 ; marbre ; H. 203 cm ; Florence, musée national du Bargello 4 Le modelé « La science du modelé me fut enseignée par un certain Constant qui travaillait dans l'atelier de décoration où je fis mes débuts de sculpteur. Un jour me regardant façonner dans la glaise un chapiteau orné de feuillage : — Rodin, me dit-il, tu t'y prends mal. Toutes tes feuilles se présentent à plat. Voilà pourquoi elles ne paraissent pas réelles. Fais-en donc qui dardent leur pointe vers toi, de sorte qu'en les voyant on ait la sensation de la profondeur. Je suivis son conseil et je fus émerveillé du résultat que j'obtins. — Souviens-toi bien de ce que je vais te dire, reprit Constant. Quand tu sculpteras désormais, ne vois jamais les formes en étendue, mais toujours en profondeur... Ne considère jamais une surface que comme l'extrémité d'un volume, comme |la pointe plus ou moins large qu'il dirige vers toi. C'est ainsi que tu acquerras la science du modelé. Ce principe fut pour moi d'une étonnante fécondité. Je l’appliquai à l'exécution des figures. Au lieu d'imaginer les différentes parties du corps comme des surfaces plus ou moins planes, je me les représentai comme les saillies des volumes intérieurs. Je m'efforçai de faire sentir dans chaque renflement du torse ou des membres l'affleurement d'un muscle ou d'un os qui se développait en profondeur sous la peau. Et ainsi la vérité de mes figures, au lieu d'être superficielle, sembla s'épanouir du dedans au dehors comme la vie même. Or j'ai découvert que les Anciens pratiquaient précisément cette méthode de modelé. Et c'est certainement à cette technique que leurs œuvres doivent à la fois leur vigueur et leur souplesse frémissante. » Auguste Rodin, L’Art. Entretiens réunis par Paul Gsell. Paris, Grasset, 1986, p. 57-58 Auguste Rodin ; Eve ; 1881 ; bronze H.173 ; L.51 ; P. 67 cm ; MBAL 5 L’Âge d’Airain par R.M Rilke « L’Homme au nez cassé avait révélé comment Rodin savait suivre son chemin à travers un visage, L’âge d’airain prouva son empire illimité sur le corps. « Souverain tailleurs d’ymaiges », ce titre que les maîtres du moyen âge se donnaient entre eux en signe de consécration, grave et dépourvue d’envie, lui revenait de droit. C’était ici un nu grand comme la vie, sur tous les points duquel la vie n’était pas également puissante, mais paraissait encore avoir été élevée partout à la hauteur d’une même force d’expression. Ce qui était écrit dans le visage, cette expression souffrante d’un lourd réveil, en même temps que cette nostalgie de ce poids même, se lisait jusque sur la moindre partie de ce corps ; chaque endroit était une bouche qui le disait à sa manière. L’œil le plus sévère ne pouvait découvrir sur cette statue aucun endroit qui eût été moins vivant, moins précis ou moins clair que les autres. On eût dit qu’une force montait dans les veines de cet homme hors des profondeurs de la terre. C’était la silhouette d’un arbre qui a encore devant lui les tempêtes de mars et qui est inquiet parce que le fruit et l’abondance de son été n’habitent plus ses racines, mais que dans leur lente montée, ils ont atteint déjà le tronc autour duquel les grands vents se pourchasseront. Cette figure est significative encore à un autre égard. Elle indique dans l’œuvre de Rodin la naissance du geste. Ce geste qui grandit et atteignit peu à peu une telle grandeur et une telle puissance, ici jaillissait comme une source qui ruisselait doucement le long de ce corps. Eveillé dans l’obscurité des premiers âges, ce geste paraît tout en grandissant marcher dans l’étendue de cette œuvre, marcher comme à travers tous les millénaires, très au-delà de nous, jusqu’à ceux qui viendront. En hésitant il s’éploie dans les bras levés ; et ces bras sont encore si lourds que l’une de ces mains se repose déjà de nouveau au sommet de la tête. Mais cette main ne dort plus, elle se concentre ; tout en haut, à la cime du cerveau, où règne la solitude, elle se prépare au travail, au travail des siècles dont on ne mesure pas la fin. Et dans le pied droit, attend, debout, un premier pas. » Rainer Maria Rilke, Auguste Rodin. Traduit de l'allemand par Maurice Betz. Paris : Emile-Paul frères, 1953. p. 46-49 Auguste Rodin ; L’Âge d’Airain, Le Vaincu, L’Homme qui s’éveille ; vers 1875-77 ; bronze H. 181 ; L. 65 ; P. 65 cm ; MBAL 6 Le Baiser par R.M Rilke « De même que le corps humain n’est pour Rodin un tout qu’autant qu’une action commune (intérieure ou extérieure) tient en mouvement tous ses membres et touts ses forces, de même des parties de corps différents qui, par une nécessité intérieure, adhèrent les unes aux autres, se rangent pour lui d’elles-mêmes en un organisme. Une main qui se pose sur l’épaule ou la cuisse d’un autre corps n’appartient plus tout à fait à celui d’où elle est venue : elle et l’objet qu’elle touche ou empoigne, forment ensemble une nouvelle chose, une chose de plus qui n’a pas de nom et n’appartient à personne ; et il est question à présent de cette chose particulière et qui a ses limites définies. Cette découverte est à l’origine de la manière de grouper les formes, chez Rodin ; ainsi s’explique que les figures soient liées les unes aux autres d’une façon inouïe, que les formes tiennent ensemble, ne se lâchent à aucun prix. Il ne prend pas pour point de départ les figures qui s’étreignent, il n’a pas de modèles qu’il dispose et groupe. Il commence par les endroits où le contact est le plus étroit, comme aux points culminants de l’œuvre ; là où quelque chose de nouveau se produit il entame son travail et consacre tout le savoir de son instrument aux apparitions mystérieuses qui accompagnent la naissance d’une chose nouvelle. Il travaille, en quelque sorte, à la lumière des éclairs qui jaillissent de ces points, et ne voit que celles des parties du corps entier qui sont éclairées. Le charme du grand groupe de la jeune fille et de l’homme qui se nomme Le Baiser tient à cette sage et juste répartition de la vie ; on a le sentiment que, de toutes ces surfaces de contact, des vagues pénètrent dans les corps, des frissons de beauté, de pressentiment et de force. De là vient que l’on croit voir la félicité de ce baiser sur toute l’étendue de ces corps ; il est comme un soleil qui se lève et sa lumière est répandue partout. » Rainer Maria Rilke, Auguste Rodin Traduit de l'allemand par Maurice Betz. Paris : Emile-Paul frères, 1953. p. 56-58 Auguste Rodin ; Le Baiser ; vers 1882 ; bronze ; après 1902 H. 86 ; L. 50 ; P. 55 cm ; MBAL 7 La tentation de Saint Antoine Auguste Rodin ; La tentation de Saint Antoine ; avant 1900 ; marbre H. 62 cm ; P.90 ; L.75 ; MBAL Gustave Flaubert “La Luxure Veux-tu des vierges blanches comme la lune ? Aimes-tu mieux des femmes couleur d'ambre, aux ricanements altiers et qui se tordront comme des vipères, dans les replis d'une lubricité inventive, plus féroce que la haine, et sérieuse comme une religion ? Tu sentiras contre tes flancs le froid métallique de leurs bracelets d'or, et ta chair bondir sous leurs baisers, ton âme se fondre à leurs prunelles, tout ton être se dissoudre dans les effluves d'un délire enragé. La Colère Viens ! Viens ! Tu dégorgeras ton âme de la fureur qui l'étouffe, tu ne sais pas les plaisirs de l'assassinat, les voluptés qui vous prennent, quand on lève le couteau, et quelle joie vous ravage, quand il retombe et qu'il pénètre. 8 Auguste Rodin ; La tentation de Saint Antoine ; avant 1900 ; marbre H. 62 cm ; P.90 ; L.75 ; MBAL La Gourmandise Tu vas avoir tout de suite et pour toi seul des chairs rouges épicées, plus vaporeuses qu'un nuage, avec des boissons grasses à la glace, et des fruits d'une couleur palpitante, qui semblent vivre comme des bêtes. Tu en mangeras ! Tu en boiras ! Et continuellement, toujours, sans cesse, à en baver, à en crever ! L'Avarice Veux-tu des tas d'or, des palais, des peuples et des navires à voiles de pourpre, des bains de jaspe ? ... tu te rouleras sur les monceaux d'argent comme sur de la luzerne coupée, et tu entendras, au retentissement du métal, sonner dans ton cœur toutes les corruptions et les puissances. Antoine Non ! Non ! J'aime mieux le retentissement de mon chapelet, le bois de mon crucifix et la terre dure de ma cabane ! » Gustave Flaubert, La tentation de Saint Antoine, 1856. http://flaubert.univ-rouen.fr/oeuvres/tsa56.php p.647-648 9 Paolo et Francesca Auguste Rodin ; Paolo et Francesca dit « le lac » ou scène de l’enfer de Dante ou couple damné ; avant 1907 ; pierre H. 33 cm ; L.67 ; P.43 cm ; MBAL Dante « Je commençai : —Poète, volontiers parlerai-je à ces deux qui vont ensemble et paraissent si légers au vent. Et lui à moi : « Attends un peu qu’ils soient plus près de nous ; prie-les alors par cet amour qui les emporte, et ils viendront. » Sitôt que le vent les amène vers nous, j’élève la voix : — O âmes en peine, venez nous parler, si un autre ne le défend ! Comme les colombes que le désir appelle, les ailes déployées, d’un vol ferme traversant les airs, viennent au doux nid ; ainsi ces deux âmes sortent de la troupe où est Didon, et viennent à nous par l’air malin ; si fort fut mon appel affectueux : « O gracieux et bon, toi qui, à travers l’air noirâtre, viens nous visiter, nous qui teignîmes le monde de sang ! Si le Roi de l’univers nous était ami, nous le prierions de te faire paix, à toi qui as pitié de notre triste sort. Nous écouterons ce que vous voulez dire, et vous dirons ce qu’il vous plaît d’entendre, tandis que le vent se tait. La terre où je naquis borde la mer où descend le Pô, pour s’y reposer avec son cortège. L’amour qui si vite s’empare d’un cœur tendre, éprit celui-ci du beau corps qui m’a été enlevé ; souvenir qui m’est encore pénible. L’amour qui ne permet point à l’aimé de ne pas aimer, m’éprit pour celui-ci d’une passion si forte que maintenant même, comme tu le vois, elle ne m’abandonne point. L’amour nous conduisit à une même mort : Caïna attend celui qui éteignit notre vie. » Telles furent leurs paroles. 10 Lorsque j’ouïs ces âmes blessées, je baissai la tête, et la tins baissée jusqu’à ce que le Poète me dit : « Que penses-tu ? » Je répondis : — Hélas ! que de doux pensers, quel ardent désir a mené ceux-ci au douloureux passage ! Puis me tournant vers eux, je parlai et dis : — Francesca, tes souffrances me touchent et m’attristent jusqu’aux larmes. Mais dis-moi : Au temps des doux soupirs, à quoi et comment amour te fit-il connaître les douteux désirs ? Et elle à moi : « Il n’est nulle douleur plus grande que de se ressouvenir dans la misère des temps heureux ; et cela ton Maître le sait, mais puisque tu désires tant connaître de notre amour la première racine, je le dirai, parlant et pleurant tout ensemble. Un jour, par plaisir, nous lisions les amours de Lancelot ; comment l’amour l’enserra de ses liens ; nous étions seuls et sans aucune défiance. Plusieurs fois cette lecture attira nos regards l’un vers l’autre et décolora notre visage ; mais un seul moment nous vainquit. Quand nous lûmes comment les riantes lèvres désirées furent baisées par un tel amant, celui-ci, qui jamais de moi ne sera séparé, tout tremblant me baisa la bouche : pour nous le livre et celui qui l’écrivit fut Galeotto : ce jour nous ne lûmes pas plus avant. » Dante Alighieri, La Divine Comédie. Début XIVe Traduction de Félicité Robert de Lamennais. Chant V http://fr.wikisource.org/wiki/La_Divine_Com%C3%A9die_(trad._Lamennais)/L%E2%80%99Enfer/Chant_V 11