Les origines malgaches de l `île de la Réunion

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Les origines malgaches de l `île de la Réunion
Les origines malgaches de l 'île de la Réunion
La rubrique Histoire qui débute aujourd’hui durera plusieurs mois. Son objectif est de
raconter la Grande Île sous tous ses aspects, des origines jusqu’à la période
contemporaine. Sa principale ambition est
d’ancrer dans les esprits quelques idées justes et bien fondées sur Madagascar, où
l’influence française reste importante, et qui demeure une mère et une inconnue à
beaucoup de Réunionnais. Avant d’entrer véritablement dans le vif du sujet la semaine
prochaine, ce premier volet, en guise d’ouverture, nous fera arrêter
à l’ancienne Bourbon. Les liens entre les deux îles sont vieux de plusieurs siècles. Ce
passé reste bien présent, même si les Réunionnais n’en ont pas toujours conscience.
Géographes et botanistes (herborisateurs à l’occasion), historiens et généalogistes,
linguistes et ethnologues… Les chercheurs ont déjà beaucoup fait pour ouvrir le chemin.
Désirant rendre un peu plus aisée la démarche envisagée pour les mois à venir – qui mènera la
semaine prochaine vers l’ancienne Île Dauphine, bien connue de la Réunion depuis le XVIIe
siècle louis-quatorzien, dont la Grande Île reçut ce nom aussi temporaire qu’Ile Bourbon–, il
semble opportun aujourd’hui d’attirer l’attention sur les nombreux signes qui, dans celle qui a
aussi été appelée Mascarin, témoignent de l’ancienneté et de la pérennité des liens qui
unissent les deux îles depuis des siècles.
Parlant de la culture réunionnaise actuelle, on admire – à juste titre – la fusion, dans un cadre
français, d’apports aussi divers que malbares, zarabes, chinois, malgaches et africains, et la
coexistence paisible et harmonieuse des diverses communautés. Mais on fait l’impasse sur
l’histoire, éternelle sacrifiée ou manipulée de nos joutes idéologiques, et l’on ignore ce que
montre une première analyse de la langue créole – ou kreol.
La composante magache
En effet, les langues des diverses communautés n’ont pas fourni au vocabulaire de la langue
maternelle en usage à la Réunion des éléments en nombre comparable. Si le français y tient
évidemment une place prépondérante – et de plus en plus prépondérante –, le seul autre
élément important est le malgache.
Il suffit de consulter les différents dictionnaires et travaux qui ont été publiés par les
scientifiques, les amateurs et les militants kiltirel ou de faire appel à un malgachophone ayant
une bonne connaissance de la langue.
Une bonne intelligence du malgache permettra à ce dernier de décoder les mots du créole
quotidien tels que soubique (sobika/sobiky en malgache classique où o se prononce ou) :
“corbeille, panier” ; fangourin (fangorinana) : “pressoir à canne” ; lingue (laingo) : “liane” ;
affouche (hafotra) : “dombeya”, songe (saonjo) : “taro”, cicrite (tsikirity) : “sorte de plante
arbustive”, papangue (papango) : “faucon”, etc.
Elle lui permettra aussi de comprendre sa négligence des prépositions comme dans corne bouc
calqué sur tandrokosy, ou de la distinction entre féminin et masculin, inconnue de la
grammaire malgache, ou d’autres spécificités grammaticales, parce qu’elles lui sont
familières.
La perplexité ne se fera jour que lorsqu’il se trouvera en présence du fruit d’un véritable
croisement linguistique, comme “en missouk”, où l’on dirait plutôt an-tsokosoko, “en douce,
en cachette” en malgache. On peut y reconnaître un “en” venu à la fois du malgache et du
français et un misoko signifiant “allant en douce, en cachette” venu du malgache, les emplois
quant à eux traduisant, ici et là, la suspicion que suscite une conduite sans transparence…
Une telle collecte sera surtout abondante pour le vocabulaire du milieu naturel. Outre les mots
déjà cités, on retiendra pour l’exemple – c’est ce qui est identifié au premier abord – des
emprunts qui ont été francisés : bois de quivi (kivy) “fatigué, dégoûté”, catafaye ou catafaille
(katrafay), faham (fahamy), fanjan (fandrana), jamale (jamala) “chanvre”, longoze (longoza)
“aframome”, moufia (mofia) “palmier raphia”, natte (nato) “bois de natte”, quinane (kinana)
et tantan (tanantanana), “ricin”, vaquois (vakoa, vakoana) … Et pour comprendre
l’importance de cet apport malgache, il faut que nous nous tournions vers le XVIIe siècle, au
tout début du peuplement de l’Ile Bourbon.
La colonie de Fort-Daphin
C’est à partir de la colonie de Fort-Dauphin, et avec des gens de cette colonie, que fut mené
un établissement permanent à Bourbon. Après l’échec de la colonie en 1674, Bourbon a aussi
accueilli de nombreux « débris de Madagascar ».
Qu’étaient donc ces premiers colons ? Il faut rappeler que Paris envisageait de fondre les deux
« nations », française et malgache, en un seul peuple ayant « une seule loi, une seule foi et un
seul roi ». A cet effet, les colons partis s’établir à Madagascar étaient encouragés à épouser
des femmes malgaches, étant entendu qu’elles devaient être baptisées et communiées.
En droit canon catholique, le mariage était un sacrement et normalement indissoluble. La
règle s’appliquait à la colonie. Ce que les règlements de la Compagnie prévoyaient
explicitement : un colon qui aurait abandonné sa femme malgache ne pouvait pas se remarier
en France, tant qu’elle était en vie. Il était, par ailleurs, bien précisé que les colons ne
pouvaient ni pratiquer la traite des esclaves ni faire appel à de la main-d’œuvre servile, quel
qu’en soit le mode de recrutement.
Au Fort-Dauphin, l’établissement des Français avait abouti à la création d’une culture francomalgache nouvelle dont le premier problème était celui de la communication et donc de la
langue. Les Français empruntèrent les mots malgaches qui leur étaient nécessaires.
On le voit bien à lire L’histoire de la Grande Isle Madagascar de Flacourt. Les mots sont si
bien intégrés au propos du gouverneur qu’il ne se sent pas obligé d’entrer dans des
explications détaillées.
« Les bois très proches, écrit-il par exemple, dans lesquels le bois d’arame, le bois de Nato, de
Vintanh et de Lataffe, à faire les genoux et courbes, le bois de rombave à faire les mâtures et
vergues et la quille : bois qui approche en bonté du sapin et a le même grain ou fil que le frêne
en France. »
On comprend sans peine que le texte parlera plus à l’habitant de la colonie qu’au lecteur
parisien.
Une bonne partie du livre est une sorte de manuel qui donne les connaissances et le
vocabulaire dont aurait besoin l’engagé ou le colon partant s’établir dans la Grande Île.
Le français de Flacourt est sans doute très différent de la langue parlée entre Français et
Malgaches dans leurs relations quotidiennes. Car on aurait tort de croire à une diffusion
automatique de la langue de Corneille – la langue d’Horace, de Cinna et de Polyeucte qui
venaient d’être jouées en France.
Comme nous l’apprennent les documents de l’époque, quelques colons apprirent le malgache,
c’était la meilleure façon d’être efficace et de réussir. On se rappellera à cet égard qu’au XXe
siècle, si les fonctionnaires et les commerçants établis dans les grandes villes pouvaient
ignorer la langue du pays, les colons de brousse, quant à eux, parlaient le malgache et le
parlaient bien.
Quelques Malgaches apprirent le français, et l’on voit des missionnaires utiliser leurs
compétences pour évangéliser. Mais dans le quotidien de la majorité, une langue de
communication moyenne avait dû être établie qui, pour tout ce qui n’existait pas en Europe,
avait recours à des mots, des parlers malgaches avec lesquels ils étaient en contact.
Comme dans tous les parlers qui se sont créés dans ce genre de situation, la grammaire et la
structure de ce parler devaient être plus proches de celles du malgache, langue de la majorité,
que de celles du français.
Les Malgaches parmi les premiers colons
La culture de Fort-Dauphin, premier creuset de la culture créole dans l’océan Indien, fut celle
des premiers habitants de la Réunion.
C’était celle de Louis Payen, établi à Madagascar depuis sept ans, quand il vint commander le
premier établissement à Bourbon en 1663.
C’était aussi évidemment celle de leurs dix compagnons malgaches, trois femmes et sept
hommes, qui ne pouvaient être des esclaves selon le droit de la colonie.
Sans doute n’étaient-ils pas des « serviteurs » et avaient-ils le même statut que celui des
engagés français de la colonie, c’est-à-dire des personnes libres mais soumises à un
commandement, une sorte d’organisation qui fait penser à l’armée et qui ne correspondait pas
aux formes de fonctionnement des sociétés malgaches. Rebelle à cette discipline, le groupe
malgache fut le premier à marronner : il partit s’établir et faire ses propres “plantages”, avant
de négocier son retour.
Avec Regnault, le premier gouverneur de l’île, arrivent de France en 1665 une douzaine
d’hommes. La colonie va s’accroître peu à peu, et notamment d’anciens de Fort-Dauphin,
surtout après 1674.
Parmi ceux-ci, des ménages malgaches qui avaient pris le parti des Français – comme Antoine
Haar et Marie-Anne Fina du pays d’Anosy (Madagascar) qui donnèrent naissance à Anne
Haar, baptisée à Bourbon le 14 octobre 1668 –, et des femmes qui s’étaient unies par les liens
du mariage avec des Français.
Parmi celles-ci, le cas de Louise Siarane est exemplaire. Veuve d’Etienne Grondin dont elle
avait eu un fils à Fort-Dauphin, François, elle épousa en secondes noces Antoine Payet à
Bourbon et lui donna dix enfants.
Autre cas exemplaire, celui d’Anne Caze (ou Racazo) qu’accompagnèrent quatre de ses
germains, deux frères et deux sœurs. Elle avait épousé Paul Cauzan, donna naissance à un fils,
François Cauzan, et se remaria avec Gilles Launay après son veuvage.
D’autres femmes, nées pour beaucoup en Anosy, Perrine Campelle, Anne Haar, Elisabeth
Houve, Marie Mahon, Louise Nanjac, Marie-Anne Sanne, Thérèse Soa, Marie Toutte,
donnèrent naissance à des enfants Arnoult, Brun, Damour, Fontaine, Mangroles, Nativel,
Perrot, Petit, Prou, Robert, Rivière, Tessier et Touchard.
Dans la vie quotidienne, on ne peut que penser que l’héritage malgache était resté important.
L’on sait la place que les femmes occupent dans la société malgache, d’autant plus que, si
l’on en juge par les comportements de la fin du Moyen Age dans les contacts avec les
commerçants arabes et ceux du XIXe et du début du XXe siècle dans les contacts avec les
Européens, ce sont les femmes des groupes supérieurs, notamment en Anosy des nobles
roandria, qui pratiquent plus volontiers le mariage avec les étrangers.
L’on se souvient de nombreuses personnalités féminines qui ont marqué l’histoire de
Madagascar.
A Bourbon, les femmes ont dû transmettre à leurs enfants l’histoire familiale, les contes, les
valeurs et les conceptions ancestrales. On connaît bien grand-mère Kal (Kala ou Kalo).
Il faut aussi savoir que les nyang, ces esprits nocturnes qui émouvaient le jeune François de
Mahy au XIXe siècle, ont une origine malgache jusque dans le nom : ce sont les « esprits,
divinités… » que l’on désigne encore dans le Nord de la Grande Île sous le nom de ñy hiañ.
A un niveau plus modeste mais plus général, ce sont les femmes qui éduquent les enfants.
C’est avec elles qu’ils apprennent la langue maternelle qui ne pouvait être que cette langue
moyenne dont nous avons parlé, sans doute même plus fortement marquée par le malgache.
Ce sont elles qui règlent la vie en société, quand les hommes sont désemparés devant
l’événement. Sans doute est-ce d’elles que provient, par exemple, la coutume réunionnaise
d’enterrer les morts l’après-midi, alors que, traditionnellement, l’Europe chrétienne enterre
ses morts le matin et, pour commencer vraiment le travail de deuil, termine par un bon repas
et quelques bonnes bouteilles à midi.
Le choc de 1674
Que la cérémonie se déroule quand le soleil a passé le zénith et commence son déclin
journalier correspond à une conception qui règle les rapports avec l’au-delà dans le monde
austronésien, tant à Madagascar que dans les îles de l’Asie du Sud-Est.
Les hommes d’Église n’y ont rien vu à redire ou se sont laissés convaincre du bien-fondé de
la chose.
Le développement de cette société mixte qu’avaient encouragé les règlements de la
Compagnie des Indes orientales allait être brutalement stoppé en 1674. La Compagnie décida
alors d’interdire “aux Français d’épouser des négresses, cela dégoûterait les Noirs du service ;
et …
aux Noirs d’épouser des Blanches, c’est une confusion à éviter”.
Des raisons avancées, il est avéré que la première est tout à fait illusoire, car les dames
malgaches, par leur éducation, savaient fort bien faire travailler leurs serviteurs et ceux-ci les
craignaient sans doute beaucoup plus qu’ils ne craignaient leurs maîtres français.
La seconde est la bonne : éviter toute « confusion ». L’on retrouve ici l’obsession de pureté
qui traverse toute l’histoire des sociétés indo-européennes et dont l’histoire actuelle montre à
l’évidence que l’Europe n’en est toujours pas rescapée.
Si, dans leurs écrits, les voyageurs parlaient déjà auparavant de « négresses » – ce qui montre
la permanence du préjugé –, c’est la première fois que les textes officiels en usent pour
désigner les dames malgaches.
Celles qui avaient épousé des Français se trouvaient subitement dans une situation
délictueuse.
Comment réagirent-elles ? Quelles conclusions en tirèrent-elles pour l’éducation de leurs
enfants, qui constituaient autant de preuves de l’effectivité du délit ? Quelles stratégies
matrimoniales mirent-elles en œuvre ou conseillèrent-elles à leurs enfants ? Leur
conseillèrent-elles de se « blanchir », comme on l’a bien décrit pour les Antilles ? Quoi qu’il
en soit, l’interdiction de 1674, maintes fois répétée par la suite, est une des décisions qui
fondèrent durablement la société créole. Elle provoqua un traumatisme dont la société
réunionnaise a mis longtemps à se guérir, si tant est qu’elle en soit vraiment guérie.
Encore aujourd’hui, des personnes âgées qui ignorent la date de 1674 sont toujours
persuadées qu’il est interdit d’épouser un ou une Malgache à la Réunion et que ce n’est
possible qu’en France ou à Madagascar.
Reconnaître cette part de la Grande Île dans la culture des îles sœurs n’est pas chose aisée, car
les sentiments à l’égard de la Grande Île sont partagés, allant de la sympathie immédiate au
rejet sans appel possible.
Nous ne prétendons pas en avoir fait ici une présentation exhaustive. Nous n’avons pas parlé,
pour le passé, de la colonisation des hautes terres par les « marrons » qui ne se sentaient pas
tels, et, pour le toujours présent, ni du moringue ni du maloya qui restent ou redeviennent des
valeurs estimées après avoir été interdits ou occultés. Mais nous sommes au cœur de ce qui
contribue à faire de la région du Sud-Ouest de l’océan Indien autre chose qu’une simple
construction technocratique.
Des clés à portée de main
Quiconque, en étranger, se penche sur une carte suffisamment détaillée de la Réunion, ne
peut manquer d’y relever ces nombreux toponymes sonnant bien français, ou en tout cas
créole réunionnais, mais qui, à l’instar de tout toponyme hérité d’un lointain passé, n’en
demeurent pas moins, de prime abord, obscurs quant à l’origine et au sens.
Que profitant, pour communiquer, de cette secourable francophonie que Réunionnais et
Malgaches d’aujourd’hui ont en partage, il les soumette à la sagacité d’un malgachophone.
Même novice, à la condition d’être sans présomption et d’en revenir au malgache classique
– dont se sont plus ou moins éloignés les parlers de nos contemporains, Merina des Hautes
terres centrales compris –, cet interlocuteur n’éprouvera guère de difficultés à retrouver ses
repères. Ainsi, où on lit sur la carte Dimitile, en raison de l’absence de l’accent à sa place
et du caractère muet des terminaisons vocaliques ou syllabiques des mots malgaches
(places et sonorités assourdies tout aussi signifiantes les unes que les autres), sans doute
hésitera-t-il entre Dy/Dia/Dihy mitile/mitily “Marron (s) posté (s) au guet / en guetteur (s)”
ou “Point de guet au bout d’une longue marche” ou encore “Lieu où l’on dansa tout en
restant aux aguets”, et, moins évident, Dimy tile/tily “Aux cinq guetteurs /éclaireurs /points
de guet”.
Mais il n’aura, pour trancher, qu’à en appeler à l’Histoire et à la topographie. Et il aura
moins de fil à retordre avec Belouve (Belovo) “Où il y a beaucoup d’abîmes /de grands
trous”, Bénare (Benara) “Où règne un grand froid”, Mahavel (Mahavelona en
orthographe malgache classique) “Qui permet de bien vivre”, Manapani (Manam-panihy,
toponyme de la région de Fort-Dauphin) “Qui abrite des roussettes”, Tapcal (Tapak’ala)
“A la forêt coupée”, et tant d’autres.
Une interrogation sur les noms des héros et héroïnes de l’Histoire locale ? Il vous dira, les
noms propres malgaches ayant tous un sens – même quand on l’a oublié -, que Simandef
(Tsy mandefa /Tsy mandefitra en orthographe classique) est “Celle /Celui qui jamais ne
lâche prise /jamais ne se soumet” et Siarane (Tsy aranina, en orthographe classique),
“Celle /Celui dont on ne peut satisfaire toutes les volontés, surtout si elles sont
capricieuses”. Ce ne sont évidemment là que quelques exemples qu’il serait loisible de
multiplier.
Les premiers navigateurs de l'humanité
Pour faire cette histoire qui débute quand il n’y avait pas de documents écrits, nous
pouvons utiliser les données que nous fournit l’archéologie qui, elles, sont
contemporaines des faits les plus anciens, mais nous pouvons aussi partir de données
actuelles qui nous interrogent et dont nous aimerions bien connaître l’origine.
C’est chose possible, car si les hommes ont pu oublier certains de leurs savoirs anciens, le
pouvoir de mémorisation des cultures populaires leur a permis de conserver du passé ce qui
leur semblait important.
Par exemple, dans la quête de ses racines les moins connues, la Réunion se pose souvent la
question du maloya, que la culture populaire a conservé malgré les condamnations à l’oubli
qui avaient frappé cette tradition. On est certains que le maloya ne vient ni du Poitou ni de la
Saintonge, mais les réponses les plus diverses ont été données.
Or, il n’est pas inutile de savoir que le mot désigne un chant et une danse funéraires chez les
Toradja de Célèbes (ou Sulawesi) dans l’Indonésie actuelle. Le souvenir des cultures, là dans
une des sociétés de l’aire austronésienne, ici à Bourbon, nous éclaire sur certaines de leurs
racines pour le Sud-Ouest de l’océan Indien, sans nous fournir, il est vrai, explicitement le
cheminement qui a conduit de l’une à l’autre.
L’hypothèse d’une étape malgache n’est sans doute pas à écarter.
Pour Madagascar, les données de l’histoire culturelle – et d’abord celles de la langue –
permettent de rattacher la Grande Ile au grand ensemble des peuples austronésiens qui
occupent depuis longtemps la plus grande partie de la terre, puisque l’aire austronésienne
s’étend actuellement de Taiwan et d’Hawaï au nord à la Nouvelle-Zélande au sud, et de l’île
de Pâques à l’est à Madagascar à l’ouest.
L’aire austronésienne
Ce qui fait l’unité culturelle de cet espace, c’est la langue. Tous ne parlent pas la même
langue, mais des langues apparentées. On connaît bien, par exemple, l’unité des langues
romanes. Elle a été décrite par de nombreux linguistes, mais même en ignorant leurs travaux,
chacun peut sentir la parenté, par exemple, entre le français, l’italien et l’espagnol.
De façon plus large, les langues romanes ne sont qu’un rameau des langues indo-européennes
qui comprennent presque toutes les langues de l’Europe, mais aussi le kurde, les langues de
l’Iran et de l’Afghanistan, la majorité des langues de l’Inde et des langues disparues comme le
tokharien dans le Turkestan chinois d’Asie centrale.
L’indo-européen, langue première, ancestrale pourrait-on dire, était parlée quelque part au
Sud de la Russie il y a une dizaine de millénaires. Les peuples se sont séparés et leurs langues
ont évolué différemment, ne permettant plus l’intercompréhension.
Il en fut de même pour les langues austronésiennes – actuellement quelque cinq cents langues.
Le houaïlou de Nouvelle-Calédonie n’est pas plus compris par un malgachophone que
l’anglais ne l’est par un lusophone. Mais la parenté génétique de ces langues a été prouvée. Et
il faut bien voir que les idées et concepts ont une forme de solidité plus grande que celle des
mots. Le mana des Polynésiens a la même origine que le hasina des Malgaches.
Les grands ancêtres des Austronésiens sont partis de la région de Taiwan pour peupler le SudEst asiatique, le Pacifique et l’océan Indien. C’est aussi la langue qui permet de situer la zone
d’origine. On sait que, sur le long terme, les migrants qui partent loin du foyer ancestral sont
plus conservateurs des faits anciens de langue que leurs lointains parents qui ne sont pas
partis. Et c’est à Taiwan que les langues austronésiennes se sont le plus diversifiées.
L’apprentissage de la navigation
Il faut à l’évidence abandonner la thèse défendue, avec succès dans le grand public, par Thor
Heyerdahl selon laquelle l’Océanie aurait été peuplée à partir de l’Amérique latine. Exploit
technique de navigateur, l’expédition du “Kon Tiki” en 1947 ne pouvait expliquer la parenté
culturelle des Polynésiens et des Malais du Sud-Est asiatique. Aujourd’hui, les recherches de
génétique humaine sur l’ADN viennent de prouver l’origine asiatique des populations
océaniennes dont les ethnologues n’avaient jamais douté*.
La question se pose alors des moyens par lesquels se sont faites ces migrations. Depuis que
les premiers hominiens sont apparus en Afrique, le bipède humain s’est déplacé. Il suffit, a-ton chanté, de mettre un pied devant l’autre et de recommencer. Un des atouts des IndoEuropéens pour leurs migrations continentales avait été d’avoir domestiqué le cheval et
inventé la roue et le chariot. Aller occuper une multitude d’îles dans l’immensité océanique et
s’y déplacer d’une île à l’autre et d’un archipel à un autre posaient des questions plus
complexes. Pour la seule Micronésie (Mariannes, Carolines, Marshall et Gilbert), on compte
plus de 2.500 îles réparties sur plusieurs millions de kilomètres carrés d’océan.
Pour comprendre le procès qui conduisit les Austronésiens à se lancer dans cette aventure, il
faut se situer en Extrême-Orient il y a 12 000 ans. A cette époque, sur l’espace géographique
chinois actuel, les Han (les Chinois) n’occupaient qu’une région minuscule de la vallée du
Hoanghe, le Fleuve Jaune des géographes français. L’Est et le Sud de la Chine étaient occupés
notamment par les ancêtres des peuples austro-asiatiques (Thaï, Kadai et Austronésiens). De
plus, cette époque se situe à la fin de la dernière période glaciaire et, le niveau de la mer dans
cette région étant à environ 150 mètres en dessous du niveau actuel, les côtes n’avaient pas le
même tracé.
Le Japon, Formose (Taiwan) et Ceylan étaient rattachés au continent voisin, et on pouvait
aller à pied de la Chine aux Philippines en passant par la Malaisie et l’Indonésie actuelles. La
terre ancestrale des Austronésiens située autour de Formose est en grande partie recouverte
aujourd’hui par les eaux marines, car à la suite du réchauffement du climat et de la fonte des
glaciers continentaux et des banquises polaires, les eaux des précipitations retenues par la
glaciation ont augmenté la masse des eaux marines.
Hier comme aujourd’hui, la majorité de l’humanité a de loin préféré s’installer dans les
régions basses voisines des mers et des océans qui sont plus tempérées et agréables à vivre. La
transgression marine, que l’on appelle “flandrienne” en Europe, a alors submergé les régions
les plus basses. Les Austronésiens furent touchés par ce phénomène que l’on imagine d’autant
mieux qu’avec les conséquences de l’effet de serre, c’est ce dont nous menacent maintenant
les scientifiques.
Demain, des régions entières, même des Etats comme l’archipel des Maldives, pourraient
disparaître. Il y a 11 000 ans, les Austronésiens furent contraints par l’eau de chercher refuge
vers les sommets des collines qui devinrent des îles. Pour maintenir les relations de parenté et
de voisinage, ils trouvèrent donc les moyens d’aller d’île en île et inventèrent la navigation.
Lorsque beaucoup d’entre eux furent contraints de quitter la région à la fin de la transgression,
ils partirent à la recherche de nouvelles terres et peuplèrent les Philippines. Le mouvement
amorcé, certains, quelques millénaires plus tard, partirent vers l’Est en direction du Pacifique
et d’autres vers l’Insulinde au sud-ouest. C’est, plus tard encore, au premier millénaire avant
l’ère chrétienne, que les descendants de ces derniers partirent à la découverte de l’océan
Indien.
Le soleil et les étoiles, les courants et les vents
Les anciens Austronésiens sont les premiers navigateurs de l’humanité. Si l’on fait exception
de la traversée de la ligne Wallace il y a 50 000 ans par les futurs Aborigènes d’Australie –
mais qui ne donna pas naissance à une marine durable –, les premiers déplacements marins se
situent au 9e millénaire avant l’ère chrétienne, c’est-à-dire bien avant l’apparition des
Phéniciens et des Vikings dans l’histoire, avant même les premiers marins qui, en
Méditerranée, allèrent peupler les îles comme la Sardaigne et la Corse au temps de l’âge du
Bronze.
Les Austronésiens furent ceux qui, les premiers, inventèrent et pratiquèrent la navigation
hauturière. Comme le montre la science nautique que les mandarins chinois ont recueillie et
comme elle fut encore observée dans le Pacifique aux 18e et 19e siècles, les Austronésiens
s’orientaient d’après le soleil et les étoiles et, entre autres, utilisaient les courants marins et les
vents saisonniers comme l’alizé du sud-est. Ils étaient capables de faire voile d’un point à un
autre, d’une petite île à une autre petite île.
En 130 de notre ère, Zhang Heng, un grand astronome chinois, parle de “l’ensemble des 2 500
étoiles, non compris toutes celles qu’observent les marins”. Pour utiliser une expression
récurrente actuellement, disons que les marins auxquels il fait allusion ne sont sans doute pas
des Chinois “de souche”.
Au 2e siècle sous l’empereur Wudi (–140 environ à –87), l’Empire du Milieu ne fit
qu’atteindre Canton. Au cours de cette expansion, les Han ont mené une politique de
sinisation, mais les populations sinisées n’ont perdu ni leurs savoirs ni leurs activités.
En ce qui concerne les embarcations, on associe la pirogue à balancier aux peuples “malayopolynésiens”. C’est exact mais très insuffisant. L’inventivité des peuples austronésiens a créé
des embarcations de multiples formes et d’envergures différentes.
Outre la pirogue monoxyle taillée dans un tronc d’arbre, en général de petites dimensions, ils
utilisaient une grande pirogue à balancier surmontée de hauts bords, des embarcations
assemblant deux coques qui sont des catamarans, et d’autres comportant un balancier de part
et d’autre de la coque, c’est-à-dire des trimarans. Les études qui ont été faites montrent une
très grande variété de réalisation dans le cadre des modèles énumérés. Le téléspectateur qui
suit aujourd’hui les sports nautiques sait-il que le principe des catamarans et des trimarans
n’est pas une invention du Nord ?
Mais ce n’est pas tout. Saurait-il par hasard que quand les caravelles portugaises sont arrivées
à Java au 16e siècle, elles y ont rencontré des bateaux malais qui les dominaient par leur taille.
Et ce n’était pas un fait nouveau. Grâce aux annalistes chinois, on sait qu’au 2e siècle avant
J.-C., l’empereur Wudi autorisa les ambassadeurs chinois qui allaient en Inde au pays de
Bouddha à utiliser les bateaux et équipages austronésiens, au lieu de faire le long trajet
terrestre qui passait par l’Asie centrale, l’Afghanistan, le Pakistan et la vallée du Gange.
Peu après, les mandarins décrivirent les kunlun bo, les “bateaux des hommes noirs”. C’étaient
de grands voiliers ayant plusieurs mâts et qui pouvaient transporter de 300 à 1 000 personnes
et jusqu’à mille tonnes métriques de fret.
Par des maquettes en céramique trouvées lors de la fouille de tombes à Canton datées du 2e
siècle de l’ère chrétienne, on a la preuve que le gouvernail axial équipait déjà ces grands
bateaux austronésiens. Les musulmans en empruntèrent la technique au 10e siècle et les
Européens deux siècles plus tard en le fixant sur l’étambot de leurs navires : c’est donc, pour
la marine occidentale, le gouvernail d’étambot.
Comme le racontent les textes et comme le prouvent les travaux d’archéologie marine, la
construction navale dans le Sud-Est asiatique était un véritable art. Les charpentiers de marine
savaient choisir les bois qui résistaient à la corrosion de l’eau. Ils assemblaient les planches
par tenons et mortaises et les chevillaient. Alors que la métallurgie était connue, ils
n’utilisaient aucune quincaillerie. Celle-ci aurait été trop facilement corrodée, tant par les
eaux chaudes tropicales que par la nature des bois utilisés. Par contre, ils avaient recours à des
cordages en fibres de palmier pour assurer la cohérence de l’ensemble. C’étaient donc, dit-on,
des bateaux “cousus”.
Tous les Austronésiens ne se sont pas consacrés de façon durable à la seule activité maritime.
Une fois le déplacement effectué, beaucoup de ces peuples sont devenus des terriens et des
paysans. Et parfois aujourd’hui, certains manifestent une forte aversion à l’égard de tout ce
qui concerne la mer, qui est devenu un espace abandonné à des esprits et à des monstres
redoutables pour le pauvre mortel.
C’est aussi un lieu vers lequel on envoie toutes les impuretés dont les hommes veulent se
débarrasser et se libérer. Mais la tradition maritime créée il y a 1 000 ans fut aussi, au cours de
l’histoire, développée par certaines formations politiques austronésiennes. Celles-ci ont donné
naissance à plusieurs grandes thalassocraties dirigeant un commerce au long cours vers la
Chine, l’Afrique et le Moyen-Orient – des thalassocraties plus importantes que celle que
dirigea Athènes dans l’Antiquité méditerranéenne et qui contrôlaient les voies commerciales
allant de l’océan Indien vers la mer de Chine.
Retenons notamment l’Empire du Champa établi dans la partie méridionale de l’actuel Viêtnam, qui maintint sa suprématie du 2e au 14e siècle, les thalassocraties des Çailendra et du
Mataram à Java du 7e au 12e siècle qui construisirent le temple de Borobudur aux 8e-9e
siècles, celle de Çrivijaya à Sumatra du 8e au 13e siècle, et enfin celle de Mojopahit au 14e
siècle, qui rétablit l’unité des grandes îles de l’archipel aujourd’hui indonésien. C’est dans
l’espace commercial que la marine austronésienne créa dans l’océan Indien que se firent les
migrations vers Madagascar et les terres adjacentes.
* “Les sept filles d’Ève” de Bryan Sykes (Albin Michel, 2001).
Jean-Pierre Domenichini et Bakoly D. Ramiaramanana
La parenté des langues
L’argument linguistique fut parfois utilisé sans rigueur. Sur les traces d’un confrère
missionnaire, un ancien jésuite malgache, Dama-Ntsoha, a voulu prouver que les
Malgaches étaient d’anciens bouddhistes et que le malgache dérivait du sanscrit de l’Inde.
Dans sa volonté de prouver que ses compatriotes étaient des Indo-Européens comme les
colonisateurs et, dans la logique de leur idéologie du sang, ne méritaient donc pas leur
mépris, ce bon patriote mais mauvais linguiste s’est en général satisfait de vagues
similitudes entre les deux vocabulaires.
Étant sans doute la seule science humaine “dure”, la linguistique a des exigences qu’il
ignorait. La génétique des langues doit expliquer entre des mots de même sens ou de sens
proche que les différences d’une langue à l’autre correspondent bien notamment à des
changements phonétiques réguliers à partir des sons de l’ancienne langue commune.
L’un des deux frères Grimm qui publièrent des contes l’a établi en 1822. Un des trois
grands austronésianistes de sa génération, Otto Christian Dahl, qui fut missionnaire
pendant vingt-cinq ans dans l’Ouest de Madagascar, a satisfait à cette exigence lorsqu’il
compara le malgache et le maanjan, une langue austronésienne parlée dans le Sud-Est de
Bornéo en Indonésie.
Sachant que le malgache transcrit le son ou par o et le maanjan par u, prenons quelques
exemples de mots ayant le même sens. Au maanjan rura correspond le malgache rora,
“crachat” et, à ulun ª olona, “être humain”, le malgache vocalisant toujours les consonnes
finales en maanjan. Au w du maanjan correspond un v en malgache : wawa ª vava,
“bouche”, wuwu ª vovo, “nasse”, iwei ª ivy, “salive”, watang ª vatana, “corps d’homme”
(le ng maanjan correspond régulièrement à un n malgache).
Au k du maanjan correspond un h du malgache : kawi ª havia, “gauche”, kawan ª
havanana, “droite”, kuman ª homana, “manger”, kudit ª hoditra, “peau” (à la finale t en
maanjan correspond toujours une terminaison tra en malgache).
Lorsqu’il connaît le fonctionnement du système, un malgachophone qui voyage en Malaisie
ou en Indonésie est sans peine capable de comprendre les enseignes et beaucoup de noms
de lieu. Kuala Lumpur, capitale de la Malaisie, fut établie au lieu marécageux de
confluence de deux rivières. A Kuala correspond le malgache hoala, “confluent, estuaire”
et à lumpur lompotra, “tourbe, sol humide de marécage”.
L’invention de l’agriculture en Asie du Sud-est
L’histoire, objectifde la guerre des
cultures qui n’a pas attendu Samuel Huntington pour exister, et qui se déroule à
Madagascar depuis presque deux siècles, présente souvent les Malgaches comme des
primitifs venus s’installer dans la Grande Ile,quand ils n’avaient aucun rudimentde
civilisation. Selon les “savants” de l’époque coloniale et néo-coloniale, tant sur place
qu’en métropole, leurs progrès sur la voie de la civilisation seraient dus aux
introductions menéespar d’ingénieux étrangers. Les Malgaches, bons élèves, auraient
bien retenu les leçons prodiguées. C’est ainsi que le riz serait venu grâce aux Arabes,
que les techniquesde la métallurgie et l’élevage de la chèvre seraient imputables aux
Européens au XVIe siècle, que la canne à sucre et le taro auraient été importés depuis la
Réunion au XIXe,et que les Français auraient introduitle coton en 1905.
Abandonnons ce catalogue de préjugés : les premiers Malgaches n’arrivèrent pas nus et
les mains nues dans le pays. Rien de tout cela ne leur était inconnu.
Dans l’histoire de l’humanité, les hommes se contentèrent longtemps de ce que la nature leur
offrait. Peu nombreux sur de vastes territoires, ils vécurent un véritable âge d’abondance. Ils
furent néanmoins conduits, non dans une seule mais dans plusieurs régions du monde, à
inventer l’agriculture à laquelle l’idéologie — souvent marxisante — accorda une place
prépondérante dans l’évolution sociale.
Par opposition à l’âge de la pierre ancienne — le paléolithique -, on appelle cette période le
néolithique ou période de la pierre nouvelle, parce que l’outillage de pierre (ou lithique) se
modifia, les hommes passant de la pierre taillée à la pierre polie, qui demandait plus de travail
mais rendait de meilleurs services.
Mais il y eut plus, les modes de vie changeant chez les peuples agriculteurs. Les
Austronésiens, quant à eux, furent les principaux agents de l’invention d’un néolithique
particulier dans la région du Sud-Est asiatique.
La révolution du néolithique ?
Il nous faut d’abord revenir sur quelques idées fausses qui ont été largement diffusées depuis
trois quarts de siècle. Il s’agit de la “révolution néolithique” sur laquelle préhistoriens et
géographes écrivirent en quantité.
L’homme aurait donc inventé l’agriculture et, par voie de conséquence mécanique, il se serait
sédentarisé — fait d'importance puisque la sédentarité, par opposition au nomadisme, apparaît
comme un élément fondamental de la “civilisation” selon le modèle occidental — et aurait
inventé la technique de la poterie ou céramique, nécessaire à la conservation comme à la
cuisson.
Dans la compréhension la plus fréquente du phénomène, et sur le modèle politique de 1789 —
celui de la “Révolution”, source de “progrès” -, elle aurait eu lieu dans un endroit unique et,
pour les avantages qu’elle aurait procurés comme toute révolution, elle aurait été diffusée
dans le reste du monde pour le plus grand bien de celui-ci. Le profond pessimisme social de
l’époque voulait aussi que toute innovation n’ait pu surgir que dans un seul lieu à partir
duquel elle aurait été diffusée.
Aujourd’hui, l’on admet que cette théorie du diffusionnisme n’explique pas toute l’histoire de
l’humanité. L’on ne refuse pas l’existence d’emprunts dans le domaine culturel, mais l’on sait
que la même invention ou des inventions analogues ont pu voir le jour dans différentes parties
du monde.
On est loin de la Révolution, événement unique qui commande au monde. Pour les céréales,
l’Afrique cultivait le mil il y a 15 000 ans dans ce qui est aujourd’hui le Sahara. Plus tard, le
riz fut domestiqué dans le Sud-Est de l’Asie, le maïs en Amérique et le blé entre l’Asie
mineure et le Nord-Est de l’Inde.
Les découvertes archéologiques récentes, quant à elles, contraignent aussi à abandonner l’idée
du schéma mécanique de la “révolution néolithique” et d’envisager désormais un long
processus de “néolithisation”.
La sédentarisation n’est pas la conséquence de l’agriculture. Elle lui est antérieure et est
apparue chez des peuples que l’on dit être des chasseurs-cueilleurs à qui les conditions du
milieu offraient en un, deux ou trois mois, de quoi se nourrir toute l’année et qui avaient
inventé les indispensables techniques de conservation.
L’importance du stock conservé imposait en effet de créer un habitat proche du lieu de
conservation. Ce fut le cas, en Palestine, des cueilleurs de céréales sauvages dont on a
retrouvé les villages, celui, sur les côtes américaines et asiatiques du Pacifique nord, des
pêcheurs de saumon qui restèrent sédentaires pendant des millénaires jusqu’à l’époque
contemporaine, sans jamais s’adonner à l’agriculture, et celui de la période Jomon au Japon
avec des cités de quelques centaines ou de milliers de résidants.
Quant aux techniques de la céramique, c’est-à-dire de la cuisson de l’argile, elles étaient
connues des chasseurs-pêcheurs du Nord du Japon et des chasseurs-cueilleurs de Palestine
bien avant les débuts de l’agriculture. En Palestine, elle n’avait pas, au départ, de but utilitaire
mais servait à fabriquer des images de divinités et à satisfaire des besoins qui n’avaient rien
de matériel.
Il faut donc se résoudre à abandonner les enseignements de nos instituteurs et ne plus résumer
la préhistoire à ce qui aurait été l’homme des cavernes qu’une révolution transforme
subitement en un homme nouveau, le paysan.
Le riz : une mauvaise herbe aquatique
A Formose dans la région d’origine, les anciens Austronésiens pratiquaient l’horticulture. Ce
que l’on appelle ainsi, c’est un jardinage sur de petites surfaces, alors que l’agriculture
pratique une production de masse sur de grandes étendues. Ils cultivaient, entre autres, des
lentilles, de petits haricots et des cucurbitacées.
C’est par la suite qu’en Asie du Sud-Est, ils passèrent à des techniques mettant en œuvre des
moyens plus importants. C’était une région très anciennement occupée par l’homme, puisque
la présence de pithécanthropes et de paléanthropiens du type homme de Neandertal est
attestée par des ossements dans des sites de Java, mais assez mal connue pour l’outillage
paléolithique des premiers Homo sapiens qui y vécurent.
Ces derniers étaient des peuples noirs dont certains indices donnent à penser avec
vraisemblance qu’ils y pratiquaient déjà une agriculture. Ce sont eux que les Austronésiens
rencontrèrent et assimilèrent dans leur établissement aux Philippines et en Insulinde.
Aux questions qui se posent sur le passé de cette région, l’archéologie risque de ne pas trouver
de solutions pleinement satisfaisantes, puisque les parties basses qu’occupèrent les hommes
ont été submergées par la dernière transgression marine et que l’archéologie sous-marine, qui
étudie les bateaux naufragés, n’aura pas avant longtemps les moyens d’y localiser des habitats
préhistoriques et d’y faire des fouilles en stratigraphie fine.
Dans la zone indo-pacifique qui fut l’un des pôles de développement de l’Asie entre le IVe et
le IIe millénaire avant notre ère, l’on estime que, alors que l’horticulture multipliait par
bouturage — donc par clonage ! — le taro (Colocasia antiquorum L.) en terre humide et
l’igname (Dioscorea) en terre sèche, l’agriculture n’apparaît vraiment que quand l’homme
cultiva ces plantes dans des milieux auxquels elles n’étaient pas adaptées.
Il inventa le drainage pour cultiver l’igname en terre humide et l’irrigation pour le taro en
terre sèche. La première céréale cultivée semble bien avoir été le coïx ou larme de Job (Coix
lachryma Jobi L.) qu’il consommait après l’avoir pilé et réduit en poudre et qui resta cultivé
au Viêt-nam jusqu’au moment de la guerre américaine. Le riz (Oryza sativa L.) n’intervient
qu’ensuite.
L’homme domestiqua ce dernier qui n’était qu’une mauvaise herbe aquatique des tarodières,
et mit au point des techniques différentes selon les possibilités qu’offraient les ressources en
eau. Par la suite, il l’adapta à la culture en terre sèche.
Il faut bien avoir présent à l’esprit le travail d’observation et de sélection des grains à cultiver
auquel se livrèrent ces hommes, véritables ingénieurs agronomes. Quand les céréales
sauvages arrivent à maturité, leurs épis s’ouvrent très vite pour disperser leurs grains et se
reproduire. L’homme qui les domestique et veut les ressemer doit choisir ceux qui donnent les
meilleurs rendements et ceux qui, par l’effet d’une fécondation croisée dans le cas de la
reproduction sexuée ou d’une différence héréditaire accidentelle, ne reproduisent pas tout à
fait la plante mère — ceux dont les épis ne s’ouvrent pas sitôt arrivés à maturité.
Le défaut de la plante sauvage devient la qualité de la plante cultivée. Il doit aussi les croiser
avec d’autres variétés domestiquées dans des régions voisines. Le travail d’échange de
semences entre les régions était favorisé par la tradition maritime des Austronésiens qui
circulaient dans tout ce monde de l’Asie du Sud-Est insulaire et continentale, laquelle
constitua l’un des foyers de domestication des riz javanica, l’autre foyer étant les terres du
golfe du Bengale avec les indica.
L’extension de la culture du riz imposa aux formations politiques de la région la nécessité
d’une organisation complexe et relativement rigide. Il fallait en effet créer des systèmes
d’irrigation qui dépassaient les possibilités des unités familiales et organiser la distribution de
l’eau à l’ensemble d’un terroir. L’idéologie y a vu la cause de ce qui aurait été le “despotisme
asiatique”. Cela reste à prouver. Mais le riz ne fut pas la seule préoccupation des
Austronésiens.
La mise en valeur d’une nature exceptionnelle
Grands connaisseurs du milieu végétal de la région du globe la plus riche en plantes utiles, ils
collectèrent les ressources que leur offrait le milieu naturel pour alimenter un commerce de
plantes aromatiques, condimentaires et médicinales, tant à destination de la Chine que de
l’Inde et de l’Ouest de l’océan Indien, c’est-à-dire dans le cadre de la mondialisation de
l’époque, la Méditerranée n’étant alors qu’une lointaine périphérie pour cette économiemonde centrée sur l’Insulinde.
Dans cette région où les conditions climatiques assurent des pluies et des températures
favorables à la végétation et où l’existence de saisons sèches et humides très contrastées est
propice au développement spontané de plantes emmagasinant, plus que d’autres, des réserves
à des moments déterminés de leur croissance, ces ingénieurs agronomes avant la lettre
découvrirent et procédèrent à la domestication de celles de ces bonnes plantes endémiques qui
répondaient à leurs recherches. Beaucoup de ces plantes sont toujours cultivées à l’heure
actuelle et largement en dehors de leur monde originel.
Dans les forêts, ils coupèrent les arbres en laissant ceux qui leur fournissaient les fruits, et
créèrent ainsi des vergers aménagés. Ils multiplièrent certains de ces arbres à l’usage de la
charpenterie marine et les diffusèrent dans la région, mais y introduisirent aussi ceux qui
avaient été domestiqués dans les régions voisines.
Si, entre autres, ils domestiquèrent l’arbre à pain, le jacquier, le badamier qui fournit des
amandes, de nombreuses variétés de manguiers, le cocotier et d’autres variétés de palmiers —
fournissant du sucre, des bières après fermentation, de la farine de sagou, du sel végétal, des
noix comme la noix d’arec, le bétel que l’on mastique ou encore des fibres pour cordage -, ils
introduisirent les différents agrumes (orangers, citronniers, mandariniers, cédratiers…)
provenant des vallées montagnardes d’Indochine.
Ils reconnurent évidemment l’intérêt de la canne à sucre, mais aussi du gingembre, des
indigotiers (Indigofera) qui donnent la couleur bleue, des différents poivres, des clous du
giroflier, des noix du muscadier, des écorces du cannelier… Il ne faudrait pas oublier le
bananier qui, en botanique, est une herbe et non un arbre, et dont une variété, l’abaca (Musa
textilis) donne des fibres textiles.
La domestication d’un tel capital végétal ne suffirait pas pour que l’on puisse parler
pleinement de néolithique. Il y faut aussi des animaux : ce sont ici le chien, la poule, le
canard, les oies, le porc et le buffle. Le chien fut ici comme ailleurs l’animal domestiqué le
plus anciennement et, en dehors des islamisés, est souvent resté jusqu’à ce jour dans le SudEst asiatique l’un des animaux préférés des sacrifices aux ancêtres et un mets très apprécié
que l’on achète sur les marchés.
La domestication du coq et de la poule est partie d’une espèce, Gallus bankhiva, présente dans
tout le Sud-Est asiatique. Domestiqué, l’animal fut diffusé dans le reste du monde. Sans cette
domestication, Henri iv n’aurait pu formuler sa politique de la poule au pot.
Comme la poule, le porc devint un animal d’élevage dès avant le Ve millénaire avant notre
ère et fut, lui aussi, emporté dans le Pacifique par les ancêtres des Océaniens ; il reste un
animal dont la consommation est recherchée chez les Austronésiens qui ne sont pas convertis
à l’islam. Seul le buffle dont les oreilles furent souvent découpées par une marque de
propriété, n’a pas connu une grande diffusion après sa domestication.
S’ils ne semblent pas avoir inventé la métallurgie du cuivre et du fer, du moins, par leurs
contacts dans cette partie du monde, étaient-ils au fait de leur existence et en avaient-ils
adopté les techniques.
La métallurgie du bronze (alliage de cuivre et d’étain) était déjà connue avant le IIe millénaire
avant notre ère, et celle du fer déjà répandue dans toute l’Asie du Sud-Est au Ve siècle avant
notre ère. Ils s’y procurèrent dans les centres spécialisés certains objets de luxe comme les
tambours de bronze de Dông Son (Nord du Viêt-nam actuel), mais fabriquèrent aussi de
beaux vases et de superbes haches de cérémonie que l’on retrouve aujourd’hui dans toute
l’Insulinde.
Quant au fer, il remplaça le bronze dans beaucoup de ses applications utilitaires et son usage
se généralisa dans la première moitié du 1er millénaire avant notre ère.
L’apport des Austronésiens au patrimoine vivant de l’humanité est donc précieux dans ses
multiples aspects. Leurs migrations les avaient déjà, en grande partie, diffusées dans le
Pacifique et l’océan Indien. Sans eux — et sans la nature qui leur en a fourni les éléments
premiers à travailler -, nous n’aurions ni la canne à sucre de notre économie, ni les bananiers
et les cocotiers de nos jardins, ni le carry ti-jaque de notre table.
Il faut aussi en tirer la conclusion que les ancêtres des Malgaches qui arrivèrent dans la
Grande Ile n’étaient pas des primitifs. Ils venaient d’un monde dont les hommes avaient fait
un pôle de développement depuis des millénaires.
Précision : dans le texte de dimanche dernier, en lieu
et place de “(…) la tradition maritime créée il y a 1 000 ans (…)”, il fallait lire “11 000
ans”.
Jean-Pierre Domenichini et Bakoly D. Ramiaramanana
L’origine de nos “plantes utiles”
Les plantes que nous trouvons sur les marchés et retrouvons sur nos tables font en quelque
sorte partie de notre identité. Nous avons l’impression qu’elles sont là, comme les hommes,
de toute éternité. Il n’en est rien.
A l’origine, elles appartiennent toutes à des stocks végétaux qui sont différents selon les
continents et qui sont d’autant plus riches que les conditions géographiques les favorisent.
De celles qui furent domestiquées, une partie fut diffusée en fonction des déplacements
qu’entreprirent les hommes.
Vers l’Europe qui nous paraît parfois source de tout, les plantes domestiquées en Asie
furent diffusées plus ou moins rapidement de proche en proche, à commencer par celles qui
provenaient de régions tempérées.
Les Romains ne connurent jamais le taro, même si son nom de Colocasia antiquorum,
“colocase des Anciens”, parce que “scientifique” est en latin. En revanche, ils
connaissaient le pêcher qui, originaire de Chine, leur était parvenu via la Perse et leur fut
donc la pomme persique (persica) ; par évolution du latin au français, persica est devenu
pêche.
Certains emprunts ne furent faits qu’au moment des croisades. C’est le cas de la canne à
sucre que les chrétiens nommèrent d'abord canamelle, c’est-à-dire canne à miel. La culture
du riz parvient en Italie également dans la seconde partie du Moyen Âge. Plus tard, ce fut le
mûrier (Morus alba L.), quand les moyens de la sériciculture parvinrent en Occident.
Quant aux produits qui nous paraissent propres à nos régions, c'est à partir du XVIe siècle,
après l’entrée de l’Amérique dans le circuit des échanges mondiaux, que navigateurs et
commerçants diffusèrent beaucoup de plantes domestiquées par les Amérindiens, sans
oublier deux animaux de basse-cour : le canard de Barbarie qui vient du Brésil et la dinde,
d'abord appelée “poule d’Inde”.
Parmi les plantes les plus importantes, retenons, outre la pomme de terre, la patate douce,
le manioc, le maïs, le cotonnier herbacé annuel (différent du cotonnier arbustif d’Asie),
l’arachide, l’ananas, la tomate, le tabac, le fruit de la passion, le haricot ordinaire
(Phaseolus vulgaris L.), la noix de cajou, l’avocat, la pomme cannelle ou zate, la papaye, la
goyave, le cacaoyer.
Au XVe siècle, avant d'aller aux champs, nos ancêtres d'Anosy ne pouvaient rêver d'un bon
soso maïs pour changer du riz quotidien : ils en ignoraient l'existence.
Les premiers habitants de la Grande Île
La question des premiers habitants de la Grande Ile n’est pas purement académique.
Hier avec les “guerres tribales”, aujourd’hui avec les “conflits interethniques”,
l’Occident qui se dit porteur de droit, de justice et de paix, s’est forgé ses justifications :
pour la conquête et la domination dans le passé colonial, pour l’ingérence et
l’intervention dans le présent néo ou post-colonial. Or, s’agissant du monde malgache,
on serait tenté de dire que c’est le pompier qui a mis le feu. En effet, contre l’évidence de
l’unité linguistique et culturelle de l’île, qui apparaît si fondamentalement
austronésienne qu’Alfred Grandidier en vint à y donner aux Noirs une origine
mélanésienne (sic), on agite, jusque dans l’actualité la plus brûlante, l’épouvantail d’une
“irrémédiable” opposition originelle et raciale entre les Merina déclarés asiatiques et
hégémoniques et les “côtiers” déclarés africains et victimes. Et cela mérite bien sûr
qu’un effort soit fait non seulement pour comprendre mais aussi pour commencer à
rétablir la vérité historique.
En arrivant à Madagascar, île géographiquement africaine où ils ne s’attendaient à trouver
qu’un peuple noir, les visiteurs occidentaux du 19e siècle ne pouvaient qu’être surpris et par
la variété des types humains et par l’éventail des couleurs de peau, allant du plus sombre au
plus clair. Mais ceux d’entre eux qui recherchèrent une explication par l’histoire, ne
trouvèrent dans la tradition locale que des récits de faible profondeur historique, s’enfermant
de surcroît dans les limites de l’île et l’espace social de chaque groupe concerné. Aussi se
laissèrent-ils conduire par la science et les préjugés de leur état ou de leur temps, ou des deux
à la fois.
Missionnaire luthérien norvégien, Lars Dahle, connu pour ses travaux d’ethnologie et de
linguistique, fut le premier à poser les fondements de la théorie qui allait faire fortune. Face
aux types humains présents à Madagascar, il posa, en 1883, la question de savoir lequel, du
type africain ou du type malayo-polynésien, était arrivé en premier. Outre qu’il était de ceux
pour lesquels le peuplement d’une île s’expliquait par le continent voisin et à chaque
continent correspondait une couleur de peau, sa formation théologique et ses activités
missionnaires l’amenèrent à aller chercher dans la Bible son argument décisif en faveur de la
primauté des Africains. Et d’expliquer que si les Asiatiques étaient arrivés les premiers,
jamais les Noirs n’auraient pu venir s’établir à Madagascar, puisque les Asiatiques, plus
intelligents et plus belliqueux, les en auraient empêchés.
Au contraire, si les Noirs avaient été les premiers, les Asiatiques les auraient facilement
vaincus et dominés, puisque selon la malédiction de Noé, les descendants de Cham – reçu
pour l’ancêtre des Noirs – ne pouvaient être que les “serviteurs des serviteurs” des
descendants de ses frères, Japhet et Sem – respectivement reçus pour l’ancêtre des Européens
et celui des Sémites.
Raciste sous l’autorité de la Bible, Lars Dahle, se voulant néanmoins homme de science,
n’entendait formuler qu’une hypothèse, dont il attendait confirmation ou infirmation de
recherches à mener ultérieurement à Madagascar et en Afrique. Mais la conquête coloniale
française et l’installation d’un nouveau pouvoir allaient conduire à effacer son nom, et à ne
retenir de sa réflexion que la conclusion selon laquelle les Noirs africains furent les premiers
habitants de la Grande Ile et les Malayo-polynésiens des conquérants venus ultérieurement.
Transformée en “vérité scientifique”, une fois dégagée de l’argumentaire, cette conclusion put
être alors récupérée pour l’action et devenir instrument de conquête et de domination en toute
bonne conscience.
Religion, science et racisme
En effet, Gallieni et son petit cercle d’officiers ethnologues ayant institué la “politique des
races” et repris le “diviser pour régner”, tout se passa comme si, dans l’esprit de la Révolution
et à l’image des soldats de l’An II, les soldats de la République Française – et bien
évidemment leurs successeurs, militaires ou civils – étaient venus combattre une tyrannie
d’“ancien régime” pour libérer et protéger des Africains noirs opprimés par une aristocratie
malaise.
Quant à Gabriel Ferrand, publiant en 1903 la thèse qui allait l’opposer, jusqu’à la rupture, à
Alfred Grandidier et sa “thèse asiatique”, tout donne à penser qu’il le fit au minimum pour
fixer les idées, et pour consolider cette bonne conscience qui l’avait lui-même animé au début
des années 1890, quand, protégé par son statut de diplomate accrédité auprès du Royaume de
Madagascar, il mijotait dans sa résidence de Mananjary de former des troupes “côtières”
auxiliaires en prévision de la conquête.
Mais il y a, semble-t-il, bien plus. Car la conclusion à laquelle aboutit Ferrand – et qui allait
s’imposer jusque de nos jours, malgré les discussions dont elle fit l’objet parmi les chercheurs
au long des décennies – était exactement que seuls étaient asiatiques les types clairs,
cependant qu’étaient africains les types noirs, parmi lesquels il distinguait, d’une part, les
“Négrilles”, arrivés les premiers et correspondant aux célèbres Vazimba des traditions locales,
et d’autre part, les “Bantous” dont il fait les ancêtres des Malgaches à la peau noire
d’aujourd’hui. Autrement dit, les Vazimba ayant été, dit-on, massacrés – et les survivants
chassés vers des lieux inhospitaliers où ils n’ont pu que s’éteindre –, c’est sans exception, que,
types clairs et types noirs confondus, les Malgaches sont donnés pour des êtres ayant un passé
entaché par la sauvagerie et les “guerres tribales” à fondement racial.
Cela étant, le plus grave, à notre sens, réside dans le fait que cette (re)présentation occidentale
du monde malgache que l’on crut (que certains continuent de croire) scientifiquement fondée
– et que l’on a de ce fait érigée en doctrine des bureaux et des agences administratives qui
prétendent décider sans fin, en dogme de différents enseignements qui continuent de
s’imposer aux élèves et étudiants, en clef d’interprétation pour la quasi totalité des médias qui
entendent “informer”, et en gage de sérieux dans les guides touristiques les plus répandus –,
s’est non seulement élaborée en s’enracinant dans le racisme le plus ordinaire de la culture
judéo-chrétienne d’Occident, mais en est progressivement venue à polluer jusqu’aux
représentations de soi-même de nombre de Malgaches qui ont été soumis à l’acculturation. Et
certains, bien évidemment, l’ont intériorisée avec des conséquences catastrophiques, qu’il n’y
a plus seulement lieu de craindre puisqu’on peut désormais les constater.
Dans le monde austronésien occidental
Pour poser correctement la question embrouillée des premiers habitants de la Grande Ile, sans
doute convient-il, avant de se replacer dans le cadre dessiné par les activités économiques
austronésiennes, de relever les plus grossières des erreurs que présentent les reconstructions
théoriques dont on vient d’avoir un aperçu.
Inutile naturellement de s’attarder sur l’impertinence scientifique de l’argument biblique de
Lars Dahle. En revanche, comment ne pas souligner qu’il fait erreur quand il affirme qu’une
poignée de Malayo-polynésiens auraient pu imposer leur langue au reste des Malgaches : l’on
sait que, dans une situation de contact telle que celle qu’il imagine, c’est la langue de la
majorité vaincue qui l’emporte sur celle de la minorité victorieuse.
Quant à Ferrand, on rencontre chez lui au moins deux erreurs. Tout d’abord quand, s’en
rapportant à la réduction des Vazimba à des nains dans les traditions locales, il a cru pouvoir
en inférer une immigration de “Négrilles” d’Afrique, parce qu’il n’avait pas saisi que,
strictement symbolique, cette “nanification” les donne tout simplement pour des personnes
ayant perdu leur ancien rang dans la société.
Ensuite, s’agissant des Bantous, les progrès de la recherche permettent aujourd’hui de dire
que leur expansion vers l’est, à partir d’une région du centre nord-ouest de l’Afrique, ne les a
conduits jusqu’à la mer qu’à la fin du 1er millénaire de notre ère. Ainsi ne peuvent-ils pas
avoir précédé les Austronésiens à Madagascar. Cela ne signifie évidemment pas que les
premiers habitants de l’île n’ont pas pu compter des Africains noirs parmi eux, mais
simplement que ceux-ci, outre qu’ils ne pouvaient être des Bantous, n’auraient pu y arriver, à
l’époque, qu’en voyageant sur des embarcations austronésiennes.
Quoi qu’il en ait été, “Noir” ne signifie pas uniquement africain ou mélanésien, et l’erreur
d’Alfred Grandidier sur ce point tenait au fait qu’il ignorait apparemment tout de l’Empire du
Champa qui, bien que situé sur le continent, fut, rappelons-le, le centre d’une des grandes
thalassocraties du monde austronésien.
Or, comme en attestent les écrits chinois du 2e siècle, l’aristocratie de l’Empire du Champa
était composée de Noirs, bien que le peuple y fût de teint clair. Et de même, peut-on relever
que les bas-reliefs des temples d’Angkor au Cambodge, aux 12e et 13e siècles, présentent
avec des traits négroïdes les mercenaires chams (habitants du Champa à ne pas confondre
avec le fils de Noé!) conducteurs d’éléphants de l’armée khmère.
Mais ce qui, en l’occurrence, peut laisser perplexe – pris entre sourire et fureur – c’est que
c’est dans les travaux de Gabriel Ferrand sur les Kunlun, travaux d’un orientaliste de renom,
que l’on trouve une bonne part des données concernant non seulement le Champa et la
navigation austronésienne de l’Antiquité, mais aussi l’une des premières mentions, d’après les
sources chinoises, de l’existence, dans le Sud-Ouest de l’océan Indien d’un Kun-lun Zengqi,
“pays des hommes noirs venus d’Asie et établis en Afrique de l’Est”.
Ainsi apparaît-il clairement que c’est à dessein que ne furent pas rectifiées les erreurs
diffusées sur les premiers habitants de la Grande Ile, car jamais ni Ferrand ni d’autres
malgachisants avant nous n’ont véritablement mené ce travail salutaire.
Nous reste donc maintenant l’obligation, éthique et scientifique, d’esquisser une
reconstruction plus proche de la vérité.
De fait, à s’en rapporter à l’ensemble des sources disponibles, Madagascar paraît bien avoir
été inscrite dans un véritable réseau de commerce maritime s’appuyant sur les productions des
pays riverains de l’océan Indien et des mers adjacentes.
Les premières explorations de la Grande Ile, puis les premiers établissements permanents se
seraient ainsi situés dans une région où les Austronésiens étaient présents depuis le pays de
Pount, au nord où il est notoire qu’ils avaient le monopole des aromates, jusqu’au sud-est de
l’Afrique en passant par l’ancienne Azanie.
Dans ce monde des deux rives à cheval sur le canal de Mozambique, les premiers
témoignages archéologiques trouvés sur le sol malgache n’apparaissent qu’au 5e siècle de
notre ère. En revanche, c’est en étudiant des sites d’avant la fin du 1er millénaire avant notre
ère que les archéologues admettent que le complexe néolithique sud-est asiatique – avec la
diffusion de la poule, du cocotier, du bananier et du taro – avait modifié les conditions
alimentaires et démographiques de l’Afrique de l’Est. Et c’est dès avant le 2e siècle de notre
ère que tout en notant, dans le Périple de la Mer Erythrée, la présence de ces plantes asiatiques
sur la côte africaine, Ptolémée présente les hommes de la région comme étant de grands
hommes noirs “aux cheveux frisés” que rien n’interdit plus aujourd’hui de reconnaître pour
des Austronésiens depuis qu’on a pu les mettre en relation avec ceux du Champa.
En quête de “feuilles d’herbes”
Qu’ils aient été du type malayo-polynésien ou du type cham, ou plus probablement des deux,
et qu’ils aient été ou non accompagnés de Noirs d’origine africaine, les premiers
Austronésiens qui touchèrent Madagascar, arrivèrent dans une île déserte.
Tout donne à penser que c’est son très grand intérêt économique qui fait qu’ils s’intéressèrent
à cette nouvelle terre, après y avoir reconnu une nature riche des ressources qu’ils avaient
l’habitude d’exploiter. Et l’on ne peut que relever qu’avec des termes tels que mandranto,
mila ravin’ahitra ou mamanga, le vocabulaire malgache de l’économie traditionnelle continue
à utiliser des mots qui ont pris sens dans ces anciennes activités austronésiennes.
En effet, dérivé du vieux mot austronésien ranto désignant l’estran et la plage, le terme
mandranto, qui exprime aujourd’hui le fait de se livrer au commerce itinérant en poussant
jusqu’à la côte, désignait dans le monde austronésien le fait de se rendre temporairement sur
des rives lointaines pour y chercher fortune, et plus particulièrement pour y exploiter les
ressources de l’estran, à commencer par l’ambre et le trépang (aussi appelé holothurie ou
concombre de mer). Et c’était alors sur des rives préalablement reconnues que l’on revenait
chaque année s’établir le temps d’une campagne de collecte et de fumaison des trépangs, qui
étaient destinés à l’exportation vers le marché chinois.
Relevant du même domaine du commerce d’exportation, l’expression mila ravin’ahitra
désigne le fait de parcourir les terres, ou de partir à l’intérieur des terres, en quête de “feuilles
d’herbes” pouvant devenir des richesses grâce au commerce des simples, des épices et des
aromates.
Quant à mamanga qui dérive de la racine vanga signifiant “action de vendre”, c’est un mot qui
désigne jusqu’à aujourd’hui l’action de migrer temporairement vers des régions lointaines,
avec l’espoir de parvenir, avant le retour, à accumuler un certain capital.
Aux mpandranto et mpila ravin’ahitra austronésiens, végétation et faune de Madagascar
offraient un intérêt exceptionnel. Sur les lieux d’arrivée, dans la région de Maroantsetra et sur
la côte nord-ouest, les rivages offraient en abondance un ambre et des trépangs –
dingadingana en malgache – qui n’avaient jamais été exploités. Quant aux feuilles, racines et
écorces sources de richesses, on en trouvait, également en abondance, dans les forêts de la
zone au vent de la côte est et dans celles du Sambirano dans le nord-ouest.
Il était facile de faire l’inventaire des ressources de l’estran du fait même de la topographie
des rivages marins. Quant aux potentialités de la flore de l’île, elle ne pouvait faire, au départ,
qu’un objet de reconnaissance et d’échantillonnage. Ce n’est sans doute que par la suite,
quand furent décidées les installations permanentes, que les premiers colons se livrèrent en
outre à la production agricole, fruitière et sylvicole selon les modèles ancestraux d’Asie du
Sud-Est et qu’ils importèrent d’Afrique des animaux et des plantes qui augmentèrent leurs
ressources alimentaires.
Jean-Pierre Domenichini et Bakoly D-Ramiaramanana
Pourquoi Austronésien ?
Il est un mot auquel le lecteur est déjà habitué, mais qui mérite d’être expliqué autrement
que par l’application qui en est faite. Pourquoi parler de langues austronésiennes, alors
qu’on les dit habituellement malayo-polynésiennes ? Pourquoi dire que les ancêtres des
Malgaches sont Austronésiens, alors que l’on parle d’habitude d’ancêtres malais ou
indonésiens ?
Pour caractériser la famille de langues à laquelle appartient le malgache, on a longtemps
utilisé le terme “malayo-polynésien”, mais il a le défaut de ne pas comprendre les langues
de la Mélanésie, de la Micronésie, de Taiwan (Formose) et des montagnards d’Indochine.
Pratiquement, le terme malayo-polynésien excluait surtout les populations noires du
Pacifique. Austronésien est déjà plus englobant. “Malayo-polynésien” reste cependant
employé avec un sens plus précis. On dira, par exemple, que la langue malgache appartient
au rameau hespéronésien (occidental) de la branche malayo-polynésienne de la famille
austronésienne.
D’emploi courant et ancien, le mot “malais” manque de précision. Il désigne les habitants
de la Malaisie ou, à l’époque de l’arrivée des Européens, les hommes qui faisaient le
commerce maritime entre les îles de l’Insulinde. Quant au terme “indonésien”, il ne
convient pas pour les périodes anciennes, puisqu’il a été formé au 19e siècle par les
Hollandais pour regrouper dans un même ensemble les colonies qu’ils possédaient dans la
région. Le mot fut repris par les indépendantistes au lendemain de la Seconde guerre
mondiale.
Même si certains ancêtres des Malgaches sont partis de terres désormais indonésiennes, ils
n’étaient pas Indonésiens. Ce serait un anachronisme comme de dire que le Gaulois
Vercingétorix était Français.
Le vocabulaire fait partie de la trousse d’outils du chercheur. Comme un bon couteau, il
doit être bien aiguisé et sa forme adaptée à l’usage prévu. C’est pourquoi il est préférable
de parler d’Austronésien et d’Austronésie, comme le font d’ailleurs depuis un siècle les
chercheurs allemands et anglophones.
Il est vrai que le terme austronésien est européo-centré. L’on pourrait tout aussi bien –
c’est l’option nationaliste – dire nousantarien en partant du terme “nusantara” par lequel
les chercheurs indonésiens désignent l’aire.
Les premiers habitants de la Grande Île
Peut-on parler de ce que faisaient les hommes à Madagascar il y a plus de deux
millénaires ? Ne serait-ce pas l’époque des fameux “temps obscurs” qui interdiraient
toute connaissance assurée ? Une autre question peut répondre à ces interrogations.
Comment a-t-on pu, dans d’autres domaines et sans avoir disposé d’archives
contemporaines des faits, réussir à reconstruire une histoire et à décrire les conceptions
d’hommes de la préhistoire ?A partir du vocabulaire et des attestations dans des textes
recueillis à l’époque historique, il a été possible de reconstituer les institutions des
anciennes sociétés indo-européennes. A partir de leurs mythes, l’on a pu correctement
exposer les grandes structures de ces sociétés. Alors, pour faire de même, il faut recourir
à l’archéologie de la langue et à l’ethno-archéologie de la culture, sans se limiter aux
seules données malgaches mais en se situant dans l’ensemble de la civilisation
austronésienne. Et l’on peut y ajouter les conclusions de l’archéologie de la culture
matérielle et celles de la botanique.
Bien que - faute notamment d’outillage lithique - jamais on n’ait pu inscrire Madagascar dans
la Préhistoire, et que son peuplement ait été une colonisation de terres vierges, nombre de
spécialistes des sciences de l’homme et de la société en ont écrit, d’une part, comme si l’on
s’y trouvait dans un écomusée de l’évolution de l’humanité depuis le stade primitif, et d’autre
part, comme si tout changement majeur s’y était produit sous influence étrangère.
Ainsi voient-ils dans les Mikea un groupe résiduel resté au stade des chasseurs-cueilleurs, et
chez les Tsimihety une tribu égalitaire qui, ayant ignoré l’autorité royale jusqu’à sa
soumission par des voisins organisés en royaumes sous l’influence arabe, a pu entrer de plainpied dans le système républicain mis en place par la colonisation.
Or les premiers migrants sont arrivés dans la Grande Ile organisés à partir de puissants États
et, par conséquent, armés de toute la culture matérielle, intellectuelle et spirituelle héritée des
sociétés hiérarchiques complexes du monde austronésien de l’époque.
Des sites établis par les andriana Anivon’ny Riaka ou “Pays du Milieu des Mers” selon
l’unique dénomination proprement malgache que nous lui connaissions, la Grande Ile, sur la
“Route du Cinnamome”, s’est vue assigner une place stratégique dans la politique maritime et
commerciale des métropoles d’Asie du Sud-Est.
Ceci transparaît notamment à travers la répartition du vintanina (Calophyllum inophyllum L.)
dans le Sud-Ouest de l’océan Indien, car cet arbre, originaire de la zone indo-pacifique et
diffusé parce qu’il fournit l’essentiel du bois de charpenterie marine et l’indispensable gomme
à calfater, s’y trouve absent de l’Afrique orientale et apparaît ainsi réservé à Madagascar, où
devaient donc se faire la construction et la vraie réparation des navires.
Les “princes du fleuve”
Il est d’ailleurs significatif que le vintanina, “(arbre) par lequel on favorise la chance et le
destin”, ait aussi fait partie du complexe végétal systématiquement implanté par les groupes
indianisés comme les Chams, “pour les besoins du rituel et de la pompe royale”. Et il n’est
pas impossible de supposer que ce fut dès le temps des premiers établissements, qu’il se
trouva au nombre des arbres que les pouvoirs politiques centraux prirent soin de soustraire à
l’exploitation par le peuple, en réservant le privilège aux andriana, spécialistes du travail
noble du bois, non seulement pour la construction navale mais aussi pour celle de leurs
maisons de bois, dont la charpente évoque, jusque dans le vocabulaire, l’architecture des
bateaux.
Car, bien qu’il perde sitôt à terre l’exercice du pouvoir absolu lié aux fonctions de
commandant de bateau qu’il avait sur mer, du moins l’andriana y conservait-il, signifié par
cette maison-bateau, un pouvoir inscrit dans la continuité quoique relativisé par les contraintes
du contrat social : celui-ci l’amène à partager le pouvoir non seulement avec un hova appelé à
organiser les activités économiques de l’ensemble des sujets (olona), mais aussi avec les chefs
de famille demeurant souverains (masi-mandidy) à l’intérieur de leurs maisons, suivant le
principe du «samy manjaka eram-baravarany – chacun règne pleinement, passée la porte de sa
maison».
Les premières principautés qui furent fondées dans la Grande Ile, furent bien évidemment
établies sur le littoral. C’était en général, en des lieux choisis par l’andriana sur des hoala,
grandes baies et embouchures de fleuve, offrant des abris sûrs aux bateaux et se trouvant au
débouché des voies fluviales par lesquelles se font les communications avec l’intérieur. Pour
exercer ce choix, l’andriana se posait en tompon’ny vinany «maître du vinany», expression où
le mot vinany est à la fois reçu en son sens premier d’embouchure ou estuaire et en son sens
dérivé de prédiction, voyance ou prophétie, une telle évolution du sens du mot découlant du
fait que c’est à l’embouchure et par l’observation de ce qui s’y passait qu’il était possible
d’estimer - pour pouvoir l’annoncer - la richesse de l’arrière-pays.
On nommait andriambahoaka et / ou andrianony les princes qui se trouvaient à la tête de ces
principautés. Prenant le titre d’andrianony «prince du fleuve» à partir du moment où il se
lançait dans l’exploration de l’intérieur, l’andriana des premiers temps était avant tout
andriambahoaka, à la fois «prince de l’embouchure» (vahoaka) et «prince régnant sur un
peuple» (vahoaka) – car c’est bien parce qu’il désignait au sens étymologique l’embouchure
que vahoaka en est venu à désigner tout d’abord le peuple qui y était installé, et ensuite tout
peuple soumis à un gouvernement. Mais cela n’allait pas sans quelques autres attributs de
grande importance.
Tout d’abord maître du fleuve, l’andriana l’est, d’une part, parce qu’il a la maîtrise de
l’embouchure, et d’autre part, parce qu’il a passé un accord avec le cours d’eau pour en
domestiquer le laza, “esprit de (sa) célébrité”. Pour manifester sa maîtrise, il installe sa
capitale au nord du fleuve dans la position qui est celle du commandement et en un site qui,
quelles qu’en soient les caractéristiques topographiques objectives, est considéré comme
dominant le territoire de la principauté.
C’est ainsi que, sur la côte est de l’île, les hauteurs situées à l’ouest de la côte la bordant vers
l’intérieur, sont paradoxalement désignées par ambany – un mot signifiant couramment «bas,
en bas» –, tandis que la mer est censée être une hauteur (ambony), parce qu’elle est résidence
des ancêtres et du grand prince de la métropole d’origine, dont l’usage courant de la langue
conserve ainsi le souvenir.
Ensuite, maître de la terre, l’andriana est tompon’ny tany. Mais ici, le terme tany comprend
non seulement l’espace géographique, mais aussi les hommes qui y vivent et qu’il faut
gouverner.
Pour ce faire, l’andriana est à la tête d’une aristocratie à deux branches : la première formée
de l’ensemble de ses parents qu’il régit comme chef de famille, la seconde d’un petit groupe
de personnes qui assurent l’essentiel des tâches de conseil, d’administration et de sécurité.
C’est cette dernière qui assure, dans l’ensemble du pays soumis à sa juridiction, le respect des
lois fondamentales et l’exécution des décisions, lesquelles étaient souvent prises à différents
niveaux dans le peuple. Car l’andriambahoaka, n’hésitons pas à le répéter, n’était pas toutpuissant. Et en vérité, l’existence du principe hiérarchique qui organisait ces sociétés,
n’excluait pas la revendication égalitaire. Ce sont les deux principes qui, par leur conflit,
instituent et assurent la cohésion des formations politiques et sociales.
Une vie entre héritages et innovations
Le pays que les premiers colons découvrirent était très différent de celui que nous connaissons
aujourd’hui, car il était, dans sa majeure partie, couvert de forêts : forêt dense dans la partie au
vent, forêt claire dans la partie sous le vent, et bush adapté à la sécheresse dans le Sud et le
Sud-Ouest. Le reste, outre les marais et marécages, était occupé par des savanes où évoluaient
encore des oiseaux coureurs plus grands que l’autruche, qu’ils nommèrent vorompatra
«oiseau des savanes» et dont on peut encore trouver les œufs ici et là.
Selon les milieux, pouvaient de même se rencontrer de grands lémuriens, des hippopotames
nains et des tortues géantes que nous n’avons pu découvrir que grâce à la paléontologie. Mais
ni serpents venimeux ni grands fauves analogues au tigre de l’Asie du Sud-Est, et de ce point
de vue, si l’on excepte la présence du crocodile qu’ils connaissaient, l’île pouvait leur
apparaître comme un paradis prometteur de bonheur paisible. Si bien que l’on peut
aujourd’hui penser que ce fut sans crainte qu’ils entreprirent d’en tirer parti non seulement
pour y construire leurs maisons de végétal dans la tradition des peuples forestiers, mais aussi
pour y mener l’ensemble de leurs activités, tant domestiques qu’économiques.
Forestiers devant reconnaître un milieu nouveau, en ayant sans cesse à l’esprit le chargement
des navires de commerce, ils découvrirent, dans la nature environnante, des plantes identiques
ou proches de celles qu’ils connaissaient, et parmi elles, à côté des plantes utiles à la vie
quotidienne, nombre de plantes commercialisées en leur temps.
Ils les nommèrent d’après les noms qu’ils utilisaient en Asie du Sud-Est. C’est ainsi que les
mots malgaches varo, anivona, hazomanitra, et zavy ou aviavy correspondent, par exemple,
au malais baru, anibung, kayumanis et zawizawi.
Mais s’inscrivant dans la tradition de leurs pays d’origine, ils s’y livrèrent aussi à des activités
d’introduction que les biogéographes ont relevées, estimant en 1936 que 48% des plantes
malgaches non-endémiques avaient été apportées par l’homme, la majorité d’entre elles se
trouvant dans la région au vent.
Marins devant à la fois se nourrir et approvisionner les bateaux, ces pionniers se livrèrent à la
pêche, recourant aux techniques connues du fumage et de la salaison pour la conservation. Le
poisson était alors un aliment quotidien si essentiel que le mot laoka «poisson» en est venu à
désigner tout plat accompagnant la nourriture de base, tubercules ou céréales qu’ils
entreprirent de produire.
Évidemment, la culture des tubercules (igname et taro) et celle des céréales (coix et riz)
imposa l’aménagement des terroirs. Ils le firent en commençant par celui des tarodières, car
aîné du riz (zokin’ny vary), le taro (taho, saonjo) était aussi nécessaire pour les rituels
d’inauguration des maisons.
Quant à la riziculture, elle ne put se contenter longtemps de produire du riz pluvial sur des
essarts forestiers et dut procéder à des aménagements d’envergure qui, dans les régions où le
permettaient les conditions écologiques, créèrent des paysages rappelant le Sud-Est asiatique.
En vérité, il s’agissait avant toute chose de satisfaire les besoins de première nécessité, soit
par la pêche, la chasse et la cueillette, soit par l’élevage et la culture, allant jusqu’à la
production de plantes à fibres (bananier textile, cotonnier arbustif) et l’élevage du ver à soie
sur des plantes comme le filao pour le tissage des vêtements.
Et la politique des princes ajouta à ce qui était déjà connu des plantes et des animaux qu’ils se
procurèrent au cours de leurs voyages, en particulier auprès des Austronésiens installés sur la
côte africaine. Car, c’est de là que furent apportés, s’agissant des plantes, le pois de terre
(voanjobory), le sorgho et le petit mil (ampemby), le ricin (tanantanana, kinana) et le sésame
(voahazo, voamaho).
Quant à la volaille et au petit bétail, ce furent principalement la pintade (akanga) et le mouton
(savily, ondry), auxquels furent conservés les noms qui les y désignaient, et auxquels il
convient d’adjoindre la chèvre, dont l’élevage et la consommation semblent bien avoir été
réservés aux princes dès cette époque et qui y conserva son nom austronésien de bengy en
raison justement de sa valeur emblématique.
Ceci nous amène à observer que ces andriana que l’on a déjà vus recevoir l’exclusivité du
vintanina et que l’on voit ici recevoir celle de la chèvre, n’excluaient pas toujours un certain
partage. C’est ainsi qu’il paraît probable que le privilège de boire au moins du lait de chèvre,
accordé aux malades à titre curatif - car, dit-on en malgache, «tout malade est prince» -, ait été
instauré dès ces premiers temps des origines, puisque l’andriana, étant par définition source de
vie, était d’office devin-guérisseur.
Mais, ainsi qu’on peut l’observer à propos du potamochère et des bœufs, ce partage portait
régulièrement la marque de la hiérarchie sociale et les attributions avaient à la fois une
fonction commémorative et un caractère symbolique.
Dans le cas du potamochère, que l’on appelle couramment “sanglier” et qui retourna à l’état
sauvage mais avait été importé d’Afrique en tant qu’animal domestique, le fait d’être en droit
de s’en réserver le foie fut reconnu aux andriana et pour rappeler qu’ils en furent les
introducteurs dans le pays, et pour signifier qu’ils étaient maîtres de l’invisible, car tompon’ny
atiny «maître du foie», qui peut se traduire littéralement par «maître de ce qui est caché à
l’intérieur», donne aussi à entendre que le lambo, baptisé du nom du buffle en austronésien,
fut animal de sacrifice rituel.
Quant au caractère imprescriptible de ce droit, il apparaît bien quand on sait que les andriana
qui en sont venus à respecter l’interdit de la viande de suidé (porc d’élevage et sanglier
sauvage) peuvent toujours faire une exception pour le foie de lambo. Dans le cas des bœufs,
dont l’importation est postérieure à celle du lambo et auxquels furent conservés le nom
africain de omby (aomby, añombe…), s’agissant du Bos taurus, et celui cham et/ou persan
(donc indo-européen) de jomoka, s’agissant du Bos indicus ou zébu, il convient de relever que
la marque de «propriété» des andriana se limitait au fait, d’une part, de se réserver, en tout
animal sacrifié, la loupe (trafonkena), symbole d’altesse, et/ou la culotte (vodihena) signifiant
le droit de décider en dernier ressort, et d’autre part, en chaque troupeau, tous les animaux de
certaines robes, variables selon les régions.
Colonisation de terres vierges et enrichissement du patrimoine végétal et animal répondirent
sans doute largement à la nécessité de satisfaire aux besoins d’une population dont l’espace
social s’étendait bien au delà de la ligne d’horizon marine que l’on voyait depuis les
embouchures. Et il suffira, pour que l’installation devienne définitive, que la terre y soit
devenue tanindrazana «terre des ancêtres» en ayant reçu les restes mortels des pionniers.
Précision : dans le dernier volet, à propos de Ferrand, il fallait lire 1908 et non 1903 et ce
sont ses disciples – non lui-même – qui assimilent ses Négrilles aux Vazimba.
Jean-Pierre Domenichini et Bakoly D.Ramiaramanana
Du bon usage de la langue
La langue est, par définition, la première et la plus importante des sources orales. Mais
l’absence de rigueur, dans l’utilisation que l’on en a faite pour le malgache, a pu conduire
à des erreurs monumentales, comme dans cette thèse de doctorat américain qui partait en
guerre contre le “mythe” de l’unité malgache. Dans une note de bas de page de son travail
concernant Ankoala, nom d’une localité, l’auteur constatait qu’il était “assez curieux que
la seule explication disponible en malgache est que le terme désigne le cheptel bovin venu
d’Ankoala”.
N’ayant pas trouvé le mot dans les dictionnaires du malgache, il en vient à dire qu’il ne
pouvait être qu’africain. Ensuite, s’appuyant sur le fait que le zébu fut importé d’Afrique et
que la localité en question se trouve sur la côte nord-ouest face à l’Afrique, il tire plus loin
la conclusion que ce toponyme “confirmerait simplement
l’ancien peuplement africain”.
Il venait de trouver un nouvel argument pour son entreprise politique de démystification. Or
le démystificateur ignorait que le mot hoala, à partir duquel Ankoala avait été formé, était
non seulement en usage sur toute la côte est et nord-ouest, mais aussi déjà donné dans les
dictionnaires malgaches du 19e siècle, tant dans celui du père Webber (1853) que dans
celui de Richardson (1885), avec le sens de “baie immense et très profonde” et de “grande
plaine marécageuse”. Cependant que le dictionnaire du père Malzac (1893 et nombreuses
rééditions), l’avait bien de son côté retenu, mais à l’article Vava pour le mot composé
vavahoala, “endroit par où les eaux s’écoulent”.
De même, en matière de linguistique comparée, il ignorait aussi bien les travaux de
Dempwolff (1937 et 1938) qui, du malais kuala et du malgache hoala, tirait une racine
proto-austronésienne désignant une “embouchure de fleuve”, que ceux plus récents de
Jacques Dez (1963) qui relève hoala parmi les apports de l’Indonésien commun au
malgache. L’exemple est parlant et n’est pas exceptionnel. On peut se demander s’il faut
pardonner tant d’ignorance à un travail universitaire qui prétend donner une leçon aux
politiques.
La religion des grands ancêtres
Pendant longtemps, on ne sut pas parler de la religion des ancêtres. Y en avait-il même
une? La plupart des missionnaires qui pensaient apporter la vérité n’y ont souvent vu
qu’erreurs et superstitions. Quant aux universitaires de tradition chrétienne qui se sont
penchés sur le sujet, ils auraient dans l’ensemble voulu qu’il y eût une théologie, un
clergé et une hiérarchie avant de pouvoir vraiment parler de “religion”. Aussi ne
disposons-nous à ce jour d’aucune étude systématique approfondie concernant la
religion traditionnelle malgache et son histoire. Néanmoins, pour une esquisse de la
religion des grands ancêtres, compte tenu du fait que la plupart des thèmes des
“religions tribales d’Indonésie” se retrouvent dans la religion traditionnelle malgache
“historique”, qui en est l’héritière, peut-être n’est-il pas illicite de s’appuyer à la fois sur
les données relatives au terrain malgache et sur les conclusions de l’histoire des religions
dans le monde austro-asiatique et le monde austronésien.
Telle que la donnent à percevoir, traditions comprises, les données disponibles, la société dans
les principautés des embouchures s’est, à chaque fois, organisée autour d’un noyau
homogène, auquel sont ensuite venus s’agréger – jusqu’à s’y intégrer le plus souvent, en
l’influençant parfois – des éléments minoritaires de provenances diverses.
Segment ancestral détaché d’un groupe ethnique ou d’un autre du monde austronésien, chacun
de ces noyaux était arrivé avec sa religion, variante de réalisation du fonds commun des
religions de ce monde.
Ainsi donc la religion des grands ancêtres ne fut pas une religion née à Madagascar, mais le
fruit d’une adaptation aux conditions locales, lors de la mise en œuvre du complexe religieux
hérité de la communauté d’origine : calendrier, croyances, rites et objets, tant sacrés que
simplement rituels. Et le fait est que seule une démarche comparative menée à son terme
permettrait d’en faire une présentation satisfaisante.
Des dieux et des hommes
Nous n’avons pu qu’à peine l’esquisser ; néanmoins, c’est sans trop d’hésitations que nous
pouvons dès à présent avancer que, dans une telle approche, outre le respect de la nécessaire
harmonie dans l’univers, apparaissent comme traits dominants de la religion des grands
ancêtres, d’une part, les manifestations, dans des sociétés portant les marques évidentes d’un
ancien matriarcat, de l’importance d’un dieu solaire dont le culte frappa Diodore de Sicile dès
le 1er siècle avant notre ère, et d’autre part, tout à fait attendue, la place des morts et des
ancêtres.
Dans le monde enchanté d’autrefois où tout était porteur de sacré, la religion ordonnait tout,
définissant une morale et des règles à suivre aux différents moments de la vie. Si un
anthropologue avait alors interrogé les hommes des principautés des embouchures sur les
raisons et les idées qui les faisaient agir, sans doute auraient-ils répondu comme leurs héritiers
d’aujourd’hui : “Izany no fombandrazana”, “Telle est la coutume héritée des ancêtres, tel est
le chemin qu’avaient suivi les ancêtres”.
Concept d’un usage on ne peut plus courant et que l’on se contente, par facilité trompeuse, de
comprendre à travers son équivalence avec la “coutume” en Europe, le fombandrazana
mériterait en fait la plus grande attention. En se plaçant d’un point de vue traditionnaire, une
voix autorisée aurait peut-être avancé, pour le définir, quelque chose comme ceci : “C’est une
institution de caractère social et religieux qui fut décidée par nos lointains ancêtres et
confirmée par les générations ultérieures qui l’ont transmise aux générations actuelles; c’est
une norme dont le respect nous assure une vie harmonieuse dans le monde auquel nos
ancêtres ont donné un sens; en la respectant et en en suivant les prescriptions, nous sommes
assurés de continuer à bénéficier de leur bénédiction.”
Et sans doute n’aurait-il pas manqué d’en appeler, d’autre part, à un ou quelques-uns des
nombreux textes racontant, en différentes variantes, la Genèse selon les Anciens : mise en
place du monde, création de l’homme, origine des plantes et des animaux, etc.
Brefs ou longs, et bien qu’ils ne forment nullement un corps de doctrine cohérent, les textes
de cette Genèse étaient à la fois reçus comme constatations d’évidence et comme histoires
véridiques, de la même façon que le créationnisme chrétien croit encore que le monde a été
créé par Dieu en sept jours.
Sans chercher ni à combler les lacunes, ni à résoudre les contradictions, nous retiendrons ici
deux des textes qui nous paraissent à la fois des plus communs et des plus significatifs.
Le premier est un ohabolana qui dit que “La Terre est première épouse du Dieu Soleil : elle
prend soin des vivants, elle assiste les morts”. C’est un texte majeur qui, dans sa brièveté
canonique et inscrit dans le calendrier culturel et cultural, associe à l’évocation des grands
festivals par lesquels les sociétés agraires célébraient leurs principaux rites de fécondité, au
moment du nouvel an printanier, d’une part, le mythe du mariage originel et des parents
cosmiques, dans lequel le Soleil représente le principe masculin et la Terre le principe
féminin, et d’autre part, le thème de l’importance majeure de la femme épouse et mère.
Traitant également du mythe de la création de l’homme et soulignant de même le caractère
déterminant de la contribution féminine, le second texte est un récit où cette création est le
fruit des actions conjuguées du Suprême Dieu du Ciel, solaire jusque dans son nom de
Zanahary signifiant étymologiquement “Dieu soleil” ou Andriananahary “Prince Dieu Soleil”,
et du Dieu de la Terre, Ratovoana ou Ietse.
A l’origine, dans un monde neutre, sans soucis ni désirs, sans eau ni vent, le Dieu surgi de la
terre façonnait des statues à son image. Le Dieu du Ciel, voulant faire reconnaître sa
supériorité, s’efforça mais en vain de lui faire épouser l’une de ses servantes.
Au cours de cette tentative avortée, s’abattirent sur la terre les différents maux dont souffrent
encore les hommes. Se ravisant, le Dieu du Ciel lui envoya alors sa propre fille, Velo “la
vivante”, qui, après son mariage avec le Dieu de la Terre, obtint de son céleste père de
pouvoir donner vie aux statues d’Ietse, par le souffle et le sang.
Ainsi furent créés les hommes et les femmes, lesquels participent donc du Ciel par leur
souffle (aina) et leur sang (ra) et de la Terre par leur corps (tena). Mais quand meurt cet être
humain, tandis que son souffle rejoint le Ciel, son sang, prisonnier du corps, rejoint la Terre
avec celui-ci, la sanctifiant et la rendant fertile.
L’homme dans l’univers
Faisant ainsi de l’homme le dépositaire du divin, ce mythe ne pose pas une irréductible
opposition de nature, entre le divin et l’humain. Il faut cependant relever qu’il pose une
hiérarchie et fait des andriana des êtres particuliers ayant une plus grande part à la nature
divine, car leurs deux ancêtres primordiaux, qui ont ensuite épousé des enfants des anciennes
statues pour leur donner naissance, sont nés de l’union de Velo et de Ietse.
De Zanahary, leur ancêtre maternel céleste, les andriana ont hérité de la qualité de “maître de
la vie” (tompon’ny aina), et à leur mort, leur corps ne retournait pas à la terre mais à l’eau qui,
comme le souffle, est source de la vie.
Pour préserver l’harmonie de l’univers, l’homme qui n’en était pas le maître mais un élément
constitutif, devait respecter l’ordre solaire rythmé par le mouvement de l’astre. Et pour rendre
ses prières efficaces, il avait l’obligation de choisir des moments précis de la journée ou de
l’année.
Le matin, surtout au lever du soleil – moment privilégié – mais aussi pendant l’ascension de
l’astre vers le zénith, c’est tourné vers l’est qu’il fera, à Zanahary et aux ancêtres, ses
demandes de bénédiction. A midi, quand le soleil est au plus haut, il participera aux cultes
politiques organisés par le prince à différents moments de l’année. L’après-midi, quand le
soleil descend vers l’ouest, sera le moment des rites concernant les défunts, enterrements et
manipulations des restes mortels lors des secondes funérailles connues sous la traduction
fautive de “retournement des morts”.
Cet ordre solaire, on le retrouve jusque dans la disposition et l’aménagement de la maison.
Car l’homme la dispose de façon que le soleil, dans sa course diurne, n’en suive pas le faîte.
Et il dispose son lit de telle façon que ses pieds ne soient pas dirigés vers l’est pour ne donner
de coups de pied ni au soleil levant (ny masoandro tsy dakàna), ni non plus aux autres
ancêtres, car, en chaque maison, c’est dans le coin nord-est, appelé zoro firarazana “coin des
prières”, que se trouve, à la jonction du Nord, symbole de la Puissance, et de l’Est, symbole
du Sacré, l’autel des cultes domestiques.
Dans une telle conception du monde et de l’humanité, l’homme ne se sent pas coupable d’un
péché originel commis par un ancêtre succombant aux tentations de la nature ; responsable de
lui-même, il est un élément du cosmos qu’il lui faut respecter, s’efforçant d’y vivre en
harmonie, sans être lui-même source de désordre. Et il le peut, non seulement parce qu’il a
reçu une part du hasina cosmique, cette vertu ou force de vie qui, entretenue et respectée, lui
assure une dignité irrépréhensible et dans le monde et dans la société, mais aussi parce que le
fombandrazana lui a enseigné la voie à suivre.
Encore faut-il, pour que tout puisse parfaitement rentrer dans l’ordre, que la terre où il a
commencé de s’installer soit pleinement consacrée Tanindrazana, “terre d’ancêtres”, dans le
respect formel des rites.
Terre d’ancêtres et culte des ancêtres
Nous avons précédemment indiqué qu’une terre vierge devenait terre d’ancêtres en recevant
les restes mortels des pionniers : c’est vrai mais tout à fait insuffisant. De fait, tout nouvel
établissement en terre vierge était normalement précédé d’un rite de fondation qui, dans les
anciens temps, requérait notamment un sacrifice humain et/ou d’autres sacrifices sanglants.
Dédommagement donné à la terre et à son Dieu de l’usage qu’on allait faire d’elle – dans le
cas qui nous occupe –, de tels sacrifices dans la tradition malgache, devaient être volontaires –
y compris pour les animaux. – pour être efficaces et, humains, ils étaient par ailleurs sources
de privilèges insignes pour les familles des victimes.
Les sacrifices sanglants s’accompagnaient le plus souvent et de diverses plantations
symboliques, et de l’érection de monuments de pierre, appelés non seulement à en perpétuer
le souvenir mais aussi à recevoir les âmes des grands ancêtres protecteurs. Et dans le cas d’un
établissement princier, le rituel comportait une plantation de ficus, arbre sacré en lequel était
censé descendre Zanahary lors des grands rites, tels que les rites de fécondité du Nouvel An.
Ce n’était qu’au delà du rite de fondation que les restes mortels du commun des pionniers
venaient à leur tour sanctifier la nouvelle terre, cependant que ceux des Grands devaient
sanctifier les eaux, de la haute mer aux eaux des marécages qui allaient devenir rizières. Et
ainsi rendus à l’eau, leur élément, les esprits de certains grands princes – selon une conception
que l’on rencontre également en Afrique orientale et en Asie du Sud-Est – trouvaient refuge
en des animaux tels que certaines anguilles, des murènes ou des crocodiles, qui étaient alors
vénérés comme ancêtres. Cela dit, les ancêtres dont il est question, quand on parle de “culte
des ancêtres”, se présentent fort rarement sous de telles formes matérielles. Au contraire, la
tradition, quand elle les évoque, les présente comme étant les “bords du vêtement de Dieu” ou
encore les “partenaires de Dieu”, employant des formules qui ne permettent guère de s’en
faire une représentation sensible. Et il faut, avant de saisir de telles formules, comprendre que
le statut d’ancêtre ne s’acquiert qu’au terme d’un long processus.
Au départ, nous avons une personne, homme ou femme, devenue adulte à l’occasion de la
circoncision, pour le jeune garçon, et du percement des oreilles, pour la petite fille. Comme
tout être humain, elle a un avelo, une âme personnelle, que l’on peut même voir, de son
vivant, quand apparaît la plus claire de ses trois ombres.
Dans le parcours qui doit la conduire auprès de Dieu, l’être humain doit subir un certain
nombre d’épreuves, qui sont autant d’initiations et dont la plus dangereuse est la mort. Car le
trépas fait entrer dans une période d’impureté qui coexiste à la mort elle-même, et l’âme,
ayant quitté le corps, erre dans une région d’incertitude et de tourment.
Mais le statut de “mort” n’est pas définitif pour la personne dont la descendance, non contente
d’avoir accompli tout le rituel funéraire en accord avec son rang dans la société, s’est plus tard
souciée de lui assurer les secondes funérailles, cette pratique qu’on appelle famadihana en
Imerina mais qui est aussi célébrée dans d’autres régions malgaches et qui, dans l’ensemble
du monde austronésien, détache de la mort et de tout ce qui est terrestre. Ce sont elles qui font
accéder au statut d’ancêtre razana, c’est-à-dire étymologiquement un “honorable esprit ayant
vocation à la divinité”. Alors que l’esprit du mort pouvait être dangereux pour ses
descendants, l’ancêtre razana est en principe bienfaisant, pour ceux d’entre eux qui se
montrent dignes en respectant correctement le fombandrazana. Et disons que nous n’aurons
pas abordé ici, concernant plutôt les grands andriana, les rites de fanandratan-drazana qui
permettent d’élever jusqu’à la divinité de Zanahary ou Andriamanitra. Mais il faut dire que
quiconque célèbre dans les formes le culte des ancêtres, commence par invoquer Zanahary et
les grands ancêtres divinisés, avant d’appeler ses propres razana. Et en cas de sacrifice, il les
convie tous à venir assister aux réjouissances et à prendre leur part de l’offrande.
Le culte des ancêtres a son clergé, dont les membres reçoivent le ministère par un droit
d’héritage où l’âge n’est pas toujours le critère retenu.
Ce sont les chefs de famille et maîtres de maison (lohatrano) qui en sont les prêtres reconnus.
En ce domaine, le prince, chef de la famille andriana, est le premier prêtre de sa famille et de
son peuple.
Médiateur entre le céleste et le terrestre, il intercède auprès du Ciel pour ses sujets qu’il
représente, et, pour le Dieu suprême dont il descend et ses ancêtres qui ont ordonné le chaos
humain, il est celui qui doit veiller à l’ordre sur terre, gage de la civilisation.
Jean-Pierre Domenichin et Bakoly D-Ramiaramanana
La terre, l’eau et les ancêtres
Si, à leur mort, la plupart des défunts étaient mis en terre, les Grands, quant à eux, avaient
droit à une sépulture aquatique, selon une hiérarchie qui, comme dans le Champa, allait de
la sépulture marine pour les plus grands à la sépulture fluviale, voire en terre marécageuse
(nommée hoala comme la baie ou l’embouchure), pour les moins importants. C’est sans
doute pourquoi on dit encore, mais avec de nouvelles références, que les andriana n’ont pas
de “terre des ancêtres” (ny andriana tsy manan-tanindrazana).
Les baies et embouchures qui étaient les lieux de cette sépulture marine, ont pu recevoir en
certaines régions le nom de lonjo. Le souvenir de ces lonjo ainsi que la localisation de
certains d’entre eux sont, par exemple, encore bien présents dans la tradition orale du nord
de Madagascar, où le plus grand se trouve à l’origine du toponyme Masoala dont beaucoup
ont peiné à expliquer le sens.
La presqu’île de Masoala qui borde à l’est la baie de Maroantsetra, ne se réfère pas à on
ne sait trop quel “œil de forêt”. Dans cette baie furent ensevelis les premiers princes de la
région ; c’est donc un lonjo qui a sanctifié (masy) la baie (hoala).
De façon plus large, on peut dire que, outre l’origine divine de l’eau et de la pluie, c’est
d’avoir été lieu de sépulture que la mer, ranomasina, est non seulement une “eau salée”,
mais aussi une “eau sacrée” et une “eau sainte”.
Baies, estuaires, fleuves et sources, mais aussi arbres et rochers, sont souvent des lieux
consacrés par les sépultures et des objets de la déférence ou de la vénération des vivants.
Ils sont à l’origine de nombreux cultes, notamment de celui des “esprits de la vie” dans le
sud de l’île, mais l’ancienneté en est telle que l’on a oublié les défunts qui en furent la cause
et l’on a parfois pensé, à tort, y trouver la preuve de l’existence de croyances animistes.
Du temps de Darafify
Dans la chronologie que permet de définir l’état actuel des connaissances – dans
l’attente notamment de nouveaux travaux d’archéologie et de sciences dont les
préoccupations sont tournées vers la période où l’homme était présent dans la Grande
Ile –, le temps des principautés des embouchures est le plus long, s’étendant au moins
sur une douzainede siècles. La période suivante, que l’on fait commencer au 7e siècle et
s’achever à la fin du 11e siècle, marquée par les rivalités de la marine austronésienne,
plus que jamais active, et de la marine musulmane, de plus en plus présente, bénéficie
localement de plus de sources.
Aux données de l’archéologie entendue au sens large s’ajoutent celles de la tradition
orale, tant sous la forme de l’histoire conservée par certains groupes que sous celles de
“légendes”, d’autant plus recevables que qui dit légende dit implicitement fonds
historique. Ce fonds, c’est à l’historien qu’il appartient de le retrouver par une
interprétation appropriée.
La période que nous appelons “temps de Darafify” n’a que très exceptionnellement fait l’objet
d’une étude d’ensemble, une telle étude paraissant à beaucoup totalement inconcevable. Or, il
s’agit d’une période importante, car c’est elle qui voit l’homme achevant son occupation de
l’ensemble de l’île, passant d’une attitude de prédation à celle d’un homme évoluant dans un
environnement naturel qui lui était de moins en moins étranger et qu’il allait finir par investir
jusque sur le plan sentimental.
Au début de son occupation de l’île, l’homme s’était installé sur les côtes près des
embouchures. Mais il semble bien que telle fut, tout au long de l’histoire, l’attitude des
nouveaux arrivants.
S’agissant de la période de Darafify, si rares soient-elles, les fouilles archéologiques
(ensemble d’Irodo dans le Nord-Est, ensemble de la Manambovo dans le Sud) montrent des
populations pleinement installées sur la côte et ayant développé diverses activités artisanales
(cuillers taillées dans le turbo, marmites et bols en chloritoschiste, marmites, jarres et bols à
pied en poterie, etc.).
Mais l’installation aux embouchures n’était que le prélude aux incursions dans l’intérieur, à la
recherche des fameuses “feuilles d’herbes”, bientôt suivies d’établissements de moins en
moins temporaires. Et c’est ce que montrent non seulement l’existence de sites mixtes
associant des restes d’animaux subfossiles à des traces d’activités humaines, mais aussi
certains acquis de cette forme particulière d’archéologie qu’est la palynologie, étude des
pollens fossilisés au fond des lacs et des tourbières.
En effet, des seize sites à subfossiles déjà recensés, quelques-uns de ceux qui ont été datés de
façon absolue montrent que l’homme n’était pas seulement présent sur les côtes comme à
Irodo-Tafiampatsa (début 8e - fin 9e siècle) ou à Lamboharana (milieu 7e – début 9e siècle)
entre Tuléar et Morondava, mais qu’il avait aussi pénétré jusque loin dans l’intérieur comme à
Ampasambazimba (milieu 9e – milieu 10e siècle) sur les Hautes terres centrales.
Quant à la palynologie, qui avait déjà fait découvrir cette plante d’origine asiatique introduite
par l’homme qu’est le chanvre (rongony, jamala), cultivé loin à l’intérieur des terres dès 350
av. J.-C. (à Tritrivakely, dans la région d’Antsirabe), les résultats qu’elle a produits lors des
carottages de Kavitaha (dans l’Itasy) l’y montrent aussi présent que le ricin – introduit
d’Afrique –, et ce tout au long de la période de Darafify.
Des sites dans le Sud et sur les Hautes terres
D’ailleurs, venant confirmer ces premières données, les fouilles archéologiques nous font au
moins connaître des sites d’intérieur dans le Sud et sur les Hautes terres centrales. Dans le
premier cas, il s’agit de l’ensemble Andranosoa-Mandan-Refilahatra et ses satellites. Situés
sur la Moyenne-Manambovo, près du confluent avec la rivière Andranosoa, ces sites
remontent à une période où se rencontraient encore sur les lieux habités les diverses espèces
de la faune subfossile et appartiennent à la même culture de sites interfluviaux à enceintes de
pierre pratiquant l’élevage des bœufs et des moutons. Plus en amont, dans la HauteManambovo, la région de Lambomaty fut, à la même époque semble-t-il, le centre d’une
intense activité métallurgique (cuivre et fer).
Quant aux Hautes terres centrales, il faut au moins citer les fouilles d’Ambohimanana dans la
région d’Andramasina (à tout juste 20 km d’Antananarivo à vol d’oiseau) – un site dont les
datations absolues indiquent qu’il fut créé au plus tard au Xe siècle, et qui est donc le plus
ancien des sites fouillés en Imerina.
C’était, établi sur un sommet, un habitat à fossé qui devint rapidement trop exigu : le premier
fossé fut comblé et un nouveau fossé étendit la surface disponible pour ses habitants. Les
produits des fouilles, notamment celle du fossé comblé, montrent que l’on y consommait du
bœuf (Bos taurus et Bos indicus), du mouton et du potamochère, que l’on y travaillait le fer et
que l’on y menait une vie d’où, comme d’ailleurs à Andranosoa, n’était pas absent un certain
goût du luxe.
Du centre ou de la périphérie, les sites d’habitat de cette période qui ont fait l’objet de fouilles
méthodiques renvoient, quant à une part de leur culture matérielle, au même monde,
précédemment évoqué, qui associe Madagascar et l’Afrique à l’Asie.
C’est, par exemple, ce que souligne le graphitage – sans fonction utilitaire apparente – de la
poterie, qui est un procédé qu’on ne retrouve, hors de Madagascar, que sur certaines poteries
d’Afrique orientale et méridionale, d’une part, et sur celles de l’ancien Champa, dans le
domaine austronésien, de l’autre.
Néanmoins, les relations avec la ou les métropole(s) de l’Asie du Sud-Est, si elles n’avaient
pas disparu, avaient commencé à se distendre, à mesure que se développaient sur place des
organisations aussi complexes que celles que l’on peut observer à propos
d’Andranosoa/Mandan-dRefilahatra.
Car, outre qu’il se dessine en cette région tout un réseau de relations économiques – sur lequel
nous aurons à revenir –, les archéologues ont solidement établi que les habitants
d’Andranosoa appartenaient à une organisation territoriale aux cérémonies rituelles de
laquelle participaient différentes agglomérations.
Et il n’est pas exclu que ce soit dès cette époque que les Malgaches situèrent dans la Grande
Ile le “grand nombril” (foibe) ou le “nombril de la terre” (foiben’ny tany), ce lieu où leurs
lointains parents d’Asie du Sud-Est situaient l’endroit où les ancêtres célestes avaient posé le
pied pour la première fois et qui, dans leur géographie, devenait le centre du monde.
De fait, la tradition malgache a longtemps retenu l’idée qu’autrefois, un seul royaume
rassemblait l’île entière. Si ce n’est l’idéalisation de la conception selon laquelle les
souverains étaient les maîtres de l’univers, peut-être est-ce le souvenir d’un système où les
principautés relevaient toutes d’une même thalassocratie.
Quoi qu’il en soit, la tradition orale se souvient, d’une part, d’un ensemble qui, dans l’Est du
pays, allait du cap d’Ambre à Fort-Dauphin (Taolañaro), et, d’autre part, dans le Sud-Ouest de
l’île, d’une grande unité politique à propos de laquelle on peut signaler par ailleurs qu’un
géographe musulman du Xe siècle l’a présentée sous l’autorité d’un Hova.
Ce fut l’“époque des Géants” et un temps d’expansion. Pour l’Est, le mieux connu de ces
géants était Darafify. Que les textes qui rapportent leurs exploits aient été reçus par la critique
comme des contes et de simples œuvres d’imagination et de divertissement, ne doit pas nous
tromper.
Pour les anciens à Madagascar, il s’agissait de tantara, c’est-à-dire de récits historiques, et
c’est comme tels qu’il nous faut les interpréter. Car, de même que la nanification fut
employée pour entériner une condamnation politique à l’oubli – nous y reviendrons –, de
même la géantification fut-elle employée, dans le cas des Darafify – et donc aussi de leurs
adversaires –, pour immortaliser des groupes qui furent si prestigieux que nombre de
traditions locales se sont efforcées d’en garder la mémoire.
De même, concernant le Sud-Ouest, était tantara, malgré ses aspects merveilleux, le cycle de
Tsimamangafalahy, dont le héros est un jeune prince dépossédé qui réussit à reconquérir son
statut en combattant ses oncles maternels, lesquels se trouvaient à la tête d’une principauté sur
la côte africaine.
Ce que l’on sait des anciens groupes dirigeants, soit grâce à certains tantara comme celui des
Ravoaimena Andriamanavanana du Sud-Est, soit grâce à l’analyse des fonctions religieuses
comme celles des Antevinany du Nord-Est, montre bien que la culture dans son ensemble
restait profondément austronésienne. Les preuves ne manquent pas.
Ainsi voit-on Rasoabe et Rasoamasay, les deux sœurs qu’épouse Darafify, bénéficier à leur
mort d’une sépulture aquatique dans deux grands lacs qui se trouvent entre Toamasina et
Brickaville – la première épouse étant dans le lac du nord pour marquer sa supériorité sur la
seconde, immergée dans le lac du sud.
Quant à l’histoire de Tsimamangafalahy, on peut en retenir qu’à la mort de ses deux oncles, il
leur sacrifiera un chien : c’était encore le sacrifice par excellence, comme il l’est toujours en
Insulinde, dans certaines régions qui n’ont pas été islamisées.
Les tantara font aussi état des conflits politiques auxquels furent mêlés ces grands hommes.
C’est ainsi que l’on y voit que si Tsimamangafalahy évolue dans un monde qui défend les
valeurs des ancêtres et vise à restaurer un pouvoir légitime, Darafify, en revanche, joue de la
tradition pour s’imposer aux anciens pouvoirs, en surenchérissant parfois sur les anciens
interdits.
Les tantara nous apprennent qu’il vainquit une confédération princière symbolisée par une
hydre géante (fanany) dans laquelle étaient censées résider les âmes des anciens princes.
De même rabaissa-t-il les représentants d’autres dynasties du Sud-Est en profanant les
sépultures aquatiques, dans un geste qui semble bien trahir ses attaches hors du monde
austronésien. Encore que le fait soit rare, nous ne sommes pas les premiers à reconnaître en
Darafify un personnage historique. C’est ainsi qu’on a vu Grandidier essayer de le situer en
interprétant son nom malgache, et en le recevant comme signifiant “(L’homme) aux joues
couleur de datte”.
Adaptation au contexte international
En sachant que dara, qui désigne le dattier en tant qu’arbre par excellence dans une région où
la datte est une nourriture essentielle, est un nom d’origine persane, on peut être tenté de dire
que Darafify était persan, mais peut-être ne faut-il pas aller jusque là.
Ce qui est sûr, ce sont deux choses. Tout d’abord, c’est que c’est vers la fin du 1er millénaire
que le contexte international commence à connaître, dans la grande région qui nous concerne,
des changements d’importance (propagation de l’islam et expansion du monde musulman,
révoltes serviles de Basse-Mésopotamie, attaque de Qambalou en 845 par des Malgaches et
des Austronésiens d’Asie du Sud-Est, massacre des musulmans de Canton en 878, fermeture
des détroits entre mer de Chine et Océan Indien par Srivijaya, etc.) qui allaient se répercuter
sur les pays riverains, dont évidemment Madagascar.
Ensuite, c’est que diverses données relatives à cette période font apparaître que la Grande Ile
avait alors commencé à entretenir des relations avec les pays riverains du Golfe Persique.
C’est ainsi que tous les sites archéologiques maritimes ou ayant un débouché sur la mer
recèlent des traces de ces relations, des tessons de poterie importée de la zone arabo-persane
au travail du chloritoschiste sans doute emprunté à la tradition artisanale persane.
Cela n’est évidemment pas pour surprendre quand on sait que le Golfe Persique avait pris la
place de la mer Rouge, condamnée par le ralentissement des échanges avec la Méditerranée ;
mais on comprend du même coup pourquoi se produisit un certain changement de vocabulaire
dans le domaine traditionnel de l’exportation des aromates, épices et simples.
Ainsi, si la cannelle demeura un produit-phare de ce commerce, ses vieux noms d’origine
austronésienne de hazomanitra et de hazomamy se virent adjoindre celui de darasiny dérivant
de la dénomination en usage sur le marché persan, laquelle signifiait “bois de Chine” ou
“porte de Chine”.
A s’en rapporter aux noms dont furent baptisés les héros du “cycle de Darafify” (Darafify,
Darafely, Darofipy, Fatrapaitanana), loin de s’en tenir à de tels changements de dénomination,
l’adaptation du commerce extérieur malgache au nouveau marché alla jusqu’à la promotion
des produits qui y étaient particulièrement recherchés.
Tel fut notamment le cas pour les différentes variétés de poivre sauvage que les spécialistes
identifièrent plus tard comme étant “la vraie Cubèbe des Arabes” et dont les Arabo-persans
furent d’abord les grands consommateurs, avant d’en être des réexportateurs ; toutes y
reçurent des noms tels que voamperifery, tsimperifery, darafilofilo renvoyant à l’indoeuropéen pipali.
Il faut de même relever que, dans un monde où l’information circulait apparemment fort bien,
les Malgaches surent parfaitement saisir les opportunités, comme lorsqu’ils se mirent à
produire du sucre en quantité, dans le Sud-Est. Ce pour l’exporter quand éclatèrent les
révoltes serviles dans les plantations de Basse-Mésopotamie au IXe siècle.
Cela dit, les commerçants de la Grande Ile n’avaient nullement cessé de s’inscrire dans le
réseau austronésien, et malgré la fermeture du détroit de Malacca - qui était principalement
dirigée contre leurs partenaires arabo-persans -, ils parvenaient eux-mêmes à exporter
normalement vers la Chine, qui était le plus grand marché de l’époque.
C’est ainsi que celui-ci fut très probablement la destination de la fonte et de l’acier produits
par les métallurgistes de la vallée de Lambomaty dans le sud de l’île.
Intégrée au trafic international, Madagascar en subissait forcément les aléas et le commerce
extérieur n’engendrait pas une prospérité constante.
Cependant, le pays ayant déjà développé un marché intérieur, les marchands ne se trouvaient
pas automatiquement démunis quand se produisait un repli du commerce international. Les
traditions transmises par certains manuscrits arabico-malgaches soulignent que leur attention
trouvait, en de tels cas, à se porter notamment sur l’élevage bovin, qui était déjà la principale
source de richesse et de prestige dans le pays.
Jean-Pierre Domenichini et Bakoly D-Ramiaramanana
L’homme et les subfossiles
On a longtemps pensé que l’homme était arrivé dans un pays couvert de forêts et qu’avec le
feu, il était entièrement responsable de l’apparition des steppes et savanes, qui couvrent
maintenant la plupart des régions de Madagascar.
Ensuite, s’ajoutant à cette modification de l’environnement, la chasse aurait conduit à la
disparition des grands oiseaux coureurs (vorompatra), des hippopotames nains (lalomena)
et des grands lémuriens qui, en l’absence de grands carnassiers, n’avaient pas encore
appris à se mettre à l’abri.
Mais les études récentes de palynologie – cette forme particulière d’archéologie de la vie
végétale qui permet aujourd’hui de mieux comprendre les rapports que l’homme a
entretenus avec l’environnement naturel – montrent que c’est bien avant l’arrivée de
l’homme que les changements climatiques avaient été favorables à des feux naturels, durant
les périodes sèches.
Il existait déjà à son arrivée, du moins dans l’Ouest et le Moyen-Ouest, de grandes
formations herbacées et des formations végétales qui s’étaient adaptées au feu. Et comme le
donne à entendre la paléontologie, archéologie de la vie animale et végétale, la disparition
de ces animaux fut seulement accélérée par les activités humaines. De fait, à ce qu’on sait,
l’extinction des vertébrés subfossiles qui s’acheva au 10e siècle, commença il y a 3 000 ans
et connut deux maxima : l’un il y a 2 000 ans, l’autre il y a 1 200 ans, c’est-à-dire, d’une
part, dans les derniers siècles du 1er du millénaire avant notre ère et, d’autre part, à la fin
du millénaire suivant.
Comme le donnent à entendre les sources méditerranéennes et comme le confirme la
présence des pollens de cannabis, l’homme était présent dès le premier pic. Ensuite, c’est le
développement de ses activités, culture sur brûlis et élevage, qui l'a amené à modifier
l’environnement.
S’agissant de l’élevage, on a pu évoquer le rôle de la chèvre, animal qui détruit assez
rapidement le milieu végétal où il broute ; mais en fait, ce rôle n’a pas dû être important,
étant donné que son élevage était réservé aux Grands. En revanche, quoiqu’il paisse encore
souvent dans les forêts claires, le bœuf a pu avoir, dès cette époque, un rôle important dans
la destruction car le développement de son élevage a nécessité l’extension des pâturages,
entraînant défrichements et feux de brousse annuels pour provoquer la repousse des
herbages.
Les Zafiraminia
Au compte des générations qui se sont succédé depuis Racoube, grand ancêtre en Anosy,
l’arrivée des ZafiRaminia à Madagascar se situe au 12e siècle. A cette époque, Srivijaya,
culturellement indianisée depuis longtemps, reste la grande puissance qui contrôle le
détroit de Malacca, étendant son pouvoir sur Sumatra, la presqu’île malaise et une
partie de l’Ouest de Java. Elle est alors en compétition avec la thalassocratie indienne de
Chola, contrôlant Ceylan, le Deccan, les Laquedives et les Maldives. Dans le monde
musulman, autre rival, Le Caire et la mer Rouge supplantent Bagdad et le golfe
Persique – ce qui rend son importance à la grande ville commerçante
de La Mecque. S’agissant du prosélytisme musulman, il ne commencera vraiment en
Asie du Sud-Est qu’à partir du 13e siècle, alors que c’est dès les 9e — 10e siècles qu’il est
à l’œuvre dans les comptoirs d’Afrique orientale, s’étendant progressivement à
Madagascar, en commençant, semble-t-il par le nord et, surtout, le nord-ouest de l’île.
Héritiers d’anciennes dynasties régnantes, divers groupes dirigeants de la société
traditionnelle malgache déclarent descendre de Raminia, se définissant ainsi comme
ZafiRaminia. Les descendants de Raminia sont nombreux, surtout sur la côte est et dans les
hautes terres centrales.
Cependant, laissant de côté les Anteony – pour en traiter avec l’ensemble de la société
antemoro –, les travaux portant sur les ZafiRaminia retiennent les roandrian de l’Anosy dans
l’extrême sud, les Antambahoaka de la région de Mananjary dans le Sud-Est et la branche des
ZafiRambo dans le pays tanala – qui s’étendait jusque dans le Sud-Est de l’Imerina de
l’histoire contemporaine.
Leur importance dans l’histoire malgache tient, d’une part, au rôle majeur qu’ils auraient joué
dans le passage “des clans aux royaumes” ; et d’autre part, aux discussions portant sur leur
arabité ou non, sur leur confession ou non de la foi islamique. Mais faute de consensus, le
débat est resté ouvert.
Quel homme fut donc Raminia ? A défaut de témoignages contemporains, on peut essayer d’y
voir plus clair à partir de ce qu’en disent ses descendants, et en s’appuyant sur la connaissance
que l’on peut avoir de ceux-ci, y compris par l’ethnographie.
Les premiers témoignages historiques présentant les ZafiRaminia nous viennent des
Portugais. Dès ce premier contact, qui s’est situé en 1613, les ZafiRaminia étonnèrent leurs
visiteurs. Ainsi, le journal de bord du “Nossa Senhora de Esperança”, qui fit relâche dans la
baie de Sainte Luce, fait état de l’“humiliation” ressentie par les Portugais, quand le roi
Andriantsiambany – dont le nom signifie “Prince supérieur” – vint à leur rencontre avec toute
une cour et une suite de 500 hommes d’armes qui devaient en imposer en cas de négoce ou de
négociations.
N’ayant que leurs pauvres vêtements de marins et de commerçants, les Portugais se sentirent
en état d’infériorité face à l’élégance des roandrian antanosy et à la profusion de leurs parures
d’or, d’argent et de corail. Face aussi à l’ordonnancement d’un cortège réglé par un protocole
strict.
Un groupe prestigieux
Cette importance du protocole demeure encore sensible, chez les ZafiRaminia de Mananjary,
lors des impressionnantes fêtes du Sambatra, cérémonie septennale de circoncision collective
qui, durant un mois, théâtralise la conquête du territoire, et qui est l’occasion, pour la
communauté zafiraminia de Mananjary, de se retrouver. Lors des derniers Sambatra, de 25 à
30 000 personnes dont beaucoup étaient venues de loin, voire même de l’étranger, avaient pris
part à la cérémonie. Et la grande procession conduisant les enfants à circoncire à
l’embouchure en suivant le bord de mer – c’est le Manenatra ou “Grande Migration” –, fut
pour tous le moment d’un véritable assaut d’élégance et de la mise en évidence des richesses
dépensées pour ce grand jour.
Fait significatif, Antambahoaka ZafiRaminia lui-même, feu Mgr Xavier Tabao, évêque de
Mananjary habituellement vêtu comme un laïc, venait assister au départ du Manenatra en
soutane violette de cérémonie, accompagné de tout son clergé en soutane. Le faste et la
grandeur des cérémonies d’aujourd’hui rappellent bien la magnificence passée des
ZafiRaminia.
Témoignages historiques et données du terrain – dont le Sambatra n’est qu’un exemple – ont
frappé les esprits et ont amené plus d’un auteur à se pencher sur le groupe en question : les
ZafiRaminia n’étaient apparemment pas conformes à l’idée qu’ils se faisaient des Malgaches,
et plus encore des Malgaches de culture authentiquement malgache.
S’agissant du premier point, on sait qu’avant de reconnaître leur erreur, les Portugais du début
du 17e siècle avaient commencé par les prendre pour des descendants de ceux des leurs qui
avaient fait naufrage dans l’île au siècle précédent.
Quant à leur culture, c’est aussi dès ce 17e siècle que le jésuite portugais Luis Mariano les
voyait musulmans possédant le Coran, respectant le jeûne du Ramadan, se faisant circoncire,
ne mangeant pas de porc, pratiquant la polygamie et usant de talismans. Plus circonspect, un
de ses confrères remarquait qu’ils n’observaient pas
l’enseignement de l’islam comme une loi venue de Dieu, “mais comme légué par leurs
ancêtres”. Plus récemment, les études ont insisté sur le fait qu’ils venaient de La Mecque et
leur ont attribué une origine arabe et la pratique de l’islam, laquelle toutefois aurait dégénéré
et serait devenue hérétique. Mais certains des meilleurs connaisseurs de l’islam et de
Madagascar contestent qu’on puisse effectivement parler de “tribus musulmanes, ou
islamisées, du Sud-Est”, constatant que ces groupes ont des attitudes et des comportements
contraires aux fondements de l’islam arabe, notamment en ce qui concerne le chien dont
l’impureté n’est qu’à moitié enregistrée.
Cela dit, presque tout le monde se retrouvait pour faire jouer aux ZafiRaminia, en tant
qu’Arabes – et donc blancs – et en tant que musulmans – et donc fidèles d’une religion
supérieure parce que monothéiste et universelle – le fameux rôle à l’origine des formations
politiques malgaches et des royaumes.
En quelque sorte, conformément aux idées héritées du 19e siècle occidental, ils auraient
appartenu à une “civilisation supérieure”, et, par leurs ancêtres, auraient été du nombre de ces
“étrangers” qui, dans le passé, avaient apporté quelques éléments de civilisation dans le pays.
De fait, si les Zafiraminia d’aujourd’hui revendiquent de façon nuancée leur origine
mecquoise et si certains se revendiquent «arabo», comme le faisait encore il y a trente-cinq
ans Dilifera, mpanjaka d’Ikongo alors octogénaire, ils sont loin d’être rares à nier toute
appartenance à l’islam et nul d’entre eux ne paraît prétendre, pour leurs ancêtres, à la gloire
d’avoir fondamentalement influé sur l’évolution de l’organisation territoriale et politique de
l’île.
La question est alors de savoir si l’on a là le reflet de la situation originelle ou bien le produit
d’une évolution récente. Pour répondre à une telle question, le mieux serait de se tourner vers
les récits qui ont été produits par les ZafiRaminia eux-mêmes.
Les ZafiRaminia et l’islam
Parmi les textes disponibles – sans doute y en a-t-il d’autres jalousement conservés dans les
tranobe — “grandes maisons” — des mpanjaka –, il en est un qui semble donner raison à la
thèse musulmane. C’est celui de Ravalarivo : un texte rédigé en caractères arabico-malgaches
au 19e siècle à Mananjary par un katibo ZafiRaminia.
Bien que Ravalarivo ait été en relation avec Grandidier, son texte paraît bien présenter de la
tradition une version qui n’a pas été influencée par les regards étrangers, et que l’auteur
produisit à l’usage des siens. Ravalarivo leur dit qu’ils sont de la descendance de toute une
lignée des plus anciens prophètes depuis Noé et qu’ils appartiennent au même monde que
Mahomet.
Le cadre chronologique qu’il pose porte la marque de l’islam, avec une généalogie qui donne
les noms de cinq ou six des vingt-huit prophètes mentionnés dans le Coran : “… Ranoé lui
succéda. Lorsque Ranoé mourut, Radavid lui succéda. Lorsque Radavid mourut, Rasalomon
lui succéda…”
Un dernier “prophète”, Ravinavy, donna naissance à Raminia, lequel rendit visite “à son ami”
Mahomet pour lui indiquer son projet de partir s’installer à Mahory, un lieu que l’on identifia
ici à Madagascar plutôt qu’à Mayotte.
On est certes bien loin de la chronologie de la Bible – dans la tradition de laquelle s’inscrit
l’islam –, et l’on peut déjà noter que, malgachisés et dotés d’un “Ra-” honorifique, les noms
de ces prophètes retenus par le Coran sont curieusement restés au dessous du niveau supérieur
en “Andria-”, mais l’on en retiendra que Ravalarivo rattache explicitement son ancêtre
Raminia à La Mecque, dont il fait aussi venir ses conseillers, les Anakara et les Antetsimaito.
Quant aux Mofia, Antaivandrika et Masihanaka qui seront du voyage vers Madagascar, ce ne
sont que des kafiry, des incroyants selon l’islam, qu’au besoin, il sacrifiera pour le succès de
sa traversée. Une fois décidé à s’établir, il fait un voyage à La Mecque pour y prendre les
richesses qu’il y avait laissées. Et sitôt achevé l’établissement dans l’île, Raminia le laissa à
ses enfants et retourna à La Mecque.
Ravalarivo conclut ce point sur le constat que Raminia ne fut pas enterré à Madagascar. Puis
il termine son tantara, par la formule “Que Dieu, qu’il soit élevé !, le garde et qu’il accorde le
salut à l’âme de’Omar fils de Sultan (descendant de) Ranoé” – qui achève de l’inscrire dans la
révérence à l’islam, Omar ayant été reconnu pour le deuxième calife.
Il convient ici d’ajouter que l’une des traditions recueillies par Flacourt au 17e siècle, où l’on
peut lire que “quelques-uns disent que les Roandrian s’appellent Zafferahimina du nom de la
mère de Mahomet qui s’appelait Imina” allait bien plus loin que Ravalarivo, faisant carrément
de la mère du prophète leur ancêtre éponyme.
La tradition austronésienne
Comparé aux informateurs de Flacourt, Ravalarivo est un auteur tardif dont la valeur du
témoignage aux yeux des érudits tenait largement au fait qu’il était écrit et que lui-même était
identifié. Cela dit, on ne peut manquer de relever qu’il faut bien souvent, pour comprendre
Ravalarivo, s’en rapporter aux traditions rapportées par Flacourt, que pourtant il ne
connaissait pas. Cela nous fait obligation d’accorder à celles-ci toute l’importance qu’elles
méritent. A la lecture de Flacourt, on s’aperçoit qu’il n’y avait pas à son époque, un unique
tantara faisant l’unanimité des roandrian antanosy, car l’auteur poursuit “… d’autres disent
qu’ils se nomment Zafferamini, c’est-à-dire, la lignée de Ramini qu’ils disent avoir été leur
Ancêtre, ou de Raminia femme de Rahouroud, père de Rahazi et de Racouvatsi ou Racoube”.
A la revendication des uns de partager la même ancestralité que le prophète, s’oppose donc
l’affirmation, par d’autres, d’une tradition les faisant descendre soit d’un homme du nom de
Ramini, soit de sa fille Raminia. On peut encore ajouter qu’en cette seconde tradition, Ramini,
comme le Raminia de Ravalarivo, se rend auprès de Mahomet, mais c’est pour s’en faire
reconnaître Prophète, à son égal, et affirmer son droit à exercer lui-même le sombily, c’est-àdire le sacrifice des animaux qu’il allait consommer ainsi que les siens. On n’imagine pas
meilleure façon d’affirmer sa non soumission à l’islam. Et bien d’autres faits prennent sens à
partir de là.
Nous avons tout d’abord le choix de l’ancêtre éponyme – homme ou femme – qui nous met en
présence d’un conflit entre les conceptions arabes et les austronésiennes, pour lesquelles la
femme, avons-nous déjà vu, tient une place privilégiée. Il faut souligner à ce propos que, se
penchant sur le texte de Ravalarivo, les connaisseurs de l’islam n’ont pas relevé que celui-ci
ne connaît pas de prophète (antomoa) du nom de Ravinavy.
Or, les prophètes étant des hommes, ce nom pourrait se traduire par “Honorable homme dont
on a fait une femme”. Tout se passe comme si le texte zafiRaminia admettait la primauté que
l’islam donne aux hommes, mais attribue à cet homme une qualité féminine, l’inscrivant ainsi
dans la tradition austronésienne où les êtres d’origine divine, même s’ils sont officiellement
des hommes, ont souvent une
personnalité féminine.
Allons plus loin. Sieur Ramini, dans la version de Flacourt, ne descendait pas d’Adam. Il
“avait été créé de Dieu à la mer, soit qu’il l’ait fait descendre du Ciel et des étoiles, ou qu’il
l’ait créé de l’écume de la mer”. Avec la descente du Ciel comme pour les princes et
princesses issus du Dieu céleste ou la naissance à partir de l’eau, principe de vie attaché aux
andriana, on retrouve deux des grands thèmes fondamentaux de la religion austronésienne.
Pour couronner le tout, survient la revendication austronésienne, car dans le manuscrit de
Ravalarivo, Noé a pour père et mère, Ramaka-Rabehavelomana et Rasoamanorohovelona. Le
père est certes bien doté d’un nom faisant en partie référence à la grande place de commerce
qu’était La Mecque, puisque Ramaka signifie “Honorable Mecquois”. Mais en leur entier, ces
noms typiquement malgaches ont des sens leur attribuant les pouvoirs des princes-dieux
“maîtres de la vie” de la tradition. Et l’on ne peut omettre de constater que, donné pour roi de
la ville sainte, il serait le premier de toute une lignée de prophètes. Ainsi, quoique se situant à
l’intérieur de l’islam, Ravalarivo va jusqu’à revendiquer pour cette religion une origine
austronésienne.
Actualisant leur histoire en fonction des contextes, les traditionistes zafiRaminia ne se
résolvaient pas à abandonner ce qui faisait leur identité austronésienne. Leur relation avec le
monde arabe et l’islam sont équivoques. Il est possible qu’ils aient eu des ancêtres indiens ou
arabes, comme le donne à penser l’importance des types blancs chez les roandrian du temps
de Flacourt. Mais culturellement, ils venaient du Sud-est asiatique, hindouisé certes mais
toujours profondément austronésien.
Raminia, en ce sens, est le type même du “héros civilisateur” envoyé par Dieu pour mettre de
l’ordre dans le chaos terrestre. Cette ascendance divine a sans doute aidé les siens à s’imposer
dans le monde malgache, mais on peut plus prosaïquement penser que leurs richesses de
grands commerçants n’y furent pas non plus pour rien. Dans le domaine politique, leur
accession à des fonctions royales dut être le résultat d’heureuses alliances matrimoniales dans
les groupes dirigeants, comme ce fut le cas pour Dame Andriandrakova qui épousa un
Vazimba et donna naissance à Andriambahoaka.
Jean-Pierre Domenichini et Bakoly D. Ramiaramanana
Des bribes de tradition
Le texte de Ravalarivo n’est pas un de ces beaux tantara formalisés dont la tradition a le
secret mais plutôt un patchwork (bemiray), où des bribes de tradition restent
incompréhensibles. C’est ce qui, par exemple, apparaît dans le thème, conservé, des plantes
annonciatrices d’un événement.
Raminia, ici personnage masculin, a décidé de s’établir à Alamanofy. Laissons la plume à
Ravalarivo dans la traduction de Ferrand :
“— Je vais partir pour La Mecque … chercher tout ce que je possède.
Un bananier desséché produisit des bananes mûres ; une vache eut un veau à tête de
mouton et des quinze calebasses de jus de citron, une seule restait pleine.
— Mon frère cadet et moi sommes égaux, dit Raminia, et il partit. Voici mon frère cadet qui
me remplacera, si je viens à mourir, dit-il encore avant son départ.” On ne comprend ce
que viennent faire le bananier, le jus de citron et la vache avec son veau à tête de mouton
que grâce à la tradition antanosy rapportée par Flacourt. Cette dernière ordonne
l’événement quelque part en “Inde”, autour de Rahadzi et de Racouvatsi, les deux enfants
de Dame Raminia et petits-enfants de Ramini.
Rahadzi, l’aîné, qui est un “Grand Prince” comme son père et son grand-père, part en
voyage en laissant la régence de son royaume à son cadet – lequel devrait lui succéder s’il
n’était pas de retour au bout de dix ans.
Pour que l’on sache s’il était encore en vie, Rahadzi fit enfouir en terre certaines sortes de
bananes qui peuvent durer dix ans sans se corrompre, fit emplir sept vases de terre de jus
de citron, et fit aussi enfouir en terre une espèce de canne à sucre, et dit que lorsque les
bananes seront pourries, que le jus de citron sera évaporé, que les cannes seront
corrompues, et que pendant ce temps-là, il n’était pas de retour, son frère pourrait être
proclamé roi.
Rahadzi revint un peu plus de dix ans après, son frère avait été mis à sa place. Racoube,
pris de court, s’enfuit en bateau. Peu après, Rahadzi prit la mer à sa poursuite. C’est ainsi
qu’ils arrivèrent à Madagascar, mais Racoube arrivé le premier s’était enfoncé dans les
terres avec ses gens, et Rahadzi renonça à la suivre.
Il importe peu de savoir si Ravalarivo savait ou non le sens de cet épisode, construisant une
tradition plus terrestre que céleste, il ne lui a pas semblé envisageable d’occulter un tel
événement.
Les Antemoro dans le sud-est
Dans la discussion concernant l’impulsion que les Arabo-musulmans, en tant que
tels,auraient donnéeà la formation de royaumesdans la Grande Ile, les ZafiRaminia,
trop bien inscrits dans la tradition austronésienne, ne peuvent avoir
tenu le rôle qui leur fut dévolu. Il pourrait ne pas en être de même des Antemoro, dont
l’inscription dans le monde arabo-musulman est à ce point reconnue que le nom de
Ramaka, “Honorable Mecquois”, en est venu, en proverbe,
à désignertout Antemoro. Aujourd’hui dans toute l’île, ils ont la réputation de posséder
des pouvoirs hors du commun et leurs ombiasy sont censés détenirun savoir
leurpermettant à la fois de prédire l’avenir, de conseiller efficacement dans les affaires
difficiles et d’être d’excellents guérisseurs. Spécialistes du rituel, ils seraient les meilleurs
fournisseursen toute prestation devant faire appel à l’au-delà.
Et dans le passé, partant du pays antemoro, ils auraient parcouru toute l’île
et seraient devenus les conseillers
politiques d’ambitieux qu’ils auraient initiés à des idées nouvelles.
Situé au sud de Manakara, sur la côte sud-est, le pays antemoro ou Imoro est centré sur
l’embouchure de la Matatàna. Il comprend, en amont vers l’ouest, la majeure partie du bassin
versant de ce fleuve et de ses affluents.
Son importance dans l’histoire découle de ce que la région passe pour avoir été la tête de pont
d’une influence arabo-musulmane, que certains commentateurs du 20e siècle ont certes
largement amplifiée mais qui, loin d’avoir été imaginaire, a laissé des traces évidentes.
L’histoire recherchant d’abord des documents écrits, ce qui a fait la renommée du pays
antemoro, ce sont ses manuscrits, les fandraka, écrits en caractères arabes (sora-be, “grande
écriture”) adaptés à la phonétique malgache et contenant différents extraits du Coran.
Le papier (satary) et une encre noire assez épaisse (heboro) étaient fabriqués sur place. Et les
scribes (katibo) écrivaient avec un kalamo taillé dans du bambou. A la vérité, une telle
écriture et de tels manuscrits existaient et existent toujours dans d’autres régions : sur toute la
côte nord-ouest et dans les pays antambahoaka et antanosy.
Mais en Imoro, les Anakara en ont fait la base de leur autorité, notamment en fabriquant des
talismans (talasimo) comportant des textes écrits, surtout ésotériques, et en étant le groupe
d’origine de nombreux ombiasy.
De l’héritage arabo-musulman
On ne saurait mettre en doute la présence, sinon d’Arabes, du moins d’arabophones et
d’islamisés dans les dernières migrations ayant atteint la Matatàna, car au moins jusqu’au 20e
siècle la connaissance et la pratique de l’arabe - en fait d’un arabe phonétiquement malgachisé
- se sont maintenues chez les Anakara.
Cet arabe, qui n’était pas parlé comme une langue maternelle, faisait l’objet d’un
enseignement aux adolescents du groupe, mais en excluant les jeunes filles. De plus, il existe
dans le dialecte de la région - et particulièrement dans le parler des groupes dirigeants qui se
donnent une ascendance arabe - un lexique d’origine arabe numériquement important et
relevant essentiellement du domaine du symbolique et du culturel, mais en allant jusqu’à une
forte emprise sur le vécu quotidien comme dans le cas de la division du temps en semaines de
sept jours, dont chaque jour reçut son nom de l’arabe.
De même venaient de l’arabe le vocabulaire du zodiaque et celui, ésotérique, de l’astrologie et
de la divination qu’utilisent les ombiasy et qui fut, au moins partiellement, diffusé dans toute
l’île.
Mais il faut aussitôt relever que, d’une part, cet héritage linguistique ne remonte pas qu’aux
derniers arrivés en provenance du Moyen-Orient, et que, d’autre part, la langue courante est
un dialecte malgache, comme on doit normalement s’y attendre dans une situation où le
groupe migrant était essentiellement composé d’hommes qui épousèrent des femmes du pays.
D’ailleurs, le vocabulaire des activités féminines ne comporte aucun mot d’origine arabe.
Postérieures aux arrivées des ZafiRaminia au 12e siècle, celles des ancêtres arabo-musulmans
dont on se réclame dans la Matatàna peuvent être situées au 14e-15e siècle et y sont reçues
comme ayant constitué les dernières vagues d’immigration dans la région.
De fait, les manuscrits font arriver simultanément à Iharana ou Eharambazaha - le Vohémar
d’aujourd’hui - les immigrants conduits par Ramakararo, ancêtre des Anteony, et ceux
conduits par Alitavaratra, ancêtre des Anakara.
Ces derniers s’installèrent d’abord à Iharana, cependant que Ramakararo et sa suite de trente
migrants poursuivaient leur exploration de la côte est et décidaient de s’implanter à Matatàna.
Querelle de primauté et de légitimité
Par la suite, Alitavaratra et les siens quittèrent aussi Iharana. Avec son bœuf Valalanampy, il
fit la même exploration de la côte mais poursuivit jusque dans le Menabe dans l’Ouest, avant
de revenir dans la Matatàna, en laissant son frère Andriakafihy Somela dans la région de
l’Anosy en “pierre d’attente” pour une éventuelle installation.
Le récit de ces deux voyages ressemble étonnamment à celui du Raminia de Ravalarivo, non
seulement dans le mouvement général - car Raminia serait aussi passé par Iharana où il aurait
laissé, quant à lui, les Zanak’Onjatsy, dont certains seront néanmoins les premiers à arriver
dans la Matatàna -, mais aussi dans le détail : tant de la fonction de Valalanampy que du sort
réservé aux kafiry antevandrika, mofia et masihanaka lors de la traversée vers Madagascar.
Ce n’est ici ni le lieu ni le moment d’essayer de départager Raminia, Ramakararo et
Alitavaratra, et ce d’autant plus que tout ceci semble bien à mettre en relation avec une
querelle de primauté et de légitimité.
D’ailleurs, toute cette côte était connue des navigateurs arabes à partir de Iharana où il y avait,
particulièrement florissant du 13e au 15e siècle - comme l’atteste l’archéologie -, un
établissement d’islamisés adonnés au commerce, en exportant, par exemple, des objets de
chloritoschiste vers Quiloa en Afrique de l’Est. Il y a même un routier du 15e siècle qui
localise les ports malgaches fréquentés par la marine arabe dans la période immédiatement
précédente.
S’agissant des ZafiRaminia et des Anteony, la réalité et l’ancienneté de leur rivalité sont au
demeurant attestées par diverses traditions. Ainsi, à s’en rapporter à certaines d’entre elles,
Ramakararo s’installant dans la Matatàna avec sa petite suite, arrivait dans un pays où les
ZafiRaminia faisaient partie des groupes dirigeants, mais il prit femme dans le groupe de plus
faible prestige des Onjatsy, immigrés d’assez fraîche date à l’époque.
Et il existe par ailleurs, soulignant cette “infériorité” de Ramakararo, une tradition
zafiRaminia selon laquelle celui-ci était le fils de Ravahinia, sœur de Raminia, qui épousa un
chef local de la Matatàna. Mais à cette tradition zafiRaminia répond une tradition anteony
selon laquelle Ravahinia aurait été l’épouse de Ramosamary, petit-fils de Ramakararo et père
de Ramarohalaña, lequel serait en fait le véritable fondateur de la dynastie anteony.
Quant à Flacourt, il nous apprend même qu’à un moment, les descendants de Ramakararo
exterminèrent tous les hommes adultes zafiRaminia de la Matatàna, ne laissant subsister que
les femmes et les enfants.
Quoi qu’il en soit, il paraît bien établi que ce fut avec l’appui des Onjatsy, qui en acquirent du
prestige auprès des Anteony, que se fit l’installation de Ramakararo à Ambohabe, sur la côte
au nord de l’estuaire de la Matatàna.
C’est grâce à des mariages, d’abord avec des femmes onjatsy, ensuite avec des femmes issues
de groupes locaux dominants, que put s’effectuer l’intégration des nouveaux arrivants dans la
société malgache.
La pérennisation de leur établissement nécessitant la disposition d’un important patrimoine
foncier, il convient de souligner d’emblée que les enfants issus des mariages mixtes, s’ils
étaient arabes pour leurs pères, restaient malgaches pour leurs familles maternelles ; ainsi
reçurent-ils, soit par don soit par héritage, des terres de leurs oncles maternels.
Cela dit, il faut encore noter que dans une société qui avait déjà pour principe de ne pas
vendre de terre à des étrangers, Ralivoaziry, fils de Ramakararo et père de Ramosamary, en
aurait exceptionnellement obtenue du roi de Siranambato (l’actuelle Evato) pour avoir, par
des prières en arabe, délivré le pays de l’hydre marine à sept têtes (fananimpitoloha) qui le
dévorait.
Cette hydre étant le développement final des fanany dans lesquels résidaient l’esprit des
anciens rois, on comprend que les musulmans aient combattu ce qui leur apparaissait comme
des superstitions. Mais on ne peut que s’interroger sur ce que supposerait un tel geste du roi
de Siranambato.
Comme le suggèrent son nom d’“Honorable aux nombreuses rizières” et les alliances
matrimoniales qui lui donnèrent symboliquement douze enfants, Ramarohalaña, le fondateur
de la dynastie des Anteony qui portait le titre d’andrianony, paraît bien intégré dans la société
malgache et fut d’ailleurs, depuis l’arrivée des siens à Madagascar, le premier à y avoir son
tombeau.
De son vivant, il plaça trois de ses fils dans les marches du pays, notamment sur l’Ambahive
et la moyenne Matatàna. A sa mort, un autre de ses fils, Andriatomambe, prit sa succession et
s’installa à Evato qui restera capitale du royaume, comme elle l’avait été du temps du
royaume de tradition austronésienne qui aurait agréé et récompensé les services de
Ralivoaziry.
Un royaume arabo-musulman ?
La question se pose alors de savoir si, à défaut d’avoir été le premier royaume que l’on ait
connu dans l’île, celui de Ramarohalaña s’était effectivement distingué en tant que royaume
arabo-musulman ayant créé un modèle ultérieurement suivi en d’autres régions.
D’entrée, on doit constater que Flacourt, rapportant l’existence d’un prosélytisme religieux et
d’écoles coraniques dans la Matatàna au 17e siècle, avait été induit en erreur. Au contraire, le
système mis en place utilise l’arabité et l’appartenance au monde musulman comme des
privilèges à préserver.
L’opposition, qui est à la base de la société antemoro et permet de comprendre l’épisode des
kafiry traîtreusement jetés à la mer pour alléger le bateau, est celle qui existe entre musulmans
et païens, entre silamo et kafiry.
Si maintenant on fait abstraction des bouleversements survenus au 19e siècle, on pourrait se
contenter de dire que, sur la base de cette opposition entre silamo et kafiry fut créée dans la
Matatàna une société essentiellement composée de trois rangs hiérarchiques comportant euxmêmes des subdivisions : un premier rang aristocratique, celui du lignage royal des Anteony
“Gens du fleuve”, un second rang aristocratique, celui des Antalaotra “Gens de la mer” aux
fonctions religieuses comportant notamment les Zafitsimeto et les Anakara, et un rang roturier
comprenant l“ensemble des Fañarivoana, à la fois ”ceux dont on fait les arivo, c’est-à-dire le
peuple“ et ”ceux dont on tire les richesses“, et que les deux premiers rangs, par le privilège du
sombily, ont notamment réussi à spolier du droit traditionnel de sacrifier les animaux destinés
à sa nourriture.
A ces trois rangs formant la société politique, il convient d’ajouter, mais hors système, d’une
part, les dépendants, prisonniers de guerre ou enfants de serviteurs, et d’autre part, les
Antevolo, véritables parias des Antemoro.
Dans un tel contexte, on ne peut s’étonner de ce qu’y aient été suivies, en matière de mariage,
des règles strictement conformes au principe hiérarchique. Dans un rang donné, un homme
pouvait prendre femme à l’intérieur du rang - c’est ce que faisaient en général les Anakara ou prendre femme dans un rang inférieur.
Les alliances en sens inverse étaient interdites, notamment le mariage entre un Fañarivoana et
une Anteony. Mais comme les Anteony avaient mis en œuvre une stratégie de mariage avec
les clans fañarivoana les plus puissants, ceux-ci souffraient d’être contraints de donner des
femmes sans pouvoir en espérer en retour. Quant aux alliances avec les dépendants ou les
Antevolo, elles n’étaient tout simplement pas envisageables.
S’agissant du domaine des institutions, la séparation entre fonction politique et fonction
religieuse constitue la grande nouveauté. Alors que la culture malgache traditionnelle fait des
souverains des rois-dieux ou des rois-prêtres en attente d’être divinisés, la construction
antemoro ne laisse aux rois que le gouvernement des hommes et remet aux Antalaotra tout ce
qui concerne les relations avec l’au-delà et la surnature.
Qui plus est, alors qu’il est d’usage que toute nouvelle dynastie réserve des fonctions rituelles
à l’ancien lignage royal, en lui reconnaissant notamment le privilège essentiel des
inaugurations (manantatra), l’attribution du sacré aux seuls Antalaotra constitue en soi un
écrasement total des anciens groupes dirigeants et une rupture absolue avec la conception
traditionnelle de l’évolution historique.
Bref, une situation qui, en principe, ne pouvait durer et, d’ailleurs, n’a pu durer puisqu’elle fut
violemment interrompue à la fin du 19e siècle par la célèbre révolte des Ampanabaka, nourrie
de tout un souvenir historique.
De fait, déjà la situation décrite plus haut n’avait pu s’instaurer comme par un coup de
baguette magique. Et les descendants des Grands de l’époque antérieure qui furent confondus
avec les roturiers, se souvenaient non seulement que leurs ancêtres avaient donné des femmes
et des terres aux Arabes et que, comme Ontsoa ou en d’autres fonctions, ils avaient pris part
aux décisions politiques dans les premiers temps du nouveau royaume, mais aussi qu’ils
avaient été auparavant les maîtres du pays.
Quant à l’ensemble des Fanarivoana, les Arabo-musulmans et leurs descendants n’ont pu
aussi radicalement changer leurs conceptions. C’est ainsi qu’ils continuèrent à employer les
anciens symboles du pouvoir royal, la conque marine (antsiva) et les tambours jumeaux
(hazolahy).
Si l’andrianony antemoro n’avait plus de fonctions religieuses, c’est toujours lui que le peuple
tenait pour responsable des catastrophes naturelles. Inversement, car les changements ne
furent pas à sens unique, on vit les descendants de Ramakararo et d’Alitavaratra adapter leur
calendrier lunaire au calendrier solaire qui rythmait toujours la vie agricole.
Métamorphose étonnante, ils ne priaient plus tournés vers La Mecque mais vers l’Est et le
Zanahary malgache. De vrai, le supposé prestige de la culture étrangère n’avait pas
définitivement vaincu la culture malgache qui, en revanche, avait grandement assimilé les
immigrants.
Jean-Pierre Domenichini et Bakoly-D Ramiaramanana
Un espace territorial bien malgache
De son origine austronésienne où l’homme est un élément du cosmos, la culture malgache
tient une valorisation des orientations cardinales. Sur un plan terrestre, l’Est est la
direction des ancêtres, de la vie et du sacré, l’Ouest celle du profane et de la mort, le Nord
celle du commandement et du pouvoir, le Sud celle de la soumission et de l’obéissance.
Quant au Centre, c’est, sur le plan vertical, le point de départ de la relation avec le ciel et
l’au-delà. Si l’on prend la Basse Matatàna, force est de constater que le royaume antemoro
n’a guère innové en la matière, s’étant plutôt coulé dans les vêtements de la période
antérieure.
A partir d’Andriatomambe, le centre du royaume est à Evato sur la rive nord de la
Matatàna. C’est là que résident l’andrianony et ses proches, ainsi que les Antatanzona, sa
force armée, et les Antampasana pour le service mortuaire.
En ce domaine, la nouvelle coutume a rompu avec l’ancienne, car auparavant, les lieux de
sépulture étaient éloignés à l’est des lieux d’habitation et, pour Evato, il aurait dû se
trouver du côté d’Ambohabe dans la forêt en bord de mer.
Autour d’Evato, sur la rive gauche du fleuve, sont les cités des Antalaotra, innovation
créant une protection sacrée de l’andrianony. Il est à remarquer que les Andriatsimaito ou
Zafitsimeto qui ont la science des choses de la terre, sont à Savàna et à l’est en position
d’ancêtres, sinon des andrianony du moins des Anakara - la divination selon les Zafitsimeto
étant antérieure à celle de l’astrologie et de l’écrit.
Quant aux Anakara, ils résident à Vatomasina au bord du fleuve à l’ouest d’Evato dans une
direction dépréciée. Ne dit-on pas, d’ailleurs, que si cette place leur a été assignée, c’est
pour qu’ils soient éblouis par le soleil s’ils attaquaient Evato au petit matin ? Les relations
Andrianony / Anakara ne furent pas toujours au beau fixe.
Les villages de la rive droite sont dans une position d’infériorité par rapport au nord. Au
sud-est d’Evato se trouve Onjatsy dans la position d’ancêtres avec qui la parenté a été
rompue. Au sud-ouest, les cités des Fañarivoana occupent la place réservée au peuple
soumis.
Mais juste en face d’Evato, quoique au sud, la cité antevolo d’Antanantsara se dresse elle
aussi au centre du royaume. Exclus du corps social, ce groupe aristocratique des anciens
temps conserve par son premier lieu de résidence le souvenir de sa grandeur passée.
Madagascar (10e partie)
Le modèle ZafiRambo
L’Imoro, présenté comme tête de pont de l’influence arabo-musulmaneà
Madagascar,apparaît, à travers l’histoire de sa dernière dynastie, comme le lieu d’un
échec de cette influence.
Car plutôt qu’à une dynamique d’arabisation ou d’islamisation de la région, on assiste
en définitive à un processus de désislamisation
des immigrants qui y furent une des sources de l’aristocratie dirigeante depuis le 16e
siècle.
On pourrait supposer que l’évolution locale du modèlene pesa passur sa diffusion dansle
reste de l’île.
Et les diffuseurs – tant les ombiasy qui auraient tenu un rôle important dans les autres
royaumes que les personnes issues du groupe dynastique qui s’établirent en d’autres
régions – auraient pu mieux préserver l’héritage
de la culturearabo-musulmane.
Mais tel ne fut à l’évidence pas le cas, sur le gradin forestier, dans l’histoire de
l’AnjafiRambo, dont certains sont tentés d’inscrire la réussite au bénéfice de ces
suppositions, Rambo étant présenté dans
la Matatàna comme le fils aîné de Ramarohalaña, fondateur du royaume antemoro.
Le pays tanala, ou tañala selon la prononciation locale, se situe sur le gradin forestier entre, à
l’est, les pays du littoral et, à l’ouest, les étendues déforestées des hautes terres qu’on appelle
Ampatrana,“région déforestée”, par opposition à l’Anala “Pays de la forêt”, sur le versant au
vent, où persista la forêt pluviale.
Cette forêt s’étire sur toute la longueur de la Grande Ile, mais le pays tanala historique
correspond à l’Anjafirambo, “Pays des descendants de Rambo”, qui couvrait plus de 300
kilomètres, du bassin versant de la Matatàna, au sud, à celui de l’Onive, au nord.
Un passé voué à l’oubli
Le concernant, l’histoire nationale retient aussi bien la région de Vohitrarivo, près de
Tsinjoarivo sur l’Onive, dont le roi que son nom donne pour Prince de l’Univers –
Andrianonindanitramantany signifiant à la fois “Prince des fleuves du ciel et de la terre” et
“Prince du fleuve dans le ciel et sur la terre” –, donna, au 17e siècle, sa fille en mariage à
Andriamasinavalona, roi de l’Imerina aux quatre provinces, que la région d’Ambohimanga du
Sud, au nord d’Ifanadiana, qu’on appelle souvent Ambohimanganiovana, en hommage à la
personnalité de la princesse Raovana, Andriambaventy dont Ranavalona II n’hésita pas à faire
l’égale, en science du gouvernement, du grand Andrianampoinimerina. Néanmoins, le pays
tanala s’identifie pour beaucoup à l’Ikongo – région de l’ancien Fort-Carnot –, parce que les
ZafiRambo de la région ont glorieusement fait parler d’eux, au 19e siècle, en résistant tout
d’abord à l’unification entreprise par le Royaume de Madagascar, ensuite aux premiers
assauts de la colonisation française. A l’arrivée des ZafiRambo, au 17e siècle, en provenance
des hautes terres où les avaient conduits leurs premières migrations, le gradin forestier – dont
il n’est même pas exclu qu’en fut proche, à défaut d’y avoir été, le territoire de Nosiala où
Ramarohalana aurait installé Rambo – n’était pas un pays désert.
Mais pour raconter les “premiers temps de l’histoire”, la tradition y utilise les mêmes schémas
que les autres régions de l’île. Les Vazimba, premiers habitants, auraient été de petits hommes
noirs qui n’auraient connu ni le feu ni l’agriculture, et se seraient nourris d’aliments crus.
Sans chefs, ni serviteurs, ni interdits (fady), ils n’auraient eu ni vraies maisons ni tombeaux,
mais parlaient une langue comprise des nouveaux venus. A lire ce portrait, on en comprend
toute la charge idéologique. Sauf le fait – au demeurant très important – qu’on y reconnaît
l’unité linguistique ancienne, cette version de l’histoire, objet de consensus, présente les
premiers habitants comme vivant au plus profond de la nuit paléolithique.
Les générations qui ont élaboré ce récit et occulté les anciennes réalités, l’ont fait pour
s’attribuer tout le mérite des progrès qui auraient été effectués depuis cette époque et qui font
que les hommes sont des hommes.
Normale en toute société valorisant l’idée de progrès, cette occultation du passé par la
violence de l’imaginaire indique l’intensité des anciens conflits politiques, lesquels avaient si
fortement engagé les adversaires que, pour asseoir leur autorité, les vainqueurs en étaient ainsi
venus à condamner les vaincus à l’oubli et à la dérision.
Mais la mémoire de la culture permet de reconstituer la première histoire de l’Anjafirambo.
Tout au début, comme elles comportaient la partie haute des différents bassins versants des
fleuves qui se jettent dans l’océan Indien, les régions du gradin forestier faisaient partie des
principautés qui avaient établi leur centre de décision près des embouchures.
C’est ainsi que l’Ikongo, la mieux connue, faisait au départ partie de la première principauté
installée dans la Matatàna. Et l’on y rencontre encore des Antangato, des Mangania, des
Antekity… représentants de clans, aujourd’hui marginaux et comme déchus, mais qui, avant
l’arrivée des Anteony, occupaient des places centrales à l’embouchure et devaient tenir leur
rang dans l’organisation.
Plus qu’à l’agriculture, ils se vouaient dans cet arrière-pays à la collecte de “feuilles d’herbe”
destinées à l’exportation par la Matatàna, et l’on comprend qu’il en ait été tiré argument pour
dire qu’ils ne pratiquaient pas l’agriculture.
Si des frontières ont pu exister à l’époque, elles ne furent pas stables, variant avec les
déplacements des hommes. C’est ainsi que – peut-être du temps de Darafify – les aléas de
l’histoire firent passer une bonne partie de ce qui devint l’Anjafirambo dans ce qui était alors
le pays des Vorimo, lesquels étendaient leur autorité depuis Ifanirea dans le sud de l’Ikongo,
jusque dans la vallée de l’Iazafo, à l’ouest de Fenoarivo-Atsinanana.
De fait, l’histoire et l’identité de plusieurs grandes familles témoignent à la fois du fait
qu’avant la période zafiRambo, la région resta tournée vers la mer et dans la mouvance des
embouchures de la Matatàna, de la Mananjary et de la Fanantara, et de l’importance des
conflits pour le contrôle politique des hommes et de leurs activités.
Ces hommes, on peut les identifier autant par leur nom que parce qu’on leur a fait la
réputation d’avoir “ignoré l’usage du fer”, les rejetant ainsi, eux aussi, vers les temps
primitifs. Ignorer le fer, c’est ce qu’on dit de tous les groupes qui, du fait de leurs fonctions
politiques et religieuses, ne pratiquaient pas eux-mêmes la métallurgie.
Dans l’ancienne société, ce travail était confié à des groupes à qui était permise la richesse
mais qui étaient écartés de l’exercice du pouvoir et de l’autorité. Naguère encore, à l’orée de
la forêt, les Zafimaniry, par exemple, s’ils ne pouvaient être ni fondeurs ni forgerons,
utilisaient en fait la quincaillerie et les objets en fer produits par leurs voisins, les Arivoanala.
Le cas de l’un de ces groupes, celui des Zafindraony, “Petits enfants de Raony”, est d’ailleurs
intéressant dans la mesure où le mot zafindraony est couramment utilisé pour désigner les
enfants d’une union avec un “étranger”. Et on peut se demander si Raony, “Honorable du
fleuve”, partie intégrante du nom de nombre de princes betsileo, qui portaient le titre de Hova,
n’aurait pas été, initialement, la marque d’un pouvoir délégué par un Andrianony souverain
ayant sa capitale sur la côte orientale.
Quoi qu’il en soit, sans doute d’ascendance aristocratique, les Zafindraony, en ce qu’ils
vénèrent les crocodiles et respectent les interdits du chanvre, du porc et de la roussette,
semblent avoir fait, au tournant des 15e-16e siècles, la synthèse des anciennes conceptions
princières et de l’apport arabo-musulman, mais sans pour autant réussir une percée durable.
Au moment où les ZafiRambo – dont nous laissons de côté l’importante question de savoir si
l’ancêtre éponyme fut une femme ou un homme – traversèrent le gradin forestier pour
atteindre les hautes terres, l’Ikongo dans la haute Matatàna était encore dans la mouvance
d’Evato.
Sans doute faudra-t-il attendre l’irruption de l’Europe dans l’océan Indien pour que la
perturbation des réseaux commerciaux de la marine arabo-musulmane, se traduisant
localement par la diminution de la demande de produits de la forêt, vienne desserrer et
distendre l’emprise du centre antemoro sur cette périphérie. Ce sera l’opportunité saisie par
les ZafiRambo pour s’y établir.
Les ZafiRambo en Ikongo
Se réclamant, par leur ancêtre Rambo, d’une double ascendance, zafiRaminia et Anteony, les
ZafiRambo n’établirent pas en Ikongo une royauté copie conforme du régime instauré en
Imoro.
Si l’origine mecquoise et la qualité d’“arabo” sont revendiquées par le groupe royal, celle de
musulman (silamo) n’est apparemment pas évoquée et n’est en tout cas jamais mobilisée pour
s’opposer à un peuple qui serait païen (kafiry).
On ne discerne ni combat contre les superstitions, ni valorisation d’un savoir étranger.
L’écriture (sora-be) même a été abandonnée au profit de l’oralité. Quant au politique et au
religieux, ils n’étaient nullement dissociés, restant au contraire unis dans un monde toujours
enchanté.
Bref, on pourrait appliquer à l’Ikongo cette formule que l’on peut librement traduire par
“Arabe d’accord, Malgache d’abord” et qui avait été tirée de ce qu’on pouvait observer
ailleurs.
L’installation des ZafiRambo en Ikongo ne fut pas le résultat d’une conquête, sauf, pourraiton dire, de celle des cœurs après l’échec des princes Tandrokaombimena, Vohitrosy et
Antemahafaly.
Cependant, telle qu’on la raconte en Ikongo, l’histoire de cette installation, avec ses épisodes
confus, ses lacunes et ses “oublis”, donne à penser que le consensus qui s’est établi au niveau
social, fut le fruit de compromis qui, sur le moment, n’avaient pas satisfait grand monde.
On ne peut savoir avec précision ni qui fut le premier ZafiRambo qui obtint l’autorité
suprême, ni qui construisit le tombeau d’Amboasarimanga qui accueillit jusqu’au 19e siècle
les grands rois. Ce que l’on comprend, c’est que l’alliance que les ZafiRambo passèrent,
notamment par le mariage, avec le clan Sahavàna, fut déterminante.
Aux princes gouvernants auxquels il faisait appel, le peuple demandeur ne donnait pas carte
blanche. On sait traditionnellement les risques de dérive despotique de tout pouvoir dont les
règles n’ont pas été préalablement définies. Il fallait donc définir les conventions qui allaient
être mises en œuvre et formuler les lois fondamentales.
On sait aussi que le principe hiérarchique qui organise toute société dans le monde malgache
n’est jamais absolu, générant au contraire une revendication égalitaire. L’un ne va pas sans
l’autre. Toutefois, comme on le voit le plus souvent, la satisfaction de cette revendication ne
remet pas radicalement en cause l’organisation hiérarchique.
C’est ce qu’on voit dans l’Ikongo des ZafiRambo où les anakandriambe et les anakandria,
issus de l’ancienne société, occupent des postes stratégiques dans le gouvernement et
possèdent les signes extérieurs de ce pouvoir. Le point central des discussions dut porter sur le
droit de sombily, dont on sait qu’il fut la principale revendication zafiRaminia face à l’islam
et sera une des causes de la révolte des Ampanabaka en Imoro à la fin du 19e siècle.
Les ZafiRambo d’Ikongo acceptèrent une amputation de ce droit. L’andrianony conservait
son caractère divin et assurait le ministère des sacrifices publics engageant la société dans la
relation avec l’au-delà. C’est donc lui qui sacrifiait le zébu offert à Zanahary et aux ancêtres
divinisés.
Mais il pouvait déléguer le droit de couper la gorge des animaux à ses parents zafiRambo,
comme il l’avait longtemps reconnu, pour leur usage interne, aux Anteminia d’origine
zafiRaminia.
Cela étant, l’andrianony ou son représentant aurait dû recevoir la culotte du bœuf (vody
omby). Là commençait la limitation, car l’arrière-train du zébu était partagé entre
l’andrianony et son anakandriambe (grand anakandria ou grand enfant de prince).
Autre abandon important – car il s’agit de la parole –, ce n’était pas l’andrianony mais
l’anakandriambe qui invoquait Zanahary et les ancêtres. Il s’agit donc d’un véritable partage
de la fonction religieuse.
Apparemment, il en était de même dans le domaine du politique. Andrianony et
anakandriambe étaient unis pour toutes les décisions et ils contrôlaient l’un et l’autre, outre le
travail des rizières attachées à leur fonction – c’était les rizières des
tranobe –, la production de riz.
Au niveau des seigneuries, à l’ampanjaka était aussi adjoint un anakandriambe, et au niveau
des villages, à l’ampanjaka anakova (ampanjaka, enfant de hova) un anakandria (enfant de
prince).
L’andrianony et son anakandriambe avaient également une tranobe, “grande maison”, à huit
portes, à longues cornes sur les pignons et portant des oiseaux. Aux niveaux inférieurs, leurs
équivalents avaient droit à une maison à six ou quatre portes avec des cornes plus ou moins
raccourcies. Tous avaient le droit d’avoir des dépendants (andevo).
En fait, il s’agissait d’une forme de gouvernement collégial dans lequel l’andrianony avait
notamment renoncé au titre de “maître de la terre” qu’il tenait de son ancêtre céleste. Mais la
prééminence de l’andrianony demeurait, soulignée dans le symbolique et dans les grandes
cérémonies.
C’est ainsi que la tranobe de l’andrianony, qui était d’ailleurs seul à avoir le droit d’octroyer
les cornes de maison et de décider de leur taille, occupait dans l’espace une place plus
valorisée que celle de son anakandriambe.
D’autre part, elle servait pour les cérémonies de la vie, car il était “maître de la vie”, alors que
celle de l’anakandriambe accueillait les morts avant leur mise au tombeau. Enfin – trait
significatif du poids des plus anciennes conceptions – la femme de l’andrianony ou sa sœur,
était l’andriambavilanitra, “princesse du ciel”, recours et représentante des femmes, et
participait aux décisions politiques ; peut-être même aurait-elle pu régner à l’instar de
Raovana à Ambohimanga du Sud au 19e siècle. Avec le modèle zafiRambo d’Ikongo, la
désislamisation est complète et la structure sociale correspond au modèle fourni par les
anciens récits malgaches de la création, à ceci près que les terrestres sujets des ZafiRambo y
ont gagné d’être considérés comme “maîtres de la terre”. Les princesses zafiRambo restaient
princesses du Ciel, parfaites héritières de leur ancêtre Zanahary et de sa puissance. Quant aux
princes zafiRambo qui étaient hovalahy conformément à la terminologie de la région, ils
étaient à la charnière du Ciel et de la Terre. Mais cette analyse ne serait complète que si l’on
pouvait la parfaire par le point de vue roturier.
Jean-Pierre Domenichini et Bakoly D. Ramiaramanana
La nouvelle Manambondro
Lorsqu’on abandonne l’histoire vue de haut avec des lunettes coloniales pour la saisir d’enbas, on voit que les populations se sont constamment déplacées et que ces mouvements,
parfois conflictuels, sont facilités par l’unité linguistique et culturelle qui souligne
l’inconsistance des prétendus “groupes ethniques”.
Certains migrants sont à la recherche de terres et de richesses, d’autres y ajoutent celle de
sujets et d’autorité. C’est le cas du ZafiRambo Andriamaroary qui, parti de Vatomivarina
dans la vallée de la Manambondro en Ikongo, recréa une principauté à l’embouchure du
fleuve qu’il nomma Manambondro, après en avoir pris possession en y versant de l’eau
puisée dans la Manambondro d’Ikongo. Le récit officiel raconte qu’Andriamaroary suivit la
côte, passa les embouchures de la Matatàna à Vohipeno, de la Manampatra à
Farafangana, de la Mananara à Vangaindrano et de la Masihianaka avant d’arriver sur
une île de l’embouchure où il établit sa résidence d’Antokonosy.
Il avait fait par terre le chemin que son ancêtre Raminia avait fait par mer. Tout se présente
comme s’il était dans un pays inconnu et désert qu’il découvrait, sauf qu’avant d’atteindre
son but, il passa à Mahabe chez Rahombola, sa fille unique qui y avait eu cinq fils d’un
joueur de jejolava qu’elle avait suivi. A Antokonosy, un tronc de bananier charrié par le
fleuve lui indiqua que le pays était habité en amont. Une exploration en découvrit les
habitants. Une guerre, avec l’aide des Antevato, lui assura la supériorité. Une partie des
vaincus décida de s’exiler. Le récit qu’au fil des jours, la société antemanambondro donne
à ses enfants est en partie différent. Ils connaissent, au nord et au sud de la cité, les pierres
levées des anciens habitants dont ils retiennent les noms, tout comme ils savent que leur
tombeau (kibory) d’Ambohikarabo se trouve dans la forêt. Ils ont appris que leur ancêtre
Andriamaroary avait épousé une femme antevato de Mahabe, qu’après avoir quitté ses
parents, Rahombola s’était établie au village de sa mère au sud de la Masihianaka, et que
ce fut en tant que parents de sa femme que les Antevato aidèrent Andriamaroary à se créer
un territoire. Descriptif, le récit officiel se conforme aux normes de l’académisme
traditionnel, l’enseignement quotidien cherche à expliquer les faits par leur insertion dans
la vie sociale.
Le modèle Antanosy
Dans son ensemble peuplée à partir de l’Asie du Sud-Est austronésienne – mais d’abord
austro-asiatique –, Madagascar, inscrite dans le mouvement du commerce maritime de
l’océan Indien, est restée ouverte au long des siècles à l’immigration de groupes ayant à
la fois su profiter des règles d’hospitalité de ses habitants, et faire agréer la part
profitable et assimilable de leurs apports matériels et culturels.
Les historiens peuvent ainsi faire appel à des sources variées, à la condition toutefois de
trouver à franchir barrières de langue et d’écriture – ce qui n’est pas des plus aisés, vu
la diversité culturelle des nouveaux venus avant leur assimilation.
Pour les francophones cependant, l’obstacle est moins grand à partir du XVIIe siècle,
grâce notamment à Flacourt qui, malgré ses imprécisions et ses contradictions, donne
assez bien à percevoir ce que fut, en son temps, l’organisation sociale et politique de
l’Anosy, historiquement la première région de l’Ile où, de façon certaine, un prince se
soit donné pour “roi de Madagascar”.
En Anosy comme ailleurs dans l’île, la dernière dynastie – ici celle des ZafiRaminia – a
occulté l’histoire antérieure pour assurer sa légitimité. Le pays antanosy a donc, en particulier
avec les Kimosy – littéralement « Petits cochons » ou « Petits chanvres » –, ses populations «
préhistoriques » que des traits culturels, tels que l’importance du chien et du sanglier,
inscrivent dans le même monde austronésien que leurs successeurs, mais qui furent, au moins
en partie, marginalisées et mythiquement nanifiées. De même a été gommé le souvenir des
relations avec l’extérieur que rappelle la tranovato ou « maison de pierre », seul vestige
architectural ancien qui, avec les produits des fouilles archéologiques attestant une occupation
dès le XIe siècle au moins, y témoigne des relations durablement entretenues tant avec les
régions qui travaillaient le chloritoschiste qu’avec les réseaux commerciaux qui, du XIIIe au
XVe siècle, importèrent des céladons chinois.
Blancs et Noirs
dans l’ancienne société de l’Anosy
Quand y débarqua Flacourt, en 1648, l’Anosy, avec pour capitale Fanjahira, était sous le
règne de l’Andriambahoaka Andriandramaka, fils d’Andriantsiambany – ce roi dont le faste
avait tant impressionné les Portugais en 1613. Et on était alors, en raison même de l’irruption
de l’Europe, dans une période charnière où se donnent aussi bien à saisir des traits essentiels
hérités du passé que l’amorce de transformations qu’on ne trouvera achevées que bien plus
tard et en d’autres régions. Etant né dans une société d’ordres, Flacourt a mieux compris la
nature des « conditions » ou « états » de la société antanosy que nombre de ses lecteurs
d’aujourd’hui. Mais ayant écrit dans la perspective de la prise du pouvoir exercé par
l’Andriambahoaka, et d’une prise de possession au nom du roi de France, il n’a pas toujours
été sans gauchir les faits rapportés.
Cela étant, analysant un texte roandriana, Flacourt est certes plus ethnologue que lorsqu’il
raconte des événements dont il fut acteur ; mais l’information des grands Roandriana lui
tenant souvent lieu de vérité, et l’absolutisme monarchique triomphant alors en Europe, il
reste prisonnier de la conception occidentale de la hiérarchie. C’est ainsi que, sans doute
poussé en ce sens par les manipulations idéologiques des Roandriana, il donne l’impression
que le groupe social des « Blancs (Fotsy) », hiérarchisés en Roandriana, Anakandriana et
Onjatsy se donnant tous une origine mecquoise – mais nous avons déjà vu ce qu’il en était –,
formerait en son ensemble un groupe dirigeant au-dessus du groupe social des « Noirs
(Mainty) », eux-mêmes hiérarchisés en Voajiry, Lohavohitra et Ontsoa, auquel se
rattacheraient aussi – début d’un amalgame qu’on trouvera repris et développé ailleurs –, les
Ondeves ou « esclaves ». Or, même les Roandriana, en élaborant le récit étiologique de la
création des hommes qui, dans leur esprit – et Flacourt le souligne –, fournissait une
justification religieuse à la hiérarchie ayant finalement placé au sommet nombre de « Blancs »
– donnés pour nés d’une femme issue de la cervelle d’Adam pour les Roandriana, de son cou
pour les Anakandriana –, avaient déjà été contraints d’introduire une nuance de taille en
plaçant les Voajiry, prétendument issus de l’épaule droite, au-dessus des Onjatsy, qui
l’auraient été de la gauche. En fait, quand on tient compte d’informations laissées éparses par
Flacourt, on voit bien que les Voajiry étaient très nettement au-dessus des Onjatsy et qu’il
existait en Anosy – l’une « blanche » et l’autre « noire », bien qu’il s’agisse déjà de couleurs
sociologiques – deux hiérarchies parallèles des hommes et des terres, que seule explique
l’histoire de l’intégration des ZafiRaminia dans les institutions d’un royaume ayant préexisté
à leur arrivée et comporté une catégorie hors système politique formée des ondevo.
Descendants des anciens princes écartés du groupe souverain, les Voajiry demeuraient, dit
ailleurs Flacourt, les « Maîtres de la Terre » et grands seigneurs contrôlant plusieurs villages,
voire toute une région comme celle de la Manantenina, où ils étaient politiquement et
rituellement – en fait, c’est la même chose – autonomes ou, comme on dit en malgache,
mahavita tena. Et le véritable pouvoir restait entre leurs mains, car, si le roi et nombre de
Grands étaient des ZafiRaminia, c’étaient les Voajiry qui les désignaient. D’autre part, outre
qu’ils détenaient – avec quelques Lohavohitra, seigneurs de bien moindre importance –
l’exclusivité de certaines fonctions essentielles de l’appareil d’Etat, ils conservaient – ainsi
d’ailleurs que les Lohavohitra, semble-t-il – le droit du sombily, c’est-à-dire celui de « couper
la gorge aux bêtes qui leur appartenaient, à leurs sujets et à leurs esclaves ». En l’absence de
Roandriana ou d’Anakandriana cependant, à en croire Flacourt ; mais cela ne devait guère être
un obstacle à l’exercice de leur droit, puisque les terres de statut « noir » ne comportaient pas
de présence « blanche » permanente.
Quant aux ZafiRaminia – ces Austronésiens de culture patrilinéaire peut-être effectivement
venus du Nord de Sumatra (Ramni) et de teint généralement plus clair que ceux qui étaient
venus, plusieurs siècles avant eux, des Etats gouvernés par des Noirs comme le Champa –, les
enfants qu’ils eurent des mariages avec des dames andriana du pays, ils les considéraient
comme ZafiRaminia, alors que leurs familles maternelles de culture matrilinéaire les
regardaient comme leurs et andriana héritant en cela des droits de leurs mères. C’est ainsi que
les ZafiRaminia investirent le groupe andriana, formant le groupe Roandriana maintenu
distinct par des mariages endogames – et surtout par le fanambadiana amy troky, analogue au
mariage lova tsy mifindra « qui conserve l’héritage » des Hautes Terres –, cependant que, par
la poursuite des mariages avec les autochtones, ils « blanchissaient » le groupe anakandriana «
enfant d’andriana », qui existait déjà auparavant. Cela ne fit évidemment pas perdre leurs
droits à ceux des parents de leurs mères qui avaient hérité de droits seigneuriaux. Et peut-être
est-ce même au rôle qu’ils tenaient dans l’administration du royaume que ceux-ci devaient le
titre de Voajiry alors d’usage fréquent sur les rives de l’Océan Indien.Quoi qu’il en soit, il
faut souligner que l’état de « Blanc » n’impliquait nullement une position dominante, puisque
les Onjatsy étaient « pêcheurs pour la plupart et gardiens des cimetières des Grands ». Quant
aux simples sujets du royaume d’avant les ZafiRaminia demeurés en place, ce sont des
Ontsoa, des « hommes de bien » : défendant le principe hiérarchique, la société traditionnelle
malgache qui, historiquement, a longtemps privilégié le noir au détriment du blanc, n’usait de
toute façon pas du mépris pour qualifier le peuple, dont elle reconnaissait et la fonction et
toute la dignité humaine. Pour elle, le peuple n’était jamais la populace.
La royauté d’Andriandramaka
La personne royale a hérité des caractères de ses prédécesseurs d’avant les ZafiRaminia en
Anosy. Encore désignée comme Ompiandriana – littéralement « Homme prenant
habituellement la mer et dont on peut faire l’Andriana », c’est-à-dire le Prince ou le Roi –, elle
est principalement Andriambahoaka « Prince du peuple de l’embouchure / des embouchures
». Lorsqu’au décès d’Andriantsiambany, les Voajiry choisirent son fils cadet Andriandramaka
comme roi, sans doute était-ce en partie pour son expérience du monde extérieur. En effet, en
1613, les Portugais avaient obtenu d’Andriantsiambany d’emmener son fils aîné,
Andrianjerivao « Prince de la pensée nouvelle », pour faire son éducation. Au dernier
moment, Andriantsiambany s’étant rétracté, les Portugais avaient enlevé le fils cadet – « pieux
» enlèvement sans doute – et l’avait conduit à Goa en Inde où, pendant deux ans, ils l’avaient
éduqué pour le préparer à être, selon leurs conceptions, le premier roi chrétien de Madagascar,
afin de réussir la conversion de la Grande Ile et d’y favoriser leur propre position. Ce jeune
prince dont ils soulignèrent l’intelligence, revint donc en son pays, maîtrisant l’alphabet latin
comme son père l’arabe et parlant portugais, baptisé sous le nom de Dom André de Sahavedra
et filleul du vice-roi de Portugal en Inde. Mais Dom André déçut ses maîtres, car, sans oublier
ce qu’il avait appris, il redevint Andriandramaka « Prince honorable mecquois » valorisant,
dit-on, la culture et les croyances de son peuple. Néanmoins, ayant succédé à son père, il
renonça, semble-t-il, à la souveraineté universelle de ses ancêtres et, premier connu à avoir
revendiqué ce titre, se voulut « roi de Madagascar ».
De fait, Flacourt qui, quant à lui, n’était nullement gêné d’avoir été nommé de France «
Commandant Général de l’île de Madagascar », relevait que le pouvoir effectif
d’Andriandramaka se limitait au pays d’Anosy, tout en admettant que, « sans lui être sujets »,
les rois de la moitié sud de l’île « lui portaient honneur et respect comme à un Grand Prince ».
Mais si Andriandramaka n’était vraiment, comme le dit Flacourt, que le « roi de la province
de Carcanossi », du moins faut-il retenir que son « autorité » s’étendait bien au delà, d’ailleurs
confortée sans doute par la présence zafiRaminia en d’autres régions – notamment au long de
la côte Est et sur les Hautes Terres. Eut-il ou non l’intention de faire l’unité politique de l’île
en poussant les avantages acquis dans le Sud ? On ne le saura jamais, mais l’eût-il voulu que
l’intrusion de la France l’en eût empêché.
Pour son peuple, en tout cas, il était toujours l’Andriambahoaka, et, dans le rang roandriana
lui-même, il n’était que le premier parmi des égaux, partageant son caractère divin avec les
autres Princes qui, comme lui, initiaient les grands rituels. Et, soit dit en passant, on devine,
dans cette forme d’égalité assumée par les Roandriana, le germe des idées « républicaines »
qui écloront plus tard dans l’espace social antanosy. Quant aux Portugais et à Flacourt, ils
s’étaient trompés sur la nature de son pouvoir qui n’avait rien d’absolu.
Le roi d’Anosy, quoique roi-dieu en son royaume et, pour le Sud de l’île, roi-magicien
détenant un savoir arabo-musulman, ne pouvait disposer et modifier les conventions et lois
fondamentales liées à la terre (masin-tane), ni intervenir dans le pouvoir politique des chefs de
famille (masim-po). Outre la gestion de sa grande famille, il ne pouvait vraiment décider
(masin-dily) que dans les situations d’exception, en tant que grand juge appelé à arbitrer dans
les différends graves opposant ses sujets. Et on voit bien les limites de son pouvoir dans le fait
qu’il ne lui était pas loisible de se constituer une armée d’hommes qu’il aurait achetés et qui
lui auraient appartenu en propre en tant qu’ondevo lui devant stricte obéissance. C’est là un
point que Flacourt souligne indirectement en énumérant la liste de ceux qui pouvaient en
avoir et parmi lesquels ne figurent pas les Roandriana. Ceux-ci avaient pour serviteurs et
sujets des hommes de l’un ou l’autre état, mais qui ne leur appartenaient pas. Et à s’en
rapporter à ce qu’on observe en d’autres régions de Madagascar, cette disposition, en mettant
le groupe royal sous le contrôle de ses sujets, tendait bien à limiter sa puissance effective, car
l’appel aux armes n’étant pas en définitive de son ressort, demeurant simple Grand ou
devenant Roi, aucun Roandriana n’avait pu établir un système de domination concentrant en
ses seules mains tous les pouvoirs.
Et moins que tout autre Andriandramaka, confronté, peu après l’arrivée de Pronis, aux
entreprises françaises poussées jusqu’à sa mort programmée et au delà, et qui, de son aventure
portugaise, avait déjà principalement retenu la relativité des croyances humaines, en venant
même à douter de la réalité de sa nature divine et de l’efficace des pratiques de ses ombiasy,
efficacité politique exceptée.
Tel qu’il apparut, à l’arrivée de Flacourt, l’Anosy était donc un royaume aux nombreux
espaces libres, qui avait su concilier tradition d’ouverture et respect de l’héritage historique.
Et si tentés qu’ils aient pu être de se prévaloir de leur « origine mecquoise » pour en imposer,
les ZafiRaminia, Austronésiens arrivés au début du XVIe siècle mais alors à Madagascar
depuis quatre siècles, n’étant pas dupes des apparences comme souvent le furent les
Européens encore en phase de découverte, n’ont pas eu de mal à se plier à ses lois, qui ne
devaient guère à l’islam, et à se contenter de n’y avoir en somme qu’un roi-magistrat.
En effet, si l’Anosy avait bien entretenu, du XIIe au XVe siècle, des relations avec le MoyenOrient, comme en témoignent aussi bien le vocabulaire de l’histoire biblique ou du commerce
que l’importation de la vigne (akitsy) ou du grenadier (romany), par exemple, du moins faut-il
saisir que ces relations n’eurent dans la culture qu’un impact limité. Déjà, d’origine
austronésienne, la circoncision n’avait rien à voir avec l’alliance de Yahvé avec les
descendants d’Abraham. Dian Bilis n’y était pas le Diable des religions du Livre, mais,
réinterprété, le nom attribué au Dieu de la Terre.
Et si le jeûne du Ramavaha présentait quelque analogie avec le Ramadan, il restait, dans la
tradition austro-asiatique, un rituel agraire en relation avec la culture du riz.
C’est le même genre de relations que l’Anosy entretint d’abord avec les Européens, avant que
les bonnes relations de la traite fassent place, avec Flacourt et ses successeurs, aux rapports de
force guerriers. Premier à Madagascar à faire l’expérience de l’impérialisme occidental,
l’Anosy allait y être aussi le premier à en triompher, en 1674, avec les armes de l’Occident.
Jean-Pierre Domenichini et Bakoly D-Ramiaramanana
Maison de bois, maison de pierre
Comme les bateaux cousus de la tradition austronésienne faits de bois sans aucune
quincaillerie, les belles maisons des Grands, à la construction desquelles excellaient les
andriana héritiers des techniques de la charpenterie marine, sont faites de bois, les maisons
du peuple étant faites en végétaux moins nobles. De l’absence de quincaillerie, la tradition
donne les raisons techniques – le fer « mange » certaines des essences employées –, mais
aussi des raisons culturelles : le végétal est une matière vivante alors que la terre, ainsi que
ses dérivés, est une matière attachée à la mort, dont seuls triomphent les dieux, et aux morts
qu’elle accueille après leur vie.
La tranovato « maison de pierre » que l’on voit encore sur une île dans l’embouchure de
l’Efaho, était incongrue dans le paysage. Longtemps présentée comme « Fort des Portugais
» et encore récemment comme « première construction érigée par des Européens à
Madagascar », elle leur est en fait bien antérieure, puisque, dès leur premier passage, les
Portugais en découvrirent les ruines. Reste que ce bâtiment carré de pierres et chaux de
corail, d’environ 10 m de côté et d’une hauteur de 3,50 m, ne peut être, dans son matériau,
que de conception étrangère : peut-être moyen-orientale, car il était couvert d’une terrasse
comme en pays sans abondance de pluies. La tranovato aurait-elle été construite par des
Robinson naufragés qu’elle témoignerait quand même des relations ultramarines
qu’entretenait alors l’Anosy. Mais, eût-elle été rectangulaire et non carrée dans son plan,
ç’eût été, au sol, une des réalisations du modèle de la maison austronésienne avec deux
portes, l’une à l’ouest, l’autre à l’est, et une fenêtre dans la partie nord de la façade ouest :
l’on est en droit de se demander si les constructeurs, à l’évidence encore étrangers à la
culture malgache, n’en étaient pas déjà pénétrés. Mais il est évident que ce type de
construction ne fit pas école, parce que la culture n’admettait pas qu’un bâtiment de pierre
pût être la demeure des vivants.
Comme on le voit par cet exemple, les Malgaches, bien assurés dans leur culture, n’étaient
pas prêts à imiter et reproduire sans plus les modèles que leur offraient les étrangers.
Chaque apport étranger fut jaugé et examiné avant d’être emprunté et, si l’emprunt était
décidé, fut normalement adapté et accommodé aux exigences de la culture.
Premières expériences de la colonisation
L’homme, dit-on, ne vit pas que de pain. En Occident, il vit aussi d’utopies annonçant
des lendemains qui chantent mais qui, régulièrement, déchantent. Le 20e siècle, dont on
a surtout retenu l’échec du totalitarisme communiste, a aussi vu l’échec d’une autre
utopie : celle de la colonisation qui devait apporter la Civilisation à l’humanité. Car c’est
bien d’une utopie qu’il s’agissait. Et Thomas More dans “L’Utopie”, au début du XVIe
siècle, en avait établi et justifié un programme où il envisageait l’extermination de
l’indigène récalcitrant comme une modalité normale du devoir de la société idéale.
Maintenant, la décolonisation, dit-on, est achevée ; mais les utopies ont la vie dure. Tout
comme l’évocation du socialisme réel, celle du colonialisme suscite des réactions
passionnelles et contradictoires. Pire encore, des historiens de métier voudraient que,
sur les sujets coloniaux, on évite le rappel de ce que furent les “erreurs
et brutalités” de l’époque. Mais ce faisant, on risque de peiner à comprendre le monde
dans lequel nous vivons.
Avec le XVIe siècle, l’Europe, ayant pris sur la marine arabo-musulmane la maîtrise des
mers, put développer ses entreprises de commerce et de colonisation dans l’océan Indien.
Après sa découverte par les Portugais, longtemps la Grande Ile ne fut intéressée que par les
escales épisodiques des navires qui allaient en Inde et en Asie du Sud-Est et y relâchaient
pour les “rafraîchissements” — provision d’eau douce et nourritures fraîches pour combattre
le scorbut qui décimait les équipages.
Tout allait changer, en particulier pour l’Anosy, avec la Compagnie française des Indes
orientales créée en 1642.
A cette époque, l’Anosy avait déjà l’expérience des Européens, qui avaient fréquenté ses côtes
comme commerçants, explorateurs, missionnaires ou naufragés et étaient normalement
accueillis comme des invités (vahiny). Après l’échec d’une tentative d’établissement des
Portugais qui avaient enlevé Andriandramaka enfant dans ce but (lire notre édition de
dimanche dernier), c’est à partir des années 1620 que les Français avaient commencé à
fréquenter la région, notamment la baie de Sainte-Luce (Manafiafy), où ils avaient négocié
l’établissement d’une habitation. Ils étaient alors entrés en relation avec le roi, qui était
justement Andriandramaka, et certains s’étaient même installés dans la vallée de l’Efaho.
Des premiers contacts ambigus
Au départ, avec Jacques Pronis (ou Prony, selon une autre orthographe), la “prise de
possession” ne modifia pas le type de rapports existant, quoique le commis de la Compagnie
eût décidé de réunir les quelques Français déjà présents dans le royaume, d’abord dans
l’habitation de Sainte-Luce, puis, en 1643, dans le nouvel établissement de Fort-Dauphin jugé
plus sain. Se fondant dans l’existant, Pronis prit femme dans le pays, avant d’épouser une
nièce du Roi selon la coutume et sur les conseils de celui-ci.
Devenu Razaka pour les Antanosy, il œuvra sans problèmes tant qu’il se contenta de négocier
des produits du pays. Malheureusement, sur la demande pressante du gouverneur hollandais
de Maurice et, contre son gré, mais par crainte du capitaine Le Bourg en position de lui nuire
auprès de la Compagnie, il se décida à vendre cinquante Malgaches.
Bel exemple de traîtrise : ayant appelé à une distribution de viande les “Nègres” qui louaient
leur force de travail sur son habitation, il les fit enfermer, enchaîner deux à deux et conduire
dans le bateau qui, aussitôt, leva l’ancre. Parmi eux, il y avait des enfants de Lohavohitra
(maîtres de villages). L’émotion fut grande et les hostilités auraient éclaté sans la modération
d’Andriandramaka. Il apparaît en tous cas et dès lors, non seulement que le commerce pouvait
faire feu de tout bois, mais aussi que tout “Nègre” se trouvait potentiellement asservissable,
nombre d’Européens (chrétiens) estimant posséder un droit éminent sur les indigènes (païens).
Le second problème vint de ses hommes, qui étaient non des colons appelés à s’installer sur
des terres nouvelles, mais des engagés salariés par la Compagnie. Quand les vivres se firent
rares, ils reprochèrent à Pronis de les dilapider au profit de la famille de sa femme — ignorant
que dans la coutume, c’est le devoir de tout gendre de recevoir dignement sa belle-famille -,
et, le travail ne manquant pas au Fort, ils critiquèrent le fait que ses parents malgaches étaient
là à ne rien faire, cependant qu’il aurait dit en milieu malgache que les engagés étaient ses
esclaves. Un second principe de la culture coloniale qui apparaît alors est que tout “Nègre”
devait normalement fournir un travail au profit des Européens, lesquels auraient eu un droit de
commandement sur tous les indigènes.
La véritable prise de possession
La situation était intenable. Et il vint même un moment où, dans l’attente du retour d’une
razzia sur les Hautes Terres devant rapporter du bétail, Pronis n’obtint un secours
d’Andriandramaka que sur la promesse que tous les Français partiraient par le prochain
bateau. Mais, dans l’intervalle, les engagés complotèrent pour écarter le protestant
malgachophile Pronis du commandement et celui-ci fut mis aux fers pendant six mois,
cependant qu’un rapport, plus ou moins tendancieux, demandait son remplacement à la
Compagnie.
Avec l’arrivée d’Étienne de Flacourt, pour qui le pays était déjà possession du Roi de France,
et qui y venait d’une part pour établir durablement un pouvoir français avec administration et
soldats et, d’autre part, pour convertir la population à la “vraie religion”, la promesse de
Pronis ne fut pas tenue. Les Antanosy allaient connaître la violence de la politique coloniale
— qui désigna les gouvernants autochtones comme les vrais ennemis —, des représentants du
roi de France et des missionnaires envoyés par Monsieur Vincent — le futur saint Vincent de
Paul.
Avec le gouvernement de Flacourt, la courtoisie des débuts — quand on le voyait s’efforcer
d’améliorer son malgache appris sur le bateau, de l’écrire en caractères arabes comme les
Antanosy et de connaître le pays et ses habitants — fit bientôt place aux rapports de force
mêlés de fausses négociations.
Certes, Flacourt avait pensé n’avoir qu’à faire respecter une souveraineté française découlant
à son sens de la “prise de possession”, mais c’est une véritable conquête qu’il eut à mener.
Outre les razzias dans les régions voisines pour se procurer du bétail et des vivres, et les
interventions dans les conflits régionaux permettant de faire du butin, ce fut alors la guerre :
plus de 200 villages furent attaqués, pillés, brûlés, leurs cultures saccagées et, quand ils
n’avaient pas fui, leurs habitants exterminés, femmes et enfants compris.
Parmi les Roandriana, le lignage royal descendant d’Andrianarivo, grand-père
d’Andriandramaka, fut quasiment exterminé, Andriandramaka le premier, “toute la splendeur
des Roandries mise en cendres”. Un certain nombre de Grands, notamment des régions
voisines, comme Andriamanaña du Mandrare à l’ouest de l’Anosy, étant venus faire
allégeance, Flacourt en arriva même à prendre des décisions concernant les limites de leurs
territoires.
S’autorisant du pouvoir qui leur était délégué, certains successeurs de Flacourt,
administrateurs et militaires employés de la Compagnie, aggravèrent sa politique de terreur.
C’est, par exemple, après la mort de Pronis redevenu gouverneur au départ de Flacourt, le cas
de Des Perriers, en 1655, à la suite de la mort de La Forêt. Parti du Fort pour chercher du riz à
Sainte-Marie, La Forêt voulait aussi faire un chargement de cristal de roche dans la vallée de
la Manantsatrana. C’était l’époque de la moisson et, les Malgaches ne voulant pas laisser
verser leur riz et perdre leur moisson, il captura et ligota un chef de village et l’emmena avec
lui pour pénétrer plus avant dans les terres.
Dans un autre village, il ligota de même la femme d’un notable et, laissant ses prisonniers
sous bonne garde, partit à la recherche des villageois. Mais cette dame s’étant échappée et
ayant prévenu les siens, ceux-ci mirent en place une embuscade et tuèrent La Forêt et ses
hommes.
Au retour de leurs compagnons au Fort, des Perriers décréta que ce qui s’était passé à 1 000
km de là avait été organisé par les Grands d’Anosy, qui auraient donné des cadeaux aux gens
de la Manantsatrana “pour le(s) tuer en trahison”. Il fit alors prendre à Fanjahira
Andriampanolahy — dont le fils était déjà en otage au Fort -, le fit ligoter et piller ses biens.
Puis il envoya exécuter chez eux Andriamandomboka et sa femme, des septuagénaires, de
même qu’Andriandrasofy et son fils de 25 ans.
Quant à Andriamasikoro, gendre d’Andriandramaka, qui était venu au Fort avec deux de ses
grands fils, ses trois filles, quatre de ses neveux et quelques autres de ses parents, il fut mis
aux fers, ainsi que tous les siens. Les enfants les plus jeunes furent enfermés sur le bateau qui
était en rade.
Avec force traitements inhumains et tortures, tout en leur promettant la vie sauve ainsi que
celle de leurs enfants — lesquels, en fait, avaient déjà été sagayés parce qu’ils
“incommodaient” le pilote du bateau -, des Perriers leur extorqua toutes leurs richesses et,
satisfaction obtenue, il les fit “tuer par des Nègres à coups de sagaye”.
De ce que fit le lazariste Bourdaise qui assista à l’exécution, l’on sait seulement qu’il les
baptisa, puis les enterra en “terre sainte”. Le récit de ce carnage, reçu en France par Flacourt,
évoque le fait que “les Nègres de Carcanossi témoign ai ent être bien aise d’être délivrés des
dits Roandrian qui sont les Grands qui les menaçaient de les perdre et les piller quand il n’y
aurait plus de Français dans le pays”.
Le principe fondamental de la politique coloniale française était posé, que reprendra la
République aux 19e et 20e siècles : combattre les ennemis objectifs de la France que sont les
Grands et, au besoin, les exterminer, pour libérer le peuple. Ce fut la politique de Gallieni
comme c’est encore la thèse soutenue par certains universitaires français. Et de même n’étaitil pas impossible d’en retrouver des traces jusque dans les médias tout au long de la crise de
2002.
Les rapports franco-antanosy
Les Français n’avaient pourtant pas tous la même vision du monde antanosy. Si Flacourt n’y
avait pas été nommé et si la Grande Ile était sortie des projets français tels qu’ils évoluèrent,
les véritables alliances nouées par certains qui, tels Pronis ou Vacher de La Case épousant des
dames roandriana des familles gouvernantes, surent s’intégrer dans la société, auraient peut-
être même donné naissance à un / des groupe (s) analogue (s) aux ZafiRaminia.
Il n’y avait évidemment pas que les mariages pour s’intégrer et favoriser les bonnes relations
entre les groupes. Mais encore ne fallait-il avoir à épouser que des visées légitimes et ne pas
être accusé de trahison en cas de désaccord, comme ce fut le cas du Français Rainikazo, l’un
des interprètes de Flacourt.
Ce dernier l’accable, mais cet homme, qui fut peut-être le père adoptif des dames Racazo ou
Caze, les premières femmes débarquées à la Réunion en 1663, aurait eu de bonnes raisons de
dire à Andriandramaka, à en croire Flacourt, que “jamais le pays ne serait en repos, qu’il n’eût
fait massacrer les Français et moi, qui en étais le chef”.
Dans ses lettres confidentielles, l’abbé Nacquart, quant à lui, condamnait non seulement le
scandaleux commerce sexuel des Français, mais aussi ces “guerres où l’on n’épargne ni le fer
ni le feu pour massacrer des innocents”.
En revanche, pour d’autres — et même parmi ceux qui avaient pris femme en Anosy -, le
Malgache restait le barbare ennemi. La guerre déclenchée par Flacourt en était sans doute en
partie responsable, mais aussi les hommes qui avaient conservé de l’Europe leurs modèles de
comportement à l’égard des femmes.
Restés étrangers à la culture malgache, ils ne furent pas admis par leurs belles-familles et,
quand arrivèrent les moments de violence, celles-ci purent se résoudre à se débarrasser de
gendres qui ne se comportaient pas comme tels.
C’est dans cette atmosphère de guerre, quand le chef de la colonie prenait pour vérités
soupçons et faux rapports poussant aux décisions les plus extrémistes, que se forma le portrait
des Malgaches légué aux futurs colonisateurs. Et, curieusement, le jugement du
“Commandant Général de l’île de Madagascar” présentant le Malgache comme fourbe, traître
et sans parole, trouva à s’accréditer malgré les fortes réserves de la majorité de ses anciens
commentateurs pour qui Flacourt était “suspect par sa haine implacable contre les Malgaches”
(Rochon), “le portrait qu’il a fait des Malgaches laissante entrevoir sa haine et sa rancune”
(Malotet).
Mais sans doute n’y furent pas étrangères les difficultés des lazaristes de Vincent de Paul qui
se heurtaient le plus souvent au refus de recevoir la «bonne parole», ce qui amena l’un d’entre
eux, Monsieur Étienne, à arracher, dans un moment de colère et d’exaspération, le collier de
charmes et de talismans que portait Andriamanaña. Fidèle allié des Français et ayant déjà
admis que le père Bourdaise baptise l’un de ses enfants, ce prince du Mandrare prit la décision
qu’imposait un tel crime de lèse-majesté et fit exécuter l’abbé Etienne. L’hagiographie
missionnaire dit alors qu’il jeta le masque, justifiant ou oubliant la violence du missionnaire.
Certes, les initiateurs parisiens ne manquèrent-ils pas de tirer les conséquences de cet état de
fait, quand ils rédigèrent en 1664 les statuts de la nouvelle Compagnie. Mais sans guère de
résultats sur le terrain : la terreur coloniale ne pouvait être facilement oubliée et l’affirmation
de Flacourt de 1652 disant que “tout ce pays a été assujetti sous l’obéissance du Roi de
France” était une contrevérité. De La Haye, amiral de l’escadre française de l’océan Indien en
mission d’inspection, constatait, peu après, qu’il fallait traiter les autochtones avec douceur,
alors que, écrivait-il, “nos Français sont difficiles à régler à la conduite qu’il faut tenir avec
les étrangers ; c’est ce qui me fait le plus de peine”.
Cela dit, la violence ne pouvait plus suffire à maintenir la colonie et la population ne lui était
nullement reconnaissante d’avoir exterminé les principaux roandriana. Elle avait fait venir
armes et munitions et avait appris à combattre les Français. Le 27 août 1674, 75 Français
furent massacrés et, le 9 septembre, le gouverneur et les 63 rescapés prenaient la mer.
La colonie de Fort-Dauphin avait vécu et laissait un pays dévasté. Mais le Conseil d’État, en
1686, rendit un arrêt réunissant Madagascar au domaine de la Couronne. A l’échec d’une
politique qui préfigurait ce que devait être la colonisation se substituait pour plus de deux
siècles l’affirmation des fameux “droits historiques”.
Jean-Pierre Domenichini et Bakoly D-Ramiaramanana
Une bonne colonisation ?
Le 26 octobre 1664, les statuts de la deuxième Compagnie des Indes orientales, placardés
dans les villes du Royaume de France, semblent bien tirer la leçon des erreurs et brutalités
de la politique des Flacourt et des Des Perriers.
Si la morale chrétienne y tient la première place et s’il y est affirmé la volonté de faire de
Madagascar une terre française de mœurs et de religion — le concubinage étant interdit,
les Français pourront épouser les Malgaches baptisées et communiées et le mariage aura la
même validité qu’en France -, on retiendra notamment que l’article VII défend “à tout
Français de faire aucun tort, de prendre ou d’emporter aucune chose appartenant aux
Originaires du pays, quelque petite qu’elle soit, à peine de restitution du double pour la
première fois, et de punition exemplaire en cas de récidive”.
Comme si cela n’allait pas de soi, l’article IX interdit tout meurtre “soit en la personne
d’un Français, soit en celle d’un originaire du pays”. Sous peine de mort, l’article XII
interdit la traite des esclaves et “enjoint à tous les Français qui les loueront ou retiendront
à leur service, de les traiter humainement, sans les molester ni les outrager, à peine de
punition corporelle s’il y échet”. Ces bonnes intentions, d’une part, arrivaient trop tard —
la réputation des Français était faite, comme Robert Drury le constatera à Fort-Dauphin
encore en 1719 — et, d’autre part, ne pouvaient réfréner les droits que se reconnaissaient
les praticiens de la colonisation. Au 18e siècle encore, la tentative du comte de Maudave ne
put aboutir. Condamnant la traite des esclaves et préconisant — ce qui n’est pas nouveau
— les mariages mixtes, il s’installa en 1768 à Fort-Dauphin sur un terrain obtenu en
concession. Mais il dut abandonner en 1771, car la générosité de ses projets, inspirée de la
philosophie des Lumières et de sa correspondance avec Voltaire, allait par trop à
l’encontre des intérêts français qui ne pouvaient envisager d’abandonner le commerce
lucratif des esclaves et les avantages que cette main-d’œuvre procurait aux planteurs des
Mascareignes — dont d’ailleurs il était, finalement infidèle à ses propres principes. Il ne
pouvait y avoir de colonisation heureuse sur des terres qui n’étaient pas vierges.
Dans le Sud et le Sud-Ouest
Fin XXe siècle – mais depuis quand ? –, les paysans du Sud et du Sud-Ouest profonds,
amenés à se définir, le faisaient facilement en commençant par déclarer : « Izahay
Malagasy – Nous les Malgaches ».
Source de mauvaise interprétation chez le chercheur étranger, tenté de comprendre «
Nous, les habitants de Madagascar », ce nous exclusif (« izahay – nous, de notre groupe,
sans vous à qui nous parlons ») créait une certaine gêne chez les chercheurs nationaux,
qui croyaient avoir affaire à l’opposition classique entre « nous les ruraux demeurés
fidèles aux valeurs ancestrales » et « vous les citadins qui avez adopté les valeurs
étrangères ».
De fait, l’identité « malagasy » qui était alors mise en avant, sans une ombre
d’animosité, était celle des habitants d’une région qui, à l’ouest du Mandrare, comprend
l’Androy et le Mahafale et s’étend jusqu’au Mangoky au nord-ouest. Et, en présence de
la diversité des formations politiques et sociales léguées par l’histoire, la question est de
savoir comment a pu se forger et se maintenir une telle identité.
Reconnus pour berceau de la première de ces dynasties maroseraña, dont on sait l’importance
dans l’histoire de l’unification de l’île, le Sud et le Sud-Ouest de Madagascar créent encore la
surprise quand on apprend que « Gasy », abréviation de « Malagasy », peut être, en Androy,
un nom personnel ou patronymique, ou que se dire « Malagasy », du côté d’Ampanihy, peut
être affirmation d’une identité régionale et non de l’identité nationale. C’est que très rares sont
ceux qui ont connaissance de l’existence du pays « malagasy » où prennent sens de tels faits
et dont il importe d’essayer de dégager les caractères historiques.
Quoique la région de Fort-Dauphin en soit à l’évidence exclue aujourd’hui, l’on peut se
demander si elle ne faisait pas partie au 17e siècle du pays « malagasy », quand les Portugais
pensaient décrire le royaume de Mitacassi et que les Français pensaient fréquenter des
Madégasses ou des Malégasses. Et ce d’autant plus que, comme en Anosy, les princes de
toute cette région se trouvaient être des roandria(na) et que l’on n’y était pas non plus sans
savoir situer les ontsoa dans la société (cf. la relique Vozoñontsoa).
La région, débordant sur une partie de l’Anosy (entre Mandrare et Ranopiso), forme une unité
naturelle au même climat subaride souffrant des mêmes maux climatiques, mais dotée d’une
végétation unique au monde faisant les délices des botanistes. Elle possède aussi une unité
culturelle ancienne maintenue entre tradition malgache et contact avec l’extérieur et ayant,
dans le cadre de la tradition, effectué une véritable révolution.
L’unité de la région
Le premier caractère de cette unité réside dans la langue, car presque toute la région, y
compris l’Anosy du 17e siècle, parle une forme de malgache très conservatrice des anciennes
formes phonétiques austronésiennes, disant, par exemple, lily « décision », talily « histoire,
souvenir » et valy « épouse » là où le malgache classique et les parlers de la Côte Est disent
didy, tadidy et vady.
Il faut cependant remarquer que les frontières de l’atlas linguistique ne correspondent pas à
celles des formations politiques ultérieures, puisque les Bara de l’Ouest qui parlent cette
forme régionale sont dits Bara mikaty par les Bara dont le parler appartient à la zone centrale
et orientale.
Outre la prononciation, la région présente une certaine unité lexicale disant, par exemple,
ondaty « homme » au lieu de olona, olo ou ona. Et comme nahoda « notable, commandant de
bateau » et saraña « équipage » qui furent empruntés au persan, ou sahiry « barde, poète » qui
le fut à l’arabe, certains mots témoignent des anciennes relations que la région avait eu avec
des partenaires commerciaux de l’océan Indien – tout comme en témoigne cette défense
d’éléphant trouvée en pays mahafale et ne pouvant provenir que d’Afrique.
Aussi significative que la langue, la disposition de l’habitat souligne l’unité de la région. On
sait en effet que, partout à Madagascar comme en Asie, l’homme dispose sa maison en
fonction des orientations cardinales pour vivre en harmonie avec l’univers et bénéficier des
bienfaits du hasina ou hasy qui le vivifie.
Par rapport au centre du monde, chaque fois identifié à la maison du maître du rituel assurant
les relations avec l’au-delà, le modèle originel définit deux axes : le premier – celui des actes
rituels – orienté est-ouest, et le second – celui des actes de la vie sociale – orienté nord-sud.
C’est le modèle le plus courant dans l’île. En pays malagasy cependant, la valorisation du
second axe a été renversée, sans modifier le premier. Et le pouvoir est au sud, au lieu d’être au
nord, tandis que l’obéissance ou la soumission est au nord, au lieu d’être au sud.
C’est ainsi que, dans un village, l’espace s’organise par rapport à la demeure du chef de
famille et, dans une cité, par rapport à celle du roi ou du prince. Les habitations sont alors
disposées au nord et à l’ouest en fonction de l’aînesse et du statut familial et social.
Ce renversement, qui n’a pas touché l’organisation intérieure ou privée des maisons, concerne
la vie publique et donne son identité visible au pouvoir. Dans les cités royales ou princières où
la Maison du roi ou du prince comporte des serviteurs-courtisans, les habitations de ceux-ci
restent au sud de celles de leurs maîtres comme dans le modèle initial, car il s’agit là du
domaine privé du détenteur du pouvoir politique.
Cette modification de l’espace public qui laissa intact l’espace privé, est la trace visible d’une
véritable révolution politique et montre bien que les sociétés traditionnelles n’étaient pas
enfermées dans un corset de traditions les contraignant à la seule répétition du passé. Elles
pouvaient inventer et réussir de véritables révolutions.
La société et les cicatrices de l’histoire
Pas plus qu’ailleurs dans l’île, on ne trouve ici de récit sur les temps les plus anciens – qui
sont les temps Moedo dans l’Onilahy –, mais du moins croit-on que sur le plateau calcaire
mahafale vivent les chèvres noires des Tambahoaka, esprits des anciens princes des
embouchures qui, aujourd’hui encore, gratifient ceux qu’ils en estiment dignes.
Le souvenir des formations politiques s’étant succédées dans le pays est en tout cas conservé
dans la structure sociale. Si, par exemple, on se situe en Mahafale entre la Linta au sud et
l’Onilahy au nord, on constate l’existence, au 19e siècle à l’époque maroseraña, d’une
hiérarchie qui, au dessus d’un « petit peuple » vohitse ou « roturiers » composé de clans dont
l’histoire n’a pas été faite et n’est peut-être pas faisable, pose trois statuts : tout d’abord des
renetane « mères de la terre et du peuple » qui y sont aussi des vohitse, ensuite des renelime «
cinq mères » qui sont des roandria formant une aristocratie, et enfin des mpanjaka du lignage
royal.
Présentée comme la création de la dernière dynastie, cette hiérarchie est en fait le produit
d’une histoire beaucoup plus longue : toujours provisoire dans l’ancienne société, le statut des
personnes et des groupes sociaux était soumis aux principes de la hiérarchie mobile. Ainsi, si
le petit peuple est sans doute composé des autochtones les plus anciens, les statuts de
Renetane, Renelime et Mpanjaka correspondent très probablement à trois périodes
successives. Il est fort douteux que la période renetane ait précédé des formations politiques
complexes, car les Renetane connus sont des groupes privilégiés dont beaucoup sont issus
d’alliances avec des familles autrefois gouvernantes.
Avec les Renelime, les conceptions deviennent plus claires. C’est une période où, malgré les
contacts avec le Moyen-Orient, la place de la femme et le principe de matrilinéarité restent
importants, comme on le voit dans les noms des grands groupes.
Quand il s’installe en pays mahafale et épouse deux filles renetane des Tevondroñe – dont la
grande ancêtre autochtone s’appelait Volamaka avec cette référence à La Mecque déjà
rencontrée –, le roandria fondateur, Andriantsomangy, apparaît bien comme un prince
souverain : il érige un hazomanga « bois illustre » comme poteau rituel des relations avec
l’au-delà et confectionne des hazolahy, tambours royaux qui vont toujours par paire.
La tradition dit que, de ses deux femmes, il eut trois garçons et trois filles. L’une de ses filles
épousa Andriambalovato et donna naissance à Andriamaroseraña. Les cinq autres enfants,
quel que soit leur sexe, sont à l’origine des cinq groupes renelime : les Andriambato, les
Andrianaivo, les Andriantsilelike, les Nombetsaohetse et les Antalaotse qui, comme en
Anosy, formèrent une confédération princière, en laquelle un primus inter pares avait sans
doute la prééminence sur les autres.
On retrouve ici le modèle ancien de l’Andriambahoaka du centre de la terre et des quatre
Andriambahoaka des points cardinaux. Et le caractère austronésien apparaît aussi dans le fait
que, d’une part, le fondateur, Andriantsomangy, chassait le sanglier et que, d’autre part,
l’Antalaotse Tehab‡, qui épousa l’une des filles et dont les ancêtres devaient être des gens de
mer, avait quitté son groupe d’origine, car il refusait la pratique du jeûne. Comme ailleurs
d’autres détenteurs d’un pouvoir royal ou seigneurial, les Renelime n’avaient en principe pas
d’esclaves mais des serviteurs recrutés parmi leurs sujets libres (ndaty mpanoko).
Les progrès de l’idéologie patrilinéaire qui allait triompher, provoquèrent toutefois des
conflits : présentés dès lors comme anak’ampela, les descendants des deux filles
d’Andriantsomangy virent leurs droits contestés, ce qui affaiblit la confédération favorisant
l’intervention des mpanjaka maroseraña de la Menarandra.
La royauté maroseraña
L’histoire orale explicite affirme l’unité d’origine des dynasties qui gouvernèrent la région
malagasy. C’est ainsi que l’une des traditions mahafale présente Zafiramonia sic d’Anosy,
Zafimanely d’Ibara, Zafindravola de Masikoro, Andriamanare d’Androy et Maroseraña de
Mahafale comme les descendants d’Andriankoantane, dont le nom évoque l’idée d’un Prince
de la mer qui se serait décidé à s’établir sur la terre ferme (an-tane).
Dans ce texte, après l’enterrement du père, deux des fils, l’aîné Andriamanare « Prince qui
met de l’ordre dans le chaos » et le benjamin Andriamandraha « Prince qui crée de grandes
choses », vont révéler leur différence. Partis vers le sud, ils chassèrent un matin, dit la
tradition, et tuèrent un sanglier. Le benjamin laissa à son aîné et à ses gens l’animal et repartit
à la chasse. Quand il revint le soir avec un sanglier déjà cuit, les gens de son aîné n’avaient
même pas réussi à faire du feu.
Même les femmes avaient en vain essayé de faire du feu et avaient les mains en sang d’avoir
actionné les bois du briquet, alors qu’en voyage, les femmes laissent le soin de la cuisine aux
hommes. Andriamandraha offrit de partager sans attendre le second sanglier et, prenant un
briquet, obtint immédiatement du feu et mit du riz à cuire. Mais, honteux, l’aîné ne put
manger.
Outre qu’il valorise Andriamandraha et ses descendants du Mahafale aux dépens
d’Andriamanare et des siens, ce récit indique un conflit apparemment difficile à résoudre,
celui de l’interdit du porc et du sanglier introduit par l’influence arabe. Dans le fil de la
tradition austronésienne, il attribue une position sans équivoque à Andriamandraha et donne
aux Andriamanare une histoire justificative qui occulte l’influence étrangère en Androy. Les
mpanjaka descendants d’Andriamandraha créèrent le royaume de la Linta, puis de la
Menarandra après que les Karimbola eurent été repoussé au delà du fleuve devenant frontière.
Ils développèrent leur pouvoir en s’appuyant, dans son organisation, sur des groupes de
serviteurs-courtisans, les Folohazomanga et les Valohazomanga, des fidèles du souverain
dotés de terres et de bœufs.
Les Folohazomanga accueillent parmi eux tous les volontaires, esclaves fugitifs ou autres, et
forment l’armée et la police du royaume. Quant aux Valohazomanga, ce sont des hommes
libres qui forment l’appareil d’État aussi bien comme conseillers que comme ritualistes :
invocation des ancêtres royaux sous leur nom posthume ou fitahina commençant par Andriaet finissant par –arivo, funérailles des mpanjaka, garde des reliques ainsi que de la nécropole
royale d’Ankirikirike cachée dans une forêt près de la capitale Firangà. Les souverains
définirent, dans le royaume de la Menarandra, une politique de succession apparemment en
ligne patrilinéaire, les fils héritant de leur père. Mais les femmes n’étaient pas réellement
écartées, car seuls les garçons kine – c’est-à-dire dont la mère était elle-même de statut royal –
se trouvaient admis à la succession. Et les mariages avec des dames roandria (roakemba) des
principautés voisines, renelime comprises, préparaient l’installation de certains membres du
groupe mpanjaka. C’est ainsi que de Renefantsoro, fille d’Andriantsomangy,
Andriambalovato eut un fils, Andriamaroseraña, et qu’Andriamiha, l’un de ses descendants à
la quatrième génération, s’installa dans l’Onilahy. Il n’y arriva pas seul, mais notamment avec
des Valohazomanga et des Folohazomanga. Mais l’importance de cet appareil d’État ne doit
pas faire croire à l’installation d’un pouvoir absolu et totalement nouveau. Le roi maroseraña
s’entoura de conseillers représentant les groupes importants qui étaient déjà présents.
C’est ainsi qu’en devenant ziva des Maroserana et en leur donnant des masondrano, les
Tañalaña de la plaine côtière qui contrôlaient la baie de Saint-Augustin, leur ouvrirent-ils
l’accès au contrôle du commerce maritime. Et de même, en donnant des rañitr’ampanjaka, les
Renelime qui n’étaient plus les premiers ni plus vraiment les maîtres de l’Onilahy
(tompon’Onilahy), ne perdirent-ils en revanche ni leur statut de roandria, ni les symboles du
pouvoir souverain, tels que les hazolahy, qu’ils détenaient jusqu’alors.
Les Maroseraña n’avaient au demeurant rien de totalitaire. Ainsi les descendants
d’Andriantsilelike ou Teafo qui refusèrent de se soumettre, conservèrent-ils leur
indépendance, micro-État installé au milieu du royaume. Modèle sage, dans ces «conquêtes»,
l’adhésion et l’allégeance des hommes étaient préférées à la soumission forcée. C’est une
sagesse que l’on retrouvera ailleurs. Mais aussi succès des valeurs de l’ancienne culture
malgache – ces valeurs dans lesquelles, à bien d’autres époques, le peuple mettra encore sa
confiance.
Une question de reliques
L’installation maroseraña dans l’Onilahy, domaine de leurs oncles maternels renelime, se
heurta à l’irréductible résistance des Andriantsilelike ou Teafo, l’un des cinq groupes
renelime. Ce groupe très conservateur des anciennes conceptions invoque, lors des
sacrifices au hazomanga, non seulement les grands ancêtres masculins mais aussi, après
ces derniers, les grandes dames (roakemba) de son ascendance. Comme les hommes, ces
dames ont reçu des noms posthumes qui, quant à eux, se terminent tous par -vola. Les Teafo
se disent descendre des anciens grands rois de l’Onilahy et présentent toujours leur maître
du rituel comme un grand roi (mpanjaka bey am-bata’e). Comme nombre de dynasties
princières et comme les Maroseraña, ils conservaient les reliques de leurs ancêtres royaux
– ce qui garantissait à la fois leur légitimité et la protection de leurs institutions.
Après un combat avec les Maroseraña, les Teafo confectionnèrent la relique Loso avec les
os de la main d’un jeune prince maroseraña, et les Maroseraña firent de même la relique
Vozoñontsoa avec l’os de la nuque d’un jeune Teafo. Menées par des intermédiaires
renelime, des tractations eurent ensuite lieu entre les deux parties pour le retour à la paix,
mais l’échange des reliques n’a jamais abouti, ni non plus la réconciliation.
Sûrs du fait qu’elle leur assurait l’invincibilité contre les Maroseraña, les Teafo rendent un
culte à la relique Loso. Un responsable teafo la conserve dans un lieu sacré tenu secret en
pleine forêt et, par le biais de la possession, transmet ses messages.
Quant aux Maroseraña, ils ont longtemps honoré Vozoñontsoa “Nuque d’un honorable
homme du peuple” et ont donné ce nom à leur principal hazomanga. La légitimité du
pouvoir maroseraña se voulait donc aussi assurée par la possession d’une relique
représentant les anciens maîtres de l’Onilahy.
Sans les formes requises par le droit le plus courant, tout s’est passé comme si la confection
de Vozoñontsoa équivalait à une succession d’États.
Les
Maroseraña sakalava
Dans une histoire encore lacunaire ayant tout juste reconnu leur «aînesse» aux
Marosaraña (ou Maroseraña) de la région mahafale, en pays malagasy, sur ceux de la
région du Menabe, en pays sakalava, sans doute convient-il surtout de retenir que l’on
est, aux 16e et 17e siècles, en présence de groupes fondateurs de dynasties, qui, ayant
probablement été unis dans le passé, dans un même mouvement d’expansion du sud-est
vers le nord-ouest, se trouvaient alors séparés par le royaume masikoro s’étendant
désormais de l’Onilahy au Mangoky.
S’installant comme leurs «aînés» chez des agriculteurs-éleveurs reconnus tompon-tany,
«autochtones maîtres de la terre», les Maroseraña sakalava, tout aussi animés par une
idéologie patrilinéaire favorisée par l’influence arabo-musulmane et tout aussi prompts
à s’offrir en dispensateurs de paix, allaient se signaler par la mise en œuvre de stratégies
dont la réussite s’inscrira même, au delà de leur territoire, dans tout l’Ouest malgache,
des bords du Mangoky jusque dans l’Extrême-Nord des Zafinifotsy antankarana.
Au 17e siècle, le développement de la traite européenne, pourvoyeuse en armes à feu et
demandeuse d’esclaves, allait multiplier les razzias et amplifier l’insécurité, si bien que la
«conquête sakalava» se trouva d’emblée inscrite dans une région qui aspirait à bénéficier de la
protection promise par de nouvelles dynasties, dont les chefs étaient réputés «Dieux sur terre»
(Zanahary
an-tany).
Il convient cependant, pour bien saisir les faits, de souligner qu’il s’agit là d’une région où,
sans être à proprement parler «nomade» comme on aime encore à la présenter, la population
était saisonnièrement appelée à se déplacer pour assurer sa subsistance.
Car tous – et non seulement les cultivateurs – étaient tributaires du climat et des saisons, tant
chez les éleveurs, dont les troupeaux étaient voués à la «transhumance», que chez les
pêcheurs, entraînés par
la migration des bancs de poissons.
C’est ainsi que la confiance accordée aux Maroseraña prit source dans les pouvoirs religieux
dont ils furent crédités – sur la foi de la présentation qu’en faisaient les ombiasy autochtones,
dûment «chapitrés» par les misara agissant à leur profit.
Aujourd’hui encore, c’est autour du Fitampoha, cérémonie venue du fond des âges de l’Asie
du Sud-Est et par laquelle beaucoup connaissent le Menabe, que peut se trouver réuni le
peuple sakalava.
Le Fitampoha
Quoique sa célébration ait longtemps été interdite à l’époque coloniale et que sa réalisation
soit aujourd’hui difficile – ne serait-ce que par son coût –, le Fitampoha ou Bain des reliques
des ancêtres royaux est une institution demeurée signifiante dans le Menabe, manifestant la
survivance des conceptions religieuses.
La possession des reliques conférant la légitimité ancestrale à ses détenteurs, de ses rois dieux
et prêtres qui bénéficient de secondes funérailles (tsiritsy) avant d’être définitivement mis au
tombeau (trano vinta), on y confectionne des reliques (dady) que les héritiers conservent, à
Belo-sur-Tsiribihina, dans une maison (zomba) réservée à cet usage. Pour garder leur
efficacité cependant, les reliques doivent être périodiquement baignées, car le hasina, leur
vertu divine, est censé à défaut s’affaiblir peu à peu.
Fête dynastique célébrée sous la conduite du roi régnant – car la royauté sakalava n’a jamais
été abolie –, le Fitampoha a pour fonction de réaffirmer le pouvoir divin des rois et, par la
participation de leurs représentants, de confirmer les allégeances des divers groupes aux
souverains ; mais aussi fête agraire, pour qu’à nouveau tombe la pluie, que fructifient les
cultures, que croissent les troupeaux et qu’enfantent les femmes, il devait purifier le monde
des souillures déposées par la mort.
Idéalement tous les ans, au début de la nouvelle année agraire, le Bain est répété, au moment
de la pleine lune, après une semaine de festivités où les Grands du royaume rejouent l’origine
du monde et l’arrivée des Princes sur cette terre. Sorties du zomba un vendredi, les reliques
des rois ou dady sont portées au bord de la Tsiribihina. Ce n’est pas une tâche neutre confiée à
n’importe qui. Comportant de lourdes contraintes, le soin de prendre sur le dos les reliques de
chaque roi est une charge attribuée à un mpibaby issu du groupe vohitsy be «grand roturier»
auquel appartenait la femme qui l’avait enfanté.
Pendant une semaine, sur le sable stérile d’une grève magiquement originelle, elles sont
déposées dans le rivotse, construction de toile représentant une maison au faîtage orienté sudnord et ayant, comme les zomba, une entrée au sud.
A l’ouest du rivotse, des cases de paille à toit plat et ayant une ouverture au sud-est sans
battant de porte, accueillent les participants qui vont rejouer le chaos des origines, les
orientations cardinales étant alors inversées et les abris représentant ce qu’on imagine avoir
été leurs habitations, avant que les Princes n’aient apporté du ciel le modèle de la maison
civilisatrice.
Après une semaine de festivités et rituels, le vendredi au matin, les dady sont portés – toujours
par leurs mpibaby attitrés – jusqu’au fleuve où ils sont baignés. Alors seulement, les
orientations cardinales retrouvent leur valeur, les Rois ayant remis le monde en ordre. Et,
mettant fin à la saison sèche, la pluie tombe dans la nuit qui suit. Ainsi, les rois-dieux et roisprêtres du Menabe, ayant pris la succession des ritualistes d’avant les Maroseraña, ont
redonné vie au monde comme dans les temps anciens.
Des temps anciens
Nullement d’invention sakalava et encore moins maroseraña, la confection de dady et leur
reconsécration périodique sont des pratiques appartenant au vieux fond commun de la culture
malgache, et qu’on peut encore retrouver en d’autres régions. D’ailleurs, comme ces autres
régions, le Menabe célébrant le Fitampoha se souvient de ses anciens habitants, représentés
notamment par
des Mikeha et des Vazimba aux ancestralités (raza) inchangées.
On ne peut manquer de relever, à ce propos, que les Mikeha, dont certains auteurs ont fait à
tort des chasseurs-cueilleurs, simples prédateurs des ressources naturelles tout droit issus de la
préhistoire, poursuivent en fait, ayant trouvé place dans la nouvelle organisation sociale, les
activités des chercheurs de «feuilles d’herbe» des premiers temps de l’occupation.
Quant aux Vazimba, que leurs rituels et la place qu’y occupe le bananier inscrivent sans
conteste dans une très vieille tradition de société agricole, leur représentant est toujours appelé
aux séances du conseil royal organisant le Fitampoha. De leurs ancêtres dont on se souvient
qu’ils donnèrent autrefois – avant d’y connaître la défaite qui les ramena en ces terres
d’origine de l’Ouest (niankandrefana, nody an-tanindrazany) – des princes et des rois à des
régions qui comptèrent l’Imerina, on sait qu’ils furent des puissants, dont les tombeaux ont
toujours été respectés. Et c’est aux esprits (jiny) de leurs anciens princes que continue d’être
consacré le jeudi où, comme de leur temps, l’on ne travaille ni n’enterre. Car d’avoir ensuite
accordé le vendredi
aux rois maroseraña ne donna pas d’office le droit d’abolir ce qui avait alors été consacré.
Enfin, s’agissant des multiples raza entre lesquels se trouva répartie la population dès les
premiers temps des Maroseraña, ce n’étaient pas les clans que des chercheurs idéologues
avaient cru y déceler. Admissible pour certaines raza aux petits effectifs, ce ne pouvait être le
cas pour celles qui, résidant dans le centre de la région, étaient maîtresses de terres dispersées
sur l’ensemble de la zone et jusqu’à ses périphéries les plus lointaines. Et l’on peut de fait se
demander s’ils n’étaient pas issus d’anciens groupes aristocratiques d’une principauté ou d’un
royaume antérieur.
La prise de possession
C’est à Benge, sur les bords de la Sakalava, dont la dénomination s’est ensuite étendue à tout
l’Ouest de l’île, que les Maroseraña établirent leur première capitale et qu’ils commencèrent à
rassembler les terres du royaume du Menabe.
La cérémonie de création de la cité, comme pour celle de Miary (près de Tuléar) par les
Andrevola, requit les services de misara, des ombiasy dont les premiers avaient été en contact
avec des devins d’outre canal de Mozambique. Comme les ancêtres des grands groupes
étaient devenus les maîtres (tompo) de leur territoire par la consécration d’un tony, les
Maroseraña vont consacrer le tonin’ampanjaka de leur royaume. Ce tony fondateur nécessita
un sacrifice humain, celui d’un bœuf rouge de la couleur du pouvoir royal et l’érection d’un
hazomanga en fer marquant la rupture de l’interdit qui frappait ce métal. A la différence des
«prises de possession» auxquelles se livrèrent les envoyés des princes européens au 17e
siècle, la «conquête» ici ne résultait ni d’une suprématie militaire, ni d’on ne sait quelle
autoproclamation : elle était religieuse, et il y fallait l’accord préalable et la collaboration
permanente de ceux qui allaient devenir les sujets des rois.
Si les Maroseraña obtinrent l’un et l’autre, c’est qu’ils s’étaient alliés par mariage aux grands
groupes de la région, qui étaient maîtres de la terre (tompon-tany) dont ils avaient autrefois
pris religieusement possession et pour laquelle ils assuraient l’accomplissement des rituels
nécessaires.
Fils d’une Andrambe, Andriamandazoala «Prince qui flétrit la forêt», prit deux femmes chez
les Hirijy. De ces mariages étaient nés Andriamandresy et Andriamisara dont les descendants
– ou ceux de la sœur née d’une troisième femme restée non identifiée, suivant une autre
tradition –, ayant pris femme dans d’autres groupes tompon-tany, constituèrent les
Maroseraña de l’Ouest.
Quand les Grands des tompon-tany donnèrent leur accord, ce n’était donc pas, après une
défaite, à des chefs de guerre vainqueurs, mais à des gendres et neveux susceptibles, en
devenant roi régnant, de faire bénéficier la communauté des bienfaits de leur statut de Dieu
sur terre (Zanahary an-tany). Mais, en tant que masondrano ou gouverneurs, ils restaient les
maîtres de leur territoire.
L’accord de quelques membres des belles-familles ne suffisait certes pas pour l’établissement
du tony. Il y fallait aussi celui des spécialistes des rituels dans la région. En effet, dans toute
région où l’homme avait été présent à Madagascar, il y avait consacré des lieux et laissé aux
siens les recommandations à respecter dans l’avenir.
En l’absence d’un cadastre ayant enregistré ces décisions (didin-drazana), le nouvel arrivant,
complètement désarmé, ne pouvait rien faire sans guide ni conseil. Aussi, dans leur avancée,
les Maroseraña ne pouvaient-ils qu’avoir recours aux ombiasy connaissant le pays et à leurs
alliés, car ce sont les mêmes raza que l’on trouve dans le Fiherena, la région de Benge et le
reste du futur Menabe. En la circonstance, les trois ombiasy étaient des spécialistes, l’un du
ciel, l’autre des hommes et de la terre, le troisième du monde souterrain.
Enfin, les victimes nécessaires à la consécration du tony –charme fondateur assurant la paix –
devaient être fournies par les futurs sujets comme gage de leur demande, qu’il s’agisse de la
victime bénévole du sacrifice humain, léguant aux siens des privilèges totalement hors du
droit commun, ou qu’il s’agisse du bœuf rouge signifiant par la couleur de sa robe la donation
du pouvoir aux Maroseraña.
Outre qu’il concernait les relations avec des hommes qui se reconnaissaient un souverain – ce
qui ne veut pas dire qu’eux-mêmes ou leurs ancêtres n’en aient pas eu dans le passé –, la
consécration du tony de Benge définissait la nouvelle carte politique de la région, en
attribuant le Fiherena aux Andrevola et l’intérieur des terres aux Zafimanely.
Le Grand Siècle d’Andriandahifotsy
En arguant de leur ascendance maternelle dans la logique ancienne, les enfants
d’Andriamandazoala auraient pu se déclarer d’emblée tompon-tany, maîtres de la terre du
Menabe. Le récit – mythique ? – du meurtre de son oncle Maharara «Qui a le pouvoir
d’interdire» par Andriandahifotsy, fils d’Andriamandresy ou de sa sœur, indique bien le désir
maroseraña d’échapper aux règles de leurs familles maternelles.
C’est ce meurtre qui expliquerait que, dans le premier tiers du 17e siècle, il ait quitté Benge
pour s’établir plus au nord dans l’ancien centre politique de la région, là où, notamment,
étaient installés les anciens groupes des Vazimba, des Antanandro et des Antamby. C’est
cependant en prenant épouse dans tous les grands groupes autochtones de ce Menabe central
que le grand roi donna au royaume ses limites historiques et que, à partir de ces épouses, il
ordonna les rangs de la hiérarchie qui classe ses descendants.
De sa première épouse, une Andrasily, il eut deux fils ancêtres des Andriambolamena «
Princes de l’or », que sont aussi les descendants de son oncle Andriamisara, qui avait de luimême renoncé au pouvoir. Du premier des fils, écarté du pouvoir par son père, sont issus les
Maromany du Menabe ; du second, devenu roi du Boina, les Zafimbolamena du Nord-Ouest.
Mais c’est Ratrimolahy, fils de Rahomañitse, une Sakoambe qui sera seule à être accueillie
dans le tombeau royal, qu’il désigna pour lui succéder dans le Menabe.
Les enfants de ses autres épouses, dit la tradition du royaume, sont la source des
Andriambolafotsy, Zafimbolafotsy ou Zafinifotsy, les « Princes de l’argent ». Même de père
ou de mère d’ascendance roturière, tous leurs descendants forment le groupe maroseraña ou
ampanjaka, ce qui, à défaut de la richesse, leur conférait prestige et privilèges funéraires.
Quant aux groupes donneurs d’épouses à Andriandahifotsy, quoique devenus roturiers, ce
sont des Grands, des vohitsy be aux nombreux privilèges.
S’il retrancha de la nouvelle construction des groupes anciens comme les Antanandro, qui
quittèrent le pays, et, plus encore, les Antamby, il attira beaucoup de gens venant d’autres
régions et dont il fit des groupes sakalava, les dotant de terres, de bœufs et d’une marque
d’oreilles pour ceux-ci (sofin’aombe).
Le royaume d’Andriandahifotsy rassemble donc, en fait, les terres des groupes tompon-tany
dont les chefs, devenus masondrano, conservent l’administration. Mais, en tant que souverain,
c’était lui qui avait la responsabilité des relations avec les étrangers, non-sakalava de l’île et
traitants d’outre-mer. S’assurant ainsi le monopole de l’achat des armes à feu, il en fit la base
de sa puissance sur les régions voisines. Son long règne – déjà célèbre du temps de Flacourt, il
mourut vers 1685 – laissa la place aux querelles et aux difficultés de ses successeurs. Le
Menabe avait vécu son Grand Siècle.
La semaine prochaine : “En Imerina, des Vazimba aux Andriana”
Les gens du fer
Dans la tradition du Menabe, gens riches dont la beauté des filles est célèbre, les Antamb ou «Gens du fer» - furent des alliés des Maroseraña dans la conquête du royaume, mais
Andriandahifotsy les ayant plus tard maudits, ils ne peuvent épouser de Sakalava.
L’exclusion du système social, connu dans d’autres régions, concerne des groupes qui n’ont
pas respecté l’autorité des rois. Dans la principauté d’Analalava dans le Nord-Ouest, on les
dit voatsiñy, c’est-à-dire atteints par le tsiñy. Tous ces parias n’ont pas été des gens du fer
et tous ceux-ci n’ont pas connu le même destin, mais dans l’exclusion des Antamb du
Menabe comme dans celui des Antevolo du Sud-Est, des Dobony de la région de Midongy
du Sud ou des Keliantsy du Nord-Est, il est toujours question de fer et d’impureté. En effet,
le mot Antamb véhicule une ancestralité, quelle que soit l’activité actuelle de ses détenteurs.
Il signale l’occupation des grands ancêtres qui furent non seulement des forgerons, mais
aussi des métallurgistes – des fondeurs qui obtenaient fer et acier à partir du minerai,
comme s’en souviennent certains de leurs descendants.
Cette activité comportait avantages et contraintes. Dans le Valalafotsy des Hautes Terres,
ils n’avaient pas le droit de menacer d’une arme blanche ni ne pouvaient eux-mêmes en être
menacés. Le travail de fonderie fut important aux époques anciennes, comme en témoignent
les accumulations de scories. Mais il était encadré et, s’il autorisait la richesse, il écartait
de l’exercice du pouvoir politique, de la même façon que, réputés faire fuir le minerai dès
qu’ils le voyaient, les andriana étaient écartés de la fonderie. Connu et utilisé dès le
premier peuplement de l’île, l’usage du fer était proscrit de la construction des bateaux et
des maisons, tout comme il le fut longtemps pour les armes. La qualité noble du bois tenait
à son origine divine et céleste, alors que le fer conservait les défauts de sa nature terrestre.
Comme un gouverneur le constatait encore au 19e siècle, le fer était l’interdit malgache par
excellence. Et le meurtre à l’arme blanche était alors toujours beaucoup plus grave qu’avec
un objet de bois.
Appartenant au plus vieux fond culturel, cette dévalorisation du fer fut, du temps de
l’influence arabe, renforcée par une histoire de souillure due au contact avec des
excréments de chien, que l’on raconte aussi bien en Menabe qu’en pays antemoro.
En Imerina, des Vazimba aux Andriana
Les “traditionistes” racontant l’histoire de Madagascar et des sociétés qui la composent
placent, au temps des origines, une période vazimba (faha-vazimba) sur laquelle, dans
les Hautes Terres, enchaîna la période andriana. Mais celle-ci ayant édicté la peine
capitale pour qui se livrerait à la louange de princes défunts, l’histoire des Vazimba en
tant
que tels, ipso facto condamnée à la dépréciation et à l’oubli, n’a souvent survécu
qu’entre mythes et légendes, dont le traitement erroné par des hommes de religion ou de
science a donné lieu à des développements tout aussi créateurs de mythes. On se prend à
penser que ceux-ci, plus encore que ceux de la tradition orale, risquent fort, malgré les
progrès d’ores et déjà séculaires de la recherche, d’avoir la vie dure, quand on les voit
assidûment entretenus aujourd’hui par telles “chroniques historiques” de grande
diffusion, où l’on présente les Vazimba, sachant “déjà” tresser des fibres végétales,
mais vivant “encore” dans une totale ignorance et de l’agriculture et de l’élevage et du
tissage, etc.
Tompon’ny razana «maîtres des ancêtres», les Andriamanjaka, princes détenteurs d’un
pouvoir effectif, pouvaient souverainement décider que tel groupe ne pouvait plus se réclamer
de telle ascendance et donc bénéficier des droits et privilèges qui en découlaient.
Mais, dans les mémoires des “traditionistes”, ils ne pouvaient effacer ce qui continuait d’être
transmis en privé et qui, transcrit au XXe siècle, permet à présent de recouper l’histoire
officielle. Ainsi a pu commencer d’émerger des profondeurs de l’oubli l’histoire des
Vazimba, dont les croyances populaires constituèrent, au long des siècles, un ultime rempart
contre l’abolition.
Invisibles pouvant hanter une source, une rivière, un bosquet ou un rocher – ce qui les faisait
parfois assimiler à des esprits de la nature, subissant en cela le destin des esprits des morts
non seulement tombés dans l’anonymat, mais qu’on ne pouvait pas non plus honorer auprès
d’une sépulture –, les Vazimba, anciens maîtres du pays, demeurent encore souvent des objets
de crainte, autant que d’espoir ou de reconnaissance, s’exprimant au travers de dévotions
«privées», personnelles ou strictement familiales.
Sans rien à voir avec l’incroyable animisme imaginé par bien des missionnaires chrétiens – et
que certains, animés d’intolérance irrespectueuse, ont même brutalement combattu en
abattant, par exemple, un arbre sacré, ou en installant un autel de la Vierge Marie sur le rocher
d’une berge –, ces invocations aux Vazimba ont généralement pour autels d’anciennes
sépultures, repérées à l’écart des lieux habités. Il faut dire qu’on a pu voir ces autels
augmenter en nombre, dans les temps difficiles, s’adjoignant à l’occasion abusivement telle
tombe ancienne mal entretenue et dégradée, ou tel montjoie (tatao) de la croisée des chemins,
en pleine campagne. Mais l’erreur est somme toute compréhensible quand on a pu voir un
chercheur de terrain tenir a priori pour tombe vazimba… un amoncellement de pierres
hâtivement édifié sur un sommet par l’Institut géographique national de la période coloniale
pour protéger un point géodésique ! D’autant que l’on sait que, dans cette forme un peu
particulière du culte des ancêtres, la consécration d’un nouvel autel ne peut souvent reposer
que sur l’intime conviction des orants, pour la plupart des campagnards, exceptionnellement
privés d’une véritable assistance de la tradition.
Car, dans la tradition populaire de l’Ankibon’Imerina ou “Cœur de l’Imerina”, very tantara,
autrement dit “perdus pour l’histoire” inscrite en un territoire, les Vazimba n’étaient le plus
souvent remémorés que comme une population arriérée composée de nains, que
caractérisaient non seulement leur petite taille, mais aussi la difformité de leur tête et
différents traits ou comportements pouvant même parfois faire douter de leur humanité.
Cela dit, les citadins qu’on dit «évolués» et qui ont pris l’habitude de se nourrir de la
vulgarisation des acquis de la science, étaient en général aussi mal lotis. En effet, partant de
certains éléments de cette tradition sous influence, l’étude scientifique, s’emparant du thème
des Vazimba dans les premiers temps du contact culturel, en fit, pour ainsi dire
consensuellement, soit des chasseurs-cueilleurs continuant un mode de vie préhistorique, soit
un premier peuplement de Pygmées, possible substrat d’origine africaine confortant la thèse
des héritiers de Lars Dahle et de Gabriel Ferrand.
Entre mythe et histoire
Situation surprenante, quand on sait que, rattachés à la même époque vazimba, sont aussi
évoqués par la tradition des géants inconscients de leurs limites, tel le très populaire Rapeto
qui tenta de décrocher la Lune pour en faire le jouet de ses enfants ! Et ceux qui contaient ses
exploits, généralement plus raisonnables, n’éprouvaient aucune gêne à présenter, dans la
foulée, et la trace de ses pas de géant sur les rochers, et le modeste édifice lui assurant une
tombe à taille humaine à Ambohimiangara.
Que cette période n’ait pas été seulement peuplée de nains mais aussi de géants, aurait dû
conduire à mieux réfléchir sur ce que représentaient ces hommes au lieu de les rejeter tout
uniment hors du champ historique dans le temps du mythe ou de la légende, ou de se laisser
emporter, dans la reconstitution de l’histoire, par la dérive idéologique et la politique
coloniale à courte vue.
De fait, à y regarder de plus près, le géant Rapeto apparaît comme une sorte de héros de «
chanson de geste » s’inscrivant dans un paysage historique, puisque nous sommes là dans le
nord de l’Itasy, région quelque peu marginale de l’Imerina mais qui semble avoir
effectivement connu, dans un passé fort lointain ne pouvant plus faire ombrage, une prospérité
et un rayonnement qui se sont traduits par une occupation de l’espace bien plus importante
que de nos jours, comme en témoignent les nombreux sites à fossés où les phénomènes
d’érosion – les fameux lavaka de la géographie – ont été stabilisés et reconquis par la
végétation.
Cette riche région dont le déclin ne paraît aucunement lié à l’expansion du royaume merina,
laquelle ne l’atteignit que fin XVIIIe – début XIXe siècle, au temps d’Andrianampoinimerina,
pourrait bien avoir, en revanche, connu son plein essor après l’installation des Vazimba ayant
fui l’hégémonie de leurs parents andriana à la suite de l’épisode de Fanongoavana, lequel
sonna l’entrée de la dynastie andriana dans l’histoire des Hautes Terres.
Confortées par les acquis de l’archéologie, les traditions officielles enseignent que c’est au
XIIIe siècle que les andriana arrivèrent sur les Hautes Terres, et qu’ils réussirent à accéder « à
leur tour » à l’exercice du fanjakana. Une fois au pouvoir, leurs historiographes, pourrait-on
dire, fournirent l’histoire qui convenait à ces nouveaux maîtres, mais que ne cessèrent de
bousculer et la culture vécue par le peuple agissant sans discours et l’action de groupes
nourris de traditions particulières. L’espace qui s’étend d’Ambohidratrimoanala au nord et
Fanongoavana au sud, à l’orée de l’actuelle forêt de l’Est, à Ambohidratrimo au nord et
Ampandrana au sud, aux abords du Betsimitatatra, exerçait un véritable pouvoir d’attraction,
y compris dans les régions périphériques de l’île, dont il n’était donc pas coupé, comme on
croit. L’on se souvient d’ailleurs, mais sans pouvoir la situer dans les généalogies,
d’Andriandrakova, princesse zafiRaminia qui épousa un Vazimba.
Au cœur de l’histoire
Du XIIe au XVe siècle – au temps dit des Ratrimo, c’est-à-dire des « Honorables puissants »
ou, étymologiquement, des « Honorables tigres » –, le lignage princier des « maîtres de la
terre » qui est le mieux connu et qui a la prééminence, est celui dont sont issus les Antehiroka.
Il semble bien que ce soit alors une confédération familiale dont les membres, par le biais des
héritages, contrôlent une véritable mosaïque de terres, et qui reconnaît à chaque génération la
prépondérance de celui d’entre eux qu’appelaient aux fonctions de Mpanjaka des règles de
succession qui n’avaient pour défaut que leurs exigences de patience de la part des héritiers
désignés.
Montés de la côte Est, en partant de la région de Maroantsetra dans le Nord-Est, et en ayant
jalonné leur itinéraire de sites à fossés dont se souvient encore la tradition zafimamy et dont
on a ponctuellement commencé l’étude archéologique, les andriana purent s’installer grâce à
des mariages avec des princesses du groupe tompon-tany qui les avait précédés.
Les tantara présentent mythiquement ces mariages comme l’expression de la suprématie du
Ciel en situation de sanctionner les fautes de la Terre : Andrianerinerina « Prince des plus
hauts sommets », fils de Dieu (Andriamanitra), étant descendu sur terre pour jouer avec les
terrestres Vazimba, n’aurait pu remonter chez son père par la faute de ces derniers ; Dieu le
leur imposa comme maître (tompo) et lui envoya l’une de ses filles comme épouse. L’alliance
avec le Ciel aurait été renouvelée par son neveu, Andriamanjavona «prince des brouillards»,
qui épousa Andriambavirano « Princesse des eaux », la fille de son oncle Andrianerinerina,
présentée elle aussi comme célestielle.
Pratiquement, si l’on sort de l’idéologie qui fait des andriana des descendants de Dieu pour
s’en rapporter aux généalogies dynastiques, on constate que les mariages d’Andrianerinerina
avec Razafitrimomananitany et de son petit-fils Andrianampongandanitra avec
Rampananiambonitany donnent à leurs enfants des droits sur la terre, comme l’indiquent les
noms de leurs mères.
La volonté de rompre les liens de soumission à l’égard de la belle-famille – situation
récurrente dans toute l’Histoire de Madagascar – explique que, à côté du fanjakana des
princes vazimba, se soit constitué celui des princes andriana.
Renouvelant la déclaration de fin d’allégeance d’Andrianerinerina se donnant Kilonjy puis
Anerinerina pour apanage, celle d’Andrianahitrahitra dans la vieille cité vazimba de
Fanongoavana, qu’il venait de conquérir par les armes sur le Mpanjaka vazimba, son suzerain
et cousin, au sud de l’actuel lac de Mantasoa, est l’événement considéré comme fondateur par
la dynastie andriana. Mais la rupture ne fut pas irrémédiable, comme le prouvent les
nombreux intermariages qui suivirent.
La réconciliation qui fut le fait d’Andrianampongandanitra, fut activement favorisée par les
reines vazimba, soucieuses d’assurer le pouvoir à leur descendance en continuant de donner
des épouses aux andriana.
De cette histoire de lutte pour le pouvoir, en un temps où le centre des Hautes Terres n’était
pas l’Imerina mais l’Ankova « Pays des Hova », on a particulièrement retenu le Manjakahova
pendant lequel des Hova, en fonction de « Premier ministre » avant la lettre, détenaient
l’effectivité du pouvoir.
Ce fut sous les règnes d’Andriamboniravina et d’Andriamoraony qui permirent à
Andriambaroa d’abuser de son pouvoir en opprimant le peuple à son profit et au profit des
siens. L’on conserve, très présent jusqu’à ce jour dans la mémoire populaire, l’idée que le
fanjakan’i Baroa est synonyme d’anarchie et de désordres.
L’épisode légitima, d’une part, l’exclusion des hova du pouvoir souverain et, d’autre part, le
pouvoir andriana comme seul pouvoir juste et souhaitable. Les Hautes Terres de l’époque
n’ignoraient pas le reste du monde. Elles étaient en relations commerciales avec lui par les
traitants arabo-musulmans. En témoignent des produits de luxe comme les perles de corail
rouge de Méditerranée et les beaux céladons de Chine exhumés par l’archéologie.
Vazimba et Andriana en relation avec l’étranger
En témoigne de même le nom de Ramaitsoakanjo «Honorable Dame au canezou noir» –
grande princesse vazimba renommée pour un vêtement porté sur la côte africaine et adopté
avec son nom souahéli –, ou celui de Ramasinanjomà «Honorable saint du vendredi» – ce roi
vazimba d’un temps où la semaine de sept jours était en usage et le vendredi chargé du poids
que lui avait donné le monde arabe. En témoigneraient encore un certain nombre de mots,
arabes à l’origine, qui sont propres au parler d’Imerina et n’étaient pas traditionnellement
utilisés dans les autres parlers de l’île. Et l’histoire des Zafimbazaha «Petits-enfants du traitant
étranger» rapporte toujours que le grand ancêtre, Andriambazaha «Prince des traitants
étrangers», avait épousé une princesse d’Ialamanga dont il a eu une nombreuse postérité.
Cette influence arabe dans l’Ankova semble bien avoir été l’objet d’un important débat que
sous-entend le règlement par lequel Rangita, dernière reine vazimba, pensait assurer sa
succession par ses deux fils, Andriamanelo «Prince qui dispose de l’usage de l’ombrelle
(signe d’appartenance à l’ordre andriana)» et Andriamananitany «Prince qui possède la terre».
Rangita décida que «le jeudi sera à Andriamanelo, le vendredi à Andriamananitany»,
expliquant ensuite que les deux frères se succéderaient dans l’exercice du fanjakana. Rangita
désirait donc qu’Andriamanelo soit pleinement Andriana, puisque, selon la coutume établie,
le jeudi était andron’Andriana «jour du prince» et que le jeudi lui appartenait bien.
Quant à Andriamananitany, ayant le vendredi, déjà jour du Roi dans l’Ouest de Madagascar,
et ayant le droit le plus éminent sur la terre et notamment celui de la transmettre, comme
l’indiquait son nom (-mananitany), il serait à l’origine d’une nouvelle dynastie. Voulant
rompre avec la période vazimba, Rangita utilisait les ressources que lui offraient les nouveaux
concepts pour mettre fin à une situation à laquelle seule sa force de « tigresse » (son nom
complet comportait l’élément trimovavy) lui avait permis de faire face.
Il n’en fut pas ainsi. Le peuple s’y opposa en assassinant Andriamananitany. Néanmoins, tout
à fait au détriment du fanjakana vazimba, l’Imerina allait être réalisée par le fils
d’Andriamanelo – Ralambo créant l’Imerina aux deux provinces (Imerina roa toko) – et la
conquête d’Ialamanga par son petit-fils, Andrianjaka, qui la nomma Antaninarivo tout en
inscrivant l’histoire du royaume dans un espace bien connu et en reprenant l’essentiel de
l’héritage.
Quelque deux siècles plus tard, le grand Andrianampoinimerina qui, faisant célébrer le culte
des ancêtres royaux, ne s’en tenait pas dans les invocations à Rangita et Rafohy, reconnues
sources de la dynastie d’Alasora, mais incluait tous les rois vazimba de la « colline sacrée »
d’Ampandrana, fit le vœu d’être traité en Vazimba après son trépas.
Ce souhait, à l’évidence significatif mais passé jusqu’ici inaperçu des spécialistes, nous
préférons, quant à nous, nous abstenir de l’interpréter jusqu’à plus ample information, ne
serait-ce que pour éviter le risque d’un retour au mythe…
Jean-Pierre Domenichini et Bakoly D-Ramiaramanana
Des rites funéraires malgaches
Pratiques de montagnards ayant gardé le souvenir de la mer, les funérailles des Vazimba et
des Andriana qui leur ont succédé, s’inscrivent dans la tradition des principautés des
embouchures héritée du monde austro-asiatique.
Ainsi fut baptisé ranomasina – à la fois «mer» et «eau consacrée» –, le lac où furent
immergées, entre Imeri-manjaka et Alasora, les lakana mifanarona ou doubles pirogues
emboîtées, qui reçurent les dépouilles mortelles des reines vazimba Rangita et Rafohy, dont
les «tombeaux» seraient des cénotaphes. Et c’est encore en lakambola, pirogues d’argent,
que reposent en leur tombeau Andria-manjaka et grands princes d’Imerina. Cependant,
même en renonçant aux sépultures aquatiques, ils conservèrent l’usage rituel de leurs lacs
funéraires, notamment pour les velirano ou serments d’allégeance. Et il leur est même
arrivé d’en créer de nouveaux, comme Andriamasinavalona à Andohalo, quand dut être
remplacé celui d’Antsahatsiroa, creusé au temps d’Ialamanga, en contrebas au nord-ouest
du Rova. En effet, c’était à l’ouest des cités, souvent à l’extérieur des fossés et profitant
d’un vallon perché, que les seigneurs des montagnes aménageaient ces lacs recevant les
eaux de sources d’altitude, et qui pouvaient aussi servir à l’irrigation des rizières.
On connaît encore, par exemple, près d’Antananarivo, celui d’Ambodia-kondro en
contrebas d’Ambohibe, capitale des Andriandranando, ou, plus loin vers l’est, celui
d’Ambohi-malazabe, désormais reconverti en rizières. Croyances et pratiques ont parfois
évolué. Ainsi, de tels lacs dont l’usage équivalent à celui de l’alafady ou «bois tabou» est
encore attesté en plein XXe siècle, tant en Imerina qu’en Imamo, servaient aux sépultures
partielles des puissants trépassés du lieu.
Car, si rois et princes ne pouvaient être transférés une fois « cachés », du moins leurs corps
faisaient-ils l’objet de soins préalables.
Après les cérémonies suivant immédiatement un décès, le corps était éviscéré, séché et
comme momifié. C’est le corps sec (faty maina ou faty mena) que l’on «cachait», lors d’une
importante cérémonie – appelée fiefana à Andramasina –, et les sanies étaient alors versées
avec les viscères dans le lac, où elles étaient censées donner naissance à une hydre, fanany
de réincarnation du défunt.
Andriamanelo, roi d’Alasora
Au 16e siècle, Andriamanelo, transgressant
les décisions de Rangita, créa une nouvelle dynastie
et posa les bases
de l’ordre andriana des siècles suivants : Alasora, au sud-est d’Ialamanga, l’actuelle
Antananarivo, allait ainsi devenir le berceau de la deuxième dynastie et la source de la
nouvelle andrianité. Ce d’autant plus facilement qu’il était en position de
réaliser la politique engagée depuis Fanongoavana qui, pour développer ses exportations
de riz à destination de l’Afrique, recherchait des terres plus chaudes et plus étendues,
propices
à une riziculture de masse. Car au sud et à l’ouest du chaînon d’Ialamanga, sur des
terres sur lesquelles ses ancêtres lui avaient légué des droits, s’offrait
le Betsimitatatra, qu’il était en mesure de reprendre à ses occupants vazimba. Il y
suffisait, en héros civilisateur,
de ne craindre
ni les innovations
ni les transgressions que souvent elles supposent.
Son règne, selon
la tradition, en fut riche. Mais, en les interprétant selon des modèles qui ne convenaient
pas, on n’en a pas toujours saisi la portée.
Marqué par une forte rupture avec la période précédente, l’avènement d’Andriamanelo mit en
difficulté bien des mpitantara peinant à mémoriser convenablement une période charnière, où
les anciens principes furent discutés et où les changements ne furent pas acceptés de façon
unanime.
C’est ainsi que Rangita et Rafohy – pour ne prendre qu’un exemple significatif – sont
présentées tantôt comme deux sœurs, tantôt comme la mère et la fille, et que, dans les deux
cas, leur succession chronologique peut être inversée, sans compter que des traditions
attribuent à l’une les décisions qui sont ailleurs attribuées à l’autre ou, plus souvent, aux deux.
Passant outre ces contradictions et bien d’autres encore – telles celles introduites par le fait de
donner Rafohy pour un homme, Andriampohy ! –, nous avons pris le parti d’en remettre à
plus tard l’explication et adopté ici la tradition qui fait de Rangita la mère d’Andriamanelo, en
nous fondant principalement sur son nom complet de Rangitatrimovavimanjaka enregistrant
l’effectivité de son règne.
L’héritage de Rangita
et Rafohy
Généralement fixés, voire même donnés, après leur mort, les noms des souverains ont
toujours une signification historique. Ceux de Rafohy et de Rangita indiquent bien la fin de la
période des princes vazimba et le début de leur abaissement.
Car, s’il est vrai que le nom développé de la dernière, avec l’élément trimo qui utilise l’image
de la puissance que comportent beaucoup de noms de princes vazimba, maintient son
appartenance à l’époque des Ratrimo, son nom abrégé et celui de Rafohy sont à mettre en
relation avec la formation de l’idée que l’on se fit en Imerina de ce qu’auraient été les
Vazimba. Le mot ngita «crépu» – qui, par ailleurs, désignait, il y a peu encore, une forme de
beauté des cheveux crêpelés pour le soin desquels les dames d’Imerina occupaient une grande
partie de leur temps –, et le mot fohy «court, de petite taille» sont en effet deux des caractères
par lesquels on spécifie cette «population» mythique.
Reste que le tandem Rafohy et Rangita a d’abord pour fonction d’établir la légitimité de leurs
successeurs.
Politique, la décision de Rangita qui, voulant rétablir une succession harmonieuse (fanjakana
arindra) au pouvoir, accordait aux enfants royaux de se succéder – les cadets se soumettant en
attendant leur tour (fanjakana ifanoavana) –, tenta de réserver aux seuls garçons l’accès à la
charge suprême en écartant les filles de la maîtrise de la terre.
C’est ce que signifie le nom de son deuxième fils, Andriamananitany «Prince qui possède la
terre», recevant une qualité qui était jusqu’alors réservée aux filles (Ramananiambonitany,
Ramanamihoatrambonitany, Ramanalimananambonitany…) que les andriana devaient
épouser pour pouvoir régner.
Dans cette période charnière, Andriamanelo, à qui devait succéder son frère, ne devait
disposer que d’un règne de transition. Il avait reçu la succession de sa mère, mais son frère
devait transmettre la sienne à ses fils. Et, comme dans l’Ouest, le vendredi devait remplacer le
jeudi comme andron’Andriana «jour du Prince». Ce fut effectivement un règne de transition,
mais celle-ci ne s’effectua pas dans le sens voulu par Rangita.
Comme le montrent les événements, la décision fut discutée et rejetée. En effet, les deux
frères, l’aîné à Alasora, le cadet à Ambohitrandriananahary – installé par sa mère sur un
sommet élevé dominant topographiquement celui d’Alasora –, ayant fait creuser un fossé pour
fortifier leur cité, Andriamananitany termina le travail au bout de quinze jours, alors qu’il
fallut un bon mois à Andriamanelo. Andriamananitany devenait le songe – ou le taro –
dépassant le bananier et lui faisant ombrage. Ce fut le prétexte de l’assassinat du successeur
désigné, que celui-ci eût été perpétré avec l’accord de son aîné ou non. Mais, pour respecter la
décision de Rangita, il fut convenu que le fils d’Andriamanelo épouserait la fille
qu’Andrianamboninolona, fils d’Andriamananitany, aurait de Rafotsindrindramanjaka, la
sœur de son père.
Les innovations
du héros civilisateur
C’était à la fois suivre la décision devenue ancestrale – et par là même contraignante –,
puisque Andriamananitany régnerait par ses descendants à travers Andrianamboninolona,
mais aussi conserver la succession matrilinéaire : le droit sur la terre et surtout celui de
transmettre le fanjakana restaient entre les mains des femmes, comme le soulignaient les
noms de Rangitatrimovavimanjaka et de Rafotsindrindramanjaka.
Héros civilisateur, Andriamanelo apparaît dans la tradition comme celui qui aurait innové en
mettant fin à l’ignorance des Vazimba présentés comme d’invétérés primitifs. On a prêté à ce
souverain l’introduction du fer et de ses techniques, celle de la circoncision, l’invention de la
pirogue, des fossés (hadivory) qui entourent les sites d’habitat, du premier fanorona qui aurait
nécessité un sacrifice humain et, enfin, du rituel (alaondrana) permettant le mariage de parents
proches, y compris ceux de générations différentes. C’était certes beaucoup et il n’était pas
toujours facile de concilier la tradition avec ce qu’on savait de science sûre.
Quoi qu’il en soit, que l’on n’ait pas compris qu’Andriamanelo n’avait pas inventé le travail
du fer, ne devrait pas conduire à refuser d’écouter la tradition, quand elle nous dit que le fer
est apparu (niseho) sous le règne d’Andriamanelo, alors même que l’on sait que, depuis
Fanongoavana, qui est située dans une région d’ancienne métallurgie, Andriamanelo et ses
ancêtres étaient bien placés pour connaître le travail du fer.
Il ne s’agit pas effectivement de l’invention de la métallurgie qui est connue depuis le début
du peuplement et se trouve attestée dans la région par des couteaux et d’autres objets dans le
site d’Ambohimanana, près d’Andramasina, daté archéologiquement des 9e-11e siècles, mais
bien de son utilisation notamment pour les sagaies.
L’usage du fer comme arme est attaché au récit de la «conquête» d’Alasora par
Andriamanelo, le «jeudi noir» de la tradition des Manisotra, descendants des princes vazimba
de l’endroit.
C’est avec des sagaies à lame de fer, des «fers volants», qu’il aurait attaqué Alasora, et les
Vazimba qui y habitaient se seraient alors enfuis. Pour le même fait, il n’est pas inutile de
rapporter qu’une autre tradition rapporte qu’il aurait aussi attaqué d’Alasora en y faisant
pénétrer, avec le même effet, un troupeau de chèvres.
De fait, on sait que le fer et les gens qui le travaillaient étaient écartés de l’exercice du
fanjakana. Et la mémoire populaire des Hautes Terres se rappelle encore que le creusement
des fossés autour des sites d’habitat andriana devait être fait avec des sahiratsy ou bêches de
bois.
De même ne pouvait-on menacer d’un fer (tsy ambanam-by´) ni un fleuve servant de
frontière, ni un andriana, ni un andevo. Enfin, on se rappelle que les andriana avaient utilisé
des sagaies de bois dur à la tête durcie au feu, les katsomanta et kinangala interdits plus tard
par Andrianampoinimerina mais qui, dans l’esprit de beaucoup, conservent une grande
supériorité sur les armes ultérieures.
Ainsi, enfreignant l’interdiction religieuse qui prohibait ce métal dans le code la guerre et des
conflits, notamment entre princes, Andriamanelo innova et fit place nette autour de lui.
Que l’on puisse attribuer à un troupeau de chèvres les mêmes effets ressort du même genre
d’explication. En effet, les descendants d’anciens princes ayant renoncé à l’exercice du
pouvoir souverain ont l’interdit de la chèvre (fady osy) et introduire des chèvres à Alasora
était alors violer un interdit profondément intériorisé comme signe d’identité. La grande
invention d’Andriamanelo n’était pas de nature technique, mais, plus radicale, religieuse et
sociale.
Quant à l’invention de la pirogue et des fossés de défense découlant de celle du fer, il faut
toujours beaucoup de naïveté pour leur accorder encore quelque crédit, lorsque l’on songe aux
techniques de la construction navale mises en œuvre pour les voyages qui conduisirent
autrefois à Madagascar et aux milliers de sites à fossés antérieurs au règne d’Andriamanelo.
Néanmoins, là aussi, Andriamanelo innova : il faut penser que cette embarcation trouva un
nouvel usage dans les cérémonies de serment d’allégeance (velirano) et, plus sûrement
encore, qu’on put l’utiliser sur l’Ikopa sur lequel, comme toujours aujourd’hui sur la Sisaony,
il était interdit d’aller en pirogue (tsy azo lakanina).
De même peut-on penser que l’usage des bêches de fer se généralisa pour le creusement des
fossés. Et il n’est d’ailleurs pas à exclure qu’antérieurement, les bêches de bois – une seule
aurait même suffi – n’aient servi qu’au premier geste, initial et important, qui, rituellement,
consistait à «casser la terre» (mamaky tany) et que l’essentiel du travail se faisait ensuie déjà
avec des outils de fer.
La source
des andriana d’Imerina
S’agissant de la circoncision, de l’alaondrana et du fanorona, le souvenir de leur «invention»
peut déjà s’expliquer simplement par un anachronisme descendant, fréquent pour signifier la
confirmation par un nouveau souverain de ce qui existait antérieurement.
Leur attribution à Andriamanelo est, de plus, un moyen d’exalter la puissance du Roi. En
effet, l’organisation de la circoncision par Andriamanelo pour ses deux fils, Ramasy et
Ranoro, était racontée – suprême consécration – dans une sorte de mythe où les noms des
deux garçons, qui n’apparaissent plus par la suite dans les tantara, évoquent on ne peut mieux
celui de l’eau utilisée dans la cérémonie, qui est dite ranomasina ranomanoro «eau sainte, eau
heureuse».
L’invention du rituel de l’alaondrana – cette cérémonie qui, entre deux personnes, annule la
parenté interdisant le mariage – permettait, quant à elle, de se souvenir que, pour exécuter les
décisions testamentaires de Rangita, Andrianamboninolona avait été marié à la sœur de son
père – transgression particulièrement grave dans une société déjà influencée par l’islam.
Enfin, la création d’un fanorona au nord d’Alasora qui avait nécessité un sacrifice humain,
conservait surtout le souvenir qu’Andriamanelo avait abandonné cette pratique longtemps
nécessaire aux rituels de fondation et en attribuait la responsabilité au seul Andriamananitany,
justifiant ainsi implicitement son éviction du pouvoir. Ainsi, dans ces innovations, voit-on, à
juste titre, la grandeur d’un roi dont la réputation et l’autorité devaient dépasser l’étendue du
territoire qui reconnaissait son pouvoir.
Au cours de son règne, Andriamanelo «Prince qui dispose de l’usage de l’ombrelle» – au nom
impliquant qu’il avait à reconnaître qui était andriana – allait poser Alasora comme seule
source d’andrianité. Il existait bien sur les Hautes Terres centrales d’autres groupes andriana
comme les Andrianakotrina, dont le grand ancêtre est gratifié de l’introduction en Imerina du
riz apporté dans l’Ankaratra par la fille de Dieu, ou comme les Andriamanangaona que l’on
trouve partout dans ce qui devint le Ventre de l’Imerina et qui, avant de rejoindre la masse du
peuple, auront encore des démêlés avec Andrianampoinimerina.
A l’époque, tous les très hauts sommets de la région sont occupés par des habitats à fossés et
beaucoup d’entre eux abritent des sépultures d’andriana de la période antérieure. C’est, par
exemple, le cas d’Ambohitrikanjaka dans la région d’Ambohimalaza.
Située au nord d’Ambohitrombihavana où Andrianamboninolona établit sa résidence et
culminant à 1.507 m dépassant Ialamanga de 35 m, Ambohitrikanjaka domine toute la région
à l’ouest de Kilonjy.
Bien fortifié par un système complexe de fossés doublé à l’extérieur de murs édifiés avec des
blocs de quartzite (vatovelona «pierre de vie»), le site abrite toujours en son sein toute une
série de tombes qui témoignent d’une longue occupation.
Après l’établissement d’Andrianamboninolona à Ambohitromby, ses occupants, rabaissés au
niveau roturier, durent déguerpir et s’installer près de Manjakandriana où les anciens se
souviennent encore du fait. Soulignant cet abaissement, les andriana habitant à l’ouest
d’Ambohitrikanjaka appellent ce sommet Ambohitralika, «A la montagne des chiens». Par
l’écartement des andriana de la période antérieure dès lors appelés roandriana, Alasora devint
progressivement la seule source de l’andrianité.
De cette nouvelle andrianité, Andriamanelo a défini les signes distinctifs. Les ficus dont il
existe de nombreuses variétés, furent de tout temps l’emblème du pouvoir politique à
Madagascar.
Les Vazimba des Hautes-Terres utilisaient le voara et le nonoka, dont certains étaient alors
plantés au sommet d’Ialamanga. Avec Andriamanelo, les amontana et les aviavy, également
hazon’Andriana «arbres du Prince / arbres des princes» les remplacèrent. De même interdit-il
aux Bemihisatra, c’est-à-dire au peuple roturier, d’enterrer à l’intérieur des fossés.
L’interdiction fut d’ailleurs facile à faire respecter, car elle ne modifiait pas les coutumes de la
majorité du peuple en la matière. Son but était, en fait, de réserver aux andriana reconnus par
Alasora le droit d’enterrer à l’intérieur des fossés – et d’en exclure les roandriana. C’est donc
à ces derniers que s’appliqua l’interdiction.
Avec Andriamanelo qui aménagea en rizières toute la partie amont du Betsimitatatra, Alasora
redevint capitale souveraine. Mais elle devait supporter de rester sous le regard proche de sa
voisine d’Ialamanga. En épousant Ramaitsoanala, fille du roi d’Ambohidrabiby,
Andriamanelo allait consolider les droits des descendants d’Alasora sur ce célèbre site qui,
avec son rova de Tsiazompaniry, demeurait le but ultime de tous les désirs.
L’Alaondrana
Que le patrimoine soit foncier et terrestre ou qu’il résulte d’accumulation du hasina
célestiel, les considérations patrimoniales ont toujours joué un rôle important dans les
stratégies matrimoniales.
Ainsi, lié au souci de l’héritage, s’explique la pratique plus ou moins fréquente du mariage
lova tsy mifindra dans les groupes dirigeants et du fanjakana tsy afindra chez le groupe
royal. Une expérience multimillénaire avait permis de voir les éventuels dangers de la
consanguinité qu’évoquent les mots malgaches de sampona, ondrana et sembana. Le rituel
de l’alaondrana, alasembana ou alasampona a pour but d’effacer la parenté entre un jeune
homme et une jeune fille voués au mariage et d’éviter toute malformation aux enfants.
Malgré son importance dans les groupes gouvernants, les traditions officielles ne le
décrivent pas et, à notre connaissance, aucune étude ne lui a été consacrée. Aussi la
cérémonie qui, en ce cas, se déroule chez les andriana de Vohimasina, près
d’Ambohimahasoa sur la route qui joint Antananarivo à Fianarantsoa, présente-t-elle un
grand intérêt.
Pour cette fête, les familles du jeune homme et de la jeune fille sont invitées. Quand tous
sont réunis, un zébu sans défaut est sacrifié, alors que, dans la maison, un spécialiste
raconte les généalogies. Les deux jeunes sont alors assis au sud du foyer. Une fois finie
l’histoire, ils s’assiéent près du poteau central en se faisant face, les jambes allongées de
telle sorte que la plante des pieds de l’un touchent celles de l’autre (mifanipa-dampatra),
alors que, selon la coutume, des frères et sœurs ne doivent pas se donner de coups de pied.
On efface la parenté en déplaçant, d’abord la panse du bœuf, puis des chaînes d’argent, de
la tête au corps et aux jambes de jeune homme, puis aux jambes, corps et tête de la jeune
fille. Selon les traditionnistes, l’ondrana est ainsi transféré au cœur du bœuf. Pendant ce
temps, l’assistance chante : « Il n’y a pas à avoir honte ! » (Tsy mba menatra ô !… ». Puis
on les bénit six fois. Les deux jeunes se transportent alors au nord de la pièce. Ils étaient
des enfants de la maison, ils sont devenus des étrangers qui rendent visite. Les
réjouissances et le repas peuvent alors commencer. Les deux jeunes garderont les chaînes
d’argent une semaine et ne devront pas traverser de cours d’eau pendant ce temps.
Ralambo et l’Imerina ambaniandro
La naissance
Mettant en évidence l’erreur de la pensée théorique dominante — qui avait miraculeuse de
Ralambo
cru pouvoir poser que les sociétés de l’oralité n’avaient pas d’histoire ou, si
Pour imposer son
elles en avaient une, que ce ne pouvait être qu’une histoire répétitive,
illustrant de façon “cyclique” une servile soumission à une tradition que l’on autorité, Ralambo
disposa de la réputation
croit figée -, l’histoire des Hautes Terres centrales, au XVIe siècle,
que lui procura une
est marquée par l’émergence du Royaume Imerina. Après sa victoire
naissance inespérée et
sur les Manisolta d’Alasora, Andriamanelo,
quasi miraculeuse. Fille
dit la tradition royale, déclara :
“Les Vazimba sont désormais partis, engagés sur le chemin de l’exil. L’usage du roi d’Ambohidrabiby,
sa mère, Ramaitsoanala,
des sagaies a permis de les vaincre et, immanquablement, deviendront
miennes toutes ces terres soumises au jour, car seul peut dominer le soleil.” “Dame verte/noire en
C’est ce programme, moteur de la marche triomphale des andriana dès avant forêt”, était aussi bien
l’héroïne d’un mythe.
le temps d’Andrianerinerina, qu’il mit en œuvre et que Ralambo, soutenu
par le peuple hova “également fidèle
à la mémoire d’Andriamanelo”,
se fit un devoir de poursuivre.
Portés par la force et le dynamisme de la tradition bien prise et comprise et, à
l’évidence, bons connaisseurs de l’histoire des andriana depuis le point de
dispersion de Maroantsetra, sur la côte Nord-Est de l’Ile, Andriamanelo et
Ralambo furent avant tout des princes capables de se projeter vers le futur et
d’innover, en malmenant au besoin les idées reçues.
Animés par une véritable volonté de puissance — mais sans doute aussi
conscients des avantages de l’union, en un temps où les Hautes Terres étaient déjà
la cible des razzias nourrissant la traite des esclaves -, ils surent mener la conquête
des terres et de leurs habitants tant dans la guerre que dans la paix.
La violence n’est pas toujours, comme on le prétend, la principale accoucheuse de
l’Histoire. La formation du territoire d’Imerina le prouve, qui fut surtout le
résultat d’une politique d’alliances matrimoniales conçues par des Andriamanjaka
sachant parfaitement, d’une part, se situer sur l’arbre généalogique commun pour
profiter de l’idéal du fanjakana tsy afindra (tendant à conserver l’héritage du
fanjakana dans la famille) et, d’autre part, jouer des diverses dispositions des
règles ancestrales de succession.
Elle bénéficia aussi — c’est le rôle du hasard en Histoire — de ce que la durée
cumulée des règnes d’Andriamanelo et Ralambo dépassa soixante ans, permettant
le suivi de cette politique.
La quête d’héritages
Déjà, Andriamanelo, en demandant en mariage Ramaitsoanala, fille du roi
d’Ambohidrabiby, savait que ce prince de Kaloy avait été appelé au fanjakana par
le peuple d’Ankotrokotroka — le futur Ambohidrabiby — qui, par la même
Imaitsoanala est la
célestielle fille d’une
divinité marine, Dame
Oiseau ou Ivorombe.
Après de multiples
épreuves dues aux deux
épouses terrestres du
Prince et contre la
volonté — mais avec
l’aide — de sa mère
oiseau, elle défit ses
rivales et devient la
seule épouse
d’Andriambahoaka,
“Prince du peuple des
embouchures”, qui
l’aimait, et donna
naissance à un garçon,
également appelé
Andriambahoaka. Elle
sera donc à l’origine
d’une nouvelle dynastie
ressourcée en mer et
dans sa célestialité,
tandis que ses deux
rivales avaient prouvé
leur terrestre stérilité.
Auréolée d’une telle
histoire, Ramaitsoanala,
dès lors appelée
Randapavola, ne
pouvait donner
naissance à un prince
dans les conditions de la
commune humanité. La
procréation fut
d’ailleurs difficile. La
naissance de Ralambo
suivit six échecs (fausses
couches et mort en bas
âge) qui furent autant
d’épreuves.
Pour sa septième
grossesse — le chiffre
sept étant ici celui de la
mort -, il fallut un devin
pour savoir où
l’accouchement aurait
lieu. Ce ne pouvait pas
occasion, lui offrit d’épouser Ramaitsoakanjo, héritière des droits sur la terre non
seulement en ce lieu, mais à Ambohimanga et en Andringitra.
Alors, venu faire sa demande à Rabiby, il y mit la condition d’être d’abord
reconnu pour fils en parenté classificatoire avant d’être agréé comme gendre
appelé à avoir surtout des obligations à l’égard de ses beaux-parents.
Reçu en fils, Andriamanelo, épousant Ramaitsoanala, faisait un mariage
préférentiel ouvrant des droits : dans le futur, lui et son fils devaient hériter du
fanjakana de leur père et grand-père. Et ce fils devait, de plus, recevoir de sa
mère, Ramaitsoanala, les droits sur les terres qu’elle tenait de sa propre mère,
Ramaitsoakanjo.
Dans cette politique d’ouverture de droits, le poids de la volonté d’Andriamanelo
fut grand dans les alliances matrimoniales contractées par son fils Ralambo.
Notamment en ce qui concerna les mariages avec Rabehavina et avec Ratsitohina
qui, bien que les souverains, étant “d’essence divine”, soient au dessus de
l’inceste Ny Andriamanjaka Isy manam-pady, se serait soumis au rituel de levée
d’interdit pour servir d’exemple à la société humaine.
Ralambo épousa d’abord Rabehavina, “Dame aux grandes boucles d’oreille”, fille
d’Andriamamilazabe, grand prince ayant hérité de la branche andriana de
Vodivato, et de la sœur de Rabiby, laquelle possédait des droits sur Kaloy.
Vraie Princesse du Ciel (Andriambavilanitra), comme en atteste la couleur
blanche incluse en son autre nom de Rafotsimarohavina, elle devait hériter et des
droits sur la terre dont sa mère était titulaire et des droits à la seigneurie de son
père, comme en témoigne son troisième nom de Ratompokoamandrainy, qui
impliquait qu’elle fût servie à l’égal de son père.
De fait, épousant cette Dame, Ralambo épousait la cousine germaine croisée de
Ramaitsoanala, autrement dit sa mère classificatoire. Et de cette union allaient
naître une fille, Ravaomasina, et un fils, Andriantompokoindrindra.
Plus tard, selon ce qu’avait décidé son père après le meurtre d’Andriamananitany,
Ralambo prit pour épouse Ratsitohina, qui était à la fois sa cousine germaine
croisée puisque fille de Rafotsindrindramanjaka, la sœur de son père, et sa nièce,
puisque fille d’Andrianamboninolona, son cousin germain parallèle, c’est-à-dire
son frère classificatoire. Et de cette union allait naître le futur roi Andrianjaka.
l’Ikopa où se situe
Alasora, mais sur la rive
Nord, là où se trouve
idéalement la direction
du pouvoir, sans pouvoir
être non plus chez ses
parents, à
Ambohidrabiby, comme
l’aurait voulu la
coutume populaire.
Ce fut à
Ambohibaoladina, non
loin d’Ambohimalaza,
qu’elle accouchera dans
une maison en forme de
bateau (kisambosambo)
que ses suivants avaient
édifiée et qui évoquait
les bateaux
transocéaniques des
origines. La délivrance
eut lieu au premier jour
du mois du bélier
(Alahamady) et
Randapavola devint
Rasolobe, “Grande
Princesse relique”,
seule remplaçante des
anciennes reliques.
Un sanglier (lambo), dit
la tradition populaire,
vint traverser la maison
et donna son nom au
La constitution du territoire
nouveau-né. Mais il
semble bien qu’il
En revanche, rien n’est dit d’un autre mariage, si ce n’est que, quand la tradition s’agisse là d’une
cite le nom des enfants, elle nous apprend qu’ils naquirent d’une autre mère (hafa réinterprétation, et
reny).
songeant, dans le
Mais on peut se demander, au vu de faits ultérieurs, si elle n’était pas une
contexte, à ses rapports
descendante d’Andrianakotrina, dont on aurait espéré, aussi important qu’une
avec le zébu, on ne peut
ouverture de droits sur la terre ou sur l’exercice du pouvoir, un partage de
que penser que le
richesses, semences et techniques éprouvées de longues date en matière de
souvenir du Sud-Est
riziculture.
asiatique était toujours
Quoi qu’il en soit, “exécuteur testamentaire” d’Andriamanelo, Ralambo devait en vivace et que, dans ce
priorité se soucier d’assurer, aussi étendues que possible, les bases territoriales de cas, lambo signifie
la royauté.
“bœuf”, comme dans la
Comme son père à Alasora, Ralambo prit soin d’affirmer son pouvoir en faisant langue des origines.
d’Ambohidrabiby sa seconde capitale. Il en organisa l’occupation en tenant
compte de son histoire et de ses habitants, tout en se référant au modèle
d’organisation de l’espace social.
Au centre, au point le plus élevé, se trouvait, entourée d’une palée (rova), la
grande maison (lapa) où il résidait, dominant à l’Est la place des discours (kianja)
; à l’entour étaient les agents de l’appareil d’État, ses parents et des représentants
de son peuple.
A l’Est, normalement inoccupé dans les habitants nouvellement créées, résidaient
les Zanakarivo, “Enfants du peuple”, qui, dans la position des ancêtres due à leur
ancienneté dans le lieu, étaient ses serviteurs-courtisans.
Au Nord, ses conseillers politiques étaient les Zanadoria, “Enfants de la septième
génération”, descendants d’Andriandoria, lui-même de la septième génération
d’une lignée issue d’un souverain et sur le point de perdre les droits afférents.
Le Sud de soumission était aux Ambodifahitra, et l’Ouest de sujétion à ses
enfants, les ZanadRalambo.
Dans cette capitale, comme dans les autres, seuls pouvaient avoir leur dernière
demeure les anciens souverains et ceux dont les descendants pouvaient le devenir.
Édifiés à l’Ouest du kianja selon le modèle d’orientation ancienne, les tombeaux,
tels qu’on les présente aujourd’hui, avec Rabiby au centre et le fasan’andriana
encore en usage du Nord, mais Ralambo et ses épouses au Sud, sont dans une
disposition significative d’une période charnière. Quand Ralambo y résidait
comme roi, Ambohidrabiby était une colline sacrée, puisque, avec le tombeau de
Rabiby, elle abritait déjà les restes d’un ancêtre des souverains (razan’Andriana).
Devenue, pour l’histoire, symbole du rassemblent, elle reçut le titre de “Puissance
vertu de l’Imerina” (Hasin’Imerina).
Doté d’une capitale, Ralambo prit soin de constituer les bases territoriales de la
dynastie en établissant ses enfants là où ils avaient des droits à la succession :
Andriantompokoindrindra à Ambohimalazabe, où lui-même avait auparavant
résidé sur les terres de sa femme Rabehavina ; Andrianjaka, d’abord à
Ambalanirana et Ambohibato sur les terres relevant d’Alasora, puis à
Ambohimanga et Andringita, qui lui venaient de sa grand-mère.
Quand à ses autres enfants, il installa sa fille, Rambavy, à Masindray dans
l’Atsimondrano, sur des terres dépendant d’Alasora, et ses fils au Sud et à l’Ouest
d’Ambohidrabiby : Andriampanarivomanga à Lazaina, Andriantompobe à
Ambatofotsy, Andriamasoandro à Manandriana et Andriampolofantsy à
Antsomangy.
Cela dit, envisageant l’acquisition de nouveaux droits, sans doute veilla-t-il lui
aussi aux mariages de ses enfants. On voit, par exemple, Andriantompobe épouser
Ramangaseheno, une andriana de l’Imamo dont la famille, sous l’autorité de
l’aîné Andriamaroary, se livrait au négoce de la soie.
Ainsi donc, Ralambo, poursuivant l’œuvre d’Andriamanelo en consacrant ses
efforts à rassembler lettres et seigneuries (namory tany sy fanjakana), avait déjà
pacifiquement agrandi son territoire, même si, par le jeu des successions, les terres
contrôlées par un fanjakana, comprenant des parties enclavées dans des territoires
soumis à d’autres princes, ne formaient pas un ensemble d’un seul tenant.
Mais il ne suffisait pas d’avoir des droits, encore fallait-il les faire reconnaître.
Dans cette période où l’insécurité s’était accrue et où il fallait se défendre contre
les incursions aussi bien sakalava à l’Ouest que sihanaka et bezanozano à l’Est,
Ralambo, par le commerce avec la côte, se procura jusqu’à cinquante fusils et
trois barils de poudre.
C’est avec l’aide de guerriers réputés qu’il organisa la défense : avec son oncle
Andriandranando, qui avait déjà aidé son père et fut le premier à posséder un fusil
en Imerina, et avec Andrianandrintany, qui l’aida contre Andrianafovaratra
d’Imerinkasinina — lequel prétendait commander magiquement au feu, mais fut
chassé par l’incendie.
Ayant chassé les derniers Manendy des alentours de sa capitale, et joint aux terres
d’Alasora, au Sud du fleuve, celles d’Ambohidrabiby au Nord, il mit au jour
l’Imerina roa toko, l’Imerina aux deux provinces et aux deux capitales.
Un souverain novateur
Elle comprenait alors un territoire limité à l’Est par le gradin allant d’Angavo de
l’Est, au Sud, à Ambohitsitakatra, au Nord. Kaloy et l’Andringitra la limitait au
Nord, Ambohimanoa au Nord-Ouest et l’Ankaratra au Sud-Ouest.
Même si certains parcelles enclavées comme Angavokely ne reconnaissaient pas
encore son autorité, Ralambo pouvait déclarer : “Je nomme cet ensemble Imerina
ambaniandro. Et si je le nomme Imerina, c’est que désormais m’appartiennent
touts les hauts sommets et que rien ne m’a échappé de ce qui se trouve exposé au
jour.”
Comme Andriamanelo, Ralambo est un héros culturel : on lui attribue la
domestication du zébu et sa consommation, la création de la fête du Bain et
l’organisation des rangs dans le groupe andriana.
Introduit dans l’île par les Anciens avec son nom d’origine soudanienne centrale
utilisée en Afrique australe, le bœuf (omby) a pu marronner et redevenir comme
sauvage, sans que son élevage ait jamais été abandonné.
La viande de zébu était consommée, comme en témoigne l’archéologie. Or, les
traditions racontent que Ralambo aurait fait sacrifier un jamoka, “zébu sauvage”,
et en ayant fait cuire et goûter après ses serviteurs, il aurait déclaré que la viande
en était bonne ; après quoi, ayant fait entrer des bêtes dans un parc, il les auraient
nommées “omby” parce qu’elles y avaient toutes trouvé place. Le même tantara
est localisé à Ambohimalazabe, à Ambohidrabiby et à Mamiomby en Andringita.
En fait, ce que Ralambo fit, ce fut d’abord de généraliser l’usage du mot omby
pour remplacer jantoka, le vieux mot d’origine asiatique.
Ce fut ensuite de permettre, à son usage et à celle des siens, la consommation de
certains zébus qui, comme les bêtes laissées libres d’aller et venir et pâturer en
liberté (leharanjy), en avait été exemptés. Ce fut surtout d’affirmer sa légitimité et,
en s’en réservant certains morceaux la bosse (trafon-kena) et la culotte (vodihena)
qui, dans toute l’île, étaient destinés aux Grands de la société, d’en retirer la
disposition à d’autres qui en bénéficiaient jusqu’alors.
De même n’a-t-il pas créé ex nihilo le Fandroana “Fête du Bain”, mais il l’a
profondément modifié. Antérieurement, le Fandroana, à la fois rituel agraire et
fête dynastique de bain des reliques royales, avait lieu au début de l’année solaire,
au début du mois d’Asaramanitra de l’ancienne année à dénomination sanscrite.
Ralambo l’inscrivit dans le calendrier d’origine arabe et le situa au premier
croissant de la lune du Bélier (Alahamady) au jour anniversaire de sa naissance.
Derrière le rituel dynastique, il personnalise la fête et organise son propre culte,
abandonnant désormais l’Alakaosy, “Lune du Sagittaire”, à la célébration des
anciens princes.
Dès lors, bien que l’on ait continué à confectionner des reliques (solo) — on
connaît notamment celles d’Andriantompokoindrindra et Andrianjaka, honorées
jusqu’au début du XXe siècle -, le Bain sera celui du Dieu visible
(andriamanikitamaso) que devient le souverain vivant. Mais des anciennes
reliques, Ralambo choisit celles qu’il conserva en fonction du nouvel équilibre
politique. C’est ainsi qu’elles devinrent sampin’Andriana.
Enfin, l’on retient qu’il organisa les andriana. Appliquant le principe hiérarchique
aux descendants de Rangita, il en fixa les rangs en fonction de la proximité
généalogique.
Abstraction faite de la famille royale stricto sensu, cette hiérarchie plaça au
premier rang les Andriantompokoindrindra, descendants du fils aîné de Ralambo,
ainsi que ceux de sa sœur ; puis, au deuxième rang, ceux de son cousin germain,
Andrianamboninolona et de ses frères et sœurs ; au troisième rang, ceux
d’Andriandranando ; enfin, au quatrième rang, ceux de ses autres enfants formant
les ZanadRalambo “Enfants de Ralambo”.
Ainsi fixés, les rangs du groupe andriana demeurèrent tels jusqu’à
Andriamasinavalona. Mais il faut noter que, structure politique, cette hiérarchie
pouvait intégrer des personnes ou des groupes n’ayant pas d’attache généalogique
avec la descendance de Rangita.
Ainsi en est-il, dès l’origine, des Andrianakotrina d’Ambohimahatsinjo qui, en
contrepartie des terres d’Ambatofotsy et de Manandriana cédées à deux fils de
Ralambo, furent intégrés aux ZanadRalambo.
Ces andriana parents de Ralambo étaient alors peu nombreux. Mais même privé
du réseau de relations que pouvaient constituer ceux qui étaient devenus des
roandriana, Ralambo a pu réunir l’Imerina ambaniandro par une politique qui
satisfaisait les aspirations populaires et bénéficiait d’un large soutien. Avec
Antaninarivo, son fils Andrianjaka donnera au royaume la capitale tant désirée.
Jean-Pierre Domenichini et Bakoly D. Ramiaramanana
Andrianjaka et Antaninarivo
Les traditions auxquelles on peut se référer - si divergents que puissent en être les
contenus - se rejoignent pour reconnaître l’importance d’Andrianjaka dans l’histoire du
royaume merina et même au delà, jusqu’à aujourd’hui.
A s’en rapporter à cette mémoire collective, cet Andriamanjaka, dont le règne se situe
dans la seconde moitié du 16e siècle, est avant tout le premier auquel, héritiers
des vainqueurs
des Vazimba, nous devons d’avoir Antananarivo
pour capitale de Madagascar et le Betsimitatatra, à ses pieds, devenu rizières où le bon
souverain sut faire collaborer toutes
les couches de la hiérarchie sociale pour la construction des digues de l’Ikopa.
Mais qui veut écrire l’histoire et la comprendre se doit de chercher à élucider
le pourquoi et le comment des divergences entre les traditions. Car c’est bien en ce
qu’elles révèlent d’Andrianjaka et
de son règne – à commencer par son accession à la souveraineté – que se trouvent les
clefs de cette histoire.
Curieusement, après tout ce qui en a été dit à propos des décisions prises par Andriamanelo et
Ralambo, sans exception aucune – y compris celles relatives à la prise de possession
d’Antaninarivo –, les traditions accessibles tendent encore à établir la légitimité
d’Andrianjaka et des actions de son règne.
Mais il n’y a pas à s’en étonner. Exceptionnellement complexe, même aux yeux des plus
avertis, la question des moyens et des principes mis en œuvre pour l’accession au pouvoir
suprême au sein des royaumes malgaches - et plus particulièrement du royaume merina - se
présente aujourd’hui encore comme un défi lancé aux historiens et aux anthropologues.
Il paraît évident que ce défi ne pourra véritablement être relevé que par le biais d’une histoire
culturelle faisant bonne place au langage et aux représentations.
Il est hors de propos d’en traiter ici dans son ensemble, mais sans doute peut-on commencer à
y voir plus clair en se souvenant qu’il s’agit là de fruits de l’histoire et de la rencontre sur le
sol de la Grande Ile – et, en l’occurrence, des Hautes Terres centrales – de communautés
également issues du monde austronésien et globalement de même culture, mais se distinguant
notamment par leurs systèmes de parenté et leurs modes de transmission des héritages.
Dans un tel contexte, la dévolution du pouvoir souverain, bien indisponible échappant au bon
plaisir d’un roi-patriarche (masi-mandidy), est forcément une œuvre stratégique de longue
haleine jouant à la fois de l’état des droits et de l’équilibre des forces en présence.
Explicitement évoqués par les traditions, trois chemins s’ouvrent au candidat au fanjakana
royal : la guerre ou son substitut, le fanorona, l’héritage comme conséquence du mariage et la
négociation d’une convention.
La légitimité
d’Andrianjaka
Quelque peu analogue à la marelle médiévale française, le fanorona est un jeu de stratégie qui,
comme les échecs (samantsy) en pays zafiRambo, faisait partie de l’éducation des jeunes
princes.
Dans nos traditions étaient censés être en train d’y jouer tant l’héritier désigné
Andriamananitany quand il fut assassiné par les partisans d’Andriamanelo, son aîné au
pouvoir, que le fils aîné de Ralambo, Andriantompokoindrindra, éliminé de la succession pour
être demeuré sourd aux appels au secours de son père. Ce dernier voulant encore une fois
tester ses fils pour savoir si le cadet, Andrianjaka, était vraiment digne de la souveraineté à
laquelle il le destinait pour réparer l’assassinat d’Andriamananitany et respecter le testament
de Rangita.
Pour comprendre ces conséquences extrêmes d’une activité prétendument de loisir, il faut
savoir que le fanorona, alors qualifié de soratr’Andriamanitra ou “prescription / décision
divine”, était à l’époque plus qu’un jeu : un moyen de divination antérieur à celui de
l’ombiasy sous influence arabo-musulmane, et pour lequel le prince était lui-même son propre
ombiasy. Réussira-t-il à élaborer les stratégies qui vont lui permettre de sortir vainqueur de
l’expédition ou de la guerre qu’il va entreprendre ? De fait, commencer à jouer au fanorona,
c’était déjà commencer à combattre. Une victoire au jeu était présage de succès assuré, une
défaite, présage d’échec.
La tradition d’Ambohimalaza donne à entendre que, par son don de voyance, le grand ancêtre,
roi-prêtre et devin depuis dix ans, sur le territoire légué par sa mère et qu’il était prêt à
défendre contre tout empiètement, avait deviné que son père n’avait nul besoin de secours.
Mais l’annonce d’une recherche de victoire imparable par 3 contre 5 inaboutie signifiait qu’il
ne se lancerait dans aucune entreprise d’expansion sans totale certitude de réussite.
Quant à Andrianjaka, se détournant du fanorona dessiné sur son rocher d’Andringitra, pour
formuler le souhait de prendre Ialamanga sans coup férir, il annonce, pour sa part, sa décision
de chercher une expansion territoriale vers le sud et par d’autres moyens que la guerre : ce
sera en se présentant à Ialamanga en héritier de Rafandrana.
Il faut aussi relever, sans plus s’y attarder, que Ralambo et Andriantompokoindrindra se
rejoignent parfaitement pour éviter le partage, à la mort de Ralambo, de l’Imerina
ambaniandro : en deux royaumes, celui de l’Est à Andriantompokoindrindra et celui de
l’Ouest à Andrianjaka.
Ce sera en s’engageant sur le deuxième chemin possible d’accès à la souveraineté, qui est
celui des mariages calculés en fonction des droits qu’ils peuvent procurer aux époux et aux
enfants – permettant à l’homme d’exercer le fanjakana sur les terres de sa femme et à ses
enfants de les recevoir en héritage de leur mère. Ralambo le fera par une forme de testament
et Andriantompokoindrindra par une convention passée avec son cadet, et en instaurant un
mariage préférentiel de fanjakana tsy afindra entre leurs descendants.
Cela dit, il faut se rappeler, à propos du rôle des femmes comme source du pouvoir, que celuici était fondé sur l’ancien principe juridique (rohin-drazana) limitant les droits d’un prince en
matière de succession.
Aucun prince, fût-il roi, n’avait le droit d’écarter de la succession au fanjakana les enfants de
sa sœur qui en étaient les héritiers prioritaires (ny amin'ny zanak’anabavy dia tsy very ariana
ny amin'ny fanjakana).
C’est ainsi que s’expliquent, d’une part, décidé par Andriamanelo, le passage par le mariage
du fils de son frère Andriamananitany avec leur sœur Rafotsindrindramamnjaka, et d’autre
part, mais partiellement, l’apparition, au début du 20e siècle, d’une surprenante tradition dont
la publication fit alors scandale et qui faisait de la mère d’Andrianjaka la descendante par les
femmes d’une cadette de Rangita, qui aurait été mariée à un prince sakalava d’origine
anglaise (par ailleurs évoqué par nombre de récits, tant malgaches qu’européens, relatifs aux
dynasties du Sud et du Sud-Ouest de l’île).
La conquête d’Ialamanga
Andrianjaka n’avait certes pas renoncé en toute circonstance à être un conquérant. Une
tradition lui attribue, comme à Ralambo, cinquante fusils et trois barils de poudre. Et déjà,
avant de se tourner vers Ialamanga, il avait pris le contrôle de tous les sommets entre
Ambohimanga et l’Andringitra, lesquels étaient des lieux de pouvoir qui resteront, par la
suite, le siège de pouvoirs seigneuriaux.
Ialamanga – ou, selon d’autres traditions, Anjalamanga ou encore Analamanga – était un site
aménagé selon les normes des anciens sites princiers.
Au milieu d’une forêt, en son point le plus élevé à Ambohimitsingina (“Au sommet qui
effleure le ciel”) l’actuel Ambohimitsimbina où ont été érigées les antennes du réseau hertzien
–, existait une palée (rova) à l’intérieur de laquelle avaient résidé les rois vazimba.
En contrebas au nord-ouest, un lac sacré dans le vallon perché d’Antsahatsiroa servait à la
sépulture, au moins partielle, des rois trépassés. En dehors du rova existaient aussi de petits
villages comme celui d’Ambohimanoro.
L’ensemble était entouré soit par des abrupts rocheux, soit par des fossés. A cette époque,
comme à Ambohimanga – celle-ci a conservé sa forêt jusqu’à présent –, les rois et princes
n’enterraient pas à l’intérieur de la palée, mais dans la forêt. Ambatobe, Ambavahadimitafo et
Ambatobevanja furent des lieux de sépulture. Et le peuple enterrait à l’extérieur des fossés :
Ambohitsirohitra, par exemple, était le lieu de sépulture d’Ambohimanoro.
Ialamanga n’était pas un site princier comme les autres. C’était le grand nombril (foibe) de
toute la région, un lieu de pouvoir particulier pour les relations avec l’au-delà céleste, là où
arrivait, par le cordon ombilical reliant le ciel et la terre, le hasina vital. Y consacrer un accord
ou une convention lui donnait une autorité supérieure. C’est ainsi que le vallon perché
d’Andohalo accueillait les pierres levées (orim-bato) qui consacraient ces accords. Comme le
donnait à penser le nom du lapa d’Ambohimitsingina : Tsiazompaniry ou “Celui qui échappait
aux convoitises”, cette ville sanctuaire était censée imprenable.
La conquête d’Analamanga ne fut sans doute pas un haut fait d’armes d’Andrianjaka, mais
plutôt le résultat de négociations qu’appuyait un fort mouvement populaire, à un moment où
le pouvoir précédent, après le dernier grand règne d’Andriampirokana qui avait complété la
défense de la ville et fait creuser le fossé d’Ankadinandriana, à l’est du rova, semble bien
avoir été désorganisé.
Antaninarivo, capitale de l’Imerina
La tradition royale va jusqu’à raconter qu’Andrianjaka et ses gens ayant fait halte à
Andrainarivo, à l’est de la ville, et y ayant fait la cuisine, le nombre de feux et la quantité de
fumée firent si peur aux Vazimba qu’ils s’enfuirent ! Mais, à suivre le récit qui nous est donné
de la prise de possession, les fuyards ne comptèrent que du menu fretin.
En effet, Andrianjaka rencontra sur place les fils d’Andriampirokana, Andriantsimandafika et
Andriambodilova, avec lesquels il passa convention et qui, avec des privilèges plus
importants que ceux des andriana, furent établis, le premier à Ambohitriniarivo, au nord
d’Ivato, le second à Anosisoa, où ils devinrent les ancêtres des Antehiroka.
Il y rencontra aussi les Zanamahazomby, descendants d’Andriamahazomby, qui avait
autrefois reconnu les droits, sur Ialamanga, de Rafandrana, un ancêtre d’Andrianjaka.
A la population, les serviteurs-courtisans qui accompagnent le prétendant le présentent
comme un prince qui ne fait perdre à personne ni sa famille ni ses biens.
Répondant aussi au souci du sort de la terre, ils indiquent qu’il respectera les biens hérités des
ancêtres. Andrianjaka n’ayant rencontré aucune opposition, la ville sanctuaire passa aux
mains des descendants de Rafohy et Rangita. Andrianjaka va réaménager le site et le nommer
Antaninarivo (“A la terre du peuple”). Jusqu’à ce jour, la prononciation Antàn’nariv’ se
conforme à celle du nom donné par Andrianjaka, même si Andriamasinavalona et Radama Ier
décidèrent de la renommer, le premier Antananarivolahy (“A la ville remise à mille hommes”)
et le second Antananarivo (“A la ville des mille / du peuple”).
Décider d’une nouvelle nomination du lieu était normalement au nombre des prérogatives
royales, et la tradition en donne maints exemples. Mais les nouvelles dénominations sont
toujours significatives.
Le sens de “ville du peuple” – si l’on admet que, dans les noms, manga est une référence au
monde arabe – indique un programme politique de réaction contre l’influence arabomusulmane qui, à cette époque, est sensible en divers domaines. Maître des lieux, le premier
acte d’Andrianjaka fut de couper un pan de forêt pour y installer son rova. Non seulement il
ne reprit pas pour lui l’ancien rova vazimba, mais il le retrancha de l’agglomération en faisant
creuser, entre les deux palées, le fossé d’Ankaditapaka.
La différence était désormais faite entre Ialamanga et Antaninarivo. Et il n’eut pas d’autres
grands aménagements à faire, car l’espace était déjà bien délimité et protégé. Rénové,
l’antique établissement devenait le foiben’Imerina (“grand nombril de l’Imerina”), le lieu où,
par excellence, se faisait la communication avec le ciel.
Exception faite des Vazimba qui fuirent et formèrent ensuite une partie des Antehiroka, il
confirma dans leurs droits les habitants qui y résidaient déjà, mais en y mêlant, comme colons
(voanjo), certains des partisans qui l’avaient suivi.
Il fit de la ville la représentation du royaume. Il ne toucha pas aux anciens tombeaux, et
notamment à celui d’Andriampirokana, dont les descendants conservèrent ce qui devint le
quartier d’Andafiavaratra.
Il lotit partiellement la forêt en délimitant de nouveaux quartiers auxquels étaient adjoints, à
l’extérieur des fossés, des terrains de culture (tanimboly) : dans l’enceinte de la ville,
Ambavahadimitafo (nord-est) fut accordé aux Andriantompokoindrindra ; Ambohitantely
(nord d’Andafiavaratra) aux Andrianamboninolona ; Ambohitsoa (où fut construit le lycée
Gallieni au 20e siècle) aux ZanadRalambo ; Andrefandrova (ouest du rova) à ses proches
parents. Ambohimitsimbina, quartier de l’ancien rova, devint la résidence des tandapa, ses
serviteurs-courtisans.
Les lignages andriana puissants étaient donc représentés à proximité du palais royal, mais ne
pouvaient y ensevelir leurs morts et devaient le faire dans le vohitra de leurs ancêtres. Seuls
Andrianjaka et ceux de ses descendants qui allaient régner après lui obtenaient le droit de
sépulture à Antaninarivo, à l’intérieur du rova.
La ville rayonnait sur la région, débordant les limites des terres ayant fait allégeance.
Andrianjaka, prévoyant l’avenir, encourageait les initiatives visant à étendre ce rayonnement.
C’est ainsi qu’il autorisa Andrianentoarivo, d’ascendance zafimamy, à se créer un fanjakana
dans ce qui devint le Vonizongo (nord-ouest de l’Imerina).
Mais alors que lui-même avait – chiffre célestiel – douze conseillers, comme
Andriantompokoindrindra au moment de son règne, il n’en accorda que dix – chiffre terrestre
– à Andrianentoarivo, comme en avait Andriantompokoindrindra depuis qu’il avait cédé le
pouvoir souverain à son frère.
Par de telles créations, Andrianjaka préparait l’avenir à une plus grande Imerina.
Les Antehiroka
Descendants des derniers rois vazimba d’Ialamanga, les Antehiroka ne sont pas des
primitifs chassés par la défaite de leurs lieux de résidence. Les privilèges qui leur furent
reconnus par Andrianjaka – et que confirma encore Andrianampoinimerina – suffisent à le
prouver.
Ils bénéficiaient, en effet, de tous les privilèges qu’avaient les andriana. Ils n’avaient pas à
verser au roi ou à ses représentants la culotte de bœuf (vodihena) pour chaque zébu
sacrifié. Leurs territoires ne pouvaient être donnés en apanage et seigneurie à un prince
(tsy atao menakely). Leurs biens ne pouvaient tomber en déshérence (tsy hanina matimomba) et être une aubaine pour le souverain.
Ils n’avaient ni à assurer la garde de l’enceinte royale (tsy miambina valamena) et le
portage des princes (tsy milanja Andriana), ni à payer l’impôt sur le riz récolté (tsy mandoa
isam-pangady), ni à verser chaque année le grain d’argent par personne vivante (tsy
mandoa variraiventy isan’aina) – impôt tout à fait minime mais marque de sujétion –, ni à
accueillir des chèvres dans leurs villages (tsy iakarana osy). Accordé en échange du
renoncement au pouvoir souverain, ce dernier privilège signifiait que, n’en élevant plus
pour eux-mêmes, ils n’avaient pas non plus à recevoir les chèvres du souverain sur leurs
terres.
En outre, si, comme les andriana, ils avaient le privilège qui interdisait au souverain de
verser leur sang et de les convoquer au service armé, ils en avaient un autre,
particulièrement important, celui d’être tsimatimanota, qui leur assurait la vie sauve en cas
de crime. C’est ainsi que le roi Andrianampoinimerina voulant punir Ravovonana, un
Antehiroka qui l’avait blessé au genou d’un coup de fusil, dut attendre l’autorisation des
Antehiroka, et l’exécution du coupable se fit sans effusion de sang.
Enfin, en matière de rituel, ils étaient autonomes (mahavita tena), notamment pour la
circoncision de leurs fils – alors même que, sous peine de nullité, leur participation était
indispensable lors de la circoncision des enfants royaux, où les bénédictions qu’ils
prononçaient en tant que “parents à plaisanterie” (ziva) de la famille royale, et qui
devaient rester secrètes, prenaient la forme d’imprécations. Huit générations après
Andrianjaka, la parenté étant éteinte, ce statut fut remis en cause, mais déjà en avait pris la
relève la dynastie des Andafiavaratra.
Les temps anciens en pays betsileo
Qu’on le dise “betsileo”, selon l’usage,
ou “besilao”, suivant certaines
revendications, nul ne conteste l’historicité du pays betsileo. Dans cette belle région des
Hautes Terres, fragmentée par le relief en zones de plateaux, de bassins et de massifs
montagneux, on reconnaît des limites quasi naturelles avec la falaise et la forêt tanala à
l’est, le massif de l’Andringitra au sud et le quasi no man’s land des pénéplaines à
l’ouest. Mais la limite nord fait
problème, car si l’Ankaratra aurait pu faire pendant à l’Andringitra, l’Andrantsay, à
ses pieds, fut d’abord une principauté apparentée à la dynastie d’Alasora et forma plus
tard, avec toute la région au nord de la Mania, le Vakinankaratra, sixième province
d’Imerina, alors que de nombreux seigneurs andriamasinavalona y portaient encore, en
1840, des noms caractéristiques des princes betsileo. La langue elle-même n’offre guère
d’appui. Le parler du Fisakana, au nord-est, est très proche du malgache classique et
celui du Tsienimparihy, au sud, plus proche des parlers occidentaux.
Outre deux traditions royales transcrites au 19e siècle et reconnues comme donnant la
“bonne” version de l’histoire du royaume d’Isandra, l’historien dispose de nombreuses
traditions recueillies et publiées au 20e siècle. Mais ces “sources” sont en fait des formes de
travaux historiques.
C’est ainsi que des informations recueillies pour les quelque 1 500 pages de sa volumineuse
Monographie des Betsileo, le Père Dubois a tiré une sorte d’histoire générale. Hommes
d’Eglise ou enseignants pour la plupart, les auteurs qui publièrent au 20e siècle, retouchèrent
les textes de la tradition pour ne garder, comme écrit l’un d’eux, “que ce qui nous paraissait
très clair et absolument vrai”. Les remaniements se firent évidemment en fonction du discours
officiel sur l’histoire de Madagascar et du positivisme de l’enseignement de l’époque
coloniale, cependant que le parti de ne retenir que “ce qui … paraissait très clair et
absolument vrai” a conduit au passage à éliminer ce qui correspondait à une formulation selon
les anciens modèles culturels, notamment ceux qui étaient en rapport étroit avec la pensée
religieuse. A utiliser avec précaution donc, ces traditions demeurent évidemment les
indispensables clefs de l'Histoire.
Les peuples anciens
Comme dans les autres régions, l’histoire du pays betsileo rapporte, à une époque ancienne,
l’existence de populations primitives. Mais elles sont, ici, bien antérieures aux Vazimba. Ce
sont, disparus, les Fonoka et les Lakoka (ou Gola en Isandra), les Taimbalibaly et les
Taindronirony en Lalangina, et, toujours présents en Arindrano comme groupe ancestral
(foko), les Bongò.
On ne s’attardera pas sur les rapprochements qui firent des Fonoka des Fenikiana
(“Phéniciens”) et des Gola des Gaulois ! Ni non plus sur l’interprétation du Père Dubois qui,
pensant qu’il existait des “lois générales des grandes migrations de l’hémisphère austral”,
voyait dans ces premières populations — sans nous expliquer comment ils auraient traversé le
Canal de Mozambique — des “Nègres de type plus primitif” que les “Nègres de type plus
mélangé” ou les “Négroïdes”, qui auraient été les ancêtres des Betsileo !
Que la mémoire ne se souvienne pas précisément des premiers établissements dans la région
ne doit pas surprendre, quand on se rappelle que l’homme y avait déjà introduit et cultivé le
chanvre et le ricin au 4e siècle avant l’ère chrétienne. Mais il est douteux que les premiers
Malgaches aient strictement mangé cru, vécu dans des cavernes et soient normalement allés
nus, bien que la majeure partie des traits les définissant proviennent bien du fonds culturel
malgache.
Ainsi la condition des Taimbalimbaly, qui ne coiffaient pas leurs cheveux et étaient fort
habiles à grimper aux arbres, était-elle plus qu’élémentaire — celle des sauvages, pensait-on,
car c’est à peine s’ils savaient élever des poules et des zébus.
Ils ignoraient le travail de la forge et leurs outils n’étaient que de bois et de pierre. N’ayant ni
chef ni roi, en cas de nécessité, ils élisaient l’un des plus forts et courageux d’entre eux pour
les guider. Mais la guerre elle-même aurait utilisé des armes bien inoffensives et n’aurait visé
que l’obtention de femmes à épouser, de zébus à élever et de pâturages pour les troupeaux.
Les vaincus dans ces conflits n’étaient ni mis à mort, ni réduits en esclavage. Quant aux
morts, on leur donnait les marais pour sépultures.
De fait, à cette époque où la forêt dominait encore dans les Hautes Terres, on peut penser que
leur pratique des arbres correspondait ou à la collecte de produits destinés au commerce des
simples ou à des rituels agraires que l’on peut reconstituer et même encore voir dans des
circonstances particulières.
Qu’ils n’aient pas utilisé de fer dans leurs armes n’apparaît pas exceptionnel à l’époque
envisagée — étant donnée la forme de rejet de ce métal -, ni exceptionnelles non plus les
sépultures immergées qui longtemps furent celles des chefs et des personnes importantes.
Que ces faits de la culture ancienne aient pu être donnés comme marques de sauvagerie
montre à l’évidence qu’ils en vinrent à ne plus être compris et qu’ils ne l’étaient plus quand
fut élaborée cette tradition.
Le temps des Vazimba
L’ancienne présence des Vazimba est attestée par nombre de tombes (fasam-bazimba) et de
terres qui leur sont consacrées (tanim-bazimba). Chaque village, en Isandra du moins, a sa
tombe vazimba.
Quant aux terres, elles étaient encore nombreuses, il y a une vingtaine d’années, à rester
inexploitées, ces tanim-bazimba s’étendant parfois sur tout un vallon qui restait en friche,
malgré la pression démographique et les incitations des agents de développement.
Ce fut dans les années 1980 que l’attitude changea en certains terroirs, grâce aux ombiasy qui
décidèrent des procédures de remise en culture, après avoir transféré sur la terre ferme les
restes mortels du Vazimba qui y avait sa dernière demeure.
Dans la tradition betsileo, le temps des Vazimba est une grande époque où l’on situe,
correspondant au temps de Rapeto dans le Nord, celui des géants du Betsileo avec Ravariona,
dont le royaume, délimité par la marque de ses pieds dans le rocher, comprenait le Lalangina
et l’Isandra au centre, le Vohibato et le Homatrazo au sud, et le Manandriana au nord :
pratiquement tout le pays betsileo.
C’est au temps des Vazimba que la tradition situe l’afotroa, le grand feu — naturel pour
beaucoup d'auteurs — qui a détruit la forêt préexistante. Une tradition l’appelle aussi
afon’Andrianafotroa (le “feu d’Andrianafotroa”), du nom du roi vazimba qui l’aurait
déclenché.
Quoi qu’il en soit, dans le bassin d’Ambalavao, les restes calcinés de ce grand feu remontent,
en datation absolue, au 14e siècle. Ce siècle fut donc celui des grands défrichements dans la
région, celui de l’essor de la riziculture irriguée et, bien sûr, celui de l’élevage que permettait
la création de ces grands espaces de savane.
La riziculture était à la base de l’autorité et du pouvoir des Vazimba, car non seulement ils
dirigeaient l’aménagement des rizières et leur irrigation, mais organisaient le calendrier
rizicole.
Cette importance historique du riz est constamment soulignée par les textes. C’est ainsi
qu’une tradition mémorisée par les Vazimba exilés dans l’Ouest, rapporte que leur différend
avec les andriana d’Imerina avait eu pour cause certaines variétés de riz.
Les andriana leur en ayant demandé, ils leur avaient fourni les graines requises, mais les
avaient auparavant passées au feu. Semées, elles ne germèrent ni ne poussèrent. Les andriana
en demandèrent aux Vazimba du Betsileo qui, hospitaliers et serviables, leur en fournirent.
C’est après la pousse de ces dernières que les andriana auraient compris la ruse des Vazimba
d’Imerina et les auraient vaincus pour venger l’affront.
Dans la tradition betsileo, c’est à l’époque vazimba que les andriana auraient vu instaurer
leurs droits. En effet, à la fin de l’afotroa, les animaux et de nombreux hommes s’étaient
retrouvés au bord d’un grand marais. Les hommes s’étaient déjà partagés les animaux, quand
arrivèrent les andriana.
Le royaume des Iarivo
Il leur fut attribué la terre et l’eau dont personne n’avait voulu. Il apparut, par la suite, que ce
partage n’était pas sans conséquence : les maîtres de la terre interdirent, à défaut d’entente,
aux maîtres des animaux “d’ensevelir leurs morts dans la terre, de faire passer leurs morts au
dessus des rivières et de verser des larmes sur la terre en cas de décès de l’un des leurs”.
C’est ce qui fut à la base de la répartition des droits dans la société : “Les andriana, conclut la
tradition, sont maîtres de la terre et le peuple maître des richesses — Ny andriana no
tompon‚ny tany, ny vahoaka no tompon‚ny harena.”
La période vazimba se termine dans la guerre et le tumulte, laissant la place à une période
heureuse, une “belle époque” (faha-soantany), et les Vazimba seraient partis dans l’Ouest,
laissant la place au royaume des Iarivo qui les avaient chassés.
En fait, si la rupture est politiquement affirmée, tous les Vazimba ne quittèrent pas la région et
le royaume des Iarivo que, d’après la tradition royale de l’Isandra, on peut dater de la fin du
15e ou du début du 16e siècle, s’inscrit dans la continuité.
Comme d’autres dynasties de la région qui, plus au nord, situent leurs origines aux sources de
la Fanindrona ou à celles de la Mania, celle des Iarivo situe la sienne dans la partie haute d’un
bassin hydrographique important et près d’un col qui permet la communication entre, d’une
part, la région du gradin forestier et de la côte est et, d’autre part, les Hautes Terres
déforestées.
Pour les Iarivo, ce fut, près du col de Vinanitelo, aux sources de la Matsiatra, à
Andohavolanony — en cet endroit qui est donné pour celui du grand partage qui suivit
l’afotroa — que se trouve le lieu à partir duquel une dynastie commença à rassembler des
terres et des gens et étendit peu à peu son autorité sur la partie aval de la rivière et de ses
affluents, qui sont au nombre des bases géographiques et idéologiques des fanjakana.
De la zone des plateaux où se trouvent les sources de la plupart des cours d’eau, le royaume
des Iarivo étendit ainsi son autorité sur la zone des bassins dans laquelle la Mandranofotsy est
un axe vital, avant de déborder sur la zone des massifs qui est à l’ouest. Quand elle donne la
liste des huit premiers rois des Iarivo, la tradition s’ancre dans un monde à la fois vazimba et
célestiel. En effet, les quatre premiers rois d’Andohavolanony — Andriantompo (“Prince
maître”), Andrianaboabo (“Prince des hauteurs moyennes”), Andrianabolisa (“Prince Bolisa”)
et Andrianàkatsàkatsa (“Prince de l’élévation” -, qui sont donnés pour vazimba, sont en fait
les premiers dieux du panthéon betsileo.
Andriantompo est l’équivalent d’Andriamanitra (“Prince parfumé”) et d’Andriananahary
(“Prince Dieu Soleil”) dans les autres régions. Selon le modèle andriana originel, les princes
des Iarivo sont donc les descendants du Dieu du Ciel et Andohavolanony est assimilé au Ciel.
Ce n’est qu’à partir du cinquième roi, Andriandehibe (“Grand Prince”), que, pourrait-on dire,
l’on se retrouve sur terre avec, près de l’actuel Alakamisy-Itenina, une capitale à Itenina qui
domine la Mahàditra.
Au début du 17e siècle, le royaume d’Iarivo occupe une partie du Vohitsaomby et, dans la
seconde moitié du siècle, va s’étendre sur l’ensemble des vallées de la Mango, de l’Iboaka, de
l’Isaka, de la Mandranofotsy et du Volovandana ou Isandra, c’est-à-dire sur la zone à laquelle
reste attaché le nom de Iarivo.
Les rois d’Iarivo créent d’autres villes comme Ialasora et déplacèrent leur résidence vers le
nord dans une zone économiquement stratégique. Dans la seconde moitié du 17e siècle, le
développement de l’insécurité conduisit les souverains à se réinstaller sur un site haut perché,
celui d’Antsororoka qui domine l’Iboaka.
L’Iarivo, sur le futur territoire du Lalangina, est le pays des ancêtres de Ralambovitaony, qui
va fonder le royaume d’Isandra, pièce centrale du monde betsileo du 18e siècle au milieu des
principautés dirigées par les descendants de Ravelonandro, une princesse qui serait venue du
pays antemoro.
Les Iarivo sont, tout à la fois, les sujets et les rois de l’Iarivo. Dans un contexte analogue qui
est celui de la fin du monde vazimba, le mot qui, à la même époque, est utilisé en Imerina par
Andrianjaka pour renommer Ialamanga et en faire Antaninarivo, connote un programme
politique tenant compte des désirs du peuple en cette période cruciale.
Son utilisation à la fois en Imerina et en Ibetsileo indique bien que la Grande Ile n’était pas
compartimentée en régions refermées sur elles-mêmes et sourdes à ce qui se produisait chez
les voisins. Le système idéologique qui sous-tendait le fonctionnement des anciennes royautés
et les problèmes que les cadres politiques avaient à résoudre dans des circonstances données,
tout autant que la connaissance des solutions qui leur avaient été apportées dans des régions
voisines, aboutissaient à des solutions voisines, même si les hommes, les individus qui
tenaient les premiers rôles, étaient différents.
Dans le monde betsileo, le Royaume d’Iarivo s’inscrivait dans l’antique tradition politique
malgache et allait léguer son héritage au royaume d’Isandra. Apparente, la rupture masque
une profonde continuité. Les Vazimba ont légué au royaume d’Iarivo et, par son
intermédiaire, au royaume d’Isandra, non seulement leurs dieux ou ancêtres divinisés, mais
aussi l’ensemble de leurs pratiques politico-religieuses. Cela est vrai des différents rituels du
culte des ancêtres, du traitement et du devenir de la dépouille mortelle des rois pour leur
réincarnation en fanany, tout autant que des rites de fondation qui demandaient des sacrifices
humains. L’apport des princes vazimba aux royautés ultérieures apparaît dès lors d’une
importance considérable.
“Nager dans le brouillard”
Derrière la légende, l’histoire. C’est le cas de celle des Bongò qu’on raconte chez les
Ontarae d’Amparatanjo, petit hameau de sommet du Tsienimparihy. A la suite d’une
plaisanterie, le père de famille raconte l‚histoire (tantara) de la montagne (Bongo) qui se
trouve à sept kilomètres de là.
Autrefois, dit-il, les gens n’avaient pas encore beaucoup de connaissances. C’était le temps
où nombre de sommets étaient encore habités. Un jour où le brouillard était épais, les gens
dirent : “Andao roaba hilomaño zavo — Allons nager dans le brouillard”.
L’un après l’autre, ils plongèrent dans le brouillard. Ceux qui étaient au sommet
attendaient le retour de ceux qui avaient plongé, mais ils ne revinrent pas. Quand le
brouillard se dissipa, on les vit morts au pied de la montagne. Et les gens qui virent le
désastre de dire : “Heko ! Bongò tokoa ! — Vraiment ! ce sont des Bongò !” Depuis lors,
bongò désigne les simples d’esprit.
La même histoire se dit de groupes d’ancestralité toujours bien présents dans le paysage
social comme, par exemple, les Ikalatsara à une quinzaine de kilomètres au sud
d’Ambositra. On raconte en effet que, par un petit matin brumeux, une mère de famille se
précipita du haut d’une falaise, près du village.
Ne voyant pas sa femme revenir, le père dit : “Mahandry mirotra re Ikalatsara izany !
(Tena mahay mandaño amin‚ny zavona ! — Elle sait vraiment nager dans le brouillard !)”.
Il incita ses enfants à en faire autant, puis, à son tour, sauta dans le vide. Le reste du
groupe fut alors baptisé “Ikalatsara mandaño zavona”.
De même la connaît-on, en Imerina, pour les Zanakalondrano (“Enfants de l’onde
marine”), qui vivaient autrefois à Antongona et dont certains sont établis à Anganomasina,
près d’Alasora. Ils sont eux aussi présentés comme des gens très sots dans un monde très
primitif — des gens à qui on ne reconnaissait guère que de savoir nager.
En fait, cette légende vise à déprécier de très anciens groupes gouvernants qui ont
abandonné les sites sommitaux ainsi que leur pouvoir dans la société. Pour les dynasties
postérieures, c’était une façon de condamner à l’oubli le dol infligé et de prévenir et éluder
toute revendication ultérieure. Le mensonge prenait allure de “légende sacrée (angano
masina)” qu’aucune des deux parties n’envisageait de remettre en cause.