Thibaut Ruggeri, au parc-expo de Lyon, mercredi 30
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Thibaut Ruggeri, au parc-expo de Lyon, mercredi 30
Thibaut Ruggeri, au parc-expo de Lyon, mercredi 30 janvier, lors de la finale du Bocuse d'or. | JEFF PACHOUD/AFP "La France !" D'une voix où l'enthousiasme se mêle à la fatigue, Monsieur Paul dévoile, mercredi 30 janvier, le vainqueur du Bocuse d'or. Un tumulte digne d'un stade secoue alors l'arène où s'est tenue la quatorzième édition de la plus prestigieuse des compétitions culinaires mondiales, organisée tous les deux ans, au parc-expo de Lyon, dans le cadre du Salon international de la restauration, de l'hôtellerie et de l'alimentation (Sirha). Cris, lancer de bérets, nuée de drapeaux tricolores et une Marseillaisesaluent le chef Thibaut Ruggeri, 32 ans, à qui le sénateur et maire de Lyon, Gérard Collomb, remet la statuette à l'effigie de la légende fanfaronne de la cuisine française. Devant le Danemark (Bocuse d'argent) et le Japon(bronze), ce "chef adjoint de la création salée" de la maison Lenôtre, ses deux commis et leur coach rapportent au pays d'Escoffier un titre qui lui échappait depuis 2007. Quelques jours après la victoire de la France au championnat du monde de la pâtisserie, ce trophée aura ravi les sponsors, le toujours cocardier Paul Bocuse et la ville de Lyon, qui postule pour être désignée "cité de la gastronomie". Génie de la gourmandise, des médias et du commerce, Paul Bocuse a impulsé, dès les années 1960, un vedettariat des chefs aujourd'hui plus fort que jamais. On a moqué la mégalomanie du "cuisinier du siècle" (selon The Culinary Institute of America), vanté sa générosité. SPORTIF En 1987, des années avant le triomphe d'émissions comme "Top Chef" (M6) ou "Master Chef" (TF1), Bocuse et son équipe ont lancé un concours s'inspirant des codes des événements sportifs. Après des éliminatoires qui mettent aux prises 60 pays en Europe, Amérique latine et Asie, 24 équipes finalistes se retrouvent sur la scène lyonnaise. Devant près de 2 000 personnes, ces athlètes des fourneaux s'affrontent, répartis dans douze cuisines de 18 m2 où ils ont 5 h 35 pour sublimer les thèmes décidés cette année pour les plats de poisson - le turbot et le homard - et de viande - le boeuf - à présenter devant un jury de 24 chefs internationaux. Monsieur Loyal de l'événement, le chroniqueur gastronomique Vincent Ferniot fait monter l'ambiance. Japonais en kimono, Norvégiens avec cornes de brume, Suisses avec cloches à vaches, sono américaine hurlant Born in the USA, fanfare britannique jouant en boucle Rule Britannia et God Savethe Queen... les supporteurs rivalisent de bruyant chauvinisme pour un vacarme non-stop. Malgré plusieurs entraînements publics avant la compétition, Thibaut Ruggeri avouait, après avoir reçu son prix, avoir été perturbé lors des deux premières heures. "Je n'entendais pas mes minuteurs sonner. Et tout ce monde, le nez dans nos casseroles, ça peut être déstabilisant." Car, si les supporteurs restent en tribunes et suivent les chefs sur grand écran, l'espace scénique est parcouru d'une myriade de médias, d'invités et de professionnels en toques et blouses blanches. SPÉCIFICITÉ NATIONALE Fébrilité de l'Italien levant les carapaces d'un homard encore palpitant, concentration de l'Australien filant ses spaghettis de carottes ou de l'Estonienne farcissant son turbot. Les coachs encouragent, conseillent, surveillent le timing... Malgré les vapeurs qui embuent ses lunettes, Thibaut Ruggeri semble habité par une précision d'horloger. Pour éviter l'uniformisation, un nouveau règlement oblige les compétiteurs à affirmer leur identité nationale dans les garnitures. L'occasion de voir apparaître courge serpent et tamarillo sur le plan de travail des Sri-Lankais, croûte de sel parfumée au yuzu et au wasabi sur le filet de boeuf des Japonais, glaçage de jambon à la virginienne sur le turbot des Américains. Cette sorte de Coupe du monde des chefs témoigne de l'internationalisation du savoir-faire culinaire. Si la France reste en tête du palmarès avec sept victoires, elle est talonnée par les pays scandinaves, Norvège, Suède et Danemark cumulant six Bocuse d'or. "Nous mettons beaucoup d'énergie pour écrire sur la page blanche de notre gastronomie, explique le Danois Rasmus Kofoed, as de la compétition (bronze en 2005, argent en 2007, or en 2011). Les institutions de nos pays ont compris l'impact économique que pouvaient avoir ces prix et elles nous soutiennent beaucoup." Un impact dont semble aussi convaincue la maison Lenôtre. Les meilleurs techniciens (dix meilleurs ouvriers de France) du prestigieux pâtissier et traiteur parisien se sont ainsi mobilisés pour la préparation de Thibaut Ruggeri, investi depuis septembre pour ce concours. JARDIN À LA FRANÇAISE Dans une compétition où l'apparat compte autant que le goût, le groupe a aussi planché sur un concept de présentation inspiré par Versailles et ses célèbres jardins à la française, oeuvre de... Le Nôtre. Pour la présentation du plat de viande, conçue comme un véritable show, un plateau doré à l'or fin, serti de porcelaines créées spécialement par Sylvie Coquet de l'atelier Feelings, a reproduit les volumes, dessins et symétries des jardins du Roi-Soleil pour mettre en scène le "filet de boeuf dans l'idée d'un rossini", sa carotte fondante et piment d'Espelette, son palet de pommes de terre et ses sapins de truffe. Dans un budget français estimé à 200 000 euros, le seul coût du plateau représentait plus de 20 000 euros. On appréhendait un peu le manque d'originalité de cet apprêt rossini (boeuf, truffes, foie gras, sauce Périgueux, au coeur d'une brioche décorée de fleurs de lys). "Cet été, lors d'un déjeuner chez Bocuse, j'avais remarqué que la moitié des étrangers avait commandé ce plat. Et comme le jury est constitué d'étrangers...", observe malicieusement Thibaut Ruggeri, qui a accompagné son plateau d'une soupe audessus de laquelle gonflait un dôme de pâte feuilletée, hommage (fayotage ?) à la célèbre soupe aux truffes VGE créée par Paul Bocuse pour Valéry Giscard d'Estaing en 1975. Le lendemain de la victoire, la traditionnelle pose des plaques aux noms des lauréats sur le parvis du restaurant du pape de Collonges-au-Mont-d'Or pouvait ressembler à un pèlerinage. Stéphane Davet - Lyon