Hors-Série Mode I - 2014
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Hors-Série Mode I - 2014
MODE BUONOMO & COMETTI Ce hors-série ne peut être vendu séparément Le Temps Samedi 26 avril 2014 CLARE WAIGHT KELLER, VÉRONIQUE LEROY, THOM BROWNE, LAETITIA CRAHAY, NOS INTERVIEWS. LUMIÈRE, SURFACE, LANGUEUR, PEAU, SECRETS, LES MOTS D’UN ÉTÉ 2 Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode ÉDITO Le présent, donc. La période que l’on traverse serait un terreau fertile pour qu’un nouveau mouvement puissant émerge et balaie des années de répétitions. Mais peut-être est-on en train de le vivre sans en avoir pleinement conscience? Un mouvement à l’image de notre société, de nos nouvelles habitudes de vie, de nos nouvelles façons de communiquer, de se relier, de se connecter, d’être surinformé, suradapté. Quelle forme aurait pris le punk si Internet et les réseaux sociaux avaient existé? Les grands et petits mouvements de mode sont enfants d’une époque. Ce qui est en C’est assez réjouissant d’ailleurs. Si l’on établit un parallèle avec le monde de l’horlogerie, on se dit que l’arrivée de nouvelles technologies, de nouveaux matériaux, comme le silicium, ont permis le développement de techniques horlogères impossibles jusqu’alors. Et la naissance de montres aux formes et aux fonctions nouvelles. On continue de les habiller de métaux précieux – d’or ou de platine – tout comme en haute couture, on continue d’utiliser le satin duchesse, l’organza, le tulle de soie, le brocard, le velours rasé au sabre, ou bien le crin. Mais cela n’empêche pas les horlogers d’utiliser aussi le titane, le carbone, le silicium, ou bien la céramique. Les frontières entre les mondes ne s’effacent pas, mais laissent passer. Un peu comme l’espace Schengen, effets pervers en moins. 4 Londres, rule Britannia Après la modernité à tout prix, la néo-nostalgie. Par Lily Templeton 6 Milan, White is the new black Silhouettes vierges comme autant de pages blanches. DALIM Par Catherine Cochard 8 Paris, support/surfaces Quand le corps devient support et matière. Par Isabelle Cerboneschi 14 Clare Waight Keller 10 Clare Waight Keller, la discrète La directrice artistique de Chloé a su encapsuler l’esprit parisien chic dans des vêtements hautement désirés. La rencontre, par Isabelle Cerboneschi 14 Haute couture Une nouvelle ère. Par Isabelle Cerboneschi 18 «Pour faire ce métier, il faut avoir un moral d’acier» Dans une interview d’une rare franchise, Véronique Leroy revient sur sa carrière, ses choix, ses collections. SYLVIE ROCHE On ne se rend jamais vraiment compte que l’on vit une révolution stylistique quand on est plongé dedans. Lorsque le mouvement punk a émergé à la fin des années 70, personne n’aurait parié un kopek sur le fait que son influence sur le monde de la mode perdurerait jusqu’en 2014, et sans doute au-delà. Il n’est qu’à voir les collections qui défilent sur les podiums, celles dessinées par Hedi Slimane pour Saint Laurent, notamment, et beaucoup d’autres, pour comprendre combien le nihilisme de l’époque a permis l’émergence d’une créativité hors du commun, puisqu’elle inspire encore. Le slogan de ces années-là, «No Future», s’est paradoxalement bâti un futur qui dure depuis plus de trente ans. Une leçon. Qui a besoin du futur quand on a le présent? train d’advenir actuellement? Il est peut-être un peu trop tôt pour le décrypter. Mais on sent un glissement, une porosité des frontières entre plusieurs domaines. La mode flirte avec l’art bien sûr, mais ce n’est pas nouveau. L’arrivée de jeunes créateurs dans le monde très fermé de la haute couture, qui est devenu un beau laboratoire où l’on peut observer l’émergence de nouveaux courants, n’est pas étrangère à cette évolution. Grâce à l’introduction de nouvelles technologies, l’imprimerie 3D par exemple, qu’expérimente Iris van Herpen depuis plusieurs années, ou des techniques empruntées à une industrie moins noble, comme ce tissu fabriqué à la surjeteuse dont Yiqing Yin a fait une robe haute couture, impensable autrefois, les mondes se mêlent. L’éthique est un mot qui ne s’écrit plus dans la marge. Le sportswear a droit de cité dans les défilés haute couture: il fallait s’appeler Karl Lagerfeld pour oser mettre des baskets aux pieds de tous les mannequins, lors du défilé de janvier dernier. Il n’a pas ouvert une brèche, mais s’y est engouffré, en a fait un tunnel d’autoroute. Mélanges des genres, des mondes, des matières, des techniques, des technologies. On vit une époque de grand mix. 24Thom Browne Par Isabelle Cerboneschi 20 24 Backstage Reportage photographique exclusif: Sylvie Roche Fifty shades of grey Thom Browne, le «roi du costume gris». Interview. Par Antonio Nieto 26 Florilège La fleur éclôt dans les vestiaires masculins. Par Antonio Nieto 27 La tentation sartorialiste Le retour en force d’une valeur sûre. Par Antonio Nieto DR Par Isabelle Cerboneschi SOMMAIRE 28 28 Laetitia Crahay Laetitia Crahay, la femme au chapeau La directrice artistique de la Maison Michel a su transformer le chapeau en objet de désir. Par Marie-France Rigataux 30 Le sac à main, le luxe prêt-à-porter Il est l’accessoire de référence de l’industrie, l’indispensable produit de diversification des marques. Analyse. Par Catherine Cochard 33 Portfolio Le cri de la chair Par Buonomo & Cometti 46 Londres sur un coin de Naples Le cravatier Marinella fête cette année ses 100 ans. Par Pierre Chambonnet DR FRÉDÉRIC LUCA LANDI Unsouffle 48 Gardénia 48 Gardénia, fleur de paradoxes Les gardénias fleurissent dans les parfumeries. Par Valérie d’Hérin 50 Signes de reconnaissance Les codes identitaires des marques de beauté. Par Marie-France Rigataux 52 Fards pastel et touches gourmandes La saison est candide et les filles sont des paysages. Par Géraldine Schönenberg 54 Caroline Scheufele, qu’avez-vous fait de vos rêves d’enfant? Par Isabelle Cerboneschi Portfolio Le cri de la chair Photographies, réalisation et stylisme Buonomo & Cometti Mannequin Michelina @Women Management, Paris; Merilin @ Elite Paris et Evelina @ IMG, Paris. Assistant Robert Liptak Editeur Le Temps SA Place Cornavin 3 CH – 1201 Genève Président du conseil d’administration Stéphane Garelli Directrice générale Valérie Boagno Rédacteur en chef Pierre Veya Rédactrice en chef déléguée aux hors-séries Isabelle Cerboneschi Michelina: mini-robe asymétrique en cuir brodée de sequins, de la collection prêt-à-porter printempsété 2014, Saint Laurent. Michelina: veste en soie et laine et jupe en soie imprimée de la collection prêt-à-porter printemps-été 2014 Dior. Rédacteurs Catherine Cochard Valérie d’Hérin Antonio Nieto Marie-France Rigataux Géraldine Schönenberg Lily Templeton Assistante de production Géraldine Schönenberg Traduction Dominique Rossborough Photographies Buonomo & Cometti Sylvie Roche Responsable production Nicolas Gressot Réalisation, graphisme, photolithos Cyril Domon Christine Immelé Mathieu de Montmollin Correction Samira Payot Conception maquette Bontron & Co SA Internet www.letemps.ch Michel Danthe Courrier Case postale 2570 CH – 1211 Genève 2 Tél. +41-22-888 58 58 Fax + 41-22-888 58 59 Publicité Le Temps Media Case postale 2564 CH – 1211 Genève 2 Tél. +41-22-888 59 00 Fax + 41-22-888 59 01 Directrice: Marianna di Rocco Impression IRL plus SA La rédaction décline toute responsabilité envers les manuscrits et les photos non commandés ou non sollicités. Tous les droits sont réservés. Toute réimpression, toute copie de texte ou d’annonce ainsi que toute utilisation sur des supports optiques ou électroniques est soumise à l’approbation préalable de la rédaction. L’exploitation intégrale ou partielle des annonces par des tiers non autorisés, notamment sur des services en ligne, est expressément interdite. ISSN: 1423-3967 <wm>10CAsNsja1MLUw1DUwMDQ0MgUAvPCj3Q8AAAA=</wm> <wm>10CFWMIQ6AMBAEX9Rmd7mjDScJjiAIvoag-b-i4BCbETPZdQ3P-DYv27Hs4dUrE0DKo0oZVoKykmUBIwTaxMKBquKv7xgHA9vbJFgiGkuiumjev-7zegBzQQyRcgAAAA==</wm> COLLECTION PIAGET ROSE Une vraie rose, une histoire unique piaget.com Boutiques PIAGET : Genève - rue du Rhône 40 • Lucerne - Grendelstrasse 19 • Zurich - Bahnhofstrasse 38 Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode LONDRES Christopher Kane Paul Smith David Koma TOS: Burberry DR RULE PHO 4 BRITANNIA Richard Nicoll Face à l’adversité, il n’y a pas meilleur rempart que le souvenir d’une époque plus fastueuse. C’était le sentiment ressenti pendant la dernière Fashion Week londonienne. Les collections du printemps-été 2014 ne sont pas un retour en arrière, mais la célébration des nombreuses richesses d’un passé composé. Après la modernité à tout prix, la néo-nostalgie. Par Lily Templeton A New York Lire la revue sur la Fashion Week new-yorkaise sur www.letemps.ch/ mode Margaret Howell Londres, on a toujours su opposer un esprit de résistance joyeux à la morosité de temps difficiles. Aujourd’hui, on vient chercher sur ses podiums un certain esprit école d’art, cette réappropriation permanente de références autosuffisantes, ce snobisme du vêtement neuf et pourtant déjà vieux. Bien que les silhouettes ne soient pas rétrogrades, loin de là, elles célèbrent l’héritage culturel de cet «empire sur lequel le soleil ne se couche jamais», s’étendant autant dans l’espace que dans le temps, à la manière de Docteur Who, séminale série qui enchante des générations de Britanniques. Dans l’espace en premier lieu, donc, avec ces inspirations lointaines, extrême-orientales chez la regrettée L’Wren Scott, ou indiennes chez KTZ. Parfois, elles sont plus proches. Les imprimés floraux, par exemple. S’il est une chose que les Britanniques aiment, c’est leur jardin, surtout l’été. La botanique – et pas uniquement les fleurs – s’est donc invitée chez Christopher Kane, qui a habillé ses sweaters d’une planche pédagogique tandis qu’il découpe des pétales graphiques dans les encolures de ses robes. Les imprimés floraux sont décom- plexés et déstructurés chez Mulberry ou bien Jonathan Saunders, alors que chez Burberry, c’est un retour en enfance avec les tons pastel de bonbons anglais et fleurs géantes au cœur scintillant. Plus proche encore de la nature qui les a inspirés, la palette du Connemara natal de Simone Rocha rappelle les îles Britanniques et leur verdoyante livrée. De là au glossaire vestimentaire anglais, il n’y avait qu’un pas dans la bruyère. Tweed, uniformes et combinaisons de couleurs improbables offrent leurs signes distinctifs à qui veut les prendre, servis en guise de clin d’œil: pied-depoule géant brodé ou tartan imprimé métallisé chez Paul Smith, les tenues immaculées de Wimbledon chez Richard Nicoll, uniformes détournés – un short, un blaser, des rayures – à la manière d’une volière de pensionnaires en goguette chez Margaret Howell. Les détournements expriment en langage mode ces traits d’humour «so British». Dans le temps ensuite, moins avec les sublimes revenants de Dame Vivienne Westwood en guise d’immuable monarque de mode, qu’avec ces années mémorables qu’étaient les années 1950 à 70 durant lesquelles Mary Quant dominait. Ce mouvement de libération de la silhouette féminine se se ressent encore aujourd’hui. Que ce soità travers la sensualité de Fyodor Golan ou celle de Tom Ford, elle se dessine triomphante. Et on a une envie folle d’endurcir simplement mais efficacement son bouquet d’été grâce à un perfecto en cuir chez Erdem, en satin et soie chez Antonio Berardi. David Koma, lui, conjugue son travail au futur, même si les inspirations de ses silhouettes ont d’anciennes racines – enfin, le swinging London. Et c’est en cela que sa nomination au poste de directeur artistique de Mugler prend son sens: ne rendre hommage au passé qu’en conservant son regard tourné vers demain. Quoi de plus néo-futuriste que ses silhouettes acérées dans les découpes et les asymétries, une robe zippée, un boléro de fils croisés, ou bien cette robe qui semble draper ses plans géométriques autour des courbes de la femme? Plus que jamais l’héritage culturel de Londres et du style anglais s’envisage pluriel. Il n’y a qu’à tendre le bras pour en cueillir ces hybridations splendides. Si partout ailleurs, certaines de ces idées, comme les imprimés digitaux, ont fait leur temps, il reste qu’ici elles perdurent, plantes vivaces se nourrissant du riche substrat qu’est l’excentricité insulaire. Le jardin des modes n’en est que plus beau. <wm>10CAsNsjY0MDQx0TU2MTM1NQUAQKXSZQ8AAAA=</wm> <wm>10CFWLoQ7DMAwFv8jRe47tpDOswqKCaTxkGt7_o7VjBScduJszveDPPo7XeCZBM6kW7p5dtcCieVKtFbXoicquZ_SgkwprcXsEiGrguhqBCtpCFz99W0Qt3_fnB046_Ol2AAAA</wm> WWW.CELINE.COM 6 Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode Sportmax Blumarine Max Mara Costume National Salvatore Ferragamo PHOTOS: DR Marni Agnona MILAN White black isthenew Les marques italiennes illuminent la douce saison de lueurs d’espoir. Des silhouettes immaculées comme autant de pages blanches pour une histoire qui reste à écrire. Par Catherine Cochard E Ports 1961 No 21 Emilio Pucci n septembre dernier, l’été jouait les prolongations dans la cité lombarde. Une aubaine pour les fashionistas les plus influentes qui, en primeur, portaient les tenues sur le point de défiler. Des vêtements pour le printemps et l’été suivants, qui s’accordaient à merveille avec les presque 30 degrés ambiants. De ce kaléidoscope milanais, s’il ne fallait garder qu’une couleur, ce n’en serait pas une. Car c’est le blanc qui a rythmé quasiment chacune des collections, ponctuant les défilés de passages purs. Comme une respiration dans un paysage visuel saturé, comme une pause au milieu d’une conversation trop bruyante. Des silhouettes virginales, il y en a dans la première collection imaginée par Stefano Pilati pour Agnona. Belles matières, finitions soignées et style super chic à destination des plus jeunes clientes de cette belle endormie de 60 ans, propriété du groupe Zegna. Apparitions tout aussi diaphanes chez Dsquared2, Just Cavalli, No 21, Philipp Plein ou encore Versace. Des marques différentes mais qui visent le même public cible, soit une clientèle à peine sortie de l’adolescence, qui use de la pureté du blanc pour mieux dévoiler la chair – les jupes sont très courtes – et ses promesses de plaisirs. Chez Blumarine, le blanc dessinait les contours d’une femme un peu plus mûre que d’habitude pour la maison. Une femme sur le point de se marier, vêtue de tenues virginales pour évoquer la cérémonie et une allure fraîche et mature, comme revenue de la provoc facile des jeunettes évoquées plus haut. Une femme limpide dans ses intentions comme chez Alberta Ferretti, Ports 1961, Roberto Cavalli, Emilio Pucci, Francesco Scognamiglio, Sportmax ou encore Tod’s. Chez Costume National, les silhouettes immaculées semblaient nées du vestiaire masculin. Encolures découpées façon blazer, lignes droites et franches, le blanc renforçant l’allure contemporaine de l’ensemble et sa féminité racée. Elégance semblable dans plusieurs autres looks purs de saison, comme chez Emporio Armani, Fendi, Gianfranco Ferré, Jil Sander, Gabriele Colangelo, Trussardi ou encore Salvatore Ferragamo. Après la mode de l’automne-hiver 2013-2014 qui s’en remettait aux canons austères de l’après-guerre, le prêt-à-porter de cette saison se refait une virginité et renoue avec la légèreté du temps de l’innocence. Le blanc comme un nouveau départ. www.dior.com - 044 439 53 53 8 Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode PARIS Surfaces PHOTOS: DR SYLVIE RO CHE ISABELLE CE RBONESCH I Support PHOTOS: SYLVIE ROCHE Ci-contre de gauche à droite: Anne Valérie Hash, Cédric Charlier, Céline, Haider Ackermann, Pascal Millet, Givenchy, Dior. Chanel Akris Vionnet J Barbara Bui Si je devais ne garder qu’un seul souvenir des collections printemps-été 2014 qui ont défilé à Paris il y a six mois, ce serait peut-être ces vêtements dont le corps et la peau sont à la fois le support et la matière. Regard posé sur quelques tableaux vivants. Par Isabelle Cerboneschi Véronique Leroy DR amais les collections printemps-été n’auront eu à ce point besoin d’être habitées. La chair se fait matière, participe au vêtement. Elle est support ou bien surface, mais en tout cas elle est. Sans la chair, les jupes qui dévoilent l’os iliaque, les robes découvrant l’omoplate gauche par une ouverture de forme organique, dessinées par Raf Simons pour Dior, n’auraient pas de sens. La peau est matière, elle est tissu par omission. La chair se révèle de manière inattendue et transmet autre chose que le message de séduction habituel. Au fil des défilés, on avait le sentiment d’assister à un cours de géométrie charnelle. Ce sont des pans de peau émouvants, graphiques, un corps généralement caché, que les créateurs dévoilent. Phoebe Philo révèle subtilement la clavicule. Haider Ackermann, Riccardo Tisci, pour Givenchy, Véronique Leroy, pour ne citer qu’eux, choisissent d’isoler le triangle isocèle dont le sommet est situé sur le plexus solaire, et dont la base passe juste en dessous du nombril. «Le fait de fermer ou d’ouvrir le tissu permet d’accentuer la silhouette qui s’évase vers le bas, expliquait Véronique Leroy, à l’issue de son défilé. Le propos n’est pas de montrer ou de cacher le corps: c’est juste une façon d’insister sur la ligne.» Anne Valérie Hash passe le corps au laser et utilise un maté- Damir Doma Saint Laurent riau rétro-réfléchissant qui fait écran tandis que la dentelle en découpes géométriques dévoile des épaules émouvantes, des hanches, des nombrils, des flancs, des omoplates, des côtes. Qu’est-ce qu’on cache, qu’est-ce qu’on dévoile? «Je n’aime pas montrer les parties du corps que l’on considère comme sexy: le décolleté, les fesses. C’est trop intime. Je préfère ce qui est caché», expliquait Anne Valérie Hash en coulisses. «Mes robes peuvent tout dévoiler, mais elles peuvent aussi cacher. On dévoile l’âme», soulignait Albert Kriemler, juste après son défilé. Pour Chanel, Karl Lagerfeld utilise le cercle ou le rectangle pour faire usage de la rotondité d’une épaule, la planéité d’un ventre ou la perfection d’un dos et l’intégrer à part entière dans le vêtement. Cédric Charlier tronçonne le tissu en tranches hori- zontales qui laissent entrapercevoir de fines sections de corps: le haut des cuisses, une taille, un genou ou un creux poplité. Des dévoilements subtils. «Je suis parti de choses solides pour arriver à des transparences immatérielles, expliquait le créateur, en backstage. La séduction, c’est une discipline. Je travaille beaucoup avec l’ergonomie du corps, et certaines parties asymétriques sont amenées à se dévoiler.» De nombreux créateurs se sont exprimés cette saison par des pleins et des vides, permettant ainsi qu’une tension se crée entre le tissu et la peau. On ressent intimement une profondeur, une nouvelle répartition des plans. La chair n’est pas appel, elle n’est pas tentation. Aucun message. La peau existe, au même titre que le tissu. Elle est tout à la fois toile, pigment et châssis, parce que le geste du créateur l’a voulue ainsi. DR Felipe Oliveira Baptista Louis Vuitton <wm>10CAsNsjY0MDAx07UwNjA3MAAAqG4gOw8AAAA=</wm> <wm>10CFWMKw6AMBAFT7TN219LWUnqCILgawia-ysKDjHJiMmsa3jCx9K2o-3BgGWaFAWISSTBSrBYSWIBhQvYZnZ2Ycn11xOQ1cD9bQhK8M5Ow6V2Ha_7vB7LkBQScgAAAA==</wm> 10 Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode LA RENCONTRE ClareWaightKeller, ladiscrète La directrice artistique de Chloé donne peu d’interviews: elle préfère laisser à ses créations le soin de parler, ou pas. Cette Anglaise, mère de trois enfants, qui a grandi dans une Angleterre tout imprégnée de punk et de «nouveau romantisme», a su encapsuler l’esprit parisien chic dans des vêtements hautement désirés. Conversation. Par Isabelle Cerboneschi, Paris A Le Temps: Pendant le défilé printemps-été, j’ai ressenti physiquement le soleil, une chaleur sèche, comme si l’on était dans le désert alors que l’on était à Paris en octobre. Est-ce votre manière de rendre hommage aux origines égyptiennes de Gaby Aghion, la fondatrice de Chloé? Clare Waight Keller: J’ai commencé cette collection en faisant des expérimentations sur le mouvement et la fluidité, et en me rappelant que Gaby aimait la sensation d’une peau nue, d’un vêtement loin du corps qui permette de recentrer celui-ci dans l’espace. J’ai fait plusieurs voyages en Egypte, mais la sensation de chaleur que j’ai voulu rendre, elle me vient d’un séjour dans le désert californien. Cette impression de sécheresse, cette envie de vêtements qui vous effleurent à peine, comme suspendus loin du corps, légers, libres, fluides, c’est ce que je voulais obtenir. La palette de couleurs s’inspire des tempêtes de sable qui traversent l’Afrique du Nord, de ces tourbillons de matière en mouvement, ces très belles tonalités de poussière. Dans cette collection, on peut retrouver l’essence de Gaby Aghion, je pense. Les textiles que vous avez utilisés eux aussi étaient secs. Ils étaient secs et mats. Je sais ce que l’on ressent dans ces endroits désertiques, quand on ne supporte plus ces vêtements qui vous collent à la peau: on recherche des matières sèches, qui flottent, qui créent une sensation de fraîcheur. C’est ce que j’ai essayé de rendre, en tout cas. Sans doute à cause des évocations nord-africaines de cette collection, certaines silhouettes m’évoquaient l’allure deTalitha Getty. Hmmm. Non. Pas tant que cela. Peut-être à travers l’impression de volume de ces tissus enroulés autour de vous? En été, parfois, en ville, on a envie de se couvrir un peu plus, comme le font les Africaines: l’accumulation de tissus apporte de la fraîcheur. C’était intéressant de jouer avec ce concept. Les longues robes créent un mouvement, faisant naître ainsi autour du corps un tourbillon d’air et une sensation de légèreté. Tout le contraire de l’effet que peut produire une robe serrée. DALIM près un défilé, il faut être rapide pour voir le visage de Clare Waight Keller. Elle ne fait qu’une apparition éclair, avant de retourner dans les coulisses. Elle ne fuit pas la lumière, mais ne la recherche pas non plus. Quand on grandit comme elle, en Angleterre, à Birmingham, dans les années 80, on pousse sur un terreau de créativité fertile. C’est dans ce pays en pleine récession qu’a émergé l’un des mouvements les plus créatifs du siècle dernier: le mouvement punk. Toutes les frustrations, les négations, les rejets, le manque de perspective d’une génération «No Future» se sont exprimés de manière radicale et ultra-créative à travers le langage de la musique et celui du vêtement. En parallèle à ce mouvement de négation pure, en émergeait un autre, plus doux, plus onirique, plus hédoniste aussi, les «New Romantics», qui portaient blouses de dentelle blanche façon pirate et longues jupes. Clare Waight Keller est alors très jeune, mais c’est ce camp-là qu’elle a choisi. La jeune femme a discerné très tôt la voie qu’elle désirait suivre: vers 13 ans, elle savait déjà que ce serait la mode. Elle étudie l’art, puis décroche une maîtrise en mode de la maille au Royal College of Arts, à Londres. La pratique, elle l’apprendra à New York, chez Calvin Klein. Elle a 21 ans. Quatre ans plus tard, on la retrouve chez Ralf Lauren, puis à Londres, aux côtés de Tom Ford chez Gucci, avant qu’elle soit nommée directrice artistique de Pringle of Scotland, puis de Chloé en 2011. La créatrice de 43 ans, qui a déménagé à Paris avec son mari architecte et ses trois enfants, a l’art de créer des pièces qui deviennent, à peine découvertes sur les podiums, à peine postées sur les réseaux sociaux, d’immédiats objets de désir. Sa dernière collection printemps-été en contient d’ailleurs de nombreux, comme cette tunique couleur de sable aux manches comme des voiles, ces robes en crochet bleu Klein, ou en plissés horizontaux qui donnent l’impression que le vêtement possède une vie propre. Des pièces qui donnent le goût du soleil. La rencontre, elle, eut lieu un jour de pluie. Vite oubliée, la pluie. Clare Waight Keller: «Cette envie de vêtements qui vous effleurent à peine, comme suspendus loin du corps, c’est ce que je voulais obtenir.» Après un automne-hiver relativement rigoureux et des uniformes d’écolières, ce printemps-été était Mode PHO TOS : DR Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Silhouettes de la collection prêt-à-porter printempsété 2014. l’une de vos collections les plus sensuelles. A travers cette collection, je voulais explorer une nouvelle facette de la féminité, une autre idée de la beauté, plus, comment dirais-je, «bohémienne», mais dans un sens très moderne. Pour apporter cette modernité, j’ai fait énormément de recherches sur les matériaux, en utilisant par exemple des tissus japonais, des mélanges de matières synthétiques et de fibres naturelles qui donnent des textures fraîches au toucher. Vous avez utilisé beaucoup de plissés, or les plis sont des choses étonnantes, car ils contiennent plus d’air que de tissu. Très juste. Cela m’a pris énormément de temps de créer ces volumes: deux mois en réalité. Il m’a fallu comprendre la structure même de ces plis, la quantité de tissu nécessaire pour les réaliser, la manière dont le tissu bouge, dans quelle direction, pourquoi? Chaque tissu se comporte différemment une fois plissé: certains devenaient trop secs, d’autres prenaient trop d’ampleur. On ne s’en rend pas compte en regardant la collection, mais ces plissés sont le résultat d’un long processus: tout d’abord il a fallu choisir les matières, puis les envoyer au plissage. Il fallait essayer jusqu’à trois techniques différentes pour un même tissu. Une fois récupéré, on le coupait, le cousait, on en faisait une robe, et si cela ne fonctionnait, il fallait reprendre tout le processus depuis le début. Le plisseur a cherché de nouveaux moyens pour écraser les plis, il a essayé de travailler avec moins de matière, afin de créer des volumes différents. Derrière l’esprit insouciant de cette collection, ces nouvelles formes, il y a un énorme travail de création et de développement. Choisir d’utiliser des plis horizontaux, c’était risqué! C’était l’idée: je voulais créer quelque chose de nouveau mais qui n’ait pas l’air conceptuel. En plaçant les plis à l’horizontal, on obtient parfois des formes étranges, très amples, or ce n’était pas ce que je recherchais. L’effet dépend du matériau choisi et du genre de plis que vous lui imposez. J’ai finalement utilisé de la georgette du Japon. Pour que les plis tiennent, et que le tout reste fluide, il faut un juste équilibre entre les fibres naturelles et synthétiques. Certaines robes avaient l’air de danser toutes seules, comme si elles avaient une vie propre. Je voulais que tout semble simple, immédiat, sans que l’on se demande de quoi on aura l’air dans la robe, si elle aura l’air étrange et nous avec. La recherche sur les tissus, sur les drapés, a pris tellement de temps que le dessin des robes, la conception des silhouettes sont arrivés très tard. Pendant le défilé, on ne sentait pas tout ce travail que vous venez d’évoquer: on était juste transporté ailleurs, dans une autre saison. C’était une sorte de voyage immobile, dans le temps et l’espace. C’était l’impression que je voulais véhiculer. Les disques dorés du décor, qui reflétaient intensément la lumière, essayaient de rendre ces soleils d’été et donnaient une impression de chaleur. Quand une femme se réveille le matin, ses choix vestimentaires vont influencer son état d’esprit. C’est pourquoi j’avais envie de donner cette sensation de chaleur, de féminité. Vous avez utilisé de la dentelle de crochet aux motifs très graphiques. Qu’est-ce qu’on cache, qu’est-ce qu’on dévoile? J’ai déjà beaucoup joué avec la dentelle, mais cette fois-ci, avec ces nouveaux volumes et la forme particulière de ces jupes, cette matière a pris une autre dimension. Le crochet a des bords irréguliers, piquants presque, un peu comme dans le désert, ces endroits protégés où poussent des herbes sèches. Ce crochet forme comme un filet de protection autour du corps, tout en gardant une forme très féminine. Le bleu que j’ai utilisé est nouveau pour moi: je n’ai jusqu’à présent utilisé que de la dentelle blanche ou noire. Cette couleur, que portent les hommes dans le désert, c’était à la fois moderne et inattendu. L’histoire de la marque Chloé a commencé comme une rébellion: celle d’une femme contre les idées reçues, contre son éducation, son milieu social. Comment traduisezvous aujourd’hui cet état d’esprit? Des rebelles, il n’y en a plus beaucoup de nos jours dans le monde de la mode. Il faut être vraiment extrême, car tout a déjà été fait… L’esprit Chloé se distingue plutôt par les mélanges inattendus, qui créent une tension. Comme le fait de porter une parka avec une robe, cela donne à celle-ci une connotation différente. L’étrangeté vient aussi des accessoires, des lacets bizarres, des chaussures plus lourdes que celles que l’on pourrait imaginer. Mais au final, l’allure reste légère. Ce n’est ni prétentieux ni forcé. C’est l’attitude, la manière dont on porte les choses ensemble, le stylisme, qui fait l’essence de Chloé. Justement, si vous deviez définir l’esprit Chloé en quelques mots? Féminité serait évidemment l’un des mots clés. L’attitude serait le numéro un. Il y a certaines mar- ques qui se définissent par un logo, ou la forme spécifique d’une veste. Chez Chloé, tout tourne autour de l’attitude. Il y aurait aussi la féminité, le caractère inattendu, l’idée d’une beauté naturelle, quelque chose de vrai, qui évoque une certaine pureté, une fraîcheur. Ces mots, je pense, capturent l’essence de Chloé. Qu’est-ce qui vous a le plus surpris quand vous vous êtes plongée dans les archives de la maison? La partie la plus ancienne des archives: les années 1960-70, sous l’ère de Karl Lagerfeld. La maison n’était pas très connue, ni très en vue, à l’époque. J’ai découvert un Karl très surréaliste. Il a beaucoup utilisé des motifs de ciseaux, de cartes à jouer, de dominos, des effets de trompe-l’œil sur les robes. Pour être honnête, c’est un travail dont je n’avais pas idée. Je connaissais de Chloé le côté fleurs, la fluidité des lignes, et plus récemment, les années rock de Stella McCartney, mais pas cette tendance surréaliste. C’était fascinant de découvrir cette période de Karl: vingt-cinq ans pendant lesquels il a exprimé son côté excentrique, original, décalé, sa sensibilité hors du commun. Il a dessiné une femme Chloé très différente, plus forte en fait, mais drôle! Nous avons énormément d’archives de photos, d’articles, d’éditoriaux, et voir comment les grands photographes de mode de l’époque, Helmut Newton ou Guy Bourdin, ont photographié cette maison d’une manière quasiment iconique, c’est fascinant. En parlant d’archives, par quel processus créatif réussissez-vous à emprunter certains éléments du passé pour en faire quelque chose de totalement ancré dans le présent, comme si cela n’avait jamais existé auparavant? Cela prend forme tout au long du processus de création de la collection. Tout commence par le concept: comprendre le genre d’histoire que je cherche à raconter. Les influences du passé dans lesquelles je puise sont de simples touches, des ajouts, dont je change l’esprit. Il n’y a rien de littéral, dans ces emprunts: je les absorbe et les réutilise autrement. Par exemple, la couleur «nude», typique de la marque, ce fameux beige rosé, je vais l’utiliser pour créer un vêtement qui n’a jamais été fait dans cette couleur et cela deviendra immédiatement du Chloé. On reconnaîtra les codes de la marque, mais dans un contexte totalement revisité. Cela reste très subtil. Comment réussissez-vous à marier l’esprit très libre des origines de la marque et ce style très parisien, car Chloé est une marque très parisienne? C’est étrange en réalité: la maison a de très fortes racines parisiennes, or si vous regardez les origines des créateurs qui en ont écrit l’histoire, ils sont totalement cosmopolites. Gaby venait d’Egypte, Karl est Allemand, Stella est Anglaise, moi aussi… Peut-être que l’esprit parisien vient de l’utilisation de la dentelle, de la soie, de ce quelque chose de très naturel qui se dégage de la marque et que les Parisiennes apprécient. Elles n’aiment pas les artifices, elles portent peu de maquillage. C’est un mélange de choses… La grande majorité des directeurs artistiques à la tête de maisons françaises viennent de l’étranger. Doit-on forcément être un outsider aujourd’hui pour comprendre l’esprit parisien et le traduire en vêtement? > Suite en page 12 11 Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode PATRICK DEMARCHELIER > Suite de la page 11 Non, je ne pense pas, mais cela vous donne une autre perspective. Quand on vient d’un autre pays, on observe les différences. Par exemple, je ne porterais jamais de la dentelle en Angleterre: là-bas, elle a une connotation très girly, très fanfreluches, alors qu’ici elle est considérée comme extrêmement chic et sophistiquée. Je pense que cela est dû au fait que des maisons comme Yves Saint Laurent Chanel ont toujours utilisé de la dentelle. Cela fait partie de leur histoire. Ici, la dentelle a une tout autre connotation et les femmes ne la portent pas de la même manière. Peut-être aussi est-ce dû au fait qu’en Angleterre des marques comme Laura Ashley ont découragé les femmes de mettre de la dentelle? Sûrement! (Rire.) Cette marque a véhiculé l’aspect très champêtre de la dentelle. Mais pour les Anglais, elle appartient surtout au monde de la lingerie, des sous-vêtements. Comment décririez-vous l’esprit parisien? Les Parisiennes sont extrêmement élégantes, relativement classiques dans leur manière de s’habiller, elles auront toujours LE manteau super chic, des chemisiers très simples de soie ou de coton blanc. Généralement, elles ne succombent pas aux tendances aussi vite que les femmes d’autres pays. Elles vont acheter le pantalon ou la jupe qui leur va, alors qu’en Angleterre, et dans d’autres pays, les femmes vont se précipiter pour acheter les dernières tendances dans les magasins «high street». Ce qui fait le chic des Françaises, c’est qu’elles connaissent leur style, elles savent ce qui leur va ou pas, elles sont constantes dans leurs choix vestimentaires. C’est fascinant de les observer dans la rue: il n’y a rien de flashy, rien de tape-à-l’œil, ni de voyant dans leur look, mais celui-ci est très réfléchi. Vous réussissez à mener votre vie professionnelle et votre vie privée, sans que l’une interfère avec l’autre. Quel est votre secret? L’illusion fonctionne! (Rires.) J’essaie de séparer les deux mondes: quand je suis au bureau, j’aime tellement ce que je fais que je me concentre totalement sur mon travail et y consacre toute mon énergie. Mais quand je rentre, je ne ramène jamais de travail à la maison. Il n’y a pas de papiers du bureau chez moi, je ne réponds pas aux e-mails le soir, hormis à de très rares exceptions qui demandent une réponse très urgente. De cette façon, je maintiens une frontière claire entre mes deux univers: l’un n’envahit pas l’autre. Cela rend l’ensemble plus harmonieux. J’ai toujours fonctionné ainsi, mais cela demande une grande discipline. Vous avez trois enfants, dont des filles jumelles: sont-elles déjà intéressées par la mode? Oui, mais j’aimerais qu’elles découvrent ce monde par ellesmêmes sans que je leur dise: «Oh! Regarde ceci ou cela!» Je ne rapporte aucun magazine de mode à la maison. Elles ont 11 ans, elles sont d’une génération très différente de la mienne, elles ont déjà leur vision, leurs goûts. L’autre jour, nous regardions un documentaire à la TV sur David Bowie, elles s’exclamaient: «On l’adore, il est vraiment génial, mais qu’est-ce qu’il est vieux!» et moi je riais. J’aime l’idée qu’elles soient intéressées >> Retrouvez la vidéo sur www.letemps.ch/mode Modèle de la collection printemps-été 2013. Photographie de Patrick Demarchelier parue dans le magazine «Interview» de décembre 2012-janvier 2013. In Chloé, Attitudes, éd. Rizzoli, New York 2013 par ce personnage, qu’elles aient envie de le connaître, mais pour elles Facebook aussi c’est vieux! Elles sont déjà passées à autre chose. C’est intéressant d’observer cela, cette nouvelle énergie, leurs influences, leurs références. Internet est une source, tout s’y répand de manière virale, elles y regardent les vidéos, elles veulent être connectées avec leurs amis. J’aurais bien sûr beaucoup de choses à leur montrer, mais j’aime que la demande vienne d’elles. Je ne veux pas les influencer. Comme elles sont très curieuses, je pense que cela viendra tout naturellement, en son temps. Assistent-elles aux défilés? Oui. Et elles adorent ça. Elles en comprennent de mieux en mieux les coulisses, pourquoi les mannequins font ça, pourquoi elles sont habillées ainsi, pourquoi ces cheveux, etc. Elles saisissent les différentes facettes d’un défilé. Mais je pense néanmoins qu’il est important qu’elles gardent une petite distance. Qu’en est-il de vous? Vous avez choisi ce métier très jeune. Quel en a été le déclencheur? J’ai toujours observé ma mère confectionner des vêtements à la maison, je l’ai toujours vue entourée de tissus et d’objets liés à la couture. Je ne faisais que la regarder mais j’ai petit à petit naturellement absorbé son savoir-faire. J’aimais l’idée que l’on puisse fabriquer soi-même les choses dont on avait envie plutôt que de devoir les acheter toutes faites en boutique. En grandissant, j’ai compris qu’il fallait des compétences, un savoir-faire, et j’ai choisi mes études dans ce but. Créer les vêtements que vous voulez porter, c’était aussi ce qui avait poussé Gaby Aghion à créer sa marque. J’ai grandi en Angleterre dans la région des Midlands au début des années 80. Une période extrêmement créative! Il y avait ces deux mouvements qui sont nés de la rue – les «New Romantics» et les punks – qui influençaient tout, de la musique à la mode. Tout le monde faisait ses propres vêtements à l’époque. Il ne faut pas oublier que la situation économique de l’Angleterre était très difficile dans ces années 1980, on était en pleine récession, les gens n’avaient pas beaucoup de moyens, il y avait des grèves, de la violence, ce n’était pas un pays où il faisait bon vivre. Les gens se sont exprimés à travers leurs vêtements. La mode a modifié la perception des gens sur leur façon de s’habiller, sur leur vision du monde, leur manière de se projeter dans celui-ci. C’était fascinant de pouvoir s’exprimer de cette façon. J’ai adoré découvrir ce monde et en faire partie. C’était une manière de vous définir? Exactement. Ce qui était également intéressant c’est que la musique de l’époque était passablement segmentée. Vous aviez la musique populaire, les «New Romantics», les punks, mais également un peu de musique électronique, même un mouvement techno. Tout cela cohabitait. Tous ces groupes, ces mouvements vous influençaient d’une manière ou d’une autre. Aujourd’hui, il y a beaucoup moins de netteté entre les genres, entre les mouvements musicaux. Dans un sens, c’est dommage, car en découlaient beaucoup d’idées nouvelles, une grande créativité. Vous étiez plutôt «New Romantic» ou punk? Mon cœur penchait définitivement vers les «New Romantics». Dans le coin où j’habitais, le mouvement était très profond, bien plus étendu. Et donc vous écoutiez Adam and the Ants? Exactement! J’avais même leur poster dans ma chambre! (Rires.) J’aimais aussi Blondie. C’était une époque fascinante! Je portais de ces grandes chemises, de longues jupes… J’étais trop jeune pour me maquiller comme les «New Romantics» et fabriquer mes propres vêtements mais j’allais m’habiller dans les friperies. Ma sœur était gothique. Nous étions très différentes. Elle écoutait Siouxsie and the Banshees, Jesus and Mary Chain. Nous avions deux types de posters très différents sur les murs de notre chambre! (Rires.) En parlant de poster, j’ai découvert les visuels de votre dernière campagne avec Lou Doillon. Or on ne dirait pas une campagne de publicité, mais plutôt des instantannés qui saisissent des moments dans la vie de quelqu’un. J’avais envie de changement par rapport aux saisons précédentes. Je voulais montrer des femmes moins jeunes. Lou et Julia approchent de la trentaine. Elles apportent une émotion, une posture, une confiance en elles que les jeunes mannequins n’ont pas. Je voulais que cela transparaisse à travers les photos, que l’on retrouve les sensations de ces derniers jours d’été, quand on se prélasse avec ses amis. Ces moments apaisés où vous ne ressentez que de la joie, un sens de l’amitié très pur. Je ne voulais pas une photo de mode, mais une image qui génère des émotions en retour. Tout est dans la lumière, le fait que l’on puisse ressentir que ce sont de vraies femmes avec de vraies vies, qui ont des amis, des maris. Je trouvais cette démarche plus poétique que de mettre simplement des mannequins dans des vêtements. On a envie de se télétransporter dans ces photos, de connaître le moment qui a précédé la prise de vue, et celui qui a suivi. C’était justement le concept de cette campagne. Quand on a travaillé sur le scénario de la vidéo que nous avons conçue pour les médias électroniques, chaque scène exprimait un questionnement. Une des questions était «Why don’t you?» «Pourquoi pas?» Cela pouvait tout dire: «Pourquoi ne pas venir avec moi?» «Pourquoi ne pas aller là-bas?» «Pourquoi ne pas faire ça?» Le mystère persiste. Quand vous visionnez le clip, vous entendez Lou et Julia poser ces questions. Ce «Pourquoi pas?» c’est une attitude très Chloé. Gaby Aghion a dit un jour: «Je vis de la manière dont je voulais vivre.» Et vous, vivez-vous la vie que vous avez rêvée? Oui, mille fois oui! (Rires.) Retranscription traduction: Dominique Rossborough Chloé, fille du soleil En 1952, une femme venue d’Egypte, Gaby Aghion, créait la marque Chloé, imposant un style, une allure, une légèreté 1952. La Seconde Guerre mondiale a pris fin sept ans auparavant, la France est en train de se redresser, les lendemains semblent vouloir chanter, Christian Dior domine la mode depuis cinq ans, depuis qu’il a lancé le «New Look» en février 1947. Le couturier a recorseté les femmes, rêvant de les transformer en fleurs avec des épaules douces et des jupes qui s’évasent en corole. Voilà pour le contexte. Gabrielle Hanoka, qui deviendra Gaby Aghion après son mariage avec Raymond Aghion, a grandi en Egypte, à Alexandrie, dans un milieu lettré et aisé. Avec son époux, elle s’est réfugiée en France juste après la guerre. Pour elle, un corps est beau quand il est libre, et si possible nu. Entre la haute couture et les copies, à l’époque, il n’y avait guère d’alternative pour se vêtir quand on était une femme issue de son milieu so- cial. Or cette femme, cliente de la couture, avait envie de porter des vêtements qui lui ressemblaient. Et comme elle ne les trouvait chez personne, elle a décidé de les créer elle-même. Avec ses six modèles de robes toutes simples en popeline de coton, une matière inspirée des tenues qu’elle avait vues dans les clubs de sport égyptiens, Gaby Aghion a en quelque sorte posé les bases du prêt-à-porter qui allait révolutionner le monde de la mode dans les années 60. Impossible d’utiliser son nom de famille pour en faire une marque: elle emprunte le prénom d’une amie, Chloé Huysmans. Sa première collection de l’été 1957 a défilé au Café de Flore. Plus parisien, ce n’était pas possible. Succès immédiat. Il se dégageait déjà de ce premier essai une liberté, un esprit joyeux. La marque était lancée. D’autres créateurs ont ensuite con- RAYMOND AGHION 12 tinué à rédiger son histoire, Karl Lagerfeld étant celui qui en a écrit les plus longs chapitres: de 1964 à 1984 puis de 1992 à 1997. Les autres pages furent signées par des femmes: il y eut Martine Sitbon (1987-1992), Stella McCartney (1997-2001), Phoebe Philo (20012006), Hannah MacGibbon (2008-2011) et, depuis 2011, Clare Waight Keller, qui vient d’écrire pour le printemps-été un chapitre très solaire, une histoire de corps libéré. I. Ce. MAGIE | ÉCLAT LACRIMA Collection de bijoux ornés de diamants de l’atelier Bucherer <wm>10CAsNsja1MLUw1DUwMDC2NAQAZV4Cgg8AAAA=</wm> <wm>10CFWKIQ7DMBAEX2Rr97wX2zlYmUUBUblJVdz_o7phlWY0ZI4jPOP2Mc7nuMKbNyYApTOaWYZq0FSzKSAUA7XTVcnN_vaVrQicvyVhUSY9yZNz9qb8eb2_DFuQTXEAAAA=</wm> HORLOGERIE BIJOUTERIE JOAILLERIE Basel Bern Davos Genève Interlaken Lausanne Locarno Lugano Luzern St. Gallen St. Moritz Zermatt Zürich Berlin Düsseldorf Frankfurt Hamburg München Nürnberg | Wien | Paris | bucherer.com 14 Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode HAUTE COUTURE Nouvelleère La haute couture, cette exception culturelle française, est en train d’être revivifiée par l’arrivée de nouveaux noms. Reportage photographique exclusif dans les coulisses des défilés parisiens. Textes: Isabelle Cerboneschi. Photographies: Sylvie Roche. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, Paris comptait une centaine de maisons de couture contre 14 en 2014. Les temps n’étaient pas les mêmes, certes, et le prêt-à-porter n’existait pas encore. Mais l’on a vu au fil des ans les grands noms disparaître des calendriers: Yves Saint Laurent, Christian Lacroix, Torrente, Givenchy, pour ne citer qu’eux. On ne s’improvise pas couturier, pas plus que l’on ne revendique l’appellation «haute couture» comme on le souhaite. Cette appellation est décernée par le Ministère de l’économie à la demande de la Chambre syndicale de la couture. Pour l’obtenir, il faut remplir certaines conditions: avoir défilé cinq ans de suite comme membre invité, réaliser les modèles à la main dans des ateliers où travaillent au minimum 20 personnes, préparer deux défilés par an d’au moins 25 modèles chacun. Des critères qui ont été assouplis en 2001 pour permettre à de jeunes créateurs d’accéder au statut de couturier. En décembre dernier, cette appellation était décernée à Bouchra Jarrar (lire Hors-série Mode du 22.09.2010). La «haute couture» est une appellation juridiquement protégée émanant d’un décret de 1945. Pour en comprendre les raisons, il faut se souvenir que, pendant la Seconde Guerre mondiale, Hitler souhaitait délocaliser la couture à Berlin et détrôner Paris de son titre de capitale de la mode. C’est grâce à Lucien Lelong, alors président de la Chambre syndicale de la couture, que les couturiers continuent de défiler à Paris, et nulle part ailleurs. La photographe Sylvie Roche était dans les coulisses des défilés haute couture printemps-été 2014. Incursion dans le monde de l’extraordinaire. Bouchra Jarrar Atelier Versace Chanel haute couture Valentino Alexis Mabille Armani Privé Mode Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Jean Paul Gaultier Stéphane Rolland Maison Martin Margiela Viktor & Rolf Elie Saab Giambattista Valli Alexandre Vauthier LesmétamorphosesdeYiqingYin Julien Fournié Quelques jours avant le défilé, l’atelier de Yiqing Yin est une ruche où tout le monde s’affaire, elle la première. Les mains s’agitent, les doigts volent sur la matière. Visite émerveillée. Franck Sorbier ISABELLE CERBONESCHI va pourtant le détruire. Je trouve ces paradoxes très inspirants. A la fois esthétiquement, et bien sûr parce qu’ils aident à la narration. J’ai eu beaucoup de plaisir à trouver des traductions esthétiques et des techniques issues de la couture que j’ai détournées pour illustrer les différents types de robes de l’animal, ses ailes. La chenille, on dirait qu’elle est habillée d’un manteau en SYLVIE ROCHE Dior haute couture Difficile d’imaginer une collection lorsqu’elle n’est pas entièrement terminée, lorsque certains tissus ressemblent à une mer agitée sur les grandes tables d’un atelier. Mais quand on découvre le mood board – de superbes lépidoptères – on comprend l’histoire que va raconter Yiqing Yin quelques jours plus tard. Et parce qu’elle a l’art de nous emporter avec ses mots, on ouvre les guillemets et on écoute: «C’est une collection inspirée par le papillon de nuit, dit-elle. Une créature que je trouve fascinante, et qui me fait peur aussi. Elle obsède et révulse. De loin, c’est magnifique. Sa robe est composée de façon quasi parfaite, il y a une richesse de textures, de couleurs, de formes incroyable pour quelque chose d’aussi petit et d’aussi fragile. C’est un animal qui me touche, car il passe à travers toutes ces étapes de métamorphose: de la chenille au cocon, jusqu’au déploiement des ailes et à l’envol. Ces étapes qui sont autant d’analogies avec la vie humaine. C’est un animal éphémère, une créature de la nuit qui est attirée par la lumière, par le feu, qui fourrure. J’ai donc travaillé la fourrure de manière très souple, en maille, ou en broderie sur de la mousseline très fine. J’ai aussi tissé mes propres matières avec une surjeteuse, normalement utilisée dans l’industrie pour les finitions bas de gamme. On a décidé de faire des robes entières avec cela. J’aime la rencontre de quelque chose de luxueux, comme la couture, avec des techniques industrielles, très brutes, façon «Arte Povera». En plus comme la surjeteuse possède quatre fils, on a pu composer des dégradés de couleurs très subtils. Avec des fils de lurex, cela donne des effets irisés.» Des papillons, des déchirures, des ailes, la nuit, la lumière… On ne peut s’empêcher de penser que cette histoire est une allégorie qui lui ressemble. La marque d’un envol. I. Ce. >> Découvrir le reportage photographique réalisé par Isabelle Cerboneschi dans les ateliers de Yiqing Yin sur www.letemps.ch/mode 15 La métamorphose, une histoire Hermès Carrés en twill de soie Sac « Maxibox » en veau Evercolor Hermès à Bâle, Berne, Crans-sur-Sierre, Genève, Gstaad, Lausanne, Lucerne, Lugano, St. Moritz, Zurich. Hermes.com Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode TRAJECTOIRE «Pourfairecemétier,ilfaut avoirunmorald’acier» Dans une interview d’une rare franchise, Véronique Leroy, la plus Parisienne des créatrices belges, revient sur sa carrière, qui a débuté en 1990, sur ses choix, ses collections, son processus de création, et explique pourquoi la mode est un métier difficile, exigeant, où le succès, paradoxalement, peut parfois entraîner la chute. Par Isabelle Cerboneschi V éronique Leroy aime habiller les femmes et elles le lui rendent bien. Elle a l’art de créer des silhouettes à la modernité paradoxale, qui plaisent aux unes et à leurs exacts contraires. Sa carrière est un voyage sur une route pas droite, un peu cabossée par endroits, avec de beaux chemins de traverse, des affaissements de chaussée, des vitesses de croisière, des dérapages contrôlés, des paysages contrastés, de belles éclaircies, un voyage à l’image de la vie qui a débuté il y a trente ans. En très bref, l’histoire a commencé avec ses études au Studio Berçot à Paris en 1984 dont elle est sortie diplômée en 1987. Cette même année, elle entre chez Azzedine Alaïa comme assistante styliste; elle y reste trois ans. Après un passage chez Martine Sitbon, elle décide de créer sa propre marque en 1990. Après six ans difficiles en autogestion où elle travaillait avec toute son équipe dans un studio de 30 m2, elle trouve enfin des financiers en 1996 avec qui elle s’associe et qui l’abandonnent un an plus tard. En 1997, le monde de la mode ne donne pas cher de sa marque. Erreur. Véronique Leroy n’a jamais cessé de défiler, de créer et, en 2005, elle ouvre sa première boutique rue d’Alger à Paris. Outre ses propres collections, elle devient consultante pour Leonard en 2000 avant d’en prendre la direction artistique. L’aventure s’arrête en 2011. Depuis 2010, elle dessine pour la marque Mus. La collection printemps-été est, comme le dit Véronique Leroy, «un pont entre le début de ma carrière et aujourd’hui». Un exercice de style autour de la féminité. Une mise au point: que reste-t-il de l’esprit de ses débuts? Pour le savoir, elle a marché sur ses propres traces, elle a refait des petites robes sexy, non pas comme hier, mais depuis le temps présent, avec la maturité acquise et toutes ses expériences, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. L’occasion rêvée pour revenir sur sa trajectoire, ombres et lumières comprises. Le Temps: Votre carrière me rappelle la carte du Tarot «La roue de la Fortune». Lorsque vous avez créé votre marque, vos débuts furent difficiles, puis vous avez trouvé des associés qui ont mis des fonds, avant de les ôter, puis ce fut de nouveau une période difficile, suivie d’une renaissance. Véronique Leroy: Je dirais que ce sont les montagnes russes, plutôt que la roue de la Fortune. Je n’ai pas un regard négatif sur ces années passées, et pourtant certaines, durant lesquelles je me trouvais dans un état d’esprit de coup de créateurs qui, durant leur carrière, perdent pied. Je les comprends. Est-ce dû à la pression, à l’exigence de devoir renouveler les collections dans un temps qui est de plus en plus court? C’est terrible, oui. Mais, en même temps, il y a quelque chose de positif dans ce timing très court: j’ai le sentiment de me refaire tous les six mois. Comme je ne suis jamais satisfaite de ce que je fais, ou alors c’est très furtif, je me dis que, la saison prochaine, je vais devoir faire mieux. C’est comme si on avait une nouvelle chance, tous les six mois. Ce n’est pas du tout le cas en réalité, mais je le vis comme ça. Depuis que vous avez quitté Leonard en 2011, j’ai l’impression que vos propres collections sont plus légères, mais aussi plus intenses. Je le vis comme cela. J’ai beaucoup aimé travailler pour Leonard. C’était un challenge. Chaque saison, trouver la motivation de faire une collection qui me séduise, avec des imprimés qui n’étaient pas toujours de mon choix, c’était un vrai exercice de style, mais c’était amusant. Ce manque de liberté, ces limites très précises m’ont permis de travailler plus en profondeur, de trouver une liberté dans la verticalité, de me délivrer en creusant. C’était quelque chose que je n’avais jamais fait. Ça m’a appris aussi à être au service. Chose qui n’est pas évidente pour moi! JAN WELTERS 18 survie, plus que de développement, étaient très difficiles. Et si je fais l’addition, j’ai été plus longtemps en état de survie. Mais je suis contente des choix que j’ai opérés. Je les referais, si c’était à recommencer. Je ne ferais peutêtre pas les mêmes erreurs, en revanche. J’étais jeune quand mes premiers associés se sont approchés de moi (en 1996, Véronique Leroy avait 31 ans, ndlr). Je n’avais personne pour me conseiller, et je peux dire aujourd’hui qu’ils ont abusé de ma confiance, de ma naïveté et de ma crédulité. J’avais cédé 50% de ma société à l’époque, pour très peu d’investissement. Je travaillais comme une artiste, sans penser à la réalité économique. L’argent était une notion très abstraite pour moi, à l’époque. Quand ces gens sont venus, c’était une famille et je les trouvais très sympathiques, et je ne me suis pas du tout rendu compte des frais qu’engendrait le développement d’une société comme la mienne. Ce fut une très mauvaise association. Au bout d’un an, comme ils avaient investi très peu, on était trop court en trésorerie. Ils m’ont alors dit qu’ils allaient devoir remettre de l’argent dans la société, et comme je n’en avais pas, que je devais leur céder des parts, sinon, ils licencieraient toute l’équipe. J’ai dit non, et on est allés au clash. Vu de l’extérieur, quand on regarde les photos dans les magazines, les défilés à la télévision, les carrières de certains créateurs, on pense que la mode est un métier glamour et facile. Or les gens n’ont pas conscience à quel point il est difficile de survivre dans ce monde, où le succès, paradoxalement, peut faire couler une société. Vous le savez mieux que moi, quand vous recevez plus de commandes, cela implique de produire plus, ce qui entraîne des dépenses supplémentaires pour payer les fournisseurs, or les acheteurs ne paient pas toujours en temps et en heure, et c’est parfois le début de la chute. Oui, bien sûr. Mais en dehors des difficultés économiques et des besoins financiers pour se développer, c’est un métier très difficile psychologiquement. Il faut avoir un moral d’acier. Il y a beau- Le fait de devoir éviter les bornes en passant par-dessous, est-ce que cela a apporté quelque chose à vos propres créations? Pas pendant ma collaboration avec Leonard, non. C’est seulement aujourd’hui que j’en ressens les effets positifs au sein de ma propre marque. Et puis j’ai plus de temps pour travailler sur mes propres collections surtout. Travailler chez Leonard vous a-t-il appris à lâcher ce besoin de tout contrôler? Oui, cela m’a appris à être engagée, mais sans oublier que je n’étais pas chez moi. Depuis quelques saisons, vos collections semblent s’adresser à une femme encore plus affirmée dans ses choix. Est-ce le cas? C’est peut-être cela la maturité (rire)! Quand je dessine mes propres collections, même si je refais toujours un peu la même chose, j’explore des recoins que j’avais un peu laissés de côté, ou que j’avais touchés du bout du doigt la saison précédente et que je creuse la saison suivante. Aujourd’hui, je travaille avec plus d’assurance. J’ai des doutes, toujours. Je me demande si je n’aurais pas pu faire mieux. Mais le fait d’être là depuis toutes ces années me rassure. Et puis le produit commercialement fonctionne mieux, la revente en boutique est très bonne. Ça aide. A l’issue de vos défilés, vous racontez toujours une petite histoire qui est comme un synopsis de la collection. Quand vous créez, commencez-vous vraiment par vous raconter une histoire? Non, je ne pars de rien. Ensuite viennent les matières, les formes. La petite histoire que je raconte naît au fil de la collection. Il peut parfois y avoir un livre, une expo, un artiste que je découvre et dont l’œuvre me trotte dans la tête, cela me donne de petits points de départ. Mais, en général, je ne pars de rien. Ce qui me fait peur. C’est tellement plus facile de décider d’un thème, parce qu’on n’a plus qu’à l’appliquer! Il m’arrive parfois de partir de quelque chose que j’ai amorcé la collection précédente et que j’ai envie de pousser plus loin. Mais c’est toujours dangereux de refaire ce que l’on a fait. Ce n’est pas simple. Je ne suis pas simple. Ma devise c’est «pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué» (rires). Les tissus que vous utilisez ne se contentent pas d’être au service de vos collections. Quel rôle jouent-ils dans le processus de création? Le premier sens qui m’aide à démarrer, c’est le toucher. Et le tomber à partir du toucher. Les tissus que je choisis définissent le volume, la lourdeur, l’occupation dans l’espace. Mais je ne prends pas des matières faciles. Elles ne sont pas forcément séduisantes au premier regard. Pourtant une fois que le vêtement est fait, une alchimie se crée. Vous faites très peu d’imprimés. Est-ce que les textures de vos tissus jouent ce rôle-là? Je fais de temps en temps des imprimés, mais quand on travaille avec des matières qui parlent, qui sont visuelles, qui sont texturées, «armurées», «tweedées», ajouter un imprimé en plus, ça n’aurait pas de sens. Les imprimés se suffisent souvent à eux-mêmes sur des tissus lisses. Vous aimez beaucoup les matières mal-aimées. Oui, les matières rêches, pas séduisantes. Souvent, on me fait cette réflexion comme une critique. Leur beauté devient évidente par la suite, mais il faut se donner un peu de mal. Il faut les apprivoiser. De loin, je préfère Mode Le Temps l Samedi 26 avril 2014 19 Silhouettes de la collection prêt-à-porter printemps-été 2014. >> Retrouvez la vidéo sur www.letemps.ch/mode La laine qui gratte, cela ressemble à un souvenir d’enfance, non? Certainement. Il doit y avoir une raison enfouie pour que j’aime cette laine-là, mais on va la laisser là où elle est. Cette manière de voir la beauté là où elle semble ne pas y être au premier abord, vous accompagnet-elle aussi dans la vie? Oui. Même moi, je suis comme ça: je ne suis pas séduisante, ni sympathique au premier abord (rire). Quelles matières ont votre préférence? La popeline de coton. Je choisis toujours la même, que j’achète au même endroit, chez des Anglais. L’éponge aussi. J’ai toujours aimé l’éponge, qui n’est pas forcément séduisante. Pourquoi l’éponge? Parce que j’en aime la matière. J’aime les tissus qui ont un aspect. L’éponge, c’est brut. J’aime les choses simples mais qui ont du relief. Et qui peuvent avoir plusieurs niveaux de lecture. Une éponge, ça peut être comme une petite fourrure, en fonction de la taille de la boucle. Je l’imagine toujours autrement. Vous avez commencé votre carrière par un stage chez Azzedine Alaïa. Quand on a 20 ans, comment le vit-on? C’était magnifique! Lui, il est engagé! Ça, c’est l’école! J’ai été formée là-bas. J’ai gardé le même acharnement à refaire, à recommencer, à faire mieux. Il part toujours de zéro. J’ai travaillé chez lui en sortant de l’école et c’était magique: il était tellement acharné, travailleur, passionné, habité, occupé, obnubilé par ce qu’il faisait, qu’il m’a entraînée. J’étais là de 9h à pas d’heure, 6 jours sur 7, voire 7 jours sur 7. Je n’ai pas pu travailler ailleurs, après. A part pour moi, mais de la même manière. Comment vous a-t-il choisie, vous, et pas une autre? On était plusieurs et on nous a dit: «On vous rappellera dans 15 jours.» C’était long!… Au bout de 15 jours, j’ai pris mon téléphone et on m’a répondu que Monsieur Alaïa n’avait pas encore décidé. J’ai appelé à peu près tous les jours pendant deux mois! Au bout de deux mois, son assistante m’a dit: «Vous avez tellement envie de venir, alors venez demain.» J’ai pris mon téléphone et j’ai appelé toute la Belgique, toutes mes amies! Comme elles ne savaient pas qui était Alaïa, elles n’ont pas réagi, mais c’était plus fort que moi, il fallait que je le dise. Je pense qu’il m’a prise aussi parce que j’étais petite: ma taille a joué en ma faveur. Si, si, je le pense vraiment. Et j’étais dans un engagement total, comme dans une église. Quelle belle carrière il a menée! Et il n’a pas lâché. Il n’est pas rentré dans le système. C’est un artiste. Il travaille à son rythme, il produit à son rythme et il a besoin de ce temps de maturation pour être «C’est la manière de montrer, ou de ne pas montrer, qui rend quelque chose sexy. J’aime donner envie, mais pas immédiatement, pas consciemment, amener le désir par d’autres biais» bon. Il y a un juste équilibre entre le temps qui passe, le stress de la date butoir, qu’il repousse… Tout cela fait qu’il est excellent. Comment supportez-vous le rythme des collections, toujours plus intense, avec les collections, les pré-collections? Je suis plus docile qu’Azzedine Alaïa. Mais à chaque saison, je me dis que si j’avais eu deux semaines de plus, j’aurais fait mieux. Je n’ai jamais le sentiment d’être prête ou que mes collections sont abouties. Alors que quelqu’un comme Rei Kawakubo (la fondatrice de la marque Comme des Garçons, ndlr) par exemple, aura tout fini deux semaines avant les défilés! Moi, je crée jusqu’à la dernière minute en me disant que la dernière pièce sera mieux que les précédentes. S’il n’y avait qu’un seul vêtement essentiel, ce serait? J’en ai plusieurs: la chemise, toujours et la veste cardigan. J’ai longtemps eu des gilets, que je ne fais plus et que je devrais refaire, d’ailleurs. Je fonctionne par cycles. Il y a la combinaison aussi. J’adore ça, la combinaison. Si l’on devait choisir un détail qui serait votre signature, pourrait-on prendre les épaules? Oui, c’est vrai, je fais mon vêtement à partir de l’épaule. Parfois ce sont des épaules très appuyées, où l’on sent que le vêtement s’assied dans le creux. Mais ces derniers temps, depuis trois saisons, j’ai plutôt essayé de faire des épaules suspendues, comme si elles ne reposaient que sur un point. Elles sont un peu pentues, un peu grandes, comme en équilibre, déposées sur la pointe de l’épaule, ce qui est très difficile. Je n’ai pas fini d’explorer le sujet. C’est un équilibre dans le déséquilibre? Exactement. Comme un équilibre sur le fil du rasoir. Cela correspond à ma vie aussi. L’épaule est le point d’accroche, de démarrage. Et pas simplement de face. Elles peuvent de profil être légèrement déportées vers l’avant, elles tombent ou elles se redressent. Quelle était l’histoire derrière votre collection printemps-été? Le scénario derrière la collection, c’était un film de Pierre Dewaere inspiré d’une nouvelle de Tennessee Williams: une histoire de sadomasochisme qui s’instaure entre un masseur et son patient, une relation de dominant/dominé. L’idée c’était d’avoir des filles portant du long, plus masculines, et d’autres en court, plus féminines, plus sexy. En parlant de sexy, vous avez dévoilé des parties de corps inattendues: en général, on montre le décolleté, la cuisse, le dos jusqu’à la raie des fesses, or vous révélez d’autres pans de peau. C’est la manière de montrer, ou de ne pas montrer, qui rend quelque chose sexy. J’aime donner envie, mais pas immédiatement, pas consciemment, amener le désir par d’autres biais. En ce qui concerne la féminité, peu importe que ce soit long ou court. Oui, les deux silhouettes étaient féminines, mais de manière très différente. Personnellement, je préfère le long: c’est un sexy moins facile d’accès, moins ostentatoire et il faut plus de clés pour le décoder. Alors que les petites silhouettes courtes, c’est un sexy plus facile à comprendre. Je voulais reprendre les codes des débuts de ma carrière. La silhouette Véronique Leroy des débuts était très sexy, au premier degré. Pour cette collection d’été, je me suis demandé comment je pourrais associer la vision que j’avais du sexy, du féminin, de la mode, en début de carrière, et celle que j’ai aujourd’hui, on va dire en milieu de carrière. Et c’est ainsi que je suis arrivée à cette collection, avec ce jeu entre le long, austère au premier abord, et les silhouettes plus courtes, plus marquées, plus pétillantes. Cette collection est un pont entre le début de ma carrière et aujourd’hui. Qu’est-ce qui a changé fondamentalement entre ces deux moments? Je pense qu’au début, mon travail était très instinctif. Je travaillais pour moi, je pouvais m’exprimer librement. Au bout de quelques années, j’ai dû transformer ce côté instinctif et spontané en réflexion car j’ai eu besoin d’analyser, de réfléchir, de renouveler mon capital créatif, d’explorer des choses que je n’avais jamais faites. Petit à petit mon travail s’est affiné. PHOTOS: SYLVIE ROCHE un beau shetland à un cachemire. J’aime la laine qui gratte. Est-ce que cette évolution n’est pas aussi liée à l’image de la femme, qui s’est modifiée au fil des décennies? Oui. Disons qu’il y a eu beaucoup d’influences: celles du moment, celle de mon évolution personnelle, la lassitude, la peur de rester dans un cercle fermé. J’avais très peur de me répéter bêtement: j’ai cherché une manière de me répéter, mais pas bêtement (rires). J’ai biaisé pour avoir le sentiment d’explorer de nouvelles choses. 20 Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode Lanvin BACKSTAGE Lesfeux del’été Valentin Yudashkin Rynshu Vionnet La photographe genevoise Sylvie Roche a capturé l’instant dans les coulisses parisiennes des défilés de prêt-à-porter printemps-été 2014. Exclusif. Felipe Oliveira Baptista Céline Sonia Rykiel Hermès Damir Doma Homme Vanessa Bruno Giambattista Valli Mode Le Temps l Samedi 26 avril 2014 BACKSTAGE Dior Tsumori Chisato Ungaro Louis Vuitton Agnès B Maxime Simoens Akris Carven Dior Homme Jean-Charles de Castelbajac >> Retrouvez la suite du reportage sur www.letemps.ch/mode > Suite en page 22 Junko Shimada Smalto Alexis Mabille 21 22 Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode BACKSTAGE no editions Barbara Bui Guy Laroche Lanvin Homme Elie Saab Chanel Andrew GN Véronique Branquinho Hermès Homme Damir Doma <wm>10CAsNsja1MLUw1DUwMDA1MQEAFahLQw8AAAA=</wm> <wm>10CFWLIQ7DMBAEX2Rrb71nOz0YmVkBVblJVdz_oyZlATtDZucMz_hvH8drPMO7d0sAXIpOZqgpjGqZcgUKG2F6WOVmHbo9TtUi2LqShJLYltWTqXCxWv6-Pz8bVi4idAAAAA==</wm> THERE ARE EXCEPTIONS TO EVERY RULE. CHAQUE RÈGLE A SON EXCEPTION. ROYAL OAK EN ACIER SERTIE DE DIAMANTS. WWW.AUDEMARSPIGUET.COM 24 Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode INTERVIEW Les collections de Thom Browne ne laissent personne indifférent. Grâce à des costumes à la coupe allurée, toute une jeune génération s’est entichée de pantalons portés retroussés sur des chaussures trop grandes. Interview exclusive de celui que l’on surnomme le «roi du costume gris». Par Antonio Nieto, Paris O SYLVIE ROCHE n aime ou on n’aime pas. Mais depuis qu’il a remporté en 2006 le Prix du conseil des créateurs de mode américains parrainé par Anna Wintour, Thom Browne a su imposer au monde sa vision dépoussiérée d’un vestiaire citadin masculin qu’il porte quotidiennement d’ailleurs. Rien ne le prédestinait au monde de la mode, si ce n’est un environnement familial où père et mère avocats portaient le costume strict d’une bourgeoisie améri- caine de bon ton. Il a gardé les stigmates stylistiques de ces costumes gris presque uniformes qui habillaient les années 60. Après avoir fait de vagues études de business, alors qu’il voulait être acteur, il est devenu vendeur chez Armani en 1997. Avant de lancer sa propre marque en 2001. C’est à travers des expériences professionnelles déterminantes, notamment avec Ralph Lauren puis Brooks Brothers avec qui il collabore depuis 2007 au travers de sa gamme «Black Fleece», qu’il a pu affirmer la pertinence de son style que l’oxymore «rigoureuse aisance» pourrait définir. Car Thom Browne est un perfectionniste de la décontraction élégante, un artiste du chic non guindé et c’est pour cela qu’il attire ceux qui n’osaient plus porter de costumes de peur de paraître compassés. En 2013, une boutique à son nom s’est ouverte à Tokyo, où l’on peut découvrir sur trois niveaux les collections homme et femme ainsi qu’un département, qu’il vient de lancer, de costumes sur mesure. Rencontre. PHOTOS: DR Fiftyshades ofgrey Le Temps: Vous êtes créateur et businessman. Thom Browne: Je n’aime pas cette idée et je voudrais pouvoir ne pas me préoccuper de la partie business mais je dois m’assurer de ne pas perdre le contrôle de mon entreprise. Certains pourraient penser que l’entreprise doit être gérée par des hommes d’affaires plus aguerris et pourtant c’est en ne perdant pas de vue l’aspect commercial que l’on arrive à conserver un équilibre. J’essaie de m’en accommoder. Ce qui ne m’a pas empêché de concevoir mon dernier show en janvier dernier comme une œuvre d’amour et une véritable performance artistique. Comment cette idée du show/ performance vous est-elle venue? En quelques minutes! Le réaliser tel qu’on le désire prend une éternité. Des étudiants ont aidé à la réalisation du projet. Il nous a fallu beaucoup de temps pour le conceptualiser afin que le niveau artistique soit à la hauteur de nos attentes et que l’œuvre d’art soit reçue comme telle, c’est-à-dire sérieusement. Vos shows sont devenus un événement attendu lors de la Fashion Week parisienne. C’est agréable d’entendre que l’on apprécie mon travail, car cela demande tellement de temps et d’investissement entre les répétitions, les chorégraphies, qui ne donneront que douze minutes de défilé, mais que j’ai toujours envie de voir se prolonger un peu plus comme récompense à toutes ces heures qu’il a demandées en amont! Grâce à vous, le costume est entré dans une nouvelle ère: ceux qui Mode Le Temps l Samedi 26 avril 2014 CIRCE pensaient qu’il était démodé ou trop connoté businessman ont-ils découvert une nouvelle façon de le porter? Surtout aux Etats-Unis, oui. Quand je vois des hommes et même des membres de mon équipe porter ma collection de costumes gris, il se dégage d’eux quelque chose. Comme si leurs vêtements les rendaient plus forts, plus sûrs d’eux. J’aime cette idée d’avoir redonné une nouvelle vie au costume gris, cet élément si classique et pourtant si nouveau. Vous avez commencé à faire de la mode en 2001. Qu’est-ce qui vous y a poussé? J’ai fait des vêtements parce que c’est ceux que je voulais porter. Dix ans après, les gens les aiment toujours, car ils ont été créés de façon sincère sans envie de provoquer. Je leur reste fidèle jusqu’à aujourd’hui. Ils sont indémodables et je pense que j’aurai toujours envie de les porter. Mes 21 premiers costumes comportaient déjà les trois silhouettes qui sont devenues la signature de mes collections. Le costume classique, le costume «Saks» et le costume ajusté, et je souhaite qu’ils ne disparaissent pas, tout simplement parce qu’ils ont belle allure et qu’ils me définissent. Si on devait en tracer les lignes essentielles? Les épaules sont étroites, la veste est courte et le pantalon «slim». Votre idée fait penser à celle de Gabrielle Chanel quand elle a proposé la petite robe noire. C’était simple mais assez provocateur à l’époque. Chanel est une de ces marques au design parfait, car ses vestes ou ses jupes classiques restent toujours tellement chics. Elle aussi a commencé en créant des vêtements pour elle-même. En créant pour soi, et en portant ses propres créations, on provoque une réaction plus réelle. Vous êtes très attaché à l’idée d’uniformes? Oui, mais sans que cela soit une obsession. L’uniforme génère une certaine aisance, une confiance en soi, une force quand on le porte. Votre éducation scolaire a-t-elle d’une certaine façon influencé votre style, cette rigueur, cette discipline? Je pense que c’est cette grande famille américaine typique dans laquelle j’ai grandi en faisant du sport qui a forgé le caractère que j’ai aujourd’hui, plus que ma scolarité. Il fallait bien montrer au public que nous ne prenions pas le sujet trop sérieusement! C’était la note d’humour nécessaire pour désamorcer la moindre ambiguïté! Comment avez-vous trouvé l’inspiration pour les soldats? Des réminiscences lointaines des uniformes, mais je n’aime pas l’idée de coller à une réalité avec des références précises. Je trouve plus intéressant de travailler avec mon imaginaire, ce qui rend la réinterprétation plus facile et plus éloignée d’une réplique sans intérêt. Votre ligne de vêtements sur mesure n’existe-t-elle qu’à New York? Elle va être développée mondialement. C’est une nouvelle collection qui sera réalisée avec le même niveau de qualité que les collections précédentes, mais inspirée de lignes un peu plus classiques, pour toucher un plus grand nombre d’hommes. Thom Browne: «Je ne pense pas qu’il y ait d’homme idéal ou alors ce serait celui qui s’habille hors mode et sans efforts.» Vous portiez un uniforme? Nous portions tous à peu près la même chose. La veste en flanelle kaki, bleu marine ou grise. Mes parents s’habillaient très bien. Mon père portait des costumes et ma mère aussi. Mais nous ne parlions pas de mode du tout. Quel est l’idéal masculin à vos yeux? C’est un mélange d’idéaux. Les années 50 et 60 indémodables, quand il n’y avait pas tant de choix vestimentaire. Je ne pense pas qu’il y ait d’homme idéal ou alors ce serait celui qui s’habille hors mode et sans efforts. Pourquoi le gris est-il votre couleur favorite? Parce que c’est une infinité de dégradés de gris indémodables. On ne sait pas si c’est une couleur mode, peut-être… Mais je ne l’utilise pas comme telle. Je l’aime mais pour son côté éternel. Le fait d’être copié par de nombreux designers vous rend-il heureux ou en êtes-vous contrarié? Je n’y pense pas beaucoup, à vrai dire. Je crée ce que je crée, et c’est bien si les gens reconnaissent mon travail. Je ne pense pas qu’il faille s’en préoccuper, car être copié, cela arrivera de toute façon. Cela vous fait avancer et c’est une bonne chose. Je ressens qu’à chaque saison il y a un mouvement qui vous porte. Dix ans après, cette sensation est toujours là! La compétition pousse à se réinventer sans cesse. Je ne crée pas mes vêtements pour les voir forcément portés dans la rue. Ce n’est pas un désir absolu. Je crée pour toujours aller de l’avant. Parfois la mode masculine va d’ailleurs un peu trop loin, je préfère être plus classique. Mais un peu de compétition ne nuit pas, cela vous galvanise! Quelle est votre définition de l’élégance? La simplicité et l’aisance. Et le style: naît-on avec ou peut-on l’acquérir? Je pense que l’on peut l’acquérir. Nous naissons avec un certain niveau de style et de goût. Mais vous pouvez vous améliorer avec l’expérience. J’ai grandi en Pennsylvanie et j’ai vu tellement de choses dans ma vie depuis qui m’ont ouvert les yeux. Il suffit d’être ouvert, d’essayer de comprendre, d’accepter les nouveautés et de faire en sorte de les apprécier. Vous portez une pince de cravate: créez-vous des accessoires? Des pinces de cravate, des boutons de manchette mais pas énormément, car je n’en porte pas vraiment en dehors des montres, pour lesquelles j’ai une véritable passion! Et d’où vient l’idée de ce ruban en gros-grain tricolore, qui est aussi votre signature? C’est une histoire assez simple: un jour, dans une mercerie, je suis tombé en arrêt devant une bande de gros-grain tricolore bleublanc-rouge! Depuis, elle orne tous mes modèles. A vos débuts, vous vouliez être acteur? Je ne savais pas ce que je voulais vraiment faire donc j’ai essayé. Aimeriez-vous poursuivre cette expérience un jour? Oui, assez! Mais je suis plus attiré par la mise en scène que par le métier d’acteur. J’aime l’idée de créer des images sur une histoire. Revenons à la collection printemps-été, qui était très militaire… Comme je vous le disais, j’aime les uniformes. Je voulais depuis longtemps faire une collection en utilisant les codes militaires. C’était le bon moment et j’ai matérialisé cette envie! Le drapeau blanc au final, c’était inattendu… Silhouettes de la collection printemps-été 2014. 25 Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode Gucci Dries Van Noten Sacai Saint Laurent Jean Paul Gaultier Junya Watanabe HISTOIRES DE MODE Phillip Lim Florilège Wooyoungmi Alexander McQueen Prada D epuis que la mode existe, les fleurs ont toujours orné les toilettes des femmes: utilisées en gerbes naturelles dans les cheveux, piquées sur les vêtements, brodées, tissées sur les damas les plus précieux. Pas seulement. On a pu l’oublier, mais elles ont paré le vestiaire masculin durant des siècles et font leur grand retour dans les collections homme printemps-été 2014. Le XIXe siècle, et sa déferlante de couleurs sombres et de coupes austères, avait presque effacé ces modes qui, au XVIIe et au XVIIIesiècle, avaient couvert les hommes et les courtisans de tissus chatoyants aux motifs floraux, rebrodés de guirlandes fleuries. Aujourd’hui, seuls les cravates, les foulards et quelques trop rares gilets gardent la trace de ce passé floral. «Dans l’histoire du tissage, Diderot d’ailleurs l’indique dans son Encyclopédie, on parle très tôt de «fond» et de «fleurs», explique Jean-Paul Leclercq, qui fut conservateur au musée de La Mode et du Textile – Les Arts décoratifs à Paris de 1994 à 2006 et commissaire de la très marquante exposition L’homme paré en 2005. Pourtant il ne faut pas entendre dans le mot «fleurs» un quelconque décor floral. Au XIIIe ou au XIVe siècle, ce mot recouvre tout élément qui ressort sur le fond. Or, ce ne sont pratiquement jamais des fleurs mais plutôt des animaux. A partir du XVe siècle, un renversement s’opère, on commence à créer des décors aux allures plus végétales que florales à proprement parler. C’est au XVIIe siècle que la passion florale atteint son paroxysme, dans la broderie surtout. Sur les tissus, les fleurs tissées sont souvent petites et non identifiables. Jussieu parle, dans ses écrits, du Jardin du Roi (aujourd’hui Le Jardin des Plantes) qui alimentait en modèles floraux les brodeurs qui vont, durant toute cette période, créer des ornements d’une richesse incomparable, que l’on retrouve sur les gilets, les revers de poches, en ga- Pour ce printemps-été 2014, la fleur fait son grand retour dans les collections masculines. Effeuillage d’une tendance. Par Antonio Nieto lons autour des poignets ou en feston.» Les justaucorps, que l’on appellera plus tard «habits», sont souvent faits de brocart de coton à fleurs alignées en guirlandes par exemple roses, vert lime et cantaloup, des couleurs aux connotations féminines encore aujourd’hui. Le tableau du roi Gustav III de Suède avec ses frères (1771) par Alexander Roslin, que l’on peut admirer au Nationalmuseum de Suède, montre la magnificence de tous ces ajouts de fleurs brodées qui sublimaient les coupes seyantes des habits taillés dans des soies précieuses qui, jusqu’aux dentelles évanescentes recouvrant les poignets, se paraient d’un herbier sublime et coordonné. «Le motif dit «à grenades» reste un grand classique du costume civil classique à cette époque, il peut d’ailleurs tout aussi bien représenter un artichaut que des chardons ornés des feuilles très découpées de ces deux plantes», ajoute Jean-Paul Leclercq. Les broderies, souvent géantes, occupent alors tout le plastron des justaucorps eux-mêmes réalisés dans des soies aux couleurs parfois très vives: jaune citron ou bleu indien. Les boutons aussi sont recouverts de broderies aux motifs floraux assortis créant ainsi une interaction unique entre les fonds unis aux reflets irisés et la richesse des ornements fleuris dont l’habit est recouvert: petites broderies de bouquets sur le gilet, galons de fleurs en guirlande qui entourent les poches, tout cela s’assortissant à merveille avec les broderies des vestes rivalisant d’inventivité dans des réalisations de grandes broderies où des fleurs exotiques rêvées se mélangent à une végétation de jardin d’Eden. Les fleurs s’arborent aussi et sur- PHOTOS: DR 26 Tom Ford tout dans les appartements où les robes de chambre d’inspiration orientale étaient elles aussi superbement décorées d’une véritable explosion de corolles tournoyantes, comme l’atteste le portrait de Marc de Villiers, secrétaire du roi, immortalisé en longue robe de soie ocre recouverte de lianes vertes exubérantes d’où émergent de fines fleurs jaunes, par Jacques André Joseph Aved en 1742 et visible au Getty Museum de New York. Jean-Paul Leclercq souligne que «malgré la cure d’austérité imposée aux hommes au XIXe siècle, le motif cachemire leur a malgré tout permis de continuer à arborer un dessin quasi floral sur les gilets et les robes de chambre. Il faut préciser que la production de ces tissus se faisait non seulement à Nîmes et à Lyon mais aussi à Paris où se trouvaient alors bon nombre d’ateliers. François Croco, l’un de ces artisans parisiens, a d’ailleurs exposé ses magnifiques dessins de cachemire mais aussi de fleurs dans différentes expositions universelles.» Preuve étant faite que la fleur n’est pas l’apanage du sexe féminin, il n’est donc pas étonnant de la voir éclore sur les chemises, les pantalons et autres shorts de la saison printempsété. Mais il ne s’agit pas de se contenter de la traditionnelle chemise hawaïenne telle qu’elle réapparaît périodiquement. Les créateurs ont véritablement réhabilité l’histoire de ces motifs floraux, présents dans notre inconscient et les ont intégrés parfois de façon omniprésente comme chez Dries Van Noten où les volutes fleuries envahissent vestes et pantalons en teintes sombres et chaudes de marron et de bleu ou parfois en explosion colorée. Un style que la surcharge florale assumée rend irrésistible. Dolce & Gabbana met en scène de délicates fleurs de cerisier imprimées sur des chemisessweaters aux tons pastel. Raf Simons préfère les tulipes modernistes et stylisées de couleurs très vives qu’il «incruste» sur ses T-shirts noirs tandis que Burberry Prorsum propose des chemises à la coupe pyjama sur lesquelles semble s’être abattue une pluie de myosotis blancs. D’autres créateurs ont revisité ces motifs fleuris en vogue durant le siècle des Lumières et les ont fait éclore en gerbe, sur une épaule de veste comme l’a si bien réalisé Ann Demeulemeester, en une broderie rutilante presque académique sur un parement tel Dries Van Noten. Prada a utilisé un motif de fleurs et de feuilles souvent sur fond rouge pour l’intégrer dans différentes silhouettes sur des pulls, des sweaters ou des chemises. Alexander McQueen, Jil Sander et Sacai ont osé le total look: sur des costumes à motifs floraux très XVIIIe chez le premier et plus estivaux chez les suivants, aux petites fleurs multicolores ou monochromes. La sobriété et les couleurs presque automnales sont aussi de mise dans le costume que propose Wooyoungmi ou dans la veste de Kolor. Gucci fait, quant à lui, une proposition de costumes plus enlevée et estivale et s’aventure dans des mélanges en camaïeu surprenants très réussis. Les roses, les bordeaux et les bleus se mêlent dans un dédale fleuri précieux et baroque comme un clin d’œil rococo. Cette déferlante est présente même chez les plus timides: la chemise à motif hibiscus blanc sur fond rouge associée à un T-shirt rayé marine et à une veste de smoking chaudron pailleté sur un pantalon en vernis noir de Saint Laurent ou Tom Ford dont la veste de soirée aux guirlandes de fleurs bleu irisé sur fond gris de Payne est à elle seule une promenade dans un jardin luxuriant. Enfin Etro a apposé un bouquet de tendres marguerites sur une ceinture de cuir, comme un blason fleuri. Une manière de dévoiler un peu de la douceur enfouie dans le cœur des hommes? Mode Le Temps l Samedi 26 avril 2014 HOMMES Latentationsartorialiste Tous les courants qui font la mode ne peuvent éclipser une tendance plus discrète, mais tout aussi prégnante qui fonde la garde-robe d’un homme: le look «sartorial». Par Antonio Nieto PHOTOS: DR De gauche à droite: Chez Balmain, Olivier Rousteing met le spencer à l’honneur. Z Zegna: la veste de smoking est détournée et associée avec un pantalon large et des nu-pieds. Costume National: les vestes restent classiques et s’allient à des couleurs sport. Jil Sander: des silhouettes sobres et des effets de cuir lustré surprenants. De gauche à droite: Dior Homme raccourcit la veste et minimalise son col. Le satin des smokings est repris et détourné formant de larges passepoils sur les poches et le devant., Lanvin associe l’ampleur de pantalons à des vestes trois boutons strictes aux couleurs sobres. Hermès et ses complets aux couleurs estivales bleu outremer. Christophe Lemaire joue la carte du total look. «S artorialiste.» Le mot s’emploie sans que l’on en connaisse la signification exacte. Ce terme, dérivé du latin moderne «sartorius», désigne tout ce qui est relatif au travail du tailleur. En anatomie, le muscle sartorius est un muscle fléchisseur de la jambe dans la cuisse et rotateur interne du genou qui permet de prendre la position dite «en tailleur», d’où son ancienne appellation de «muscle couturier». En effet, les fabricants de vêtements étaient autrefois soit assis sur leur table, soit – comme en Orient ou en Afrique – sur le sol, les jambes repliées et croisées. Cette position leur permettait de conserver une stabilité pour travailler. De sartorius est né l’adjectif «sartorial», l’esprit «tailleur» de la fabrication sur mesure. Le «sartorialiste» emprunte principalement ses valeurs au bespoke britannique dont le mot est lui-même dérivé du verbe anglais «bespeak» signifiant «donner un ordre pour que quelque chose soit fait». On peut comparer ce terme à celui qui est employé (et farouchement protégé) en France de «haute couture» (lire p. 14). Cette acception s’emploie donc à travers toute l’Angleterre et l’Europe quand il s’agit de caractériser un vêtement réalisé selon des règles strictes: un savoir-faire ancestral, un travail fait main sur la quasi-totalité du vêtement, un patron spécifique à la mesure, un large choix de tissus, une écoute et un conseil haut de gamme, un archivage des différentes commandes afin de répondre au mieux aux attentes du client. Réservé aux seuls costumes, le mot «bespoke» peut aujourd’hui être employé pour désigner des chaussures, des accessoires ou des bijoux réalisés à la demande. Cette excellence n’est à la portée que de quelques happy few. C’est pourquoi l’esprit couture prend un essor nouveau et envahit les boutiques de mode masculine. Les modèles présentés y sont réalisés en tenant compte des mensurations de l’homme qui les portera. Ces costumes adoptent dans leur finition un esprit intemporel: boutonnières passepoilées ou keyhole ouverte, surpiqûres en pick stitching sur les revers des vestes, qualité des boutons, travail des doublures sont des détails que va scruter l’homme élégant, même dans le prêt-à-porter. Il plébiscite ce look fait main, cette impression «couture» qui est pour lui garant d’un choix qui va asseoir son style, inscrire sa silhouette dans l’air du temps, affirmer sa position sociale, tout en l’éloignant de certaines modes éphémères. Ce prêt-àporter aux allures couture est en train d’envahir les podiums. Au long des défilés, les observateurs ont assisté au triomphe du costume masculin. Certains ont mis à l’honneur l’esprit pur du style bespoke: le costume intemporel noir d’Hedi Slimane pour Saint Laurent ou la longue redingote classique grise de Balenciaga. Le costume classique croisé en grosse toile bleu profond de Berluti ou le classique à l’état pur et à la coupe impeccable du somptueux costume croisé en prince-de-galles gris clair de Brioni. Les hommes portant la collection de Kim Jones pour Louis Vuitton ont aussi arboré des coupes irréprochables qui viennent renforcer une silhouette affirmée que les accessoires dérident. Sans oublier les classiques parfaits de Ports 1961 en costumes croisés et costumes plus près du corps dans des tissus écossais blanc et noir ou bleu marine ou ceux, intemporels, de Valentino magnifiés par quelques détails créatifs: des épaulettes discrètes, des revers col châle noirs sur une veste bleu nuit ou de larges bandes gris, bleu et noir formant une veste. D’autres créateurs ont décidé de casser les codes. C’est encore Hedi Slimane pour Saint Laurent qui surprend avec une silhouette androgyne au mélange punk d’un pull en mailles lâches et d’un jeans slim en cuir, couplés à une veste de costume stricte à rayures tennis sur fond noir. Il joue également la carte du total look en assortissant les chemises aux costumes et en s’éloignant de la mode près du corps créant ainsi une ligne plus souple et personnelle. Balenciaga propose un costume noir skinny avec une épingle à nourrice faisant fonction de boutonnière. Il remplace la veste par la redingote dont le revers de col reprend le satin des smokings ou utilise du nappa noir pour une veste de costume à revers à crans aigus. Chez Balmain, Olivier Rousteing met le spencer à l’honneur. Spencer col châle bleu marine gansé d’une large bande blanche et orné de boutons en métal pour un look féminisant, ou spencer blanc de smoking aux manches retroussées sur un T-shirt bateau bleu marine et blanc assorti d’un pantalon loose décontracté et des mocassins bicolores assortis. Comme chez Saint Laurent, il ose lui aussi le total look en cuir bleu marine et veste col châle avec épaulettes et boutons dorés de blazer portée avec un jeans slim décoré sur la poche pla- quée d’un écusson en fil d’or de blazer. Chez Bottega Veneta, Thomas Maier rend hommage au travail de l’artisan avec un spencer anthracite dont les coups de craie du tailleur restent visibles formant un liseré tout autour du col, des poches et du milieu des manches. Il mélange le classicisme et la décontraction. Alessandro Sartori chez Berluti travaille le look dandy voyageur. La maison Fendi met les vestes courtes trois boutons à l’honneur, portées comme un habit sportswear. Chez Armani, certaines vestes très cintrées et souples se portent comme un chandail et en ont l’aspect. Certains créateurs se permettent aussi des impertinences heureuses tel Viktor & Rolf dont la veste courte et à simple boutonnage flanquée de deux poches verticales passepoilées ainsi que le pantalon slim, le tout bleu pétrole, semblent être conçus comme une réminiscence des uniformes d’écolier tandis que Maison Martin Margiela joue avec un effet «double veste» en trompe-l’œil. Manches et revers de pantalons retroussés ou arborés dans les règles de l’art, les costumes, complets, redingotes et autres spencers seront les pièces de vestiaire les plus vues de l’été. 27 Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode KARL LAGERFELD 28 La directrice artistique de la Maison Michel, Laetitia Crahay, a su transformer le chapeau en objet de désir. Rencontre exclusive avec une artiste qui revendique ses racines surréalistes. Par Marie-France Rigataux, Paris Laetitia Crahay, directrice artistique de la Maison Michel et responsable bijoux Chanel: «Il y a des têtes à trilby, à capeline, à canotier ou à Panama.» INDISPENSABLE LaetitiaCrahay, lafemmeauchapeau L e jour où nous la retrouvons, dans son bureau parisien de la rue Cambon – Laetitia Crahay est aussi responsable des bijoux Chanel depuis près de quinze ans –, elle n’arbore pas ses délicates oreilles de lapin en résille qui ont désacralisé le côté attendu du bibi à voilette. Tout de nuit vêtue, trilby en feutre cerné d’une bande de métal sur la tête, elle endosse le rôle de la boss. Une directrice artistique pas comme les autres, dont le modèle est Karl Lagerfeld himself. Silhouette ultramince, voix joliment éraillée, elle a cette gouaille propre aux gens du Plat Pays. Une belgitude qu’elle endosse et qui n’est sûrement pas étrangère à sa nature singulière, extravagante et pragmatique à la fois. Laetitia Crahay est une instinctive et une visionnaire, à l’instar de son célèbre grand-oncle, Pierre Caille, sculpteur, graveur, peintre et céramiste… Votre formation à l’Ecole nationale supérieure des arts visuels de La Cambre, en section stylisme et création de mode, semblait vous destiner davantage au vêtement qu’à l’accessoire. Pourquoi vous êtes-vous, à l’issue de vos études, tournée vers ce «détail»? Parce que je voulais absolument rentrer chez Chanel. Une seule chose m’intéressait: intégrer cette belle maison pour travailler avec Karl Lagerfeld. J’ai dû téléphoner 10 000 fois à Paris, au point que Virginie Viard, la directrice des studios, a fini par me faire remarquer que Karl dessinant tous les vêtements, je ne pourrais m’exprimer que dans l’accessoire. Et ma ténacité a payé: j’ai été engagée, semant la perplexité dans mon entourage, qui ne comprenait pas ma démarche. J’étais sortie de l’école avec la plus grande distinction et il paraissait naturel à tous mes amis que je lance ma propre marque. Il faut être très prétentieux pour donner son nom à une griffe. Je me disais: «Que vais-je apporter de plus dans le schmilblick de la mode?» Je me fichais d’inscrire mon nom en haut de l’affiche. J’ai toujours préféré être comme une actrice qui interprète des rôles différents. Une fois avec Scorsese, une fois avec Spielberg ou avec un autre grand, plutôt que de faire mon petit film d’auteur à deux francs cinquante. Travailler dans une aussi belle maison que Chanel puis, plus tard, chez Maison Michel, c’est l’assurance de côtoyer des artisans d’exception, extrêmement doués, qui me font profiter des meilleures techniques dans tous les domaines, tout en me laissant une vraie liberté. Bien sûr dans certaines limites: il faut que ce soit beau, ensuite que ça se vende, sinon cela ne présente aucun intérêt. D’où vient votre inspiration? En matière de chapeaux, on pense aux années 40, 50 où cet accessoire était roi. Les archives de la maison sont-elles une source à laquelle vous puisez? C’est un tout. Je suis aussi architecte de formation. La Cambre est une école hyper-exigeante. On y fait un master sur cinq ans. Quand on rentre, on est 400; quand on finit, on est trois. On suit une formation très poussée en architecture, en histoire de l’art, en perspective, en céramique, en peinture, en textile… C’est un grand réservoir d’information. On passe par toutes les étapes, on évolue, on épure. C’est tout un parcours, suivi par une expérience de quinze ans chez Chanel, qui donne une nouvelle finesse à l’œil. C’est tout cela qui fait que l’on est inspiré. La mode est aussi un terrain d’expérimentation sociologique. Quand j’ai été invitée au mariage de Tatiana Santo Domingo et Pierre Casiraghi à Gstaad, par exemple (en février dernier, ndlr), j’ai croisé des gens venus du monde entier. J’observe, je regarde. Ce brassage de cultures différentes participe au fait que l’on acquiert un œil aiguisé pour créer. Surtout on ne peut pas créer sans se préoccuper des femmes à qui l’on destine les modèles; cela ne marcherait pas. Prenez Karl Lagerfeld, qui est un génie de la sociologie: il observe, rien ne lui échappe. En plus d’avoir une immense connaissance de l’Histoire, il vit dans son époque. On ne peut le planter sur rien, il a de multiples centres d’intérêt, les plus divers. Chez Maison Michel (la maison, fondée par Auguste Michel, existe depuis 1936, ndlr), on a conservé tous les bois. Certains m’inspirent. On dirait une collection de sculptures de Brancusi. Comment faire sans cesse évoluer le chapeau, lui garder son caractère contemporain? Mode Le Temps l Samedi 26 avril 2014 29 Virginie Virginie Paille Puzzle André Paint André Puzzle Virginie PHOTOS: DR Mélanie Paille Blanche Paille «Si j’avais voulu faire des créations seule dans ma cave, je serais devenue céramiste.» Feutre Métal Laetitia Crahay > Un feutre exclusif Chez Maison Michel, on privilégie LE feutre par excellence: un poil de lapin synonyme de tenue et d’imperméabilité. Mais comme il faut toutefois éviter de le porter sous la pluie – il y perdrait son éclat –, certains modèles de l’automne-hiver prochain seront façonnés dans un feutre de castor, beaucoup plus souple et ultra-doux. Toutes les garnitures – gros grains, fleurs, plumes – sont réalisées dans des matériaux ultra-luxueux et proviennent, régulièrement, des maisons Lesage et Lemarié, la fine fleur des artisans du luxe qui font partie eux aussi de Paraffection, la filiale de Chanel où sont Commencer par retirer le faux humour que certains créateurs y ont placé et qui leur a fait plus de tort que de bien. Je ne veux pas créer des chapeaux tarés, c’est même tout ce que je déteste. Sans paraître coincée, je désire imaginer des modèles qui mettent les femmes en valeur. Quel est l’intérêt de créer de l’importable? Pour qu’il reste dans une armoire alors que cela a coûté l’énergie d’un ouvrier? Je garde les pieds sur terre, mais je recherche, à chaque fois, un twist particulier. Il peut m’arriver de dessiner des formes excentriques pour un défilé spécifique, dans un contexte précis, mais, pour moi, le chapeau est lié à l’élégance, comme c’était le cas dans les années 50. J’adore Audrey Hepburn, par exemple, qui était magnifique! En ce moment, je suis carrément obsédée par la série Downton Abbey dans laquelle les femmes portent des chapeaux, des capelines incroyables… Le vrai kif, c’est de se rendre compte que, comme des petits pains, les chapeaux Maison Michel grouillent dans les rues, que les femmes prennent plaisir à les porter. Si j’avais voulu faire des créations seule dans ma cave, je serais devenue céramiste. Y a-t-il des têtes à chapeau? Je dirais plutôt qu’il y a des têtes à trilby, à capeline, à canotier ou à Panama… Le chapeau doit être bien proportionné. Dans des formes qui dépendent du contexte – hors contexte cela peut vite devenir vulgaire! –, de l’âge, de la couleur de l’iris. Plus que de l’écart entre les yeux souvent évoqué. Une blonde aux yeux bleus ne va pas opter pour les mêmes tons qu’une Asiatique ou une fille à la chevelure foncée. Karl parle souvent des «petits bouchons», ces mannequins spécialisés, plutôt petits, qui, à l’époque, portaient > Découvrir Maison Michel réunis les différents métiers d’art. Interrogée sur les vedettes des collections, la créatrice cite le Virginie, repérable à la virgule qui se dessine sur le dessus de la calotte. André, au bord un peu moins large, modèle mixte, ou le Mélanie, petit canotier en feutre, revisité à chaque saison. Produit iconique de la maison, très souvent photographié, les Heidi, ou oreilles de lapin, de chat ou d’ours, sont travaillés dans une dentelle d’exception. Pour cet été, les tendances sont aux bicolores, aux effets trompe-l’œil, aux pailles, parfois peintes, façon Jackson Pollock. MF. R. particulièrement bien le chapeau. Le conseil est utile. Dans notre boutique éphémère, nous y sommes très attentives. Il ne faut pas se tromper. Rihanna, à la peau basanée, tout en courbes, ne va pas porter le même chapeau que Lou Douillon, androgyne, à la peau blanche. Je ne vois pas une dame plus âgée, quel que soit son style, arborer un chapeau avec des oreilles de lapin. Mon but n’est jamais de choquer. De quelle création êtes-vous le plus fière? C’est nous qui avons réinventé le fameux headband, ce bandeau comme on en portait dans les années 20. La preuve que les bijoux de cheveux ont du succès, c’est qu’on en voit partout sur les écrans. Dans ce feuilleton dont je vous ai parlé tout à l’heure, dans le film Gatsby, etc. Franchement, je pense aussi que Maison Michel a remis le chapeau à la mode. La marque est distribuée dans le monde entier, via des points de vente très sélectionnés, mais c’est à Paris que s’est ouverte la première boutique éphémère où, dans un écrin pareil à un appartement haussmannien, décoré par Laetitia Crahay, on peut s’offrir ces indispensables créations – trilby en feutre, accessoires de tête, capelines – qui ont fait le succès de la maison. Un service de demi-mesure permet, en outre, de personnaliser ses achats grâce à une sélection de fleurs et de plumes, ou d’initiales embossées dans le cuir. MF. R. Jusqu’à la fin de l’année au 19, rue Cambon Prouvant combien il participe à l’élégance, donne du style à la silhouette, l’achève. On connaît désormais la place de l’accessoire, qui participe à l’élégance. Si vous deviez définir cette dernière, vous diriez? Pour moi, l’élégance consiste à assumer ce que l’on est, ne pas porter des total looks, ne pas en faire trop quand ce n’est pas nécessaire. Et bien choisir les bons accessoires. Une femme chic peut parfaitement sortir en robe Zara mais ne peut se permettre de porter des perles en plastique. Il est plus difficile de repérer si une veste vient de chez Zara ou de chez Armani; en revanche les détails doivent être impeccables. Dans de belles matières. Vous êtes très attachée à la Belgique, à Bruxelles où vous retournez souvent. Où placer votre belgitude? (Dans son bureau, on repère une ancienne boîte à biscuits à l’effigie du roi Baudoin)… La Belgique, c’est un peu moche. Ni propre ni nécessairement bien entretenue comme l’est la Suisse. On peut même dire que c’est parfois crade, mais cela a du charme. Cela donne plus envie de créer que si on vit dans un pays plus parfait comme la Suisse. La Belgique, c’est Magritte, Pierre Caille, d’autres. Les surréalistes. J’ai une fille de deux ans, Theodora, qui passe son temps à faire des installations toute la journée, c’est son truc préféré (elle rit). Des installations bizarres… Mon père, ma mère, mon frère sont architectes. Ma grand-mère galeriste. J’espère juste que Theodora deviendra décoratrice comme Jacques Garcia et pas artiste contemporaine. Vu l’état du marché, je me suiciderais (éclat de rire). Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode BUSINESS Lesacàmain, leluxeprêt-à-porter Il est l’accessoire de référence de l’industrie, l’indispensable produit de diversification des marques du segment supérieur du marché arrivées à maturité. Analyse. Par Catherine Cochard C omme les tendances, on pensait que celle du IT bag – ce sac du moment prisé, envié puis dépassé la saison suivante – ne durerait qu’un temps. «Tout a commencé vers la fin des années 1980 lorsque Chanel a redonné un coup de jeune à son 2.55 – le modèle matelassé à chaîne dorée – en lançant de nouveaux coloris et matières, nous explique la journaliste américaine Dana Thomas, auteure en 2007 du best-seller Deluxe: How Luxury Lost Its Luster. Le succès fut tel que tous les acteurs du luxe suivirent le mouvement en commercialisant leur propre sac.» Autour de 2009, la crise mondiale qui s’installait fit dire à certains observateurs que le succès commercial des sacs à main prendrait fin. «On pensait que ce type de produits, superficiels et aux marges trop élevées, n’allaient pas survivre, se souvient Leyla Belkaïd Neri, anthropologue du luxe et de la mode. Or, ça n’a pas du tout été le cas.» Contre toute attente, les sacs s’accordant aux collections de saison des marques de mode continuèrent d’inonder le marché, faisant leur entrée – et leur promotion – d’abord au bras des mannequins des défilés. «Pour moi, le luxe doit être quelque chose d’exceptionnel et qui fasse preuve d’une expertise unique. Lorsque ces qualités sont réunies, payer très cher fait sens, reprend Dana Thomas. Mais je ne parviens pas à comprendre pourquoi les consommatrices sont prêtes à payer si cher pour un sac conçu pour vite se démoder, produit massivement et qu’on aura vu au bras de tout le monde pendant une saison. Les consommatrices ne semblent pas non plus remettre en question l’augmentation des prix de ces produits. J’ai comparé les prix actuels et ceux d’il y a six ans de plusieurs de ces sacs. En 2008, l’étiquette en magasin affichait en moyenne 700 dollars contre 1700 dollars aujourd’hui. Et en six ans la production a elle aussi augmenté, ce qui veut dire que ces sacs sont non seulement moins rares qu’auparavant mais qu’en plus ils coûtent à présent plus du double! Les marques n’ont pourtant aucune peine à les vendre. Les clients font même parfois la queue devant les boutiques!» L’apogée du sac à main ne date pas d’hier. «Dans les années 40, Jackie Kennedy faisait partie des exemples à suivre en la matière», poursuit Leyla Belkaïd Neri. Le mouvement de démocratisation à large échelle commence vers la fin SYLVIE ROCHE 30 Le sac Colorama de Chanel, une interprétation d’un modèle classique revisité dans les couleurs et le style du défilé printemps-été 2014. des années 80, début 90. C’est alors le besoin de se distinguer et d’affirmer sa différence sociale qui permet au sac à main de s’affirmer. «La mode s’était tellement démocratisée qu’il fallut bien trouver le moyen de montrer qu’on avait de l’argent… Et c’est par l’accessoire que cela s’est fait, principalement le sac, plus facile à montrer que les chaussures et s’usant aussi moins vite. Surtout le sac habille n’importe quelle femme, peu importe sa silhouette, ses formes, sa couleur de peau, sa longueur de jambes.» Accessoire quasiment indispensable aux femmes, le sac à main est aujourd’hui un poids lourd de l’industrie du luxe. Selon une recherche menée par le cabinet de conseil en stratégie et management Bain & Company en collaboration avec la fondation Altagamma qui défend les intérêts des maisons de prestige italiennes, le segment sacs et chaussures représente 28% du marché total du luxe lié à la personne (en croissance constante depuis plus d’une dizaine d’années, ce segment a gagné +4% en 2013). «Pour répondre aux demandes de plusieurs de nos clients, nous avons publié en 2012 un rapport spécifique, le World- HandbagReport», explique Laetitia Hirschy, responsable de cette étude – actualisée tous les deux ans – pour le Digital Luxury Group, une société genevoise spécialisée dans l’intelligence économique pour les marques de luxe. Pour analyser le secteur du sac à main, le rapport a récolté plus de 120 millions de requêtes concernant 120 marques, effectuées sur les moteurs de recherche principaux (Google, Bing, Yandex et Baidu) de 10 marchés (Brésil, Chine, France, Allemagne, Inde, Italie, Japon, Russie, Angleterre et Etats-Unis). But de la démarche: pouvoir identifier clairement les différentes tendances autour de ce produit – couleurs, matières, formes, usages, consommation – pour mieux aider les maisons à se positionner. Parmi les nombreux enseignements du WorldHandbagReport, une confirmation: le statut d’objet culte du sac à main en Chine. «C’est l’accessoire qui domine le marché chinois en comptabilisant près de 90% des requêtes totales (les autres produits étant les lunettes de soleil, les chaussures, les ceintures, les gants, etc.), continue Laetitia Hirschy. L’autre surprise, c’est le Mode Le Temps l Samedi 26 avril 2014 «Les marques prennent de court les contrefacteurs, qui n’arrivent pas à reproduire assez vite les découpes compliquées des IT bag et à refaire à l’identique certaines pièces métalliques complexes» modèle numéro Un dans l’Empire du Milieu, soit le Luggage de Céline, qui n’est pourtant commercialisé que depuis 2010. Avant d’analyser spécifiquement le marché, nous pensions que le sac à main le plus recherché en Chine serait un Hermès. Or, le Birkin n’arrive que second.» Pourquoi ce modèle Céline plaît-il tellement aux consommatrices de ce pays asiatique? «De nombreux facteurs ont contribué au succès de ce sac, parmi lesquels les efforts en matière de publicité et de communication. Les célébrités asiatiques qui l’ont adopté et se sont fait photo- graphier avec ont également participé à ce résultat. Mais il y a aussi un élément tout à fait autre, qui réside dans la forme elle-même de l’accessoire. Le Luggage a beaucoup plu aux Chinois, car il ressemble visuellement au pictogramme utilisé sur Internet pour évoquer un visage souriant.» Les découpes, les anses, et la poche frontale incarnent – de façon maroquinière – l’équivalent de notre «smiley.» Il est alors aisé de comprendre que l’idée de suspendre à son bras un accessoire joyeux puisse plaire et convaincre un grand nombre de consommatrices. Si le Luggage arrive premier en Chine, c’est le Birkin d’Hermès qui atteint le sommet du classement mondial en comptabilisant 10,28% du total des recherches (selon le WorldHandbagReport de 2012) derrière le Kelly de la même marque. Une suprématie qu’on retrouve également sur le marché des enchères où c’est aussi les produits de la maison française qui se revendent le mieux. «Les sacs Hermès – les Birkin et les Kelly – demeurent les modèles les plus recherchés, confirme Christina Robinson, responsable du département maroquinerie et haute couture de l’Hôtel des Ventes à Genève. Même des pièces des années70-80 se vendent très bien, entre 1500 et 2500 francs, alors qu’elles ont presque 40 ans… En moyenne, les sacs partent pour 30% de moins qu’en magasin. Le plus cher qu’il m’ait été donné d’adjuger était un Kelly d’Hermès en croco noir datant des années 1980 et en parfait état. L’adjudication a atteint les 16 000 francs.» C’est en 2010 que l’Hôtel des Ventes a lancé des sessions spéciales «maroquinerie». «Dès 2008, on a commencé à recevoir toujours plus de sacs à vendre, surtout des Louis Vuitton et des Hermès, et on s’est rendu compte qu’ils se vendaient très bien. Souvent, les vendeuses qui mettent leurs sacs à l’encan sont des femmes qui en achètent régulièrement des nouveaux. Elles les portent quelques saisons puis se lassent, les mettent aux enchères et, ainsi, avec l’argent de la vente, s’en rachètent!» Une façon de faire qui illustre bien la double inclinaison du marché du sac à main, avec d’un côté les modèles iconiques – Birkin, Kelly – et les IT bag dont l’intérêt ne dure qu’un temps. Un rythme effréné qui permet néanmoins de contrer la contrefaçon. «Ce sont surtout les modèles iconiques qui sont copiés. En lançant des modèles dont la vie sera plus courte, les marques prennent de court les contrefacteurs, qui n’arrivent pas à reproduire assez vite les découpes compliquées des IT bag et à refaire à l’identique certaines pièces métalliques compliquées.» Les maisons qui ont une histoire intrinsèquement liée à la maroquinerie sont celles qui sont le plus à même d’imposer leurs pièces en tant que modèles iconiques. «Elles ont un réservoir de style dans lequel puiser, explique Leyla Belkaïd Neri. Comme, par exemple, Gucci qui a ressorti son Lady Lock datant des seventies.» Une remise au goût du jour portée par les images de stars de ces années-là arborant le même modèle et le rendant ultra-désirable pour les consommatrices qui pensent ainsi s’acheter un bout d’histoire. «En revanche, pour des maisons jeunes, c’est plus compliqué puisqu’elles n’ont que peu d’archives sur lesquelles s’appuyer. Il faut créer un patrimoine, un défi difficile mais aussi très stimulant. Hedi Slimane s’en sort, quant à lui, assez bien avec le Sac de jour qu’il a conçu pour Saint Laurent et qui fonctionne très bien. Je pense que ce modèle a tout ce qu’il faut pour dépasser le statut d’IT bag et devenir un modèle iconique!» Aujourd’hui, les marques de mode ne peuvent pas se passer d’avoir leurs propres modèles de sacs. «Dès qu’une marque est viable et qu’elle a le soutien d’investisseurs, la première chose que ces maisons font c’est de commercialiser leur IT bag. On l’a vu chez Phillip Lim, Alexander Wang ou Alexander McQueen. C’est devenu un élément incontournable qui participe à l’image de la marque, beaucoup plus facilement que des vêtements. Un sac se voit et s’identifie de loin.» 31 <wm>10CAsNsjY0MDQx0TU2MbMwMAEAwPJ6Zw8AAAA=</wm> <wm>10CFXMoQ7DMBCD4Se6yL44SbuDU1hUMI2HVMV7f7R0bMDglz55jCgJvz378e6vIChZVt2g2NwT1IKullwBEb7AgwXZybr_eQNqFjhvY6uJyWJw8zrXR_qc1xeDNGDkcgAAAA==</wm> L'âme du voyage. T é l é c h a rg e z l ’ a p p l i c a t i o n L o u i s Vu i t t o n p a s s p o u r a c c é d e r à d e s c o n t e n u s exc l u s i f s . MODE Lecri delachair Photographies, réalisation et stylisme Buonomo & Cometti <wm>10CAsNsja1MLUw1DUwMDS0MAUANhhMJw8AAAA=</wm> <wm>10CFWLMQ6DMBAEX2Rrd32HD66M6BAFoncTpc7_qwBdpB1NM7tt6RUPr3U_1yM9PFgAMjxDqrBIynqVWcLQBdpCV6PPrf8dLk3NwHE3Bdf6oBepoI1JVr_vzw8Wy6xIcwAAAA==</wm> Soin anti-âge intensif avec une concentration hautement dosée en substances actives. 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Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode PORTFOLIO Michelina: top en viscose et jupe plissée en georgette de soie imprimée Brush Stroke Newspaper et pochette laser cut en veau nappa, le tout de la collection prêt-à-porter printemps-été 2014 Céline. 37 38 Mode Le Temps l Samedi 26 avril 2014 PORTFOLIO Michelina: écharpe en mousseline de soie vintage, jupe en coton de la collection prêt-à-porter printemps-été 2014, bracelets et manchette en argent, le tout Hermès. Bagues haute joaillerie Harry Winston. Mode Le Temps l Samedi 26 avril 2014 PORTFOLIO Merilin: longue robe en mousseline de soie et résille avec applications de soie et de perles, de la collection prêt-à-porter printemps-été 2014 Gucci. 39 40 Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode PORTFOLIO Michelina: robe en mousseline de soie avec dos rebrodé de perles, de la collection prêt-à-porter printemps-été 2014 Alexander McQueen. Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode PORTFOLIO Michelina: longue robe chemisier plissée en mousseline de soie tissée de médaillons anthracite et broche Altaïr, de la collection prêt-à-porter printemps-été 2014 Lanvin. 41 42 Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode PORTFOLIO Evelina: longue robe en mousseline de soie rebrodée de la collection prêt-à-porter printemps-été 2014 Givenchy. <wm>10CAsNsja1MLUw1DUwMDQyMgMAXx_sRg8AAAA=</wm> <wm>10CFWLMQ7DMAwDX2SDlCVLrcbCW5AhyO4l6Nz_T427FeSBy3Hb0ip-vMZ-jiMtLFgAivQMkQqNpKhX0UdC4QLqk77Sxf8O9_Sm4FxOwV2f9EIrxhm91c_1_gIOd5C6cwAAAA==</wm> Montblanc Star Classique et Hugh Jackman Conçu pour défier de nouveaux sommets De manufacture suisse, le garde-temps Star Classique Automatique, doté d’un boîtier fin de 8,9 mm en or rouge 18 K et d’un fond adapté à la forme du poignet, est le compagnon idéal pour parfaire votre élégance. 46 Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode STYLE Marinella,uncoin deLondresàNaples Soies anglaises, élégance italienne, cravates d’exception. La petite boutique E. Marinella fête cette année son 100e anniversaire. Partie intégrante de l’histoire napolitaine, la marque familiale farouchement attachée à son indépendance est adulée par les élégants du monde entier. Visite d’un bout d’Angleterre dans l’Italie du Sud. Texte et photos: Pierre Chambonnet standard. Sa fabrication artisanale, entièrement à la main, mobilise quatre personnes différentes et prend trois heures. Trois cents cravates maximum sont fabriquées en tout chaque jour. Au moment de rencontrer Maurizio Marinella, un mini-cérémonial se prépare. Celui d’une purification avant le rituel, quasi religieux, du caffè façon Napoli: on boit le verre d’eau avant le divin breuvage, servi ristretto dans une tasse brûlante. L’ablution avant l’extase. «Difficile, pour nous les Napolitains, de boire un bon café en dehors de Naples, y compris ailleurs en Italie.» Ici, cela va sans dire, on est fier de la ville et de ses patrimoines. D’autant plus qu’avec son savoir-faire, la marque est ellemême un morceau de l’histoire de Naples. C’est l’une des meilleures ambassadrices de la ville, ce Babel décati, chargé de splendeurs passées. Une cité éclatante, brouillonne, agitée, vivante, à la fois solennelle et immédiatement accessible. Décontraction, nonchalance, fluidité, emphase, exagération… Naples offre par ailleurs un panorama unique sur un style à part. Le vestiaire masculin dans toute sa splendeur: O n se lève tôt chez les Marinella. De père en fils. Quand Maurizio rejoint la minuscule boutique du 287 Riviera di Chiaia, le jour vient tout juste de se lever sur Naples. Comme son père Luigi et son grand-père Eugenio avant lui, Maurizio Marinella, la soixantaine, s’apprête à entamer, dès l’aube, sa journée d’ambassadeur au service de l’élégance masculine. Un rituel comme un hommage à l’artisanat «made in Italy» d’exception, quotidiennement répété depuis cent ans. Devant l’échoppe mythique, la piazza Vittoria s’étire face à la mer. Il est 6h30, Naples s’éveille. Moteurs à bout de souffle, selles flapies, carrosseries éreintées. Un essaim de guêpes folles – des Vespa antédiluviennes – descendent du Vomero vers le centre historique, pétaradant sur la place encore alanguie, là où il y a un siècle les chevaux de l’aristocratie napolitaine battaient le champ de course bordant la mer entre deux bouquets de palmiers. Sur le trottoir, deux hommes. Age mûr, silhouettes incroyablement ajustées. Foulards, lunettes de soleil, veste jaune pour l’un, pantalon rouge brique pour l’autre. Les deux Napolitains de carte postale devisent en se tenant par le bras. Maurizio va bientôt lever le volet de la boutique E. Marinella – 20 m2 – créée par son grand-père. L’adresse est connue dans le monde entier: c’est ici que l’on trouve les cravates dont raffolent, entre autres, tous les hommes d’Etat ou presque. A Noël et à Pâques, les clients moins illustres forment une file devant la boutique. Maurizio lui-même leur sert café et pâtisseries sur le trottoir pour les faire patienter. Fasciné par la mode anglaise, Eugenio Marinella, son grandpère, avait ouvert en 1914 une échoppe lilliputienne restée quasi en l’état aujourd’hui, loin des marques franchisées qui s’étalent «VENDRE LA MARQUE? NON, MERCI» Maurizio Marinella, la troisième génération du cravatier installé au 287 Riviera di Chiaia, dans la capitale de la Campanie. sur des milliers de mètres carrés aux quatre coins du globe. Comptoirs et vitrines en acajou, moulures et armoiries sur les murs. Ici on chérit, fabrique et vend un petit morceau d’Angleterre au beau milieu de l’Italie du Sud. D’abord chemisier et cravatier de renom des aristocrates napolitains en pamoison devant la distinction et l’élégance anglaises, Marinella deviendra finalement le grand spécialiste de la cravate, renonçant aux chemises à la génération précédente. On trouve dans cette échoppe d’abord une ambiance conviviale. On y vient pour les soies anglaises – imprimées ou tissées –, dessinées par et fabriquées exclusivement pour le cravatier napolitain. En version standard ou en version cinq, sept ou neuf plis, toutes ont une finition exceptionnelle. Les prix s’échelonnent entre 100 et 200 euros pièce. Pour les cravates à sept plis (le best-seller), le carré de soie est plié sept fois vers l’intérieur, pour créer une ossature moelleuse qui donne à l’accessoire une tenue et une consistance inimitables. Deux pâtés d’immeubles plus loin, un premier étage appliqué: l’atelier de fabrication. Uniquement des femmes, une douzaine, qui façonnent tout à la main, dans des gestes fluides. Pas plus de quatre cravates réalisées à partir de la même étoffe. Difficile de trouver deux fois la même cravate Marinella à la table d’un conseil d’administration ou au sommet d’un G8: les couleurs et motifs des carrés de soie imprimés spécialement pour la marque dans le Kent changent tous les quinze jours. Une nouvelle collection toutes les deux semaines. Pour les hommes très grands (cravates de plus de 148 centimètres de long, la taille standard), un service sur mesure, avec un choix presque infini de couleurs et de motifs. Le client a la possibilité de faire ajouter ou non une triplure dans sa cravate, une bande fine de laine qui fait office de colonne vertébrale et préserve ainsi la forme. Pour un drapé sans commune mesure, la cravate à neuf plis, inventée par Marinella, nécessite deux fois plus de tissu qu’une cravate épaule naturelle et tombante des vestes (par opposition à l’épaule romaine, beaucoup plus structurée grâce à son rembourrage, le padding anglais), boutonnière cousue main, poche poitrine barchetta (légèrement incurvée vers le bas comme la coque d’une barque). Mais au-delà des spécificités vestimentaires locales et surtout des clichés faciles – pizzas-mandolines –, Maurizio Marinella se bat contre l’image d’Epinal négative, qui colle à Naples. Certes, la Camorra, comme le Vésuve, menace tout près. Mais le cravatier met d’abord en avant une «terre de tradition qui fabrique des produits honnêtes et exceptionnels». Il n’y a pas si longtemps encore, il fallait être du sérail pour connaître la boutique. L’adresse se griffonnait à la hâte sur une serviette en papier dans le bar d’un grand hôtel de Londres ou de Paris, comme un sésame pour la luxueuse coterie. Mais dans les années 80, Marinella se trouve un Mode Le Temps l Samedi 26 avril 2014 47 Quelques-unes des nombreuses soies anglaises parmi lesquelles un client peut choisir une cravate sur mesure. grand-père Eugenio. Une école centrée sur la courtoisie et les rapports humains, avant tout aspect commercial. Pour lui, la cravate est un accessoire qui en dit long sur la personnalité de celui qui la porte (lire ci-contre), son rapport aux autres. C’est aussi un élément clé du vestiaire masculin: lorsqu’on vous observe, on passe du visage aux chaussures par le torse et donc la cravate. Une forme d’élégance parfaitement verticale. La verticalité, un autre point commun avec la ville. Colonnes antiques et pins parasols, statues et façades d’églises. Naples est une ville verticale, truffée d’aplombs plantés dans l’horizon plat du golfe. Une ville droite aussi du fait de la sédimentation de l’histoire. En s’agrandissant, la cité a été bâtie verticalement. En témoigne ce basso, ce lieu d’habitation populaire d’un rez-dechaussée du centre historique, aménagé dans les arches supérieures d’un théâtre romain anti- que. Comme les sfogliatelle, ces pâtisseries locales dont les couches de pâte feuilletée s’empilent les unes sur les autres, Naples repose sur un empilement de strates. Le cravatier de la piazza Vittoria est l’une d’elles. Mais la stratification s’arrête là chez les Marinella. Impensable de verticaliser la marque au-delà du patriarche familial. Malgré les innombrables ponts d’or de grands groupes de luxe, tous plus alléchants les uns que les autres, Maurizio a toujours fait la sourde oreille. «Marinella est une affaire familiale que je dirige pour le moment. Vendre la marque? Non, merci. Cela reviendrait à vendre une partie de l’histoire de Naples, et elle n’a pas de prix.» Son fils Alessandro fait actuellement des études de business: le jeune homme de 20 ans reprendra bientôt les affaires familiales, quand il aura fait ses armes. Il prendra alors le chemin de la boutique. De bon matin. On se lève tôt chez les Marinella. La boutique, créée en 1914. Vingt mètres carrés et souvent une file d’attente. Leçon de style > Quelle(s) cravate(s)? Quel(s) nœud(s)? Maurizio Marinella pose les bases En haut: une façade du quartier espagnol, dans le centre historique. En bas à gauche: des pièces de soie (100 x 65 cm), dans lesquelles on réalise une seule cravate neuf plis ou deux cravates standards. A droite: un détail de l’atelier de fabrication, où tout est fait à la main. PHOTOS: PIERRE CHAMBONNET ambassadeur d’envergure. Après les inconditionnels de la marque – d’Annunzio, Agnelli, Mastroianni, Onassis, JFK, et tant d’autres – le président de la République italienne en personne – «un ami» – scelle son destin. Lors de ses voyages officiels, Francesco Cossiga apporte en cadeau à ses homologues un coffret de cinq cravates. Plus tard, à l’occasion du sommet du G7 organisé à Naples en 1994, les officiels de la République perpétuent cette tradition, qui fait aussitôt des inconditionnels de la marque. L’un des murs de la boutique, couvert de lettres officielles autographes des dirigeants du monde, en témoigne. Rentré tout juste du Japon quand nous le rencontrons, Maurizio Marinella est en pleine effervescence. Il prépare les festivités du centenaire de la maison au carnet d’adresses planétaire, mais se montre malgré tout disponible et accueillant, comme pour chacun de ses clients. Il a été formé à l’école la plus exigeante: celle de son «Le nœud correspond à une création personnelle. C’est un geste répété au quotidien qui fait que la cravate portée n’est jamais exactement la même d’un jour à l’autre. Par sa cravate, l’homme envoie un message à son entourage et à ses interlocuteurs. Il manifeste sa personnalité dans sa façon de la nouer. Personnellement, j’utilise le plus souvent un nœud simple. C’est un classique par excellence qui a l’avantage de s’adapter à tous les types de cravates et de cols de chemise. Il est très équilibré, ni trop étroit ni trop large et sa forme oblongue allonge le cou. Mais j’aime aussi le demi-Windsor, qu’on appelle mezzo Scappino en Italie. Il est moins conique que le Windsor. Un homme élégant devrait posséder au moins cinq cravates dans une garde-robe de base: une unie bleu marine, une de cérémonie avec un fond bleu et des petits motifs blancs, une rayée Regimental («régimentaire», ndlr) avec une dominante bleu foncé, une plus claire dans les tons pastel qui peut être portée le matin. Et puis, étant Napolitain, je conseillerais une cravate plus voyante, bleu ciel soutenu, jaune vif ou encore blanche, typiquement napolitaine. L’étiquette recommande de porter les cravates claires le matin et les sombres en soirée. Les rayures sont à porter essentiellement avec la veste bleu marine et le pantalon gris. La cravate est l’élément le plus fragile de la garde-robe masculine, elle doit être dénouée tous les soirs, puis roulée ou détendue.» P. C. Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode PARFUMS Gardénia, fleurdeparadoxes Ce printemps, nombreux sont les gardénias qui fleurissent sur les présentoirs des parfumeries. Qu’ont-ils de différent avec les précédents? Une vision plus nuancée de la féminité, à l’image de cette fleur qui est peut-être le plus beau paradoxe offert par la nature aux parfumeurs. Par Valérie D’Herin L’ air se réchauffe. Lentement, les ambres, les encens et les cuirs regagnent leurs flacons. On veut de la fleur. Le parfumeur Jean-Claude Ellena l’a bien compris. Ce printemps, il livre un Jour d’Hermès comme une brassée de mille et une fleurs. Lesquelles? Peu importe. Toutes si vous voulez. Les notes florales n’ont pas été dévoilées, laissant ainsi à chaque femme le luxe de rêver le bouquet qui lui plaira. La seule fleur que le parfumeur accepte de mentionner est le gardénia. Quand on lui demande pourquoi, il répond: «Parce que Jour d’Hermès s’articule autour des fleurs du matin et du soir et que le gardénia est une fleur dont le parfum s’exprime au mieux la nuit.» Aussi fraîche que capiteuse Selon que le nez est matinal ou flirte avec les étoiles, la fleur du gardénia ne lui tient pourtant pas le même discours. L’écrivain Colette disait suffoquer de son parfum au petit matin1 dans un muet discours vert et frais que Camille Goutal a elle aussi entendu lors d’un de ses voyages au Japon. Elle se souvient. «Le gardénia, dans mon enfance, c’était Gardénia Passion. Je me souviens de ma mère portant ce parfum féminin, rond, voluptueux avec un côté très femme fatale. J’étais impressionnée. Il semblait mettre une barrière entre la femme qui le portait et ceux qui l’approchaient. Quand j’ai pu mettre le nez sur un vrai gardénia, je me suis rendu compte que la réalité de la fleur était beaucoup plus douce, presque fragile, très éloignée de l’image capiteuse que les parfumeurs d’antan lui avaient conférée. A cette époque, j’allais souvent au Japon durant la saison des pluies. Les gardénias avaient un côté très aérien, fragile, humide. Isabelle Doyen (la parfumeuse de la maison, ndlr), qui avait déjà composé Gardénia Passion aux côtés de ma mère, voulait retravailler un gardénia de façon plus réaliste. Dans Un Matin d’Orage, nous avons donc combiné ses envies avec les images que j’avais en tête après ces voyages. Nous nous sommes plus approchées de la réalité de la fleur sur le buisson, qui possède des notes légères et transparentes, légèrement champignon avec un côté feuille verte coupée, alors que ma mère a travaillé un gardénia d’après une fleur qu’elle avait cueillie. La fleur du gardénia devient beaucoup plus capiteuse et animale quand elle est cueillie. C’est là tout son paradoxe.» Le paradoxe des genres Un paradoxe qui pousse jusqu’à retrouver la fleur en parangon de l’élégance sereine et unisexe dans La Panthère de Cartier ou dans des compositions plus masculines, pour le soir, telles que Gardénia Grand Soir chez Parfumerie Générale et Boutonnière n° 7 FauveSérénité Cartier lance ce printemps La Panthère, un floral composé autour d’un gardénia lumineux et serein pour les peaux réconciliées avec leur animalité. Entretien avec Mathilde Laurent, la parfumeuse qui l’a créé. GETTY IMAGES / PHOTO ALTO 48 Le Temps: Parmi les nouveautés florales qui sortent ce printemps, La Panthère surprend, car elle se fond autant sur la peau des hommes que sur les cheveux des jeunes filles. Etait-elle destinée à un public féminin au départ? Mathilde Laurent: Dès qu’on entre dans le vrai plaisir olfactif, on se rend compte que le parfum va sur tout le monde. Il n’y a pas de réalité dans la segmentation pour homme ou pour femme. Porter un parfum qui s’adresse à l’autre sexe, c’est utiliser un langage non verbal pour signifier un univers commun aux hommes et aux femmes, un univers de séduction et de plaisir qui peut s’exprimer olfactivement. Je crois qu’on se trompe complètement aujourd’hui sur la manière d’aborder la séduction en parfumerie. D’où la surprise après les premières notes de La Panthère. Elle n’attaque pas, elle rassérène. J’ai créé La Panthère avec l’envie d’apporter du plaisir, du bien à ceux qui veulent plus de beauté, qui désirent voyager, découvrir des choses. Lors d’une seconde lecture, on peut aussi dire que c’est un floral fauve. Il y a du gardénia, des muscs, du chypre. Après, si on veut, on peut aller encore plus loin: retrouver Jeanne Toussaint, la panthère de Cartier. Il y a plein de choses à visiter dans ce parfum. Que symbolise ce gardénia pour vous? Pour moi, le gardénia est un très joli équilibre que nous offre la nature, frais, un peu vert dans sa fraîcheur, extrêmement fruité et délicatement floral. C’est probablement la fleur qui allie à la fois le plus de fruité et le plus de fraîcheur entre ses pétales, et seule la nature parvient parfaitement à harmoniser toutes ses facettes. Elle fait d’ailleurs beaucoup mieux les choses que les parfumeurs, car on a trop d’horreurs fruitées en parfumerie, trop de gros bonbons chimiques. J’avais envie de proposer ma vision du gardénia car le fruité, c’est aussi Mitsouko, Femme de Rochas, des parfums incroyables. On ne peut extraire le parfum du gardénia. Cela vous est-il frustrant en tant que parfumeur ou, au contraire, vous sentez-vous plus libre de réinterpréter la fleur à votre guise? Pour un parfumeur, ce n’est pas frustrant. Quand on extrait le parfum de la rose, on n’obtient pas l’odeur de la rose, on obtient un ingrédient qui permet de créer un grand nombre de parfums magnifiques, mais il y a un gros travail à faire derrière. Si on veut vraiment reproduire l’odeur Mode Le Temps l Samedi 26 avril 2014 d’Arquiste, un parfum qui s’inspire des dandys de la Belle Epoque. Ces messieurs glissaient la fleur charnelle à leur boutonnière les soirs d’opéra dans l’espoir que son sillage irrésistible guide les demoiselles jusque dans leurs bras. Est-ce pour autant que les séducteurs modernes oseraient s’approprier un gardénia comme arme de séduction massive? «La parfumeuse Calice Becker et Rodrigo Flores-Roux m’ont prévenu que nous étions en train de travailler avec une des Ferrari de la féminité et qu’il était difficile d’imaginer d’une Ferrari qu’elle soit autre chose qu’une voiture de sport», confie Carlos Huber, le fondateur de la maison Arquiste, revenant sur la création de Boutonnière n° 7. «De la même manière, il leur semblait difficile de concevoir un gardénia qui n’allait pas être complètement féminin, mais nous avons persévéré jusqu’à obtenir Boutonnière n° 7. Pour moi, le gardénia a un parfum très vert qu’un homme peut porter également au naturel sans cette association de jasmin et de tubéreuse que l’on trouve dans les parfums féminins.» Gardénia, Les Exclusifs, Chanel Gardénia, Isabey Opulente muette Farouche amoureuse Gardénia Grand Soir, Parfumerie Générale PHOTOS: DR Aussi vert que charnel, le gardénia attire les différents sens mais ne s’offre pas facilement. «On n’a qu’une envie quand on approche d’un buisson, reprend Camille Goutal avec gourmandise, c’est de toucher la fleur, de caresser ses pétales qui sont comme une peau de lait. On peut être surpris, ne rien sentir quand on met le nez dessus puis il suffit d’un rien, d’un rayon de soleil, de quelques degrés de plus pour que, soudain, elle dégage un parfum renversant.» Renversant mais impossible à extraire, un autre de ses troublants paradoxes. «C’est une fleur très fragile, explique la parfumeuse Cécile Zarokian, créatrice de Nuit Andalouse pour MDCI. Jusqu’à présent, elle ne semble pas avoir donné de résultat satisfaisant par extraction ou distillation, ni un rendement suffisant. Il faut la recréer et l’interpréter pour faire vivre cette fleur dans un parfum.» L’équipe de Pierre Guillaume, chez Parfumerie Générale, nous explique la méthode qu’il a utilisée pour recréer le gardénia dans Gardénia Grand Soir, une méthode que la parfumeuse Mathilde Laurent (lire le Hors-série Beauté du 22.02.2014) a ellemême utilisée pour La Panthère de Cartier. Cette méthode s’appelle le «headspace». «Elle permet au parfumeur d’analyser les corps odorants diffusés par une fleur ou une plante. C’est une sorte de photographie olfactive. Techniquement, on place le végétal sous une cloche équipée d’un capteursonde. L’échantillon collecté par le microcapteur est ensuite analysé afin d’identifier les éléments chimiques en présence.» Ainsi, les parfumeurs ont fini par trouver le moyen de faire parler le gardénia, mais il reste à retranscrire son discours car, bien que muet, il est fort bavard. Gardenia, Penhaligon’s Aliénor Massenet, parfumeuse chez IFF et auteure de Parlez-moi d’amour… encore pour Galliano, donne quelques indications: «Un gardénia se caractérise par des facettes telles que la rose, le crémeux du santal, des lactones et un côté champignon. Plus vous poussez l’effet champignon et le côté chaud (crémeux, vanille), plus votre gardénia est perçu comme mûr.» Le meilleur exemple en est certainement Gardénia Pétale de Van Cleef & Arpels, qui offre l’ivresse d’un gardénia mûr sur fond de vanille sans être capiteux. Les peaux qui ne veulent pas se sentir nues à l’approche de l’été pourront se lover sous ses effluves comme sous le Cruel Gardénia de Guerlain dont la cruauté réside essentiellement dans le sentiment de douceur qui s’échappe de cette composition chargée en muscs. Le gardénia est un grand tendre. Sophie Labbé nous avait déjà expliqué avoir choisi le gardénia pour représenter le blanc crémeux, très pur, presque laiteux de la jeune fille au cœur d’Organza (lire le Hors-série Luxe du 4.12.2013). Il symbolise l’amour secret que ressent Madame Butterfly pour Pinkerton au sein d’Honour Woman d’Amouage et dans le langage des fleurs, rappelle-t-on chez Creed à la sortie de Fleurs de Gardénia, le gardénia représente l’amour inavoué, la timidité. Et si le parfum envoûtant du gardénia n’était là que pour détourner le nez des intrus de la fragilité de son cœur? Et si Billie Holiday ne s’était pas coiffée d’un gardénia pour cacher la brûlure d’un fer à friser mais pour mettre une barrière entre elle et ses démons, entre elle et l’amour? C’est une piste qu’on explore en se penchant sur Une Voix Noire de Serge Lutens, un hommage olfactif à la chanteuse des amours perdues sur fond de note de tabac. Des générations de jeunes mariées ont par la suite copié le style de la chanteuse. Elles se sont rendues à l’autel coiffées de ces fleurs aux pétales généreux, le cœur gonflé d’espoir quant à l’amour. On a même révélé récemment que Son Altesse Royale la Duchesse de Cambridge portait White Gardenia Petals d’Illuminum le jour de son mariage. Qui sait si la grande Billie Holliday ne voulait pas, elle, se protéger de ce maudit amour sous les épais pétales qu’elle arborait chaque soir sur scène. Après tout, le gardénia n’est plus à un paradoxe près. 49 Jour d’Hermès Absolu, Hermès Cruel Gardenia, L’Art et la Matière, Guerlain Une Voix Noire, Serge Lutens Gardénia Passion, Annick Goutal Gardénia Pétale, Collection Extraordinaire, Van Cleef & Arpels 1. Le Monologue du Gardénia, Colette (lire Hors-série Luxe de décembre 2013) Boutonnière N° 7, Arquiste d’une fleur fraîche, ce n’est pas avec son essence ou son absolu qu’on va y arriver tout de suite. Parfois, on réussit à faire quelque chose de plus bluffant sans y mettre l’absolu ou l’essence. Le parfumeur sait qu’il y a des fleurs «avares». Les fleurs dites muettes? Dire qu’elles sont muettes signifierait qu’elles n’ont pas d’odeur du tout. Je préfère parler de fleurs avares, car elles ont une odeur incroyable mais ne veulent la donner à personne. Le gardénia, c’est une fleur jalouse, en fait. Elle est jalouse de sa beauté. Elle ne va pas la donner à tout le monde. Saviez-vous que, dans le langage des fleurs, le gardénia symbolise, entre autres, la timidité, l’amour tendre et inavoué. N’est-ce pas surprenant pour une fleur au parfum si enivrant? Je suis d’accord avec vous. Ce n’est pas une fleur mièvre. C’est pour cela que je l’ai choisie. Elle me semblait avoir suffisamment de caractère pour correspondre à des femmes de caractère et à une Jeanne Toussaint en particulier mais, au bout du compte, j’aime bien cette idée de timidité, car je trouve qu’on manque de timidité en parfumerie. On manque de remise en question. Cette panthère, je l’ai voulue justement plus timide, plus douce. Sa sensualité est plus en nuances. Ce n’est pas celle qu’on nous sert en permanence, celle de la femme extravertie, qui pourrait presque se promener en soutien-gorge dans la rue. Auriez-vous pu choisir une autre fleur? Je ne voulais pas d’une fleur galvaudée. La rose, le jasmin sont des fleurs très galvaudées. Je n’aurais pas pu prendre un muguet non plus. Le muguet, ce n’est pas Jeanne Toussaint. Elle n’aurait pas fait ce choix. Vous la prenez beaucoup comme référence dans la création de La Panthère. Oui. Oui et non. Tout un faisceau d’inspirations a entouré la création de La Panthère. Il y avait la maison Cartier au sens très global. Il y avait la panthère, l’animal, l’icône, toutes les pièces incroyables de la haute joaillerie. Et puis, il y avait Jeanne Toussaint ainsi que mon idée de l’animalité, de la féminité, ma vision de la femme d’aujourd’hui… Quelle est votre vision de la féminité? Je pense que plus personne ne s’adresse réellement à notre féminité. On s’adresse plus à des caricatures des femmes qu’à la féminité en elle-même. Les femmes d’aujourd’hui me semblent beaucoup plus épanouies qu’on ne le croit. Est-ce que les médias, les marques et le marché du luxe ont compris cela? J’ai plutôt l’impression qu’ils sont restés dans les années 90 à croire que les femmes sont toujours assoiffées de pouvoir. Je crois au contraire que la femme a conquis beaucoup de choses dans notre société et qu’elle est plutôt dans une période d’épanouissement. Elle a gagné en sérénité. Et votre idée de l’animalité? L’animalité, c’est quelque chose de très important à rappeler en parfumerie, car on pourra faire tout ce que l’on veut, on pourra se laver 48 fois par jour, utiliser des déodorants qui coupent la production des odeurs corporelles, se faire des rajouts de cils, de pommettes, on restera des animaux faits de chair, de sang, de liquides. Je trouve que c’est très important de ne pas perdre cela de vue, car je ressens un côté eugéniste un peu dangereux dans l’odorisation galopante du monde. Comme si aucune odeur non contrôlée n’était acceptable. C’est dramatique! Il est important de rappeler en douceur, en toute sérénité, que nous sommes des animaux, des êtres humains tout simplement. Si l’on commençait par s’accepter en tant qu’humain, ce serait un bon début. Et s’il y a des mauvaises odeurs sur cette Terre, c’est parce qu’on y vit. Essayer de tout cacher pour avoir un monde parfait, c’est tout simplement nier la vie. Balancer du sent-bon dans les parkings pour dire que ça ne sent plus l’essence a l’air d’être une bonne intention mais, au bout du compte, on peut se dire «attention! Qu’est-on en train de faire? Que cherche-t-on à nier, à cacher à nos yeux?» A notre nez… Oui mais, au bout du compte, le nez, il ne réfléchit pas tellement. Il envoie dans les viscères, dans le cerveau. C’est le cerveau qui réagit de manière instinctive. Ensuite, il faut fermer les yeux pour ne pas voir. Je trouve que c’est très dangereux de tout odoriser. Supporter des odeurs partout, c’est antiluxueux. Pour moi, le luxe, justement, c’est la liberté. La liberté de choisir son temps, son odeur, son espace alors que notre société semble être dans une espèce de contrôle absolu de tout. On comble tous les vides, tous les silences, tous les espaces et on odorise tout. Vous sentez-vous libre chez Cartier? Chez Cartier, je n’ai aucun «brief». Je fais ce que je veux à 100%. C’est cela la liberté, le luxe, la haute parfumerie. C’est cela aussi La Panthère. Propos recueillis par V. d’H. Fleurs de Gardenia, Creed Des Gardenias, Fueguia 1833 Gardez-moi, Jovoy Nuit Andalouse, MDCI Tuberose Gardenia, Private Collection, Estée Lauder 50 Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode PACKAGING Signesdereconnaissance CHRISTIAN DIOR Tout comme les maisons de couture puisent dans leurs racines pour pérenniser un style, nombre de grandes marques de cosmétique et de parfum restent fidèles à des formes, à des codes, à des graphismes devenus hautement reconnaissables qui participent à leur identité. Par Marie-France Rigataux Le fameux «pied-de-poule», symbole identitaire de la maison Dior et que l’on retrouve sur le flacon Miss Dior. C omment garder au fil du temps l’identité d’une maison, rester fidèle à ses racines qui la résument, tout en ne lassant pas des femmes de plus en plus tentées par la nouveauté? Si la question est récurrente en mode, elle le devient aussi en cosmétique et en parfumerie où le design des flacons et des produits, la légende qui s’y attache, permet l’identification spontanée d’un nom sans qu’il soit même nécessaire qu’il apparaisse en toutes lettres. De façon à assurer une notoriété et un engouement qui traversent les décennies. Spontanément, le N° 5 de Chanel vient à l’esprit. Avec son flacon très pur, inspiré des bouteilles que l’on trouvait dans les mallettes de voyage masculines au début des années 20, aussi révolutionnaire pour l’époque que son contenu, il est l’exemple même d’une réussite qui doit beaucoup à la créativité et à l’intelligence de Gabrielle Chanel et d’Ernest Beaux, qui en fut le créateur. «Ce parfum qui rompait déjà, à l’époque, avec tous les codes en vigueur, contenant compris, a su garder son caractère avant-gardiste, transgressif, voire rebelle, souligne Vincent Grégoire, chasseur de tendances, directeur du département «art de vivre» du bureau de conseil NellyRodi. Aux antipodes de certaines maisons qui, à force de faire de la reconstitution historique, finissent par s’encroûter ou qui font dans le pastiche quand elles commencent à imaginer des légendes artificielles, pour montrer qu’une marque existe depuis longtemps, donc n’est pas dans l’éphémère.» Démarche qui a pour but de rassurer les consommateurs à une époque où ils aspirent à acheter du sens, de l’expérience, de la noblesse. Par le petit bout du packaging «L’histoire d’une marque, son passé, son héritage peuvent être interprétés de deux manières, remarque Vincent Mottier, directeur marketing de Lancôme en Suisse. Négative, parce que passéiste, donc démodée; ou positive, quand on arrive à transmettre une émotion sans tomber dans un excès de nostalgie.» Et de citer le logo de la maison, une rose, très légèrement modernisée en près de 80 ans. Dessinée par les graphistes maison sur les emballages de tous les produits dès la création de la marque en 1935, elle s’est même matérialisée, en 1973, grâce au talent de Georges Delbard, horticulteur de renom qui a voulu donner vie à cette fleur fuchsia. Suffisamment stylisée pour pouvoir s’accommoder des formes ultra-contemporaines de certaines lignes de soin dites futuristes, comme Visionnaire ou DreamTone. «Quand on évoque le futur, il faut designer les produits en conséquence. Mais il est important aussi de conserver les symboles qui identifient Lancôme depuis sa création par Armand Petitjean, parfumeur-créateur de la marque», poursuit le directeur. Vivre avec son temps, sans pour autant bouleverser exagérément le produit original pour permettre son identification immédiate, c’est aussi le souci de La Prairie, parfait exemple du luxe helvétique. «Initiée il y a plus de 25 ans, la ligne Skin Caviar a conservé son pot bleu saphir, son capot argent ourlé d’un anneau dit de mariage, relève Werner Dirks, General Manager de la maison en Suisse pour qui il est primordial que le packaging soit identifiable au premier coup d’œil. C’est même inhérent aux produits de luxe. Tel un message, gage d’authenticité et de crédibilité dans le temps, qui reflète la constance d’un discours. Contrairement aux lignes de vêtements forcées de s’adapter aux saisons, il n’est pas souhaitable de modifier sans arrêt l’emballage qui participe, forcément, à l’élégance du produit et à son message.» Il avoue que, même si le coffret généreux et la soie qui emballe le pot sont critiqués par les écologistes, fervents défenseurs des packagings minimalistes, la richesse de l’ensemble fait partie des codes du luxe et ravit les consommatrices qui conservent les pots vides ainsi que les minicuillers design qui les accompagnent. S’inscrire dans la durée Souhaitant revenir aux valeurs d’origine chères à son fondateur, Dior a décidé de conjuguer au plus-que-parfait le pied-de-poule, les nœuds, le gris, l’or, tous ces éléments clés du langage du cou- turier. Histoire de redonner une vraie cohérence à cette marque de légende qui semblait, parfois, s’être un peu dispersée entre plusieurs courants. C’est ainsi que, depuis quelques saisons, on retrouve, gravé dans le verre, sur le fond et les flancs d’un flacon «coupé comme un tailleur», le fameux pied-de-poule, le nœud poignard de la couture façonné dans le métal d’un capuchon ou esquissé dans la poudre. Ou l’or qui habille le flacon de J’Adore l’Or, une allusion à la dorure à l’or fin de l’étoile fétiche du parfum original Miss Dior, de 1949. Présentée, aujourd’hui encore, par Valérie Nowak, porte-parole, directrice de la communication et de l’image chez Yves Saint Laurent, comme «audacieuse, libertaire, affranchie», telle que la voulait son créateur, la marque se veut plus que jamais dans l’air du temps. «Ultra-contemporaine, mais sans compromis avec ses fondamentaux.» Parmi les premières à avoir misé sur des écrins que l’on ne craignait plus d’exposer, à une époque où il était inconvenant de se maquiller en public, la maison reste fidèle à l’or des premiers boîtiers remontant à 1978 et aux couleurs fétiches, ultra-pigmentées du couturier: bleu Majorelle, noir tuxedo et fuchsia. Beaucoup plus jeune, la griffe By Terry, 13 ans d’âge, a déjà une très forte personnalité. Celle de sa créatrice, Terry de Gunzburg, maquilleuse-styliste puis directrice internationale de la création ma- quillage auprès d’Yves Saint Laurent, entre 1985 et 2000. Fabriqués en France, ses «objets de beauté», comme les appelle cette artiste allergique au terme packaging, misent autant sur le caractère intemporel de boîtiers massifs, en métal, que sur un style très personnel, donc très reconnaissable. «Enfant, j’étais fascinée par le thermomètre qui, en se cassant, laissait échapper la boule de mercure dont la couleur variait entre l’or, l’argent et le bronze. Une couleur qui capture toutes les lumières ambiantes, dont la profondeur est très sensorielle. C’est elle qui m’a soufflé l’idée de ce galet poli.» Ainsi sont nés, dès l’an 2000, les écrins de ses poudres, gouttes massives en métal, au toucher sensoriel, reconnaissables dans un univers où le plastique, plus ou moins proche de la laque, ou la bakélite, règnent en maîtres. Une rondeur sculpturale, indémodable et surtout rechargeable. «La création juste pour la création m’ennuie terriblement. J’aime sublimer le quotidien, mais je n’aime pas que les objets que l’on crée ne servent à rien. Même s’il s’agit de beauté. Le très beau n’exclut pas la praticité.» Le discours séduit Vincent Grégoire, persuadé que les femmes sont, de plus en plus, en attente d’objets qui prolongent leur personnalité. «Notamment en parfumerie où elles ont envie de garder un flacon s’il représente un vrai moment de création. Quelque chose qui a du chien, qui évoque vraiment une maison.» <wm>10CAsNsjY0MDAx07UwNjA3NAIAxT41zA8AAAA=</wm> <wm>10CFXKIQ7DMBBE0ROtNTPeeJ0srMyigCjcpCru_VHbsIL_0dv3XAruHuO4xpkEvFmvCCq7VOCRlEeRJ6pCoG9s6owO_nkDWnVw_oyhmmKyfW-Mufpa3s_XBzB3i-pyAAAA</wm> NEW BR 03-92 CERAMIC · Automatic · 42 mm · Bell & Ross Suisse: +41 32 331 26 35 · [email protected] · e-Boutique: www.bellross.com Download the BR SCAN app to reveal exclusive content 52 Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode Météorites Perles, 1. Clair, Blossom Collection, Guerlain Gloss Lip Lover Rose Ballet, Lancôme Le Vernis, Ballerina, Chanel Crayon à lèvres. Colorbust Lacquer Balm, Coquette, Revlon Fard à joues poudre Joues Contraste, Vivacité, Chanel Crayon à lèvres Phyto Lip Twist, Pinky, Sisley CANDIES Vernis gel LED, n° 14300, ANNY Fard à joues Plum Pop, Cheek Pop, Clinique Fardspastelettouches gourmandes Des halos rosés comme des bouffées d’air pur caressent les pommettes, des gloss nouvelle génération embuent délicatement les lèvres et des aplats azur élèvent le regard: la saison est candide et les filles sont des paysages. Par Géraldine Schönenberg Ultra Shine Nail Lacquer, Little Ballerina, BeYu PHOTOS: DR Dream Touch Blush N° 5, Maybelline New York Wind Dancer Nail Polish Cantaloupe, NARS SYLVIE ROCHE L a femme qui défile sur les Balmain, le rose est absolu, en halo podiums du printemps autour des yeux, sur les lèvres et le 2014 ne connaît rien de la teint, composant des visages pétavie ou alors elle l’a aperçue les «cuisses de nymphe» ou «drade loin, en spectatrice, gée» semblant éclore d’un jardin comme une rêveuse qui anglais. Chez Burberry Prorsum, contemple assise dans l’herbe le un incarnat accentue lourdement courant d’une onde fraîche. Il y a le regard donnant un effet «yeux six mois, sur les catwalks, ont déam- rougis par les larmes» ou chez Robulé de jeunes pousses insoucian- chas s’étirant haut sur la paupière, tes et légères, qui avaient laissé mêlé d’un violacé quasi organileurs épines au vestiaire. Ce que. Mais quelles raisons printemps, fini les regards aurait donc une nymphe plombés d’intentions et les d’éprouver du chagrin? sourires rouge danger. La véEt puis il y a les mutines au néneuse attend des jours sourire humide et à l’œil juvéplus gris pour réchauffer l’atnile surligné de tons pastel ou mosphère, elle qui se comcouleur de bonbons. Elles ont plaît dans la séduction. des airs de poupée, de gamiAujourd’hui, le temps est à la nes joueuses qui se seraient douceur ingénue, à la gaieté, appliquées à faire de leur vià la féminité inoffensive. sage un coloriage. Comme La saison met en lumière chez Chanel, où les paupières les beautés naïves aux aspirasont bariolées de tons vifs, entions romantiques, celles qui tre pointillisme et maaffichent cet air innocent quillage rituel. Ou chez Jason que ne trouble pas une omVu, avec un étrange cocktail bre de malice. Elles ont le rede paupières pailletées et de gard virginal, le teint lavé, lèvres rose craie, et encore sans aspérité, l’expression céchez Mary Katrantzou, reine leste. Leurs traits séraphide l’imprimé extravagant, ques sont auréolés de où les bouches sont Dior Addict grâce: des tons craie, des Fluid Stick, Kiss comme badigeonnées à la transparences suaves, des gouache en dégradé, du Me, Dior aplats tendres. Du vert rose pâle au fuchsia. Quant cru, végétal. Du rose poudré, du au regard, il se teinte de vert mauve velouté, du blanc talc en amande chez Giorgio Armani en touches impressionnistes. Ces fem- halo tout autour des paupières, de mes-là sont des tableaux et non bleu lagon en tracé épais chez Marc plus des créatures, leur visage est by Marc Jacobs ou de blanc poudré une abstraction, un paysage sans chez Altuzarra. reliefs, une aquarelle. Ces gourmandes-là ont besoin Chez Chloé, le rose frais teinte de sensations et de montrer les lèvres et cerne le regard tout qu’elles sont vivantes: leur gloss en en délicatesse, tout comme chez bâton sent la menthe, leurs paupièDerek Lam ou Diane von Fursten- res sont couleur de ciel et leurs onberg. Chez Fendi, les bouches gles courts parfumés au basilic. Les sont repulpées par du brillant au matières sont légères, le brillant à cœur de la lèvre et les regards lèvres enrobe en transparence et se sans artifice. fait oublier, le rouge se matifie et Pour Giambattista Valli, Alexan- devient poudre impalpable fusionder Wang, Vera Wang, Gucci ou nant avec la peau. Leurs ongles aux Backstage du défilé prêt-à-porter printemps-été 2014 Giambattista Valli. Mode Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Fard à paupières Ombre Crème Satinée, Konpeito, Shiseido Histoire de… Lapetiteboîte rondedeBourjois, néedansuneloge dethéâtre Vernis à ongles parfumé, Ginger Melon, Revlon Parfumerie, Revlon Palette lèvres et joues Prismissime Euphoric Pink, Givenchy Baby Doll Kiss & Blush, Fuchsia Désinvolte, Yves Saint Laurent Fard à joues Collector Palette Rosy Blush, Yves Saint Laurent Fard à joues Cellularose Blush Glacé Rose Melba, By Terry Publicité de 1927 parue dans l’album «Pan» édité par Paul Poiret. 1870 1881 1914 1927 1936 2014 PUBLICITÉ Vernis Trianon Vernis à ongles Edition, Porcelaine, Fashion Playground, Dior Essie <wm>10CAsNsja1MLUw1DUwMDA3swQARGJIDA8AAAA=</wm> <wm>10CFWLOQ6AMAwEXxRrbcchxiVKF1Eg-jSImv9XHB3SjqaZ7T2M8LG0dW9bWLXKCcBUPDKMqkNCqpI7PJChAs4zCyBFVH6PR0UzeLxNwjMdzMk8mQ43o-s4byK1G6d0AAAA</wm> PHOTOS: DR tons layette ou barbapapa ne servent pas à griffer, ou alors en passant comme une petite fille espiègle. Quant aux blushs, ils sont fondants comme de la crème pâtissière et les fards à paupières aériens comme du sucre glace. Un vrai goûter au «pays des merveilles» où inviter le Chapelier fou et le Lièvre de mars. Du côté des maquilleurs, chez Dior, la gamme Trianon réinterprète le XVIIIe et compose une marquise plus jouvencelle que courtisane aux lèvres teintées de «Rose crinoline» ou de «Pink Pompadour», les joues rehaussées de «Corail Bagatelle» et les ongles laqués de bleu «Porcelaine». Chez Chanel, les paupières sont badigeonnées de rose ou de gris lavande en transparence comme un coup d’éclat. By Terry invente le Blush glacé à la texture façon gelée de fruits: «Flower Sorbet» ou «Frozen Petal» tandis que L’Oréal tente un Baume caresse mi-gloss, mipommade hydratante destiné aux jeunes filles. Chez Guerlain, les fameuses Météorites deviennent boîte de dragées avec Blossom Collection et Lancôme concocte un Lip Lover dans un camaïeu de roses tel «Corail Cabriole». Le gloss est en pleine mutation, comme l’évoque Lloyd Simmons directeur artistique maquillage d’Yves Saint Laurent Beauté: «Avec l’arrivée de formules nouvelle génération, le gloss procure une sensation de légèreté unique sans l’inconvénient d’être gras ou collant.» Encore plus aérien: le Baby Doll Kiss & Blush, fusion d’un fond de teint et d’un rouge à lèvres, que la marque sortira en mai. Enfin c’est la folie des crayons style écolier, mats ou brillants, qui déclassent le raisin à lèvres, resté dans la cour des grandes. Chez Sisley (Phyto-Lip Twist) ou Revlon, les pigments se déposent sur la bouche sans l’aide de miroir et laissent une sensation «lèvres nues» et parfois un goût de menthe. Quant aux vernis à ongles, en voilà qui laissent un sillage olfactif en séchant comme la gamme Parfumerie, chez Revlon encore, tel «Lime Basil», un vert crémeux au parfum citron-basilic. De quoi cabotiner à la mode champêtre comme dans un tableau de Monet… BOURJOIS N ous sommes en 1863. Le Tout-Paris bruisse des frous-frous des bourgeoises se rendant à l’Opéra-comique où débute la cantatrice Marie Hippolyte Ponsin, dite Marie Roze. Celle qui inspira la Carmen de Bizet a un frère comédien, JosephAlbert, qui se désole de la piètre qualité des «fards pour le grime» de l’époque. Délaissant la scène, il s’improvise, dans son appartement, créateur de fards et parfumeur, Alexandre Dumas fils l’aidant à constituer son fonds de commerce, la «Parfumerie Théâtrale Ponsin». Ses produits – raisins, bâtons et petits boîtiers ronds – se démocratisent un an plus tard dans les parfumeries des Grands Boulevards, les fards gras (aux noms de personnages: Jaloux, Rachel, Américain) restant destinés aux comédiens, dont Sarah Bernhardt qui en était friande. Mais plus visionnaire qu’homme d’affaires, l’extravagant Joseph-Albert Ponsin est contraint de vendre son entreprise à Alexandre-Napoléon Bourjois qui n’en était alors que le gérant. Du «Blanc de perles», fond de teint blanchissant, aux Fards de Ville – dont le «Rose de ville», emblématique – et aux Fards de Java, ses petites boîtes ensorcellent les Parisiennes. La Poudre de riz de Java devient l’icône planétaire de la marque en 1879, le boîtier portant une traduction en cinq langues du slogan de l’époque: «Cette poudre adhère à la peau et lui communique le velouté et la fraîcheur de la plus éclatante jeunesse». La même année, la marque s’intitule «Fabrique spéciale de produits pour la beauté des dames». Dès 1891, Bourjois offre un catalogue étoffé de plus de 700 produits de maquillage et de parfumerie et possède son usine à Pantin. C’est ici que se moulent les fameux fards à joues compacts, séchés sur plaque selon un procédé unique pour l’époque: une pâte de poudre et d’eau cuite au four dans des moules bombés, puis taillée à la main. Des cakes à la texture aérienne qui colorent subtilement l’épiderme, tel que le dictait la mode de la fin du XIXe tout en fraîcheur et discrétion. C’est en 1914 que naissent les Fards Pastel qui en plus des teintes délicates, telles «Cendre de Roses» ou «Velouté de Pêche», s’égayent de «Rouge Mexicain» ou de «Cendre de violettes», la femme émancipant son allure. Chaque boîte en carton imitation galuchat, agrémenté d’une houppette, est de la couleur du fard qu’il contient, un concept qui perdure. En 1931, on pouvait lire dans L’Officiel de la mode n° 123: «Pour la première fois en France, une grande firme a créé des produits de beauté qui sont accessibles, par leur prix, aux classes moyennes de la société; ce fut la raison du succès de Bourjois.» G. S. Fard à paupières Diorshow Mono, Trianon Edition, Opaline, Dior 53 54 Le Temps l Samedi 26 avril 2014 Mode INTERVIEW SECRÈTE Caroline Scheufele, qu’avez-vousfaitdevosrêvesd’enfant? BUONOMO & COMETTI Dans chaque numéro, Isabelle Cerboneschi demande à une personnalité de lui parler de l’enfant qu’elle a été et de ses rêves. Une manière de mieux comprendre l’adulte qu’il ou elle est devenu(e). Plongée dans le monde de l’imaginaire. Chemisier, ceinture et jupe Azzedine Alaïa, souliers Christian Louboutin. Make-up: Mina Matsumara. Coiffure: Stéphane Bodin. Mode Le Temps l Samedi 26 avril 2014 C aroline Scheufele est l’atout flamboyant de la maison Chopard. Le nom de cette maison joaillière et horlogère, installée à Genève et en mains familiales, est entré dans la lumière lorsque sa vice-présidente s’est alliée au Festival de Cannes et que Chopard en est devenue le partenaire officiel. C’était en 1998. Depuis lors, on ne compte plus le nombre de stars qui ont arboré ses bijoux griffés sur les tapis rouges. Depuis mai 2013, Caroline Scheufele a transformé le rouge en vert, symboliquement s’entend, en acceptant de participer au Green Carpet Challenge, initié par Livia Firth. Cette journaliste et fondatrice d’Eco-Age, accessoirement splendide épouse de l’acteur Colin Firth, a convaincu bon nombre d’acteurs et d’actrices d’arpenter les tapis rouges dans des tenues de créateurs qui respectent une certaine éthique. Le projet a plu à la vice-présidente de Chopard, qui a eu l’idée de lancer la première collection de joaillerie Green Carpet l’an passé, avec des bijoux utilisant de l’or «fairmined», qui provient de mines contrôlées par l’une des ONG sudafricaines les plus influentes, The Alliance for Responsible Mining (ARM). La prochaine Palme d’or 2014 sera d’ailleurs fabriquée en or «fairmined». Une jolie manière de faire du story telling, tout en étant pionnière en la matière. En janvier dernier, lorsqu’elle a gagné le Golden Globe de la meilleure actrice pour Blue Jasmine de Woody Allen, Cate Blanchett portait une paire de boucles d’oreilles de la Green Carpet Collection. Elle l’avait choisie pour cela, d’ailleurs: pour l’histoire. Le Temps: Quel était votre plus grand rêve d’enfant? Caroline Scheufele: J’ai longtemps fait du ballet et je rêvais de devenir prima ballerina. Mais mes parents n’ont pas retenu l’idée (rires). J’ai toujours gardé les petits chaussons que je portais quand j’avais 6 ans. Ils sont là-haut (elle montre le plafond de son salon). Si j’avais voulu continuer, j’aurais dû entrer dans une école spécialisée à Stuttgart. Mais j’étais trop petite pour décider, je crois. Mes parents ont décidé que je pourrais faire de la danse pour m’amuser, mais que l’école normale était plus adéquate. Sinon, je rêvais de construire, de créer. J’étais tout le temps en train de bricoler quelque chose, soit avec les Lego de mon frère, soit avec la pâte Fimo Qu’est-ce que vous construisiez? Des tas de choses: des maisons, des châteaux, des bateaux. Je dessinais beaucoup, aussi. Quelle trace en reste-t-il dans votre vie? Une grande trace chez Chopard! Je suis à la tête de la création, donc je continue de créer, mais d’une autre manière. Et, aujourd’hui, c’est du sérieux! Je dois respecter des deadlines qui n’existent pas quand on est enfant: Bâle, Cannes… Mais, parfois, il m’arrive de préparer des projets que je mets de côté: je les cache, comme je le faisais quand j’étais petite. Et quand ils sont prêts, je les ressors. Le livre que vous venez de présenter avec votre collection de bijoux d’animaux, qui aurait dû sortir pour les 150 ans de la maison l’an passé, c’était l’un de ces fameux projets cachés? Non, mais je ne me suis pas laissé mettre sous pression. La collection de joaillerie Animal World n’était pas terminée et quand l’année a pris fin, je me suis dit qu’il n’y avait plus d’urgence pour sortir ce livre. Jusqu’au jour où mon père m’a demandé si je le préparais pour les 150 ans de la maison ou pour les 175 ans (rires). J’ai clôturé les pages. Il manque un ou deux animaux, parce que les clientes n’ont pas voulu les prêter pour qu’ils soient photographiés. Elles avaient sans doute peur qu’ils ne s’échappent… Quel métier vouliez-vous faire une fois devenue grande? Je voulais faire plein de métiers! Ça a commencé par vétérinaire. D’ailleurs il y a neuf chiens dehors. Je voulais aussi être docteur, peintre, chanteuse, danseuse… Fleuriste, aussi, parce que j’adorais faire des bouquets. Il y avait une petite maison dans le jardin que mon grand-père m’avait offerte. Je posais une grande table devant. Je coupais les fleurs du jardin, ou dans celui du voisin, je faisais des petits bouquets, et mon père devait les racheter. Je lui faisais aussi des soupes au gazon… Le pauvre! Vous n’aviez jamais imaginé faire ce que vous faites aujourd’hui? Non, je crois que l’on n’y pense pas quand on a 5 ou 6 ans. Peutêtre que Mozart, enfant, avait l’intuition qu’il deviendrait celui qu’il est devenu, mais sinon… J’ai su vraiment ce que je voulais faire plus tard, quand j’avais 15 ans. Et je l’ai fait. Quel était votre jouet préféré? J’avais beaucoup de poupées mais ce n’était pas nécessairement mes jouets préférés. Je me suis beau- «Une poupée, on l’habille, on la déshabille, on l’habille, on la déshabille… Une fois que vous lui avez coupé les cheveux et que vous avez remarqué qu’ils ne repoussaient pas, vous en faites quoi?» coup occupée avec les jouets de mon frère. Ils étaient bien plus intéressants que les miens! Les petites voitures, les Lego. On jouait beaucoup ensemble. J’aimais aussi les peluches. Je les aime toujours d’ailleurs. Elles m’ont toujours plus inspirée que les poupées. Pour quelle raison? Je ne sais pas. C’est plus doux. Une poupée, on l’habille, on la déshabille, on l’habille, on la déshabille… Une fois que vous lui avez coupé les cheveux et que vous avez remarqué qu’ils ne repoussaient pas, vous en faites quoi? Avez-vous gardé vos jouets? Oui. Mes peluches sont toutes là. Il y en a deux qui voyagent tout le temps avec moi et qui m’ont inspiré la collection Animal World: le lapin et le chimpanzé. J’ai aussi gardé les poupées – avec les cheveux coupés – dans un carton. De temps en temps, je les donne aux enfants, à des gens qui me sont proches, j’en ai donné à Caroline-Marie, ma filleule. A quel jeu jouiez-vous à la récréation? Des choses actives. On jouait beaucoup à la marelle, à l’élastique. Grimpiez-vous dans les arbres? Oui, on avait construit une maison dans les arbres. Plus mon frère que moi, d’ailleurs. On grimpait dedans. Un jour, on y avait caché un chat. Qui s’est évidemment sauvé. Et qu’est-ce que vous aviez comme sensation, là-haut? Grimper à un arbre, c’est arriver à quelque chose, à un but, quand on est enfant. Je n’ai jamais été peureuse: je sautais dans l’eau sans savoir nager. Ma grand-mère en bas me disait: «Saute, je te rattrape», et je sautais de 10 mètres. Je skiais aussi beaucoup, je faisais des compétitions, j’étais bien obligée de suivre, sinon je restais derrière et je n’aimais pas du tout cela. Quelle était la couleur de votre premier vélo? Blanc et bleu ciel, je crois. Quel superhéros rêviez-vous de devenir? Superwoman. Elle sait tout faire, elle est belle, elle est intelligente, elle surpasse tout. De quel super-pouvoir vouliez-vous être dotée? Avoir le don d’être partout en même temps. Rêviez-vous en couleur ou en noir et blanc? En couleur. Mais à force de changer d’école, je rêvais en plusieurs langues. Aujourd’hui encore, d’ailleurs. Quel était votre livre préféré? Momo. C’était une petite fille qui vivait dans une ville envahie par des messieurs en gris qui volaient le temps des gens. Ils travaillaient tout le temps, ils n’avaient plus de moments libres, ils sont devenus tristes, la vie était sans joie. Momo voulait changer le monde, faire revenir le sourire dans la ville. C’est un livre de Michael Ende. L’avez-vous relu depuis? Non, mais je l’ai bien en tête. J’aimerais bien le retrouver. Je n’ai pas tous mes livres ici. Certains sont restés en Allemagne. Quel goût avait votre enfance? Concombre et pâté de foie. On appelle ça le Leberwürste, en allemand. Je n’étais pas trop sucré. Plutôt salé. Encore maintenant, j’adore un bon petit pain noir avec ce pâté et des concombres coupés tout fin dessus, c’est délicieux! Et si cette enfance avait un parfum, ce serait? Un parfum de fleurs, de roses peut-être. Je ne me souviens pas des parfums que portait ma mère… Pendant les grandes vacances, vous alliez voir la mer? Oui, on allait assez souvent en Norvège, à Oslo, on allait voir la mer du Nord plutôt que la Côte d’Azur. Savez-vous faire des avions en papier? Oui! Bien sûr! (Rire.) Aviez-vous peur du noir? J’avais peur quand j’étais petite: il ne fallait surtout pas fermer la porte. Alors que maintenant j’ai besoin du noir absolu pour dormir. Qu’est-ce qu’il y avait dans ce noir qui vous faisait peur? Le vide. On ne sait pas ce qu’il y a devant, s’il y a quelqu’un, une ombre… Vous souvenez-vous du prénom de votre premier amour? Hmmm. C’était un petit garçon que j’ai connu au ski, j’ai une photo de lui mais je ne me souviens pas de son nom. On s’était échappés de l’école de ski et on était partis skier tous les deux. C’était le fils d’un politicien allemand. Très mignon, avec des cheveux rouges. Ce n’est pas du tout mon style aujourd’hui. Il m’avait demandé de danser avec lui. Je devais avoir 6 ou 7 ans. Et de l’enfant que vous avez été? Je crois que j’étais toujours en action. Et je faisais pas mal de bêtises. Quel genre de bêtises? Pas des choses graves. Je peignais les petites voitures de mon frère, par exemple. Il les voulait bleues, je les voulais rouges, alors j’avais pris un gros pot de peinture et j’en avais mis partout dans le jardin… J’adorais aussi prendre les chaussures à talons de ma mère, je rentrais dedans avec mes chaussures et je me promenais partout dans la maison ornée de tous ses bijoux. Je ne suis pas sûre qu’elle adorait. J’ai aussi mordu le dentiste jusqu’au sang, un jour. Primo, je n’aimais pas ce dentiste, et, secondo, j’avais dit à mes parents que je n’irais plus chez lui jusqu’à ce qu’ils me donnent un chien. Après cet épisode, le dentiste n’a plus voulu me voir et une amie de ma mère m’a donné un petit fox-terrier qui s’appelait Teddy. Est-ce que cette enfant vous accompagne encore? Oui! Je crois que je suis toujours prête à faire quelques bêtises… 55 www.chanel.com <wm>10CAsNsja1MLUw1DUwMDA3MQAAYriiRw8AAAA=</wm> <wm>10CFWLsQoDMQxDvyhBtpXY1GPJFm44umcpN9__T027FSSehqc5s1X8-hzHa5zZooUUAE5kqFYwUpRelUwQrhA-hGYS1vl32OhGyPo6BTu-9jAt4gu0er-vD9sCARxzAAAA</wm>