Compte-rendu de la réunion
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Compte-rendu de la réunion
Groupe « Culture(s), Politique(s), Territoire(s) » Programme 2008 – 2009 Culture(s) et constructions symboliques des territoires Réunion du 15 avril 2009 Présentation des travaux de Noémi Lefebvre et discussions autour de A theory of scenes ((D. SILVER, T. CLARK et L. ROTHFIELD) Synthèse de la réunion Léa Desvignes (stagiaire PACTE, master PPCS SGC) avec la collaboration de Ph. Teillet Au-delà des analyses en termes de marketing, comment les politiques culturelles territoriales construisent-elles des représentations et des perceptions des espaces où elles se déploient ? Pour soumettre au débat des éléments de réponse, les réflexions de ce séminaire ont jusqu'ici été concentrées sur deux axes: d'une part, la question des limites du pouvoir politique, de ses illusions quant à la perspective transformer l'identité, la représentation socialement et historiquement construite d'un territoire, d'autre part, la question de la gouvernance et de la coordination d'acteurs multiples impliqués dans de telles opérations. Le contraste entre les deux propositions scientifiques qui suivent permet de mieux saisir l'évolution très sensible de la façon dont les scientifiques et les responsables politiques conçoivent les liens entre culture et territoire. L'étude de la pensée de Marcel Landowski, directeur de la musique au Ministère de la Culture entre 1966 et 1975, témoigne de la structuration nationale et sectorielle des politiques culturelles, dans le cadre desquelles le territoire n'est qu'un désert à combler dans un souci d'homogénéisation. La discussion autour de la récente « théorie des scènes » défendue par T. Clark et la New School of Chicago, rapportée ci-après, permet de mesurer combien ce mode d'action publique et le cadre conceptuel qui l'accompagne ont aujourd'hui évolué, jusqu'à nous pousser à remettre en question le sens même de la notion de politique culturelle. "La pensée territoriale de Marcel Landowski, directeur de la musique, Ministère de la culture (1966-1975)" Noémi LEFEBVRE Docteur en science politique, Noémi Lefebvre est l'auteur d'une thèse portant sur le lien entre enseignement musical et identité nationale (1815-1960). Elle a également étudié les politiques de la musique dans une approche comparative franco-allemande. L'héritage du Plan Landowski lancé en 1969 constitue aujourd'hui une dimension essentielle de l'action culturelle des départements. Les agences départementales (ADDM, etc., qui ne constituaient qu’un des éléments de ce plan), sont devenues aujourd’hui avant tout des outils au service des départements, qui plus est, mobilisés pour légitimer l'existence de cet échelon politico-administratif. Pourtant, la pensée originelle de Marcel Landowski n'a pas été territoriale. Dans les années soixante, l'homme raisonne d'abord en musicien et en politique. Il met en place une politique sectorielle de la musique pour elle-même et non une politique de développement territorial par la musique : le territoire n'est perçu que comme un outil, un moyen, voire un désert à combler. Les objectifs de la politique de Landowski sont définis au travers d'autres enjeux. Le développement de l'industrie du disque rend alors la diffusion musicale difficile à localiser et à contrôler. Par le Plan Landowski, il s'agit d'abord de limiter l'inquiétude des acteurs de la musique « légitime » face à l'avènement de ce que l'on commence à appeler la « culture de masse ». Pour cela, confiant en l'avenir et en les capacités de l'Etat, Marcel Landowski lance une politique à la fois optimiste et offensive dans ses objectifs et pragmatique et lucide dans ses instruments : la démocratisation et la décentralisation de la diffusion sont perçues comme les seuls moyens pour la « bonne » musique de continuer à exister. Il réinvente l'animation musicale en prenant modèle sur l'animateur de théâtre, à la fois expert de haut niveau artistique et homme de terrain chargé de faire le lien avec le service central (le ministère). Marcel Landowski fait de l'animateur un véritable « missionnaire » de la démocratisation et de la décentralisation musicales, en lui conférant un rôle d'unification et d'uniformisation des objectifs régionaux. Passionnés par leur métier, les six premiers animateurs musicaux sont chargés d'objectiver le territoire en identifiant les lieux et les équipements où se situe la musique pour guider leur réorganisation. Ce processus d'uniformisation, qui s'appuie sur les structures déjà existantes en leur conférant un rôle pilote, rencontre peu de résistances. On observe toutefois à Lyon une volonté de la municipalité de conserver le contrôle de l'orchestre municipal, qui devient national et est chargé de rayonner au niveau régional. Lors de cette première étape, les inégalités territoriales ne sont pas rectifiées : la politique de Marcel Landowski s'appuie sur les structures déjà existantes dans certaines régions, ne projetant une répartition uniforme des structures sur l'ensemble du territoire que dans le long terme. A partir de 1968, la prise de conscience du problème du « non-public » et la demande croissante d'éducation musicale accélèrent l'évolution de cette politique. Réunis par Marcel Landowski, les animateurs proposent un rapprochement avec les populations défavorisées dans un souci d'égalité sociale. En 1969, Marcel Landowski lance un plan de dix ans pour donner à sa politique un caractère systématique et structuré avec l'établissement d'un schéma des enseignements artistiques. La décentralisation est désormais fixée à deux niveaux: l'animateur régional, très en lien avec le pouvoir central, et l'animateur départemental, dont la proximité avec le terrain permet une relative autonomisation. Les animateurs recrutés au niveau départemental sont des musiciens pédagogues et militants plutôt que des virtuoses primés. De nouvelles pratiques et une nouvelle organisation territoriale accompagnent alors un changement important dans la conception de la musique, avec la montée en puissance d'une approche socio-éducative liée au renouveau du secteur socioculturel. Synthèse des débats Cette politique de démocratisation par l'uniformisation a servi de modèle pour l'action publique dans le domaine culturel : les discours différencialistes sont rejetés au nom de l'égalité territoriale. Ce modèle est valable dans différents secteurs comme à différents niveaux, puisque les acteurs régionaux et départementaux reproduisent cette pensée à leur échelle. Contrairement aux penseurs de la géographie musicale du XIXème siècle, qui associaient certains sons à certains lieux, les acteurs des années soixante en France ne pensent pas la possibilité de singularités régionales en matière musicale : la musique ne structure pas les territoires. Les faibles résistances à la politique de Landowski ne se fondent pas sur la défense d'une identité locale mais sont formulées en termes de souci d'organisation. On est alors frappé par le pouvoir attribué à l'Etat dans cette conception de son action musicale. Cette puissance du niveau national est d'autant plus énigmatique qu'elle est alors récemment construite. Par ailleurs, contrairement aux instituions théâtrales, quasiment inexistantes dans les régions avant l'intervention étatique, les institutions musicales existent déjà dans plusieurs territoires avant l'intervention de Landowski. Pourtant, les sociétés locales acceptent très majoritairement la définition nationale des normes culturelles, qui bouleverse les rapports de sociabilité pré-établis. Se construit même un mythe Landowski selon lequel le territoire n'était avant son intervention qu'un désert musical. La réussite de Landowski à provoquer l'adhésion repose alors largement sur son habileté politique. Les outils de la planification et de l'animation n'ont pas été pensés par lui. Cependant, il a su tisser les liens entre ces instruments pour se les approprier. La désignation de cités pilotes, qui s'approprient la politique nationale par fierté, et la présence d'une génération d'exception, constituée d'animateurs passionnés, ont permis à sa politique sectorielle de disposer de relais locaux efficaces. L'Etat a agi au travers de personnages charismatiques au sens weberien, qui jouent le rôle de « missionnaires » dans les territoires. Experts issus du secteurs dans lequel ils agissent, au moins jusqu'en 1968, ils ne sont pas encore des produits du modèle énarque généraliste. Ces modalités de mise en œuvre, alors communes en France – on les retrouve notamment dans le secteur de la politique scientifique – définissent un mode d'action publique caractéristique d'un espace et d'une période donnés. La capacité de l'Etat central à produire des normes provoquant une adhésion relativement forte grâce à la présence de relais locaux surprend autant lorsque l'on l'observe depuis la France de 2009 que lorsque les acteurs allemands s'en étonnaient à l'époque. Discussion autour de A theory of scenes (D. SILVER, T. CLARK et L. ROTHFIELD) Auteur de nombreux travaux de sociologie urbaine, Terry Clark a notamment conduit d'importantes enquêtes empiriques portant sur la culture politique américaine. Il sera présent au colloque « Culture, Territoires, Société en Europe » qui se tiendra à Grenoble les 28 et 29 mai 2009. Peut-on encore penser la situation culturelle des villes et des métropoles en termes de politique culturelle ? La question fait débat et plusieurs concepts sont candidats pour se substituer à cette notion. Le premier est celui de cultural planning : il déconstruit les visions sectorielles des politiques publiques, en insistant sur la nécessité de dépasser les oppositions épistémologiques et en articulant ensemble divers éléments de différenciation (différenciation spatiale, de classe, des arts...). Le second concept est celui de ville créative (Charles Landry et Richard Florida pour la notion de « Classe créative ») : il désigne cette fois un mode global de production et de consommation articulant équipements culturels, laboratoires de recherche et firmes industrielles autour de la notion de créativité. En construisant le concept de scène (ou d’ambiance), Terry Clark et son équipe s'adressent aux responsables politiques, défendant l'idée que les « scènes » contribuent non seulement à faire société, mais aussi à attirer certains groupes sociaux et à construire une « économie robuste ». Actuellement au stade de l'expérimentation, leur article propose un véritable guide de travail combinant propositions empiriques et outils conceptuels dans le souci de bâtir une théorie capable d'accompagner l'action des responsables politiques. La culture est perçue comme un élément dynamique inséré dans des stratégies sociales. Dans une approche de sociologie urbaine, le regard est centré sur un espace d'action beaucoup plus large que l'espace public: on prend en compte l'ensemble des acteurs, qu'ils soient publics ou privés. Le concept de « scène » reprend à la fois des éléments de la notion de subculture, insistant sur les mécanismes de différenciation des scènes entre elles, et des éléments empruntés à la notion de cosmopolitanisme, qui permet de penser les différences au sein d'un même espace urbain. Comment une scène se forme-t-elle ? Des groupes sociaux investissent un espace donné pour y imprimer une forme d'identité exprimée selon des modes spécifiques de légitimité, de théâtralité et d'authenticité. Tous les espaces peuvent donc potentiellement devenir des espaces de créativité, pour peu que l'on y construise les ingrédients nécessaires, en articulant les « aménités » susceptibles d'attirer certains groupes sociaux partageant les mêmes sensibilités. Dès lors, la pensée de Terry Clark se fait avant tout une pensée des différences. Audelà d'une classification des différentes scènes qui emprunte le vocabulaire du marketing territorial, la théorie des scènes permet de mieux comprendre comment les divers modes de légitimité, d'authenticité et de théâtralité construisent pour chaque scène une grammaire spécifique. Sous l'effet des systèmes d'interactions sociales, les clusters d'aménités forment un noyau distinct des autres jusqu'à faire monde social. Cette conceptualisation des processus de différenciation prend une résonance particulière à l'aune du phénomène de globalisation. Ce dernier ne concourt-il pas plutôt à un processus d'uniformisation des scènes ? On a observé en France des « scènes locales » de musiques actuelles répondant à certains critères de la notion de « scène » telle que la pense T. Clark. Pourtant, leur observation montre une tendance à l'homogénéisation plutôt qu'à la différenciation. Ce constat invite à formuler des hypothèses prenant en compte la dimension temporelle dans l'étude des processus de formation et d'évolution des scènes : la tendance à l'uniformisation observée pour les musiques actuelles en France ne représente-t-elle qu'une première étape précédant le processus de différenciation théorisé par T. Clark ? L'existence d'une scène correspond-elle à la présence d'un « génie des lieux » intemporel ou bien s'érodet-elle à une certaine échelle de temps ? Comment le jeu des mécanismes de différenciation des scènes s'inscrit-il dans une Histoire ? Quel est l’impact de la mobilisation de différentes catégories de professionnels au service de cette différenciation ? Ne conduit-elle pas à l’apparition de pratiques normées et relativement standardisées conduisant à réduire les spécificités territoriales dans le cadre d’activités relativement standardisées ? Si la globalisation peut potentiellement contribuer à une certaine homogénéisation, elle constitue tout aussi bien un cadre concurrentiel dans lequel les villes cherchent à se différencier. Le jeu de la concurrence mondiale des scènes urbaines déborde largement le cadre conceptuel des politiques culturelles, qui identifient la culture comme un secteur. Ici, il ne s'agit pas de soutenir un secteur mais de structurer l'identité d'un territoire. Quel rôle l'action publique est-elle amenée à jouer dans ces processus ? Le concept de « scène » repose avant tout sur la capacité des sociétés à s'autogérer en accord avec le « génie des lieux ». Le rôle des pouvoirs publics n'est donc pas de créer une identité toute faite qui viendrait se greffer à un territoire. Il est au contraire d'accompagner l'existant. Cela ne signifie toutefois pas que le politique disparaisse derrière le « génie des lieux ». Pas plus que les Beatles n'ont fait Liverpool, Nirvana n'a fait Seattle : l'articulation des aménités aboutissant à une scène implique une certaine forme d'instrumentalisation. Par ailleurs, puisque la ville est conçue comme un ensemble pluraliste de subcultures en compétition, les logiques politiques entrent en jeu dans le cadre des luttes qui opposent différentes visions de la définition de la scène. Si le concept de politique culturelle cède du terrain, cela ne correspond donc pas du tout à la disparition des liens étroits qui unissent les champs politique et culturel.