Bande de Filles de Céline Sciamma
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Bande de Filles de Céline Sciamma
Bande de Filles de Céline Sciamma Un film ultra-contemporain qui concilie brillamment réalisme et romanesque. Des filles courent sur un terrain de sport. Casques de protection et genouillères, elles disputent un match de football américain sur fond de musique electro-pop. Pendant près de deux heures, Céline Sciamma suit un parcours d’adolescentes noire des quartiers sensibles. Si Bande de Filles est si réussi, c’est qu’il transcende un sujet à priori social, voire sociologisant. S’emparer d’une réalité contemporaine peu représentée à l’écran tout en stylisant, en restituer la complexité en la sublimant, voilà le tour de force de la réalisatrice. Il suffit d’une scène pour entrer dans le vif du sujet : de retour du stade, la bande chahuteuse circule dans la cité et se disperse. Et les filles redeviennent vulnérables, soumises au regard des prédateurs de mecs… La guerre des sexes, le poids des communautés, les conflits de territoire: autant d’entraves dont devra s’affranchir Marieme, 16 ans, silhouette féline, nattes africaines, œil de biche. En échec à l’école, elle s’occupe de ses petites sœurs en essayant d’éviter les coups de son frère aîné. Jusqu’à sa rencontre avec trois filles bien décidées à ne pas se laisser dicter de lois : des bagarreuses qui soignent leur style et cultivent une rage joyeuse. Qui refusent absolument les rôles qu’on leur assigne : « être des filles bien », épouses cloitrées trimant comme leurs mères. Et qu’importe si elles se font traiter de putes. La cinéaste ose un film physique. Elle valorise la beauté des corps, jeunes, souples, athlétiques, toujours en mouvement. D’une virée shopping au Forum des Halles aux bastons à ciel ouvert, d’une fête clandestine dans une chambre d’hôtel à une séance de hip hop à la Défense, elle capte toute l’énergie frondeuse de ses héroïnes. Dans le défouloir secret d’une soirée entre filles, elle les filme aussi telles qu’elles se rêvent : en princesse pop et sexy, émouvantes reines du dancefloor. L’auteur de Naissance des Pieuvres et de Tomboy continue de peindre l’adolescence, où s’inventent et s’enracinent les identités. Ainsi la deuxième partie du film, qui se resserre sur Marieme, la montre passant d’un genre à l’autre en fonction de l’environnement : féminité agressive pour dealer dans les soirées de la capitale ou travestissement masculin, avec poitrine dissimulée et sweat à capuche, pour se faire accepter dans la cité. Fidèle à ses thèmes de prédilection, Sciamma l’est aussi à la banlieue. Ses deux précédents films s’ancraient déjà dans la périphérie : le premier dans une ex-ville « nouvelle », la deuxième dans une cité résidentielle presque bucolique. Cette fois, dans une banlieue emblématique, avec ses barres d’immeubles, ses coursives, ses amphithéâtres de béton. Comment tourner dans des paysages aussi marqués (en l’occurrence, Bobigny et Bagnolet) sans qu’ils vampirisent le regard ? La cinéaste filme ces jeunes filles comme des pionnières cherchant, seules et à la dure, à exister pleinement. Elle transforme aussi les lieux, ces tours ingrates qu’une nuit électrique rend méconnaissables, comme de curieux vaisseaux à l’architecture brute… Depuis L’Esquive, d’Abdellatif Kechiche, il y a dix ans, on attendait que le cinéma se réapproprie la banlieue avec autant de panache. C’est chose faite. Mathilde Blottière